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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mercredi 31 octobre 2018

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C-58, Loi modifiant la Loi sur l’accès à l’information, la Loi sur la protection des renseignements personnels et d’autres lois en conséquence, se réunit aujourd’hui, à 16 h 15, pour en poursuivre l’étude.

Le sénateur Serge Joyal (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Honorables sénateurs, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue à cette séance du Comité des affaires juridiques et constitutionnelles du Sénat, alors que nous poursuivons notre étude du projet de loi C-58, Loi modifiant la Loi sur l’accès à l’information, la Loi sur la protection des renseignements personnels et d’autres lois en conséquence.

Nous avons le plaisir d’accueillir aujourd’hui M. Stéphane Giroux, président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec. Il est accompagné de Mme Monique Dumont, consultante et experte en accès à l’information. Nous vous souhaitons la bienvenue.

[Traduction]

Nous avons aussi le plaisir d’accueillir M. Philip Tunley, président du regroupement Canadian Journalists for Free Expression. Bienvenue, monsieur Tunley. Nous recevons aussi, accompagnant M. Tunley, et représentant l’Association canadienne des journalistes, Mme Karyn Pugliese, conseillère nationale. Bienvenue, madame Pugliese. Nous sommes heureux de vous accueillir de nouveau à ce comité. Vous connaissez la nature de nos travaux.

[Français]

Je vais d’abord inviter M. Giroux à faire une présentation au nom de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec.

[Traduction]

Je vais ensuite inviter M. Tunley à présenter son exposé afin de compléter cette première partie de la séance. Nous tiendrons ensuite un échange avec les sénatrices et sénateurs présents.

[Français]

Stéphane Giroux, président, Fédération professionnelle des journalistes du Québec : Honorables sénateurs, mon nom est Stéphane Giroux et je suis président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec. Avec ses 1 800 membres, la FPJQ est la plus grande association de journalistes au Canada.

Permettez-moi de commencer mon allocution par une citation de la très honorable Beverley McLachlin, juge en chef de la Cour suprême du Canada, qui avait dit en 2009 :

Il est aisé d’expliquer pourquoi l’accès à l’information est essentiel à la démocratie.

La possibilité de voter de façon éclairée suppose un débat éclairé. Le Parlement et le pouvoir exécutif tirent leur pouvoir du peuple, lequel exerce ce pouvoir en votant pour ou contre tel ou tel candidat à l’occasion d’élections. Or, pour que les citoyens puissent participer et voter d’une manière efficace, ils doivent savoir et comprendre ce que fait le gouvernement.

Or, pour que les citoyens comprennent ce que fait le gouvernement, ils doivent avoir accès à toute l’information à laquelle ils ont droit, et ce, en toute transparence. Cette information est transmise, la plupart du temps, par les journalistes qui, après leur travail de recherche, de vérification des faits, de cueillette d’information et d’analyse, rendent cette information disponible au public, aux contribuables.

Vous trouverez, dans le mémoire que nous avons déposé, une liste des problèmes que ce projet de loi soulève et les recommandations que nous vous proposons pour régler ceux-ci. Je me contenterai donc ici de soulever seulement les points les plus importants et de vous faire part de notre recommandation globale.

Le caviardage abusif : les journalistes qui obtiennent des documents reçoivent trop souvent des dossiers tellement caviardés qu’il n’y a plus rien à en tirer. Rien dans ce projet de loi ne renforce les sanctions contre le caviardage abusif. Selon des enquêtes récentes, à peine le quart des demandes sont divulguées dans leur intégralité.

Les délais raisonnables : très souvent, les responsables mettent beaucoup trop de temps à fournir les documents. Selon une analyse du King’s University College portant sur 428 demandes d’accès à l’information, à peine le quart des demandes ont reçu une réponse en moins de 30 jours. Le tiers des requêtes restaient toujours sans réponse plus de quatre mois après les demandes.

L’impuissance de la commissaire à l’information : les ordonnances prévues dans le projet de loi pour donner plus de pouvoir à la commissaire à l’information ne sont pas exécutoires, ce qui la laisse sans véritable pouvoir et incapable de forcer les institutions qui ignoraient ses avis à fournir les informations demandées.

Les rejets abusifs des demandes d’accès à l’information : l’article 6 de la loi est modifié en donnant le pouvoir à une institution fédérale de rejeter une demande si elle ne contient pas un sujet précis, si elle n’explique pas le type de document demandé ni la période visée par la demande ou la date à laquelle le document a été produit. Selon nous, cette modification est abusive. Il y a trop de pouvoir arbitraire attribué aux responsables dans les institutions.

