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RPRD - Comité permanent

Règlement, procédure et droits du Parlement

 

Délibérations du Comité permanent du
Règlement, de la procédure et des droits du Parlement

Fascicule no 12 - Témoignages du 27 mars 2018


OTTAWA, le mardi 27 mars 2018

Le Comité permanent du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement se réunit aujourd’hui, à 9 h 34, conformément à l’article 12-7(2)c) du Règlement, pour étudier les ordres et pratiques du Sénat et les privilèges parlementaires.

Le sénateur Leo Housakos (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bonjour. Bienvenue à mes collègues et aux membres du grand public qui assistent aux délibérations d’aujourd’hui du comité. Je vais d’abord demander à mes collègues de se présenter.

[Français]

Le sénateur Gold : Marc Gold, du Québec.

[Traduction]

Le sénateur Sinclair : Murray Sinclair, du Manitoba.

Le sénateur Marwah : Sarabjit Marwah, de l’Ontario.

Le sénateur Greene : Stephen Greene, de la Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Woo : Bonjour. Yuen Pau Woo, de la Colombie-Britannique.

[Français]

Le sénateur Joyal : Serge Joyal, du Québec.

Le sénateur Maltais : Ghislain Maltais, du Québec.

[Traduction]

Le sénateur Wells : David Wells, de Terre-Neuve-et-Labrador.

La sénatrice Seidman : Judith Seidman, de Montréal, au Québec.

[Français]

Le président : Je m’appelle Leo Housakos et je suis président du comité. Je suis de Montréal, au Québec.

[Traduction]

Nous sommes réunis ici en vue de poursuivre les travaux du comité sur le privilège parlementaire. Chers collègues, comme vous le savez, en juin 2015, durant la précédente législature, le comité a déposé un rapport intitulé Une question de privilège : document de travail sur le privilège parlementaire au Canada au XXIe siècle, un document qui nous servira dans le cadre de notre étude.

Notre comité a convenu de procéder à cette étude. Le privilège parlementaire, comme nous le savons tous, est un élément essentiel du processus parlementaire. Aujourd’hui, je veux souhaiter la bienvenue au comité à notre premier témoin officiel pour cette étude.

[Français]

Je vous présente M. Maxime St-Hilaire. Il est professeur à la faculté de droit de l’Université de Sherbrooke depuis 2010. Il a été chercheur au Centre Marc Bloch de Berlin ainsi qu’au Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal, université où il a également enseigné le droit constitutionnel comparé, à titre de chargé de cours. M. St-Hilaire est membre du conseil consultatif de l’Institut de droit parlementaire et politique.

Je vous remercie, monsieur St-Hilaire, d’avoir accepté notre invitation, et je vous invite maintenant à faire votre exposé.

Maxime St-Hilaire, professeur, Université de Sherbrooke, à titre personnel : Je vous remercie. C’est un réel honneur d’être invité en début de processus d’étude sur le privilège parlementaire. J’ai lu la dernière version de votre document et je l’ai trouvé très bien fait. C’est d’autant plus intéressant pour moi de contribuer à vos réflexions sur une nouvelle version d’un travail approfondi sur la question capitale du privilège parlementaire. J’aimerais saluer la qualité du travail du comité sur cette question et l’initiative aussi.

J’aimerais vous parler de mon angle d’approche et je veux profiter de mon intervention pour parler du privilège parlementaire de manière à assez globale et contextuelle plutôt que d’entrer dans le menu détail. Mon but est de présenter les enjeux actuels de manière à contribuer à l’actualisation et à la modernisation du privilège parlementaire pour s’assurer que cette institution réponde aux besoins actuels. J’aimerais aborder des solutions qui jusqu’ici ont été reconnues en la matière en droit canadien, en comparaison avec ce qui se fait en l’étranger, et ce que je considère être les tendances mondiales et les standards mondiaux, c’est-à-dire les meilleures pratiques dans le domaine.

D’abord, je ferai un bref rappel de ce qu’est le privilège parlementaire afin d’avoir une notion précise sur laquelle s’entendre et donc quelle est sa véritable raison d’être et son véritable but. On entend souvent des raisonnements circulaires, l’autonomie est une raison d’être du privilège. C’est une tautologie, c’est une pétition de principe. Pourquoi ce niveau d’autonomie? À quoi sert-il? Quels en sont les enjeux actuels? J’aimerais situer le droit canadien dans une perspective comparative. Sur la question de la nature du privilège parlementaire, j’aimerais insister sur le fait qu’il est une institution juridique c’est-à-dire qu’il n’existe pas en dehors du droit, on l’a souvent entendu et, fort heureusement, on l’entend de moins en moins.

Il s’agit véritablement d’un statut juridique des parlementaires pris individuellement et en groupe qui prévoit des pouvoirs, immunités et certaines inviolabilités qui sont dérogatoires aux droits communs. J’insiste sur la dimension juridique du privilège parlementaire. Il ne s’agit pas de quelque chose d’éminemment politique qui vient s’opposer au juridique. C’est le droit qui crée un statut particulier, et ce, de la même manière que ce droit crée un statut particulier pour l’exécutif. Donc, un statut du gouvernement avec la prérogative royale, de la même manière que le judiciaire en droit bénéficie d’un statut particulier pour ce qui est d’arriver au principe d’indépendance de la magistrature. Pareillement, c’est une institution à proprement juridique. Donc, tout de suite sur la question de la codification, ça permettrait d’apporter une certaine nuance. Seules les sources formelles du droit peuvent codifier juridiquement le privilège parlementaire. Donc, les parlementaires, pris individuellement ou en groupe, à l’extérieur du législateur, ne peuvent le faire. Les parlementaires ne peuvent définir eux-mêmes leurs droits, seules les sources formelles de droit, la Loi constitutionnelle, la loi ordinaire et la jurisprudence peuvent définir le privilège parlementaire en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’institution juridique.

À l’origine, lorsque cette institution a émergé, en Angleterre, sa raison d’être était la protection des parlementaires contre l’exécutif et le judiciaire, les tribunaux, à une époque où les tribunaux ne bénéficiaient pas des garanties d’indépendance dont ils bénéficient à l’heure actuelle. Donc, il y a une époque où les tribunaux dépendaient beaucoup plus de l’exécutif. On protégeait les parlementaires de l’exécutif, directement et indirectement, c’est-à-dire aussi par l’intermédiaire des tribunaux dont il était raisonnable de craindre qu’ils étaient plus ou moins contrôlés par l’exécutif. À cette époque, au-delà de cette dimension, c’est-à-dire de tribunaux qui n’étaient pas aussi indépendants, l’exécutif était distinct du législatif. C’était totalement différent d’aujourd’hui. On parle, au XVIIe siècle, d’une période bien antérieure à l’apparition du gouvernement responsable et du système parlementaire. Il est important de ne jamais perdre de vue le contexte d’émergence du privilège parlementaire. Il s’agissait de protéger les parlementaires contre qui et dans quelles conditions? Ces conditions ont changé, c’est pourquoi je le rappelle.

