Délibérations du comité sénatorial permanent des
Banques et du commerce
Fascicule 5 - Témoignages du 6 mai 2004
OTTAWA, jeudi le 6 mai 2004
Le comité sénatorial permanent des banques et du commerce, auquel a été renvoyé le projet de loi C-249, Loi modifiant la Loi sur la concurrence, se réunit aujourd'hui à 11 h 04 pour en faire l'étude.
Le sénateur Richard H. Kroft (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président: En ce qui concerne la procédure, j'aimerais conclure la partie de la séance ouverte au public d'ici 12 h 30, ou aussi près de cette heure que possible. Nous allons entendre deux groupes de témoins aujourd'hui et, ensuite, nous continuerons à huis clos.
Comme nos témoins d'aujourd'hui viennent de loin pour comparaître, je veux leur donner le plus de temps possible pour se faire entendre.
Je vous présente M. Thomas Fina, un avocat antimonopole américain de la firme Howrey Simon Arnold & White, LLP, de Washington, D.C. Je vous remercie beaucoup d'être parmi nous aujourd'hui. Habituellement, nous invitons nos témoins à faire une déclaration liminaire, que je vous suggère de limiter à une quinzaine de minutes, après quoi, nous passerons aux questions.
Vous avez la parole, monsieur.
M. Thomas Fina, avocat antimonopole américain, Howrey Simon Arnold & White, LLP, Washington (D.C.), témoignage à titre personnel: Je vous remercie de vos mots de bienvenue ce matin et de la possibilité que vous m'offrez de témoigner devant le comité chargé d'étudier le projet de loi C-249. Je suis honoré que le Sénat soit intéressé par l'opinion d'un avocat antitrust américain.
J'ai préparé de brèves remarques qui ne prendront qu'une dizaine de minutes. Par la suite, je répondrai volontiers à toutes les questions que les membres du comité voudront me poser.
Je me présente. Comme le président l'a mentionné, je suis un associé au Bureau de Howrey Simon Arnold & White, LLP, à Washington, D.C., où je me spécialise dans le droit antitrust, et notamment les fusions et les acquisitions. Notre cabinet, qui compte plus de 200 avocats spécialisés dans le droit de la concurrence, est le plus important cabinet du monde pour les affaires de concurrence. Je travaille également à la section antitrust de l'American Bar Association, où j'occupe le poste de vice-président du comité des fusions et des acquisitions de ce groupe.
Il va de soi que les points de vue présentés aujourd'hui sont les miens et ne représentent pas ceux de Howrey Simon Arnold & White, LLP, ou de l'ABA.
J'ai trois grandes observations à faire au sujet du projet de loi C-249. Avant de commencer, avec votre permission, j'aimerais faire un commentaire. Je crois savoir que certains témoins ont laissé entendre que la norme canadienne en matière de gains d'efficience était ridiculisée dans les milieux internationaux de la concurrence, particulièrement par les autorités et les avocats spécialistes de la concurrence internationale. Ma propre expérience est bien différente. À ma connaissance, l'approche canadienne relativement aux gains en efficience commande le respect et est considérée à la fine pointe du traitement des efficiences.
Pour mettre les choses en contexte, je précise que je dirige un groupe de travail qui se penche sur une nouvelle ébauche de lignes directrices sur les fusionnements pour le compte du Bureau of Competition. Il s'agit d'un comité composé d'éminents avocats antitrust américains ainsi que de certains praticiens canadiens spécialisés dans ce domaine. Au cours de nos délibérations, qui durent depuis un mois ou deux, nous avons tenté de dégager un consensus sur la teneur des commentaires de l'ABA, et je ne pense pas trahir qui que ce soit ici en vous disant qu'aucun avocat sur la vingtaine ou la trentaine des praticiens éminents participant à ce groupe de travail n'a critiqué la norme canadienne en matière de gains d'efficience.
J'ajouterais qu'il s'agit d'une question très complexe, et ce tant aux États-Unis, en Europe qu'au Canada.
Pour en revenir à mes trois grandes observations, j'aborderai d'abord l'approche américaine relative aux gains en efficience dans le contexte des fusions actuelles aux États-Unis. Cette approche continue d'évoluer et ce faisant, elle met de plus en plus l'accent sur les gains en efficience.
Aux États-Unis, les organismes de surveillance de la concurrence tiennent surtout compte des gains en efficience dans deux contextes. Premièrement, pourquoi les parties à la fusion leur soumettent-elles la transaction? Deuxièmement, il est important pour les organismes de surveillance d'exercer leur pouvoir discrétionnaire, autrement dit de décider s'il y a lieu de poursuivre, de s'opposer ou non à une fusion. Cependant, et j'y reviendrai plus tard, le rôle pratique des gains en efficience dans les litiges concernant les fusionnements est plutôt limité.
Deuxièmement, je comparerai l'article 96 à l'approche américaine relative aux gains en efficience. Il est indéniable qu'au Canada, on accorde beaucoup plus d'importance aux gains en efficience dans l'examen des fusions qu'aux États- Unis.
Troisièmement, je comparerai la mesure législative proposée à l'approche américaine relative aux gains en efficience. À coup sûr, la mesure augmenterait la convergence dans le traitement des gains en efficience entre les États-Unis et le Canada. Cela dit, en tant qu'avocat antitrust américain, j'estime que les États-Unis devraient suivre la voie du Canada, et non l'inverse.
Ce résumé complété, je passe à mon premier point. L'approche américaine relative aux gains en efficience dans le cadre de l'analyse des fusions continue d'évoluer et la tendance est d'accorder à un rôle de plus en plus important aux efficiences. Il y a 40 ans, aux États-Unis, on considérait les gains en efficience comme des effets anticoncurrentiels. Ils constituaient une raison de bloquer une transaction et ils étaient souvent invoqués par la FTC et le ministère de la Justice américain comme un motif de contestation. Aujourd'hui, on reconnaît que les gains en efficience représentent des avantages concurrentiels en Amérique.
Je qualifierais l'approche américaine actuelle relative aux gains en efficience dans les fusions d'acceptation en théorie et de scepticisme en pratique. Cela est particulièrement vrai dans le contexte des litiges soumis aux tribunaux.
L'une des limites de l'approche américaine relative aux gains en efficience est la norme d'avantages pour les consommateurs. Autrement dit, aux États-Unis, l'objectif de la politique est de maximiser les avantages pour les consommateurs, en diminuant les prix à la consommation, plutôt que l'ensemble des avantages pour la société. Ainsi, les organismes antitrust américains devraient — et peuvent, je pense — bloquer une transaction pour le motif qu'elle ne maximise pas les avantages pour les consommateurs, même si la transaction représente un avantage concurrentiel et est susceptible d'être avantageuse pour l'ensemble de la société.
Une autre préoccupation relative à l'approche américaine concernant les gains en efficience est qu'elle limite les types de gains en efficience — et il y en a plusieurs — qui sont reconnus ou «recevables» aux yeux des organismes antitrust américains.
Comme au Canada, la plupart des analyses du gouvernement sur les fusions sont effectuées au niveau des organismes antitrust et peu de cas de fusion sont plaidés. Au cours d'une année typique il y aura de zéro à trois ou quatre cas soumis aux tribunaux.
En pratique, comme je l'ai mentionné, les gains en efficience ont le plus d'importance lorsqu'il s'agit d'expliquer la justification commerciale d'une transaction au gouvernement et de permettre le pouvoir discrétionnaire de poursuivre. Le rôle pratique des efficiences dans les cas de litiges sur les fusionnements a été très limité et généralement, les tribunaux rejettent presque toujours la preuve de gains en efficience des parties.
Il y a eu récemment un cas intéressant auquel il vaut la peine de consacrer quelques minutes. Il s'agit de l'affaire du fabricant d'aliments pour bébés Heinz qui a été tranchée en 2001, si je ne m'abuse, par la Court of Appeals du district de Columbia. C'était une fusion de trois à deux, c'est-à-dire qu'il y avait trois compétiteurs et que la fusion proposée aurait eu pour effet de combiner deux de ces trois compétiteurs. En bout de ligne, il n'y aurait eu que deux entreprises concurrentes sur le marché des aliments pour bébés. En l'occurrence, il s'agit d'aliments pour bébés en petits pots, ceux qu'on achète dans les supermarchés pour les nourrissons ou les très jeunes enfants.
