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SOCI - Comité permanent

Affaires sociales, sciences et technologie

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie

Fascicule 23 - Témoignages du 8 octobre 2003


OTTAWA, le mercredi 8 octobre 2003

Le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit aujourd'hui à 18 heures pour son étude sur l'infrastructure et la gouvernance du système de santé publique du Canada, ainsi que sur la capacité du Canada de réagir aux urgences sanitaires découlant d'épidémies infectieuses.

Le sénateur Michael Kirby (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

[Note de la rédaction: Les présents témoignages font suite à une réunion officieuse tenue avant que ne commence la réunion publique.]

Le Dr John Frank, professeur, Département des sciences de la santé publique, Faculté de médecine, Université de Toronto: Sénateurs, dites-moi donc en quoi il serait acceptable, à ce moment-là, que notre système prétendument national de santé publique ait eu à compter presque entièrement, jusqu'à maintenant, sur l'assiette fiscale des provinces, des territoires et des localités — cela vaut pour 50 p. 100 de l'ensemble, en Ontario. Comment cela se peut-il? Comment peut-on s'attendre à ce que cette façon extraordinairement inégalitaire de financer la santé publique donne autre chose que des services de piètre qualité dans une bonne partie du Canada — dans la mesure où le lieu est éloigné des grands centres, situés dans le Nord ou encore marqués par la pauvreté?

Quelle sorte de société permettrait cela? Eh bien, il n'y a là rien de délibéré; c'est simplement que nous n'avons pas veillé au grain. Nous n'avons pas pensé d'inclure la santé publique dans la Loi canadienne sur la santé; elle n'y figure donc pas. Les services de santé publique essentiels ne sont pas définis — ils ne sont pas inclus. Nul besoin de m'étendre sur la prochaine série de transparents: pour être franc, ce sont des sujets qui ont déjà eu droit à beaucoup d'attention, comme cela a été le cas hier, dans le rapport Naylor — «Leçons de la crise du SRAS: Renouvellement de la santé publique au Canada.» Mon travail consiste plutôt à vous dire que, ayant lu le rapport avec soin, je ne saurais être en désaccord avec une seule phrase. Le Dr Naylor a expliqué la situation avec un degré d'exactitude incroyable. Le diagnostic est juste, la prescription me semble bonne, mais le pronostic — c'est notre système qui est le patient — demeure réservé.

Je vous invite à poser vos questions, sénateurs.

Le président: Au sujet de l'observation que vous avez faite au sujet du rapport du Dr Naylor: par où commencer? Une des difficultés que présente une prescription qui comporte tant d'aspects, comme celle du Dr Naylor, et étant donné qu'il faut commencer à renouveler le système de santé, c'est de savoir ce qu'il faut faire en premier. Il est généralement admis qu'il faut faire quelque chose rapidement, mais, tout autant, il est dit qu'on ne peut pas tout faire rapidement. À votre avis, qu'est-ce qu'il faudrait faire en 2004?

Le Dr Frank: Il vous faut diviser vos tâches de manière à faire ressortir celles sans quoi on ne saurait passer l'hiver. Cela veut dire que nous devons accroître rapidement la capacité du système de surveillance et de réaction se rapportant à la grippe, qui, comme vous le savez, a été adapté en fonction du SRAS, à propos duquel nous en avons beaucoup appris, et nous devons agir rapidement pour nous assurer d'avoir en place les mesures nécessaires pour contrer les souches de virus asiatique, car c'est de là que viennent ces choses, qui se manifesteront ici dans trois ou quatre mois. Ce ne sera pas là la fin de l'histoire. Pour bien faire, il faut adopter la série de recommandations formulées dans le rapport Naylor. L'élément clé de l'analyse brillante qu'il effectue et de votre analyse à vous au comité, c'est que, pour mettre à exécution les tâches en question, par exemple définir les fonctions essentielles de la santé publique et, par conséquent, les mesures de rendement qui seront utilisées et les ressources humaines et autres conséquences, il faut absolument une agence dont la responsabilité du personnel est le travail de planification et d'évaluation que cela suppose.

