LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DE LA SÉCURITÉ NATIONALE, DE LA DÉFENSE ET DES ANCIENS COMBATTANTS
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le lundi 27 mai 2024
Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale, de la défense et des anciens combattants se réunit aujourd’hui, à 16 h 1 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier la teneur des éléments de la section 39 de la partie 4 du projet de loi C-69, Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 16 avril 2024.
Le sénateur Tony Dean (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Honorables sénateurs et sénatrices, avant de commencer, j’aimerais rappeler à tous les sénateurs et aux autres participants en personne de consulter les cartes sur leurs bureaux pour obtenir des directives afin d’empêcher les incidents de rétroaction acoustique. Veuillez noter les mesures de prévention suivantes pour protéger la santé et la sécurité de tous les participants, y compris nos interprètes. Dans la mesure du possible, assurez-vous d’être assis de manière à augmenter la distance entre les microphones. Veuillez n’utiliser que les oreillettes noires approuvées. Les anciennes oreillettes grises ne sont plus utilisées. Veuillez tenir vos oreillettes loin de tous les microphones en tout temps, et lorsque vous n’utilisez pas votre oreillette, placez-la face contre le bas sur l’autocollant situé sur la table à cette fin.
Merci à tous de votre collaboration.
Chers collègues, bienvenue à la réunion du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale, de la défense et des anciens combattants. Je suis Tony Dean, sénateur de l’Ontario et président du comité.
Avant de commencer, chers collègues, certains d’entre vous l’ont peut-être entendu, mais j’aimerais transmettre la triste nouvelle que notre ancien collègue, le sénateur Joe Day, est décédé ce matin. Le sénateur Day était un fier diplômé du Collège militaire royal du Canada. Il a toujours travaillé fort pour améliorer l’armée et ses membres. Il était un membre de longue date du présent comité, vice-président du Sous-comité des anciens combattants, et il animait chaque année la Journée de l’aviation sur la Colline du Parlement.
On se souviendra sans doute de lui pour son long mandat en tant que président du Comité sénatorial des finances, et il est approprié que nous soyons saisis ce soir du budget.
Je suis sûr que vous vous joindrez à moi pour transmettre nos plus sincères condoléances à son épouse, Georgie, à ses enfants et à ses petits-enfants durant cette période très difficile. Nous aurons également l’occasion de reconnaître davantage le sénateur Day au cours des prochains jours.
Merci, chers collègues, de votre attention.
Je suis accompagné aujourd’hui des autres membres du comité, que j’invite à se présenter, en commençant à ma droite par notre vice-président, le sénateur Dagenais.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Jean-Guy Dagenais, du Québec.
[Traduction]
La sénatrice White : Judy White, sénatrice de Terre-Neuve-et-Labrador, remplaçant, pour aujourd’hui seulement, la sénatrice Anderson.
Le sénateur Boehm : Peter Boehm, je viens de l’Ontario.
La sénatrice M. Deacon : Bienvenue. Marty Deacon, je viens moi aussi de l’Ontario.
Le sénateur Cardozo : Andrew Cardozo, sénateur de l’Ontario.
Le sénateur McNair : John McNair, je viens du Nouveau-Brunswick.
La sénatrice Pate : Kim Pate. Je vis ici sur le territoire non cédé et non abandonné du peuple algonquin anishinabe.
Le sénateur Yussuff : Hassan Yussuff, je suis sénateur de l’Ontario.
Le sénateur Kutcher : Stan Kutcher, je viens de la Nouvelle-Écosse.
Le président : Merci, chers collègues.
Aujourd’hui, nous étudions la teneur des éléments de la section 39 de la partie 4 du projet de loi C-69, Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 16 avril 2024. La section modifie la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition.
Nous recevons aujourd’hui trois groupes de témoins, en commençant par des représentants du Service correctionnel du Canada et de l’Agence des services frontaliers du Canada.
J’aimerais souhaiter la bienvenue aujourd’hui à Luc Bisson, commissaire adjoint par intérim, Politiques; Patrick Derby, directeur, Politique stratégique et affaires du Cabinet, du Service correctionnel du Canada; et à Carl Desmarais, directeur général, Exécution de la loi, de l’Agence des services frontaliers du Canada.
Merci de vous joindre à nous aujourd’hui. Nous allons maintenant vous inviter à présenter vos déclarations liminaires. Je crois savoir que Luc Bisson présentera la déclaration liminaire pour le Service correctionnel du Canada.
Monsieur Bisson, lorsque vous êtes prêt, la parole est à vous.
Luc Bisson, commissaire adjoint par intérim, Politiques, Service correctionnel du Canada : Merci, monsieur le président. Je vais céder la parole à mon collègue, Carl Desmarais, qui amorcera la déclaration liminaire, et nous serons heureux de répondre aux questions.
Carl Desmarais, directeur général, Exécution de la loi, Agence des services frontaliers du Canada : Monsieur le président et chers membres du comité, merci de me recevoir et de recevoir les représentants du Service correctionnel du Canada ici aujourd’hui.
La sûreté et la sécurité des Canadiens ainsi que le bien-être des détenus sont de grandes priorités pour l’ASFC. L’ASFC utilise la détention des immigrants comme mesure de dernier recours, et seulement après que toutes les solutions de rechange valables à la détention ont été envisagées.
[Français]
La détention liée à l’immigration est régie par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et la décision de détenir une personne est examinée par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La commission est un tribunal quasi judiciaire et indépendant qui a le pouvoir de poursuivre la détention ou d’ordonner la libération d’une personne.
[Traduction]
À la suite de réformes successives des programmes au cours des six dernières années, l’ASFC a réduit de moitié le recours à la détention et a beaucoup augmenté le recours à de solutions de rechange à la détention. Le Programme de solutions de rechange à la détention permet aux personnes de vivre dans la collectivité, avec le soutien de membres de la famille ou d’un fournisseur de services spécialisé dans les services communautaires. Plus de 98 % des sujets visés par la détention ou les solutions de rechange à la détention sont actuellement gérés dans leur collectivité grâce aux solutions de rechange à la détention.
Bien que l’ASFC continue d’élargir le recours à des solutions de rechange à la détention, il n’empêche que certaines personnes ont pris part à des activités criminelles graves ou se comportent d’une façon qui constitue un danger pour la sécurité publique. La décision de placer une personne dans un établissement de détention est fondée sur une évaluation du risque pour autrui et est prise en dernier recours.
[Français]
Le programme de détention est exécuté conformément aux garanties procédurales fondamentales et aux droits des détenus garantis par la Charte canadienne des droits et libertés. L’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) déploie des efforts pour exercer sa responsabilité en matière de détention selon les normes les plus élevées possibles en ce qui concerne la santé physique, la santé mentale et le bien-être général des détenus, ainsi que la sécurité et la sûreté des Canadiens, des Canadiennes et des employés.
[Traduction]
L’ASFC a travaillé pendant de nombreuses années avec des partenaires provinciaux pour évaluer les individus à risque élevé détenus dans les établissements correctionnels provinciaux. Cependant, comme nous le savons, les provinces ne sont plus disposées à soutenir la détention des immigrants dans leurs établissements.
Actuellement, près de 80 % des détenus de l’immigration logeant dans des établissements correctionnels provinciaux sont interdits de territoire au Canada pour criminalité ou grande criminalité. Pour être clair, cela comprend l’interdiction de territoire pour des crimes comme les voies de fait, l’agression sexuelle, le meurtre ou le vol à main armée. De plus, 90 % des individus actuellement détenus dans les établissements provinciaux attendent d’être renvoyés du Canada. Ce sont des personnes qui ont démontré des comportements violents, irrespectueux de la loi et imprévisibles, qui les exposent ou exposent d’autres détenus, les gardes et le personnel médical à un risque.
[Français]
Depuis 2023, l’ASFC prend des mesures visant à améliorer l’infrastructure de ses centres de surveillance de l’immigration actuels et apporte des modifications aux opérations et à la dotation afin de gérer les personnes réputées présenter un risque élevé pour le public, d’autres détenus ou le personnel de l’ASFC. D’autres formations et outils sont déployés pour s’assurer que le personnel est outillé pour traiter les détenus de l’immigration à haut risque. Le nombre de gardiens formés sous contrat dans les centres de surveillance de l’immigration sera augmenté pour assurer la sécurité permanente des détenus et des employés. Entre-temps, une solution est nécessaire pour héberger en toute sécurité un faible nombre de détenus à haut risque qui sont actuellement détenus dans les établissements correctionnels provinciaux.
[Traduction]
L’adoption des modifications législatives proposées fournirait à l’ASFC l’accès à des établissements construits sur mesure pour loger les détenus à risque élevé qui ont par le passé été gérés dans des établissements correctionnels provinciaux. En particulier, les modifications permettraient à l’ASFC d’obtenir une aide temporaire du Service correctionnel du Canada, ou SCC, en fournissant séparément un espace géré de manière indépendante pour l’ASFC afin de loger un faible nombre de détenus de l’immigration à risque élevé. L’entente entre les deux organisations permettrait donc à l’ASFC d’utiliser l’infrastructure du SCC, de demander des services administratifs limités au SCC au besoin et, dans des circonstances exceptionnelles, de demander de l’aide du personnel du SCC.
[Français]
Toute entente d’aide viserait à ce que l’ASFC continue d’exploiter et de doter en personnel ses espaces de détention, indépendamment de Service correctionnel Canada et des détenus qui sont sous responsabilité fédérale.
[Traduction]
Pour être clair, il s’agit d’une mesure de dernier recours durant une période de transition, pendant que l’ASFC apporte des améliorations à ses centres de surveillance de l’immigration.
Pour terminer, j’aimerais réaffirmer que l’ASFC continuera d’élargir son recours aux solutions de rechange à la détention et à n’utiliser la détention que comme mesure de dernier recours. Lorsque la détention est jugée nécessaire pour gérer le risque et maintenir la sécurité publique, l’ASFC demeure engagée à s’assurer que tous les détenus sont traités de manière digne et humaine, conformément à la Charte canadienne des droits et libertés et à nos obligations et engagements internationaux. Je vous remercie de votre attention, monsieur le président.
[Français]
Nous serons heureux de répondre aux questions des membres du comité.
[Traduction]
Le président : Merci, monsieur Desmarais. Y a-t-il des commentaires supplémentaires de la part de M. Darby ou de M. Bisson? Merci. Nous allons maintenant passer aux questions. Nos invités sont avec nous pour une heure aujourd’hui, et, comme à l’habitude, pour nous assurer que chaque député est en mesure de participer, nous limiterons la question et la réponse à quatre minutes. Veuillez garder les questions courtes et dire à qui vous posez la question. Nous allons commencer, comme à l’habitude, par notre vice-président, le sénateur Dagenais.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma première question s’adresse à M. Desmarais. Selon vous, la détention des immigrants dans des centres correctionnels est-elle une idée politique parce qu’on avait mal évalué les besoins liés à l’immigration, ou est-elle est issue de demandes de votre part après qu’on a réalisé l’ampleur du phénomène de l’immigration?
M. Desmarais : Merci pour la question. La réponse a plusieurs volets.
Évidemment, il va sans dire que le retrait des provinces s’est fait spontanément sur une période d’un an, ce qui était inattendu. La réponse de l’Agence des services frontaliers, par contre, est déjà en cours. On a déjà entamé certains travaux à l’intérieur de nos propres centres de surveillance et on examine la possibilité de doter nos centres de surveillance.
On a aussi augmenté nos effectifs sur place en matière de contrats de sécurité. C’est une mesure complémentaire qui vient s’ajouter aux différents changements opérationnels déjà en cours à l’heure actuelle.
Le sénateur Dagenais : Ma seconde question s’adresse à M. Bisson. J’aimerais savoir comment s’est faite l’évaluation de la capacité des centres correctionnels canadiens à recevoir cette nouvelle population et à la garder isolée des criminels emprisonnés.
On parle ici d’un budget, mais quel est le coût des aménagements et du personnel supplémentaire que vous avez prévu pour être fonctionnels et répondre aux attentes de l’Agence des services frontaliers et du gouvernement?
M. Bisson : Je vous remercie de votre question. Le Service correctionnel du Canada soutient l’Agence des services frontaliers et nous sommes en train d’évaluer les besoins qu’a identifiés l’agence en matière d’infrastructures. Nous sommes également en train d’examiner ce qui serait requis du côté du soutien administratif et de la gestion des lieux.
Pour ce qui est de l’évaluation des besoins en matière d’installations, nous évaluons différentes options et les besoins de l’agence. Comme mon collègue l’a mentionné, on parle ici d’un nombre très restreint. Nous sommes à la recherche d’endroits appropriés pour assurer la détention des immigrants détenus dans le cadre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.
Ils pourraient être gardés dans des lieux qui sont les plus séparés possibles de nos installations et ils seraient gérés de façon indépendante par l’agence, ce qui ne requiert pas de personnel des services correctionnels, sauf des employés de soutien. On parle ici possiblement des services d’entretien des immeubles, de préparation de nourriture, de nettoyage des vêtements, et cetera. Ce sont plutôt des services administratifs de soutien à l’agence.
En aucun temps nous ne prévoyons d’administrer les détenus immigrants dans ces centres de détention. Si les changements législatifs proposés sont adoptés, ces établissements deviendraient des installations de l’Agence des services frontaliers pour la gestion des immigrants qui y sont détenus.
Le sénateur Dagenais : Ai-je du temps pour poser une autre question?
[Traduction]
Le président : [Difficultés techniques]
Le sénateur Boehm : Je remercie les témoins d’être ici aujourd’hui. Ma question s’adresse à M. Desmarais. Concernant la définition de « risque élevé », vous avez dit dans votre exposé que nous devons respecter un certain nombre d’obligations ainsi que des instruments internationaux que nous avons signés en tant que pays. Avez-vous examiné l’expérience d’autres pays qui sont des destinations de l’immigration, reconnaissant qu’un très grand nombre de gens sont en déplacement? Les États-Unis pourraient en être un exemple. Nous travaillons et vous travaillez en étroite collaboration avec les États-Unis par rapport à ces questions. L’Australie en est un autre — et d’ailleurs les pays européens — où l’immigration n’a pas été aussi planifiée que, disons, ce que nous entreprenons au Canada. Il s’agit d’un territoire assez nouveau sur le plan stratégique et certainement du côté opérationnel. Avez-vous étudié des expériences internationales?
M. Desmarais : Monsieur le président, je vais répondre à la question. L’analyse comparative est un exercice continu de l’agence. Naturellement, nous sommes intimement liés à la Conférence des cinq nations, soit l’Australie, le Royaume-Uni, les États-Unis ainsi que la Nouvelle-Zélande.
Un certain nombre de pays subissent actuellement une transformation semblable à la nôtre, notamment en créant des solutions de rechange à la détention pour la libération des immigrants à faible risque, mais nous avons également remarqué que le nombre de clients à risque élevé augmente avec les centres pour non-résidents admis. Chaque pays a sa propre dynamique particulière. Certains se fondent peut-être davantage sur les fournisseurs de l’industrie du secteur privé, alors que d’autres ont des modèles différents. Le Canada se situe entre les différents modèles disponibles, en Australie ou au Royaume-Uni. Mais pour répondre à votre question, oui, nous faisons constamment des analyses comparatives. Nous l’avons fait et nous continuons de le faire, à mesure que nous évoluons, dans un domaine essentiellement semblable à ce dont vous avez parlé dans votre question.
Le sénateur Boehm : On peut présumer que nous n’envisageons pas de placer des gens sur des îles ou de les envoyer au Rwanda. Vous avez cité ces deux pays. Êtes-vous en train de dire que notre solution est essentiellement canadienne, maintenant que les provinces ont dit qu’elles ne veulent pas y participer?
M. Desmarais : Il est certain que nous avons des pratiques exemplaires pour gérer notre population de détenus de l’immigration, avec compassion et humanité. Dans les statistiques que nous avons mentionnées, les 98 % de nos clients qui recourent aux solutions de rechange à la détention en témoignent, je pense. Ceux qui finissent par se retrouver en détention comme mesure de dernier recours ont accès à un ensemble de services différents, y compris des services médicaux disponibles dans les établissements, donc je pense que nous avons beaucoup de pratiques exemplaires à cet égard.
La sénatrice M. Deacon : Merci à vous et à votre équipe d’être ici cet après-midi. Ma question est en deux parties; la première concerne les mineurs, l’autre, le terme « à risque élevé » qui a été utilisé un peu plus tôt.
Ma première question, monsieur Desmarais, concerne la protection des mineurs. Est-il possible, dans les limites de cette loi, qu’un mineur puisse se retrouver dans l’un de ces centres d’immigration?
M. Desmarais : La réponse courte serait non.
La sénatrice M. Deacon : Merci.
M. Desmarais : J’allais dire que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile en 2017, le ministre Goodale, a émis une directive ministérielle à l’intention de l’ASFC. La directive mentionnait précisément que l’agence devait examiner — et cela a depuis été codifié dans des règlements — l’intérêt supérieur des enfants. Dans le cadre de cette évaluation, il est juste de dire que cet environnement particulier ne serait pas propice à l’intérêt supérieur des enfants.
Les détenus mineurs sont habituellement logés dans un centre de surveillance de l’immigration, où nous avons une aile familiale. Cela arrive rarement. Je dirai que, au cours du dernier exercice, par exemple, nous n’avons hébergé que 12 mineurs. Ceux-ci sont habituellement hébergés avec un membre de la famille qui les accompagne. Nous n’en avons détenu que six. Habituellement, il s’agit de mineurs non accompagnés, détenus pour de très courtes périodes, pendant que nous prenons des arrangements avec les organismes de protection de l’enfance. Cela devient donc une mesure d’exception de dernier recours.
La sénatrice M. Deacon : Merci. En lisant l’aperçu du ministre qui a été fourni, j’ai remarqué que si l’ASFC est incapable d’établir l’identité légitime d’une personne, elle la classe donc comme un individu à risque élevé. Si c’est le cas, savez-vous à quelle fréquence cela se produit? Est-ce chaque fois qu’il n’est pas possible de prouver l’identité? Est-ce extrêmement rare? Pourriez-vous nous donner un aperçu?
M. Desmarais : Certainement. Présentement, nous avons 181 détenus dans nos centres de surveillance de l’immigration et dans les deux autres provinces avec lesquelles nous avons conclu des ententes. Si je regarde les motifs de la détention, ou au moins le nombre de clients, nous parlons d’environ 7 % de motifs liés à l’identité. Je ne dirais pas que, à elle seule, l’identité soit nécessairement un indicateur du risque, mais elle joue dans la décision d’un agent d’évaluer le risque quand on ne sait pas exactement à qui on a affaire.
La sénatrice M. Deacon : Parlez-moi un peu plus de l’identité. Qu’arrive-t-il lorsqu’un agent dit qu’il ne peut pas établir l’identité? Quels paramètres ne lui permettent pas de le faire?
M. Desmarais : Il se pourrait qu’une personne, pas nécessairement par exprès, se présente sans pièces d’identité et sans qu’il soit possible d’apparier la personne et un dossier existant, par exemple. Dans certains cas, des indicateurs peuvent amener nos agents à conclure que le risque est plus prononcé, comme des signes visuels d’affiliation potentielle à des groupes criminels organisés, pour ne nommer que ceux-là. L’identité n’est pas à proprement parler un indicateur du risque. Cependant, elle peut être un facteur qui contribue à l’évaluation d’un agent.
La sénatrice M. Deacon : Merci.
Le sénateur Kutcher : Si j’ai bien compris, ces personnes ont été logées précédemment dans des établissements correctionnels provinciaux. Était-ce le personnel de ces établissements qui était responsable de leur gestion dans cet établissement?
M. Desmarais : Parlez-vous des établissements correctionnels provinciaux, monsieur?
Le sénateur Kutcher : Oui. Ou est-ce que c’était le personnel de l’ASFC qui s’occupait d’eux?
M. Desmarais : Dans ces cas, ce seraient les agents correctionnels qui appartiennent aux ministères provinciaux, aux ministères correctionnels.
Le sénateur Kutcher : D’accord. Vous allez maintenant mettre les gens dans un établissement différent. Je crois comprendre que c’est le personnel de l’ASFC qui s’occuperait des personnes logées dans cet établissement.
M. Desmarais : Le personnel de l’ASFC serait présent sur le site afin d’avoir des interactions et d’assurer la liaison avec les détenus de l’immigration. Les services de garde quotidiens, comme c’est actuellement le cas, sont assurés par un entrepreneur de sécurité privé.