L’article 6.1, qui est tout nouveau, permet à un responsable d’une institution fédérale de ne pas donner suite à une demande avant même de l’analyser, notamment si le document ne respecte pas les exigences de l’article 6 dans les cas suivants :

b) la demande implique un si grand nombre de documents ou une recherche de documents si vaste qu’y donner suite entraverait de façon sérieuse le fonctionnement de l’institution, même si le délai [...] est prorogé [...];

c) la demande est vexatoire ou entachée de mauvaise foi, ou constitue autrement un abus du droit de faire une demande de communication.

Au Québec, la FPJQ a fait des représentations pour que cet article soit abrogé, parce que les demandeurs d’accès sont soumis à un arbitraire sans contrôle de la part des responsables de l’accès à l’information. Cet article a servi à rejeter du revers de la main, sans même en voir fait un traitement préalable, des demandes pourtant légitimes, en prétextant le caractère répétitif ou abusif de ces dernières.

Le secret professionnel : il nous semble que l’article 23 du projet de loi accorde notamment une protection trop grande aux renseignements protégés des avocats et des notaires, sous le couvert du secret professionnel. Certains organismes ont tendance à ajouter, sur une liste de distribution de documents, des noms d’avocat ou de notaire, ce qui leur permet de refuser ensuite de procéder à la divulgation dudit document en invoquant le secret professionnel.

La Commission d’accès à l’information, qui rend les décisions de révision au Québec, a précisé que, pour invoquer le secret professionnel, il fallait qu’il y ait une relation de client. Le simple fait d’inscrire le nom d’un avocat ou d’un notaire sur une liste de distribution ne crée pas cette relation.

La divulgation proactive de documents : le projet de loi laisse une place importante à la divulgation proactive de l’information. La divulgation proactive est le fait des organismes qui ont un programme gouvernemental. Ils peuvent choisir arbitrairement les documents qui seront divulgués, de même que leur contenu. Ils peuvent retirer des colonnes d’information d’une banque de données, ils peuvent retrancher des parties de document touchant à l’intégrité du document, et ce, à l’abri des regards. La reddition de comptes devient alors extrêmement difficile.

La Fédération professionnelle des journalistes du Québec estime que la divulgation proactive de documents ne remplace pas un régime ouvert, transparent, avec le moins de restrictions possible à l’accès à l’information.

En un mot, ce projet de loi est très décevant. La Fédération professionnelle des journalistes du Québec recommande que ce projet de loi soit rejeté d’emblée, que le Secrétariat du Conseil du Trésor refasse ses devoirs et propose aux citoyens canadiens un nouveau projet de loi mieux aligné sur ses engagements.

Je vous remercie. Mme Dumont pourra répondre à vos questions.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Giroux. Nous tiendrons compte de la disponibilité de Mme Dumont.

[Traduction]

J’invite M. Tunley à présenter son exposé au nom du regroupement Canadian Journalists for Free Expression.

Philip Tunley, président, Canadian Journalists for Free Expression : Merci, monsieur le président. Mme Pugliese et moi-même, à titre de représentants des deux organisations, les Canadian Journalists for Free Expression et l’Association canadienne des journalistes, avons mis nos commentaires en commun. Si vous me permettez, je vais lui demander de commencer afin d’éviter les répétitions.

Le président : Vous avez la parole, madame Pugliese.

Karyn Pugliese, conseillère nationale, Association canadienne des journalistes : Merci, monsieur le président. Je suis toujours heureuse de revenir sur le territoire traditionnel et non cédé de mes ancêtres.

Je vous remercie de nous avoir invités à témoigner aujourd’hui. L’Association canadienne des journalistes est une véritable association nationale de journalistes actifs composée de membres de partout au pays qui travaillent dans tous les types de médias. Avant de vous présenter nos réflexions sur la façon dont ce comité pourrait améliorer le projet de loi C-58, tel qu’il a été adopté par la Chambre des communes, nous souhaitons vous parler quelque peu de l’Association canadienne des journalistes et du regroupement Canadian Journalists for Free Expression.

L’Association canadienne des journalistes a été fondée en 1978, d’abord sous la désignation de Centre pour le journalisme d’enquête, c’est une organisation sans but lucratif qui favorise et soutient le journalisme d’enquête. Au fil des ans, nous avons élargi notre mandat. De nos jours, nous offrons un perfectionnement professionnel de grande qualité, principalement à l’occasion de notre congrès national annuel, et nous défendons de façon dynamique les droits et les intérêts des journalistes.

Nous comptons parmi nos membres certains des journalistes d’enquête les plus acharnés au pays, des journalistes qui ont lu les lois sur l’accès à l’information en long et en large et qui s’en servent activement pour étayer leurs articles. Ces journalistes servent l’intérêt public en dévoilant des informations qui font des lecteurs des citoyens informés.