Comme la Commission de Venise — qui est un organe international consultatif indépendant composé d’experts, organe de réflexion sur les meilleures pratiques du droit constitutionnel — l’a observé, la situation actuelle nous invite à repenser le privilège parlementaire. L’établissement et l’opérationnalisation du régime parlementaire, qui remet en cause la distinction entre exécutif et législatif, et qui voit finalement l’exécutif se fondre, surtout dans les systèmes qui favorisent le bipartisme avec la majorité parlementaire, rend beaucoup plus faible l’intérêt de protéger la majorité parlementaire contre l’exécutif puisqu’il s’agit finalement, en pratique, du même groupe.

La discipline de parti, donc l’établissement de partis disciplinés, qui a contribué à la consolidation du régime parlementaire, change aussi la donne. De cette façon, l’intérêt particulier du privilège parlementaire, à l’heure actuelle, peut être de protéger la minorité parlementaire de la majorité parlementaire, c’est-à-dire que la menace à l’endroit du législatif n’est plus un exécutif distinct du législatif. Il s’agit plutôt de protéger la minorité parlementaire de la majorité, en fait. Le besoin actuel de protection des parlementaires s’exprime beaucoup plus en ces termes. Le risque est celui de l’oppression de la minorité politique. Il peut donc être prioritaire, comme la Commission de Venise l’a constaté, de réfléchir aux besoins d’une protection spéciale ou d’une adaptation du privilège parlementaire à ce besoin spécial de protection de la minorité politique.

Autre nouveauté notable, l’indépendance et l’autonomie de la justice, qui n’a rien à voir avec ce qu’elle était au XVIIe siècle, par exemple, qui fait des tribunaux une menace vraiment moindre que ce qu’elle a pu représenter à une époque à l’endroit des parlementaires. Les parlementaires ne sont donc plus menacés par la justice de la même manière qu’ils ont pu l’être à l’époque où la justice dépendait énormément d’un exécutif indépendant et distinct du pouvoir législatif.

La Commission de Venise parle du paradoxe de l’immunité parlementaire qui peut servir à consolider la démocratie comme à la saper, si cette institution n’est pas adaptée à l’évolution de la démocratie représentative moderne et des conditions actuelles de l’état de droit.

Je pense donc que j’ai déjà couvert les enjeux actuels en comparant le contexte d’origine d’émergence du privilège parlementaire et la situation actuelle. On voit que les enjeux sont notamment ceux de la protection de la minorité parlementaire. Cela concerne, entre autres, aussi la réflexion sur les pouvoirs de discipline des membres du parlement. Dans son étude sur les immunités parlementaires, qui est le langage européen pour parler du privilège parlementaire, la Commission de Venise n’a pas approfondi cette question de la discipline des membres, mais indique que c’est un sujet qui mérite d’être approfondi. Et si ma mémoire est juste, c’est une question qui est abordée dans le document Une question de privilège. Je me souviens très bien avoir lu les préoccupations du comité sur cette question.

Dans une perspective comparative, les enjeux actuels que je viens d’indiquer expliquent, à mon avis, pourquoi on observe dans le monde une tendance au relatif rétrécissement du privilège parlementaire. La tendance n’est pas à l’élargissement, elle est plutôt au rétrécissement du privilège et de l’immunité parlementaires, tel que nous les avons connus historiquement. Cela s’observe dans de nombreux pays. La Commission de Venise l’a aussi constaté.

Dans de nombreux pays, la cour constitutionnelle ou suprême contrôle la loi organique et le règlement interne des assemblées parlementaires. Donc, c’est une partie importante du contentieux de plusieurs cours constitutionnelles. Le Conseil constitutionnel de la France est aussi chargé du contrôle du règlement des assemblées parlementaires.

Chez un des principaux penseurs du système de justice constitutionnelle à l’Européenne, Hans Kelsen, la justice constitutionnelle ne devait pas prendre une forme de contrôle substantiel, matériel des lois, mais un contrôle purement formel, et la cour constitutionnelle devait justement veiller à ce que les lois aient été adaptées conformément à la procédure applicable. Tout cela pour vous démontrer à quel point, pour préparer le terrain, le droit canadien sur ces questions, hérité du droit britannique — qui, lui, ne connaît pas la tradition d’une loi suprême, donc d’une loi constitutionnelle —, est plutôt exceptionnel par rapport aux standards mondiaux.

Donc, dans bien des pays, le privilège parlementaire, les immunités parlementaires sont assujettis à la loi suprême et au contrôle de constitutionnalité, et, à plus forte raison, le privilège parlementaire est assujetti à la loi ordinaire. Il revient au législateur de prévoir les immunités parlementaires. Et on comprend que dans un système parlementaire bien établi, il n’y a pas lieu de protéger le parlement contre lui-même. Donc, il s’agissait, dès l’origine, de protéger les parlementaires contre un exécutif qui pouvait être menaçant, mais il n’a jamais été question de protéger les parlementaires contre eux-mêmes.

Donc, historiquement, le législateur a toujours pu définir, prévoir, circonscrire les immunités, les pouvoirs spéciaux et les inviolabilités des parlementaires.

Au Canada, en raison de la jurisprudence de la Cour suprême, donc de certains choix qui ont été faits, non pas de manière unanime — les motifs étaient majoritaires, ils n’étaient pas unanimes —, de manière assez paradoxale, on est allé à contre-courant de ce qui se fait dans le monde. En se fondant sur le préambule de nos lois constitutionnelles qui renvoie à une constitution semblable à celle du Royaume-Uni — qui ne connaît pas de loi constitutionnelle, comme nous le connaissons —, il n’y a pas de constitution écrite. Sur cette curieuse base, la Cour suprême a décidé de dérober le privilège parlementaire au contrôle de la Loi constitutionnelle. C’est assez exceptionnel. Il n’y a pas grand-chose à faire, c’est une situation juridique de fait. Sauf une modification constitutionnelle, il serait très difficile de revoir cela. Il est vraiment tout à fait exorbitant des tendances mondiales que de voir le privilège parlementaire échapper au contrôle de la loi suprême, alors que, normalement, une bonne partie de la justice constitutionnelle veille à s’assurer de la qualité de la démocratie interne et du respect de la procédure parlementaire.

Un autre trait quelque peu préoccupant est le suivant. Cette question avait toujours relevé du législateur. Par exemple, à l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui avait été modifié en 1875 pour élargir cette compétence, il est clair que c’était le Parlement, donc la loi fédérale, qui devait agir en la matière, et ce, à certaines conditions — et, on avait fixé un plafond. C’était au législateur fédéral qu’il revenait de prévoir le privilège parlementaire des deux Chambres du Parlement canadien. Il a été reconnu assez tôt par le Conseil privé que, en vertu de leurs compétences sur leur propre constitution, les législatures provinciales pouvaient légiférer sur le privilège des assemblées.