Le sénateur Kutcher : Cette information n’était pas disponible dans l’avis que nous avons vu. Ma question est la suivante : le personnel de l’ASFC qui travaille dans ces établissements reçoit-il la formation et a-t-il la capacité opérationnelle pour bien gérer les gens sous sa surveillance et d’en occuper adéquatement?
M. Desmarais : Nous fournissons actuellement une formation supplémentaire à nos agents afin qu’ils puissent faire face au risque accru que présente la nouvelle population. La formation est en cours. De nouveaux outils et équipements ont également été remis à nos agents. C’est un processus qui en cours.
Le sénateur Kutcher : Pourriez-vous nous parler un peu plus de cet entrepreneur privé qui fournit cette information? Quelle est sa formation? Quel est le contrat?
M. Desmarais : Oui. Le titulaire actuel est GardaWorld. Cette compagnie a remporté un processus concurrentiel. GardaWorld est actuellement responsable des services de garde et des trois centres de surveillance de l’immigration auxquels nous avons accès : un à Laval, un dans la région du Grand Toronto, à Toronto, près de l’aéroport, et un à Surrey, en Colombie-Britannique.
Le sénateur Kutcher : Ce groupe fournira les mêmes services dans ces nouveaux établissements?
M. Desmarais : Les ressources contractuelles des services de garde ont également reçu une formation améliorée afin de pouvoir utiliser des techniques de désescalade et intervenir dans le contexte d’une altercation et de l’introduction possible d’objets de contrebande, par exemple. Cela fait partie de la nouvelle formation que les entrepreneurs des services de garde ont également reçue. Nous améliorons à la fois la capacité du fournisseur de services de garde, et celle du personnel de l’ASFC.
Le sénateur Kutcher : Pourriez-vous nous fournir un bref aperçu de ces deux éléments? Quelle est la formation concrète fournie aux employés de l’ASFC qu’ils n’ont pas reçue au préalable pour ce qui est de la quantité, du volume, des éléments et de la façon de mesurer leurs compétences? En particulier, comment mesurez-vous les compétences après la formation? Et pouvons-nous recevoir ce même type d’information pour l’entrepreneur Garda? Qu’est-ce qui est offert et comment mesurez-vous les compétences de manière à vous assurer qu’ils peuvent réellement faire le travail que vous les avez chargés de faire?
M. Desmarais : Absolument. Nous serons heureux de vous fournir ces renseignements.
Le sénateur Kutcher : Ce serait formidable. Je vous remercie.
Le sénateur Cardozo : J’ai une foule de questions. Je dois dire que je ne suis pas très rassuré par rapport à ce que nous faisons, mais peut-être pourrez-vous me réconforter un peu. Ce n’est pas seulement moi; beaucoup de gens s’inquiètent beaucoup de cette situation.
Permettez-moi de poser quelques questions. Le type d’incarcération ou de contrôle de ces personnes qui s’effectue dans le cadre de la compétence provinciale sera-t-il similaire lorsqu’elles seront transférées dans les pénitenciers fédéraux? Les établissements seront-ils les mêmes que ce que nous avons eu, pendant un certain nombre d’années, dans le cadre de la compétence provinciale, lorsque la province s’occupait de ces personnes?
C’est la première question. Deuxièmement, vous avez dit qu’il s’agissait d’un processus de transition. Vers quoi faites-vous la transition, et combien de temps cela prendra-t-il à votre avis?
Troisièmement, pour ce qui est de GardaWorld, nous avons actuellement l’ASFC, qui n’a pas d’organe de surveillance. Le projet de loi C-20 permettra d’aborder cette question, à un moment donné. Ce qui m’inquiète à propos de GardaWorld, c’est que c’est un entrepreneur qui sera maintenant encore plus loin. Ses services seront-ils examinés et surveillés d’une quelconque façon? Ce sont mes questions.
M. Desmarais : Je vais faire de mon mieux pour y répondre.
Pour ce qui est des établissements, la principale distinction à souligner, c’est que l’ASFC serait entièrement responsable d’occuper et de gérer le poste d’attente à l’intérieur du pénitencier. C’est la plus grande distinction. Lorsque je dis « gérer », cela veut dire que nous appliquons les normes de la détention, qui sont publiées publiquement. Nous les rendons disponibles. Elles s’appliqueraient aux conditions de la détention à l’intérieur de ce poste d’attente. C’est une différence fondamentale.
Dans les arrangements précédents, ces normes de détention étaient appliquées le mieux possible dans les limites de l’environnement existant. Nous serons en mesure dans l’établissement du Service correctionnel du Canada d’administrer le programme en nous alignant pleinement sur ces normes. Je dirais que c’est probablement la plus grande distinction.
Le sénateur Cardozo : Pour ce qui est des demandeurs d’asile à risque élevé, qui décide et à quel moment? Est-ce lorsqu’ils arrivent à l’aéroport ou à la frontière?
M. Desmarais : Je dois décortiquer cela un peu parce que la décision de placer un individu en détention fait suite à la décision de le détenir en premier lieu.
Les agents de l’ASFC détiennent la capacité et les pouvoirs au titre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — et cela ne change pas — d’invoquer la nécessité de détenir potentiellement une personne pour des motifs très précis, ce qui comprend l’identité inconnue, le risque d’évasion ou le fait de représenter un danger pour la société. Une fois cette évaluation faite, dans les 48 premières heures, cette décision elle-même devient susceptible de contrôle par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, qui prend la responsabilité de ces décisions à partir de là. L’ASFC n’est plus l’autorité responsable de la détention. C’est maintenant la responsabilité de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. L’ASFC a la compétence pour déterminer le placement.
Ce processus est régi par une orientation interne, une orientation administrative. Un agent de l’ASFC prend cette décision. Un outil de placement est utilisé et examiné par un superviseur. L’intention demeure d’utiliser, comme le prévoit la loi, la libération dans la mesure du possible, comme c’est le cas actuellement, et comme vous l’avez remarqué dans les statistiques que j’ai fournies. Si cela n’est pas possible, le premier lieu de la détention serait un centre de surveillance de l’immigration. À l’heure actuelle, 84 % des détenus de l’immigration sont logés dans un centre de surveillance de l’immigration.
Comme mesure de dernier recours, si un détenu, par exemple, présentait une menace à la sécurité d’autres détenus ou du personnel sur place, un agent de l’ASFC prendrait la décision de placer cette personne dans un poste d’attente, si la loi était adoptée. Ce serait un processus séquentiel faisant intervenir deux autorités décisionnelles.
Le président : C’est un sujet crucial, et tous les collègues pourront y revenir s’ils le souhaitent. Sénateur Yussuff, vous êtes le suivant.
Le sénateur Yussuff : Merci, chers témoins, d’être ici. J’ai beaucoup de questions, comme mes collègues. Permettez-moi de commencer par dire que, bien sûr, pendant très longtemps, nous n’avons rien connu d’autre. Nous avons travaillé avec des organismes provinciaux pour héberger des personnes que vous déterminez comme présentant un risque élevé. La province ne veut pas continuer avec cet arrangement. Pourriez-vous nous dire pourquoi?
M. Desmarais : Je ne voudrais pas parler au nom des provinces. Un certain nombre de raisons ont été exprimées, allant de considérations liées aux droits de la personne à des problèmes de capacité.
Le sénateur Yussuff : Alors nous nous réveillons, en 2024, et la province décide que les droits de la personne sont une préoccupation et qu’elle ne veut plus loger les détenus de l’immigration fédérale dans ses établissements. Est-ce ce qu’on veut me faire croire?
M. Desmarais : Encore une fois, je ne voudrais pas spéculer sur les motivations des retraits provinciaux.
Le sénateur Yussuff : Vous nous demandez d’envisager d’apporter des modifications à la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition pour héberger des détenus, et, en toute équité pour nous, en tant que sénateurs, nous aimerions savoir ce qui motive ce changement de politique, étant donné que les provinces sont depuis aussi longtemps que je me souvienne l’autorité responsable de l’hébergement. Nous devons obtenir une réponse claire concernant cette impasse dans laquelle nous sommes actuellement.
Vous avez peut-être déjà répondu à ma deuxième question, mais combien de détenus relevant actuellement de la compétence provinciale seront transférés dans les établissements correctionnels fédéraux?
M. Desmarais : En ce moment, en date de vendredi dernier, 27 détenus sont logés dans les établissements correctionnels provinciaux, dont 22 en Ontario, et 5 au Québec.
Le sénateur Yussuff : Je pense que vous avez déjà répondu à cette question, mais j’aimerais obtenir un peu plus de détails, s’il vous plaît. Un service alimentaire sera assuré par l’établissement correctionnel dans lequel ils logent. Est-ce que ces détenus devront traverser l’établissement pour se rendre à la cafétéria afin d’y recevoir leurs repas? Quel serait l’arrangement?
M. Desmarais : C’est une bonne question. Nous devrions préciser que la préparation des aliments serait organisée — en fonction et sous réserve des négociations avec le Service correctionnel du Canada — et assurée. La fourniture des aliments eux-mêmes et toute interaction avec les détenus de l’immigration se feraient par un garde embauché par l’ASFC ou par un agent de l’ASFC.
Le sénateur Yussuff : Ce qui m’intéresse, c’est de savoir si ces détenus devraient être associés à d’autres criminels dans l’établissement correctionnel, vu que c’est là que la cafétéria pourrait se trouver? Est-ce qu’ils devraient y aller pour manger physiquement leurs repas ou est-ce que les repas seraient transférés à l’endroit où ils sont hébergés?
M. Desmarais : C’est la dernière option. Il y a des mesures de protection législatives précises dans le projet de loi lui-même qui empêchent de mélanger les détenus criminels et les détenus de l’immigration, et ces mesures de protection sont assorties d’une exception particulière, à savoir que, dans des circonstances exceptionnelles, le directeur de l’établissement — par exemple, en cas de force majeure — peut déterminer qu’il y a une raison d’intervenir et avoir peut-être des contacts entre des détenus de l’immigration et le personnel du service correctionnel.
Le sénateur Yussuff : Ma dernière question, parce que mon temps est limité, est la suivante : on retiendrait les services de GardaWorld pour fournir essentiellement la majorité des services nécessaires à la surveillance des détenus dans l’établissement et à leur sécurité. GardaWorld est-il obligé de suivre les mêmes normes que les agents de l’ASFC dans le contexte de leur responsabilité?
M. Desmarais : Oui. Il doit respecter les normes en matière de détention liée à l’immigration. Mais puisqu’il est sous contrat, il est également assujetti à diverses clauses de gestion des fournisseurs différentes également. Il est important de garder cela à l’esprit.
L’autre principale considération, c’est que nous avons un arrangement avec la Croix-Rouge canadienne, qui s’occupe de surveiller la détention dans nos établissements existants. C’est un service en place depuis un certain nombre d’années qui se poursuivra dans l’avenir, en plus de l’accès aux ONG qui est actuellement fourni dans nos centres de surveillance de l’immigration, que nous aimerions également préserver dans l’avenir, selon l’arrangement prévu.
La sénatrice Pate : Merci à tous nos témoins. Comme vous le savez bien, certains d’entre nous sont allés au nouveau centre de Surrey ainsi qu’au centre de Laval. Je suis déjà allée à celui de Toronto, et dans tous les pénitenciers fédéraux potentiels, sauf un.
Le Comité des droits de la personne attend une réponse aux préoccupations concernant le fait que les droits de la personne des détenus ne sont actuellement pas respectés. De plus, quand j’ai travaillé, pendant huit ans et demi, avec des prisonnières hébergées dans des établissements carcéraux pour hommes, j’ai observé d’importants problèmes de mélanges, même si cela n’était pas censé se produire. Il y a aussi eu des problèmes avec des jeunes en détention dans le passé.
Mes questions s’adressent précisément à l’ASFC. Premièrement, avez-vous nommé les établissements? Avez-vous désigné les établissements où les gens iront?
Deuxièmement, il est indiqué qu’un montant de 14,5 millions de dollars sera nécessaire par année pour gérer les postes d’attente au sein d’un établissement ou d’établissements, et cela équivaut environ à 31 millions de dollars par établissement carcéral, par année, pour chacune des cinq prochaines années. Vous avez dit qu’il y aurait au total 27 personnes. Je suis curieuse; le Toronto Star a rapporté le mois dernier que l’on comptait quotidiennement environ 47 personnes détenues pour des motifs liés à l’immigration, que ce soit dans les prisons provinciales ou les cellules de détention policière. Je suis curieuse de savoir comment on a réduit le nombre et pourquoi vous choisissez cette option plutôt que certaines des options communautaires plus humaines qui pourraient accueillir les migrants.
Troisièmement, vous avez mentionné que les rénovations dans les nouveaux centres de détention permettront de détenir les détenus à risque élevé. C’est ce que j’ai compris. Si c’est le cas, j’aimerais savoir combien de temps il faudra pour les mettre en place et quel sera le délai? Si vous avez un délai concernant le moment où vous pourrez accueillir tous les détenus dans les centres de détention de l’immigration, y compris ceux à risque élevé, j’aimerais le connaître.
M. Desmarais : La première question porte sur le fait de savoir si l’établissement est connu. Comme le prévoit le projet de loi préliminaire, cela fait l’objet de négociations entre le sous-ministre de l’ASFC ainsi que le directeur du Service correctionnel du Canada, et c’est soumis à l’approbation du ministre. Aucun établissement n’a encore été choisi.
Le deuxième point concerne le coût, qui se situe à 14,5 millions, je pense. Il est important de comprendre qu’il s’agit d’une opération à coût fixe. Du moment où un établissement ouvre, nous devons nous assurer de disposer des services médicaux et des services de garde appropriés. Des agents de l’ASFC seront également présents pour le gérer. Beaucoup des coûts seront fixes et découleront simplement de l’ouverture de l’établissement lui-même.
En ce qui concerne le fait de savoir si le nouvel arrangement nous permettra de fournir des services plus humains, je dirais qu’il permettra à l’ASFC de continuer d’assurer un équilibre entre les droits de la personne, ce que nous faisons continuellement, mais aussi de vraiment donner la priorité, comme je l’ai mentionné dans ma déclaration liminaire, à l’aspect de la sécurité. Je vais simplement rappeler le cas de quelques personnes au comité. Un certain nombre d’entre elles… par exemple, en ce moment, 34 se trouvant dans des centres de surveillance de l’immigration ou dans des établissements correctionnels provinciaux sont exposées à un risque au Canada. Ce sont des personnes qui font peut-être partie de gangs criminels organisés et qui peuvent être visées par des accusations criminelles pour voies de fait ou pour des infractions violentes importantes.
Pour ce qui est de la dernière question au sujet des délais, les établissements sont soumis à un processus d’approvisionnement. Nous espérons pouvoir effectuer toutes les rénovations essentielles le plus rapidement possible. Nous espérons amorcer le lancement du centre de surveillance de l’immigration de Laval au cours des prochains mois, mais il faudra du temps. Je sais que, dans le contexte provincial, par exemple, il faut de 7 à 10 ans pour assurer la transition d’un certain nombre de nouvelles constructions. Je ne dis pas que c’est le temps que cela prendra, mais il faut du temps pour mettre en place les bonnes infrastructures afin de gérer ces clients de manière sûre et humaine, dans la mesure du possible.
Le sénateur McNair : Je remercie les intervenants d’être ici aujourd’hui. Nous vous remercions de votre présence.
Ma question sera probablement pour M. Desmarais. Dans un rapport de 2021, Human Rights Watch et Amnistie internationale ont documenté que les personnes racisées — en particulier les hommes noirs — sont confinées dans des conditions plus restrictives et pour de plus longues périodes dans les lieux de détention des immigrants du Canada que d’autres détenus. On indiquait également que le Canada fait partie de quelques-uns des pays du Nord qui n’a pas de limite légale pour la durée de la détention des immigrants, ce qui signifie que les gens peuvent être détenus pendant des mois ou des années sans connaître la fin.
Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet? Tout d’abord, est‑ce exact? Si oui, y a-t-il des modifications envisagées pour fixer des limites ou mettre en place un processus?
M. Desmarais : Je peux certainement faire un commentaire. Il est vrai qu’il n’y a pas de limite légale ou, à tout le moins, de limite législative à proprement parler pour la fin de la détention liée à l’immigration. Je dirai probablement pour commencer que la question a été examinée par les tribunaux au fil des ans. Je commencerais par dire que le régime lui-même a été jugé conforme à la Charte par la Cour suprême du Canada.
Cela dit, je pense que ce système comporte un ensemble de mesures de protection, et j’en ai mentionné certaines. J’ai dit comment une décision est prise par un agent, examinée par un superviseur, puis fait l’objet d’un examen par un tribunal indépendant quasi judiciaire, qui est la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada.
Un régime, déjà prévu dans les règlements et les lois, codifie comment ce processus doit être entrepris. De plus, comme c’est généralement le cas, un certain nombre de décisions en matière d’immigration — comme les décisions concernant la détention des immigrants — font également l’objet d’un examen par la Cour fédérale, et il y a au moins une affaire dans le contexte de la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Elle s’est également prévalue de la possibilité d’exercer sa compétence et de demander l’habeas corpus, ce qui est également possible dans certains cas.
Je dirais que l’accumulation de toutes ces mesures de protection a permis au système actuel de respecter la Charte. Je ne vais pas spéculer quant à savoir si le gouvernement veut proposer des amendements législatifs pour traiter directement de la nécessité d’une limite.
Le sénateur McNair : Merci.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma question s’adresse à M. Desmarais.
Pouvez-vous nous dire pourquoi les personnes qui représentent un risque pour les Canadiens ne sont pas immédiatement retournées dans leur pays? Pour celles qui ont ce statut, avez-vous une idée combien de temps en moyenne elles restent au pays avant d’avoir une décision finale sur leur statut?
M. Desmarais : Je peux tenter de répondre à votre question.
Tout d’abord, je vais préciser que le temps moyen en détention était de 16,5 jours dans la dernière année fiscale. Presque la moitié des détenus en contexte d’immigration sont relâchés dans les 48 premières heures. C’est important de le mentionner.
Pour ce qui est de savoir pourquoi on n’arrive pas à faire le renvoi immédiatement, il peut y avoir une série de raisons, généralement administratives, qui peuvent entraver le renvoi, comme les recours judiciaires en place, différentes évaluations de risque, la difficulté d’obtenir la collaboration des individus qui ne veulent pas collaborer pour retourner dans leur pays d’origine ou des difficultés à se procurer les documents de voyage qui pourraient faciliter leur retour éventuel dans leur pays. C’est une série de défis auxquels l’agence doit faire face. Cependant, même si elle fait face à tous ces défis, l’agence priorise toujours les cas à haut risque de criminalité avant tout autre.
Le sénateur Dagenais : Merci beaucoup.
[Traduction]
Le sénateur Cardozo : J’ai deux ou trois questions rapides.
Monsieur Bisson, j’aimerais vous entendre dire, ainsi que le SCC, si vous êtes prêts pour cet afflux de personnes et ce que vous mettrez en place pour elles. Dans ce contexte, qui supervise le personnel de GardaWorld?
M. Bisson : Merci d’avoir posé la question. Essentiellement, le Service correctionnel du Canada a collaboré avec l’ASFC. À la lumière des amendements proposés, nous travaillons main dans la main pour déterminer les besoins de l’ASFC concernant les infrastructures requises et les types d’aide que le SCC devra fournir. Nous travaillons avec diligence sur ce front. Mes excuses; j’ai oublié la dernière partie de votre question.
Le sénateur Cardozo : Qui supervise GardaWorld?
M. Bisson : En ce qui concerne la gestion des infrastructures et du personnel en activité dans les postes d’attente, cela relèverait de la responsabilité de l’ASFC. Le SCC ne joue aucun rôle dans la gestion quotidienne du poste d’attente.
Je dirais que la partie essentielle de ces mesures législatives est de fournir au commissaire du Service correctionnel du Canada le pouvoir de faire d’une partie de l’établissement un poste d’attente relevant de la responsabilité et de la direction de l’ASFC.
Le sénateur Cardozo : Quels changements seraient inclus pour les infrastructures que vous avez mentionnées?
M. Bisson : Comme je l’ai dit, nous étudions actuellement les exigences de l’ASFC concernant les lieux de réunion, les cellules, etc. Nous devrons ensuite déterminer quel est le meilleur endroit pour héberger tout cela. Nous pourrons ensuite déterminer quel type de modification sera requise.