L'agence de santé publique est la condition sine qua non de tout l'édifice. Je crois que le Dr Naylor a vu juste. Par contre, pour qu'il y ait une agence, il faut qu'il y ait une loi habilitante, je présume, mais je ne suis pas juriste. Je présume qu'il nous faudra un certain temps pour mettre cela en place. J'imagine, en étant optimiste, que cela se chiffrerait en «mois». Comment procéder en l'absence d'une loi habilitante? Comment en arriver à une agence indépendante qui pratique une science de qualité et attire les bons éléments, quand cela se trouve à l'intérieur d'un ministère que les gens ayant la compétence attestée en recherche ne le voient pas comme un lieu où les professionnels peuvent exercer leur métier en toute indépendance?

Le président: Discutons de cela pour un instant encore — il existe une façon de mettre l'agence sur pied en attendant que la loi soit créée — par décret. La loi habilitante pourrait être adoptée plus tard. Je comprends ce que vous dites quand vous dites qu'il faut accomplir certaines tâches pour passer l'hiver. Présumons que nous agissons par décret avant le mois de janvier 2004. Quels sont les points que vous voudriez que l'agence considère comme prioritaires, par la suite?

Le Dr Frank: Les deux derniers transparents exposent la série de tâches en question. Si vous ne décidez pas des éléments fondamentaux qu'il faut mettre en place dans toutes les collectivités du Canada, alors comment procéder? On ne saurait établir des normes ou asseoir les interventions sur des données probantes pour qu'elles soient efficaces, de sorte qu'on ne saurait déterminer le genre de programme qu'il faut financer avec les subventions fédérales.

Présumez que nous pouvons sauter le point 2 du fait que le travail législatif est en marche. On peut déterminer, pour chaque type de programme, les résultats escomptés et les mesures d'évaluation applicables aux services locaux de santé publique — la production, l'impact, les coûts et la qualité du service. Quand il s'agit d'inspecter un restaurant, la tâche est relativement simple, car il s'agit d'une activité concrète. L'Ontario a accompli ce travail, mais vous allez probablement vouloir examiner les données recueillies en rapport avec chacun de ses programmes obligatoires, car les responsables du projet ne bénéficiaient pas d'un grand apport scientifique de haut niveau, au moment de créer les programmes de concert avec les comités de praticiens. Pour tout cela, il faut un mélange de groupes de travail professionnels, de données tirées des recherches, de nombreuses ONG, y compris des organismes professionnels comme ceux dont vous écoutez le témoignage cet après-midi. C'est une tâche qui, pour être bien menée, prendrait un an.

Heureusement, les autres instances dans le monde ont accumulé les 10 000 à 20 000 études scientifiques de qualité raisonnable qu'il faut pour justifier la plupart des programmes fondamentaux de santé publique. Les Américains y consacrent des millions de dollars; nous n'avons aucune raison de réinventer la roue.

Voilà qui nous amène au dernier point de l'avant-dernier transparent: «Crédits budgétaires réservés à la santé publique et système de subventions». Je suis d'accord avec le groupe du Dr Naylor quand il dit que c'est l'argent qui incite le mieux les administrations locales, provinciales et territoriales à fournir des programmes fondés sur des données scientifiques établies et que l'attribution de l'argent en question doit être conditionnelle au respect de critères de contenu et d'évaluation fondés sur des données scientifiques établies. C'est pourquoi les groupes de travail qui établissent les programmes de base doivent aussi inclure les critères d'évaluation, sinon, on ne saurait déterminer les conditions applicables aux subventions.

La nouvelle agence est l'organisme subventionnaire. Il faut concevoir une formule qui n'est pas à ce point astreignante que les pauvres professionnels de la santé publique dans quelques unités rurales n'arriveront pas à obtenir la subvention. Il ne faut pas, par exemple, faire en sorte que l'accès aux subventions soit aussi difficile que dans le cas des subventions des IRSC. C'est une autre sorte de subvention. Tout de même, il faut s'assurer de renvoyer des échos aux gens quand ils ne proposent pas des programmes fondés sur des données scientifiques. Il ne faudrait pas que les autorités se mettent à inscrire les enfants obèses, de force, à un programme. Ce n'est pas de cette façon qu'il faut s'attaquer à un problème de santé publique. On peut espérer aussi que les autorités ont droit à des conseils judicieux de la part des professionnels locaux de la santé publique ou des groupes communautaires qui veulent travailler à régler le problème et qu'ils y travaillent effectivement avec les professionnels locaux de la santé publique.