La jurisprudence de la Cour suprême, avec son critère de nécessité, a, en pratique, écarté le pouvoir du législateur. Donc, après avoir fait échapper le privilège parlementaire à la loi suprême, en pratique, la Cour suprême a aussi fait échapper le privilège parlementaire au pouvoir des législateurs. La Cour suprême a substitué son propre critère de nécessité. Elle nous dit qu’il y a des petites différences entre ce que la cour a dit des privilèges parlementaires provinciaux et fédéraux. Cependant, au sujet de ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, soit le privilège parlementaire fédéral, la cour a dit qu’on peut écarter le plafond prévu dans l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui dit qu’on ne peut pas aller au-delà de ce que le droit britannique reconnaît au moment où on légifère sur le privilège parlementaire. La Cour suprême a dit que ce qui est déterminant, c’est la nécessité. On peut donc légiférer, même au-delà du plafond prévu, si on peut faire la démonstration de ce qui est nécessaire. Toutefois, c’est la Cour suprême qui va décider en dernière analyse. Ce n’est plus la Loi constitutionnelle ni le législateur ordinaire, mais, à en croire la Cour suprême, c’est elle qui va définir très largement la portée du privilège parlementaire.

L’article 18 est une attribution de compétences. Il prévoit que le Parlement fédéral peut légiférer sur la question. Or, on a donné une interprétation substantielle à l’article 18. On n’y voit plus un pouvoir de légiférer. On a constitutionnalisé ce qui est censé être la substance des privilèges parlementaires reconnus par l’article 18, ce qui est une lecture tout à fait différente de la disposition.

Je crois que le défi est de taille si le Canada veut faire face aux menaces actuelles qui pèsent sur la démocratie moderne. Nous ne voulons pas créer une classe politique qui soit au-dessus de la loi. Nous ne voulons pas non plus une démocratie au sein de laquelle la majorité — et je parle surtout de la Chambre des communes, qui doit donner sa confiance au gouvernement — puisse trop facilement opprimer la minorité. Je pense aussi qu’il pourrait être urgent de réactiver l’idée que le législateur doit être compétent pour définir et encadrer les privilèges parlementaires.

Je vais m’arrêter ici. C’était l’essentiel de ce que j’avais à dire. Je vous remercie.

Le sénateur Gold : Je vous remercie, monsieur St-Hilaire. Votre exposé était fascinant. Vous avez déjà ajouté beaucoup d’éléments à notre réflexion.

J’aimerais commencer avec votre point de base selon lequel le privilège parlementaire doit être conçu comme une « création juridique », et poursuivre avec votre dernière recommandation, soit de rétablir notre pouvoir, en tant que parlementaires, de légiférer sur cette question.

S’il y a un enjeu, étant donné la jurisprudence, sur le contenu des privilèges — on peut parler à la limite de liberté d’expression, mais notre rapport précédent en contient toute une liste —, il y a en même temps le processus pour régler les conflits ou les enjeux qui peuvent se produire dans un parlement, soit ici ou à l’autre endroit. Dans une réunion précédente, plusieurs de nos collègues ont souligné l’importance de légiférer sur le processus interne au sein du Parlement pour faire en sorte que la Cour suprême ne serait pas obligée d’exercer une sorte de réserve judiciaire par rapport à nos actions, mais cela démontrera qu’on prend au sérieux la justice fondamentale, ou peu importe, les normes constitutionnelles qui doivent être respectées lorsqu’on exerce notre pouvoir, à titre de parlementaires, contre un de nos membres ou une autre entité.

Pouvez-vous commenter sur l’importance de cet aspect et nous faire des recommandations sur la façon de faire en sorte que nos processus internes soient à la hauteur des attentes des Canadiens et des Canadiennes et de la Charte canadienne?

M. St-Hilaire : Je crois pouvoir le faire dans une certaine mesure. Sur le plan juridique, ce n’est pas parce que la Cour suprême a dit que les parlementaires, en vertu de leur privilège, échappaient largement dans l’exercice de leur mission, par exemple, à la Charte canadienne des droits et libertés, que les parlementaires ne peuvent pas eux-mêmes décider de s’autolimiter. Dans l’exercice, je crois qu’il faut le voir ainsi. En dehors de l’adoption d’une loi, quand les parlementaires interprètent eux-mêmes leur privilège ou adoptent des règlements internes, ils sont dans l’exercice du privilège. Dans l’exercice du privilège, rien n’empêche les parlementaires de s’autocontraindre de manière à respecter les droits et libertés ou les valeurs sous-jacentes, quitte à les adapter. Je pense notamment aux garanties procédurales. Dans la Charte canadienne, il y a énormément de garanties qui s’appliquent à l’inculpé. Ce n’est pas ce dont il s’agit lors d’une procédure disciplinaire, mais on peut s’inspirer des garanties juridiques et des principes de justice fondamentale reconnus, en vertu de l’article 7, pour veiller à une équité procédurale accrue, par exemple.

Une autre question qui se pose est celle du respect des droits et libertés des tiers, des étrangers, des non-membres du Parlement. D’après l’arrêt New Brunswick Broadcasting, dans l’exercice de son privilège parlementaire, la Chambre n’est pas liée par l’obligation de respecter les droits et libertés des non-membres du Parlement. Cela a été confirmé par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Singh tout récemment. Par contre, dans l’arrêt Vaid, un petit passage indique que la cour pourra toujours vérifier si l’exercice du privilège parlementaire et la revendication d’un privilège ne peuvent pas avoir des effets démesurés sur les droits des tiers, comme si la cour s’était réservé la possibilité, sur une base ad hoc, de revenir sur le principe de l’arrêt New Brunswick Broadcasting.

Il est important de garder ce point à l’esprit. Ce n’est pas une garantie absolue, même en droit constitutionnel, que l’exercice du privilège parlementaire — en toutes circonstances, lorsque des non-membres du parlement sont concernés — échappera à la Charte. Comme il y a risque que cela ne se fasse pas et qu’il serait préférable de respecter les pouvoirs de contrainte du Parlement, comme la convocation à témoigner — on comprend que l’exécution forcée de ces décisions est rarement faite —, les assemblées parlementaires au Canada exercent très rarement de manière forcée leur pouvoir en cas de refus d’un témoin de comparaître.

Dans les procédures décisionnelles et d’exécution, il serait bien de veiller au respect des droits et libertés. Rien n’empêche les parlementaires de faire cela. C’est un enjeu souligné par la Commission de Venise. Dans d’autres pays, les droits et libertés s’appliquent clairement à l’exercice du privilège.

[Traduction]

Le sénateur Sinclair : Vos commentaires m’ont intéressé, particulièrement en ce qui concerne le principe de l’indépendance du Sénat. Pouvez-vous nous parler de la mesure dans laquelle le privilège parlementaire accroît ou diminue l’indépendance du Sénat en tant qu’institution et l’indépendance des sénateurs dans l’exercice de leurs fonctions? Avez-vous des commentaires à formuler là-dessus?