Le sénateur Yussuff : Merci. Encore une fois, je reviens sur certaines des questions de mon collègue.
Dans le contexte de ces établissements, pour l’heure, c’est un grand établissement, et une partie de l’établissement serait jugée comme relevant de l’autorité de l’ASFC. Où se trouverait la cloison pare-feu? C’est un grand établissement, vous devez essentiellement construire des barrières importantes pour vous assurer qu’il n’y a pas de circulation entre une partie et l’autre. A-t-on prévu cela pour s’assurer que l’essentiel de l’établissement relève de l’ASFC? Mais aussi, modifiera-t-on les étapes nécessaires pour que l’établissement se conforme à ce que vous nous dites aujourd’hui?
M. Bisson : Je vous remercie d’avoir posé la question.
Essentiellement, nous désignons un site qui nous permettrait de séparer de manière claire les deux parties de l’établissement, ou l’établissement lui-même, ce qui permettrait aux détenus de l’immigration de se déplacer dans la zone sans devoir passer à travers le reste de notre établissement correctionnel. Nous envisageons différentes options pour veiller à ce que cela puisse être maintenu. C’est notre principale priorité.
Comme vous le savez, la gestion d’un établissement correctionnel est déjà assez complexe. Nous voulons également réduire le risque au minimum. Nous sommes conjointement déterminés à faire en sorte qu’il n’y ait pas de mélanges, et nous examinons les infrastructures qui permettraient d’y arriver. C’est notre priorité actuelle.
Le sénateur Yussuff : Les gouvernements provinciaux mettent fin à leur accord avec le gouvernement fédéral concernant l’hébergement des détenus de l’immigration. Quand pensez-vous qu’aura lieu le transfèrement? En ce qui concerne l’arrangement avec les provinces, continueront-elles d’héberger des détenus jusqu’à ce que vous soyez prêts à recevoir le transfèrement nécessaire?
M. Desmarais : Peu importe l’avis de retrait, l’ASFC, ainsi que le gouvernement fédéral, a maintenu et continue de maintenir une excellente relation avec toutes les provinces. La relation ne se terminera pas avec la fin des accords, simplement parce que nous avons des interactions continues avec, par exemple, le système de justice pénale, ainsi qu’en raison de l’interrelation avec le système de détention de l’immigration et le processus de renvoi. Ces négociations et ces arrangements se poursuivront.
Ce qui va cesser, évidemment, c’est la fourniture de services au nom de l’ASFC. Je dirais que le gouvernement fédéral et les provinces sont tout autant déterminés, dans la mesure du possible, à assurer une transition ordonnée. Il est regrettable que, dans certains cas, les demandes de prolongation n’aient pas nécessairement été acceptées. Je pense que les mesures en place viseront à assurer une transition ordonnée où le gouvernement fédéral assumera l’entière responsabilité.
Le sénateur Yussuff : Merci.
La sénatrice Pate : Tout d’abord, en ce qui concerne ces types d’unités — qu’il s’agisse de l’unité de sécurité qui a été mise sur pied pour les autorisations de sécurité ou les unités de protection pour les témoins protégés par la police — ces unités sont planifiées bien à l’avance.
Lorsque nous étions à Laval, c’était clair, parce que les prisonniers assuraient une partie de la préparation alimentaire. C’était un choix évident d’envisager le partage des locaux sur la même propriété carcérale. Il serait peu probable qu’il n’y ait pas déjà de négociations en cours. Étant donné que cela figure dans un projet de loi d’exécution du budget, nous nous retrouvons dans une position difficile pour discuter de ces options.
Y a-t-il un moyen de savoir quels sont les établissements carcéraux examinés, quels sont les besoins actuels en matière d’infrastructure et comment le processus de transition se déroulera? Ces questions s’adressent au Service correctionnel du Canada.
Pour l’ASFC — pour vous, monsieur Desmarais — l’un des défis auxquels nous faisons face est que, comme je l’ai mentionné plus tôt, le Service correctionnel du Canada n’a pas une bonne réputation au chapitre de la protection des droits de la personne — et GardaWorld non plus, en toute honnêteté, à l’échelle internationale.
Quelles mesures sont en place pour nous assurer que l’on protégera les droits de la personne et qu’on surveillera qui en sera responsable, comment et à quelle fréquence? Les types d’unités que vous proposez seront nécessairement isolées, et ce seront des unités d’isolement, donc cela suscite immédiatement une préoccupation au sujet des violations des droits de la personne.
M. Bisson : Comme vous le savez, notre pays compte 43 établissements, et ils sont différents sur le plan des infrastructures. Certains sont conçus pour les femmes. Nous avons des établissements à sécurité minimale, moyenne et maximale. Nous évaluons actuellement avec l’ASFC les besoins en matière d’infrastructure de sécurité, en nous assurant que, lorsque nous aurons déterminé l’emplacement, cela répondra à leurs besoins. Nous en profiterons également pour séparer les deux établissements le plus facilement possible. C’est notre priorité absolue.
Comme je l’ai mentionné plus tôt et comme vous le savez, nous gérons déjà un environnement assez compliqué et risqué, et c’est pourquoi nous tenons à ne pas ajouter de risque et de complexité supplémentaires. Nous misons principalement sur le travail avec différents partenaires, y compris vous-mêmes et le Comité des droits de la personne, pour continuer d’améliorer les droits de la personne à l’intérieur des établissements correctionnels fédéraux.
M. Desmarais : Brièvement, je ne voudrais pas préjuger de l’issue des délibérations parlementaires. C’est une question complexe qui vous a été soumise à des fins d’examen. Je ne veux pas préjuger de l’issue d’une délibération qui fera intervenir deux sous-ministres, ainsi qu’un ministre en ce qui concerne l’arrangement proprement dit.
Pour ce qui est de la façon dont l’ASFC gérera la relation, comme je l’ai mentionné, l’agence s’occupera de gérer les interactions quotidiennes avec les détenus. Nos normes actuelles en matière de détention liée à l’immigration continueront de s’appliquer. Le régime existant, qui prévoit un cycle d’examen régulier des décisions liées à la détention, continuera de s’appliquer. Une gestion saine et efficace des contrats avec notre fournisseur continuera de s’appliquer également, de manière à nous assurer d’offrir les meilleurs services possible. En plus, comme je l’ai mentionné, notre arrangement avec la Croix-Rouge canadienne continuera d’être en vigueur, et je pense que la surveillance continuera de se faire. Nous espérons pouvoir faciliter l’accès à cet établissement. Cela pourrait être propre aux sites, mais s’appliquer aussi aux organisations non gouvernementales, comme nous le faisons actuellement, et aussi aux députés, ainsi qu’aux juges, comme c’est actuellement le cas.
Le sénateur Boehm : Merci. Je serai très bref.
Monsieur Desmarais, ma question s’adresse à vous et fait suite à une question du sénateur Kutcher concernant la formation.
Selon Statistique Canada, environ 93,6 % des immigrants peuvent parler et tenir une conversation dans l’une des langues officielles. Il reste donc environ 7 % qui ne le peuvent pas, et on présume que cela se reflète parmi la population carcérale.
Examinez-vous des plans ou des protocoles pour veiller à ce que les détenus, surtout ceux qui présentent un risque élevé pour eux-mêmes ou autrui, soient en mesure de converser avec un agent formé?
M. Desmarais : Je peux confirmer que c’est le cas à l’heure actuelle. L’ASFC traite avec des détenus en plusieurs langues. Cela fait partie de notre quotidien. Pour chaque admission dans un centre de surveillance de l’immigration, le client reçoit une orientation, offerte en 23 langues différentes, si je ne me trompe pas. Cela existe déjà. On fournit déjà d’office l’accès à des services d’interprétation comme recours. Si le service d’interprétation n’est pas disponible, nous utilisons habituellement la liste des interprètes enregistrés, qui est gérée par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, ou CISR. Le service serait offert aux clients visés par les nouvelles mesures, si elles étaient adoptées. Ce ne sera pas différent des services et de l’accès à ces services que nous fournissons actuellement.
La sénatrice M. Deacon : Merci. J’essaie d’assimiler ce que vous dites et je réfléchis en même temps, ce qui est dangereux.
Ma question s’adresse au Service correctionnel du Canada et à l’ASFC. Avec le recul, ce n’est pas un secret que de nombreux groupes de défense des droits de la personne et groupes juridiques ont exprimé leurs inquiétudes quant à ce qu’ils jugent être un manque de surveillance dans le traitement des immigrants en détention.
Dans vos discussions avec les Canadiens, avez-vous constaté quoi que ce soit dans la loi qui, selon vous, pourrait atténuer des inquiétudes et calmer les esprits, parce que ce serait, à long terme, une bonne chose? Pouvez-vous nous aider à ce sujet? J’ouvre la discussion à l’autre bout de la table, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
M. Desmarais : Je ne suis pas certain que nous puissions atténuer les inquiétudes. Dans le cadre de ma comparution, j’ai mentionné un certain nombre de mesures de protection différentes qui seront en place concernant le fonctionnement du régime et les mesures de protection qui seront en place, qui existent déjà. Cela se poursuit également. J’invite le comité à réfléchir au juste équilibre entre les considérations liées à la sécurité publique, qui est à l’avant-plan de cette proposition particulière, et toutes les autres considérations. Il est important de soupeser certaines de ces considérations et de les comparer les unes aux autres afin de prendre la décision la plus réfléchie à l’avenir. C’est probablement ce que je dirais, en ce qui concerne l’équilibre des considérations liées à la sécurité publique et de celles liées aux droits de la personne, et je pense que nous trouvons le juste équilibre avec les diverses mesures de protection qui ont été intégrées dans le projet de loi provisoire qui vous est présenté.
M. Bisson : La seule chose que j’ajouterais, c’est l’intention claire proposée dans la loi des limites imposées concernant le rôle des deux organisations. C’est clairement défini. Enfin, il y a ce que nous appelons la « clause de caducité », qui impose une date limite à ces arrangements. Ce sont d’autres critères mis en place pour garantir qu’il est clair que cette mesure est temporaire et immédiate, afin de réagir à un problème immédiat clair.
Le président : Merci beaucoup. Cela met fin aux travaux avec notre premier groupe de témoins. Je vais commencer par remercier nos témoins, M. Desmarais, M. Bisson et M. Derby de s’être joints à nous aujourd’hui et d’avoir enrichi les notes d’information que nous avons toutes lues avant de venir ici.
C’est un domaine de politique publique difficile, c’est le moins qu’on puisse dire. C’est un domaine de prestation des services publics difficile dans le contexte de l’équilibre entre les droits de la personne et la sécurité publique, comme vous l’avez signalé. Nous vous remercions du travail que vous faites chaque jour en notre nom pour essayer de trouver ce juste équilibre. Je termine la séance en remerciant mes collègues d’avoir posé leurs questions pour tirer la meilleure information possible de nos témoins aujourd’hui.
Sénateurs et sénatrices, nous allons maintenant passer à notre deuxième groupe de témoins. Pour ceux d’entre vous qui se joignent à nous en direct, nous étudions la teneur de la section 39 de la partie 4 du projet de loi C-69, Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 16 avril 2024. Cette section modifie la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition.
Nous accueillons maintenant Me Kate Webster, vice-présidente; Me Laura Best, cheffe, Groupe de travail sur la détention, de l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés; Me Gabriela Ramo, Section du droit de l’immigration, et Me Christine Beltempo, membre, de l’Association du Barreau canadien; par vidéoconférence, nous recevrons Me Efrat Arbel, professeure agrégée, Faculté de droit Peter A. Allard, de l’Université de la Colombie-Britannique. Merci à vous toutes de vous joindre à nous aujourd’hui. Je vous invite à présenter vos déclarations liminaires, qui seront suivies par les questions de nos membres.
Me Laura Best, cheffe, Groupe de travail sur la détention, Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés : Bonjour. Au nom de l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés, ou ACAADR, nous vous remercions de nous fournir l’occasion d’être ici aujourd’hui pour aborder cette question au comité. Je m’appelle Laura Best et je suis cheffe du Groupe de travail sur la détention de l’ACAADR, et Kate Webster en est la vice-présidente. Je tiens à souligner que nous sommes toutes les deux avocates en droit des réfugiés et de l’immigration à temps plein et que nous représentons régulièrement des détenus de l’immigration dans leurs audiences.
Comme question préliminaire, je tiens à souligner notre préoccupation liée à l’introduction d’un changement aussi radical dans le cadre du projet de loi omnibus d’exécution du budget. Nous craignons que le processus manque de transparence et empêche une étude et une consultation véritables sur un enjeu aussi important.
Le sentiment public et politique au Canada est universellement contraire à l’utilisation de prisons pour détenir des détenus de l’immigration. Au cours des 10 dernières années, les 10 provinces, dirigées par un éventail de partis politiques, ont décidé de mettre fin à la détention des détenus de l’immigration dans les établissements carcéraux provinciaux. Malgré ce consensus, le gouvernement a maintenant présenté dans un projet de loi omnibus une proposition pour recourir plutôt aux pénitenciers fédéraux.
Je voulais commencer mes commentaires en présentant un aperçu des détenus de l’immigration que nous représentons régulièrement, avant de décrire les préoccupations plus précises avec le projet de loi proposé.
Premièrement, les membres de l’ACAADR représentent chaque année des centaines de détenus de l’immigration, et nous voyons fréquemment certains profils chez les détenus de l’immigration. Il y a notamment les demandeurs d’asile qui arrivent sans pièces d’identité; les demandeurs d’asile déboutés qui peuvent être visés par des mesures de renvoi, mais poursuivent d’autres avenues d’immigration; les étudiants internationaux qui ont dérogé à leurs études, peut-être pour des raisons de dépendance, de pauvreté, de santé mentale ou de finances; et d’autres qui s’exposent à un renvoi lorsqu’il y a un obstacle au renvoi proprement dit, comme une absence de titre de voyage en cours de validité. Bien qu’on ait dit que la détention liée à l’immigration soit nécessaire pour les personnes à risque élevé ou les ressortissants étrangers dangereux, les chiffres ne corroborent tout simplement pas cet argument.
Depuis 2016, plus de 90 % des détenus de l’immigration ont été détenus pour des motifs non liés à des préoccupations de sécurité publique, et c’est également la majorité des détenus qui se trouvent dans les établissements carcéraux provinciaux à l’heure actuelle qui sont détenus pour des motifs non liés à des préoccupations de sécurité publique. La préoccupation la plus fréquente est qu’ils sont considérés comme présentant un risque de chercher à échapper à leur renvoi ou d’une autre procédure.
Les personnes détenues dans les prisons provinciales, que nous voyons souvent, sont celles qui vivent avec la maladie mentale, la pauvreté ou la dépendance, et celles qui n’ont pas de famille ou de communauté pour les aider avec le plan de libération. Je tiens vraiment à souligner que, si une personne est en détention liée à l’immigration, elle est par définition libérée de la détention criminelle. Si elle possède un casier judiciaire — ce qui n’est absolument pas le cas de chacune d’elles —, elles ont purgé leur peine et ont été libérées. Si elles ont été accusées d’une infraction criminelle, elles ont été libérées sous caution par les tribunaux criminels. Si elles sont en détention de l’immigration, elles en ont par définition terminé avec le système de justice pénale et ont été libérées de ce système.
Même lorsqu’il existe des solutions de rechange à la détention retenues par l’ASFC, nous constatons qu’elles manquent chroniquement de ressources et ont de longues listes d’attente. Ce qui arrive souvent, c’est que la Section de l’immigration ordonne la libération de l’individu dans une solution de rechange à la détention particulière, mais à cause des longues listes d’attente, il est détenu dans une prison provinciale pendant des semaines, voire des mois jusqu’à ce qu’une place se libère dans cet établissement. Par exemple, à Toronto, l’Armée du Salut dispose de programmes dédiés aux services d’aide à la dépendance, et nous voyons des personnes attendre des mois dans une prison provinciale qu’une de ces très rares places s’ouvre pour qu’elles y soient libérées. Ce sont ces mêmes personnes qui sont le plus susceptibles d’être détenues dans les prisons fédérales. Le ministre Miller a ouvertement déclaré que les personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale graves font partie des personnes incarcérées dans les établissements fédéraux.
Nous souhaitons souligner un autre point : la détention liée à l’immigration, par l’ASFC, se produit dans un environnement où il y a un grand pouvoir discrétionnaire et où il n’existe aucun mécanisme indépendant de surveillance. Nous avons beaucoup entendu parler aujourd’hui des détenus à risque élevé. La décision de savoir qui est considéré comme présentant un risque élevé est entièrement laissée à la discrétion des agents et des superviseurs de l’ASFC. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada n’a pas compétence en ce qui concerne les décisions de placement ou de transfèrement. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié se limite aux décisions relatives à la libération ou au maintien en détention. Seule l’ASFC — la seule agence fédérale sans mécanisme indépendant de surveillance civile — prend les décisions relatives aux placements ou aux transfèrements entre un centre de surveillance et une prison provinciale et, dans le cadre de cette proposition, un pénitencier fédéral. Nous sommes très préoccupés par le fait que le projet de loi proposé n’édicte aucune protection procédurale imposée par la loi pour les détenus de l’immigration et les décisions de transfèrement ou de placement.
À l’instar d’autres grandes organisations de défense des droits de la personne — Amnistie internationale et Human Rights Watch, entre autres —, l’ACAADR s’oppose catégoriquement à cette proposition visant à incarcérer les détenus de l’immigration dans les pénitenciers fédéraux. Nous recommandons que toute référence aux postes d’attente soit supprimée de la loi.
Comme solution de rechange, nous encourageons le comité à recommander au ministre que la section 39 soit retirée de la LEB et présentée à nouveau en tant que projet de loi distinct afin qu’elle puisse être étudiée et débattue adéquatement.
Enfin, l’ACAADR souligne le besoin urgent d’adopter le projet de loi C-20 pour assurer la surveillance de l’ASFC, en particulier à la lumière du présent projet de loi s’il est adopté avec le pouvoir de transférer des personnes vers des pénitenciers fédéraux. Voilà mon exposé.
Le président : Merci beaucoup, maître Best. C’est un formidable début pour nous. Nous entendrons ensuite l’Association du Barreau canadien.
Me Gabriela Ramo, présidente nationale, Section du droit de l’immigration, Association du Barreau canadien : Mesdames et messieurs, membres du comité, je m’appelle Gabriela Ramo. Je préside la Section nationale du droit de l’immigration de l’Association du Barreau canadien, ou ABC. Je suis accompagnée de ma collègue Christine Beltempo, juriste en immigration à Montréal et membre du comité de direction de la Section de l’immigration de l’Association, Division Québec.
L’ABC est une association nationale regroupant 39 000 juristes, juges, notaires, professeurs et professeures de droit, et étudiants et étudiantes en droit. Elle a pour mandat, depuis 120 ans, de chercher à améliorer le droit et l’administration de la justice. Merci de nous avoir invitées à nous prononcer sur le projet de détention potentielle de migrants dans les pénitenciers fédéraux. Ce que nous dirons aujourd’hui a été communiqué aux autorités gouvernementales dans des mémoires et des lettres se trouvant sur notre site Web.
Nous nous opposons à la détention de migrants dans les pénitenciers fédéraux. Le recours à ces établissements pour détenir des personnes uniquement en application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, ou LIPR, en l’absence de crime ou de déclaration de culpabilité, constitue une mesure punitive et ne concorde pas avec ce que prévoient les obligations internationales sur le traitement des migrants. L’Association du barreau canadien est particulièrement inquiète des vastes pouvoirs accordés à l’Agence des services frontaliers du Canada, ou ASFC, pour décider qui arrêter et détenir, ainsi que déterminer les motifs et le lieu de détention, et du peu de recours pour contester ces décisions. Comme les lois canadiennes ne prévoient pas de limite à la durée de détention des migrants, ces personnes peuvent être détenues pendant des années.
Ce qui n’arrange rien, c’est que l’ASFC demeure le seul grand organisme d’application de la loi au pays non assujetti à une surveillance civile indépendante. Selon la LIPR, il est possible de détenir un migrant principalement pour trois motifs : la personne risque de fuir, son identité est incertaine ou elle représente un danger pour le public. D’après les études, la grande majorité des migrants sont détenus en raison d’un risque de fuite et non parce qu’ils représentent un danger.