Pour le point qui se trouve au haut du transparent suivant — «Planification et perfectionnement de la main- d'œuvre», j'ai dit que cela doit être entamé parallèlement. Je ne serai pas aussi poli que le dernier groupe. Nous avons manqué lamentablement à notre engagement envers 90 p. 100 des professionnels de la santé publique au Canada — les infirmières. Elles n'ont pas eu droit à une formation minimale en la matière — la maîtrise en santé publique. Au pif, pour avoir évolué sur le terrain et formé des gens depuis 20 ans au Canada, principalement à l'Université de Toronto, où, durant les années 80, j'ai dirigé le plus important programme de maîtrise en santé publique au Canada, je dirais que cela m'étonnerait de savoir que 10 p. 100 des 12 000 infirmières dites «de la santé publique» au Canada ont reçu la formation de base appropriée en santé publique au niveau de la maîtrise. Quelques-unes ont bien un diplôme de maîtrise, mais pas en santé publique. Si elles ont obtenu ce diplôme, c'est que l'accès leur était interdit: elles n'avaient pas fait les bonnes études. Nous avons tous été complices de cela. Nous devons accélérer les choses et prévoir des programmes de formation rapide, au sujet desquels le rapport Naylor propose de bonnes idées. Pour inciter les universités à agir, vous pourriez employer le merveilleux instrument dont il était question plus tôt dans le cas des provinces et des territoires — c'est-à-dire, de l'argent, la seule force qui pousse les universités à faire quoi que ce soit, selon mon expérience. C'est là un élément capital. Certains défis sont bien esquissés dans le rapport Naylor en ce qui concerne les médecins, les nutritionnistes et les spécialistes de l'éducation physique aussi. Tout cela est capital.

Ce sont là les éléments que je voulais souligner comme étant les premières mesures à prendre.

Le président: C'est merveilleux. Je ne peux m'empêcher de rappeler à tous que cette grande force de persuasion — l'argent — est à l'origine, tout à fait, de l'assurance-maladie. Le gouvernement fédéral a offert aux provinces des dollars soldés de moitié, et les provinces n'ont pu refuser. Certains d'entre vous s'en souviendront, la Nouvelle-Écosse et l'Ontario n'ont pas embarqué la première année, car le procédé les irritait et qu'elles ne croyaient pas avoir les moyens de se payer cela, quoique les commettants ont exercé des pressions politiques notables pour que les élus acceptent le pot-de-vin du dollar soldé à 50 cents.

Le sénateur Morin: Je félicite le Dr Frank de l'article qu'il a publié dans «La revue canadienne de santé publique», où il félicite les auteurs et le sénateur Kirby. Les travaux de notre comité ont été remarqués dans une communication scientifique, et nous espérons que le débat ne nous le fera pas oublier.

Je ne suis pas étonné savoir que le Dr Frank juge le rapport remarquable, car il parle de son patron, le Dr Naylor. Nous allons nous assurer de lui dire quand nous le verrons demain.

Pour ceux qui ont rédigé le rapport, pourriez-vous donner des précisions sur l'influence du groupe de travail sur la préparation? Je crois savoir que ce sera là la première mesure à être adoptée en vue de l'hiver. Si nous décidons d'inclure cela dans notre rapport, il nous faudra connaître les termes appropriés pour pouvoir le formuler.

Le Dr Frank: Je devrais faire preuve de modestie et dire que je ne travaille plus dans le domaine de l'épidémiologie appliquée aux maladies infectieuses; je ne fais pas partie de l'appareil de contrôle. Je suis à la tête de l'établissement de financement qui s'appelle Institut de la santé publique et des populations, de sorte que je ne pourrai vous donner tous les éléments d'information dont vous avez besoin dans votre rapport.

Le sénateur Morin: Pourriez-vous nous donner le nom exact?

Le Dr Frank: Ce n'est pas mon domaine, et notre organisation n'a pas affaire à cela. Pour être franc, je dois vous dire que vous ne posez pas la question à la bonne personne.

Le sénateur Morin: Vous recommandez que, à court terme, nous nous assurions d'avoir cela en place et d'y donner de l'ampleur en rapport avec tout problème qui pourrait se présenter durant l'hiver. C'est bien cela?

Le Dr Frank: Oui. Je vous suggérerais d'aller chercher les cinq ou dix scientifiques canadiens qui, de fait, sont des experts de l'évaluation et de la conception des systèmes de surveillance.

Le sénateur Morin: Je crois savoir que cette organisation chargée des pandémies de grippe existe déjà au Canada.

