Aller au contenu

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Transports et des communications

Fascicule 7 - Témoignages


OTTAWA, le mardi 27 avril 2004

Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit ce matin à 9 h 40 pour étudier l'état actuel des industries des médias canadiennes; les tendances et les développements émergents au sein de ces industries; le rôle, les droits et les obligations des médias dans la société canadienne; ainsi que les politiques actuelles et futures appropriées concernant ces industries.

Le sénateur Joan Fraser (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente: Je souhaite la bienvenue aux honorables sénateurs et au témoin. Nous reprenons nos audiences publiques sur l'état des médias au Canada. Nous examinons le rôle que l'État devrait jouer pour aider les médias d'actualité à demeurer vigoureux, indépendants et diversifiés compte tenu des bouleversements qui ont touché ce domaine au cours des dernières années, notamment la mondialisation, les changements technologiques, la convergence et la concentration de la propriété.

[Français]

Aujourd'hui, nous avons le très grand plaisir d'accueillir M. Bernard Descôteaux, directeur du journal Le Devoir de Montréal.

Monsieur Descôteaux, je vous souhaite la bienvenue au Sénat et je vous remercie d'être venu nous rencontrer. Comme vous le savez, notre façon habituelle de travailler est d'inviter les témoins à faire une petite déclaration d'une quinzaine de minutes et ensuite nous passons à la période des questions. Je vous invite à prendre la parole.

M. Bernard Descôteaux, directeur, Le Devoir: Je vous remercie de m'avoir invité à cette rencontre. Vos travaux sont importants et je souhaite vivement que vous en arriviez à des recommandations qui sauront inspirer nos gouvernements, tant à Ottawa que dans les provinces.

Les journaux indépendants sont une espèce rare au Canada. On n'en compterait que cinq. Les deux plus importants sont publiés en français. Il s'agit de l' Acadie nouvelle au Nouveau-Brunswick et Le Devoir à Montréal. Face aux grandes chaînes de journaux et aux conglomérats, la vie d'un journal indépendant, vous le devinerez, n'est pas toujours simple et facile. Dans le monde des journaux, Le Devoir est, si vous me permettez l'expression, une société distincte, un cas à part. On a coutume d'en parler au Québec comme d'une institution et si tous ne le lisent pas, tous le connaissent et s'il n'est pas aimé de tous, il est respecté par tous.

Lorsque le journal rencontre des difficultés, tous se solidarisent pour l'aider à traverser la tempête. D'ailleurs, un événement récent l'illustre bien. À l'automne 1990, une soirée bénéfice a réuni autour du Devoir à la fois le premier ministre Brian Mulroney, le chef de l'opposition Jean Chrétien, le chef du Bloc Québécois Lucien Bouchard, le chef du NPD de l'époque Audrey MacLaughlin, le premier ministre du Québec Robert Bourassa, le chef du Parti Québécois Jacques Parizeau, le maire de Montréal et celui de Québec. Vous conviendrez qu'il est assez exceptionnel de retrouver autour d'une même table, à un journal, toutes ces personnalités.

Ce journal a la particularité de n'appartenir à personne en particulier sinon à la société québécoise qu'il prétend vouloir servir. Évidemment, les actionnaires du journal Le Devoir partagent la conviction d'agir pour le bien commun lorsqu'ils y investissent. En fait, actionnaires, lecteurs, artisans du journal ont le sentiment que ce journal leur appartient. Cela fait en sorte que ce journal jouit d'un capital de sympathie extraordinaire.

Le Devoir a été fondé en 1910 par un homme à l'esprit indépendant. Henri Bourassa a siégé plusieurs années à la Chambre des communes, d'abord comme député libéral, puis comme député indépendant afin de garder sa liberté de parole. C'est d'ailleurs pour promouvoir et défendre ses idées qu'il voulut fonder un journal.

Henri Bourassa n'avait pas de fortune personnelle. Ce sont des amis et admirateurs qui fournirent le capital nécessaire au lancement du journal. Tout au long de son histoire, les amis du Devoir furent d'ailleurs toujours présents pour soutenir financièrement le journal.

Ce qui fit l'originalité du Devoir dès le point de départ fut l'indépendance totale accordée à son directeur. Pour assurer cette indépendance, les fondateurs du Devoir remirent à Bourassa un bloc d'actions qui en fit l'actionnaire majoritaire de l'Imprimerie populaire limitée, société éditrice du journal. On voulait ainsi le mettre à l'abri des pressions qu'auraient pu exercer les actionnaires pour qu'il prenne une position éditoriale donnée.

Au début du XXe siècle, la plupart des journaux étaient affiliés à des partis politiques et Henri Bourassa voulait tenir loin de lui les partis et le grand capital. La seule influence qu'il acceptait était celle de l'Église — ce qui est une autre histoire.

Prévoyant, Bourassa prit des dispositions en 1928 pour s'assurer que «l'œuvre» du Devoir se perpétue. Il imagina un dispositif juridique qui visait à préserver l'indépendance du Devoir.

Bourassa ne voulait pas que Le Devoir puisse passer entre des mains étrangères qui en feraient autre chose que ce pourquoi il avait été fondé. Il ne voulait pas qu'il puisse être vendu, ni qu'il puisse être transmis par héritage à des membres de sa famille qui n'auraient pas partagé son intérêt.

Henri Bourassa rédigea également un acte de fiducie pour assurer l'avenir du Devoir une fois qu'il aurait quitté la direction du journal en 1932. Deux fiducies furent alors créées. La première se vit confié le bloc d'actions majoritaires de l'Imprimerie populaire que détenait Bourassa. La deuxième se vit remettre un autre bloc d'actions pour qu'ensemble les deux fiducies détiennent plus des deux tiers des actions de la société et ait une autorité absolue sur tous les actes pouvant être posés.

Les fiduciaires n'allaient toutefois pas exercer eux-mêmes les droits de vote associés aux actions qu'il détenait. Il fut convenu que le directeur du journal se verrait attribué, au moment de sa nomination et pour toute la durée de son mandat, l'exercice de ces droits de vote. Dès lors, le directeur devenait, à toutes fins utiles, l'actionnaire majoritaire du journal. Nommé selon un mandat à durée indéterminée, le directeur allait jouir d'une autorité exceptionnelle. À moins qu'il ne commette des fautes graves, personne ne peut contester son autorité ni le démettre. Il est ainsi à l'abri des coups d'État. La seule chose qu'il ne peut faire est d'aliéner les actions de l'Imprimerie populaire.

Une fois le directeur nommé, les fiducies s'effacent. Elles ne retrouvent un rôle actif qu'à la démission du directeur. Les membres de la première fiducie participent à la nomination du nouveau directeur qu'ils choisissent conjointement avec les membres du conseil d'administration de l'Imprimerie populaire. Outre ce pouvoir, les deux fiducies ont un rôle très restreint. Elles sont là pour veiller à ce que les objectifs de l'œuvre de Henri Bourassa soient respectés, du moins quant à l'esprit de ces objectifs.

Les directeurs du journal qui se sont succédés ont interprété avec beaucoup de latitude ces objectifs pour les adapter à leur époque. Néanmoins, les valeurs qui inspirèrent l'action de Bourassa sont toujours au cœur de la mission du journal: moralité publique, intégrité, défense de la culture française en Amérique et progrès de la société canadienne- française, québécoise, dit-on plutôt aujourd'hui.

Essentiellement, Le Devoir fonctionne toujours de la manière prévue par Bourassa, même si nous avons procédé à une modernisation corporative de l'entreprise en 1993. Une nouvelle société éditrice a été mise sur pied pour permettre de recapitaliser l'entreprise. L'Imprimerie populaire est l'actionnaire majoritaire de cette nouvelle société avec 50,67 p. 100 des actions votantes.

Le directeur est toujours choisi par l'Imprimerie populaire. C'est lui qui exerce les droits de vote de celle-ci au sein de l'entreprise Le Devoir incorporée. Les actionnaires investisseurs sont donc minoritaires, bien qu'ils jouissent de certains droits. Par exemple, certains d'entre eux peuvent exercer un veto sur l'adoption du budget annuel et la nomination des cadres supérieurs.

Parmi ces actionnaires investisseurs, on retrouve le mouvement Desjardins, le Fonds de solidarité des travailleurs du Québec, un certain nombre d'investisseurs privés et les lecteurs et employés regroupés dans des sociétés de placement. Il s'agit d'un actionnariat diversifié qui garantit l'indépendance du journal. À l'avenir, d'autres changements pourraient être apportés à la structure du Devoir, mais les fiducies seront présentes pour s'assurer que l'esprit de l'acte de 1928 soit respecté.

L'indépendance est une notion qui peut vouloir dire bien des choses. Il est évident que le directeur du Devoir est soumis à toutes sortes de pressions. Des ministres téléphonent pour se plaindre, des annonceurs menacent de retirer leurs publicités, des lecteurs résilient leur abonnement. Cette réalité existe dans tous les journaux.

L'important pour nous, au journal Le Devoir, est de rester libre de nos choix, que ce soit en information ou en commentaires. Ainsi, le Devoir n'obéit qu'à ses propres critères pour établir son traitement de l'information et la hiérarchie des informations qu'il présente à ses lecteurs.