M. St-Hilaire : Je ne suis pas certain d’avoir bien compris la question. Pouvez-vous la répéter?

Le sénateur Sinclair : Dans la décision Duffy, un certain nombre de commentaires ont été formulés par le juge, notamment à propos du rôle du Cabinet du premier ministre relativement aux directives qui ont été données concernant certaines choses souhaitées par le premier ministre. Le juge a expliqué les répercussions que ces directives ont eues sur les comportements au sein du Sénat. Ma question est la suivante : avez-vous bien dit que, si, dans un environnement empreint de sectarisme politique, on donne des directives qui pourraient limiter ou entraver la capacité d’un sénateur d’exercer ses fonctions, cela pourrait soulever une question de privilège?

[Français]

M. St-Hilaire : En effet, ce phénomène dont j’ai parlé plus tôt, qui limite l’intérêt de la protection du privilège de la majorité parlementaire, s’applique moins au Sénat. Je crois avoir insisté sur l’importance accrue à l’heure actuelle de protéger la minorité parlementaire. Cela s’applique surtout à la première Chambre, où le jeu de la responsabilité ministérielle intervient.

En ce qui concerne le Sénat, la protection classique du privilège parlementaire continue de jouer un rôle important. Cela concerne surtout la majorité parlementaire, où l’ancien protégé peut devenir la nouvelle menace. Il y a la tendance actuelle du Sénat à cette dépolitisation partisane vu le rôle accru des sénateurs indépendants.

D’abord, ce n’est pas le Sénat qui accorde sa confiance au gouvernement. Cela confirme donc l’intérêt du privilège encore aujourd’hui pour la protection de l’indépendance du Sénat. Sur ce plan, les sénateurs sont dans la même position que la minorité parlementaire au sein de la Chambre des communes, c’est-à-dire qu’ils bénéficient encore de la protection classique. Là où les anciens protégés peuvent devenir une menace, c’est lorsque la majorité parlementaire au sein de la Chambre donne sa confiance à l’exécutif et se confond avec lui. Ce n’est pas le cas d’aucun groupe de sénateurs.

Je ne sais pas si j’ai bien compris et répondu à votre question, mais dans sa conception classique, le privilège parlementaire a encore une plus grande importance pour la protection de l’indépendance du Sénat que pour celle de la majorité parlementaire à la Chambre des communes.

Le sénateur Maltais : Bienvenue, monsieur St-Hilaire. Je vous ai écouté attentivement, car j’ai siégé longtemps à une autre Chambre avant d’arriver ici. La Cour suprême vient, d’une façon ou d’une autre, enlever la souveraineté parlementaire. Cela n’était pas dans la Constitution. Ce n’était pas l’objectif des constitutionnalistes de l’époque. Le Parlement, dans les années 1870, a donné le pouvoir aux assemblées législatives de légiférer sur les questions d’immunité parlementaire parce qu’à l’époque, cela était beaucoup plus important qu’aujourd’hui.

Les provinces, dans l’intérêt de leurs concitoyens respectifs, ont légiféré au fil des ans sur la protection de l’immunité parlementaire. Cela a changé avec la Loi constitutionnelle de 1982 qui était quand même une reconduction améliorée et rapatriée de la Constitution. Je ne dis pas qu’il doit y avoir prépondérance sur les tribunaux, mais la souveraineté d’un Parlement démocratique, surtout dans le modèle de Westminster, doit être la gardienne de son instrument démocratique par l’élection de chacun de ses membres. La justice n’est pas la gardienne de la démocratie comme on l’entend aujourd’hui, mais elle va décerner les notes de passage aux lois législatives des parlements.

Une question m’intéresse plus particulièrement quant à l’étendue du privilège parlementaire. Au Québec, l’immunité parlementaire dans l’exercice des fonctions d’un parlementaire se situait à l’intérieur de l’Assemblée nationale et de ses comités. En dehors de cela, il n’y en a pas. Une fois dans le passage ou dans la rue, il n’y a plus d’immunité parlementaire. Est-ce la même chose ici à la Chambre des communes et au Sénat?

M. St-Hilaire : En fait, il y a des débats doctrinaux à l’heure actuelle sur ces questions. À la suite d’arrestations et de perquisitions de matériel prêté par l’Assemblée nationale à des députés, on a vu dans Le Devoir, par exemple, que les constitutionnalistes ne s’entendaient pas. Sur cette question, Patrick Taillon et moi avions des opinions différentes quant à l’existence ou non de privilège parlementaire.

Les conditions du métier de parlementaire ont changé. Avant, on pouvait plus facilement circonscrire la portée du privilège à l’enceinte du Parlement parce que les conditions de travail des parlementaires n’étaient pas les mêmes. Les moyens de communication et de diffusion n’étaient pas les mêmes. Le travail des parlementaires est maintenant un peu plus diffus géographiquement. Cela soulève des questions importantes.

Le sénateur Maltais : En ce qui concerne le cas spécifique dont vous parlez, le matériel a été saisi à l’extérieur de l’Assemblée nationale. Cela soutient mon opinion que l’immunité s’arrête à l’extérieur de l’Assemblée nationale et ses comités à l’intérieur du Parlement. À l’extérieur du Parlement, un parlementaire devient un justiciable comme tous les citoyens.

M. St-Hilaire : La Cour suprême britannique a confirmé que le privilège parlementaire a certains effets en dehors du Parlement. Il y a des inviolabilités personnelles, des conditions dans lesquelles on ne peut pas contraindre un parlementaire à témoigner. Vous me direz que c’est parce qu’on veut s’assurer qu’il peut faire son travail.

L’ancrage demeure dans la Chambre, mais quant aux perquisitions qui peuvent avoir lieu en dehors des lieux du Parlement, à ma connaissance, il n’y a pas d’immunité pénale parlementaire autre que celle de la liberté de parole. La seule dimension pénale de l’immunité parlementaire est la liberté de parole en Chambre. Là où le droit canadien se distingue favorablement sur le plan du contenu, c’est que l’immunité parlementaire est plutôt restreinte au Canada. Sauf cette exception, elle n’est jamais pénale. Il n’y a pas d’immunité pénale. Je crois que ce n’est pas parce que du matériel a été payé à même des fonds parlementaires qu’il y aurait une immunité contre des perquisitions, des arrestations menées légalement après les conditions générales de légalité, le mandat, le motif raisonnable, et cetera. Cependant, si c’est dans le cadre d’une enquête pénale légale, il n’y a pas d’immunité pénale, donc cela ne peut pas être, pour reprendre les termes du test de l’arrêt Vaid, nécessaire à l’exercice de la mission de parlementaire qui existe, une immunité générale contre les perquisitions en dehors de la Chambre et même sur les lieux du Parlement. Il n’y a pas d’immunité pénale. La seule chose c’est qu’avant de faire une perquisition sur les lieux du Parlement, il faut l’autorisation du Président de la Chambre, mais il n’y a pas d’immunité pénale en dehors de l’immunité qui s’applique aux propos tenus par les parlementaires en Chambre.