Des gains en efficience réels et substantiels étaient associés à cette fusion dont le but était de faire efficacement concurrence au chef de file de l'industrie, Gerber, qui accaparait 65 ou 75 p. 100 des parts du marché des aliments pour bébés en petits pots. Le personnel de la FTC — le Bureau de la concurrence et le bureau des services économiques — estimait être en présence de l'un des meilleurs plaidoyers de gains d'efficience jamais vus. En somme, c'était le Supérieur Propane des États-Unis. Les avocats ont recommandé de ne pas s'opposer à la transaction. La Federal Trade Commission, qui compte cinq commissaires, a décidé par un vote serré de trois voix contre deux de bloquer la transaction. Saisi de l'affaire, le tribunal inférieur a tranché en faveur des parties et contre la Federal Trade Commission. Par la suite, la Cour d'appel a renversé la décision et empêché la transaction.
Cette décision a été largement critiquée aux États-Unis dans les milieux antitrust. Cette affaire a connu un dénouement intéressant, pour ne pas dire des plus intéressants. Après que la Cour d'appel se soit opposée à la transaction, celle-ci est tombée à l'eau parce que les parties ne souhaitaient pas contester la décision devant la Cour suprême. La société Heinz, l'une des deux parties mal en point, l'une des deux parties les plus faibles, a décidé de se retirer entièrement du secteur de la fabrication des aliments pour bébés et elle a vendu ses intérêts dans ce secteur à Delmonte, une autre entreprise.
Depuis lors, les statistiques sur les parts du marché indiquent que le joueur de premier plan, Gerber, a accru sensiblement sa domination à la suite de la transaction. Pour moi, comme pour d'autres avocats antitrust aux États- Unis, cela signifie que le tribunal a rendu une mauvaise décision et que c'était sans doute une erreur de la Cour d'appel de rejeter la preuve de gains en efficience.
J'arrive maintenant à mon deuxième point. Il y a des différences importantes entre le traitement américain des gains en efficience dans le cadre d'une fusion et le traitement canadien des gains en efficience en vertu de l'article 96. Cela est indéniable. Le Canada prévoit un moyen statutaire de défense basé sur les gains en efficience alors que les États-Unis ne le font pas. Au Canada, les gains en efficience doivent être plus importants que les effets anticoncurrentiels et les compenser. Aux États-Unis, la défense des gains en efficience doit démontrer qu'il est peu probable que la transaction ait un effet anticoncurrentiel.
En outre, au Canada, on semble analyser les gains en efficience selon une «approche compensatoire» ou une norme modifiée d'avantages globaux pour la société. Aux États-Unis, il y a une norme d'avantages pour les consommateurs.
Enfin, pour ce qui est de mon troisième et dernier point, je pense que le projet de loi C-249 augmenterait la convergence entre le Canada et les États-Unis relativement au traitement des gains en efficience. Premièrement, avec le projet de loi, le Canada passe de l'approche compensatrice ou d'un critère modifié d'avantages pour l'ensemble de la société à un critère d'avantages pour les consommateurs en ce qui concerne les gains en efficience. Deuxièmement, le projet de loi semble exiger que les gains en efficience soient spécifiques à la fusion. Troisièmement, le projet de loi semble indiquer que les gains en efficience doivent être transmis aux consommateurs, peu importe qui ils sont.
Cependant, à mes yeux, la question fondamentale est: pourquoi le Canada chercherait-il à faire converger sa norme d'efficience avec celle des États-Unis quand on constate les limites très réelles de l'approche américaine relativement aux gains en efficience? Je voudrais déclarer très respectueusement qu'il y a plusieurs raisons pour lesquelles le Canada aurait tort d'adopter le projet de loi C-249.
Premièrement, l'approche canadienne actuelle relativement aux gains en efficience permet la prise en compte d'une plus large gamme de gains en efficience que l'approche américaine.
Deuxièmement, l'adoption de la mesure risque d'introduire une rigidité structurelle dans le traitement canadien des gains en efficience. Cette rigidité pourrait faire que le Bureau de la concurrence aurait du mal à intégrer de nouvelles connaissances économiques dans ses normes antitrust à terme, ce qui est une nécessité constante dans les milieux antitrust. Cela est important car les mesures antitrust évoluent constamment.
Troisièmement, l'évolution de l'analyse des fusionnements et le traitement des gains en efficience au cours des dernières décennies, si l'on remonte 30 ou 40 ans en arrière, s'oriente clairement vers une plus grande acceptation et un plus grand rôle des gains en efficience. Or, le projet de loi C-249 placerait le Canada à contre-courant puisqu'il irait, à mon avis, dans la direction opposée.
Trois choses. Premièrement, la norme américaine relative aux gains en efficience continue d'évoluer et accorde de plus en plus de poids aux gains en efficience. Deuxièmement, il existe des différences appréciables entre l'approche canadienne et américaine vis-à-vis des gains en efficience et la mesure à l'étude se traduirait par une convergence entre les deux, si tel est votre objectif. Troisièmement, je pense que la véritable question essentielle est de savoir pourquoi le Canada voudrait faire converger sa norme d'efficience avec celles des États-Unis.
Je vous remercie de votre temps et de votre patience. Je suis prêt à répondre aux questions du comité.
Le sénateur Massicotte: Merci de votre exposé. Nous apprécions énormément le fait que vous ayez pris le temps de partager avec nous votre perspective et votre expertise.
Manifestement, vous êtes d'avis que les gains en efficience devraient demeurer une considération sérieuse et qu'il convient de leur accorder la place prépondérante que nous leur accordons ici au Canada comparativement aux États- Unis. Cela dit, pourriez-vous m'éclairer un peu sur les répercussions économiques de cela? Je sais que ce n'est pas votre domaine de compétence. Pourquoi un pays serait-il mieux servi en incluant cet argument au lieu de tout simplement prendre en compte le prix à la consommation?
M. Fina: C'est une excellente question. Je ne suis pas économiste, mais j'essaierai d'y répondre de mon mieux.
Il est souhaitable d'inclure une plus vaste gamme de gains en efficience, d'en analyser une plus vaste gamme pour rendre son économie plus concurrentielle, pour créer davantage d'emplois et conférer des avantages à la société en général. Auparavant, les consommateurs étaient des gens comme vous et moi qui font leurs emplettes dans les magasins. Aujourd'hui, les consommateurs peuvent être de grandes sociétés, comme Wal-Mart. Dans une perspective économique, je pense qu'en tant qu'entité, une économie est avantagée par l'approche canadienne, qui permet la prise en compte d'une plus large gamme de gains en efficience.
Le sénateur Massicotte: Je ne sais plus à quelle page, mais dans le cadre de votre conclusion, vous affirmez que si le gouvernement fait preuve d'une plus grande réceptivité aux allégations de gains en efficience, c'est-à-dire à la prise en compte d'une gamme élargie de gains en efficience, les tribunaux, pour leur part, ont constamment rejeté cette considération. Vous semblez conclure que si les tribunaux font preuve d'ambivalence, c'est à cause de la difficulté de quantifier les gains en efficience. Autrement dit, c'est beau en théorie, mais en pratique, c'est difficile à appliquer. C'est manifestement ainsi que les tribunaux voient les choses.
D'après des témoignages que nous avons entendus, il est possible de présenter une défense de gains en efficience, mais il est difficile et complexe de cerner et de prédire les résultats. Est-ce difficile au point que, comme le montre l'expérience des tribunaux américains, il est risqué même de permettre cette défense étant donné l'imprévisibilité des résultats et le fait que c'est une possibilité quelque peu dangereuse?
M. Fina: Sénateur, chaque fois que l'on analyse une fusion, on fait des prédictions pour l'avenir. On n'a aucune idée si ces prédictions s'avéreront ou non.
Il est vrai qu'il peut être difficile de prédire des gains en efficience. Parfois les entreprises tombent pile et parfois elles se trompent. Il arrive aussi que les gains en efficience soient plus élevés que prévu, comme on a pu le constater à la suite de la récente fusion HP aux États-Unis.
En tant qu'avocat américain, je ne pense pas qu'il faille se priver de prendre en compte les gains en efficience sous prétexte que cela est difficile ou spéculatif. À mon avis, la norme applicable aux gains en efficience ne devrait pas être plus élevée que la norme de la preuve que doit démontrer le gouvernement.