L’excellent travail journalistique dont nous regardons ou lisons le fruit chaque jour a le pouvoir d’améliorer les politiques publiques et la vie des Canadiens. Une loi efficace sur l’accès à l’information permet aux journalistes, et, par le fait même, au public en général, d’être mieux renseignés. De façon plus élémentaire, une bonne loi sert le droit de savoir du public.

En octobre dernier, nous avons présenté un témoignage semblable devant le Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique, dans le cadre d’un examen exhaustif du projet de loi mené par les députés. Aujourd’hui, nous souhaitons souligner certaines modifications proposées pour améliorer le projet de loi C-58 qui sont maintenant appuyées par le ministre, et faire valoir de nouveau d’autres préoccupations, qui, jusqu’à maintenant, n’ont pas été abordées.

M. Tunley : Merci beaucoup, mesdames et messieurs. Le regroupement Canadian Journalists for Free Expression est un organisme sans but lucratif et non gouvernemental comptant parmi ses membres des journalistes et d’autres personnes de partout au Canada qui sont préoccupés par la liberté d’expression et la protection des journalistes. Notre organisme surveille et défend la liberté d’expression et l’accès à l’information au Canada et à l’étranger et fait état de la situation à ce sujet. Nos comptes rendus tirent leur origine du journalisme, et nous faisons la promotion de la liberté de presse comme élément essentiel d’une société juste et ouverte. Nous nous faisons les défenseurs du droit à la liberté d’expression pour tous et encourageons les personnes et les groupes à protéger le droit à la libre expression, qu’il s’agisse du leur ou de celui d’autres personnes, et soutenons leurs efforts dans ce sens.

Nos activités, dont les détails figurent sur notre site web, comprennent le fait de témoigner devant des comités parlementaires. De fait, notre plus récente comparution devant un comité remonte à 2017 et concernait la Loi sur la protection des sources journalistiques. Nous représentons aussi nos membres devant d’autres autorités législatives, et intervenons devant la Cour suprême du Canada et d’autres tribunaux dans des affaires relatives à l’alinéa 2b) de la Charte et d’autres enjeux liés aux médias, à la liberté d’expression et à l’accès à l’information.

Si vous me permettez d’ajouter un mot sur moi-même, je suis le président de l’organisme, mais je ne suis pas journaliste. Je suis un avocat spécialisé dans le droit des médias. Je représente CBC/Radio-Canada, Vice Media, le magazine NOW et d’autres entreprises dans le domaine des médias au Canada. Je connais bien les questions relatives à l’accès à l’information. Je suis heureux d’être ici aujourd’hui.

Mme Pugliese : Bien entendu, comme journalistes, nous avons absolument besoin de nos avocats.

Nous allons maintenant présenter cinq points.

Premièrement, le gouvernement a promis d’accroître le nombre d’institutions gouvernementales, y compris le nombre de cabinets des ministres, qui sont assujetties à la loi. Au lieu d’appliquer le droit à l’accès à l’information aux cabinets des ministres, le projet de loi C-58 contient des dispositions qui prévoient une augmentation de la publication proactive de renseignements. Le ministre a défendu cette décision lors de son témoignage devant ce comité. Les journalistes ne s’opposent pas à la publication proactive, mais, quand les gouvernements contrôlent ce qui est publié, cela affaiblit la capacité du public à comprendre ce qui se passe derrière les portes closes. Nous croyons toujours en la promesse électorale du gouvernement d’appliquer le droit d’accès à l’information aux cabinets des ministres.

M. Tunley : Deuxièmement, pour ce qui est du pouvoir conféré au commissaire à l’information de rendre des ordonnances dans le nouveau projet de loi, ce comité a déjà reçu des témoignages à ce sujet. Je souhaite préciser notre position. Tout d’abord, même si le libellé du paragraphe 36.1(1) portant sur le pouvoir de rendre des ordonnances dans le nouveau projet de loi est formulé de façon adéquate, à notre avis, l’efficacité de ce nouveau pouvoir est minée par deux dispositions qui y sont liées. La première, et la plus importante, concerne la révision d’une ordonnance du commissaire par la Cour fédérale dans le cadre d’une audience de novo. Je crois que vous avez discuté de ce point en comité. Il s’agit de l’article 41 et des dispositions suivantes, en particulier celle proposée au paragraphe 44.1, qui porte sur la nature de la nouvelle audience.

Permettez-moi d’apporter des explications. Cela signifie que la Cour fédérale peut examiner tout nouvel élément de preuve et qu’elle peut entendre tout nouvel argument qui n’a jamais été présenté auparavant. Selon nous, cela a deux effets. Le fait que la Cour fédérale puisse faire un deuxième examen et qu’elle puisse juger le recours comme une nouvelle affaire minimise, ce qui est très important, l’expertise du commissaire. Cela n’incite pas les parties à présenter les meilleurs éléments de preuve et arguments possible devant la première instance.