Dans les médias, à mon avis, la question a été mal posée par de nombreux spécialistes. De nombreux spécialistes ont dit que la question à se poser en vertu de l’arrêt Vaid est celle de savoir si le matériel est nécessaire. Non, ce n’est pas la question à se poser. Elle est plus abstraite et plus générale. La question à se poser en vertu du test de l’arrêt Vaid est la suivante : est-il nécessaire, de manière générale, au travail des parlementaires, que ces derniers bénéficient d’une immunité contre les perquisitions y compris en dehors des lieux? Un téléphone peut avoir l’air nécessaire. Un appareil portable peut avoir l’air nécessaire. La réponse peut être différente aux deux questions. Par contre, même si on pense que le téléphone ou le portable paraît nécessaire au travail du député, si on demande à la même personne : est-ce que vous croyez que c’est nécessaire à leur travail parlementaire que les parlementaires soient immunisés contre les perquisitions? La personne va peut-être dire non. Ce n’est pas jouer avec les mots. Ce n’est pas la même question ni les mêmes enjeux.

Le sénateur Maltais : Ce que vous dites est totalement vrai. La protection extraparlementaire, extraprivilège ne s’applique pas en dehors du Parlement. Cela inclut même les bureaux de circonscription qui ne sont pas à l’abri des actes judiciaires.

M. St-Hilaire : On va peut-être vous objecter le critère de nécessité. Depuis que la Cour suprême a substitué aux lois le critère de nécessité, quelqu’un pourra toujours dire : attendons que la question soit posée à la Cour suprême et que la Cour suprême réponde à la question de nécessité. C’est toujours possible de dire : ne soyez pas trop catégorique, soyons prudents. Nous n’avons pas la réponse, mais déjà, je crois qu’il faut poser la question dans les bons termes et, à mon avis, il est invraisemblable de répondre par la positive à une telle question.

Le sénateur Maltais : J’aimerais obtenir une réponse claire. Pour les paroles prononcées en Chambre et en comité, comme celui-ci, l’immunité parlementaire s’applique. Je dois bien comprendre qu’en dehors de la Chambre et des salles de comité, dans le corridor ou sur la rue, l’immunité parlementaire ne s’applique plus. Est-ce que ma compréhension est correcte?

M. St-Hilaire : À ma connaissance, la liberté de parole, l’immunité absolue de parole des parlementaires est, jusqu’aux dernières nouvelles, limitée aux propos tenus en Chambre.

Le sénateur Maltais : Merci beaucoup, monsieur St-Hilaire.

La sénatrice Ringuette : Merci beaucoup, monsieur St-Hilaire. Vous nous avez indiqué différentes voies en ce qui a trait aux parlementaires. Corrigez-moi si je ne suis pas claire, mais vous semblez dire que le défi de taille est l’urgence pour les parlementaires canadiens actuels de définir, dans le contexte moderne, les privilèges parlementaires et pour les sénateurs, de s’imposer le principe de nécessité dans l’élaboration de notre code. Ai-je bien compris?

M. St-Hilaire : Oui, je crois que oui. Le principe de nécessité dans la jurisprudence de la Cour suprême peut paraître élargir un peu indûment la portée des privilèges ou avoir ce potentiel, alors que et c’est tout le paradoxe, à l’échelle mondiale, le principe de nécessité sert plutôt à justifier la restriction du privilège parlementaire afin de mieux répondre à la situation actuelle. C’est un peu l’esprit, par exemple, des travaux de la Commission de Venise où on dit que les législateurs devraient s’assurer de ne pas prévoir un privilège parlementaire comprenant des pouvoirs, immunités et inviolabilités au-delà de ce qui est nécessaire. Il y a moyen de se réapproprier le principe de nécessité au sens plus mondial du terme au sujet des immunités parlementaires pour s’assurer que l’on ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire et ce, en étant conscients des mutations qu’y ont lieu et qui sont nombreuses depuis le 17e siècle, c’est-à-dire les rapports entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire ont changé et il faut adapter le besoin. Le principe de base qui est de protéger les parlementaires contre les autres pouvoirs demeure pertinent. Le défi est d’adapter ce principe aux conditions actuelles de la démocratie parlementaire moderne avec des partis disciplinés et dans un contexte de justice indépendante.

La sénatrice Ringuette : Je comprends très bien ce que vous dites. Le Sénat est doté d’un code d’éthique et de mesures disciplinaires. Devrait-on aussi revoir le code et le processus avec le principe de nécessité?

M. St-Hilaire : Je crois que oui, surtout en ce qui concerne la première Chambre, où le jeu de la discipline des partis est beaucoup plus fort. Je crois que l’application du principe de nécessité peut contribuer à réduire le volet un peu collectif afin de remettre l’accent sur la protection de la liberté individuelle de parole des membres du Parlement afin d’ajuster le privilège parlementaire à la protection de la minorité politique. Je crois qu’ici le principe de nécessité peut inviter à adapter le privilège parlementaire à cette nouvelle donne qui est le risque de voir des majorités parlementaires se servir finalement du volet collectif du privilège. Donc, les pouvoirs et la liberté collective, le pouvoir de prendre des résolutions à majorité absolue, par exemple, de revoir les conditions d’exercice du volet collectif afin de renforcer la dimension individuelle, ce qui va mieux protéger la minorité politique. Ici, je crois que la mobilisation du principe de nécessité, à la lumière des conditions actuelles, milite en ce sens.

La sénatrice Ringuette : Au cours des dernières années, certains sénateurs dans leur discours ont lié leur responsabilité parlementaire au privilège parlementaire. Par exemple, la responsabilité de revoir la législation selon la Constitution pour les sénateurs et par ricochet, pour rencontrer cette responsabilité, le privilège d’un sénateur de siéger au sein des comités. J’aimerais votre opinion sur ce lien.

M. St-Hilaire : Je ne sais pas si le privilège de siéger au sein des comités correspond à la notion juridique de privilège parlementaire. Selon moi, en droit, le privilège parlementaire c’est cet ensemble assez circonscrit de pouvoir, d’immunité et d’inviolabilité.

Les Chambres parlementaires ont, parmi leurs privilèges, le pouvoir de prévoir leurs propres procédures et ensuite les conditions auxquelles on va siéger à un comité. En droit, ce n’est pas le privilège. En exerçant le privilège parlementaire, la Chambre se dote d’un règlement et prévoit le droit de siéger, les conditions auxquelles on peut siéger à un comité ou à un autre.

Par contre, dans l’élaboration de ces conditions, du droit de siéger à un comité, je crois qu’ici le souci est vraiment encore une fois de s’assurer du respect de la minorité politique, d’éviter que les règles de composition des comités aient pour effet d’écraser ou de museler la minorité.