Aux États-Unis, le gouvernement présente un cas prima facie contre un fusionnement en se bornant à dire: «Il y a un niveau de concentration élevé qui, à notre avis, pourrait déboucher sur une hausse de prix.» Aux États-Unis, devant les tribunaux, il appartient aux parties au fusionnement de contrer cet argument en faisant la preuve que la transaction donnera lieu à des gains en efficience ayant des effets favorables à la concurrence.
Le sénateur Massicotte: Votre cabinet d'avocat est l'un des plus importants et des plus expérimentés au monde dans ce domaine. Quelle est l'expérience des autres pays en ce qui concerne la pratique visant à intégrer dans l'analyse les gains en efficience, en Europe, par exemple? Quelle est la tendance internationale à cet égard?
M. Fina: Sénateur, on accorde clairement de plus en plus de respect et de poids aux gains en efficience. On peut le constater en Europe, par exemple.
Le sénateur Oliver: À l'égard de la norme canadienne?
M. Fina: On n'adhère pas nécessairement à la norme canadienne proprement dite pour ce qui est de la défense statutaire que vous avez ici, mais on tend à accorder de plus en plus de poids aux gains en efficience. Dans le passé, les autorités antitrust considéraient de façon négative les gains en efficience. C'est à la suite de percées dans l'acquisition de connaissances économiques et dans l'analyse économique que les organismes de surveillance un peu partout dans le monde, y compris en Europe et aux États-Unis, ont commencé à se rendre compte que les gains en efficience étaient favorables à la concurrence. C'est là l'essence même de la pratique antitrust.
En Europe, on constate un mouvement dans la même direction. On voit la même évolution: d'anticoncurrentiel ou neutre au mieux, les gains en efficience tendent maintenant à être vus comme ayant véritablement des effets positifs. J'en veux pour preuve la fusion GE-Honeywell, qui a fait l'objet d'un large débat dans la presse et dans les milieux juridiques antitrust.
Le sénateur Tkachuk: Je m'excuse d'être arrivé un peu en retard. J'avais une autre réunion, de sorte que je n'ai pas pu entendre la totalité de votre exposé.
Vous avez soulevé de nouveau le sujet des gains en efficience. J'ai du mal à suivre car à mon avis, c'est un argument exagéré, mais vous pouvez peut-être m'aider à comprendre. Je vais m'exprimer dans mes propres termes, c'est-à-dire en profane. En effet, je ne suis ni avocat ni économiste, bien que cela n'ait pas empêché les membres de l'une ou l'autre de ces professions de faire des commentaires sur l'autre. Les gains en efficience débouchent sur des hausses de prix. Dans notre cas, ce fut l'affaire Supérieur Propane. On a fait valoir que les gains en efficience étaient tellement considérables qu'ils allaient à l'encontre de l'intérêt des consommateurs. Cela a été jugé irrecevable parce que les acheteurs étrangers de propane, ou les entreprises nanties ont présenté une meilleure argumentation que celle voulant que les gens ne soient pas bien servis à cause des prix plus élevés.
Autrement dit, on a tenté de justifier une hausse de prix en faisant valoir que les acheteurs étrangers et les entreprises nanties achèteraient le produit, et que cela avait plus de poids que les problèmes causés aux Canadiens ordinaires.
Selon moi, les gains en efficience devraient se traduire par une baisse des prix. Y a-t-il quelque chose qui m'échappe? Pouvez-vous m'aider?
M. Fina: Sénateur, je ne pense pas qu'il y ait quoi que ce soit qui vous échappe. En général, une transaction peut produire des gains en efficience considérables, qu'il s'agisse d'efficiences productives que l'on peut refiler immédiatement au consommateur ou d'efficiences novatrices ou de gestion, dont les effets peuvent prendre plus de temps à se faire sentir au niveau de la consommation. Il ne faudrait pas restreindre les types d'efficiences que l'on peut prendre en compte. Il faudrait au contraire en élargir la gamme. La transaction est-elle bénéfique pour l'ensemble de la société? Si la transaction permet d'utiliser moins de ressources et moins d'intrants pour générer les mêmes extrants, c'est la société dans son ensemble qui y gagne.
Vous pouvez alors décider de faire autre chose. Vous pouvez envisager d'indemniser d'une façon ou d'une autre certains consommateurs qui seraient désavantagés à court terme par la décision. Mais c'est une autre question.
Ce que j'essaie de vous faire comprendre, c'est qu'en s'attachant strictement aux gains en efficience qui sont immédiatement répercutés sur les consommateurs, vous risquez de vous priver de nombreux autres gains qui rendent l'économie plus compétitive sur la scène nationale et internationale. Ces gains en efficience finissent par filtrer jusqu'au consommateur.
En pratique, il n'y a pas tellement de cas de ce genre. Je crois qu'il n'y en a eu qu'un ou deux au Canada et aux États- Unis. Et sur les milliers ou les dizaines de milliers de fusions qui ont fait l'objet d'un examen il n'y a eu qu'un petit nombre où la défense des gains en efficience proprement dite est devenue un véritable enjeu.
Devrait-on mettre davantage l'accent sur les gains en efficience qui sont avantageux pour l'ensemble de la société tout en reconnaissant que certains groupes risquent de se retrouver plus mal lotis qu'avant à court terme dans certaines circonstances?
Le sénateur Harb: Je vous remercie beaucoup de votre exposé qui contredit ce qu'a affirmé un témoin hier, soit que la norme des efficiences au Canada est ridiculisée sur la scène internationale. Ce fut plutôt rafraîchissant d'entendre ce que vous aviez à dire à ce sujet.
Une chose me frappe. Tout le débat s'articule autour de la définition de «gains d'efficience», et il semble que cette expression donne lieu à des interprétations différentes.
Si la mesure à l'étude est adoptée et qu'elle devient partie intégrante de la Loi sur la concurrence et qu'un de vos clients se pointe dans votre bureau en vous disant qu'il possède une entreprise au Canada, peut-il faire valoir qu'il a subi un préjudice? Comme vous le savez, le Canada, les États-Unis et le Mexique sont cosignataires de l'ALENA. En vertu du chapitre 11 de cet accord, les entreprises qui ont des investissements dans les pays membres de l'ALENA peuvent alléguer qu'il y a eu préjudice.
Pensez-vous qu'une entreprise qui investit au Canada peut prétendre qu'elle a subi un préjudice du fait qu'une proposition de fusionnement entre sa compagnie et une autre a été rejetée en raison de la teneur du projet de loi?
Si c'est le cas, pensez-vous qu'il faudrait que le Canada, le Mexique et les États-Unis organisent un groupe d'experts pour se pencher sur cette notion du traitement réservé aux entreprises implantées dans plus d'un pays dans le contexte des fusions et des acquisitions?
M. Fina: Sénateur, pour répondre à votre première question, je ne connais pas bien le sujet. Tout ce qui touche l'ALENA n'est pas de mon ressort. Je pourrais me hasarder à dire que cela ne serait pas un motif de poursuite, mais ce ne serait que conjectures de ma part.
Pour ce qui est de votre deuxième question, à savoir si ce serait une bonne idée d'organiser un groupe d'experts lorsqu'une fusion ou une transaction met en cause plusieurs pays, il y a habituellement des contacts formels et informels entre les organismes et les agences responsables de la concurrence au cours desquels on discute de théories, d'enjeux, de recours, et ainsi de suite. D'une certaine façon, cela se fait déjà à l'heure actuelle. Chose certaine, les organismes américains et canadiens chargés de veiller à la concurrence collaborent déjà énormément. Il y a aussi une collaboration accrue avec les autorités mexicaines dans ce domaine.
Le sénateur Harb: Si l'on comparaît la législation canadienne telle qu'elle est actuellement et celle qui est en vigueur aux États-Unis et dans d'autres pays, où nous situons-nous?
M. Fina: Vous êtes à l'avant-garde. Vous êtes des chefs de file. À mon avis — et cela vient d'un démocrate libéral —, le fait que vous considériez les gains en efficience dans une perspective plus large que nous ne le faisons aux États-Unis est dans le meilleur intérêt de votre pays.