En commentaires, Le Devoir est guidé par la liberté, l'égalité, la solidarité et l'intégrité. Cet esprit d'indépendance est ressenti dans l'ensemble du journal et les rédacteurs jouissent d'une grande autonomie professionnelle.

Être un journal indépendant favorise la liberté et l'autonomie. Toutefois, ce statut a aussi ses inconvénients. Nous manquons de moyens pour prendre toute la place qui nous revient.

Le Devoir et l'Acadie nouvelle sont de biens petites PME à côté des géants comme Quebecor, Gesca, CanWest et Bell Globemedia. Nous avons difficilement accès aux capitaux qui pourraient assurer notre développement. Nous devons faire avec peu de moyens ce que nous accomplissons depuis longtemps.

Ce qui rend plus difficile la situation est la transformation que subit présentement le marché de la presse quotidienne avec le phénomène de la concentration. Au Québec, celle-ci a atteint un degré inégalé. Deux groupes dominent le marché de la presse francophone: Quebecor et Gesca. Tandis que le quotidien anglophone The Gazette appartient au conglomérat Can West.

Ces grands groupes disposent de moyens disproportionnés par rapport aux nôtres. Leur stratégie est d'occuper le plus vaste espace possible du marché. Ils se livrent une guerre sans merci, causant des dommages collatéraux chez les plus petits. Par exemple, les grands ont pris l'habitude, pour protéger leur marché, de faire signer des ententes d'exclusivité à certains de leurs clients annonceurs, notamment dans le secteur culturel. Celui qui est visé est, bien sûr, l'autre grand, mais du même coup les petits sont aussi touchés. La situation engendre une atteinte aux droits à l'information quand l'exclusivité inclut des éléments d'information comme, par exemple, des entrevues exclusives.

La concentration est souvent dénoncée pour ses effets sur la diversité des sources d'information. L'éditorial unique qu'a voulu imposer la famille Asper aux journaux du groupe Can West est désormais un cas de figure célèbre.

L'uniformisation des contenus est un phénomène réel. Il suffit de lire au Québec les journaux du groupe Gesca pour réaliser qu'il existe une tendance réelle en ce sens au nom de la rationalisation des coûts. Chroniques, reportages, entrevues se retrouvent dans plusieurs journaux du groupe.

C'est aussi au nom de la rationalisation des coûts qu'il faut craindre, à moyen terme, que soit remis en cause le rôle de la Presse canadienne comme agence coopérative de service. Pour des raisons politiques, personne n'osera s'attaquer à l'existence de cette agence, du moins pour ses services de base. Par contre, il est possible que graduellement celle-ci doive abandonner certains services spécialisés jugés superflus par les grands groupes de presse. Je pense ici aux services de nouvelles régionales, aux horaires de télévision et aux spéciaux pour la couverture des événements sportifs. Certains membres de la Presse canadienne, estimant ces événements redondants, pourraient s'en passer.

Un jour, on se demandera pourquoi payer pour des services qui ne sont pas utilisés. La crise déclenchée par Southam dans les années 1990, alors que cette entreprise voulait voir sa cotisation à la Presse canadienne réduite de façon substantielle, pourrait bien survenir à nouveau.

Ceux qui en pâtiraient le plus seraient, bien sûr, les journaux indépendants et leurs lecteurs. La concentration de la presse est un phénomène avec lequel nous devons composer car il est inscrit au cœur de la logique de notre système économique. Néanmoins, on s'interroge régulièrement: ne devrait-on pas imposer certaines limites à la propriété, comme cela se fait dans certains pays? La réponse devrait être oui puisqu'on a franchi les limites de l'acceptable à plusieurs endroits, notamment au Québec et au Nouveau-Brunswick.

La question est toutefois beaucoup plus complexe que la simple imposition d'un plafond à la propriété de quotidiens que certains suggèrent. Cette solution fut proposée plusieurs fois sans être retenue car elle ne tient pas compte du problème de transmission de propriété. On ne peut forcer un entrepreneur à demeurer propriétaire d'un journal ou à le vendre à rabais parce qu'il n'y a pas d'acheteurs sérieux. Ce serait brimer ses droits. Cela pourrait créer, par ailleurs, des situations aberrantes où un propriétaire de journal, ne pouvant s'en départir, s'en désintéresserait et le laisserait dépérir.

Plutôt que d'imposer des limites, il faut prévoir un mécanisme d'examen des transactions touchant les médias. Ce rôle pourrait être confié au Bureau de la concurrence qui tiendrait compte d'éléments tels la diversité et la pluralité des sources d'information dans un marché régional, ce que le Bureau ne peut faire actuellement.

J'insiste sur le fait qu'il faut examiner ce problème non pas sur une base nationale mais par province. La perspective est différente, d'Ottawa ou de Fredericton, du cas Irving au Nouveau-Brunswick. L'autre façon d'intervenir pour l'État serait de soutenir la diversité par le biais d'aides financières. Certains s'opposent à cette façon de faire, estimant que le fait de recevoir de telles aides mettrait en cause l'indépendance des journaux face au gouvernement. Je ne suis pas de cet avis, dans la mesure où des programmes universels existent et dont les critères d'accès sont connus de tous.

Le Programme d'aide aux magazines canadiens n'a pas, que je sache, entaché l'indépendance des magazines qui en ont profité. Et lorsque le gouvernement canadien accordait de substantielles réductions pour l'expédition des journaux par la poste à une autre époque, personne ne s'est jamais senti les mains liées par cette aide.

Aujourd'hui, les aides gouvernementales dans le secteur des communications, aussi bien de la part des provinces que du gouvernement fédéral, vont essentiellement à la production d'émissions de télévision visant à assurer un équilibre entre les productions canadiennes et étrangères présentées au public canadien.

C'est un choix politique qui a été fait et qui fait consensus. Si l'on veut garantir la diversité et la pluralité des sources d'information dans la presse écrite, il faut prendre les moyens qui s'imposent et s'assurer que cette diversité et cette pluralité existent et perdurent.

Je suggère la création d'un fonds pour la presse indépendante au Canada dont le financement proviendrait en partie des groupes de presse eux-mêmes. Dans l'esprit de ce que je proposais plus haut, le CRTC et le Bureau de la concurrence pourraient, par exemple, lorsqu'ils approuvent des transactions, imposer à l'acheteur une contribution à ce fonds. Les transactions visées pourraient être celles touchant les journaux, les magazines et les stations de télévision et de radio.

On pourrait reprendre ce que fait déjà le CRTC qui impose comme condition à l'approbation de transactions des avantages tangibles pour atténuer l'impact négatif que ces transactions pourraient avoir. BCE fut soumise à cette condition des avantages tangibles lorsqu'elle s'est portée acquéreur de CTV, tout comme Quebecor, au moment de l'achat du réseau TVA.

Un tel fonds pourrait aider les indépendants à soutenir la concurrence des grands. Il pourrait également permettre l'émergence de nouveaux quotidiens, ce que plusieurs souhaitent et ont exprimé à votre comité. Ce fonds pourrait aussi soutenir ceux qui voudraient racheter un quotidien appartenant à un grand groupe.

J'entends déjà les objections à caractère financier. Il faut savoir qu'on ne parle pas ici de dizaines, voire de certaines de millions de dollars. Signalons, à titre d'exemple, que Le Devoir dispose d'un budget d'à peine 15 millions et l'Acadie nouvelle dispose d'un peu moins. Il y a quelques années, un groupe de journalistes avait lancé un nouveau quotidien dans la région de Rimouski, au Québec, qui s'appelait Le Fleuve. Dans le même territoire, il y avait le journal Le Soleil qui lui livra une vive concurrence, si bien qu'à peine douze mois plus tard, Le Fleuve fut en faillite. Pourtant, il aurait suffi une somme d'à peine un million à ce journal pour survivre.

Ce n'est rien à côté des millions que les gouvernements versent pour la production de séries de télévision qui ne restent à l'horaire que pendant 10 ou 12 semaines. Ce n'est rien non plus à côté des 150 millions que le Fonds de soutien aux magazines canadiens disposait au moment de son lancement. Je crois qu'il suffirait de peu pour faire toute la différence. Je souhaite vivement que vous preniez cette suggestion en considération et je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.

La présidente: Monsieur Descôteaux, votre présentation fut très intéressante et nous avons des questions à vous poser.

Le sénateur Corbin: Monsieur Descôteaux, j'ai beaucoup apprécié vos commentaires qui m'amènent cependant à une profonde réflexion. En fait, j'ai l'intention de relire ce texte avec beaucoup d'attention.

Ma question porte sur le rouage interne de votre journal qui, au cours de son existence, a dû faire face à plusieurs tempêtes financières ou à des menaces d'ouragan financier. Pourtant, Le Devoir a toujours réussi à se sortir la tête de l'eau, je pense, avec énormément de difficultés.

Comment s'exerce cette latitude éditoriale au sein de votre groupe de travail? Je crois que par le passé, il y a eu des conflits entre la direction du journal, les journalistes et les groupes syndicaux. Quels sont vos commentaires quant à cette situation?