Le Dr Frank: Oui. Je crois que vous devez savoir que les systèmes de surveillance de la grippe et d'autres maladies comportent des points forts et des points faibles. Il faut un mélange de systèmes, car certains sont lents, mais valables, alors que d'autres sont moins valables, mais rapides. Si vous ne dosez pas savamment les éléments de surveillance, vous n'aurez pas droit aux alertes rapides, qui ne sont pas très fiables, ni aux alertes plus tardives, qui, elles, sont très fiables. Il faut les deux.

Le sénateur Morin: Ma deuxième question porte sur la recherche. Je sais que vous êtes directeur de l'ISPP, aux Instituts canadiens de recherche sur la santé, les IRSC. Je note qu'il est dit dans le rapport Naylor qu'il n'y a pas à Santé Canada de recherches fondamentales adéquates. Comment voyez-vous cela, parallèlement aux IRSC? Ce sont, plus ou moins, les mêmes gens dont il est question et qui sont les destinataires des fonds de l'agence et des IRSC, pour la même recherche. Comment interprétez-vous cela? Vous avez le droit de critiquer le Dr Naylor.

Le Dr Frank: Je ne crois pas que le rapport Naylor expose de manière détaillée une façon de favoriser l'accroissement de la capacité de recherche de première qualité en santé publique. Plusieurs obstacles se présentent. Notamment, on n'y arrive pas simplement en remettant des subventions aux chercheurs rattachés à un institut universitaire ou hospitalier, ce que fait, après tout, l'IRSC. Ceux-ci travaillent selon certaines contraintes. Ils ne peuvent pas, par exemple, remettre des subventions directement à des scientifiques de Santé Canada. Ils le font quand la personne occupe un poste universitaire distinct et fait partie d'une équipe, mais les contraintes sont nombreuses. Il faut accepter le fait que la capacité qu'ont les universités du Canada — les instituts hospitaliers, bien entendu, n'ont presque rien à voir avec cela — de faire des recherches appliquées en santé publique se détériore constamment. Cela n'a jamais été un point fort au Canada, mais nous en sommes au point où cela est réduit aujourd'hui à peu de chose.

Nous n'avons pas d'écoles de santé publique, de sorte que la plupart des gens font du travail de recherche dans divers départements des facultés de médecine disséminés au pays, par exemple le Département des sciences de la santé publique à l'Université de Toronto. Ils ne travaillent pas encore en collaboration avec les unités de santé publique. Les unités de santé publique n'ont ni l'argent ni le personnel voulu pour cela. Durant les années 80, à l'unité de santé publique, à Toronto, j'ai participé à de nombreux projets visant à faire la lumière sur les épidémies de maladies infectieuses et à en dresser le bilan. Tout cela est disparu, suivant le déclin de l'enseignement en santé publique — mais je ne m'étendrai pas là-dessus aujourd'hui.

Il faut rebâtir ces structures, mais, dans l'intervalle, vous allez devoir créer une capacité intramurale interne, dans cette nouvelle agence. On ne saurait rassembler assez rapidement dans les universités les gens qui en savent un peu à propos de la santé publique: ils ne sont tout simplement pas assez nombreux. Il faut prendre des gens qui ont travaillé sur le terrain et leur permettre de parfaire leurs compétences en recherche.

Bon nombre sont tout à fait disposés à le faire et seraient très heureux d'analyser certaines des données se rapportant à la crise du SRAS, mais ils n'ont pas reçu la formation voulue pour le faire, comme je l'ai déjà dit. Ce sera là un rôle important des IRSC: financer la recherche de la façon habituelle. Mon institut est dévoué à la tâche et a déjà jeté les ponts entre le monde universitaire et les praticiens, de sorte que nous réalisons davantage d'activités de collaboration.

À l'heure actuelle, la capacité de recherche dans le Canada anglais est tellement faible — c'est nettement mieux au Québec — que les gens ne peuvent même pas collaborer pour obtenir une subvention. La plupart ne rédigent pas de demandes de subventions; ils ne savent pas comment s'y prendre; ils n'ont pas le temps de le faire; et ils n'ont pas le temps même de se retourner. Leur budget, en dollars réels, est réduit tous les ans. Tant qu'on n'aura pas réglé ce problème, on ne saurait intégrer les recherches appliquées de manière à relier les praticiens de la santé publique aux bons chercheurs des universités.

Le sénateur LeBreton: À propos de la question où vous avez parlé d'un monde unique et de l'absence de frontières, je vais mordre à l'hameçon. Vous avez parlé ensuite de votre propre expérience en épidémiologie appliquée aux maladies tropicales durant les années 80. Vous dites que vous n'êtes pas resté dans ce domaine, que vous êtes passé à autre chose.