Concernant la détention de migrants dans les pénitenciers fédéraux, le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté a reconnu que ces personnes ne sont pas des criminels, mais plutôt des détenus à haut risque, qui ont parfois des problèmes de santé mentale aigus et pourraient se faire expulser. Beaucoup de migrants détenus — surtout les demandeurs d’asile — ont subi des traumatismes ou enduré des persécutions, qui ont débouché sur des problèmes de santé mentale. Les représentants de l’ASFC ont indiqué que les personnes jugées à haut risque et détenues dans les pénitenciers fédéraux sont des hommes ayant des problèmes de comportement.
Nous savons aussi d’expérience que les migrants ayant des problèmes de santé mentale sont plus souvent détenus dans des prisons provinciales et ne s’en sortent pas bien; ils développent d’autres traumatismes, sont placés en isolement, et parfois, perdent la vie. Nous craignons que ces personnes éprouvent les mêmes difficultés dans les pénitenciers fédéraux et ne reçoivent pas l’aide en santé mentale nécessaire à leur sécurité et à leur bien-être.
Dans de précédents mémoires, l’Association du Barreau canadien a aussi pressé le gouvernement de placer l’intérêt supérieur des enfants au cœur des décisions touchant la détention de migrants. Si des personnes migrantes sont détenues dans des pénitenciers fédéraux, leurs enfants risquent de subir plus de préjudices en étant séparés de force de leur famille. Je vais céder la parole à ma collègue pour qu’elle présente nos recommandations.
Me Christine Beltempo, membre, Association du Barreau canadien : Pour les raisons exposées par ma collègue, l’ABC fait aujourd’hui six recommandations concrètes.
Premièrement, abandonner complètement l’idée de détenir des migrants dans les pénitenciers fédéraux. L’ASFC devrait chercher d’autres moyens de gérer le risque potentiel de fuite. Nous lui suggérons de tendre vers des solutions respectueuses des droits, par exemple l’instauration d’exigences redditionnelles rigoureuses, en collaboration avec des organismes communautaires.
Deuxièmement, financer des organismes communautaires indépendants de l’ASFC, comme ceux qui ont été mentionnés, afin qu’ils puissent aider à gérer le risque de fuite.
Troisièmement, fixer une limite de détention. Certains endroits autorisent la détention limitée pendant une certaine période, par exemple six mois, après quoi le migrant devrait être libéré. Il faut rappeler que la détention dans un pénitencier fédéral est réservée à ceux qui ont commis les pires crimes. L’incarcération est par nature punitive, et les détenus de l’immigration qui n’ont commis aucun crime sont soumis non seulement à une perte de liberté, à une surveillance et à un contrôle constants, mais également à des pratiques déshumanisantes, comme le fait d’être menottés ou placés en isolement cellulaire.
Quatrièmement, le gouvernement devrait immédiatement instaurer un mécanisme indépendant et efficace de dépôt de plaintes et de surveillance concernant l’ASFC. Comme l’ASFC a de grands pouvoirs d’application de la loi et vu le peu de moyens pour contester ses décisions, le risque de dérapage est élevé. C’est pourquoi seule une organisation de surveillance indépendante et efficace peut remédier à un tel risque.
Cinquièmement, mettre en place des instructions relatives à des programmes et une formation particulière afin que les problèmes de santé mentale ne soient pas considérés comme des comportements qui devraient être punis par la détention dans un pénitencier fédéral, où les services en santé mentale sont souvent inadéquats.
Sixièmement, toujours mettre l’intérêt supérieur de l’enfant au cœur des décisions de détention pouvant influer sur ce dernier, y compris la détention des parents ou des tuteurs.
Merci de votre attention.
Le président : Merci, maître Ramo et maître Beltempo. Enfin, nous allons entendre Me Efrat Arbel. S’il vous plaît, allez‑y quand vous serez prête.
Me Efrat Arbel, professeure agrégée, Faculté de droit Peter A. Allard, Université de la Colombie-Britannique, à titre personnel : Merci, honorables sénateurs, de cette invitation. C’est un honneur de comparaître devant vous aujourd’hui. Dans ma déclaration, je parlerai brièvement de mon expertise en ce qui concerne cette question, puis j’exposerai mon objection à la proposition à l’étude.
Je suis professeure de droit à l’Université de la Colombie-Britannique. J’occupe ce poste depuis plus d’une décennie. Mon expertise porte sur le droit des réfugiés et le droit carcéral, et plus particulièrement sur la détention liée à l’immigration. En plus de mes recherches et de mon enseignement dans ce domaine, j’ai réalisé des expertises pour des instances judiciaires en matière de droit carcéral et de droit de la détention liée à l’immigration. J’ai participé à des consultations avec l’ASFC, le département américain de la Sécurité intérieure et divers organismes des Nations unies sur la détention liée à l’immigration. En 2020, l’ASFC m’a demandé de produire un rapport de recherche indépendant sur la détention liée à l’immigration qui est axée sur la violence fondée sur le genre. Et depuis 2020, jusqu’au début de cette année, j’ai siégé au comité sur la qualité de vie du centre de surveillance de l’immigration de l’ASFC à Surrey, en Colombie-Britannique, un comité organisé par l’ASFC qui se réunit régulièrement pour discuter des conditions de détention en Colombie-Britannique.
Tout au long de mon travail dans ce domaine, j’ai rencontré de nombreuses personnes qui ont connu la détention liée à l’immigration dans ce pays, notamment lorsqu’elles étaient enfants. Forte de cette expertise cumulée, je peux affirmer sans équivoque que la proposition de détenir des détenus de l’immigration dans des pénitenciers fédéraux est — en un mot — inadmissible. Je soulignerai trois raisons au cœur de ma position.
Premièrement, d’un point de vue juridique, cette proposition n’est pas fondée. Il n’existe aucun fondement juridique permettant au Canada d’incarcérer des personnes dans des pénitenciers fédéraux sans inculpation, sans qu’elles aient été déclarées coupables, sans qu’elles aient déjà purgé leurs sanctions pénales et sans aucune garantie significative d’application régulière de la loi.
La proposition de réviser non seulement la législation sur l’immigration, mais aussi celle sur le droit carcéral pour autoriser le Canada à incarcérer dans les pénitenciers fédéraux, pour des périodes indéterminées, des personnes innocentes au regard de la loi va à l’encontre des principes fondamentaux, non seulement du droit de l’immigration et du droit des réfugiés, mais également des principes centraux du droit pénal, du droit carcéral, du droit en matière de droits de la personne et des engagements constitutionnels inscrits dans la Charte canadienne des droits et libertés.
Deuxièmement, d’un point de vue humain, cette proposition est cruelle. La détention liée à l’immigration est de nature administrative; elle n’est pas destinée à servir de punition. Les pénitenciers fédéraux sont des lieux de punition. Ce sont des endroits difficiles, dangereux et parfois violents. Il est inévitable que les personnes détenues dans ces établissements vivent leur détention comme une punition. Malgré les prétendues garanties visant à détenir les personnes dans des unités séparées, un certain mélange est probable — voire inévitable — ainsi que d’autres traitements déshumanisants, comme les entraves, l’isolement, le matériel de contrainte, les fouilles à nu, le confinement cellulaire et d’autres mesures courantes dans un contexte pénal.
Je soulignerai que les définitions de « risque élevé », de « danger » et de « non-respect » sont discrétionnaires. Elles manquent de rigueur et, contrairement au droit pénal, ne nécessitent aucun fondement probant pour être rattachées à une personne. Les personnes qui sont étiquetées de cette manière le sont souvent en raison de problèmes de santé mentale et du fardeau de la santé mentale avec lesquels elles vivent, et certaines de ces conditions sont elles-mêmes causées par le temps passé en détention liée à l’immigration pendant une période indéterminée.
Même si la détention de mineurs est peu probable dans les pénitenciers fédéraux, je soulignerai également qu’il existe une possibilité réelle que les enfants soient séparés de leur famille, de leurs parents, qui sont ensuite détenus dans les pénitenciers fédéraux. Je soulignerai également que, si cette proposition est adoptée, les détenus les plus susceptibles d’être incarcérés dans les pénitenciers fédéraux sont des hommes noirs et d’autres personnes racisées, et cela est reconnu dans les documents qui accompagnent de budget. Cette proposition n’est pas neutre sur le plan racial. Ensemble, tous ces facteurs contribuent à créer un véritable préjudice punitif et évitable.
Troisièmement, et pour terminer, cette proposition n’est pas nécessaire d’un point de vue pratique. L’ASFC dispose de solutions de rechange à la détention partout au pays, notamment plus de 1 100 organisations désignées par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada qui peuvent fournir un soutien aux nouveaux arrivants. Le budget prévoit également un investissement supplémentaire de 325 millions de dollars dans les centres de surveillance de l’immigration de l’ASFC. Avec tout cela à sa disposition, il n’est pas nécessaire pour l’ASFC d’utiliser les pénitenciers pour la détention.
En résumé, élargir la détention liée à l’immigration aux pénitenciers fédéraux est inutile et constitue manifestement une mesure punitive.
Merci de votre temps. Je suis prête à répondre à vos questions.
Le président : Merci, maître Arbel.
Chers collègues, nous allons maintenant passer aux questions. Comme dans le cas de notre dernier groupe, nos invités sont avec nous pendant une heure. Pour garantir une pleine participation, nous limiterons chaque question, y compris la réponse, à quatre minutes. Veuillez poser des questions succinctes et identifier la personne à qui vous adressez la question.
La première question s’adresse à notre vice-président.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma première question s’adresse à Me Best. D’entrée de jeu, je dirais qu’il y a une responsabilité du gouvernement à assurer la sécurité des Canadiens. Comme nous sommes ici pour poser des questions sur le budget, prenons comme point de départ le fardeau de travail légal ainsi que les délais lorsqu’un dossier d’immigration se complexifie. Estimez-vous que les délais actuels sont attribuables à un manque de budget alloué à cet enjeu? Est-ce que le problème du gouvernement est essentiellement politique, à cause d’un manque de vision sur l’impact de l’immigration au Canada?
Me Kate Webster, vice-présidente Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés : Merci beaucoup pour votre question. Je suis désolée de ne pas pouvoir vous répondre en français.
[Traduction]
Lorsque l’on considère l’objectif prétendu du gouvernement de détenir les immigrants — dans les centres de surveillance de l’immigration, les prisons provinciales ou les pénitenciers fédéraux — selon cette nouvelle proposition, il est très important de se rappeler que, oui, bien sûr, il existe une obligation de maintenir la sécurité publique. Toutefois, pour ces rares personnes — je crois que seulement 27 personnes dans tout le pays se trouvent actuellement dans des établissements provinciaux —, absolument rien ne justifie, du point de vue de la sécurité publique, que l’on s’écarte aussi fondamentalement de la façon dont nous concevons la détention liée à l’immigration dans notre pays. Le recours aux pénitenciers fédéraux va à l’encontre des droits de la personne et, comme d’autres témoins l’ont si bien expliqué, de notre histoire et de notre tradition juridique ici au Canada.
Plus de 90 % des personnes détenues aux fins de l’immigration ne le sont pas parce qu’elles constituent un danger. Nous avons affaire à une quantité énorme de ressources. Vous avez demandé si les retards dans le traitement au sein du système sont liés à l’allocation des ressources; je dirais qu’au lieu de dépenser 14,5 millions de dollars par année pour rénover les pénitenciers fédéraux, qui sont nécessairement de nature punitive, nous pourrions plus raisonnablement utiliser cet argent pour renforcer les solutions de rechange à la détention et pour adopter une approche plus humaine de l’immigration qui répondrait aux exigences du gouvernement.
Nous disposons de nombreux endroits pour détenir ce très petit nombre de personnes désignées comme présentant un risque élevé. Il existe 406 places dans les centres de surveillance de l’immigration d’un bout à l’autre du pays. Moins de 190 personnes sont en détention. Pourquoi réorganisons-nous toute notre approche de la détention liée à l’immigration pour 27 personnes alors que nous avons plus de 200 places disponibles?
[Français]
Le sénateur Dagenais : Les principaux problèmes qui concernent l’immigration sont les délais et les prises de décisions du gouvernement. Les nouvelles dispositions contenues dans le projet de loi que le gouvernement veut mettre en place pour la détention provisoire des immigrants et des réfugiés peuvent-elles améliorer la situation par rapport à la détention provinciale que vous avez mentionnée?
[Traduction]
Me Webster : Je veux m’assurer de bien comprendre la question. Lorsque nous parlons des retards dans le traitement de l’immigration et de l’arriéré que nous constatons, tant dans le système de détermination du statut de réfugié que dans d’autres demandes traitées par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, ce sont des questions bien distinctes de la détention liée à l’immigration. La question des ressources octroyées au système d’immigration pour permettre des décisions efficaces et justes est également cruciale. Toutefois, selon moi, la détention d’un très petit nombre de personnes dans les pénitenciers fédéraux n’est pas liée, même de loin, à la capacité du gouvernement de traiter les demandes d’asile, les demandes de parrainage et autres demandes d’immigration en instance. Ce sont en réalité deux questions distinctes. Dans la mesure où cette proposition est justifiée par la nécessité d’une plus grande efficacité de notre système d’immigration, les deux ne sont en fait pas liées.
Le sénateur Cardozo : J’ai quelques questions. Maître Best, je vais commencer par vous.
Je veux comprendre comment nous en sommes arrivés là. Je comprends que l’ACAADR et d’autres organisations disent aux provinces qu’elles font un travail épouvantable en détenant ces personnes et en les incarcérant dans des établissements correctionnels provinciaux. « Arrêtez de faire ça. » Alors elles ont arrêté de le faire — elles n’interviennent pas — et maintenant, le fédéral estime que quelqu’un doit le faire, alors il le fait à leur place. Ainsi, au lieu que ce soit les provinces qui bafouent les droits des citoyens, le gouvernement fédéral dit qu’il le fera. Voilà comment je vois les choses. Pourriez-vous nous dire ce que vous en pensez?
Ma deuxième question s’adresse à Me Beltempo. Vous avez parlé du risque de fuite et du rôle que les organismes communautaires pourraient jouer à cet égard. Je me demande si vous pourriez expliquer cela. Si c’est le plus gros problème, je me demande alors quelles autres solutions nous avons pour faire face au risque de fuite.
Me Best : Tout d’abord, quant à la façon dont nous en sommes arrivés là. Au cours des deux dernières années, je pense que nous avons assisté à une véritable vague de fond au Canada, de tous les horizons politiques. Nous avons des gouvernements provinciaux conservateurs, néo-démocrates, etc., et il y a eu un consensus selon lequel les détenus de l’immigration ne devraient pas être incarcérés dans des établissements comme une prison provinciale. Il n’était pas approprié qu’ils soient placés dans des établissements provinciaux.
Pour ce qui est de l’annulation des contrats — je ne peux pas non plus formuler d’hypothèses sur ce qui a motivé les provinces —, nous avons constaté une véritable réaction négative au Canada contre l’utilisation des prisons pour les détenus de l’immigration.
Nous sommes très préoccupés par le fait que, compte tenu des opinions politiques de toutes les allégeances et de l’opinion publique, la réponse du gouvernement fédéral est, comme vous l’avez dit, qu’il prendra le relais et placera ces personnes dans un cadre encore plus punitif. Les établissements fédéraux sont destinés aux personnes condamnées à une sanction pénale de deux ans ou plus. Dans bien des cas, ce sont des établissements à sécurité plus élevée que les prisons provinciales.
Nous sommes donc très préoccupés, je dirais, au vu d’un consensus politique selon lequel ce n’est pas…
Le sénateur Cardozo : [Difficultés techniques] faire?
Me Best : La première réponse — ce que l’ASFC a également souligné — consiste à investir dans des solutions de rechange à la détention. Nous voyons des gens croupir... y compris dans les prisons provinciales; ils ont fait l’objet d’une ordonnance de mise en liberté et ne peuvent pas être libérés faute de financement pour davantage de solutions de rechange à la détention et parce qu’aucun effort n’a été fait pour créer des partenariats communautaires et des solutions de rechange à la détention dans la collectivité.
Donc, si je devais dépenser de l’argent, c’est là que je le mettrais en premier.
Ensuite, comme ma collègue l’a dit, il y a actuellement beaucoup de place dans les centres de surveillance de l’immigration : il y a littéralement des centaines de places disponibles.
Le sénateur Cardozo : [Difficultés techniques] ce dont les autorités fédérales parlent, ce sont des gens qui sont particulièrement — j’utilise un langage vague — plus dangereux que la personne moyenne qui arrive?
Me Best : Oui. La statistique que j’ai entendue de l’ASFC aujourd’hui, c’est que 80 % des détenus de l’immigration dans des établissements provinciaux sont interdits de territoire pour criminalité ou grande criminalité. Il est vraiment important de ventiler ce pourcentage. Tout d’abord, 100 % des personnes placées dans un centre de surveillance de l’immigration ont terminé de purger leur sanction pénale.
Le sénateur Cardozo : Dans ces pays?
Me Best : Ou au Canada. Ces personnes ont terminé de purger leur sanction pénale. Elles ont été libérées de la détention criminelle et transférées à un centre de surveillance de l’immigration de l’ASFC.
Le sénateur Cardozo : [Difficultés techniques]
Me Best : Oui, car elles pourraient faire l’objet d’une mesure de renvoi qui n’a pas encore été exécutée; elles sont donc transférées à la garde de l’ASFC. Même les personnes ayant des antécédents criminels au Canada, si elles sont détenues aux fins de l’immigration, c’est parce que le processus pénal est terminé.
De plus, les personnes interdites de territoire pour cause de criminalité — ce qui comprend les déclarations de culpabilité par procédure sommaire et les infractions mixtes… ce pourrait être une condamnation pour défaut de comparution. Il pourrait s’agir de possession de drogue. Il n’y a absolument aucune équivalence entre le fait de dire qu’un certain pourcentage de ces personnes sont interdites de territoire et qu’elles sont violentes. Il ne s’agit pas d’équivalence dans le droit de l’immigration ou le droit pénal. Je contesterais fortement l’idée selon laquelle il existe une certaine population à risque élevé.
De plus, comme le fait de déterminer qui présente un risque élevé est laissé entièrement à la discrétion des agents de l’ASFC, il n’existe aucune définition législative de cette notion. Par exemple, ils disposent d’un système de cotation. Les personnes qui obtiennent des résultats plus élevés sont censées être plus susceptibles d’être placées dans des établissements provinciaux. La cote la plus basse que vous puissiez obtenir est de -2, soit aucun facteur de risque ni vulnérabilité. J’ai un client qui a été transféré au Complexe correctionnel Maplehurst avec une cote de -2. La seule façon de contester cela est de demander un contrôle judiciaire devant un tribunal fédéral. Il n’y a pas d’appel. Il n’y a pas de comité de surveillance. Il n’existe pas de mécanisme indépendant de présentation de plaintes. Il s’agissait d’un jeune, qui venait d’avoir 18 ans; il avait obtenu -2 à leur propre mesure de cotation, et on l’a envoyé à Maplehurst. Désolée, c’est une réponse beaucoup trop longue. Je m’excuse auprès de Me Beltempo.
Le sénateur Kutcher : Merci à tous nos témoins. Vous pouvez voir que nous avons du mal à trouver la manière de traiter cette question complexe dans le cadre d’un projet de loi d’exécution du budget.
Ma question se limitera à la population qui a des besoins en soins de santé mentale. Je m’adresserai donc aux représentantes de l’Association du Barreau canadien qui ont soulevé cette question principalement. Je ne vais pas utiliser l’expression « problèmes de santé mentale », car je n’ai aucune idée de ce que cela signifie en tant que psychiatre. En fait, je me concentrerai sur les troubles mentaux des personnes qui ont des besoins en soins de santé mentale.
Ma question comporte trois parties. Premièrement, disposez-vous de données sur le diagnostic posé en ce qui concerne le niveau de fonctionnement de ces personnes, leurs difficultés et leurs forces, ainsi que leurs besoins particuliers en matière de traitement? Ce seront des données intéressantes à obtenir.
Deuxièmement, vous avez probablement déjà entendu dire qu’une formation allait être offerte à l’ASFC et à GardaWorld. Pensez-vous qu’il est possible d’acquérir les compétences nécessaires pour fournir un diagnostic et un traitement psychiatriques appropriés grâce à un programme de formation comme celui que nous allons voir?