M. Descôteaux: Je crois que toutes les entreprises vivent des situations conflictuelles qui touchent les questions de relations de travail et qui passent par des vues différentes en ce qui a trait au droit du public à l'information. À travers cela, il y a toujours la question de la liberté accordée aux journalistes. L'indépendance accordée au directeur descend par osmose vers les journalistes.

Comme dans tous les journaux, l'éditeur demeure le dernier responsable. Je pense que dans la mesure où la plupart de nos journalistes partagent les valeurs qui sont à la base du journal, il n'y a pas de problèmes qui vont se poser, sauf quotidiennement, bien sûr, où on aura des divergences de vue, à savoir pourquoi avoir rédigé tel article, pourquoi avoir mis l'accent sur telle chose plutôt que sur telle autre.

Mais de manière générale, les choses se passent bien. On a vu quelques conflits au cours des dernières années, dont l'affaire Leclerc, où il y a eu divergence profonde entre un éditorialiste et la direction du journal. Cela s'est transformé en débat de relations de travail. Au total, l'enjeu était de savoir comment la liberté d'un rédacteur peut s'exercer.

À la toute fin, je pense que nous sommes revenus aux principes de base de notre droit qui prévoit que l'éditeur du journal — le directeur — est celui qui a toute l'autorité voulue pour décider si un texte doit être publié ou pas. Ceci étant dit, une fois que l'éditeur du journal a tranché quant à la publication d'un texte, il n'a pas à décider de son contenu ou d'intervenir quant à la façon de le rédiger. Cela fait partie de la liberté du rédacteur.

Dans la mesure où il existe une relation de confiance entre le rédacteur et la direction du journal, la liberté est totale. Il y a, par exemple, des chroniqueurs de l'extérieur qui sont invités au journal et qui contredisent nos positions éditoriales.

Je suis très à l'aise avec cette position parce que ce sont des gens de l'extérieur. Les lecteurs savent faire la différence entre les positions que prennent la direction et ses chroniqueurs invités. Cette liberté que nous leur donnons demeure tant que la relation de confiance existe. Si nous voyons que, par exemple, le mandat donné à un chroniqueur n'est plus respecté, nous cessons notre collaboration. À ce moment, nous sortons du mandat donné au journaliste. Je ne sais pas si cela répond à la question.

Le sénateur Corbin: Oui, merci. Tous les matins, au réveil, je me fais un café, j'allume l'ordinateur et je rends visite à votre site Internet. Est-ce que cela vaut la peine d'avoir ce site? Est-ce financièrement intéressant? L'avez-vous tout simplement pour suivre la vogue?

M. Descôteaux: Le premier pas que nous avons fait, c'était pour suivre la vogue parce que nous avions chez nous un fan d'Internet qui disait qu'il fallait absolument le faire. Il était prêt à donner de son temps pour travailler sur le site. Nous avons créé un site Internet qui, aujourd'hui, à notre grande surprise, rapporte de l'argent. Je pense que parmi tous les sites Internet de journaux, nous devons être un cas plutôt rare. Je ne connais pas de situations où les sites Internet sont rentables.

Nous avons fait le choix de créer un site Internet pour s'en servir comme outil de promotion. Nous nous sommes dit que des gens consulteraient le site pour prendre contact avec le journal, pour lire les articles. Intéressés, un jour, ils iraient acheter le journal en kiosque et ils pourraient même s'abonner. La formule était intéressante dans la mesure où on ne donnait pas tout le contenu du journal sur le site Internet. Comme d'autres au début, nous avons mis gratuitement tout le contenu du journal à la disposition de tous les internautes. C'était une erreur. Nous avons laissé tous les articles du journal sur le site, mais nous avons mis des cadenas sur un certain nombre d'articles, de telle sorte qu'un internaute qui veut lire l'article doit aller en kiosque pour acheter le journal. Je pense que cette mesure a eu un certain impact positif sur notre tirage.

Nous avons aussi décidé, l'an dernier, d'offrir un abonnement électronique au journal. Nous avions vu que cela se faisait dans certains pays. Nous nous sommes dit: Cela nous coûte très peu de le faire, faisons-le et nous verrons la réaction. Elle a été très positive. En moins d'un an, nous avons vendu presque 1300 abonnements. Les gens paient 16 dollars par mois pour s'abonner au journal qu'ils reçoivent sous format PDF, en images, exactement le même format que sur papier. J'avoue ne pas trop bien comprendre notre succès. Le Globe and Mail et le journal La Presse à Montréal vendent 500 à 600 abonnements à des montants similaires. Notre intuition — parce que c'est vraiment de l'intuition quand on parle d'Internet — est qu'il y a un besoin pour une certaine clientèle plus à l'aise de lire le journal sous cette forme, à l'écran. Il faut constater qu'il y a tout simplement une demande.

Nous avons fait une analyse pour voir d'où venaient nos abonnés Internet. La moitié viennent des grands centres: Montréal, Québec, Ottawa et Gatineau. L'autre moitié vient de l'étranger et des régions rurales ou périphériques où on peut trouver le journal en kiosque, mais où on ne peut pas l'obtenir par abonnement, sinon par le service postal. Avec ce service, on le reçoit trois ou quatre jours plus tard. Il y a donc un besoin.

Nous pouvons présumer que cela ira certainement en grandissant. Nous ne sommes pas allés au bout de nos expériences Internet. C'est un peu de l'exploration que nous faisons. Il faut savoir avancer, mais aussi reculer lorsqu'on se rend compte qu'on n'est pas dans la bonne voie. Cela peut être facilement un gouffre financier.

[Traduction]

Le sénateur Graham: Monsieur Descôteaux, j'entends souvent dire que Le Devoir est un journal d'intellectuels et vous êtes réputé pour votre indépendance et votre intégrité.

Ce titre de «directeur» retient mon attention. Et je crois que vous êtes le huitième directeur depuis 1910. D'où vient cette désignation? Est-ce la même chose que l'éditeur ou le rédacteur en chef? Cette appellation est-elle propre au journal Le Devoir? Y a-t-il d'autres journaux au Québec qui ont un directeur?

[Français]

M. Descôteaux: Je crois que c'est une tradition qui remonte à une certaine époque où plutôt que d'être l'éditeur, on employait l'expression «directeur». En France, le président-directeur général du journal Le Monde, par exemple, est le directeur du journal. C'est son titre. Dans les faits, je suis le président-directeur général de l'entreprise, mais je signe toujours avec le titre de directeur. Cela fait partie de la tradition.

[Traduction]

Le sénateur Graham: Est-ce vous qui avez le dernier mot en ce qui a trait à la politique éditoriale?

[Français]

M. Descôteaux: Je suis l'autorité ultime de toutes les questions de rédaction, de politique rédactionnelle et de politique commerciale. Nous avons, bien sûr, un conseil d'administration et un comité exécutif comme dans toutes les entreprises. Au conseil d'administration et au comité exécutif, nous ne discutons jamais de questions de rédaction. Bien sûr, les membres vont me faire des commentaires parce qu'ils sont des lecteurs du journal, mais jamais ils ne vont tenter d'exercer des pressions ou de faire des suggestions.

Sur le plan commercial, c'est différent. Nous avons des débats. Je soumets les politiques commerciales, les contrats, les budgets et une décision commune est prise généralement par consensus. La ligne au conseil d'administration est très claire. Cela fait partie à la fois de nos règlements et aussi de la tradition, pour le conseil, de ne pas intervenir dans les questions de rédaction.

[Traduction]

Le sénateur Graham: Établissez-vous la politique éditoriale en collaboration avec les rédacteurs en chef?

[Français]

M. Descôteaux: Oui, nous avons deux comités. Un comité pour la page éditoriale composé des éditorialistes. On se réunit à tous les jours. Je participe à ces réunions presque à tous les jours. Nous discutons des politiques, des éditoriaux et des commentaires que nous allons faire. Nous nous influençons les uns les autres sur des questions fondamentales. Je me réserve les décisions finales. Cependant, nous allons donner une large autonomie aux éditorialistes. Même si parfois je ne suis pas à l'aise avec les positions prises par quelqu'un, nous allons le laisser développer ses positions dans la mesure où l'éditorial est aussi signé par la personne dans notre journal. Par exemple, Jean-Robert Sansfaçon, Josée Boileau et Serge Truffaut ont leur nom en bas de l'éditorial.

Il y a aussi une personnalisation de la politique éditoriale. Cela fait partie de la tradition des journaux au Québec; tous les journaux signent leurs éditoriaux, sauf les journaux anglophones. The Gazette ne signe pas ses éditoriaux. Cela donne une marge de manœuvre plus grande à l'auteur de l'éditorial.

Nous avons un deuxième comité de l'information qui se réunit une ou deux fois par jour pour décider du contenu du journal de la journée et planifier le contenu des journaux des prochains jours. Je participe à ces réunions de façon assez régulière, mais parfois je n'y vais pas. Sur l'essentiel, je vais intervenir surtout pour donner des orientations générales de l'information. Il y a toute une équipe en place, comme dans tout autre journal qui voit à la gestion quotidienne. Un journal se fait au jour le jour et des fois, d'heures en heures, tout change. Il faut donc laisser aux responsables, aux éditeurs, aux chefs de pupitre et aux rédacteurs beaucoup de marge de manœuvre et de liberté pour réagir.