Aux Etats-Unis — et je ne dis pas cela de manière péjorative —, on souligne souvent du bout des lèvres l'importance des gains en efficience. Les gains en efficience sont cruciaux, importants, et nous en tenons compte. Les autorités américaines en matière de concurrence pressent vivement l'Union européenne de cesser de considérer les gains en efficience comme étant neutres et d'y voir plutôt un avantage pour la concurrence.
C'est nettement dans cette direction que l'on se dirige. Je dirais que vous êtes à la tête du mouvement. Et c'est bien d'y être. Il y a quantité de choses que le Canada fait mieux que les États-Unis, et c'est l'une d'elles.
Le président: Au Canada en général, et dans notre comité en particulier, on attache beaucoup d'importance aux dossiers mettant en cause des institutions financières et des questions économiques qui ont des répercussions à outre- frontière, des répercussions internationales. En tant que voisin des États-Unis, le Canada peut tirer parti de nombreux avantages intéressants mais il lui faut aussi composer avec les problèmes associés à cette proximité. Notre économie est beaucoup plus petite que la vôtre. Par conséquent, s'agissant de notre stratégie industrielle, les défis qui se posent sur le plan de la concurrence internationale, et particulièrement de la concurrence avec votre pays, sont un sujet de préoccupation dans toutes nos politiques.
Imaginez que vous êtes un avocat canadien pratiquant dans votre domaine de spécialité au Canada et que vous deviez nous conseiller sur nos orientations stratégiques. En tant que Canadien participant à une petite économie jouxtant une grande économie, diriez-vous que votre perspective serait la même? Vos recommandations seraient-elles les mêmes ou différentes? Cette question des gains d'efficience est-elle plus importante pour notre modeste économie que pour les États-Unis, ou moins importante, ou y a-t-il une différence?
M. Fina: Monsieur le président, c'est une excellente question. Si je mets à la place d'un avocat canadien spécialiste de la concurrence, je serais d'avis qu'aux États-Unis, compte tenu de l'envergure de l'économie, on peut se permettre parfois de ne pas accorder aux gains en efficience autant de poids qu'on devrait leur accorder. Dans l'affaire Heinz, qui s'est soldée de l'avis de la plupart des observateurs par une mauvaise décision, la part du marché du joueur dominant a augmenté. C'est une erreur, mais c'est une chose que l'économie américaine peut absorber.
Dans une économie plus petite, une économie qui a jugé bon d'accepter des niveaux de concentration commerciale plus élevés pour être concurrentielle sur la scène internationale, je pense que vous avez une marge d'erreur moindre. J'estime qu'au Canada, on devrait accorder beaucoup d'importance aux gains en efficience. En fait, j'irais même encore plus loin parce que l'enjeu ne se limite pas à offrir le plus bas à Wal-Mart. Il s'agit de faire en sorte que le Canada soit en mesure de livrer la meilleure concurrence possible aux autres économies à l'échelle internationale.
Le président: Nous parlons généralement d'entreprises de fabrication. Nous avons évoqué les affaires Supérieur Propane et Heinz qui ont déjà été tranchées. Avez-vous personnellement traité de ces questions dans le secteur bancaire ou financier? Dans l'affirmative, avez-vous pu observer que les principes en cause étaient fondamentalement les mêmes? Je sais que c'est une question tendancieuse, mais avez-vous des observations préliminaires?
M. Fina: Monsieur le président, je n'ai guère d'expérience dans le secteur financier ou bancaire. Je sais que le Bureau of Competition envisage de réviser ses lignes directrices. À mon sens, il s'agit d'un principe universel qui transcende tous les secteurs et qui n'est pas proprement spécifique à des cas comme Heinz ou Supérieur Propane.
Le sénateur Massicotte: Je suis d'accord avec vous. À bien des égards, le Canada est bien mieux que les États-Unis.
D'un point de vue technique, vous convenez que la défense des gains en efficience est valable. D'après la structure actuelle de loi, c'est un moyen de défense. Le Bureau doit déterminer si elle est en présence d'un comportement anticoncurrentiel après quoi, la partie en cause peut faire valoir qu'en dépit de cela, l'argument des gains d'efficience a plus de poids que l'argument du prix. Si vous deviez reformuler cela de fond en comble et dire que vous acceptez l'argument des gains d'efficience, est-ce là la meilleure façon de procéder? L'argument des gains d'efficience devrait-il être considéré comme faisant partie de l'examen global menant à une décision, par opposition à un argument strictement de défense.
M. Fina: Selon moi, en en faisant un facteur et non un argument de défense comme le fait la loi actuelle au Canada, on se trouve en fait à amoindrir le rôle des gains d'efficience, à leur enlever de l'importance. En tant qu'avocat américain, je conseillerais à mes collègues des États-Unis d'adopter une défense statutaire analogue à celle qui a cours au Canada afin de ne pas se priver de fusionnements avantageux pour la société.
Le sénateur Massicotte: J'aimerais avoir une précision. Est-ce là votre opinion personnelle ou celle de votre cabinet d'avocats?
M. Fina: C'est mon opinion personnelle. J'ajouterais qu'à la lumière des contacts que j'ai avec des collègues, des partenaires et d'autres avocats spécialistes de la concurrence aux États-Unis, la plupart estiment que les gains en efficience — et je ne parle pas spécifiquement de la loi canadienne et des changements proposés — sont sérieusement sous-estimés aux États-Unis, et qu'il faut que cela change.
Le sénateur Oliver: Le projet de loi C-249 est un petit projet de loi qui a fait beaucoup de chemin rapidement. Je voudrais savoir comment un avocat international de Washington D.C., habitué des grandes causes, a pu en entendre parler. Et après en avoir entendu parler, qu'est-ce qui vous a poussé à venir jusqu'ici pour en discuter et nous expliquer l'incidence qu'il aura sur le critère des gains en efficience? Pourquoi êtes-vous venu?
M. Fina: Je répondrai à ces questions une à la fois. Je suis venu ici parce que j'ai entendu parler du projet de loi dans le contexte de travaux que je faisais de concert avec des collègues canadiens et américains. Nous faisions l'examen des lignes directrices proposées émanant du Canada au sujet des fusionnements. Périodiquement, tous les 10 à 15 ans, les autorités antitrust du secteur de la concurrence partout dans le monde révisent et actualisent leurs lignes directrices relatives aux fusionnements pour refléter la philosophie du jour. C'est ainsi que j'ai entendu parler du projet de loi par un collègue canadien.
Quant à savoir pourquoi je suis venu ici, je peux vous dire que cette question fait l'objet d'un débat États-Unis. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il s'agit d'un sujet pénible, mais le barreau américain est exorcisé. À maintes reprises, les organismes américains ont affirmé que les gains en efficience sont importants, qu'ils les prennent en compte et qu'ils souhaitent que nous leur soumettions des cas de gains d'efficience. Et à maintes reprises, en tant qu'avocat pratiquant aux États-Unis, je me présente devant le ministère de la Justice ou la Federal Trade Commission, deux agences chargées de l'application des lois antitrust aux États-Unis. Les gains d'efficience pèsent, au mieux, un poids plume dans la balance, mais uniquement dans les cas extrêmement serrés. Cela relève de la discrétion des agences. Dans l'arène judiciaire, qui à mon avis est à la remorque des agences, les tribunaux affirment qu'ils ont tenu compte de la défense des gains en efficience mais qu'ils ne sont pas spécifiques au fusionnement parce qu'ils ne sont pas assez considérables pour passer outre les présomptions structurelles — un fusionnement de 4 pour 3 ou de 3 pour 2. C'est un sujet qui prend beaucoup de place chez nous, même si aucune mesure législative n'est à l'étude. Aux États-Unis, les lois sont généralement plus vastes et les changements surviennent au niveau des agences.
Mon intérêt a été grandement piqué lorsque j'ai appris l'existence de ce projet de loi au Canada et j'ai immédiatement pensé que les Canadiens faisaient ce qu'il fallait, qu'ils s'orientaient dans la bonne direction. Dans mon optique d'avocat américain spécialiste de la concurrence, il serait regrettable qu'un pays qui est un chef de file et qui fait ce qu'il faut fasse volte-face.