[Traduction]

La sénatrice Seidman : Je vous remercie beaucoup pour votre exposé. Vous parlez encore une fois de la minorité parlementaire, et je crois que vous avez parlé également de la minorité politique. Je tiens à ce que ce soit très clair, car vous dites que la minorité parlementaire est exposée à des risques. Par conséquent, le privilège est d’une importance capitale. J’aimerais préciser vos propos. Que voulez-vous dire en utilisant ce terme? Quelle est votre définition de minorité parlementaire ou de minorité politique? Je crois que je sais ce que vous voulez dire, mais j’aimerais que vous l’expliquiez très clairement.

[Français]

M. St-Hilaire : La minorité politique, c’est-à-dire les groupes parlementaires qui n’ont pas la majorité absolue, les députés indépendants, les parties minoritaires dont le rôle peut être assez écrasé par le jeu de la majorité, mais qui est aussi dans les mécanismes internes, les mesures disciplinaires, la gestion des dépenses, et cetera, est exposée à des risques. Il y a un risque d’instrumentalisation du pouvoir collectif de se doter de procédures et de les appliquer parce que le privilège parlementaire c’est aussi le privilège qu’a la Chambre de voir son président décider en dernière instance de l’application du Règlement parfois au sein d’un comité. Il y a un risque d’instrumentalisation de ce pouvoir collectif et institutionnel afin de faire des règlements de compte politiques et de museler les droits de groupes ou les droits individuels de membres de la minorité politique. Je sais qu’on est au Canada et que le mot minorité renvoi à autre chose, mais je ne parle pas de la minorité culturelle, sociale ou sexuelle, je parle de la minorité politique au sens de Hans Kelsen et de la doctrine continentale.

[Traduction]

La sénatrice Seidman : C’est très important de le préciser aux fins du compte rendu. Je vous remercie.

[Français]

M. St-Hilaire : Merci de m’avoir donné l’occasion d’apporter cette précision.

Le président : Êtes-vous d’accord que pour modifier les règles ou les procédures du Parlement, il faut un consensus? Ce n’est pas une décision qui relève de la majorité. Habituellement, selon la tradition, particulièrement au Sénat, la Chambre non élue, quand on apporte des changements aux règles, par exemple, cela se fait selon un consensus pour les raisons que vous êtes en train de nous expliquer. Ai-je bien compris?

M. St-Hilaire : Tout à fait. À mon avis, c’est un standard. C’est la même logique qui préside dans la différence entre l’adoption d’une loi et l’adoption d’une loi constitutionnelle. La Loi constitutionnelle représente les principes. Ce sont les règles de jeu, les principes de base qui exigent un niveau de consentement plus élevé. C’est la logique. En effet, lorsqu’une Chambre parlementaire se dote de sa propre procédure de son règlement, cela prend un consensus parfait, une majorité qualifiée idéalement. C’est nettement préférable d’avoir des règles de jeu qui réunissent plus qu’une simple majorité absolue.

Le président : Plus tôt, vous avez donné l’impression qu’il y a une nuance entre les privilèges de la Chambre des communes et le Sénat. J’aimerais confirmer cela. Effectivement, la Chambre des communes est une Chambre élue et le privilège est là pour protéger la minorité comme tous les autres parlements. Au Sénat, on a également une situation unique où le premier ministre a beaucoup de pouvoir sur le Sénat parce que c’est lui qui nomme les sénateurs. Pouvez-vous nous faire part de votre perspective parce que c’est vraiment une Chambre unique où le premier ministre a tous les pouvoirs de notre système britannique. Il a la capacité de nommer des sénateurs majoritairement. Il peut y avoir très rapidement une majorité au Sénat. Pouvez-vous préciser les défis qui se posent et comment pouvons-nous assurer un équilibre?

M. St-Hilaire : Même si le premier ministre a le pouvoir de nomination, les nominations ont une telle durée que ce n’est pas équivalent. Les sénateurs demeurent plus indépendants que les membres du groupe parlementaire majoritaire. Même si l’exécutif nomme les sénateurs, ceux-ci demeurent pour une période qui va bien au-delà du Parlement actuel de nomination. Je ne crois pas que ce pouvoir de nomination soit suffisant pour mettre les sénateurs dans la même catégorie, soit une catégorie qui demande un peu moins de protection et qui voit en eux une menace potentielle, donc la même catégorie que la majorité des parlementaires à la Chambre des communes. Je ne crois pas que le seul pouvoir de nomination les place dans une même situation de dépendance par rapport à l’exécutif. Cela déborde un peu du cadre de la discussion, mais si vous me demandez mon opinion sur le mode de nomination du Sénat, c’est autre chose. C’est un sujet vaste. L’idéal serait que le Sénat évolue vers une Chambre proprement fédérative. Je suis un grand admirateur du modèle allemand, mais c’est un autre sujet.

Le sénateur Gold : J’aimerais faire un suivi par rapport à la question posée par le président. Vous avez mentionné avec raison que lorsqu’il s’agit des règles de jeu au Sénat, il est important de garder à l’esprit la protection des minorités politiques pour faire en sorte qu’il n’y ait pas un abus de pouvoir. Je suis tout à fait d’accord. Toutefois, lorsque le président a parlé de consensus, vous avez dit que cela ne faisait pas nécessairement l’unanimité. Cela peut prendre une majorité. Ce n’est pas 50 plus un. Ce n’est pas nécessairement que tous soient d’accord pour changer les règles du jeu au sein du Sénat. Ai-je bien compris?

M. St-Hilaire : Oui, un consensus absolu empirique serait l’idéal, mais en faire une exigence peut générer des blocages. Il faut éviter les blocages. Il faut trouver un équilibre.

[Traduction]

Le sénateur Wells : Je vous remercie, monsieur St-Hilaire, pour vos commentaires très utiles.

Vous savez peut-être qu’il y a un mouvement au Sénat par ce qui pourrait être la majorité pour faire taire la minorité. Nous en avons discuté, chers sénateurs, et nous en discutons en ce moment au comité sur la modernisation, dont je fais partie. Vous avez mentionné qu’il existe des règles, comme vous l’avez dit, pour protéger la minorité et empêcher la majorité de brimer les droits d’autrui. À mon avis, c’est ce qui se produit en ce moment.

Bien entendu, les règles ou les droits au Sénat sont établis par le Sénat lui-même. Existe-t-il dans notre système des droits inaliénables pour protéger la voix de la minorité et ses pouvoirs restreints? Est-ce que de tels droits existent pour protéger cet équilibre qui est nécessaire?