[Traduction]

Le sénateur Graham: Vous avez parlé de la fiducie qui avait été constituée, je crois, en 1932?

M. Descôteaux: En 1928.

Le sénateur Graham: Si je vous ai bien compris, selon l'accord de fiducie, le journal ne peut être ni vendu ni laissé en héritage.

M. Descôteaux: C'est exact.

Le sénateur Graham: Voilà une expression intéressante, «laissé en héritage». Vous est-il jamais arrivé que de grandes chaînes vous proposent d'acheter Le Devoir?

[Français]

M. Descôteaux: Oui, pour en mentionner une, Conrad Black. Il aurait voulu à quelques reprises acheter Le Devoir. Nous avons souvent eu des propositions. Encore récemment, quelqu'un m'a téléphoné au nom d'une autre personne ou d'un groupe anonyme qu'on n'a pas voulu identifier pour demander s'il était possible d'acheter Le Devoir. La réponse est non, le journal ne m'appartient pas. Il serait légalement assez compliqué de vendre Le Devoir. Il faudrait s'adresser à un juge pour obtenir la modification de l'acte de fiducie, ce serait possible, mais il faudrait que tout le monde soit d'accord: le conseil d'administration, les fiduciaires, le syndicat, les anciens directeurs, et cetera. Un juge n'accepterait pas de modifier un acte de fiducie tout simplement sur la demande du directeur ou de quelqu'un d'autre. C'est vraiment très compliqué.

[Traduction]

Le sénateur Graham: Vous avez parlé de soutien financier à la diversité — je crois que c'est l'expression que vous avez employée — et de la manière dont vous pourriez recevoir une certaine aide, présumément une aide financière, sans compromettre votre indépendance. Je ne sais pas comment vous y parviendriez.

Vous avez aussi parlé de la création d'un fonds indépendant de la presse qui serait partiellement financé par l'industrie même. Vous attendriez-vous à ce que le gouvernement contribue à ce fonds? Je pense ici aux divers ordres de gouvernement. Puisqu'à la présente audience nous représentons le gouvernement fédéral, nous devrions parler d'une contribution ou de fonds du gouvernement fédéral.

[Français]

M. Descôteaux: J'ai soumis la même idée au gouvernement du Québec. Il y a eu une commission parlementaire sur la situation de la concentration de la presse il y a maintenant trois ou quatre ans. L'idée était de toujours pouvoir assurer la présence d'un plus grand nombre possible de sources d'information. Idéalement, il faudrait faire en sorte que les gouvernements soient absents de la gestion d'un tel fonds. Il pourrait, afin de permettre son lancement, faire une première contribution. Mais pour le reste, je crois que cela devrait venir du milieu lui-même. Nous avons été quelque- uns à réfléchir à la question pour en arriver à la conclusion que la meilleure façon de procéder serait celle que je suggère, par le biais de l'imposition d'avantages tangibles lorsque surviennent des transactions. Cela se fait dans le monde des communications électroniques. Le CRTC l'impose. Si je me souviens bien des données, dans le cas de la transaction de Quebecor, lorsqu'ils ont acheté TVA, un montant de 30 millions de dollars pour des avantages tangibles est allé à la création de nouvelles émissions pour un soutien à l'Union des artistes, des choses comme cela.

On croit que si les pouvoirs étaient modifiés au CRTC et au Bureau de la concurrence, on pourrait — dans le cas d'entreprises qui veulent acheter un journal, ou une station de télévision, mettons-nous dans le contexte de la propriété croisée, c'est un phénomène de plus en plus présent — faire en sorte qu'on assure une pluralité et une diversité de source d'information.

[Traduction]

Le sénateur Graham: À combien s'élève le tirage du journal?

[Français]

M. Descôteaux: Le samedi, 42 500 exemplaires vendus et la semaine, 26 000 exemplaires vendus.

[Traduction]

Le sénateur Phalen: Le comité a été informé des préoccupations qu'ont certains au sujet du fait qu'une part de la publicité sous forme d'annonces classées ait passé des journaux à Internet et que les revenus des journaux ont par conséquent diminué. Auriez-vous l'obligeance de nous en parler, si effectivement c'est là une préoccupation pour vous?

[Français]

M. Descôteaux: C'est un fait. Il est vrai qu'il y a une telle migration des annonces classées vers Internet ou vers d'autres médias. Je vais donner l'exemple des automobiles. Nous avons au Québec, j'imagine que c'est la même chose dans les autres provinces, des publications sous forme de magazines qu'on achète. Ce ne sont que des annonces d'automobiles usagées, de bateaux, de motocyclettes, et cetera. Ce sont des annonces classées qui ne sont plus dans les journaux. Elles sont allées vers ces magazines très populaires. Il y a aussi Internet, d'où l'intérêt pour les journaux d'être présents sur Internet afin de mettre aussi ces annonces classées sur Internet. L'autre problème concerne les offres d'emplois. On constate une diminution importante des offres d'emploi dans les journaux qui ont migré vers les sites Internet spécialisés pour les offres d'emploi.

[Traduction]

Le sénateur Phalen: Comment pouvez-vous remédier à ce problème? Y a-t-il une solution?

[Français]

M. Descôteaux: Il n'y a pas de solution miracle. Nous tentons de développer une présence sur Internet justement pour essayer de compenser. Par ailleurs, il faut essayer de développer d'autres secteurs d'annonces qui peuvent être davantage payants pour les journaux, de nouvelles sources de revenu. Ce n'est pas évident. On voit que la part de la tarte publicitaire totale des journaux va en diminuant depuis 15 ou 20 ans. D'année en année, de nouveaux supports publicitaires apparaissent et ce sont des revenus en moins pour les journaux.

L'an dernier, nous avons eu des difficultés, particulièrement dans les revenus publicitaires, et nous avons dû augmenter le prix de vente du journal afin de compenser les revenus publicitaires perdus.

[Traduction]

Le sénateur Phalen: M. Roger Landry, ancien éditeur de La Presse, au cours d'un témoignage devant votre comité avait déclaré:

Aucune loi, aucun règlement, aucune politique ne peut mieux garantir la qualité de l'information que la volonté et la capacité financière d'un groupe de presse à promouvoir une stratégie de qualité.

Croyez-vous que par les règlements le gouvernement a un rôle à jouer pour faire en sorte que les Canadiens aient accès à une programmation diversifiée et de qualité en matière de nouvelles?

[Français]

M. Descôteaux: Oui, je pense que le gouvernement peut exercer un rôle à la condition qu'il ne soit pas politique. Ce rôle doit tout simplement faire en sorte de surveiller le marché lorsque des transactions interviennent, comme on le fait pour la concurrence au plan commercial qui est aussi une préoccupation pour la pluralité des sources d'information dans un même marché.

Le gouvernement canadien, au début des années 1980, a déjà interdit à un groupe de presse d'être aussi propriétaire de chaînes de télévision dans un même marché. Les règles ont été changées. Nous avons aujourd'hui, au Québec, un groupe Quebecor propriétaire de deux quotidiens à très grand tirage — ce qui représente 44 p. 100 du tirage au Québec — et qui est propriétaire du réseau TVA qui lui donne une force extraordinaire.

Nous avons de l'autre côté Gesca avec sept quotidiens — ce qui représente à peu près 51 p. 100 du tirage des quotidiens au Québec — dans la presse francophone. Cela pose un problème. Je pense que si demain matin, par exemple, dans la ville de Québec, Gesca décidait de vendre le journal Le Soleil, on ne pourrait pas accepter que Quebecor achète le journal Le Soleil. Il faudrait, mais personne ne peut l'interdire aujourd'hui. Il faudrait donc que quelqu'un puisse dire que non, ce n'est pas possible. Je pense que ce rôle revient idéalement au Bureau de la concurrence pour dire que dans une ville comme Québec, il y a deux quotidiens. Ils peuvent coexister. Il est certain que si Quebecor achète Le Soleil, ce sera probablement pour le fermer à moyen terme. Ce serait donc une perte.

Il s'agit alors de s'assurer d'établir des règles connues de tous et de les appliquer tout simplement. Cela se fait dans d'autre pays, aux Etats-Unis et en Europe. Je pense qu'on pourrait aussi, à la manière canadienne comme on dit, trouver des façons de faire en sorte d'assurer une pluralité sans intervenir directement dans la gestion des journaux. Je pense qu'il y a des corridors qui peuvent être respectés très facilement.

La présidente: Pour enchaîner sur ce que vous venez de dire au sujet du Bureau de la concurrence, la tradition au Canada a été que le Bureau de la concurrence, essentiellement, prend ses décisions en termes du marché de la publicité, mais ne touche, ni de près ni de loin, à ce que certains appellent le marché des idées.

N'y a-t-il pas un danger lorsqu'on donne à une agence gouvernementale le mandat de penser à autre chose que les questions purement économiques? Si elle commence à parler des idées donc, entre autres, de la politique en plus des choses qui sont plus facilement chiffrables, est-ce dangereux?