Troisièmement, quelles seraient, selon vous, les conséquences pour les personnes ayant des troubles mentaux graves si elles ne recevaient pas une évaluation et un diagnostic appropriés dans le cadre des soins? Le gouvernement adopterait-il une approche discriminatoire à l’égard de ces personnes?
Me Ramo : Merci de la question.
Je n’ai pas de données spécifiques. Je soupçonne cependant que ma collègue en ligne, Me Arbel, a probablement plus de données que moi dans ce domaine.
En ce qui concerne vos deuxième et troisième questions, et simplement pour encadrer la discussion, le ministre lui-même, lorsqu’on lui a demandé de définir qui étaient ces personnes à risque élevé, les a définies comme des personnes ayant des problèmes de santé mentale.
Lors d’une récente conversation que j’ai eue avec des représentants de l’ASFC à l’occasion d’une réunion à Ottawa, encore une fois, lorsqu’on leur a demandé qui étaient ces personnes à risque élevé, ils ont répondu qu’il s’agissait de personnes qui avaient des troubles du comportement en raison de problèmes de santé mentale. De nombreuses données et recherches montrent qu’il n’y a pas de limites définies dans ce type d’incarcération, notamment la détention liée à l’immigration. Ce n’est pas comme si vous étiez allé au tribunal, que vous aviez été accusé, que vous aviez été déclaré coupable, puis condamné à une peine de deux ans et que vous saviez que vous purgez la peine et qu’à telle ou telle date, vous serez libéré. Ce n’est pas le cas des détenus de l’immigration. Tout ce qu’ils savent, c’est qu’une fois par mois, il y aura un contrôle des motifs de leur détention, qui est bien souvent effectué pour la forme, et ils ne voient pas de fin à leur situation, ce qui peut causer des problèmes de santé mentale ou les exacerber.
Il existe de nombreuses indications… et beaucoup de personnes qui ont souffert de problèmes de santé mentale extrêmes. Une enquête a été ouverte sur le cas d’une femme détenue aux fins de l’immigration qui s’est suicidée. Ce genre de preuve existe en effet.
Pour répondre à votre question au sujet de la formation, il s’agit franchement de changer les mentalités. Un commentaire fait par l’ASFC au cours d’une réunion était que les personnes ayant des problèmes de comportement et de santé mentale seraient informées que, si elles ne respectaient pas les règles pendant la détention aux fins de l’immigration, elles pourraient alors être envoyées dans un pénitencier fédéral. C’est cette idée selon laquelle une personne qui ne se comporte pas d’une manière attendue en raison de son problème de santé mentale sous-jacent est ensuite punie pour cela. Ce n’est tout simplement pas une chose pour laquelle nous devrions punir les gens. C’est cet état d’esprit.
Pour ce qui est de savoir si cela est possible grâce à la formation, je ne connais aucun autre moyen qui pourrait changer cet état d’esprit. L’idée selon laquelle ces personnes devraient être détenues dans un lieu de détention à sécurité encore plus élevée en raison de leurs problèmes de santé mentale doit changer.
Dans votre troisième question, vous demandez si c’est discriminatoire. Il est inapproprié de détenir des personnes qui n’ont pas commis de crime, qui sont détenues aux fins de l’immigration, dans un établissement qui ne peut pas répondre à leurs besoins en matière de santé. Personnellement, je pense que c’est une forme de discrimination. Cependant, je pense que, en tant que pays et société, nous devons veiller à fournir aux personnes qui ont des besoins en matière de santé les services nécessaires pour répondre à ces besoins, et cela ne devrait être qu’une exigence de base.
Le président : Je crains que nous ne devions passer à autre chose. Mais nous pourrions y revenir, j’espère. Sénateur Oh, vous êtes le prochain.
Le sénateur Oh : Merci aux témoins d’être avec nous.
Voici ma question : comment distinguez-vous les réfugiés économiques des réfugiés légitimes? On a beaucoup parlé des problèmes mentaux des réfugiés. Comment les réfugiés qui sont atteints d’un problème de santé mentale réussissent-ils à venir jusqu’au Canada? Y a-t-il une façon pour eux de faire tout le trajet jusqu’ici? Aussi, comment pouvons-nous empêcher les réfugiés qui entrent au Canada par la frontière du Québec de détruire leurs documents avant d’entrer? Pourquoi détruisent-ils leurs documents, la preuve de leur identité?
Me Webster : Merci de la question, sénateur. L’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés aborderait la question sous un angle légèrement différent. Vous avez posé plusieurs questions différentes.
On peut difficilement fournir une seule réponse à la question de savoir comment une personne qui a demandé l’asile en raison de la persécution à laquelle elle s’expose probablement dans son pays d’origine à cause de son état de santé mentale... Il doit y avoir toutes sortes de façons pour ces personnes d’arriver au Canada.
Ce sont des personnes exceptionnellement vulnérables. Elles ont probablement subi des traumatismes extrêmes, non seulement dans leur pays d’origine, mais tout au long de leur voyage. Malheureusement, aucun fait n’appuie cette idée qu’une personne qui a un problème de santé mentale ne pourrait pas entreprendre ce voyage. Beaucoup de gens que nous voyons arriver dans notre pays ont diverses et nombreuses vulnérabilités.
Nous avons l’obligation en vertu des lois canadiennes et internationales d’évaluer de manière raisonnable toutes les demandes d’asile, telles qu’elles sont présentées au Canada. Il y a des mécanismes de protection importants, et des gens comme les commissaires de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada sont formés pour évaluer le bien-fondé des demandes d’asile et pour décider si la personne qui est effectivement arrivée ici a qualité de réfugié au sens de la Convention relative au statut des réfugiés; le cas échéant, on leur octroie un statut ici au Canada.
Cependant, ce processus est distinct de ce dont nous parlons ici aujourd’hui, la détention des immigrants. Certaines de ces personnes peuvent se retrouver en détention à la suite d’une décision discrétionnaire de l’ASFC, et cette décision discrétionnaire peut faire l’objet d’un contrôle limité par la Section de l’immigration, qui décidera s’il est justifié de maintenir la personne en détention, mais pas de l’endroit où la personne doit être détenue.
Je soulignerais aussi que ces personnes, surtout celles qui ont des troubles de santé mentale, vivent souvent une décompensation psychique importante, par rapport à leurs troubles, en détention. Lorsque des gens déjà extrêmement vulnérables arrivent au pays, sont placés en détention, même s’ils ont exercé leur droit en vertu des lois canadiennes et internationales de demander l’asile à leur arrivée, les études montrent très clairement que, en détention, ils vivent une décompensation psychique très grave, par rapport à leur santé mentale.
Au lieu de leur accorder l’asile, ce à quoi ils ont droit en vertu du droit international, on leur cause d’autres préjudices et d’autres traumatismes dans ces établissements, et cela peut être vrai dans n’importe quel centre de surveillance de l’immigration, même si je peux vous affirmer que la situation serait infiniment pire dans un pénitencier fédéral, car ce genre d’établissement est conçu exclusivement à des fins punitives et n’est certainement pas équipé pour répondre aux besoins de cette population vulnérable.
Peut-être comme dernier point à ce sujet, j’aimerais souligner que les sénatrices et les sénateurs ici présents posent des questions sur de nombreux aspects du projet de loi. Nous sommes ici pour l’étude préliminaire de l’une des 39 sections de la Loi d’exécution du budget. Clairement, beaucoup d’entre vous ont réfléchi profondément à cet enjeu, et vous avez des questions qui exigent des réponses. Le fait que cet écart fondamental par rapport à notre façon de voir la détention des immigrants a été collé à la fin d’une loi d’exécution du budget vous empêche de bien remplir votre rôle dans le processus législatif. Nous n’aurons pas l’occasion de tenir des consultations en bonne et due forme et d’étudier cet enjeu, si cela reste intégré au projet de loi d’exécution du budget.
Je suis très heureux de voir que les sénateurs et les sénatrices s’intéressent à cette question, et je vous encouragerais à recommander au ministre de supprimer entièrement cette section de la Loi d’exécution du budget ou du moins de la présenter en tant que projet de loi distinct de la Loi d’exécution du budget, afin que nous puissions mener des consultations législatives en bonne et due forme et savoir de quoi il s’agit avant son adoption.
La sénatrice M. Deacon : Sur ce dernier point, l’idée d’en faire un projet de loi distinct — sachant qu’il faudra du temps pour bien faire les choses et les faire correctement —, est-ce que cela n’atténuerait pas le sentiment d’urgence de certaines personnes, la raison pour laquelle cette section figure dans une loi d’exécution du budget? Est-ce que cela atténue le reste, le fait que cela prendra un an ou deux?
Me Webster : Je vous dirais que c’est une fausse urgence. Nous avons déjà plus de 200 places de libres dans les centres de surveillance de l’immigration. Les contrats de l’Agence des services frontaliers du Canada avec la province, avec les provinces de l’Ontario et du Québec, se terminent les 15 et 30 juin respectivement.
En ce qui concerne l’adoption du budget et le processus d’attribution des contrats, nous avons entendu les représentants de l’ASFC dire que les pénitenciers fédéraux ne seront tout simplement pas prêts à recevoir ces soi-disant détenus à haut risque à l’heure qu’il est. Il devrait déjà y avoir un plan de transition, et nous pouvons nous appuyer sur ce plan le temps de réaliser une étude en bonne et due forme, avant d’aller de l’avant.
La sénatrice M. Deacon : Merci beaucoup.
Ma question s’adresse à Me Arbel et concerne la façon dont certaines personnes se sont retrouvées dans des centres de détention dans le passé et pourraient se retrouver maintenant dans l’un de ces postes d’attente, en vertu des modifications proposées.
Je comprends que chaque cas est différent, et que tout dépend d’un ensemble particulier de circonstances, mais, ce que j’aimerais savoir, c’est si la plupart de ces délinquants à haut risque ont été arrêtés à la frontière. Sont-ils les plus nombreux? Pouvez-vous nous éclairer, d’après vos recherches sur le sujet?
Me Arbel : Merci de la question. Tout d’abord, je dirais qu’il ne s’agit pas de délinquants, alors on se trompe en disant qu’il s’agit de délinquants à haut risque.
Comme l’a souligné ma collègue, une personne qui se retrouve détenue dans un centre de surveillance de l’immigration a déjà purgé toute peine ou sanction pénale qui lui a été imposée. Nous ne faisons pas affaire à des délinquants, mais bien à des gens qui sont détenus seulement à des fins d’immigration parce qu’ils n’ont pas la citoyenneté. Un Canadien qui aurait commis le même crime ou qui se serait trouvé dans des circonstances similaires ne serait pas détenu à des fins d’immigration, purement en raison de son statut de citoyen.
Vous avez aussi demandé qui sont ces personnes, et je dirais que cela varie beaucoup. La très grande majorité des détenus classés « à haut risque » par l’ASFC sont des personnes qui, lorsqu’elles sont entrées dans le système, sont considérées comme ayant un certain profil selon les politiques internes de l’ASFC. Ma collègue, Me Best, en a mentionné une : l’Évaluation nationale des risques en matière de détention. Il s’agit d’une liste de vérification énumérant divers critères jugés pertinents par l’ASFC, et, parmi ces critères, il y a les condamnations antérieures, mais aucun de ces critères ne permet de comprendre globalement qui est la personne. Il n’y a qu’un seul critère qui tient compte des vulnérabilités. La liste prend très peu de vulnérabilités en compte, et la personne peut seulement obtenir un point pour ses vulnérabilités; même si elle a plusieurs vulnérabilités, on réduit seulement un point du total.
Pour ce qui est du profil de ces personnes, dans la plupart des cas, il s’agit de personnes racisées et très vulnérables, qui ont des problèmes de santé mentale, en partie parce qu’elles ont passé beaucoup de temps en détention pour des raisons d’immigration.
Beaucoup sortent de détention criminelle. D’autres ont été identifiées à la frontière, mais il n’y a aucun profil type, il n’y a aucun moyen de vraiment déterminer de manière concluante qui représente véritablement un certain risque ou un certain danger.
Le sénateur avant vous a posé une question sur les diagnostics psychiatriques. L’ASFC n’est pas tenue d’effectuer ce genre d’évaluation, de reconnaître un diagnostic de troubles de santé mentale, un diagnostic psychiatrique quelconque ou, encore une fois, de conclure que la personne a un comportement dangereux pour la considérer ou l’étiqueter comme présentant un risque élevé.
La sénatrice Pate : Maître Arbel, vous avez dit que vous siégez à un comité consultatif ou à un comité consultatif de l’ASFC. Je serais curieuse de savoir si on a consulté votre comité ou qui que ce soit d’autre à propos des données actuellement utilisées. Nous avons déjà beaucoup discuté du fait qu’il y a plus de 200 places. Certains parmi nous ont visité ces centres de détention et vu les unités qui s’y trouvent et qui pourraient être réaménagées. D’ailleurs, il y a des cellules qui pourraient être réaménagées et rendues plus sécuritaires, mais il faut vouloir le faire. Savez-vous s’il y a eu des recommandations en ce sens?
Deuxièmement, vous venez de parler des troubles de santé mentale, et je suis d’accord avec vous. Un des problèmes tient au fait que ce sont justement les conditions de confinement imposées, autant dans les centres de détention de l’immigration que dans les prisons provinciales… J’irais même jusqu’à dire que la sécurité dans bon nombre de centres de détention provisoire et de prisons provinciales est tout aussi élevée et accroît peut-être même davantage l’isolement que dans certains pénitenciers fédéraux. Mais quoi qu’il en soit, il y a abondamment de données montrant que cela a des répercussions sur les plans psychiatrique, neurologique et psychologique, et que cela n’est pas évalué sous cet angle. Ces répercussions sont réinterprétées comme étant des troubles du comportement et de la personnalité et non comme des diagnostics psychiatriques, et cela constitue un réel problème, répandu non seulement dans le système de l’ASFC, mais bien dans tout le système carcéral fédéral.
Je ne sais pas si l’on a envisagé d’utiliser le Protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture comme outil, mais beaucoup parmi nous — vous y compris — ont réclamé d’utiliser ce mécanisme, entre autres, afin que l’ASFC, les Services correctionnels provinciaux et territoriaux et les hôpitaux psychiatriques soient ainsi surveillés.
Je serais curieuse de savoir s’il y a eu de telles discussions, quand vous avez formulé vos recommandations — je suis certaine que vous l’avez fait —, et quelles ont été les réponses. J’aimerais aussi savoir si vous pourriez faire parvenir au comité plus de détails à ce sujet.
Me Arbel : Merci de la question. J’ai siégé au comité sur la qualité de vie jusqu’en février de cette année, après quoi j’ai démissionné. Ses membres sont tenus de respecter des protocoles de confidentialité rigoureux, alors je ne peux pas vous parler de ce dont nous avons discuté, dans ce contexte. Je peux toutefois vous dire qu’il a été question de façon générale des conditions de détention dans les centres de surveillance de l’immigration en Colombie-Britannique.
Je peux vous dire, de mon point de vue de chercheuse dans ce domaine et compte tenu des rôles que j’ai remplis relativement à la détention des immigrants, qu’il est absolument impératif d’avoir des mécanismes, peu importe lesquels, pour assurer un certain niveau d’obligations redditionnelles, y compris extérieures, des mécanismes qui permettent de déterminer qui présente « un risque » ou non et de fournir non seulement des diagnostics utiles, mais aussi des traitements pour les problèmes de santé mentale.
Présentement, l’ASFC a une autorité discrétionnaire exclusive, non seulement à l’égard des personnes qu’elle peut placer en détention, mais aussi à l’égard de l’endroit où ces personnes seront détenues et de l’étiquette qui leur sera accolée. Encore une fois, comme l’a dit ma collègue, Me Best, dans sa déclaration, il n’existe aucun mécanisme pour contester ces évaluations, ces placements en détention, ces décisions, sinon longtemps après et une fois que les personnes ont déjà été placées en détention.
Je serais bien sûr favorable à l’application du protocole facultatif. Je serais bien sûr favorable à l’utilisation de mécanismes indépendants pour faire en sorte qu’il y ait d’abord des évaluations, mais aussi des traitements, du counseling et de l’aide pour les personnes souffrant de problèmes de santé mentale en détention.
Je suis d’accord avec vous pour dire que les centres de détention actuels sont tout à fait équipés pour « traiter de manière sécuritaire » certaines personnes. Le centre de surveillance de l’immigration de la Colombie-Britannique a des cellules avec toilette et lavabo. C’est l’équivalent des cellules qu’on voit en établissement carcéral. Encore une fois, il est tout à fait inutile de donner suite à ce qui est proposé ici, pour sécuriser ces centres. J’espère que j’ai répondu à votre question.
La sénatrice Pate : Merci.
Le sénateur Yussuff : Ma question concerne les enfants. Je la pose à tous les témoins qui témoignent aujourd’hui. Sait-on s’il est déjà arrivé qu’un enfant soit séparé de ses parents, que ses parents soient placés dans un établissement fermé, et les enfants, ailleurs? Des enfants ont-ils déjà été séparés physiquement de leurs parents? Je suis entièrement au fait de notre obligation internationale à l’égard des enfants. Plus important encore, les réfugiés et leurs familles arrivent ici avec toutes sortes de difficultés.
Deuxièmement, j’aimerais savoir si on reconnaît la difficulté que nous avons ici, dans notre pays, à évaluer la santé mentale des Canadiens, sans parler de celle des réfugiés présents dans notre pays. Ma collègue a posé une question à propos des agents de l’ASFC et des autres fonctionnaires qui seront formés désormais pour évaluer les gens qui seront détenus dans des établissements fédéraux. Croyez-vous vraiment que cela sera utile à ceux qui auraient besoin d’un traitement et aux agents qui suivent une formation pour être en mesure d’évaluer si ces personnes ont besoin d’aide, et que l’on peut éviter de nuire davantage à leur santé si elles doivent être détenues dans un établissement fédéral?
Me Best : Je pense que je vais commencer par la question sur la formation. Ma collègue pourra répondre à celle sur la séparation des enfants.
En ce qui concerne la formation, nous savons que, actuellement, l’ASFC et ses agents de sécurité privés sous contrat gèrent les centres de surveillance. Les agents de l’ASFC ont le pouvoir discrétionnaire exclusif de décider si une personne doit être placée ou transférée dans une prison provinciale.
Nous savons que, de manière disproportionnée, les personnes qui sont transférées dans un établissement à niveau de sécurité plus élevé sont celles qui ont été classées à haut risque en raison de leurs problèmes comportementaux et de leurs problèmes de santé mentale. De croire que quelque chose va changer parce que ces personnes seront transférées dans un pénitencier fédéral plutôt que dans une prison provinciale… Je ne vois pas le lien entre ces deux choses. Nous savons que le fonctionnement actuel soulève des préoccupations. Nous craignons vraiment que cette proposition ait pour effet de rendre cela définitif et aggrave la situation, au lieu de l’améliorer, surtout après avoir entendu aujourd’hui que l’ASFC a l’intention de s’appuyer beaucoup plus sur des agents privés contractuels.
Me Webster : Par rapport à votre première question sur les enfants séparés de leurs parents, je pourrais peut-être ajouter que, absolument et sans équivoque, nous voyons tout le temps des cas d’enfants séparés de leurs parents. Je peux penser à au moins des dizaines de clients qui, cette année civile seulement, ont été séparés de leurs enfants parce qu’ils ont eux-mêmes été placés dans un centre de détention de l’immigration. Je suis certaine que tous ceux qui exercent le droit dans ce domaine vous diront la même chose. C’est un problème à l’échelle du pays. La situation des enfants séparés de leurs parents quand ceux-ci sont placés en détention est une réalité.
Parfois, il s’agit d’enfants de citoyens canadiens; d’enfants de résidents permanents; d’enfants de ressortissants étrangers. Parfois, ces enfants ne sont âgés que de deux ou trois ans; il y a même des bébés. Parfois, l’enfant finit par être confié aux services de protection de l’enfance, même temporairement. La séparation a des conséquences réelles, graves et à long terme, et nous voyons cela chaque jour.
L’intérêt supérieur de l’enfant est une considération primordiale en droit de l’immigration, et pourtant, il n’y en a aucune trace dans ce projet de loi. Il n’est pas pris en considération, de manière générale, en ce qui a trait au recours aux pénitenciers fédéraux. Il n’est pas pris en considération dans les décisions de transfèrement prises par l’ASFC. Nous ne voyons rien à propos de cet intérêt supérieur.