Bien entendu, le résultat est contraire à ce que les représentants des médias souhaitent obtenir de ce projet de loi, c’est-à-dire un processus rapide. Nous souhaitons obtenir une décision définitive bien motivée dans un délai minimal, et le fait de doubler le processus d’examen devant deux instances ne permet pas d’atteindre ce résultat.

La deuxième disposition qui ajoute, malheureusement, à ces effets porte sur la suspension automatique de l’ordonnance du commissaire pendant au moins 30 jours ouvrables. Il faut donc près de six semaines avant que l’ordonnance ne soit en vigueur, soit une période pendant laquelle les parties ne font que décider si elles souhaitent passer à l’étape suivante, c’est-à-dire s’adresser à la Cour fédérale. Il est probable qu’elles décident de ne pas le faire; alors, les 30 jours — ou six semaines —pourraient être perdus.

Ces deux dispositions nuisent vraiment à la promptitude de l’application du pouvoir d’ordonnance et aux objectifs qui y sont liés, dont le rapport du commissaire de 2015 fait état de façon précise. Voilà sur quoi je souhaite attirer l’attention du comité, et j’aimerais que ses membres se penchent sur cette question. Le pouvoir d’ordonnance en soi ne constitue pas le problème; c’est le traitement qu’on lui réserve dans le cadre du processus d’examen mené par la Cour fédérale qui pose problème, à notre avis.

J’aimerais souligner quelque chose. Je vois que, d’après les témoignages qui vous ont été fournis, on examine l’exigence pour le commissaire de s’adresser à la Cour fédérale afin d’obtenir une ordonnance de mandamus. On examine la possibilité d’amender le projet de loi afin qu’il soit possible de certifier une ordonnance du commissaire suivant un processus plus rapide. Nous sommes favorables à une telle modification et remercions chaudement le ministre d’ajouter des dispositions dans le projet de loi permettant cette célérité. S’il est possible d’apporter cet amendement, cela améliorerait grandement le projet de loi.

Le président : Nous vous écoutons à propos du troisième point, madame Pugliese.

Mme Pugliese : Dans une forme précédente du projet de loi C-58, il aurait été permis aux ministères de refuser d’acquiescer à une demande jugée vexatoire ou entachée de mauvaise foi si une telle demande ne comprenait pas des critères très précis, y compris le sujet spécifique visé par la demande, le type de dossier demandé ou la période visée relativement au dossier. Le ministre a été convaincu par des groupes d’Autochtones et d’autres défenseurs du droit d’accès à l’information que le libellé du projet de loi conférait trop de pouvoir et aurait quand même entraîné le rejet injuste de demandes.

Nous saluons cette décision, mais une disposition plus large relative aux demandes vexatoires figure toujours dans le projet de loi C-58, et nous souhaiterions aussi sa suppression.

M. Tunley : Je vais exposer brièvement le quatrième point, qui tient au fait que nous sommes toujours d’avis que les dispositions du projet de loi C-58 relatives aux frais constituent un recul. Il y a quelques années, le gouvernement a établi une directive temporaire selon laquelle on proposait d’éliminer tous les frais précisés dans la loi, à l’exception de l’obligation de payer des frais de 5 $ afférents à une demande. La version du projet de loi C-58 adoptée par la Chambre des communes permet toujours d’imposer des frais additionnels au moyen de mesures réglementaires. Vu que les frais constituent bien souvent dans les faits une mesure dissuasive quant à l’accès à l’information, tout autant que les délais, l’Association canadienne des journalistes et le regroupement Canadian Journalists for Free Expression souhaiteraient que l’esprit de l’engagement original du gouvernement et de sa directive de 2016 soit reflété dans le projet de loi.

Mme Pugliese : Pour terminer, le cinquième point que nous soulevons concerne le fait que le Canada doit préciser dans ses mesures législatives un processus de traitement accéléré. Quand la Loi sur l’accès à l’information a été adoptée en 1985, l’objectif était de régler les demandes dans un délai de 30 jours. Le temps moyen pour traiter une plainte auprès du commissaire à l’information en 2017-2018 s’établissait à 203 jours, ce qui correspond à sept mois, et je tiens à signaler que certaines demandes sont en attente depuis plus de deux ans.

La loi modifiée doit prévoir une façon de régler les demandes plus rapidement. Elle doit contenir les mêmes règles quant au traitement accéléré que l’on trouve dans d’autres pays, comme aux États-Unis. Le traitement accéléré permet de régler rapidement les demandes visant des renseignements qui doivent être connus du public, et ramènerait dans la loi l’intention originale du législateur de régler les demandes rapidement.