Le sénateur Oliver: Je n'ai pas lu la cause Heinz mais j'ai trouvé intéressante la façon dont vous nous l'avez présentée aujourd'hui. Vous avez dit que le tribunal avait rendu une décision erronée parce que l'entreprise dominante avait accru sa part du marché. Pourquoi persistez-vous à dire que le tribunal a fait erreur? Si la haute direction de Heinz n'avait pas été en mesure de mener à bien son plan dans la foulée du fusionnement et d'augmenter sa part du marché, qu'auriez-vous dit? Comment auriez-vous pu blâmer le tribunal si, en fait, le conseil d'administration ou la haute direction de l'entreprise fusionnée avait essuyé un échec? Comprenez-vous ma question?
M. Fina: Oui, et c'est une bonne question. Elle suscite des conjectures. Dans l'affaire Heinz, les parties voulaient fusionner deux concurrents faibles. Le premier avait une grande capacité et une usine très moderne et aucune reconnaissance de marque alors que l'autre avait une grande reconnaissance de marque, mais des usines désuètes où les employés travaillaient manuellement. L'objectif était de fusionner ces deux entreprises.
Le sénateur Oliver: Pour accroître leur part du marché.
M. Fina: Oui, pour accroître leur part du marché et faire la lutte à l'entreprise dominante dans le secteur, Gerber.
Cette affaire donnait lieu à des gains d'efficience considérables. Il est particulièrement ironique que le gouvernement ait réussi à bloquer la transaction parce qu'il craignait que la concurrence s'en trouve affaiblie. En fait, en empêchant la transaction, on a réduit la concurrence. Heinz a vendu son entreprise à une tierce partie. Pour sa part, la compagnie dominante, Gerber, a augmenté sa part du marché et acquis une plus grande influence sur les prix. Au bout du compte, ce sont les consommateurs qui ont été pénalisés.
Le sénateur Oliver: Je comprends maintenant.
Le sénateur Hervieux-Payette: S'il s'avérait nécessaire de modifier une loi américaine, pourrions-nous comparaître devant vos instances?
M. Fina: Il y a un certain nombre de lois que j'aimerais changer aux États-Unis. Je partagerais volontiers notre président et notre politique en matière de soins de santé avec vous également.
Le président: Je suppose que dans l'affaire Heinz, il n'y avait pas d'implications politiques qui auraient donné un avant-goût de la scène politique actuelle.
M. Fina: Non, il n'y en avait pas.
Le président: Ce n'était pas une question sérieuse.
M. Fina: Elle soulève tout de même un aspect sérieux, sénateur. Dans le passé, le Parti démocrate et le Parti républicain divergeaient d'opinion au sujet de l'application de la politique antitrust. Maintenant, depuis 20 ou 25 ans, les deux partis voient la chose du même oeil. On ne constate pas de changements concrets au niveau de l'exécution de la loi quand on passe d'une administration ou d'un parti à l'autre.
Le président: S'il n'y a pas d'autres questions, je vais mettre un terme à la partie de la séance consacrée à ce témoin. Je vous remercie beaucoup d'être venu. Vous nous avez livré un témoignage précieux, clair et intéressant.
M. Fina: Je vous remercie, ainsi que le comité, de m'avoir permis de comparaître.
Le président: Nous allons poursuivre notre étude du projet de loi C-249, Loi modifiant la Loi sur la concurrence. Nos prochains témoins sont Mme Majewski et M. Clifford, qui représentent tous deux la Chambre de commerce du Canada. Je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie d'être venus.
Je ne sais pas comment vous voulez organiser votre présentation. Allez-vous la diviser en deux? Vous êtes libres de faire comme bon vous semble. Je vous précise simplement que nous vous entendrons tous les deux et qu'ensuite, nous passerons aux questions. Il est un peu plus de 11 h 55, et j'aimerais que nous respections notre horaire pour terminer aux environs de 12 h 30, si possible.
Mme Kasia Majewski, analyste des politiques, Chambre de commerce du Canada: Honorables sénateurs, je vous remercie de nous avoir invités aujourd'hui à prendre la parole devant vous au sujet du projet de loi C-249, Loi modifiant la Loi sur la concurrence.
J'aimerais dire pour commencer que la Chambre de commerce du Canada compte environ 170 000 membres, qui sont des entreprises de toutes tailles qui oeuvrent dans tous les secteurs au Canada. Nous avons également un réseau d'à peu près 350 chambres de commerce qui exercent leurs activités dans la totalité des provinces, territoires et circonscriptions fédérales.
Nous aimerions d'abord vous féliciter d'avoir indiqué, dans la lettre que vous adressiez à la ministre de l'Industrie le 14 novembre, que ce projet de loi doit faire partie des consultations publiques qui sont entreprises sur les propositions de réforme de la Loi sur la concurrence.
La Chambre de commerce du Canada croit que la Loi sur la concurrence est une mesure importante du cadre législatif qui régit l'ensemble des perspectives commerciales au Canada. C'est pourquoi il est crucial que les réformes à ce sujet soient apportées à la suite d'un processus consultatif complet et transparent. C'est ainsi que les politiques d'intérêt public devraient être instaurées d'après nous.
Je vais maintenant céder la parole à M. Clifford, qui va vous parler plus en détail du projet de loi au nom de la Chambre de commerce.
M. John Clifford, avocat-conseil, McMillan Binch, Chambre de commerce du Canada: Honorables sénateurs, vous avez reçu en octobre 2003 le mémoire que la Chambre de commerce a produit sur ce projet de loi. La Chambre continue de croire que la défense fondée sur les gains en efficience est d'une importance vitale pour le processus d'examen des fusionnements au Canada, et que tout changement devrait être fait de façon judicieuse, dans le cadre du processus actuel de réforme de la Loi sur la concurrence.
Comme vous le savez, le projet de loi C-249 propose de modifier l'article 96 de la Loi sur la concurrence qui établit ce qu'il est convenu d'appeler une défense fondée sur les gains en efficience. L'article 96 prévoit qu'un fusionnement anticoncurrentiel, c'est-à-dire qui empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ne devrait pas être interdit s'il a pour effet d'entraîner, pour l'économie canadienne, des gains en efficience qui surpassent ou neutralisent les effets anticoncurrentiels du fusionnement.
Le projet de loi C-249 vise à supprimer de la loi la défense fondée sur les gains en efficience. Ainsi, les gains en efficience seraient un des nombreux facteurs à prendre en considération dans l'analyse d'un fusionnement, et n'auraient pas plus de poids ou d'importance que les autres facteurs prévus dans la Loi sur la concurrence, en particulier à l'article 93.
Le projet de loi ordonne au Tribunal de la concurrence, et donc au Bureau de la concurrence, de tenir compte seulement des gains en efficience qui apporteront des avantages aux consommateurs, dans la mesure où ces gains ne seraient vraisemblablement pas réalisés en l'absence de ce fusionnement.
Qui plus est, l'emploi du mot «peut» au lieu de «doit» dans le projet de loi indique que le tribunal, et par le fait même le bureau, peut tenir compte des gains en efficience, mais n'est pas obligé de le faire.
Comme nous l'indiquions dans notre mémoire, la Chambre de commerce du Canada n'est pas convaincue du bien- fondé de ce projet de loi. La chambre est d'avis que la défense fondée sur les gains en efficience à propos de l'examen d'un fusionnement est un aspect de la loi d'une importance vitale et que, dans l'ensemble, les modifications que le projet de loi C-249 propose d'apporter à l'article 96 feraient perdre à l'économie canadienne les importants avantages sur le plan de l'efficience et de la productivité que l'article 96 permettait de réaliser. L'économie du pays deviendrait ainsi plus pauvre, moins productive et moins efficace.
La Chambre de commerce du Canada s'inquiète aussi du fait qu'il n'y ait pas de débat public et transparent sur le projet de loi C-249. La Loi sur la concurrence fait partie du cadre législatif qui régit les activités commerciales quotidiennes à divers niveaux. Ce n'est pas une loi sur la protection du consommateur. Il y est question de la protection ou du bien-être des consommateurs, mais ce n'est pas son objectif primordial.
Étant donné que le Canada est une économie très ouverte et de taille restreinte, l'article 96 a été conçu pour offrir à l'économie canadienne dans son ensemble des avantages qui, sans cette défense, vont lui échapper quand certains fusionnements seront interdits par ceux qui font respecter la Loi sur la concurrence au Canada. En somme, cette disposition vise à promouvoir la productivité de l'économie canadienne.