Si nous vivons dans un monde unique où les frontières ne valent pas, qu'est-ce qui a pu arriver à notre système pour décourager quelqu'un comme vous au point où vous décidez de quitter un domaine où, de toute évidence, la possibilité d'une nouvelle maladie ou même d'une guerre biologique est aussi proche que le passager qui s'amène sur le prochain vol à l'aéroport? Comment cela se fait-il? Comment devrions-nous régler le problème? Visiblement, c'est un secteur qui aurait dû croître plutôt que de rétrécir.

Le Dr Frank: La réponse est d'une simplicité désarmante: c'est le même manque d'infrastructures susceptibles d'employer la recherche que produit une personne. S'il n'y a pas d'infrastructures pour employer la recherche, la personne qui s'adonne à la recherche appliquée perd courage. Autrement dit, la publication de communications scientifiques, comme je l'ai fait dans les années 80 dans le domaine des maladies infectieuses et en rapport avec d'autres aspects de l'épidémiologie en vue d'influer sur la santé publique, a été comme un coup d'épée dans l'eau. Comme je vous l'ai déjà dit, moins de 10 p. 100 du personnel des unités de santé publique du Canada est parvenu à jeter un regard critique sur une communication scientifique ou encore à trouver le temps d'en faire la lecture. On n'a rien investi pour que le secteur d'intervention de la santé publique demeure d'actualité, il n'y a pas eu d'éducation permanente. Le personnel en place avait été formé 30 ou 40 ans auparavant; il ne savait même pas comment s'y prendre pour faire un chi-carré. Comment voulait-on qu'il comprenne mes communications à propos de la régression logistique? Je me suis rendu compte qu'il était inutile d'espérer que l'écart ainsi noté soit comblé; autant m'engager dans un domaine où il y avait tout au moins un effort digne de ce nom de consacré à la recherche appliquée visant à résoudre les problèmes de santé en milieu de travail. L'argent voulu provenait de l'assureur — l'État responsable des indemnités des accidents du travail — parce que les gens savaient qu'ils avaient besoin de conseils en vue de régler le problème. Vous voyez que, pour les gens qui s'intéressent à la recherche appliquée, la circularité du phénomène a un effet dissuasif.

Le sénateur LeBreton: Si nous avions eu un centre de lutte contre les maladies qui prenait vraiment l'information en question, votre travail aurait été valorisé, dans une telle structure. Que pouvons-nous faire maintenant, maintenant que nous sommes dans cette situation et que nous avons besoin de cela? Faut-il prendre simplement les travaux d'autres organisations dans le monde, en présumant que les frontières n'ont ici aucune pertinence? Faut-il essayer de reconstruire un système? D'autres témoins ont parlé du SRAS en novembre 2002, sans que cela ne soit porté à l'attention du public, avant mars 2003. C'est une idée qui fait peur. Combien d'autres maladies y a-t-il au large des côtes, tapies à l'horizon, comme un bateau sans commandant?

Dans le monde idéal où il serait possible de corriger la situation, que feriez-vous?

Le Dr Frank: Vous n'avez pas le choix. Vous devez créer une agence qui est fondée sur des desseins admirables et souhaitables, tout comme il est recommandé dans le rapport Naylor. J'aurai de la difficulté à persuader un brillant jeune Canadien qui travaille à son doctorat en informatique et qui a déjà sa maîtrise en épidémiologie de revenir au Canada. Il est spécialisé en logiciels de surveillance et logiciels modernes pour la détection de nouveaux schèmes de maladies ou de blessures dans de gigantesques bases de données établies à partir des informations recueillies de façon courante dans le domaine de l'assurance santé. Comment vais-je le persuader de revenir au Canada si le seul poste qui lui est offert, c'est celui où il essaie obtenir des subventions et rédige des communications dans un département universitaire, sans être branché sur une agence qui, dans les faits, peut agir concrètement dans le système? Pourquoi voudrait-il travailler dans le système de santé publique, là où le travail, dans un grand nombre des postes du secteur de la santé sont assujettis à la surveillance de quelqu'un qui n'a pas le niveau d'expertise scientifique du titulaire du poste?