M. Tunley : Je vous remercie de l’attention que vous nous avez accordée. Nous serons très heureux de répondre aux questions du comité, et nous souscrivons aux observations de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec.

Le président : Merci beaucoup de cet exposé efficace. Nous allons maintenant passer aux questions, en commençant par le vice-président.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Permettez-moi de remercier nos quatre témoins pour leur présence et leur témoignage.

Monsieur Giroux, votre jugement par rapport au projet de loi est assez sévère. À lire les critiques que l’on entend depuis quelques semaines sur ce projet de loi, je crois que vous avez tout à fait raison.

Je sais que vous êtes dans le monde médiatique depuis des années — sans dévoiler votre âge. Des dossiers d’enquête très importants ont été traités au Québec. Comme nous le savons, il se fait au Québec beaucoup de journalisme d’enquête. On peut penser entre autres au « Shawinigate » ou au scandale des commandites. J’aimerais que vous reveniez à l’an 2000. À cette époque-là, ces dossiers ont fait l’objet d’un travail de moine de la part de certains journalistes. Si vous aviez cette loi d’aujourd’hui, celle qui est devant nous, auriez-vous fait le même travail de qualité?

M. Giroux : C’est intéressant que vous me posiez la question. Vous parlez du travail d’enquête et ma collègue, Mme Dumont, a été recherchiste à l’émission Enquête et elle se servait de l’ancienne Loi sur l’accès à l’information pour parvenir à ses fins. Je vais la laisser vous répondre.

Monique Dumont, consultante, experte en accès à l’information, Fédération professionnelle des journalistes du Québec : Je fréquente les lois sur l’accès à l’information fédérale et provinciale depuis la fin des années 1990. J’ai commencé avec le dossier Cinar. J’ai collaboré avec la GRC et d’autres ministères fédéraux. Par la suite, que ce soit aux enquêtes, dans la salle de rédaction ou à l’émission Enquête, j’ai travaillé sur d’autres dossiers. Depuis cette époque, la Loi sur l’accès à l’information, au Québec comme au fédéral, ne fait qu’effriter les droits. Aujourd’hui, on ne pourrait pas faire les mêmes démarches. Tout d’abord, les documents auraient été détruits, parce qu’il n’y a plus maintenant aucune balise pour la conservation ou la production des documents. Aujourd’hui, on peut prendre des décisions gouvernementales sans conserver aucun historique, aucun document qui explique les raisons d’une décision. Quand ils font des demandes d’accès à l’information, nos membres se font répondre qu’il n’y a aucun document. Parfois, c’en est loufoque. J’avais fait une demande au Conseil privé et on m’a dit que, en raison d’une inondation, les documents étaient abîmés. Il y avait eu une fuite d’eau, et le tuyau était tombé par hasard juste au-dessus du tiroir où les documents étaient conservés. C’est un exemple, et je pourrais vous en donner d’autres.

Le sénateur Boisvenu : Donc, si je comprends bien, ce ne serait pas faisable.

Mme Dumont : Non.

Le sénateur Boisvenu : Monsieur Tunley et madame Pugliese, vous avez parlé des délais. Dans bien des cas, l’information n’est plus utilisable en raison du temps qui s’est écoulé. On a posé la question à la ministre : quelle sera la prochaine étape après l’adoption de ce projet de loi? Elle a répondu que le ministère s’attaquerait aux délais. Vous dites que, de 1985 à 1990, il y avait déjà des problèmes en ce qui a trait aux délais. Ce projet de loi vise-t-il la mauvaise cible en ne s’attaquant pas aux délais?

[Traduction]

M. Tunley : Oui, merci. Dans une certaine mesure, les journalistes saluent les dispositions touchant la publication proactive de documents, lesquelles rendent certains renseignements accessibles de façon continue, mais, bien souvent, il ne s’agit pas des renseignements les plus importants qui sont recherchés dans le cadre du type de reportage d’enquête dont nous discutons. Je crois qu’il est très utile de se souvenir d’une affaire récente touchant la détenue Ashley Smith. Les journalistes de CBC/Radio-Canada ont passé trois ans à essayer d’obtenir un document qui avait été déposé devant un tribunal, soit une vidéo de cette détenue. Au bout d’une longue lutte, le document a été communiqué, ce qui a mené à une longue enquête du coroner, à des modifications de la loi en ce qui a trait à l’isolement des détenus ainsi qu’à nombreuses affaires judiciaires. Ce dossier a eu d’énormes répercussions.