Les gains en efficience résultant d'un fusionnement peuvent accroître la compétitivité d'un secteur de l'industrie sur la scène internationale, en réduisant les chevauchements d'activités et en permettant aux entreprises d'être plus productives. Ils peuvent permettre d'améliorer la qualité des produits ou aider une entreprise à survivre et à servir sa clientèle dans une région où il est difficile de faire des profits. C'est l'objectif de l'article 96 tel qu'il existe actuellement.
Cet objectif s'inscrit dans la tradition de la Loi sur la concurrence. Contrairement aux lois antitrust américaines qui cherchent avant tout à protéger et à avantager les consommateurs, notre Loi sur la concurrence veille à établir des cadres du marché pour promouvoir la concurrence et le bon fonctionnement des marchés. C'est ce qui aura ensuite pour effet de favoriser tous les segments de la société.
En adoptant le projet de loi C-249, le Sénat indiquerait non seulement que les gains en efficience ne sont pas au centre des politiques canadiennes en matière de concurrence, comme nous croyons qu'ils devraient l'être, mais aussi que la Loi canadienne sur la concurrence devrait contribuer à la répartition de la richesse. Malgré ce que d'autres témoins ont pu vous dire, la Loi canadienne sur la concurrence n'a pas à jouer ce rôle.
Il y a d'autres mécanismes, comme le régime fiscal, qui sont plus aptes à assurer la répartition de la richesse et du revenu. La Loi sur la concurrence sert surtout à encourager l'enrichissement du Canada, c'est-à-dire à promouvoir l'efficience, la productivité, l'adaptabilité, le potentiel novateur, la vigueur et la taille de l'économie canadienne. Ainsi, la loi s'intéresse à la richesse dans son ensemble et aux moyens de continuer à la faire croître, et non à qui doivent aller les parts du gâteau. Elle n'est pas et ne peut pas être un mécanisme de répartition de la richesse.
Les gains en efficience font depuis longtemps l'objet d'un débat parce qu'ils sont importants. En fait, ils le sont tellement qu'il faudrait s'attarder davantage à eux dans l'examen des fusionnements ainsi qu'à d'autres aspects de la Loi sur la concurrence. Se pencher sur la situation des gains en efficiences dans d'autres pays n'est pas suffisant, car il faut de déterminer ce qui convient le mieux à l'économie canadienne.
De plus, une série de réformes ont été proposées à la Loi sur la concurrence. Les parlementaires ont amorcé le processus de réforme en demandant au Comité permanent de la Chambre des communes de l'industrie, des sciences et de la technologie de tenir des audiences sur la question. D'après la réponse du gouvernement du Canada aux recommandations du comité, ces audiences faisaient partie des moyens déployés pour modifier la loi. Si le gouvernement a vraiment l'intention d'examiner en profondeur la Loi sur la concurrence pour créer un climat concurrentiel propice à l'innovation, il ne faut pas exclure les gains en efficience.
Vous vous demandez peut-être, comme d'autres qui ont comparu devant vous, si la décision rendue dans l'affaire Supérieur Propane en faveur du fusionnement nécessite de modifier l'article 96, et nous répondons catégoriquement non.
La défense fondée sur les gains en efficience dans la Loi sur la concurrence n'est pas un vestige de la loi adoptée au départ. L'article 96 n'est ni dépassé ni désuet; il a été adopté à la suite de réformes qui ont commencé avec le dépôt du projet de loi C-256 en 1971 et il est le résultat de longues discussions entre les divers intervenants. L'historique de la loi et le débat entourant la question sont bien résumés par le Tribunal de la concurrence dans sa décision de réexamen de l'affaire Supérieur Propane.
Il est aussi important de noter que la défense fondée sur les gains en efficience a été appliquée de façon très judicieuse. Depuis 1986, au moment de l'adoption des dispositions de la Loi sur la concurrence sur les fusionnements et de l'article 96, jamais le commissaire de la concurrence a décidé de ne pas contester un fusionnement parce que les gains en efficience surpassaient les effets anticoncurrentiels du fusionnement.
L'affaire Supérieur Propane est la seule dont la défense ait été fondée sur le principe de l'efficience en 18 ans d'existence de ce type de plaidoyer. La lutte a été acharnée entre le commissaire et les intéressés, en partie parce que la position même du commissaire était en contradiction avec ses propres directives à l'égard des fusionnements.
Cette cause a permis de préciser les règles sur le recours à une défense fondée sur les gains en efficience et elle marque le début de l'établissement d'une jurisprudence sur cet article de la Loi sur la concurrence. La Chambre de commerce du Canada est d'avis que l'article 96, tel que le Tribunal de la concurrence et la Cour d'appel fédérale l'ont interprété, même s'il n'est pas entièrement incontestable, est valable, et qu'il n'est pas nécessaire de le modifier pour l'instant.
Nous croyons qu'il n'y a pas eu beaucoup de procès fondés sur l'article 96 parce qu'il est très rare que des fusionnements entraînent une réduction sensible de la concurrence et génèrent néanmoins des gains en efficience qui neutralisent ou surpassent la diminution de la concurrence. La décision rendue dans l'affaire Supérieur Propane ne va pas changer la situation. Cependant, même si la défense sur les gains en efficience telle qu'elle a été interprétée dans cette affaire provoquait une vague de fusionnements jugés efficients, la Chambre de commerce du Canada soutient tout de même que le Canada s'en porterait mieux parce que ces fusionnements seraient avantageux pour l'économie et devraient être autorisés.
Même si on devait envisager une modification à la loi, ce avec quoi nous ne sommes pas d'accord, il n'est pas urgent de le faire. Toute modification de l'article 96, ou de toute autre disposition de la Loi sur la concurrence, devrait faire l'objet d'une analyse et d'un examen minutieux.
C'est d'ailleurs ce que le Comité permanent de la Chambre des communes de l'industrie, des sciences et de la technologie a recommandé dans son rapport au début du processus de réforme. Dans son plan d'actualisation du régime de concurrence canadien, le comité a recommandé qu'un groupe de travail indépendant d'experts soit constitué pour étudier le rôle que devraient jouer les gains en efficience dans tous les articles de la Loi sur la concurrence prévoyant un examen en droit civil, et pas seulement dans le cadre de l'article 96.
Les modifications proposées dans le projet de loi C-249 représentent un changement fondamental dans la façon d'examiner les gains en efficience dans l'analyse des fusionnements. Essentiellement, la défense serait abolie et les avantages pour les consommateurs seraient l'un des nombreux éléments que devraient considérer le Bureau de la concurrence et le Tribunal de la concurrence.
Sans s'engager dans une longue discussion sur les avantages d'un critère sur le bien-être global par rapport aux avantages d'un critère sur le bien-être des consommateurs, la Chambre de commerce du Canada croit qu'un critère qui reconnaît à la fois les besoins des producteurs et des consommateurs convient mieux. Un changement de politique aussi fondamental ne devrait être effectué qu'après des études et des discussions approfondies, ce qui n'a pas été fait.
En deux mots, nous croyons que le projet de loi C-249 ne devrait pas être adopté. L'entrée en vigueur de cette modification telle qu'elle est proposée veut dire que maximiser l'efficience et la vigueur de l'économie canadienne n'est pas un objectif fondamental de la loi. Nous pensons que cette mesure réduirait la valeur des gains en efficience, étant donné que leur pertinence serait minime dans l'analyse d'un fusionnement.
Nous recommandons que le gouvernement étudie, comme il s'était engagé à le faire, le rôle des gains en efficience dans les fusionnements et qu'il entreprenne des consultations exhaustives auprès de tous les intervenants sur cet enjeu important et complexe.
Monsieur le président, merci encore de nous avoir donné l'occasion d'exprimer notre point de vue. Mme Majewski et moi-même répondrons volontiers à vos questions.
Le président: Merci beaucoup.
Le sénateur Massicotte: Merci beaucoup de votre exposé et d'avoir pris le temps de venir nous rencontrer pour expliquer votre point de vue.
Je vais vous demander de m'aider à mieux comprendre la défense fondée sur les gains en efficience. Dans votre déclaration, vous avez dit que cette défense va promouvoir l'efficience, la productivité, l'adaptabilité, le potentiel novateur ainsi que la vigueur et la taille de l'économie canadienne. Autrement dit, pour vous, l'efficience est dans l'intérêt du Canada, et je ne comprends pas cela.