Si vous occupez un poste quelconque dans une unité de santé publique, le conseil, s'il n'est pas d'accord avec vous, peut vous congédier à tout instant. Voilà donc que vous vous installez dans l'unité de santé suivante, puis vous repartez à neuf, avec le groupe habituel composé de 30 à 50 infirmières, d'une nutritionniste, de quatre inspecteurs, de trois administrateurs et d'un titulaire de maîtrise. Beau cheminement professionnel, beau système. Pour que quelqu'un qui a une telle expertise revienne au système, nous devons lui dire que nous avons besoin de lui et que nous avons un système où ses recherches seront utilisées pour améliorer la santé des Canadiens. Il faut une infrastructure digne de ce nom et une agence comme celle dont il est question ici qui est apte à mettre en place une telle infrastructure.

Le sénateur LeBreton: Voilà une réponse tout à fait convaincante. Merci.

Le sénateur Keon: Il suffirait de mettre en place les recommandations du rapport du Dr Naylor pour que nous arrivions presque à ce que tout le monde préconise depuis longtemps. Cela ne fait aucun doute.

Tout de même, il y a bien quelques cas où ils sont revenus à l'ancienne façon, plutôt que d'adopter la mesure judicieuse. Au point 12B.11, «Questions touchant les systèmes cliniques et de santé publique», dans le rapport, on peut lire ce qui suit:

Les directeurs généraux d'hôpitaux et les régions sociosanitaires devraient veiller à ce qu'un Réseau régional des maladies infectieuses soit officiellement mis en place [...]

Plus loin, les auteurs du rapport poursuivent:

Le directeur général de chaque hôpital ou région sociosanitaire devrait s'assurer que les interrelations des hôpitaux avec les autorités du Service de santé publique aux niveaux local et provincial sont clairement établies dans le protocole de chaque hôpital pour la gestion des épidémies.

Et c'est très bien, car ce sont des mesures qu'il faudra adopter.

En réalité, ceux parmi nous qui travaillaient dans un hôpital au moment où la flambée du SRAS a eu lieu recevions des informations d'une demi-douzaine de lieux, sans que personne ne semble être officiellement responsable de la situation. Pour ce qui est de la mise en œuvre du plan ultime et de savoir qui détermine cela, le rapport du Dr Naylor est près du but et devrait bénéficier d'appuis. Nous n'avons pas besoin de réinventer la roue; le plan ultime doit venir des instances supérieures. Qu'en pensez-vous? Je ne crois pas que nous puissions dépendre de la bonne volonté des gens et croire que les uns ne brusqueront pas les autres.

Le Dr Frank: Je crois que vous avez raison. Il est largement reconnu, en santé publique, mais il est difficile de le dire en public, que plus on s'approche d'une urgence catastrophique, plus il faut une chaîne de commandement de type militaire.

Il faut s'assurer que les gens des hautes sphères sont très bien formés et qu'ils ont accès à des conseils extraordinaires; cela ne fait aucun doute. D'où le projet d'établissement du poste de médecin hygiéniste en chef du Canada.

Par contre, il faut que la personne en question détienne des pouvoirs d'agir en cas d'urgence, dont il a été question à l'AMC, et qui lui permettrait d'agir comme convenu de concert avec des conseillers, ce qui s'impose dans les circonstances extrêmes. Si le conseil d'administration de l'hôpital s'oppose à la mesure envisagée, alors tant pis pour lui. Ce n'est pas une idée populaire, mais je crois que c'est la bonne.

Le sénateur Cordy: Nous avons eu cet après-midi un débat très intéressant. Une de mes questions porte sur la vaccination en vue de la lutte contre les maladies infectieuses. Vous avez dit qu'il s'agissait là d'un exemple fructueux de nos efforts. Sommes-nous devenus un peu complaisants face à la vaccination? J'ai déjà enseigné à l'école élémentaire, et, il y a de cela longtemps, pour entrer à l'école en Nouvelle-Écosse, il fallait que l'élève soit vacciné. Les parents devaient prouver que leurs enfants avaient été vaccinés avant qu'ils puissent entrer dans une salle de classe. Aujourd'hui, par contre, on peut choisir de faire vacciner ou de ne pas faire vacciner ses enfants. Les écoles acceptent les enfants de toute manière.

Pendant longtemps, avant le SRAS, nous n'avions pas de telles flambées. Notre société est-elle devenue complaisante en ce qui concerne l'inoculation?