Donc, quand vous réussissez à obtenir un renseignement que vous cherchez comme journaliste, vous pouvez vraiment changer le fonctionnement de certaines choses dans la société. Il s’agit d’un bon exemple. Les exemples que vous avez mentionnés tirés de l’émission Enquête et de reportages d’enquête réalisés au Québec sont aussi des cas très semblables.

Il ne s’agit pas de renseignements ordinaires que les gouvernements rendent accessibles de façon régulière. Il s’agit de mener le processus d’enquête et de porter son attention sur l’endroit où se trouvent les renseignements qui permettront de dévoiler aux Canadiens une affaire étonnante et de tenir nos institutions gouvernementales responsables.

Les délais sont terribles dans ces cas. Si l’événement se produit aujourd’hui, les téléspectateurs veulent l’information aujourd’hui. Les tribunaux le reconnaissent au moment de rendre des décisions qui touchent l’accès à l’information, et je crois qu’il est essentiel que, à titre de législateur, vous examiniez les délais précisés dans le projet de loi. Pourquoi aurions-nous besoin de six semaines pour décider de s’adresser ou non à la Cour fédérale ? Cela n’a pas de sens.

[Français]

Le sénateur McIntyre : J’ai une question pour chacune des associations. D’abord, ma question s’adresse à la Fédération professionnelle des journalistes du Québec. Dans votre mémoire et votre exposé, vous avez soulevé les problèmes que peut poser l’article 6.1 de la Loi sur l’accès à l’information. Cela dit, je comprends qu’il existe une disposition similaire dans la loi québécoise, notamment l’article 137.1. Quelles sont les similitudes et les différences entre l’article de la loi québécoise et celui du projet de loi C-58?

Mme Dumont : Les deux sont à peu près les mêmes, c’est-à-dire qu’ils donnent à un responsable de l’accès à l’information, avant même d’amorcer l’enquête et de voir si les documents existent, la possibilité de savoir de quels types de documents il s’agit. Malheureusement, il se base beaucoup sur qui fait la demande. Cet article permet d’invoquer que la demande est abusive, qu’elle est répétitive, qu’elle est vexatoire, qu’elle prendra énormément de temps.

J’ai été déboutée dans une cause contre l’Université du Québec à Montréal, quand on m’a répondu que j’allais enrayer le fonctionnement de l’université en raison de ma demande d’accès. Il s’agissait de documents financiers touchant cet édifice, et la transaction s’est avérée catastrophique. Cela a été invoqué au Québec, à tel point que la FPJQ a demandé le retrait de cet article sans aucune résonance. J’ai été très surprise de voir qu’il y avait une promesse de transparence, mais de voir tout de même l’article 6.1 dans le projet de loi. À mon avis, cela ne fera qu’entraîner des comportements abusifs de la part de certains ministères et organismes qui n’auront à rendre de comptes à personne. Qui demandera des comptes sur l’article 6.1? Allons-nous nous retrouver en Cour fédérale? C’est absolument impraticable. C’est pour cette saison que nous recommandons le retrait pur et simple de cet article qui ouvre la porte à des abus de droits et de pouvoir.

Le sénateur McIntyre : Merci, madame Dumont.

[Traduction]

Le sénateur McIntyre : Ma prochaine question s’adresse aux représentants des deux associations.

Quand la ministre Gould a témoigné devant notre comité il y a deux semaines, elle a abordé la question des délais et a mentionné qu’il serait possible de traiter cette question en différentes étapes. Par exemple, à l’étape un, on examinerait les délais relatifs à la communication proactive, et à l’étape deux, on examinerait la façon de réduire les délais si des renseignements, autres que ceux qui seront communiqués de façon proactive, sont demandés et ne sont pas reçus en temps opportun ou dans le délai prescrit par la loi. Donc, voici ma question : avez-vous des commentaires concernant le traitement des délais en différentes étapes et la mise en œuvre de ce système de communication proactive?

Mme Pugliese : J’ai quelques idées là-dessus. Tout d’abord, en ce qui concerne la divulgation proactive, ce que je comprends également, c’est que les documents divulgués de manière proactive ne s’ajouteront plus à l’arriéré de demandes. Il s’agit donc d’un double problème. Il y a le problème des délais, mais aussi celui qui tient au fait que les cadres... Et vous ne pouvez plus alors accéder à l’information. Il y a donc quelques problèmes à cet égard.

L’une des choses que nous avons proposées pour régler le problème de la lenteur est le modèle américain ou celui d’autres pays, car le bureau essaie de régler ce problème depuis des années. Je crois que c’était depuis 2013, que les délais ont commencé à s’allonger. Ils n’ont pas pu régler le problème. Dans une certaine mesure, ils diront que c’est un problème de dotation en personnel. Vous pourriez adopter un processus de traitement accéléré. Aux États-Unis, quand vous faites une demande, vous pouvez demander dès le départ ce processus. Les responsables examinent votre demande, et en 10 jours, ils vous répondent que oui, ils peuvent accélérer le processus de traitement.