Je vais vous raconter une anecdote, pour conclure. C’est tout simple : j’ai eu des clients qui ont dû souhaiter bon anniversaire ou même dire au revoir à leurs enfants derrière une vitre. L’ASFC refusait qu’ils embrassent leurs enfants, parce qu’ils étaient détenus. C’est dire à quel point les établissements sont sécurisés. Vous n’avez même pas l’occasion de serrer votre bébé dans vos bras avant d’être expulsé du pays.
Le sénateur Boehm : Merci de votre dernier commentaire. Cela donne beaucoup à réfléchir.
J’ai deux questions. Mes collègues ont déjà posé la plupart de mes questions. Comme vous pouvez le voir, nous avons un peu de difficulté à comprendre qu’une chose si importante fasse partie d’une loi d’exécution du budget, mais nous en débattrons plus tard entre nous.
Plus tôt, j’ai posé aux témoins du gouvernement une question à laquelle on m’a répondu en parlant d’analyses comparatives. Je vais poser la question aux deux avocates en immigration qui sont avec nous dans la salle : savez-vous s’il y a un pays, dans le monde, un pays qui accueille un grand nombre d’immigrants, qui incarcère les immigrants dans des pénitenciers fédéraux?
Me Webster : J’ai commencé à pratiquer le droit aux États-Unis. Il arrive aux États-Unis que les immigrants soient détenus dans des établissements fédéraux qui ne sont pas exclusivement utilisés à des fins d’immigration, mais je vous dirais que ce n’est pas un exemple à suivre. Les organismes de défense des droits de la personne des États-Unis et du Canada, les Nations unies ainsi que le droit international en matière de droits de la personne en général ont universellement dénoncé ces pratiques.
Le sénateur Boehm : Merci. Vous traitez toutes les deux avec des communautés, avec des organismes communautaires — le sénateur Cardozo a effleuré le sujet dans sa question — et bien sûr avec les nouveaux arrivants. Je regarde les témoins autour de la table et ceux en ligne, et certains d’entre nous sont peut-être relativement de nouveaux arrivants, mais pas tant que ça. Quelle est votre impression, par rapport à votre clientèle? Vos clients sont-ils au courant de ce qui est proposé dans la Loi d’exécution du budget? Qu’en penseraient-ils? Les communautés de la diaspora gèrent leurs associations communautaires, mais, au fil du temps, il y a un phénomène au Canada qui fait que, plus cela fait longtemps que vous y êtes, moins — disons-le ainsi — vous êtes accueillant envers les nouveaux groupes. C’est peut-être parce que vous jugez avoir organisé différemment votre processus d’immigration.
Je n’exprime pas très bien mon idée, mais avez-vous une opinion à ce sujet? Que dit la communauté?
Me Best : Je ne sais pas si je suis la mieux placée pour parler de la communauté des migrants, mais je peux dire que nos clients, en particulier ceux qui ont été transférés dans des prisons provinciales, sont absolument choqués par l’accueil que leur a réservé le Canada.
Le monde entier croit que le Canada est très accueillant pour les réfugiés, et que nous avons le plus grand respect pour les droits de la personne. Il y a un énorme décalage entre cela et ce que vivent les gens placés en détention pour des raisons d’immigration. Je pense surtout au manque d’équité dans les décisions relatives aux transfèrements ou aux placements ou, comme quelqu’un d’autre l’a mentionné, à la nature parfois très superficielle des contrôles des motifs de détention.
Je dirais qu’il y a un décalage énorme entre les principes auxquels le Canada s’attache et devrait s’attacher et la situation réelle sur le terrain. Il va de soi que nos clients sont souvent choqués, ébranlés et angoissés, parce qu’ils ne s’attendaient pas à être traités ainsi au Canada. Cela se répercute sur leurs familles et les membres de leur communauté, à qui on demande souvent d’être la caution ou de remplir un rôle de surveillance si la personne est remise en liberté. Je pense parfois que ces communautés sont très mal informées concernant la situation sur le terrain, à la lumière du discours que le Canada aime tenir sur sa longue tradition de défense des droits.
Me Webster : Me permettez-vous d’ajouter quelque chose à propos de la position des organismes communautaires? Même si je ne peux pas vous dire s’ils sont au courant ou non de cette modification précise proposée dans la Loi d’exécution du budget, je peux vous dire, d’après mon expérience, que dans pratiquement tous les cas, les organismes communautaires, religieux et culturels ainsi que les organismes scolaires sont tout à fait prêts à s’engager à fournir du soutien communautaire aux personnes qui sont détenues et qui veulent être remises en liberté. Dans le cadre de ma pratique, j’ai travaillé avec des gens de divers organismes, de divers horizons et de diverses opinions. Je pense qu’il a été mentionné que le site Web d’IRCC énumère 1 100 organismes offrant tout un éventail de services d’établissement.
Ces organismes sont prêts à s’impliquer. Ils seraient des participants actifs et coopératifs dans l’élaboration de solutions de rechange plus robustes que la détention, et c’est de cela que nous devrions discuter. Il ne faut pas se demander s’ils trouvent acceptable d’enfermer des gens dans des prisons fédérales : il faut se demander comment nous pouvons tirer parti de cette énorme vague de soutien communautaire afin d’aider les gens dans le processus d’immigration.
Comme vous l’avez fait remarquer, sénateur, certaines communautés qui sont ici depuis plus longtemps se montrent un peu plus réticentes. Elles disent : « Écoutez, moi, j’ai suivi les règles, et on m’a laissé passer ». C’est justement le genre de sentiments dont nous devrions tirer parti, parce que ces gens vont dire : « Vous devez suivre les règles; votre mise en liberté va être assortie de conditions, et je vais m’assurer que vous vous présentiez aux autorités et que vos formulaires soient envoyés à temps; je vais m’assurer de vous donner les bonnes informations. »
Il n’y a aucune raison de croire que ces organismes ne feront pas d’excellents partenaires lorsque nous examinerons des solutions de rechange ou des solutions plus humaines et plus respectueuses des droits.
Le sénateur Boehm : Merci. C’est très informatif.
Le président : Chers collègues, nous sommes arrivés à la fin de notre temps avec, encore une fois, un groupe de témoins qui nous ont donné beaucoup d’informations. J’aimerais remercier sincèrement, au nom de mes collègues, Me Best, Me Webster, Me Ramo et Me Arbel d’avoir répondu à autant de questions complexes. Nous vous sommes reconnaissants du temps que vous avez pris pour nous faire profiter de votre expertise et de vos conseils sur un sujet de politique publique et de politique judiciaire que je qualifierais de complexe. Je suis certain que vos chemins croisent fréquemment celui de notre collègue, la sénatrice Pate.
Je vais conclure en vous remerciant de tout le travail que vous faites chaque jour et souvent les soirs et les fins de semaine. Vous faites un travail important et crucial, et vous méritez notre reconnaissance et notre respect, alors merci d’avoir été avec nous aujourd’hui.
Nous allons accueillir notre dernier groupe de la réunion. Pour les gens d’un bout à l’autre du Canada qui viennent de se joindre à nous, nous étudions la teneur des éléments de la section 39 de la partie 4 du projet de loi C-69, modifiant la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition.
J’ai le privilège d’accueillir, pour la prochaine heure, l’honorable Allan Rock, c.p., membre du conseil et ancien ambassadeur du Canada auprès des Nations unies, qui représente le Conseil mondial pour les réfugiés et les migrations. Nous accueillons aussi Mme Gauri Sreenivasan, codirectrice générale, Politiques et plaidoyer, du Conseil canadien pour les réfugiés; et Mme Hanna Gros, chercheuse, Division des droits des personnes handicapées, qui représente Human Rights Watch.
Merci à vous d’être avec nous aujourd’hui. Je vais vous inviter à présenter votre déclaration préliminaire, et ensuite les sénateurs auront des questions à vous poser. Nous allons commencer par M. Rock. Allez-y dès que vous êtes prêt.
L’hon. Allan Rock, c.p., membre du conseil et ancien ambassadeur du Canada auprès des Nations unies, Conseil mondial pour les réfugiés et les migrations : Merci. C’est un privilège d’être ici devant votre comité. Je vous suis reconnaissant de m’avoir invité à témoigner au nom du Conseil mondial pour les réfugiés et les migrations.
Les témoins vous ont déjà longuement expliqué les dispositions législatives proposées et vous ont précisé les raisons pour lesquelles ils ont de sérieuses réserves ou même s’opposent à ce qui est proposé.
Une grande partie des sujets dont je prévoyais parler dans ma déclaration ont déjà été abordés, alors je vais me concentrer sur deux ou trois points, dans les quelques minutes qui me sont accordées pour ma déclaration, afin de cerner les considérations qui, je crois, sont les plus importantes.
Premièrement, l’idée d’utiliser des prisons ou des pénitenciers, des établissements carcéraux, dans un contexte d’immigration est tout simplement une mauvaise idée. L’immigration est, par nature, un processus administratif, et c’est tout simplement une erreur d’intégrer des considérations pénales dans ce processus administratif. Comme l’a dit Me Arbel avec beaucoup d’éloquence, cela viole les principes fondamentaux du droit, qu’il s’agisse du droit pénal, administratif ou des droits de la personne. L’idée de combiner le pénal et l’administratif est mal avisée et carrément mauvaise.
Deuxièmement, pour ce qui est du risque, je tiendrais pour acquis que les gens qui remplissent une fonction législative, comme les membres de votre comité, se préoccuperaient du risque pour le public. Vous êtes hantés par le spectre des meurtres, des violeurs et des individus à haut risque qui représentent un danger pour le public, et vous vous dites préoccupés par la protection du public, mais je crois que cela donne une image déformée de ce dont il est question, ici.
Si vous voulez savoir ce que l’Agence des services frontaliers du Canada considère comme un risque, examinez de plus près le profil des gens qu’elle place en détention. On vous l’a répété plus d’une fois aujourd’hui : depuis 2016, sur les 45 000 personnes qui ont été détenues par l’ASFC, plus de 90 % étaient détenues pour un motif autre que celui de représenter un danger potentiel pour le public. Ces personnes étaient détenues parce qu’elles risquaient de ne pas se présenter à leur audience ou parce que leurs formulaires étaient mal remplis. Voilà le risque dont nous parlons ici.
Dans les rares cas où on s’inquiète véritablement du danger que pourrait représenter une personne pour le public, des mécanismes sont déjà en place pour traiter ce genre de situation. Nous avons déjà entendu parler des centres de surveillance, essentiellement des prisons à sécurité moyenne avec une surveillance 24 heures sur 24, sept jours sur sept, des gardiens, des portes verrouillées, un accès restreint et des cellules d’isolement. Ce concept du risque… et incidemment, le risque est une considération subjective pour l’ASFC, tout comme l’est le risque élevé. Quand l’ASFC conclut qu’une personne représente un risque élevé, sa décision ne peut pas être contrôlée, c’est-à-dire que vous ne pouvez pas demander un nouvel examen. Quand l’ASFC dit que vous représentez un risque élevé, le dossier est clos.
Le rôle de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada dans tout ce système est minime et superficiel. Vous l’avez entendu de la bouche de personnes spécialisées en droit de l’immigration et des réfugiés, elles vous ont dit que, d’après leurs expériences, la CISR ne remplit qu’un rôle superficiel très limité. Vous ne pouvez pas demander à ce tribunal de prendre des mesures lorsque l’ASFC vous a injustement classé comme un risque élevé.
Parlant de l’ASFC, il s’agit d’une organisation quasi policière, ayant de vastes pouvoirs discrétionnaires quant aux décisions qu’elle prend et qui ont des répercussions énormes sur la vie des gens, et tout cela, sans aucune surveillance. Votre comité a justement recommandé avec force, deux fois par le passé, que l’ASFC soit surveillée, mais nous attendons toujours.
De plus, quand l’ASFC ordonne une détention, il n’y a aucune durée maximale. Des organismes internationaux de défense des droits de la personne ont demandé à maintes reprises que le Canada fasse comme le reste des pays industrialisés et impose des limites aux périodes de détention.
Et maintenant, quelle est la situation actuelle? Voici : les représentants de l’ASFC eux-mêmes, qui étaient assis autour de la table il n’y a pas deux heures, ont avoué que moins de 100 personnes présentement sont détenues dans des prisons provinciales parce qu’elles ont commis une infraction criminelle. En passant, on a oublié de nous dire s’il s’agit d’infractions violentes. Comme l’a dit la représentante de l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés, ces personnes sont peut-être détenues pour une infraction relativement mineure, et quoi qu’il en soit, il s’agit de moins de 100 personnes.
Compte tenu de la situation actuelle, souhaite-t-on vraiment habiliter cette agence qui a un pouvoir discrétionnaire si vaste, dont les décisions ne peuvent pas être contrôlées et qui peut ordonner qu’une personne soit placée en détention pour une durée indéterminée, à envoyer quelqu’un dans un établissement fédéral? Cela trouble la conscience. Me Arbel a utilisé le mot « inadmissible », et j’en dis autant.
Votre comité et le Sénat se trouvent donc dans une position très difficile. Vous avez été chargés d’étudier une section dans un énorme projet de loi d’exécution du budget. Évidemment, les gens s’interrogent sur la teneur de cette section.
Pourrais-je, avec respect, formuler une recommandation? Je ne suis au courant d’aucune loi ni d’aucun principe qui empêcherait votre comité — et même le Sénat lui-même — de demander que le ou les ministres compétents suppriment cette section. Retirez‑la du projet de loi omnibus et, le cas échéant, ramenez-la dans un projet de loi distinct, afin que nous puissions en étudier correctement le bien-fondé et les conséquences d’une mesure aussi radicale.
L’enjeu est trop élevé pour que cette mesure soit adoptée dans le cadre d’un projet de loi d’exécution budgétaire si massif. Cela a besoin, cela mérite d’être étudié séparément par votre comité et par le Sénat, alors voilà ce que je vous recommande respectueusement de faire. Merci, monsieur le président.
Le président : Merci, monsieur Rock. La parole va maintenant à Mme Gauri Sreenivasan. Vous pouvez y aller dès que vous êtes prête.
Gauri Sreenivasan, codirectrice générale, Politiques et plaidoyer, Conseil canadien pour les réfugiés : Merci, sénateur. Comme d’autres l’ont fait avant moi, je vous remercie et vous suis reconnaissante de m’avoir invitée à témoigner devant vous.
Le Conseil canadien pour les réfugiés, ou CCR, est le principal organisme-cadre national du Canada, représentant 200 organisations de première ligne qui travaillent, d’un bout à l’autre du pays, auprès des réfugiés et des migrants. Notre point de vue est fondé sur l’information que nous fournissent nos membres, lesquels accompagnent et soutiennent au quotidien ceux et celles qui doivent subir le processus de demande d’asile et qui sont détenus pour des raisons d’immigration.
[Français]
Nous sommes heureux de l’occasion de présenter nos perspectives et nos recommandations au comité sur le projet de loi d’exécution du budget. Le budget fédéral de 2024, par exemple, annonçait d’importants investissements pour les demandeurs d’asile et pour assurer un traitement équitable. Nous avons accueilli favorablement un grand nombre de ces priorités.
[Traduction]
Cependant, comme vous l’entendez de toutes parts, ce qui est proposé dans les sections 38 et 39 de la Loi d’exécution du budget, soit de nouvelles modifications majeures au droit des réfugiés et de l’immigration, soulève de très graves préoccupations et pourrait même, dans certains cas, miner les résultats potentiellement réalisables grâce aux investissements budgétaires. À notre avis, nombre des changements proposés ont été élaborés si hâtivement qu’ils entraîneraient de fâcheuses conséquences imprévues.
Je sais que vous n’étudiez pas la section 38, mais la plupart des modifications proposées au processus pour les demandeurs d’asile ont comme objectif d’ouvrir la voie à des règlements qui n’ont pas encore été rédigés et encore moins publiés; il est donc pratiquement impossible d’entreprendre un débat public éclairé sur le sujet. Le Conseil canadien pour les réfugiés s’oppose à l’utilisation de la Loi d’exécution du budget pour apporter de manière antidémocratique des changements potentiellement radicaux à notre système d’immigration et d’octroi de l’asile.
Nous avons présenté un mémoire exposant nos préoccupations à votre comité ainsi qu’au Comité sénatorial permanent des affaires sociales. Nous vous recommandons par-dessus tout — comme l’ont fait de nombreux autres ce soir — soit de supprimer de grands pans du projet de loi C-69, soit d’insister pour que les aspects concernant l’immigration et l’octroi de l’asile soient retirés du projet de loi et présentés séparément afin qu’il puisse y avoir des audiences et des délibérations complètes. Pour dire les choses simplement, des vies sont en jeu.
Le CCR a quatre grandes préoccupations à l’égard de la Loi d’exécution du budget. Dans ma déclaration, je vais insister sur nos préoccupations à l’égard de la section 39, puisque c’est l’objet de votre étude. Cependant, je tiens à énumérer trois grandes préoccupations au sujet de la section 38, car il y a des liens entre elles qu’il est important de comprendre.
Premièrement, la section 38 crée une nouvelle étape inquiétante dans le processus de demande d’asile, avant que le dossier soit renvoyé à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Cela va créer de longues périodes d’attente ainsi que de l’incertitude pendant une durée indéterminée pour les demandeurs d’asile. Non seulement cela menace leurs droits fondamentaux, cela mine aussi, contre-intuitivement, les progrès réalisés jusqu’ici par l’ASFC en rationalisant le processus.
Deuxièmement, la section 38 crée de nouvelles mesures pour renvoyer rapidement et automatiquement une demande d’asile et en prononcer le désistement, ce qui aurait pour effet de mettre en danger les chances des demandeurs marginalisés d’obtenir l’asile au Canada. Cela alourdirait, aussi, l’arriéré de la CISR.
Troisièmement, il y a de nouveaux mécanismes pour nommer le représentant désigné d’une personne mineure. Ces mécanismes, s’ils étaient mis en œuvre correctement, auraient une grande importance, mais la façon dont ils sont formulés actuellement pourrait nuire à l’application de la justice et créera fondamentalement un conflit d’intérêts pour l’ASFC.
La section 39, l’objet de votre étude, soulève d’autres inquiétudes encore plus préoccupantes, sur lesquelles portera le reste de ma déclaration.
Comme l’ont dit les témoins précédents, les amendements autorisant la mise en place de postes d’attente dans les prisons fédérales à des fins d’immigration constituent un faux pas énorme et profondément troublant. Nous trouvons très préoccupant que le gouvernement propose d’utiliser les prisons fédérales pour élargir les moyens de détention des immigrants, précisément au moment où le public et l’ensemble des dix provinces ont clairement exprimé leur rejet de cette pratique.
Comme vous l’avez entendu encore et encore, la détention des immigrants est une mesure administrative, et les personnes ainsi détenues ne devraient pas être traitées comme des criminels ni placées dans des établissements conçus pour les personnes reconnues coupables d’un crime. Il est intéressant de souligner que les normes et les lignes directrices des Nations unies en matière de détention — par exemple, pour les demandeurs d’asile — sont parfaitement claires : nous devons éviter de placer les demandeurs d’asile en détention. Même s’il s’agit supposément d’un dernier recours au Canada, les investissements et l’attention accordée aux solutions de rechange dans la collectivité ont été insuffisants, et la détention des immigrants est donc chroniquement surutilisée. Comme vous l’avez entendu, les agents disposent d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour placer des gens en détention, et la plupart des personnes sont détenues à la suite d’une évaluation subjective, parce qu’on a jugé qu’il y a un grand risque qu’elles ne présentent pas à leur audience ou parce que leurs pièces d’identité ne sont pas complètes. La majorité de ces soi-disant détenus à haut risque, en particulier ceux détenus pendant de longues périodes, sont des personnes noires ou racisées, ce qui révèle un profond racisme systémique.
D’après ce que nous savons actuellement, aucune analyse appropriée n’a été faite pour savoir quels établissements pourraient même satisfaire aux conditions de séparation des détenus, comme prévu dans le projet de loi. Même si, comme l’affirme le gouvernement, les prisons fédérales ne seront utilisées que pour de courtes durées, seulement pour quelques personnes, il y a tout de même le risque que des personnes se retrouvent concrètement dans un pseudo-isolement cellulaire pendant de longues périodes.