M. Descôteaux: Il y aura toujours un danger qui tiendra beaucoup dans le fond aux personnes qui seront appelées à déterminer et à appliquer des règles. Dans ce domaine, il faut tout simplement s'assurer que des règles claires soient établies, qu'il y ait une jurisprudence qui s'établisse et qu'on suive bien ces paramètres.

C'est moins dangereux que d'avoir des réactions de politiciens qui, un bon jour, vont se choquer et menacer d'adopter une loi pour imposer des plafonds à la propriété dans des journaux au Canada, comme M. Chrétien l'a déjà fait lorsqu'il était excédé d'avoir Conrad Black qui lui menait une guerre dans ses journaux. Si cela avait été plus loin, connaissant M. Chrétien, il est bien possible qu'il aurait pu faire adopter une loi. Je pense que cela aurait été beaucoup plus dangereux, à savoir ce type d'intervention intempestive, imprévue, venue de ne nulle part, parce qu'un politicien est choqué ou parce qu'un magnat de la presse est devenu trop puissant.

Il faut donc se donner des règles qui feront consensus. Si on prend le domaine de la radiodiffusion, dès le point de départ ces règles ont été acceptées. On n'entend personne vraiment protester contre la présence du CRTC. Certains voudraient qu'il soit plus sévère, d'autre moins, mais on accepte très bien que le CRTC exerce un rôle de régulation du marché des ondes.

Je pense qu'on pourrait l'appliquer mutatis mutandis au monde de la presse écrite, mais à la condition que ces règles soient transparentes, simples et faciles à appliquer. On pourrait éviter tout problème lorsqu'on ferait une telle chose si on avait une disposition de réexamen dans la loi pour en faire une évaluation au bout de quelques années.

La présidente: Vous avez parlé tout à l'heure des dommages causés par les effets difficiles de la concentration de la propriété aux médias indépendants et aux journaux indépendants. Vous avez parlé d'un exemple. Vous avez dit que les grands signent des ententes d'exclusivité avec certains de leurs clients publicitaires qui peuvent comprendre des engagements d'exclusivité pour les nouvelles, pour l'information. Pouvez-vous nous expliquer cela un petit peu?

M. Descôteaux: Oui, bien sûr. Ce sont des choses qui se font particulièrement dans le domaine culturel, dans le domaine du spectacle. Je vais vous donner l'exemple du Festival de jazz de Montréal commandité par le journal La Presse; je dirais que 95 p. 100 des budgets publicitaires du Festival de jazz dans la presse écrite vont au journal La Presse.

Pour les principaux artistes qui vont venir à Montréal à l'été, La Presse va avoir l'exclusivité des entrevues avec des grands noms. Cela fait partie de l'entente et les autres quotidiens doivent se contenter de couvrir les spectacles, d'avoir une petite entrevue avec un artiste, un pianiste ou un jazzman pas très connu.

Cela brime, je pense, la liberté d'information. Cela prive les lecteurs des autres journaux; de notre journal, mais aussi des autres journaux culturels, des journaux de Quebecor aussi. Mais Quebecor fait la même chose à l'inverse. Ils sont devenus deux grands empires avec une force considérable telle que si vous n'êtes pas dans l'un ou l'autre, vous êtes écrasé.

La force de Quebecor, ce sont ses journaux et TVA. La force de Gesca, ce sont La Presse, et aussi Radio-Canada. La Presse et Radio-Canada ont convenu d'une entente de coopération avec Gesca il y a quelques années. Elle est encore en partie en vigueur de sorte que La Presse fait beaucoup de choses avec Radio-Canada. On comprend pourquoi La Presse a voulu réagir et se protéger du groupe Quebecor qui comprend Le Journal de Montréal et TVA. Le résultat est que ceux qui ne sont pas dans l'un ou dans l'autre groupe ont un espace de plus en plus réduit et se font écraser au plan commercial particulièrement. C'est vrai pour Le Devoir, mais c'est vrai aussi pour des publications comme Voir et les publications culturelles de cette nature.

La présidente: Vous n'êtes pas obligé de faire des profits; vous ne pouvez pas faire des pertes éternellement, mais vous n'avez pas les mêmes obligations que les journaux des grandes chaînes, à savoir faire des profits très intéressants.

M. Descôteaux: Disons que nous sommes une entreprise publique. Nous avons des actionnaires et nous devons rendre des comptes à nos actionnaires.

Contrairement aux autres journaux, toutes nos données financières et résultats financiers sont publics et sont publiés à chaque année. Notre réunion annuelle des actionnaires se tiendra à la fin du mois de mai.

Nous avons l'obligation de réaliser des profits afin de pouvoir nous développer, toutefois la quête de profit n'est pas notre objectif premier.

Permettez-moi de vous illustrer un peu l'attitude de nos actionnaires. Un de nos actionnaires est Charles Sirois, de la famille Sirois et de Télésystème. Celui-ci a investi avec sa famille 300 000 $ dans Le Devoir en 1995. Lorsque j'ai été nommé directeur, je l'ai rencontré. La première chose qu'il m'a demandé, à la blague, est: «Quand vais-je avoir des dividendes?» Tout de suite il m'a dit: «Tu sais que nous avons investi pour aider Le Devoir. » Nous avons signé un « write-off » dès le lendemain.

J'aimerais être en mesure de verser des dividendes à nos actionnaires un jour, ne serait-ce que pour démontrer la rentabilité du journal Le Devoir. Les journaux sont des entreprises qui peuvent être très rentables, tel que vous l'avez souligné dans votre rapport intérimaire.

Notre objectif est de réaliser des profits pour pouvoir se développer. Malheureusement, en 90 ans, les années où Le Devoir a pu réaliser véritablement des profits ont été plutôt rares. Lors des six dernières années, Le Devoir a réalisé des profits trois ans et a encouru des pertes trois ans.

La présidente: Ma dernière question pour cette ronde est la suivante. Un petit budget de 15 millions est tout à fait minime pour produire un quotidien. Toutefois, vous y arrivez. Il n'est pas possible de tout faire en même temps. Que devez-vous laisser de côté ou sacrifier, sauf votre salaire?

M. Descôteaux: Effectivement, nous devons nous plier à certaines conditions au Devoir. L'ensemble des gens acceptent de travailler au Devoir dans des conditions inférieures à celles des autres journaux du marché. L'avantage se trouve sur le plan de l'autonomie professionnelle. Les employés éprouvent également une grande satisfaction à travailler au journal Le Devoir.

Bien sûr, il faut faire certains choix. Nous avons choisi d'être un journal qui met l'accent sur des secteurs particuliers. Nous avons développé des créneaux. Contrairement à La Presse ou au quotidien The Gazette, nous n'avons pas la vocation d'être à tous pour tous. Nous ne pouvons avoir la chronique de bridge et en même temps être le grand chroniqueur politique.

Nos créneaux sont la politique et la culture. Ce sont les deux principales lignes de force du journal. Nous touchons un peu aux secteur de l'économie, de l'éducation et des affaires sociales.

Au cours des dernières années, nous avons développé une stratégie d'investir l'essentiel de nos ressources au développement de notre édition du samedi. Nous avons ajouté plusieurs cahiers à cette édition. Parmi ces ajouts, on retrouve l'Agenda, un horaire de télévision et des activités culturelles. On retrouve également le cahier Perspective offrant une analyse politique et un cahier sur le style de vie. Cette stratégie a produit des résultats. Depuis 1998, notre tirage a connu une croissance de 16 p. 100 la fin de semaine, alors que l'ensemble des quotidiens subit plutôt une diminution de leur tirage.

Notre objectif pour les prochaines années est maintenant de s'attaquer à l'édition de la semaine et d'avoir un journal plus substantiel, couvrant un plus grand nombre de secteurs. Nous souhaitons tirer un plus grand nombre de pages et offrir les reportages de plus de journalistes.

Le sénateur Corbin: Monsieur Descôteaux, au cours de votre présentation vous avez fait référence au Nouveau- Brunswick. Vous nous avez parlé de l'Acadie nouvelle et de la compagnie Irving. Vous avez également indiqué au cœur de la mission du journal, la moralité publique, l'intégrité, la défense de la culture française en Amérique et le progrès de la société canadienne-française, « québécoise » dit-on plutôt aujourd'hui.

Ce propos m'amène à la question suivante. Est-ce que vous oubliez le reste du Canada français?

Vous avez également indiqué ne pas voir la même perspective à Ottawa ou à Fredericton dans l'étude du cas Irving au Nouveau-Brunswick.

Vous semblez fort préoccupé par le cas Irving. Comme plusieurs autres, je partage cette préoccupation. Malheureusement, lorsque vous indiquez ne pas voir la même perspective à Ottawa ou à Fredericton dans l'étude du cas Irving, précisons qu'à Fredericton, on n'étudie pas le cas Irving; on est complètement désintéressé et on s'en remet aux autorités fédérales pour régler ce qui est perçu comme un problème Irving au Nouveau-Brunswick.

Ajoutons que l'Université de Moncton, qui a lancé il y a quelques semaines une grande campagne de souscription, a choisi comme modèle l'un des frères Irving.