Le Dr Frank: J'aimerais distinguer deux choses: il nous faut être en mesure de dénombrer avec exactitude les enfants qui n'ont pas reçu tous les vaccins voulus — savoir qui ils sont. Il nous faut pouvoir faire cela bien avant qu'ils fréquentent l'école primaire, pour la raison que j'ai donnée. Quand il y a une flambée de rougeole, il faut pouvoir les trouver et le dire aux parents pour qu'ils fassent ce qu'il faut, dans les cas où la maladie est transmise directement.

Vous ne savez peut-être pas qu'aucun tribunal, dans le monde occidental, n'a confirmé le droit qu'aurait l'État d'exiger que les enfants soient vaccinés avant qu'ils ne puissent entrer à l'école. Par contre, les parents ou tuteurs ont le droit, eux, de signer, en connaissance de cause, une formule de renonciation aux vaccins, pour des raisons religieuses, médicales ou de conscience. Nous expliquons aux gens que, étant donné l'état de l'enfant, même si c'est leur droit de ne pas le faire vacciner, l'enfant sera envoyé à la maison immédiatement s'il y a signe d'une flambée de la maladie contre laquelle l'enfant n'a pas été vacciné, par exemple la rougeole. Cela a un effet double. Premièrement, cela a un léger effet de dissuasion; par contre, ce qui est plus important, cela aide à stopper la flambée, puisque les enfants qui sont susceptibles de transmettre la maladie sont envoyés à la maison. C'est de cette façon maintenant qu'il faut composer avec de telles situations.

Vous m'avez rappelé quelque chose que je n'ai pas dit, mais, en tant qu'enseignant chevronné, vous allez peut-être pouvoir le confirmer. C'est un problème qui se manifeste au sein de la population. Notre culture compte une minorité croissante de gens qui, pour des raisons qui ne sont pas très scientifiques, mais qui peuvent être expliquées par l'existence d'une quantité effarante de documents non scientifiques provenant, presque toujours, des États-Unis, croient que les vaccins sont nuisibles. Ils croient que les vaccins causent des maladies auto-immunes, ce qui n'est pas vrai. Ces gens, dont certains ont fait des études avancées, y croient dur comme fer. Or, nous ne faisons rien de réfléchi à cet égard, c'est-à-dire que nous n'essayons pas d'avoir avec eux un dialogue honnête, pour qu'ils puissent tout au moins comprendre que l'anatoxine tétanique n'entre pas dans la même catégorie qu'un vaccin viral vivant. Il importe tout au moins de réduire quelque peu la vulnérabilité de leurs enfants.

C'est un problème nouveau, et important, qui correspond à vos préoccupations. C'est là un des champs d'action où un bon système de santé publique exercerait sa vigilance, et c'est une bonne raison de faire l'investissement prévu.

Le sénateur Cordy: Docteur Frank, vous avez parlé de l'obésité chez les jeunes. Nous avons fait un merveilleux travail en rapport avec certaines choses grâce aux efforts combinés du système de santé et du système d'éducation. La lutte au tabagisme représente un cas important, mais celui de l'obésité est plus difficile. À l'époque où j'enseignais, je remarquais que bon nombre des enfants qui avaient le plus besoin de faire de l'exercice amenaient une note de leurs parents tous les jours où il y avait de l'éducation physique, pour en être dispensés. C'est un cercle vicieux: ils ne voulaient pas faire de l'éducation physique parce qu'ils n'en étaient pas capables.

Ma prochaine observation concerne un commentaire fait par un témoin précédent, M. Rob Calnan, qui a dit que les pratiques de lutte contre les infections ne sont pas forcément ce qu'elles étaient auparavant. Le sénateur Keon a fait remarquer que le taux d'infection a baissé durant la crise du SRAS. Que devons-nous faire?

Vous avez parlé de la formation des praticiens de la santé publique à des trucs généraux comme l'utilisation de lave- mains à l'extérieur des chambres d'hôpital ou l'utilisation de masques, si cela est nécessaire, voire l'isolement des patients qui ont peut-être une maladie infectieuse. Faut-il revenir à la mise en place de formation pour renforcer ce genre de pratiques chez les praticiens et professionnels de la santé?