[Français]

M. St-Hilaire : Au Canada, il n’y a pas, de la même manière qu’en France ou un autre pays, de droits qui appartiendraient aux parlementaires qui pourraient être mis en œuvre par la Cour suprême ou la cour constitutionnelle qui contrôlerait, par exemple, soit le règlement interne d’une Chambre ou son application par un président. Ici, chez nous, c’est vraiment justement le privilège des parlementaires comme groupe de se doter de leurs propres règles. Donc, juridiquement, du point de vue qui est le mien et qui est celui du droit constitutionnel, cela expose la minorité politique à un certain risque d’où l’importance de voir dans l’exercice de ce pouvoir-là, qu’il aurait reconnu par le droit, de voir les parlementaires canadiens eux-mêmes se doter de garanties qui protègent la minorité politique. Je peux m’exprimer comme constitutionnaliste comparatiste sur les grands principes, les standards mondiaux. En revanche, je ne connais pas assez bien le détail du Règlement interne du Sénat pour me prononcer. Je peux parler de façon générale, un peu comme un professeur, de façon un peu abstraite, des principes que je considère comme applicables, mais je ne peux pas ici les appliquer à des règles particulières du Règlement du Sénat parce que je ne le connais pas suffisamment pour le faire de manière responsable.

Le sénateur Gold : J’ai une question d’un ancien professeur à un professeur « général ». Comme vous le savez, nous commençons notre étude, encore une fois, sur la question, compte tenu des changements et de la nécessité de moderniser notre connaissance du privilège. Avez-vous des recommandations particulières pour nous guider, à quelque niveau de particularité que ce soit? Sur quoi devrions-nous mettre l’accent exactement?

M. St-Hilaire : Je pourrais répondre peut-être par une suggestion plus générale, qui serait méthodologique, et c’est celle que j’aimerais vous faire, car elle correspond mieux à la nature de mon intervention. Je vous inviterais à sortir de l’univers du Commonwealth et à regarder plus largement, à l’échelle mondiale, les tendances, des travaux, comme ceux de la Commission de Venise ou d’organes indépendants, des travaux collectifs d’experts indépendants sur ces questions. Cela relève quand même de ma conception du droit constitutionnel, c’est-à-dire que je ne pense pas que le droit constitutionnel soit le produit d’une pure volonté politique. Je pense que cela doit demeurer quelque chose de rationnel, même si ça à l’air un peu philosophique. C’est l’usage d’une forme de raison. Nous ne sommes pas liés par ce qui se fait ailleurs, mais je pense que nous avons une responsabilité politique, morale et intellectuelle de tenir compte de la réflexion qui a été faite ailleurs, parce qu’il n’y a rien de proprement canadien dans le parlementarisme. Il n’y a rien de singulièrement canadien dans le besoin de protéger les parlementaires, à une certaine époque contre l’exécutif et les tribunaux, et, aujourd’hui, protéger la minorité parlementaire contre la majorité. Et je pense qu’ignorer ce qui se fait ailleurs et ne pas regarder ce qui se fait dans des cadres différents serait une erreur.

Pour ma part, j’élargirais un peu l’étude sur le plan comparatif, et aussi peut-être sur le plan historique, c’est-à-dire qu’il s’agirait de revenir sur les conditions d’émergence du privilège, voire à quoi il servait à l’époque et dans quelle mesure il faut l’adapter aujourd’hui. C’est une question de méthodologie, plutôt que de simplement regarder ce qui se fait dans le Commonwealth et de faire à l’occasion des emprunts. C’est une critique qui peut paraître un peu sévère, mais je pense que, dans la jurisprudence de la Cour suprême, il y a eu des emprunts un peu mécaniques, par mimétisme avec ce qui se faisait au Royaume-Uni, pour l’adapter à un cadre totalement différent. Au Royaume-Uni, il n’y a pas de loi suprême. On a parlé de la souveraineté du Parlement plus tôt, et on a insisté là-dessus. Toutefois, il aurait été tout à fait choquant pour un parlementaire britannique de substituer au pouvoir du Parlement un pouvoir de la Cour suprême dans la définition même du privilège parlementaire. Donc, il s’agit d’élargir la comparaison, mais aussi, dans les emprunts, s’assurer qu’on les adapte au cadre qui est le nôtre. Donc ce serait une suggestion méthodologique.

Plus concrètement, je pense qu’il y a un risque. J’entends des commentaires, entre autres, et on l’a vu dans les journaux, comme « M. Chagnon va trancher ». Comme si le président de l’Assemblée nationale avait le pouvoir de définir le droit du privilège parlementaire, alors qu’il n’a pas ce pouvoir. Il peut l’interpréter, mais il n’est pas une source formelle de droit, comme le président. Le privilège parlementaire est créé par le droit. Peut-être qu’il faut insister sur la nature du privilège parlementaire, et je pense qu’il y a aussi un risque de dérapage sur la question de l’invocation d’une possible immunité pénale contre les perquisitions en dehors de l’enceinte. Je pense que c’est symptomatique de quelque chose d’inquiétant. Il faut tout de suite bloquer la tendance de certains présidents d’assemblées à avoir une interprétation beaucoup trop large du privilège parlementaire, qui créerait, comme Joseph Maingot l’a dit dans un de ses récents ouvrages, des politiques qui seraient au-dessus de la loi. Ce serait fondamental.

Pour le reste, concernant la Charte canadienne des droits et libertés, j’ai déjà dit de quelle manière je pense que cela pourrait être pris en compte. Concernant la codification, j’ai fait ma remarque. Concernant le pouvoir disciplinaire du Sénat, j’en ai parlé, à savoir la qualité de la procédure et les droits de la minorité.

Concrètement, je n’ai pas beaucoup plus de choses à dire. Donc je vais m’en tenir à la suggestion méthodologique qui est d’élargir les horizons.

Le sénateur Gold : Je n’ai aucun doute que nos commis ont accès à tout cela, mais si vous avez des suggestions, soit des ouvrages, soit des experts, surtout dans le contexte d’une étude comparative, pouvez-vous l’envoyer à notre greffier? Ce serait très utile.

Le sénateur Joyal : Bienvenue, monsieur St-Hilaire. Je voudrais revenir sur la question de la Charte et de vos propos eu égard à la position que la Cour suprême a prise lorsqu’il s’agit du droit d’un tiers. Comme vous le savez, la Cour suprême a voulu distinguer entre le privilège parlementaire qui affecte le droit d’un parlementaire, d’un député ou d’un sénateur, et également lorsque l’exercice du privilège parlementaire a un impact négatif sur les droits d’un tiers. La cour a été extrêmement éloquente pour ce qui est d’avoir, d’une certaine façon, une approche plus circonspecte lorsqu’il s’agit pour la cour de déterminer, et je vais employer le terme anglais qui est celui que le juge Binnie a utilisé...

[Traduction]

Définir la frontière entre les droits d’une assemblée législative et la protection dont doit bénéficier un tiers qui n’est pas un parlementaire.