Au Nouveau-Brunswick, ce n'est pas le gouvernement provincial qui mène mais la compagnie Irving.

Pourriez-vous expliquer alors votre préoccupation du cas Irving au Nouveau-Brunswick?

M. Descôteaux: J'ai assisté l'automne dernier à un colloque sur la concentration de la presse qui s'est tenu à Moncton, auquel a assisté également le sénateur Day. Au cours des 15 ou 20 dernières années, j'ai eu l'occasion à plusieurs reprise de me rendre au Nouveau-Brunswick pour assister à des conférences ou visiter la famille. Nous avons des relations très cordiales avec les gens de l'Acadie nouvelle.

Mes propos selon lesquels on ne partage pas le même point de vue sur le cas Irving à Ottawa ou à Fredericton au Nouveau-Brunswick est le suivant. Si on envisage le problème de la concentration de la presse sur le plan national, la propriété Irving dans le monde de la presse et l'ensemble du Canada ne semble pas poser un grand problème. Toutefois, lorsqu'on vit au Nouveau-Brunswick, le cas Irving est un réel problème. Je constate que vous le ressentez bien.

Je suis conscient que le gouvernement du Nouveau-Brunswick ne veuille rien faire de ce côté et tolère une situation difficile. Nos amis de l'Acadie nouvelle en assument les conséquences. Par exemple, ils doivent acheter leur papier de la compagnie Irving à un prix qui n'est pas le meilleur.

Il s'agit donc d'un cas difficile. À mon avis, il reviendrait aux autorités provinciales de faire quelque chose pour remédier à la situation. Il faut aussi convenir, toutefois, que les gouvernements provinciaux ont peu de pouvoir pour intervenir.

Au Québec, une commission parlementaire s'est penchée sur la question. Un rapport a été publié suggérant un certain nombre d'interventions. Ces interventions ont paru à tous très mitigées et très légères. Mais en réalité, le gouvernement du Québec, comme les gouvernements des autres provinces, n'a pas de pouvoir sur le plan législatif pour intervenir sur la propriété des médias dans une province.

Pour cette raison, je suis venu à la conclusion que le Bureau de la concurrence pourrait intervenir dans ce cas. Permettez-moi d'ajouter un bref commentaire en réponse à une question de la présidente. Je me souviens avoir entendu l'ancien président du Bureau de la concurrence souligner que cette avenue pourrait être explorée.

J'aimerais répondre à votre question sur la défense de la culture française et sur la société canadienne-française. La défense des Canadiens français, où qu'ils se trouvent, fait partie de l'histoire du journal Le Devoir.

Au Nouveau-Brunswick, dans des livres d'histoire, j'ai vu des photos illustrant Henri Bourassa se rendant en train, accompagné de délégations, rencontrer les Acadiens, dans les années 30 et 40.

Cette préoccupation des minorités francophones dans les autres provinces a toujours fait partie de notre tradition au journal Le Devoir.

Je dois dire, à ma grande honte, que nous sommes probablement le seul journal qui manifeste un peu d'intérêt pour ce sujet parce que, l'histoire ayant évolué, la défense de la société canadienne-française, québécoise maintenant, est devenue la préoccupation principale et vous savez comment les choses ont changé. Dans les débats importants sur les écoles françaises, l'avenir des minorités et la défense des droits, nous avons toujours tenté d'être présents.

Le sénateur Corbin: Vous qualifiez-vous toujours de journal pour intellectuels?

M. Descôteaux: En fait, nous voulons être un journal de qualité. C'est ce que les anglophones appellent le «quality paper». Évidemment, nous rejoignons une classe de gens. La dernière étude démontre que 60 ou 65 p. 100 de nos lecteurs possède un diplôme universitaire. Ce sont donc des lecteurs de qualité et s'ils sont passés par l'université, ils ont des revenus élevés. Nous sommes un journal très différent du Journal de Montréal. On ne s'en cache pas. On ne vise pas le même lectorat. Une grande partie de nos lecteurs sont des intellectuels, oui, mais les changements que nous avons faits depuis une dizaine d'années l'ont été dans le but de rendre le journal plus accessible, moins fermé à une classe d'intellectuels, plus facile à lire et plus ouvert sur les préoccupations des gens dans leur vie quotidienne.

Le sénateur Corbin: Vous avez un chroniqueur du nom de Paul Cauchon.

M. Descôteaux: Oui.

Le sénateur Corbin: Je lisais sa chronique d'hier où il parle du méga contrôle de Quebecor, et cetera. Il a fait référence à notre rapport intérimaire. Il a dit que ce rapport ne contenait aucune recommandation. Ce n'était pas l'intention du comité de faire des recommandations à ce stade. Il nous reste énormément de travail à entreprendre avant que nous arrivions à ce stade.

Par contre, j'ai beaucoup aimé son approche ironique — il faut le dire — lorsqu'il a traité de la question des avoirs de Quebecor. Au fond, je pense qu'il a entièrement raison et vous avez répercuté ici ces préoccupations. Comment sort- on d'une telle situation? Doit-on en sortir ou doit-on laisser faire les choses? Il m'apparaît évident — j'ai sans doute des préjugés comme tout le monde — que les grands magnats de la presse, aujourd'hui, sont là d'abord et avant tout pour faire de l'argent. Plus tu contrôles, plus tu risques de profiter énormément. Au moins un groupe a un agenda politique avoué qui se répercute dans les journaux qu'il contrôle. Il n'est pas nécessaire d'en dire davantage. Ce groupe est basé à Winnipeg, pour ne pas le nommer et pour ne pas dire quel est son agenda politique. Est-ce bien servir l'opinion et le citoyen quand l'objectif est de faire toujours plus d'argent et de lésiner sur l'information? Il y a eu beaucoup de réduction de personnel, tant chez les journalistes que les éditorialistes. On a limé sur l'indépendance des journaux associés, et cetera. Cette tendance ne vous inquiète-t-elle pas?

M. Descôteaux: Bien sûr. Il y a une inquiétude très élevée. Dans le milieu de l'information au Québec, les journalistes sont inquiets. Lors de congrès de journalistes, aux tables rondes et aux débats, ces questions reviennent régulièrement. Les entreprises de presse, contrairement aux entreprises ordinaires, ont une double mission: sociale et commerciale. Une entreprise de presse pourra produire des journaux de qualité si elle fait des profits et on accepte bien la chose. C'est l'équilibre entre les deux et cet équilibre n'est pas toujours respecté. Je ne crois pas qu'on puisse défaire ce qui existe aujourd'hui. Vous vous rappellerez le rapport de la commission Kent qui avait été suivi par un avant-projet de loi déposé en 1983, qui n'a jamais eu de suite parce que les propriétaires de journaux se sont élevés contre la chose. Je ne vois pas comment, aujourd'hui, on pourrait défaire l'empire Quebecor, Gesca ou Can West ou imposer à Can West de vendre les journaux qu'il a achetés de Conrad Black. Cela serait un peu irréaliste.

Cependant, on sait que des changements peuvent survenir. On se rappellera que lorsque Conrad Black était propriétaire de plus de 40 p. 100 des journaux au Canada et qu'il représentait près de la moitié des tirages des journaux, on se scandalisait et on trouvait cela épouvantable. On ne voyait pas de perspective de changements. Un beau jour, il a été obligé de mettre ses journaux en vente. Aujourd'hui, il y a moins de concentrations qu'il y en avait à cette époque. Il serait souhaitable qu'on ait des mécanismes de régulation qui pourrait entrer en jeu lorsque Can West décidera — pour des raisons qui sont les leurs, probablement financières — de se départir d'un certain nombre de ces journaux, que Quebecor voudra mettre en vente les journaux de Sun media qu'il possède, que La Presse — pour des raisons de diversification, voudra se défaire de ses journaux. Il faudra s'assurer que ceux qui voudront les acheter pourront bénéficier d'un certain nombre de règles connues de tous. Il y a quelques années, lorsque le Winnipeg Free Press a été mis en vente avec les autres journaux du groupe Thompson, un groupe de citoyens de Winnipeg a voulu se porter acquéreur du Winnipeg Free Press. Ils étaient désireux d'acheter ce journal qui était un bon journal et lui donner une vocation de journal de qualité. Je n'ai pas su la fin de l'histoire, mais j'ai compris qu'il n'avait pas été possible de s'en porter acquéreur. Il y avait des circonstances favorables. Le groupe Thompson voulait s'en départir. Demain matin, il pourrait sûrement arriver que des journaux du groupe Can West, Irving ou d'autres soient mis en vente et c'est à ce moment qu'il faudra profiter de la situation.

Entre-temps, il faudrait que les propriétaires soient sensibilisés à leur mission sociale et qu'on leur fasse comprendre, par des pressions politiques, qu'ils ont aussi des obligations, pas uniquement commerciales mais aussi sociales envers leurs lecteurs, à fournir de l'information de qualité. Je vais vous donner l'exemple de Quebecor qui est un cas où la préoccupation commerciale est très forte. Particulièrement, lorsque M. Péladeau père était en poste, il compensait en donnant un appui tangible au journal Le Devoir, qui a été fort apprécié à cette époque et qui nous a permis de survivre à des difficultés importantes. Pour lui, c'était une façon d'assumer son rôle social et nous avons toujours des liens avec Quebecor au plan commercial. Quebecor s'occupe de notre impression et de notre distribution et nous les payons rubis sur l'ongle pour la chose. Il faut que les grands propriétaires comprennent qu'ils ont aussi cette vocation au plan social qui peut prendre diverses formes. Quand j'évoque la création d'un fonds de soutien à la presse indépendante, cela pourrait être une façon pour ces grands groupes de se décharger au plan moral de leurs responsabilités.