Le Dr Frank: Comme vous le savez peut-être, un rapport volumineux du Institute of Medicine aux États-Unis a approfondi la question de savoir comment réduire chez les malades les cas de blessures attribuables à de mauvais soins. Nous procédons au Canada à une étude visant à estimer les taux de maladies et de blessures où les soins eux-mêmes sont en cause. Le rapport en question a souligné la nécessité, l'erreur étant humaine, de bien connaître les systèmes. On ne saurait s'attendre à une pratique qui est tout à fait libre d'erreur, et ce n'est là qu'un aspect des choses. Le domaine de la lutte contre les infections demeure perfectible, mais il ne s'agit pas simplement d'éduquer les praticiens. Il faut avoir en place des systèmes de rappel et des installations de lavage extrêmement accessibles qu'il est agréable d'utiliser. Il faut des mesures incitatives et un changement des mentalités pour y arriver. C'est la même chose que ce que l'on fait pour prévenir les erreurs dans l'administration des médicaments. Tout cela revient à la même chose. C'est du domaine entier de la santé et de la sécurité au travail dont il est question, si vous voulez mon avis. C'est comme si on voulait prévenir les accidents dans une usine. C'est un gros ensemble qui comporte toute sorte d'éléments, et l'éducation en constitue une partie qui n'est toutefois pas la partie la plus importante.

Nous devons commencer à envisager cette question avec sérieux, sinon ça ira mal. La merveilleuse histoire du Dr Keon illustre le fait que nous pourrions faire mieux. D'une façon ou d'une autre, une sainte terreur s'est emparée des gens, qui ont adopté une conduite différente, d'où les avantages notés. Cette sainte terreur ne nous profite peut-être pas tous les jours, mais, quand même, déterminons les mesures efficaces et bienfaisantes que nous pourrions adopter.

Le président: Je poserai en dernier une question dont les sénateurs ont débattu. Je choisirai arbitrairement le chiffre: 200 millions de dollars, pour dire que cela équivaut au montant des subventions et contributions que verse actuellement la Direction générale de la santé de la population et de la santé publique.

L'argent en question est réparti entre un nombre effarant d'organisations. Aucun destinataire n'a droit à plus de quatre ou cinq millions de dollars, et bon nombre reçoivent moins d'un million de dollars. Si on veut maximiser l'impact sur la santé des Canadiens, et que l'on dispose de 200 millions de dollars, faut-il continuer d'appliquer une stratégie qui se fonde sur l'idée de remettre de nombreux petits fragments à un grand nombre de personnes, ou encore faut-il choisir une, deux ou trois grandes questions, de manière à attribuer les ressources de façon plus générale, au profit d'un nombre limité de destinataires?

Le Dr Frank: C'est une question merveilleuse. Présumons pour un instant que nous n'avons plus d'argent à court terme. Je ne crois pas qu'on puisse remettre des sommes d'argent d'une façon qui, fondamentalement, vise uniquement à préserver la paix sur le plan politique.

Le président: Nous pouvons bien donner de l'argent de cette façon, et nous le faisons, justement.

Le Dr Frank: Je ne crois pas que nous puissions continuer de le faire.

Le président: Nous ne devrions pas faire cela.

Le Dr Frank: Voilà, surtout que les programmes et services essentiels de santé publique sont dans un état pitoyable, qu'ils ne suffisent pas du tout à répondre aux besoins dans une grande partie du pays, sur le plan géographique. Prenons la liste des programmes de base dont on sait, d'après la documentation, qu'ils sont efficaces dans la mesure où ils sont exécutés correctement. Prenons la majeure partie de l'argent pour la consacrer à cela en premier, et, ensuite, voyons ce qu'il reste.

Pour que certaines interventions marchent, il faut faire appel à des organismes communautaires et à des ONG. Les programmes d'activités parascolaires pour adolescents en sont un bon exemple. Bon, je ne laisse pas entendre que l'État devrait tout faire; il faut des partenaires. Par contre, si nous éparpillons çà et là de petites sommes d'argent au profit de tous ceux qui en font la demande, tout simplement pour acheter la paix, cela n'a rien de stratégique: personne ne veille au grain, et c'est l'essentiel des services de santé publique qui en souffrent.

Le président: Je conçois qu'il soit difficile d'agir ainsi pour des raisons politiques, mais, en fait, et ma propre enquête me l'a laissé voir, l'argent sert souvent à acheter le contentement ou la complaisance des gens; ce ne sont pas des dépenses stratégiques.

Le Dr Frank: Je n'ai pas examiné la situation, mais il me semble que je m'attendrais à cela.

Le président: Vous seriez ahuri de savoir que les dépenses ont plutôt pris le chemin inverse. Merci, docteur Frank, de venir comparaître ce soir.

Le Dr Frank: Bonne chance dans vos délibérations.

La séance est levée.


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