Il doit y avoir une date butoir. Il y a différents types de demandes : des menaces imminentes à la vie; des médias soulevant des questions sur l’intégrité du gouvernement, ce qui peut ébranler la confiance du public; un besoin urgent d’informer le public à propos d’une activité réelle ou présumée du gouvernement fédéral, si la demande est présentée par une personne dont l’activité principale est la diffusion d’information.

Le projet de loi ne va pas régler le problème des ressources humaines, mais il est possible d’examiner les sujets les plus pertinents et les plus importants que les médias couvrent et de trouver une manière d’accélérer les choses.

[Français]

Le sénateur Dalphond : Bienvenue à nos invités. Ma première question s’adresse aux représentants de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec. Dans votre mémoire, vous avez fait référence à l’étude du King’s College et au fait qu’à peine le quart des demandes reçoivent une réponse dans les 30 jours. Cela peut être indicatif de plusieurs choses, peut-être même d’une culture institutionnelle. Si on compare cette tendance à l’expérience québécoise — car vous faites aussi des demandes d’accès à l’information auprès du gouvernement du Québec, de différents ministères provinciaux et de l’Assemblée nationale —, remarque-t-on le même phénomène? Est-ce que le quart des demandes obtiennent une réponse dans les délais prescrits ou le chiffre est-il beaucoup plus élevé?

Mme Dumont : Cela varie beaucoup; c’est à géométrie variable. Certains organismes sont complètement délinquants et de mauvaise de foi. Je ne les nommerai pas ici pour éviter de m’exposer à une poursuite en diffamation.

Le président : Vous avez une immunité?

Mme Dumont : Je vais tout de même me garder une petite réserve.

Quoi qu’il en soit, certains organismes au Québec ne répondent même pas aux demandes d’accès. Ils n’envoient pas d’accusé de réception. C’est comme si la demande n’avait pas été reçue. Si on manque de vigilance et qu’on ne fait pas un suivi pour savoir s’ils ont reçu la demande, elle tombe dans le cyberespace ou dans un endroit quelconque. Il y a des organismes qui abusent de ce droit.

Le taux de réponse est à peu près semblable au fédéral. Toutefois, au gouvernement fédéral, le délai peut être très long. J’ai déjà fait une demande d’accès à l’information au ministère de la Défense nationale, et il a fallu trois ans avant que j’obtienne une réponse. Au gouvernement fédéral, on peut faire intervenir la commissaire à l’information. Celle-ci peut, en tout temps, exercer des pressions sur l’organisme pour lui demander ce qui se passe.

Au Québec, on n’a pas ce pouvoir. Si le délai de 30 jours, soit de 20 jours plus 10 jours, n’est pas respecté, on peut considérer la demande comme ayant été refusée. On essaie de ne pas y aller, car on risque de se retrouver devant la Commission de l’accès à l’information.

Je vous dirais donc que le processus est à peu près comparable. Au Québec, certains organismes ne répondent même pas à la demande d’accès à l’information.

[Traduction]

Le sénateur Dalphond : La deuxième question s’adresse à l’association canadienne. Votre président est avocat de formation et est spécialisé en droit des médias et en droit administratif; et vous avez fait allusion à l’article 44.1 du projet de loi qui prévoit une nouvelle procédure devant la Cour fédérale.

Si j’ai bien compris, dans l’état actuel du droit, il y aurait une révision judiciaire, sous réserve du motif raisonnable, et le juge devrait s’en remettre aux décisions du commissaire. Maintenant, il ne le fera plus. Il faudra de l’information supplémentaire. Ce serait coûteux et cela mènerait à des délais plus longs, et j’imagine qu’on verra le résultat final deux ans après que le ministère aura renvoyé l’affaire devant la Cour fédérale pour infirmer la décision du commissaire.

M. Tunley : Permettez-moi de répondre rapidement en deux points. Il y a deux problèmes en ce qui concerne les délais. Le premier concerne les délais de traitement courant d’une demande qui sera acceptée, qui ne présente pas de problème. Je pense que c’est un des aspects qui doivent être abordés.

Le deuxième problème — c’est très important pour répondre à votre question —, concerne les délais pouvant soulever un problème, quand le gouvernement ne veut pas communiquer l’information et que les journalistes veulent l’avoir, car un vrai problème se pose en ce qui concerne l’importance de l’information et le fonctionnement de notre société à son égard. C’est ça le problème avec l’audience de novo.