On compare les effets anticoncurrentiels et les gains en efficience en fonction de chiffres précis. On dit que les effets sont plus importants si l'augmentation de prix dépasse 5 p. 100. Sur le plan économique, expliquez-moi, si vous le pouvez, comment le plaidoyer sur l'efficience permet de généraliser et de dire que c'est avantageux pour l'économie, l'adaptabilité et le potentiel novateur?
M. Clifford: Je ne suis pas économiste, mais j'exerce le droit dans ce domaine depuis une quinzaine d'années et j'ai réfléchi à la question des gains en efficience dans l'analyse des fusionnements.
Quand des clients viennent nous proposer un fusionnement, nous devons en examiner les effets concurrentiels. Nous nous demandons ce qui va se passer quand les deux entreprises seront regroupées, et la façon de mesurer si le fusionnement entraînerait une diminution importante de la concurrence influence beaucoup notre point de vue.
Il y a une façon théorique d'évaluer cette diminution en comparant l'effet sur les prix. On peut, par exemple, se poser la question suivante: si le fusionnement était conclu, une augmentation de prix substantielle ne serait-elle pas réfrénée par une nouvelle forme de concurrence au cours des deux prochaines années? C'est généralement le critère d'évaluation. On examine aussi d'autres facteurs moins tangibles comme la qualité, les changements au niveau du service et l'impact du fusionnement sur la structure de l'industrie en général.
On ajoute à cela l'analyse des gains en efficience que la transaction pourrait entraîner. Les gens d'affaires et les économistes ne se demandent pas si les gains en efficience s'appliquent seulement à un secteur particulier de l'économie. Ils examinent de façon plus générale si le regroupement de deux entreprises ne permettra pas de réduire les coûts fixes et de réaliser des gains sur le plan de la production et de l'innovation avec la réunion des équipes de recherche, ce qui améliore l'efficience. Il peut y avoir des aspects aussi simples — comme dans l'affaire Supérieur Propane dont vous avez discuté — que passer de deux camions de livraison à un seul, c'est-à-dire des gains élémentaires sur le plan de la production.
Puis, on essaie de mesurer la valeur de ces gains en efficience. Évaluer ces gains par rapport à une éventuelle réduction sensible de la concurrence est un peu comme comparer des pommes et des oranges. Il faut s'en remettre aux économistes et aux sciences économiques pour déterminer la valeur de l'ensemble des gains en efficience. Certains sont faciles à mesurer et d'autres moins. On évalue en même temps la réduction de la concurrence. Il peut y avoir des effets sur les prix et d'autres aspects à considérer, mais on essaie d'obtenir une mesure et de faire des comparaisons.
Le sénateur Massicotte: Des gens disent que le calcul est tellement complexe et théorique que les entreprises laissent tomber parce que c'est trop long, que le résultat est trop incertain et très difficile à déterminer. Êtes-vous de cet avis?
M. Clifford: Je suis d'accord pour dire qu'il peut être complexe. Dans certains secteurs d'activité, c'est plus complexe que dans d'autres. Et parfois, c'est très simple. Tout dépend de la transaction et du secteur d'activité dont il s'agit.
Même déterminer si un fusionnement pourrait entraîner une diminution importante de la concurrence sans tenir compte des gains en efficience qui pourraient en résulter peut être complexe. Les gens d'affaires peuvent avoir des jugements de valeur à porter avec l'aide de leurs avocats et économistes, en fonction de ce qu'ils comprennent de la situation. Il y a des théories très bien connues qui sont appliquées afin de prendre des décisions éclairées. Oui, c'est complexe, mais on peut le faire.
Le sénateur Massicotte: Si on accepte l'argument sur les gains en efficience, il faudrait maintenir la défense dans la modification proposée, ou deviendraient-ils un des éléments à prendre en considération pour déterminer si le fusionnement a des effets anticoncurrentiels ou s'il est avantageux pour le Canada.
M. Clifford: En faire un des éléments à considérer réduit l'importance des gains en efficience à un point tel qu'ils n'auront jamais assez de poids, que ce sont les transactions qui entraînent de plus grands gains en efficience qui seraient autorisées. Si on ne peut établir clairement un plaidoyer d'efficience contre les effets anticoncurrentiels possibles d'un fusionnement, les gains en efficience vont faire pencher la balance seulement dans les cas limites, mais il y a fort à parier que les gains en efficience qui ne sont pas très avantageux pour l'économie ne seront pas approuvés.
Le sénateur Tkachuk: Cela m'intrigue qu'il soit question de la réduction à un seul camion dans le plaidoyer d'efficience. On évalue les gains en efficience en fonction de ce qu'il en coûte pour fabriquer un produit. On calcule tous les intrants pour déterminer le coût d'un produit ou son coût de fabrication pour l'entreprise. L'entreprise peut alors, par différentes mesures, réduire ce coût et, par conséquent, réaliser des profits additionnels qui sont ensuite remis à ses actionnaires, perçus par le fisc ou encore refilés aux consommateurs grâce à des baisses de prix.
Tous les témoins avec lesquels nous avons discuté ont mesuré divers coûts qui n'ont rien à voir avec les gains en efficience si, en bout de ligne, il en coûte aussi cher pour fabriquer le produit. Il n'y a pas de gains en efficience à moins que le coût soit moindre et permette de réaliser des profits. Il n'y a pas plus d'argent. Cela ne devrait-il pas être la façon d'évaluer? Ce ne serait pas compliqué. L'entreprise doit démontrer comment elle peut fabriquer le même produit ou offrir le même service à moins cher, et si elle va refiler les économies aux consommateurs. Elle va le faire seulement s'il y a de la concurrence. S'il n'y a pas de concurrence, elle va garder l'argent pour elle; pourquoi en ferait-elle profiter le consommateur? Quel est le rapport avec le gain total net pour l'économie? Quelle est la différence?
M. Clifford: La différence est la suivante; quand on évalue le gain total net pour l'économie, on tient compte des économies, qui, comme vous l'avez expliqué, sont réalisées grâce à des gains en efficience sur le plan de la production, indépendamment du fait que ces économies sont refilées ou non au consommateur.
Il faut avoir des dons de voyance pour évaluer les résultats d'un fusionnement qui pourrait survenir dans deux mois sur les gains en efficience et les activités pour l'année ou les deux ou trois ans à venir. Ces gains sont difficiles à prédire, même si les gens d'affaires ont en général une bonne idée de la situation et ont tout intérêt à maximiser ces gains. Il est difficile, voire presque impossible de prédire aujourd'hui si les gains en efficience vont être refilés aux consommateurs et dans quelle proportion. On peut reconnaître après coup comment l'entreprise s'est comportée, mais c'est très difficile à prédire.
Le sénateur Tkachuk: Ne vous serviriez-vous pas de théories économiques pour le prédire?
M. Clifford: Des théoriques économiques vont donner des résultats théoriques, et c'est évident que nous nous en servons.
Le sénateur Tkachuk: S'il n'y a qu'une épicerie à Saskatoon, je vous garantis que les prix seront plus élevés que s'il y en a dix.
M. Clifford: Mais vous ne savez pas si les prix vont être de 10 ou 20 cents supérieurs. Vous ne savez pas quelle proportion de ces gains en efficience vont être refilés aux consommateurs.
Le sénateur Tkachuk: On va demander au consommateur le maximum qu'il est prêt à payer avant d'aller s'approvisionner à Regina pour moins cher. C'est ce que les théories économiques vont vous dire. Comment peut-on invoquer la défense des gains en efficience comme dans l'affaire Supérieur Propane? Je ne comprends pas comment on peut prétendre que les gains en efficience sont avantageux pour l'économie quand, en réalité, ils créent une situation de monopole?
M. Clifford: S'il y a des gains en efficience, les producteurs en profitent, même si les consommateurs n'en bénéficient pas. Si je comprends bien votre question et sans vouloir vous offenser, vous semblez croire que les gains en efficience ne sont utiles que si le consommateur en profite. Or, ce n'est pas ce que les économistes vont vous dire. Il faut tenir compte de tous les gains en efficience pour le producteur, le consommateur et le bien-être total; il faut regarder l'économie dans son ensemble sans se demander où vont les parts du gâteau.