Le projet de loi s’engage à cesser progressivement l’utilisation de prisons fédérales pour la détention dans cinq ou peut-être 10 ans. Non seulement s’agit-il d’une très longue période durant laquelle des droits seront violés, mais il s’agit aussi, d’après ce que nous comprenons, de gagner du temps pour mobiliser des ressources et mettre en œuvre des projets de création d’autres centres de détention à sécurité élevée, lesquels seront administrés par l’ASFC. Cette approche est tout simplement malavisée, compte tenu de la capacité qui nous a été décrite aujourd’hui.
Il est important de réfléchir aux liens entre les modifications proposées dans ces différentes sections. Le Conseil canadien pour les réfugiés se préoccupe de la possibilité, par exemple, que les nouvelles règles concernant le désistement des demandes d’asile et les conditions obligatoires prévues à la section 38 pourraient donner lieu à des mesures d’application de la loi plus sévères, qui ne tiendraient pas compte des circonstances et qui conduiraient donc plus de personnes en détention. Est-ce que ces super centres en train d’être construits sont bien ce que nous voulons pour le Canada?
Pour résumer de manière générale, les investissements et les priorités énoncés dans le budget et dans le projet de loi en matière de détention sont à l’envers. La priorité devrait être d’éviter la détention en premier lieu; de remettre les gens en liberté dès que possible, y compris grâce à des solutions de rechange à la détention; et les investissements devraient être utilisés pour soutenir les gens qui, à l’extérieur de la détention, ont des problèmes de santé mentale ou de toxicomanie.
Nous recommandons fortement — comme d’autres l’ont dit — d’une part, de supprimer les dispositions aux articles 433 à 441 de la section 39 de la Loi d’exécution du budget, lesquelles prévoient l’utilisation de prisons fédérales pour la détention des immigrants, et, d’autre part, de faire tous les efforts possibles pour renforcer et adopter le projet de loi C-20, lequel créera un mécanisme de surveillance civile de l’ASFC. Merci beaucoup.
Le président : Merci, madame Sreenivasan.
Nous accueillons maintenant notre dernier témoin d’aujourd’hui, Mme Hanna Gros. Vous pouvez y aller dès que vous êtes prête.
Hanna Gros, chercheuse, Division des droits des personnes handicapées, Human Rights Watch : Monsieur le président, mesdames et messieurs, c’est un honneur pour moi de témoigner devant vous. Je vous suis reconnaissante de m’avoir invitée à témoigner sur un enjeu si important.
Je suis chercheuse à Human Rights Watch, et j’ai aussi travaillé auparavant comme avocate spécialisée en droit de l’immigration et des réfugiés.
En 2021, j’ai rédigé un rapport conjoint pour Human Rights Watch et Amnistie internationale, lequel a servi de fondement à la campagne #BienvenueAuCanada, laquelle a joué un rôle essentiel pour faire cesser l’utilisation des prisons provinciales pour la détention des immigrants à l’échelle du pays.
Au cours des 10 dernières années, j’ai eu le privilège d’interviewer et de représenter — en plus de travailler à leurs côtés — des dizaines de personnes qui ont personnellement été détenues pour des raisons d’immigration. Souvent, les voix de ces personnes se perdent au fil des discussions. Beaucoup fuient pour guérir de leurs expériences traumatisantes, espérant trouver un sentiment de sécurité et d’appartenance au Canada. Beaucoup sont toujours terrorisés à l’idée de dénoncer ce qu’ils ont vécu, même après avoir obtenu un statut juridique. Je suis reconnaissante d’avoir l’occasion aujourd’hui de vous faire part de ce que certains ont à dire.
En 2020, j’ai interviewé une personne que j’appellerai « Usman ». Il était incarcéré dans une prison ontarienne depuis trois ans, pendant que l’ASFC essayait de l’expulser du pays. Enfant, il avait fui son pays d’Afrique ravagé par la guerre, et son pays d’origine ne le reconnaissait plus comme citoyen. Cela veut dire qu’il ne pouvait pas être expulsé du Canada. Quand je lui ai demandé ce qu’il retenait du temps qu’il avait passé en détention, Usman s’est souvenu d’une visite à l’hôpital :
... J’étais menotté et je me rappelle être entré dans un ascenseur avec l’agent de l’ASFC et les gardiens de prison. Dans l’ascenseur, il y avait un enfant — un petit garçon qui avait trois ou quatre ans — avec son père. Dès que nous sommes entrés dans l’ascenseur, le garçon a été surpris. Il a demandé à son père : « Qu’est-ce qu’il a fait, l’homme? »
Et je me rappelle que je suis resté debout, là... Son père ne pouvait pas répondre parce qu’il ne comprenait pas ce qui se passait, mais il a probablement pensé que j’étais un genre de criminel, ou quelqu’un qui avait tué une autre personne. Qui sait?
À notre retour, plutôt que de prendre le même ascenseur, [l’ASFC] m’a fait prendre le monte-charge. J’ai demandé à l’agent pourquoi nous passions par le monte-charge et il m’a répondu : « Ni vu, ni connu ».
Je n’ai jamais été aussi triste de toute ma vie.
Certaines des violations les plus graves des droits de la personne visent des gens qui sont ni vus ni connus. Permettre la détention d’immigrants dans les prisons fédérales fait en sorte que des gens qui sont déjà marginalisés sont encore plus ni vus ni connus.
En 2020, j’ai aussi interviewé une femme, je vais l’appeler « Michelle », qui a fui un pays d’Afrique pour demander l’asile. Elle a été arrêtée à son arrivée à Toronto, en 2019, car elle était susceptible de prendre la fuite. De toute évidence, elle était enceinte, et les agents de l’ASFC l’ont menottée. Elle m’a dit : « Être traitée de la sorte par des hommes et comme une criminelle a rouvert beaucoup de blessures. »
Durant sa détention, elle a été placée dans une cellule d’isolement. Elle m’a dit :
J’ai voulu me tuer. C’était la fin du monde pour moi. On ne m’a pas dit ce qui se passait, ce que j’avais fait de mal... Cela s’est passé après que j’ai eu dit [aux agents de l’ASFC] tout ce qui m’était arrivé dans mon pays d’origine et que je leur ai expliqué que je m’étais échappée pour sauver ma vie... Je ne pouvais pas arrêter de pleurer. J’ai pensé : « J’aurais peut-être dû rester chez moi et mourir là-bas. »... Avant que je n’arrive au Canada, je ne savais pas à quoi ressemblait une prison.
Un autre homme que j’ai interviewé, que je vais appeler « Joseph », est arrivé au Canada d’un pays d’Afrique en tant qu’étudiant au secondaire. Plus tard, il a été forcé de cesser ses études universitaires lorsqu’il ne pouvait plus payer les droits de scolarité et que son visa d’étudiant est arrivé à échéance. Il a été détenu parce qu’il était susceptible de prendre la fuite. À ce moment-là, il était au Canada depuis sept ans, et sa femme canadienne était sur le point de terminer sa demande de parrainage d’époux. En prison, on l’a mis en isolement cellulaire et sous surveillance pour risque de suicide. Il m’a dit :
Je me souviens du lit en fer — vous y déposez des cadavres, une fois que vous êtes mort.
Il m’a aussi dit :
Je ne faisais qu’attendre et prier, tentant de me convaincre que ce n’était pas si grave. Je pensais : «On ne peut pas tout simplement me laisser là. »... Je n’avais pas l’impression d’être humain là-bas; je me sentais comme un chien. Les gardiens ne faisaient qu’ouvrir la trappe pour me nourrir.
Lorsque j’ai demandé à Joseph quel message il aimerait envoyer aux autorités canadiennes au sujet de la détention d’immigrants, il a dit que pendant qu’il était « en prison » :
... J’ai vu une équipe tactique d’intervention vaporiser du poivre de Cayenne sur quelqu’un qui perdait la tête, et on l’a emmené. J’ai vu quelqu’un faire une surdose de fentanyl. Les gardiens ne faisaient que parler comme à l’habitude pendant qu’une infirmière tentait de réanimer l’homme. J’ai seulement pensé : « Si je mourais, est-ce que quelqu’un s’en soucierait? »
Honorables sénateurs, je vous encourage à conclure que le Canada doit cesser de multiplier les incidents traumatisants et douloureux que crée ce système. Permettre la détention d’immigrants dans les prisons fédérales constitue un recul alarmant au chapitre des droits des migrants et des réfugiés. La seule raison pour laquelle il est justifié d’incarcérer des gens pour des motifs d’ordre administratif et de leur imposer les conditions les plus strictes du pays, et ce, sans date de fin, c’est lorsque nous croyons que des citoyens qui ne sont pas canadiens sont fondamentalement dangereux ou moins humains. Ils méritent mieux du Canada.
Merci.
Le président : Merci, madame Gros.
Chers collègues, comme pour la série de témoins précédente, les témoins sont avec nous pendant une heure. Veuillez respecter le protocole lié aux questions et réponses; adressez votre question à la personne dont vous aimeriez avoir une réponse. J’offre la première question à notre vice-président, le sénateur Dagenais.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma première question s’adresse à M. Rock.
Notre comité s’est réuni aujourd’hui pour étudier certains articles du budget. Depuis deux heures, on est loin de parler d’argent; on parle plutôt des droits des réfugiés que le gouvernement a introduits dans son budget, peut-être pour éviter des débats plus en profondeur sur sa façon de gérer l’immigration. En réalité, on ne parle pas beaucoup des dépenses de ce gouvernement dans cette étude que nous faisons.
On ne se racontera pas d’histoire. Parmi les immigrants et les réfugiés, il y a eu et il y aura toujours des criminels qui vont profiter de l’occasion pour entrer au pays. Quand ils sont identifiés à l’arrivée, quelle devrait être l’attitude de l’Agence des services frontaliers du Canada? On ne va quand même pas laisser entrer des criminels en liberté pour qu’ils mettent la sécurité des Canadiens en danger. Quelle serait l’attitude responsable à adopter à ce moment-là?
[Traduction]
M. Rock : Merci de la question, sénateur. Comme des témoins l’ont déjà dit aujourd’hui, le défi, c’est qu’il faut respecter les droits de la personne tout en protégeant le public. Dans la question que vous venez de poser, vous présumez que la personne qui arrive à nos frontières est un criminel. Je vais donc présumer que vous voulez dire qu’elle a déjà commis un crime ailleurs et qu’elle arrive au Canada.
Si nous savons que quelqu’un à la frontière a commis, disons, un crime violent par le passé, l’ASFC a le droit de la détenir. Jusqu’à récemment, elle pouvait la détenir dans les prisons provinciales. Cette pratique prendra fin dans les prochaines semaines parce que les ententes avec les provinces arrivent à leur fin.
Le Canada a trois centres de détention d’immigrants en Colombie-Britannique, au Québec et en Ontario, et ils peuvent accueillir plus de 400 personnes. Dans les faits, ce sont des établissements à sécurité moyenne, comme je l’ai mentionné, et le gouvernement a annoncé qu’il avait l’intention de verser plus de 300 millions de dollars afin d’apporter ce qu’il appelle des améliorations ou des modifications à ces installations afin de les rendre supposément plus sécuritaires.
Dans le cas que vous présentez, s’il est établi à l’aide d’éléments de preuve clairs et robustes qu’une personne présente à la frontière a commis des crimes dans d’autres pays et si l’agent de l’ASFC conclut que le grand public est exposé à un risque au Canada, elle peut détenir cette personne et l’envoyer dans un des centres de détention qui existent déjà. Je ne vois pas pourquoi les prisons fédérales canadiennes devraient être utilisées à cette fin puisque des établissements sécuritaires sont déjà disponibles à l’ASFC compte tenu des circonstances que vous avez décrites.
[Français]
Le sénateur Dagenais : À partir de vos observations par rapport au Conseil mondial pour les réfugiés et la migration, les politiques d’accueil en immigration trop vastes et improvisées du gouvernement actuel ne sont-elles pas responsables des problèmes de contrôle à l’arrivée pour l’Agence des services frontaliers du Canada?
[Traduction]
M. Rock : Nous devons faire une distinction entre l’immigration et les réfugiés. Les politiques sur l’immigration relèvent du Canada. Lorsqu’il est question de réfugiés, nous sommes contraints par les conventions internationales, y compris la Convention relative au statut des réfugiés de 1951 et son protocole de 1967. Le Canada, comme les autres pays, est obligé d’accorder l’asile à ceux qui fuient la persécution dans leur pays d’origine. Ce n’est pas quelque chose que fabrique le Canada de toutes pièces; il s’agit d’une obligation internationale que nous avons en tant que pays.
En ce qui concerne l’immigration, je ne suis pas prêt à parler aujourd’hui, en général, de la politique d’immigration du Canada. C’est un pays d’immigrants. Ma famille, comme beaucoup d’autres ici, est une famille d’immigrants. Cela nous enrichit. Je me rappelle avoir déjà fait des campagnes, de temps à autre, pour un poste électif, et de faire du porte-à-porte dans ma circonscription et d’entendre des gens se plaindre de l’immigration. Mais lorsque je leur souligne qu’il y a un énorme avantage économique liée à l’immigration, que cela enrichit notre pays, solidifie notre économie et diversifie notre population, il semble qu’il est possible de trouver d’excellents arguments en faveur de l’immigration pour montrer qu’elle est essentielle à l’avenir économique du Canada et pour enrichir le Canada en tant que société. Je ne suis pas sûr de savoir ce que vous voulez entendre.
En ce qui concerne les réfugiés et ceux qui veulent demander l’asile, nos obligations nous sont dictées par les conventions internationales. Nous devons évaluer la validité des demandes d’asile, et si elle a lieu d’être, d’accorder l’asile; c’est ce que nous faisons grâce à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada.
Le sénateur Yussuff : Merci aux témoins. Nous nous sommes grandement éloignés de nos traditions et de notre histoire en ce qui concerne le logement des réfugiés dans les pénitenciers fédéraux. Habituellement, lorsque nous sommes témoins de cela aux États-Unis, nous critiquons beaucoup nos voisins en disant que cela ne reflète pas les normes ou les traditions de notre pays. Le gouvernement nous a demandé d’examiner les dispositions de ce projet de loi budgétaire.
Monsieur Rock, vous avez été de l’autre côté de la table, et vous avez envoyé des projets de loi budgétaires aux comités aux fins d’examen dans un contexte où les gouvernements veulent que les choses avancent rapidement. Comme vous pouvez l’entendre, l’argument des fonctionnaires, c’est que les ententes avec les provinces sont sur le point de se terminer et ils veulent que nous étudiions ce dossier rapidement. En quoi le point que vous soulevez concernant la modification de nos normes afin de nous permettre de loger des réfugiés dans nos pénitenciers fédéraux enfreint-il nos normes internationales compte tenu de notre tradition et de notre histoire et de la manière dont nous avons tenté de respecter nos obligations juridiques et internationales en ce qui concerne la façon dont nous traitons les réfugiés qui arrivent dans notre pays?
M. Rock : Je vais répondre à cette question de deux façons, monsieur le sénateur. Tout d’abord, en ce qui concerne nos obligations internationales, le Groupe de travail sur la détention arbitraire était ici pas plus tard que la semaine dernière, et il a fait des observations dans un rapport provisoire avant de quitter le Canada, et il a entre autres critiqué notre pratique de détenir des immigrants dans des conditions carcérales, et ce pour une période indéfinie. Ce n’est pas la première fois que le Groupe de travail s’est plaint de cela. Il était ici il y a un certain nombre d’années — je pense que c’était en 2010 ou en 2014 — et il a fait les mêmes observations.
De plus, le Comité des droits de l’homme des Nations unies a dit expressément que cela allait au-delà des intérêts d’un État d’utiliser des lois pénales pour gérer les réfugiés lorsque ceux-ci demandent l’asile. Nous avons des paroles officielles d’entités internationales respectées qui critiquent tout mélange entre les systèmes pénal et administratif, comme je l’ai mentionné dans mes déclarations liminaires.
Je pourrais aussi répondre à votre question en disant que les Canadiens sont fiers d’être un pays d’accueil de réfugiés. Nous nous voyons ainsi. Nous nous voyons comme un pays d’accueil pour ceux qui fuient la persécution d’ailleurs. En fait, lorsque cet horrible homme des États-Unis se comportait comme il l’a fait en tant que 45e président, notre premier ministre a attiré beaucoup d’attention sur lui-même et notre pays en soulignant que le Canada accueille effectivement ceux qui fuient de la persécution et qu’il le fera toujours. C’est ainsi que nous nous voyons. C’est absolument contraire à ce principe de penser que nous allons utiliser des prisons provinciales, ne parlons même pas des prisons fédérales, pour détenir des gens jusqu’à ce que leur statut d’immigration se précise. C’est tout simplement mal, et cela ne semble pas correct.
Plus tôt, quelqu’un demandait pourquoi les provinces mettaient fin à leur accord quant à l’utilisation des prisons provinciales. C’est le procureur général de l’Alberta qui a dit que c’était tout simplement mal d’incarcérer quelqu’un dans une prison provinciale pendant que l’on mettait de l’ordre dans ses documents. C’est ce qu’il a dit, et je pense que cela reflète ce que pensent les provinces puisqu’elles se sont retirées successivement de ces ententes. En réponse à cela, maintenant, le gouvernement du Canada va doubler la mise en utilisant des établissements fédéraux plutôt que provinciaux. Pour ces raisons, je m’oppose tout à fait à cette idée.
Le sénateur Kutcher : Merci à tous les témoins. Nous apprécions vraiment votre présence.
Ma question s’adresse à M. Rock. Comme nous l’avons appris de la part d’autres témoins, il y a une confusion entre les aspects criminels et les aspects administratifs de ce projet de loi. Il y a des préoccupations au sujet d’incohérences importantes relevées dans le projet de loi, y compris au sujet des dangers et des gens qui ont des problèmes de santé mentale et des troubles mentaux. On s’inquiète que le budget verse des millions de dollars dans cette solution lorsque l’on est déjà capable de détenir des personnes qui posent des risques importants et que l’on semble capable de loger tous ces gens.
Vous avez beaucoup d’expérience en politique, et vous avez proposé de séparer ces dispositions du projet de loi d’exécution du budget. Je connais vos antécédents politiques, tant au Canada qu’ailleurs, et c’est très impressionnant. Je vous ai entendu proposer de dissocier les dispositions législatives, et je crois que nous devrions en tenir compte.
Comment le gouvernement peut-il s’y prendre pour retirer ces dispositions de son projet de loi sur l’exécution du budget? Comment peut-il s’y prendre s’il décide de le faire? Compte tenu de l’échéancier que doit respecter le projet de loi sur l’exécution du budget dans le processus législatif, est-ce possible de le faire?
M. Rock : Sénateur, ma suggestion respectueuse, c’était que le comité et bien entendu le Sénat devraient dire au ministre que la section 39 devrait être séparée de la Loi d’exécution du budget. Je ne suggère pas au comité ou au Sénat de le faire, mais le Sénat peut dire au ministre : « Nous ne sommes pas à l’aise à l’idée que cela fasse partie... » et c’est une étude préliminaire. Ce n’est pas un projet de loi qui est déjà adopté par la Chambre des communes, qui est passé par le processus d’approbation de principe et qui a été étudié par le comité et fait l’objet d’une troisième lecture. Ça ne s’est pas produit.
J’ose dire que, lorsqu’il sera soumis au processus en question à la Chambre, on dira beaucoup de choses que le comité a entendues aujourd’hui au sujet de la section 39. Je ne crois pas que ce soit une surprise pour la ministre ou les ministres. C’est le projet de loi de la ministre des Finances, mais Sécurité publique Canada et IRCC sont aussi concernés.
Comme je l’ai dit, rien dans la loi ni dans les pratiques n’empêcherait le comité et le Sénat de faire un rapport après son étude préliminaire et de dire : « Lorsque vous déposerez ceci à la Chambre et que vous chercherez à le faire adopter à la Chambre des communes, nous croyons vraiment que vous devriez enlever la section 39 parce que nous avons beaucoup de réserves quant à la façon dont elle est libellée actuellement, et il faut l’étudier davantage. » Vous pourriez aussi souligner que tant qu’il n’y aura pas de supervision à l’ASFC, et une durée bien définie à la détention, il sera trop tôt pour envisager d’utiliser les prisons fédérales, parce que l’absence flagrante de ces deux éléments exacerbe le tort causé par la section 39.