La présidente: Comment envisagez-vous le fonctionnement de ce fonds? Vous avez parlé des subventions postales pour les magazines et les journaux. Est-ce qu'il pourrait s'agir d'une subvention automatique de X p. 100, une fois certains critères atteints, comme c'est le cas pour les subventions postales? Envisagez-vous plutôt que le Conseil des arts puisse accorder des bourses à des bien-méritants?

M. Descôteaux: Personnellement je l'envisagerais plutôt sur la même base de fonctionnement que le Conseil des arts; il faudrait une organisation indépendante, à distance des gouvernements, dont pourraient faire partie des gens du secteur des communications. Ils étudieraient tout simplement les demandes faites par des journaux.

Cette organisation aurait pour mission de soutenir les journaux existants, d'aider à la mise sur pied de nouvelles entreprises de presse ou, le cas échéant, d'aider ceux qui voudraient racheter des journaux. Je pense qu'il s'agit de créer une structure qui soit souple, simple dans son fonctionnement mais surtout, qui soit à distance des gouvernements.

La présidente: Je reviens à la question de l'indépendance d'un directeur de journal qui revient souvent lors de nos audiences. On a parlé du statut du journal The Observer en Angleterre et d'autres qui vous ont cité. Mais comment établir un statut indépendant pour le directeur, l'éditeur ou le rédacteur en chef d'un journal sans brimer les droits à la propriété? Par exemple, faudrait-il reprendre l'idée suggérée il y a quelques années de contrats pour les rédacteurs en chef des journaux qui ne sont pas déjà indépendants comme Le Devoir? Comment peut-on établir un statut indépendant?

M. Descôteaux: La commission Kent avait fait une proposition assez élaborée. Elle est intéressante mais, en pratique, elle est plutôt difficile d'application. Je vois mal comment la formule d'un contrat pourrait assurer la totale indépendance d'un rédacteur en chef sur le contenu d'un journal.

Peut-être que pendant une certaine période, tout va bien fonctionner dans la mesure où il y aura une communauté de vues entre le rédacteur en chef et le propriétaire du journal. En principe, le propriétaire du journal va choisir un rédacteur en chef de qualité, compétent, qui partage ses vues personnelles.

Il peut survenir un conflit comparable à celui qui s'est produit au Ottawa Citizen avec le rédacteur en chef. On va se retrouver dans une situation conflictuelle, où le propriétaire du journal dira: Voici ton chèque, il reste deux ans à ton contrat, voici les deux années, merci bonjour.

Je pense que les façons de protéger l'indépendance doivent être diverses. Par exemple, si la responsabilité revient aux journalistes, une de ces façons consiste à faire en sorte que dans la convention collective figurent des dispositions assurant le respect de la liberté et de l'autonomie professionnelles.

C'est une façon d'évoluer et au journal, notre convention collective prévoit un chapitre qui traite du droit du public à l'information. Des mécanismes ont été prévus dans le cas où un journaliste croit qu'il y a censure de ses articles. Il existe un mécanisme d'appel à l'interne qui permet de débattre de la chose. C'est une façon de faire.

Je pense qu'il n'y a pas vraiment d'autres façons, sinon que de faire en sorte que la concurrence joue. Le fait qu'il y ait à Montréal un journal comme Le Devoir a une influence sur la façon qu'ont les journaux de traiter l'information. S'il n'y avait que le Journal de Montréal et La Presse, est-ce que La Presse irait vers le Journal de Montréal ou serait-ce l'inverse? La présence d'un troisième journal comme Le Devoir oblige à davantage de qualité et force les deux autres journaux à traiter de sujets qu'ils ne traiteraient pas en temps normal.

C'est en ce sens que la diversité a un effet positif sur le plan de la concurrence. Le fait de retrouver le plus de journaux possible dans les divers marchés est probablement la façon la plus efficace qu'on puisse trouver. Bien sûr, ce n'est pas toujours dans les petits marchés qu'on va devoir se contenter d'un journal. Il existe de petits quotidiens, même dans des petits marchés, qui informent le public sur leur communauté et cela permet justement une plus grande circulation de l'information et davantage de diversité.

Le sénateur Corbin: Vous avez parlé d'un rapport de l'Assemblée nationale du Québec sur ces questions. Quand a-t- il été publié?

M. Descôteaux: La commission a siégé en 2000-2001 et le rapport a été publié en 2002.

Le sénateur Corbin: Est-ce la commission Armande Saint-Jean?

M. Descôteaux: Non, c'est la commission de la culture et des communications de l'Assemblée nationale.

Le sénateur Corbin: Est-ce possible d'obtenir ce document?

La présidente: Absolument.

Le sénateur Corbin: Merci.

[Traduction]

Le sénateur Graham: Je crois que vous avez mentionné que vous comptiez parmi les cinq journaux indépendants restants. Est-ce pour le Canada français ou le Canada tout entier?

[Français]

M. Descôteaux: Dans l'ensemble du Canada.

[Traduction]

Le sénateur Graham: Pour tout le Canada. Cela inclurait-il, pour ce qui est de ma province, The Chronicle-Herald, à Halifax, qui compterait parmi ces cinq journaux indépendants?

[Français]

M. Descôteaux: Je ne connais pas le nom des autres journaux. C'est une vérification que j'ai faite l'an dernier auprès de l'Association canadienne des quotidiens.

[Traduction]

Le sénateur Graham: Aux fins du compte rendu, le journal à Halifax est The Chronicle-Herald. Malgré les nombreux efforts déployés pour acheter The Chronicle-Herald, le propriétaire, la famille Dennis, a résisté.

J'ai une question d'ordre général. Un des témoins que nous avons entendus a laissé entendre qu'aujourd'hui au Québec, les journalistes sont influencés par les pratiques nord-américaines, et que les générations antérieures de journalistes québécois étaient quant à eux plutôt influencés par les pratiques ayant cours en France. Qu'en pensez- vous?

Étant donné votre vaste expérience, pouvez-vous nous parler des différences qui pourraient exister entre le journalisme pratiqué au Canada anglais et celui du Canada français?

[Français]

M. Descôteaux: J'aurais de la difficulté à voir vraiment de grandes différences entre la façon dont on pratique le journalisme au Québec et dans les autres provinces au Canada. Nous avons essentiellement les mêmes pratiques à part quelques différences. Je signalerais que les éditoriaux sont signés au Québec alors qu'ils ne le sont pas dans les autres journaux publiés en anglais au Canada. Notre façon de travailler et nos préoccupations sont sensiblement les mêmes. Nous voyons notre rôle souvent comme étant celui d'un chien de garde de l'intérêt public face aux gouvernements et aux grandes entreprises. Nous voyons des journalistes aussi bien au Canada qu'au Québec se préoccuper de journalisme d'enquête.

Nous sommes beaucoup influencés par la façon de travailler aux États-Unis. Il y a une certaine influence, mais minime, qui vient de l'Europe, de la France pour les journaux québécois et probablement de la Grande Bretagne pour les journaux canadiens. Essentiellement, nos façons de faire sont nord-américaines. Le journalisme est de qualité autant au Canada anglais qu'au Québec.

Le sénateur Corbin: J'ai une dernière question. Comment devient-on directeur du journal Le Devoir? Henri Bourassa avait-il prévu un processus?

M. Descôteaux: Le processus est simple. Lorsqu'un directeur démissionne, le conseil d'administration, composé de cinq membres et la première fiducie, composée de trois membres se réunissent pour nommer le directeur. Pour ma nomination, c'est le même processus qui a débuté comme pour toute autre entreprise: un chasseur de tête a été engagé. Il a fait le tour des nombreuses candidatures pour arriver à en circonscrire deux ou trois.

Le sénateur Corbin: Il y a eu des candidatures tant à l'interne qu'à l'externe?

M. Descôteaux: C'est exact. Chacun des candidats a été reçu en entrevue. À la fin, il est nommé tout simplement par le groupe. Traditionnellement, jusqu'à 1990, ceux qui succédaient aux directeurs du journal étaient les rédacteurs en chef. Ainsi, c'est George Pelletier, le rédacteur en chef de Henri Bourassa qui a succédé à celui-ci.

C'est seulement par la suite que l'entreprise s'est mise à rechercher des candidats à l'extérieur. Gérard Filion était un syndicaliste, Claude Ryan était secrétaire de l'Action catholique, Jean-Louis Roy, professeur d'université. Cependant, Lise Bissonnette est la première journaliste à être formée au journal Le Devoir à en être devenue directrice.