Mme Majewski: Il y a un autre aspect à considérer. Il y a eu seulement une cause là-dessus et il est difficile d'en faire abstraction quand on discute des modifications à la défense fondée sur les gains en efficience. Ce ne sont pas tous les fusionnements portés à l'étude du tribunal ou du commissaire qui vont nécessairement donner lieu à un monopole. Il pourrait s'agir du fusionnement de deux petites entreprises sur un petit marché, à l'échelle d'une région et non d'une province.
Le sénateur Tkachuk: Par ailleurs, deux banques pourraient essayer de nous convaincre qu'en fusionnant, qu'en faisant plus d'argent et en facturant plus cher, elles vont contribuer à l'économie, ce qu'elles feraient valoir en présentant une défense fondée sur les gains en efficience qui dirait: «Nos coûts seront moindres, nous allons faire plus de profits et nous allons faire payer tout le monde plus cher.» N'est-ce pas la situation?
M. Clifford: Elles ne vont pas nécessairement facturer plus cher.
Le sénateur Tkachuk: Je pense que oui.
M. Clifford: Si un fusionnement entraîne des gains en efficience, les économies réalisées peuvent servir à d'autres activités de l'entité pour profiter à d'autres secteurs de l'économie. Une entreprise peut ainsi prendre de l'expansion ou intensifier ses activités à l'étranger. Elle a d'autres choix.
Le sénateur Tkachuk: D'après les économistes, un dollar est toujours un dollar, qu'il soit à moi ou à une entreprise. Ma façon de le dépenser rapporte autant à l'économie que si c'est la Banque royale du Canada qui le dépense. Ce dollar ne vaut pas plus parce que c'est la Banque royale du Canada qui s'en sert. C'est la même chose.
Qu'est-ce que cela change pour l'économie qu'une entreprise ait plus d'argent à dépenser que moi? Quelle est la différence?
M. Clifford: Si je vous ai bien compris, un économiste dirait qu'il n'y a pas de différence. Des économies sont réalisées par le fabricant, ou par le consommateur. Il est important de reconnaître que des économies sont réalisées, peu importe si elles profitent au consommateur ou au fabricant.
Le sénateur Massicotte: Cet argument me déroute un peu.
On a donné l'exemple de banques qui ont fusionné en présumant qu'elles n'avaient fait qu'augmenter le prix des services pour, par conséquent, faire plus de profits. N'est-il pas vrai que, dans ce cas, il n'y a pas de gains en efficience? C'est simplement un transfert de richesse du consommateur à l'actionnaire. On ne peut pas invoquer les gains en efficience. Ce n'est pas possible.
Le sénateur Tkachuk: À moins qu'elles fassent valoir cette défense.
Le sénateur Massicotte: Elles vont le faire, mais le consommateur va se défendre. N'est-il pas vrai qu'il n'y a aucun gain en efficience dans ce cas? Simplement fusionner pour facturer plus cher n'ajoute rien, n'est-ce pas?
M. Clifford: Je pense que vous avez raison.
Le sénateur Massicotte: Vous n'êtes quand même pas certain.
M. Clifford: L'impact d'un fusionnement sur les prix et les gains en efficience sont deux choses différentes. Si on parle du fusionnement de deux banques, les banques offrent toute une gamme de produits. Il faut examiner chaque produit, déterminer l'impact sur l'industrie des services bancaires de détail du fusionnement de ces deux banques. Il faut tenir compte du fait qu'il y a deux ou trois autres banques dans les mêmes secteurs d'activités. On doit se demander si le regroupement de ces deux banques va entraîner une réduction substantielle de la concurrence, ce qui pourrait faire augmenter les prix. C'est un aspect de la question.
Par ailleurs, indépendamment d'une réduction substantielle de la concurrence, y a-t-il des gains en efficience? Quels gains en efficience vont découler du fusionnement de ces deux banques et de leurs produits? Il faut essayer de comparer les deux.
Le sénateur Massicotte: On a donné l'exemple du fusionnement de deux banques. Présumons qu'elles ont le même nombre de succursales. En augmentant leur pouvoir sur le marché, elles pourraient augmenter les prix, ce qui annule les gains en efficience. Le tribunal n'autoriserait donc pas cette opération, n'est-ce pas?
M. Clifford: C'est exact.
Le sénateur Massicotte: Le fait que l'actionnaire ait plus d'argent ne compte pas parce que le consommateur en a moins.
M. Clifford: C'est exact.
Le président: Cette question donne du fil à retorde au comité. Nous y avons consacré beaucoup de temps mais, de toute évidence, ce n'est pas simple.
Pour finir, je vais aborder un aspect sur lequel j'aimerais avoir votre avis. Nous nous occupons de politiques et des moyens de les faire appliquer. La distinction entre les deux est floue, et c'est pourquoi ce que vous dites au point 12 de votre mémoire, au bas de la page 3, est intéressant. C'est vous qui en parlez.
Essayons de comprendre ce que ce projet de loi veut dire et peut-être encore plus important, ce qu'il ne veut pas dire. D'après vous, il faudrait préciser nos attentes. Nous ne devrions pas nous attendre à ce que ce projet de loi s'occupe de la répartition de la richesse. Je pense que c'est une partie du problème.
Quelle est la politique et quel est le moyen de la faire appliquer? C'est en partie ce qui nous a donné du fil à retordre. Beaucoup de témoins nous ont entraînés dans des analyses économiques et des arguments juridiques d'ordre technique.
Il me semble que vous essayez de circonscrire davantage l'objectif que doit avoir cette mesure législative sur le plan de la politique. Vous dites que le reste est lié à la mise en application de la politique.
M. Clifford: C'est une excellente question, monsieur le sénateur, et c'est un commentaire que j'approuve. D'après la Chambre de commerce du Canada, et je suis d'accord avec elle, assurer la meilleure efficacité possible devrait être l'objectif fondamental de la Loi sur la concurrence, et il faudrait veiller à ce qu'aucune mesure ne soit prise par ceux qui sont chargés de la faire respecter pour nier ou amoindrir l'importance des gains en efficience pour l'économie.
L'article 96, qui est le résultat d'années de discussion, accorde beaucoup d'importance aux gains en efficience dans le contexte d'un fusionnement. Il permet au Bureau de la concurrence et au Tribunal de la concurrence d'évaluer tous les gains en efficience qu'un fusionnement pourrait entraîner. Il prévoit aussi qu'un fusionnement, même s'il est anticoncurrentiel, ne devrait pas être interdit si les gains en efficience compense dans l'ensemble ces effets anticoncurrentiels.
C'est cette politique que le projet de loi, d'après nous, va changer de deux façons. D'abord, si on ne peut plus fonder une défense sur les gains en efficience qui deviennent seulement un des facteurs à prendre en considération, on signale que les gains en efficience sont moins importants et moins fondamentaux. Le projet de loi prévoit que les gains en efficience seraient un des éléments à considérer. C'est ce qui est proposé. Il n'y a pas de pondération relative accordée aux gains en efficience par rapport aux autres facteurs à examiner dans l'analyse d'un fusionnement. On dilue l'importance des gains en efficience. Ensuite, les gains en efficience ne pourront être pris en considération que si on peut démontrer qu'ils vont avantager les consommateurs et qu'ils ne seraient vraisemblablement pas réalisés en l'absence du fusionnement.
Il est difficile, avec ces deux conditions préalables, de compter sur cette disposition pour assurer la réalisation d'un fusionnement augmentant l'efficience. Pour nous, cette mesure modifie fondamentalement la politique.
Le président: Vous résumez la situation quand vous dites que la loi s'intéresse à la richesse dans son ensemble et aux moyens de la faire croître, non à qui doivent aller les parts du gâteau.
M. Clifford: Voilà.
Nous reconnaissons que c'est une loi cadre. La pensée économique a beaucoup évolué depuis que la loi a été considérablement modifiée en 1986 avec l'adoption de différentes dispositions dont celle sur le fusionnement. Les décisions rendues par le Bureau de la concurrence et le Tribunal de la concurrence sont grandement influencées par la science économique et les économistes, à juste titre d'ailleurs. L'économie nous aide à reconnaître que c'est l'ensemble des gains en efficience qui comptent vraiment et c'est ce qui devrait nous préoccuper.
Nous ne devrions pas modifier à la légère une loi cadre.
Le président: Merci beaucoup. Nous vous remercions d'être venus nous rencontrer et de nous avoir présenté un exposé clair et précis.
La séance est levée.