Le projet de loi C-20 qui est devant la Chambre prévoit une supervision de l’ASFC. Faisons les choses dans le bon ordre. Trouvons un organisme indépendant et impartial pour superviser l’ASFC et son processus décisionnel quand elle exerce son grand pouvoir discrétionnaire. Fixons une limite de temps à la détention d’immigrants, comme le recommandent des entités internationales depuis des années, et concentrons-nous attentivement sur la question de savoir s’il faut réellement utiliser les prisons fédérales au moment où nous nous écartons grandement des anciennes pratiques et où nous mélangeons de façon inadmissible les systèmes criminel et administratif.
La sénatrice M. Deacon : Merci. Tous vos témoignages ont de l’importance. Nous ne faisons que suivre une pensée et des actions stratégiques qui font pencher un peu la balance.
Je voulais effectivement poser une question à Mme Gros, et j’ai l’impression que vous y avez déjà répondu à 103 %, mais je veux m’assurer d’avoir bien compris. Vous avez fait part de citations très convaincantes d’expériences vécues par certains de vos clients ou de gens que vous avez rencontrés, et nous vous en remercions.
Récemment, le ministre Miller a dit que ce sont souvent les migrants qui ont des problèmes de santé mentale importants qui se retrouvent dans ces pénitenciers. Vous nous avez présenté quelques citations. J’essaie seulement de comprendre afin de m’assurer de bien saisir ce que vous pensez de son commentaire et du fait de savoir s’il est approprié de loger des migrants ayant des problèmes de santé mentale dans une prison. Y a-t-il quelque chose que l’un d’entre vous n’auriez pas dit que vous aimeriez souligner?
Mme Gros : Absolument. Merci de la question. Nous avons passé un an et demi à faire des recherches avant de rédiger ce rapport, et nous avons parlé à plus de 90 personnes qui travaillent dans le système jour et nuit, ainsi qu’à des gens qui ont une expérience vécue, et nous avons conclu qu’une grande diversité de gens avaient vu leur santé mentale se détériorer grandement lorsqu’ils étaient en détention.
J’ai parlé avec des avocats qui ont dit que, essentiellement, cela arrive à la plupart des gens qui sont en détention et que c’est vraiment le résultat de la profonde incertitude qui est intégrée et inhérente au système. Essentiellement, les gens ne savent pas pourquoi ils sont là. Ils ne savent pas quel élément de preuve obtenir pour pouvoir sortir de prison. Ils ne savent pas combien de temps ils seront là. Ils ne savent pas pourquoi ils sont en prison plutôt que dans un centre de détention prévu pour les immigrants.
Il y a tant de profondes incertitudes que les gens perdent la tête tout simplement. En fait, l’ASFC a une politique qui lui permet de transférer précisément les gens qui ont des problèmes de santé mentale dans des installations provinciales afin de leur permettre d’accéder plus facilement à des soins spécialisés, et ce n’est pas moi qui le dis; c’est l’ASFC — « des soins spécialisés ». Nous trouvons que cela est carrément discriminatoire.
Mme Sreenivasan : Je vais en profiter pour ajouter mes commentaires à cela. Merci beaucoup de la question.
Une chose très importante à laquelle il faut penser lorsque vous envisagez la question d’utiliser les prisons fédérales et la question de la santé mentale est la suivante : qu’est-ce que l’ASFC a envisagé et planifié pour soutenir les services de santé mentale et leur prestation vu que, selon des indications très claires, les rares personnes qui sont choisies pour être placées dans des installations correctionnelles fédérales doivent être tenues complètement à l’écart alors que personne n’a fait le tour des établissements pour savoir où il y avait de la place?
Sur le plan de la structure, lorsque vous regardez ça, il semble très probable que, dans le cas des rares personnes que l’on a décidé de déplacer, celles-ci pourraient se retrouver très loin, sur le plan géographique, de leur collectivité. Lorsque vous pensez au soutien en santé mentale... et nous savons que le bien-être et la santé mentale sont liés de très près aux relations, à la communauté et aux amis. Si l’on n’a même pas décidé où on allait pouvoir mettre ces gens dans notre grand pays — mais nous pouvons penser qu’il y aura une certaine distance géographique associée aux transfèrements — en quoi cela a-t-il une incidence sur la prestation de services liés à la santé mentale? Dans un contexte où on a clairement cerné... et évidemment, ce ne sont pas tous les gens qui se retrouvent en détention qui sont vulnérables sur le plan de la santé mentale, mais il y a une partie importante de la population pour qui la santé mentale compte parmi les éléments et les problèmes qui rendent ces gens vulnérables et qui ont fait en sorte qu’ils ont perdu leur statut d’immigration... mais maintenant, nous avons entendu clairement que, lorsque vous êtes en détention, cela va certainement plus loin.
S’il s’agit d’un besoin à ce point prévisible compte tenu des données probantes, comment le gouvernement peut-il proposer de concevoir les outils législatifs pour mettre des gens là-bas... mais nous n’avons pas encore pensé à cela? Nous avons en fait eu l’occasion de parler avec des responsables de l’ASFC, et leur avons posé cette question : A-t-on réfléchi à la façon dont les services seront offerts? Nous ne sommes pas encore là. Nous devons penser à cela et le faire.
Donc, pour en revenir à la question du moment et de la séquence, j’ai vraiment l’impression, dans le contexte d’une décision à ce point importante, que nous avons vraiment mis la charrue avant les bœufs. Le gouvernement est absolument convaincu qu’il doit mettre en place cette mesure législative pour se donner le temps — cinq à dix ans — de mettre des gens dans des prisons fédérales pendant qu’il envisage la possibilité de créer d’autres établissements à haute sécurité, mais il n’a pas pris le temps de penser aux répercussions que cela aura sur le bien‑être, l’application régulière de la loi et la justice.
C’est une proposition inacceptable qui est incluse rapidement dans un projet de loi d’exécution du budget parce que l’on espère que le Parlement dira : « Eh bien, nous ne pouvons pas défaire tout le budget. »
J’aimerais seulement souligner que, comme l’a dit M. Rock, il est tout à fait acceptable d’apporter des amendements aux projets de loi d’exécution du budget ou d’en retirer des parties. Donc, s’il comprend vraiment qu’il ne pourra pas faire adopter son budget en raison de sections qui vont au cœur du droit de l’immigration et des réfugiés qui ont été glissées en douce dans le projet de loi, le gouvernement a tout à fait le pouvoir de changer d’avis au sujet de ce qui se trouve dans le projet de loi d’exécution du budget. C’est vraiment une question de savoir comment mobiliser vos voix en tant que parlementaires. Nous vous remercions de nous avoir donné l’occasion de nous écouter.
Le président : Merci.
La sénatrice Pate : J’aimerais seulement donner l’occasion à M. Rock et à ses collègues, d’en dire plus. Merci à vous tous d’être présents.
Nous n’avons pas d’énoncé concernant la Charte pour cette disposition. Nous n’avons pas d’analyse comparative entre les sexes+. S’il y en a une, on ne nous l’a pas encore communiquée.
En tant qu’ancien ministre de la Justice, que diriez-vous en tant que membre du Cabinet à l’idée d’aller de l’avant avec ce genre de projet de loi qui pourrait possiblement enfreindre la Charte, les droits de la personne et le droit de l’immigration et le droit carcéral? Que conseilleriez-vous au gouvernement à cette étape?
M. Rock : Cela me met vraiment mal à l’aise, sénatrice Pate. Moi non plus je n’ai pas préparé d’analyse au regard de la Charte, mais je peux relever plusieurs préoccupations au sujet des droits contenus dans la Charte et des droits de la personne; beaucoup d’entre eux ont été mentionnés aujourd’hui dans les témoignages que vous avez entendus. Il est surprenant que le ministère de la Justice n’ait pas donné son opinion au regard de la Charte.
Comme vous le savez, c’est obligatoire. Le ministre doit s’assurer que les projets de loi proposés respectent la Charte. Je me demande s’il est possible de le faire compte tenu de la façon dont est libellé le projet de loi présentement. Comme je l’ai mentionné, il s’agit d’une étude préliminaire, donc nous ne pouvons pas bénéficier de la procédure devant la Chambre et des analyses minutieuses réalisées en comité.
Je me rappelle que le parti auquel je me suis joint sur le plan politique a critiqué le gouvernement précédent qui glissait dans des projets de loi omnibus des dossiers n’ayant rien à voir avec le budget juste pour pouvoir les faire adopter rapidement. En général, ce n’est pas perçu comme une bonne pratique de gouvernance. Nous en avons un exemple ici. C’est comme si nous étions pris en otage, parce que c’est un vote de confiance sur un projet de loi qui inclut une disposition sur laquelle nous devrions nous pencher davantage... mais avons-nous le temps de le faire? C’est pourquoi j’ai proposé que le Sénat dise au ministre que vous avez des réserves à cet égard et que vous pensez qu’il faut étudier davantage le dossier, que des questions importantes ont été soulevées et qu’il faut les étudier, et que vous l’encouragez à retirer cela du projet de loi d’exécution du budget, à adopter le budget, puis à renvoyer cette section au Sénat.
Il doit y avoir un plan B pour l’ASFC et IRCC parce que, le 15 juin, comme nous l’avons entendu, l’entente avec l’Ontario prend fin, et, le 30 juin, celle du Québec aussi. Donc, il doit y avoir un plan quant à ce qu’il faut faire avec les gens que l’on considère comme présentant un « risque élevé ». Le gouvernement utilisera sans doute les centres de détention. Il peut faire ça jusqu’à ce que cette proposition soit étudiée en fonction de toutes les données probantes et que l’on ait réfléchi réellement aux conséquences que cela entraînera.
Je dirais donc que cela soulève des préoccupations du point de vue de la Charte et des droits de la personne et qu’il faut exhorter les ministres à agir de manière responsable à cet égard.
La sénatrice Pate : Merci.
Le sénateur Cardozo : Je remercie les témoins. La discussion d’aujourd’hui a été très éclairante, quoique préoccupante.
J’aimerais vous poser à tous cette question : il me semble que, selon ce que nous ont dit les fonctionnaires, les provinces se retirent de leurs ententes d’offre de services, et le gouvernement fédéral doit donc intervenir et faire quelque chose à l’égard du processus qui nous occupe. Que feriez-vous à la place? Qu’envisageriez-vous de faire? Peut-être que M. Rock — désolé, je ne sais pas comment vous appeler — monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur l’ambassadeur — vos accomplissements sont nombreux.
M. Rock : On m’a désigné par toutes sortes de titres.
Le sénateur Cardozo : Monsieur Rock, à la fin, vous avez proposé les centres de surveillance. Pourriez-vous nous dire brièvement ce que vous pensez que nous devrions faire à la place?
Mme Gros : Merci de poser la question. Pour ce qui est de Human Rights Watch, nous ne prônons pas le recours aux établissements de détention semblables à des prisons à des fins administratives. Toutefois, il y a déjà, en réalité, trois centres de surveillance de l’immigration et, une fois de plus, ils fonctionnent comme des établissements de détention à sécurité moyenne. Par conséquent, les mesures sont déjà en place.
Nous devrions vraiment nous concentrer sur des solutions de rechange à la détention. Je veux préciser ce que veut vraiment dire « solutions à la détention », étant donné que l’ASFC a passé des contrats relatifs à des solutions à la détention avec des organismes communautaires comme l’Armée du Salut et la Société John Howard. Celles-ci sont fondées sur le modèle du système de justice pénale. Nous ne parlons pas de surveillance dans la communauté, d’une plus grande surveillance dans la communauté. Nous parlons de soutien au sein de la communauté. Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada compte plus de 1 100 organisations, pour lesquelles nous sommes reconnus en tant que Canadiens. C’est ce qui fait notre réputation.
Le sénateur Cardozo : Les centres de services d’établissement offerts aux immigrants dans l’ensemble du pays.
Mme Gros : Tout à fait. Je tiens à souligner que, en réalité, ce qui se passe souvent, c’est que ces établissements correctionnels servent de mesures coercitives. L’Agence des services frontaliers du Canada est le seul organisme, la seule partie concernée par la détention liée à l’immigration qui peut décider de désigner une personne comme présentant un risque élevé et de l’envoyer en prison pour ce motif.
Ce qui finit par arriver, dans bien des cas, c’est qu’on envoie les gens en prison pour essentiellement les forcer à renoncer à leurs droits. Cela arrive souvent dans le cadre d’examens des risques avant renvoi. Cela arrive à des gens pour qui il s’agit peut-être de leur première et dernière chance de faire évaluer leurs risques avant d’être expulsés dans leur pays d’origine. C’est une porte de sortie s’ils renoncent à leurs droits. J’ai interrogé de nombreuses personnes qui m’ont dit que l’ASFC leur a essentiellement donné des conseils juridiques du genre : si vous voulez être libéré, renoncez à vos droits, et cela mettra fin à votre détention; vous serez expulsé, mais vous serez libéré. Si vous n’y renoncez pas, ce processus peut prendre des mois, qui sait, et beaucoup de personnes choisissent cette option parce qu’elles deviennent littéralement malades en détention.
Mme Sreenivasan : Merci beaucoup. Je voudrais ajouter seulement deux choses qui concernent la nécessité d’élargir les possibilités de solutions de rechange à la détention. L’ASFC offre un programme qui s’appelle le Programme des solutions de rechange à la détention. Des organisations sont mises sous contrat par l’ASFC pour fournir des services particuliers dans le cadre desquels elles font également de la surveillance.
L’ensemble des différentes solutions de rechange à la détention — étant donné que le CCR et bon nombre de nos organisations membres collaborent avec l’ASFC — ne doit pas seulement inclure des organisations mises sous contrat par l’ASFC; ces organisations doivent être disponibles, pourvues en ressources, ancrées dans les communautés et pouvoir proposer des endroits d’hébergement pour les gens. Il faut être ouvert à une diversité de relations avec des organisations communautaires ou des organisations de la diaspora qui ne sont pas nécessairement disposées à devenir des sous-traitants de l’ASFC, mais qui sont disponibles pour offrir du soutien. Il faut connaître ces organisations. Pour connaître les possibilités et les options qui s’offrent, il faut vraiment s’engager à connaître les organisations et les communautés.
En gros, ce que j’essayais de dire plus tôt, c’est que d’énormes quantités de ressources ont été consacrées au projet de loi et à toutes ces dispositions. Il faut mobiliser de l’énergie, du personnel et des ressources pour trouver ensemble de bonnes solutions. Que pouvons-nous prévoir mettre en place, d’ici 12 mois, à Toronto, à Vancouver et à Edmonton, au chapitre des services de soutien communautaires?
Si on accordait une attention aux organisations communautaires qui existent, elles pourraient aider; il faut donc mettre l’accent là-dessus. Sinon, ce que je dirais, c’est que le gouvernement en particulier, et non seulement l’ASFC, mais le Cabinet de façon plus générale, doit absolument prêter attention au projet de loi C-20, étant donné que la création d’un régime de surveillance et de plus de mécanismes de reddition de comptes nous permettrait de faire davantage confiance à l’ASFC pour les choses qu’elle peut accomplir et les programmes qu’elle administre. Je crois que c’était là l’élément essentiel qui a suscité de telles réactions défavorables de la part de la population et d’organisations à l’égard de cette proposition. Faire toutes ces choses, sans investir d’énergie pour trouver des solutions de rechange à la détention et sans porter attention aux organisations communautaires et aux mécanismes de surveillance proposés par le projet de loi C-20, en intervenant de cette manière, c’est de s’en aller dans la mauvaise direction. Merci beaucoup.
Le sénateur Cardozo : Monsieur Rock.
M. Rock : Je suis tout à fait d’accord, monsieur le sénateur. Je crois que c’était Kate Webster qui a dit que certains de ses clients, tout le monde en convient, devraient être libérés de la détention; l’ASFC en convient, le ministère en convient, mais ils ne peuvent être libérés parce qu’aucun établissement communautaire ne peut les accueillir ni les soutenir jusqu’à la détermination de leur statut.
Au lieu de dépenser 14,5 millions de dollars par année pour remodeler un pénitencier fédéral... vous imaginez à quoi pourrait servir cet argent pour les organisations communautaires du pays? Si les 1 100 organisations déjà existantes qui soutiennent les nouveaux arrivants au Canada étaient suffisamment financées pour offrir des solutions de rechange à la détention, cela ferait toute la différence.
Entretemps, pour ce qui est des cas, comme le sénateur Dagenais l’a souligné, de personnes qui viennent au Canada et qui, selon une analyse rationnelle, pourraient présenter une menace, les centres de surveillance devraient servir à cette fin. Ils sont là et ils conviennent à cette fin.
C’est une mauvaise affectation des ressources. Imaginez tout ce qui pourrait être accompli si la question était soumise à ce comité pour qu’il l’examine dans son ensemble et qu’il pourrait se poser les questions suivantes : pourquoi y a-t-il à l’heure actuelle un recours excessif à la détention liée à l’immigration? Quelle incidence cela a-t-il sur les immigrants ou les demandeurs d’asile? Quelles sont les solutions de rechange? De quoi ont-ils besoin pour réussir à bien s’établir? Ce genre de questions pourraient donner lieu à un rapport qui révolutionnerait tout ce système, qui serait ainsi beaucoup plus humain et efficace et qui, en fin de compte, servirait beaucoup plus directement les intérêts des Canadiens.
Le sénateur Cardozo : Merci.
Le sénateur Boehm : Merci beaucoup. Vous serez sans doute soulagés de savoir que ma question sera très courte. Durant mon ancienne vie, j’ai eu l’honneur de servir le Canada à l’étranger sous de nombreux gouvernements. On me posait souvent des questions comme : « expliquez-nous votre système d’immigration. Nous l’aimons, nous voulons apprendre de vous. »
Monsieur Rock, je suis convaincu qu’on vous a posé de nombreuses questions du genre lorsque vous étiez ambassadeur aux Nations unies à New York. Vous avez exprimé vos préoccupations. Vous avez dit qu’il s’agit de préoccupations concernant les droits de la personne, de préoccupations d’ordre juridique. J’ajouterais qu’il s’agit bien entendu de préoccupations politiques.
Diriez-vous qu’il s’agit aussi d’importantes préoccupations concernant notre réputation à l’échelle internationale?
M. Rock : En effet, je dirais que c’est le cas, monsieur le sénateur. Notre réputation a déjà été entachée en raison de notre recours aux prisons et de l’absence d’une limite de la durée des détentions. Le Groupe de travail sur la détention arbitraire a relevé la semaine dernière ces mêmes préoccupations. Il s’agit d’une tribune internationale, où les réputations peuvent être entachées. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies a fait la même chose.
Les gens sont perplexes. Comme je l’ai mentionné, nous sommes un pays d’accueil. C’est une source de fierté pour les Canadiens, mais comment peut-on concilier cela avec le genre d’histoires dont Mme Gros a parlé et l’expérience vécue par les demandeurs d’asile en prison? Comment peut-on concilier cela avec les conséquences qu’ils subissent lorsqu’ils sont envoyés dans un pénitencier fédéral?
Oui, en effet, je crois que notre réputation est entachée et qu’il est grand temps que nous défendions le Canada.
Le sénateur Boehm : Merci.
Le président : Merci. Chers collègues, cela met fin à notre discussion avec nos témoins aujourd’hui. Nous remercions l’ambassadeur Rock, Mme Gros et Mme Sreenivasan de s’être joints à nous aujourd’hui. Nous concluons la séance avec de riches renseignements, conseils et recommandations et de bonnes opinions sur la politique publique et la politique en matière de justice. Vous travaillez jour après jour dans des domaines complexes. Au nom du Sénat, nous vous remercions du travail que vous faites, des conseils que vous nous avez donnés aujourd’hui et du bon jugement dont vous avez fait preuve. Nous vous en remercions.
J’aimerais souligner qu’il faut beaucoup de travail pour préparer ces réunions et, en fait, pour sélectionner nos témoins, et pour cela, il convient que je remercie notre greffière, Erika Dupont, et nos deux analystes de la Bibliothèque, Anne-Marie Therrien-Tremblay et Ariel Shapiro, qui nous ont recommandé ces témoins, en totalité ou en partie. Je vous en remercie.
Chers collègues, cela dit, après avoir entendu ces témoignages, le comité est-il d’accord pour poursuivre la séance à huis clos afin d’examiner notre rapport sur ces renseignements? Merci. Dans cette optique, nous allons suspendre brièvement la séance pour dire au revoir à nos collègues avant de poursuivre à huis clos. Merci.
(La séance se poursuit à huis clos.)