Nous avons maintenant établi la tradition de choisir des directeurs qui sont des journalistes plutôt que des gens de l'extérieur. C'est une bonne chose, parce que les journalistes savent mieux en quoi consiste cette entreprise, ses façons de faire. Par contre, il faut aussi prévoir à l'intérieur même du journal la formation de gens qui peuvent prendre la succession, afin qu'ils puissent être capables éventuellement de diriger le journal dans l'avenir.

La présidente: Je reviens une dernière fois à ma question sur l'indépendance. Je parle du plan journalistique et non pas des autres responsabilités qu'un directeur du journal Le Devoir peut avoir. Pour les très grandes questions, et je prends comme exemple la plus évidente, la décision que le journal a prise il y a je ne sais pas combien d'années d'appuyer la cause souverainiste et, éventuellement, une décision dans un avenir inconnu de ne plus appuyer cette cause ou de la poursuivre, est-ce vous uniquement, dans votre bureau, qui fermez les portes et décidez: voilà on va changer, ou êtes-vous redevable à quelqu'un?

M. Descôteaux: Vous avez bien décrit la chose. À la fin, je fermerai la porte de mon bureau et je prendrai la décision. Je vais donner comme exemple la dernière élection au Québec. Nous avons travaillé en équipe éditoriale. Nous avons tout au long de la campagne électorale fait des analyses, présenté des points de vue sur telle ou telle politique et fait le bilan du gouvernement. Après cela, il fallait prendre position. Nous avons eu des débats au sein de l'équipe éditoriale, mais à la fin, c'est moi qui a écrit et a signé l'éditorial. Je me suis enfermé dans mon bureau. J'ai réfléchi, analysé et pesé les divers aspects de la question avant de prendre une position qui fut très mitigée, qui consistait à dire: oui, il faut appuyer le Parti Québécois, mais nonobstant, parce que j'avais beaucoup de réserves. Les décisions étaient importantes, mais j'ai choisi le Parti Québécois en fonction de sa position par rapport à celle du Parti libéral sur les politiques sociales notamment. J'avais des réserves toutefois et je les ai exprimées. J'ai reçu le lendemain quantité de coups de téléphone, de courriels de péquistes qui étaient déçus de ne pas avoir reçu un appui sans réserve. Mais en mon âme et conscience, je ne pouvais faire autrement. Demain matin, je réécrirais exactement la même chose avec les mêmes réserves.

Vous posez la question sur l'indépendance. J'ai toujours dit qu'aujourd'hui, s'il y avait un référendum, essentiellement, les mêmes conditions qui prévalaient en 1995 existent toujours, les conditions qui ont fait que comme il ne se passait rien du côté du Canada anglais pour répondre aux demandes du Québec, il me semblait que c'était la seule avenue possible. Mme Bissonnette, qui était alors directrice, a recommandé de voter oui au référendum.

La présidente: Je ne discute pas vos décisions, mais c'est le processus. Est-ce que vous consulteriez par exemple les fiduciaires?

M. Descôteaux: Non.

La présidente: Est-ce que vous leur signaleriez cette décision avant de publier?

M. Descôteaux: Absolument pas.

La présidente: Vous les traitez comme n'importe quel autre lecteur?

M. Descôteaux: Ils sont vraiment traités comme n'importe quel autre lecteur. On retrouve autour de la table du conseil d'administration des gens d'opinions politiques très diverses, d'origines professionnelles très diverses. Si on doit prendre une position sur un sujet de nature économique pour lequel je ne n'ai pas toute l'expertise et si je sais que telle personne l'a, je vais m'abstenir de lui téléphoner pour lui demander un avis, une explication ou une information. Je vais trouver quelqu'un d'autre pour le faire, pour faire en sorte que ces gens soient vraiment tenus à distance. Jamais je n'ai senti, par exemple, les fiduciaires me reprocher ou reprocher à mon prédécesseur des prises de position éditoriale, même sur la question du référendum.

Je sais que certains fiduciaires ont dû avaler leur café de travers le matin où Mme Bissonnette a dit: votons oui. Mais c'est la tradition et ils l'acceptent très bien. Ils connaissaient les positions de Mme Bissonnette avant de la nommer à son poste.

Nous avons des échanges. Au moment de ma nomination, il y a eu des entrevues très élaborées où nous avons discuté de l'avenir du journal, de ma vision sur les gestes que nous devrons poser pour assurer sa survie, des positions politiques que j'entretenais et ainsi de suite. Ils ont fait un choix sachant quel genre de personne j'étais, quel genre de personne Mme Bisonnette était et avant elle, les autres directeurs. Cela fait partie de cette tradition qui est bien assumée. Ce qui est intéressant, c'est que les fiduciaires sont — excusez l'expression ironique — un peu comme nos sénateurs.

Ce sont des gens qui sont là depuis longtemps, qui connaissent les traditions de l'entreprise, sa culture et les enjeux de la société québécoise. Ils ont une certaine sagesse quand ils prennent leurs décisions. Il y a une tradition qui se transmet. Par exemple, le premier fiduciaire est en poste depuis au moins 25 ans, le deuxième depuis une quinzaine d'années et un troisième vient d'être nommé. Le dernier nommé est M. Claude Corbo, l'ancien recteur de l'Université du Québec à Montréal. L'autre est M. Jean-Guy Paquette, président de l'Institut national d'optique à Québec et ancien recteur de l'Université Laval. Il y a également Denis Pelletier, un notaire associé au journal Le Devoir depuis 30 ans. Il est le neveu de Georges Pelletier qui était un des anciens directeurs du journal. Tout cela est donc bien assimilé.

En 1993, lorsqu'on a fait des changements à la structure du journal, ils sont intervenus. Ils voulaient s'assurer que les objectifs d'Henri Bourassa seraient respectés. Ensemble, nous avons trouvé les formules nécessaires et ils ont accepté les changements qui étaient importants, soit de transférer la propriété du journal à Le Devoir inc., une nouvelle société avec de nouveaux actionnaires. Ils l'ont accepté en s'assurant que l'esprit même de ce que voulait Henri Bourassa pour l'indépendance du journal soit respecté. Cela s'est très bien fait.

La présidente: Nous vous remercions beaucoup. Je vais vous demander, s'il vous plaît, de nous envoyer la convention collective sur le statut des journalistes et vos derniers rapports financiers. Est-ce qu'il existe, pas exactement le testament d'Henri Bourassa, mais une déclaration qu'il aurait faite pour expliquer les principes qui doivent guider Le Devoir?

M. Descôteaux: Il y a une série de documents. Ce sont des actes notariés en fidéicommis — ce ne sont pas des testaments — qui sont assez complexes à lire juridiquement.

La présidente: Je parlais plutôt d'une version simplifiée de tout cela.

M. Descôteaux: Je pourrais vous trouver des textes qui ont été écrits au fil des ans qui pourraient vous éclairer sur les statuts du journal.

La présidente: Ce serait gentil de votre part, nous apprécierions. Merci beaucoup.

[Traduction]

Sénateurs, la prochaine réunion aura lieu le jeudi 29 avril à 10 h 45, à la salle 160-S de l'édifice du Centre. Nous étudierons le projet de loi S-2 du sénateur Oliver qui a trait aux messages importuns sur Internet, projet de loi qui a été renvoyé au comité par le Sénat.

[Français]

Le sénateur Corbin: Pourquoi quittons-nous notre étude sur les médias pour nous occuper d'un projet de loi de nature privée?

La présidente: Nous ne la quittons pas, nous la suspendons.

Le sénateur Corbin: Pourquoi suspendons-nous nos travaux?

La présidente: Parce que nous avons maintenant deux mandats du Sénat.

Le sénateur Corbin: Lequel prime? Je sais que la législation gouvernementale prime sur toute autre chose, mais dans le cas d'un projet de loi privé, est-ce que cela nous force à mettre de côté notre étude sur les médias?

[Traduction]

Y sommes-nous obligés?

[Français]

La présidente: Cela ne nous force pas. Le comité directeur avait décidé de le faire, mais nous n'arrêtons pas notre étude, je vous l'assure.

Le sénateur Corbin: Vous nous arrivez en disant que le comité directeur a décidé cela et vous nous l'annoncez à la fin de cette réunion. Vous nous embarquez dans une étude qui va prendre beaucoup de temps. J'ai bien peur que nous ne fassions face à deux études qui vont s'éterniser. La question des pourriels n'est pas une question facile. Est-ce que vous voyez la lumière au bout du tunnel pour cette étude?

La présidente: Vous parlez de celle-ci?

Le sénateur Corbin: Non, de l'autre. Si vous ne voyez pas de lumière au bout du tunnel, je pense qu'on devrait la mettre de côté et continuer avec celle-ci. C'est mon opinion. Je fais confiance au comité directeur, mais je ne suis pas obligé de penser comme vous. Il faut réfléchir. Nous allons avoir deux études qui vont s'éterniser. J'aimerais en terminer une avant d'entreprendre l'autre.

La présidente: Je pense tout de même que par courtoisie envers le Sénat qui nous a envoyé ce projet de loi, il faut au moins commencer à l'étudier. Soyez assuré, sénateur Corbin, nous n'oublions pas notre étude sur les médias. Au contraire!

Le sénateur Corbin: Merci.

La séance est levée.


Haut de page