[Français]

Comme vous le savez, les deux dernières décisions sont en appel actuellement, celle de Chagnon contre le syndicat et celle de Singh, et vous y avez fait référence. Celle de Singh, à mon avis, est extrêmement importante puisqu’elle remet en cause le droit à la liberté religieuse d’un tiers d’être présent comme témoin à un comité parlementaire; pour être témoin, il doit se départir de son kirpan, parce que c’est perçu comme étant un objet estimé dangereux, alors que la Cour suprême, dans Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys s’est déjà prononcée sur la protection du kirpan, celui-ci étant essentiellement un symbole religieux et n’étant pas perçu comme un objet dangereux. Je ne sais pas si Singh fera l’objet d’un appel. Je le souhaite parce que cela permettrait à la Cour suprême, à mon avis, de faire un pas additionnel dans la protection des droits des tiers.

Ma question est la suivante : est-ce que le Parlement ne devrait pas être beaucoup plus proactif pour adopter des normes pour protéger le droit des tiers et reconnaître les obligations de la Charte, pour poser le principe de façon plus générale que nous ne l’avons fait dans le passé, en nous rabattant essentiellement sur la déclaration de Mme la juge McLachlin dans Harvey, qui a dit, vous vous en souviendrez, qu’une partie de la Constitution ne peut pas contredire une autre partie. Et comme les privilèges parlementaires sont reconnus à l’article 18, on ne peut pas utiliser cet article ou la Charte pour nier le droit des parlementaires de déterminer eux-mêmes leurs procédures et leur manière de gérer leurs délibérations. Est-ce que le fait pour le Parlement d’adopter un système particulier qui permettrait de respecter les droits et les libertés de la Charte ne nous permettrait pas d’une certaine façon de nous garder contre les interventions des tribunaux? Ne serait-ce pas là une façon de répondre au fait que les tribunaux interviendront de plus en plus lorsque les droits des tiers seront remis en cause par l’exercice d’un privilège parlementaire?

M. St-Hilaire : Il y a deux avenues. Je vois deux questions. D’abord, celle de savoir si une affaire telle que l’affaire Singh ne serait pas l’occasion pour la cour de préciser l’articulation entre le principe de l’affaire New Brunswick Broadcasting où il était question des droits de tiers. Il était question de la presse. Il n’y avait pas d’exception au privilège parlementaire à cet égard. Donc, c’est au paragraphe 29.12 de l’arrêt Vaid qu’on a voulu faire une petite place aux droits des tiers, mais cela demeure très hypothétique. Selon le juge Binnie, qui a rédigé des motifs unanimes, les tribunaux peuvent examiner de plus près les affaires dans lesquelles la revendication d’un privilège a des répercussions sur des personnes qui ne sont pas membres de l’assemblée en cause que celle qui porte sur des questions purement internes. On a ouvert la porte à un éventuel désaveu de ce qui était clairement le principe de la New Brunswick Broadcasting. On se demande si c’est un voeu pieux ou si ça peut produire des effets. Je pense qu’une affaire comme celle de l’affaire Singh nous permettrait de tester ce fameux...

Le sénateur Joyal : Je suis désolé de vous interrompre, mais l’affaire Chagnon met aussi en cause le droit d’un tiers. Il s’agit d’un gardien. Ce n’est pas un parlementaire.

M. St-Hilaire : Les droits fondamentaux de la Charte sont invoqués?

Le sénateur Joyal : Oui, c’est 2d, le droit à la liberté d’association.

M. St-Hilaire : Oui, mais dans Chagnon, c’est vraiment la gestion du personnel. Vous avez raison, ces deux affaires pourraient être l’occasion d’une précision. J’avais tendance à penser que l’affaire Singh serait plus paradigmatique, mais en effet, par l’intermédiaire de la compétence sur la gestion de certains membres du personnel, il ne fait aucun doute que la gestion des employés de cette catégorie de personnel, soit les constables spéciaux au Québec, ne fait pas partie de ce qui est nécessaire à l’exercice de la mission parlementaire. C’est pourquoi je voyais une cause assez facile en comparaison à l’affaire Singh. On ne sait toujours pas si le risque que les tribunaux puissent protéger les droits des tiers en limitant le privilège parlementaire s’affirmera ou non.

Je serais plutôt favorable à l’idée d’une réactivation de la compétence législative sur le privilège parlementaire.

Vous avez invoqué l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 en disant que les privilèges étaient reconnus. À l’article 18, c’est vrai que ce n’est plus interprété de cette manière par la Cour suprême, mais ce qui est prévu à l’article 18, c’est le pouvoir du Parlement du Canada de légiférer sur la question. Lorsqu’on lit la jurisprudence — je lisais les mémoires dans l’affaire Boulerice où je suis presque intervenu, puisque mon affidavit a été rejeté par la Cour d’appel fédérale —, même en lisant les mémoires, on voit que le vrai sens de l’article 18 a été neutralisé par la jurisprudence de la Cour suprême, qui a écarté l’idée que le Parlement peut légiférer sur ces questions pour substituer à cette compétence une interprétation substantielle des privilèges de l’article 18 comme s’il reconnaît les privilèges.

L’article 18 ne reconnaît pas les privilèges. Il reconnaît le pouvoir du Parlement de prévoir des privilèges sous réserve d’un certain plafond. La jurisprudence de la Cour suprême a un peu écarté cette lecture. Elle a fait de la portée et du contenu des privilèges une matière constitutionnalisée et un contenu au sujet duquel c’est la Cour suprême qui aura le dernier mot en vertu d’un principe un peu diffus de nécessité. Moi, je serais favorable à ce que le législateur se réapproprie cette compétence et remette le Canada au diapason de ce qui se fait dans le monde. La loi peut prévoir et aussi restreindre. D’ailleurs, il y a quelque chose d’éminemment paradoxal, parce que même si c’était arbitraire parce qu’il n’était pas question de privilège des assemblées provinciales dans Vaid, le juge Binnie s’est exprimé de manière à limiter le pouvoir des législatures provinciales de restreindre le privilège parlementaire. Si la Cour suprême juge que c’est nécessaire et qu’une province voulait réduire, il y aurait quand même le risque d’une contestation. En ce qui concerne les pouvoirs fédéraux, c’est moins clair, mais les motifs du juge Binnie laissent entendre qu’il serait possible pour une législature provinciale de restreindre, afin de se mettre un peu plus au pas de ce qui se fait dans le monde, la portée de certains privilèges. Il y aurait le risque d’une contestation de constitutionnalité. On pourrait plaider qu’on est en train d’abolir un privilège historiquement reconnu comme nécessaire, ce que je trouve problématique. L’idée de départ, c’était plutôt d’empêcher d’en donner trop et pas de les réduire.

Le sénateur Joyal : Pas d’en donner moins. Je vous remercie.

Le président : S’il n’y a pas d’autres questions, je tiens à remercier M. St-Hilaire de son témoignage très intéressant. Nous espérons que vous demeurerez disponible pour le reste de notre étude parce que nous aurons sûrement d’autres questions. Vos observations nous sont très utiles dans le cadre de notre étude.

M. St-Hilaire : J’en serai honoré.

(La séance est levée.)

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