Ce que je comprends, c’est que, le libellé actuel de l’article 44.1 du projet de loi, il ne s’agit pas d’une révision judiciaire. Une révision judiciaire est un processus axé sur la retenue. Il concerne des documents créés par l’organe des experts qui fait l’objet de la révision, en l’occurrence le Commissariat à l’information. Il n’est pas possible de présenter de nouveaux éléments de preuve. Il s’agit, en fait, de l’examen d’une décision du point de vue de l’exactitude juridique seulement, et non pas des faits, et c’est très respectueux et rapide. Cela prend des mois, et non pas des années.

Avec l’audience de novo, il est possible de présenter de nouveaux éléments de preuve, de sorte que tous les anciens éléments de preuve peuvent être examinés à nouveau. Il s’agit d’un processus très long. Pourquoi faisons-nous cela alors que nous avons une commissaire experte qui a déjà examiné les faits, rassemblé les éléments de preuve pertinents, mené une enquête sur les faits pertinents et rendu une décision d’experte? Pourquoi avons-nous besoin que la Cour fédérale fasse tout cela de nouveau? En tant qu’avocat, cela n’a aucun sens pour moi, et je réalise un grand nombre de révisions judiciaires. Je travaille beaucoup avec les tribunaux, et il existe une norme du caractère raisonnable selon laquelle le dossier du tribunal initial est respecté. Mais ce n’est pas le cas selon le libellé actuel du projet de loi.

Le sénateur Dalphond : Au lieu d’aller de l’avant, nous reculons.

M. Tunley : Actuellement, nous avons au sein de la commission un avocat actif et dynamique qui s’occupe de la liberté d’expression. Quand vous changez ce rôle, vous perdez un avocat efficace et vous vous retrouvez avec un décideur plutôt inefficace. Un décideur ne peut pas être un activiste. Vous ne pouvez pas être les deux. Les juges et les avocats sont deux praticiens du droit différents. Ils font des choses différentes.

Nous nous éloignons d’une défense vigoureuse et active de la liberté d’expression au sein du gouvernement, qui est la voie que suit notre commissaire travaille aujourd’hui. Nous nous en débarrassons. C’est un pas en arrière. Que mettons-nous à sa place? Un processus selon lequel la décision finale relèvera au bout du compte de la Cour fédérale. Vous risquez de perdre ce qu’il y a de bon dans le système actuel et vous n’apportez rien qui fonctionne vraiment pour le gouvernement canadien et pour ceux qui demandent l’information du gouvernement du Canada.

Le président : Ce que vous proposez, alors, c’est que nous nous débarrassions de la demande de novo et que nous ayons uniquement la révision judiciaire de la décision du commissaire?

M. Tunley : Si vous voulez créer un tribunal efficace, spécialisé et rapide, où la commissaire prend des décisions efficaces touchant le fonctionnement du gouvernement, c’est cela. La Cour fédérale doit se limiter à la norme de décision correcte sur les questions de droit, peut-être comme celle du secret professionnel.

Le président : Vous parlez du principe de la décision correcte, tel qu’il est défini par la Cour suprême.

M. Tunley : Les décisions juridiquement correctes. Une révision, et non pas un nouveau procès, qui est mon interprétation du projet de loi actuel. Peut-être que ce n’est pas là l’intention. Ces choses peuvent être mises en œuvre de plusieurs manières. Mais, si ce n’est pas là l’intention, le projet de loi doit être changé afin de refléter la véritable intention, selon moi.

[Français]

Le sénateur Carignan : Les points que je voulais soulever ont été couverts dans les précédentes questions des sénateurs.

J’aimerais revenir sur l’obligation de documenter. Je comprends que cela vous est arrivé à plusieurs reprises. Est-ce que vous avez constaté ce comportement, ces motifs de refus ou l’inexistence de documents surtout au gouvernement fédéral, ou avez-vous constaté la même pratique au Québec? Y a-t-il quelque chose dans la Loi sur l’accès à l’information au Québec qui oblige à documenter? Avez-vous vu une différence?

Mme Dumont : Au Québec, en principe, la loi aurait dû être révisée, comme au fédéral. Or, comme on le sait, rien n’a été fait. Nous avions demandé dans nos propositions, que ce soit en commission parlementaire ou lors de représentations, qu’il y ait une obligation de documenter les décisions. Cette tendance existe dans tous les ordres de gouvernement. Je l’ai vue au gouvernement fédéral et au gouvernement provincial. Je l’ai même vue dans d’autres provinces. Il y a une tendance qui vise à faire en sorte qu’on ne puisse pas documenter les décisions. Est-ce que cela fait partie d’une culture ou d’une « realpolitik »?

Si les documents n’existent pas, on ne peut évidemment pas les obtenir. À partir de ce moment-là, le problème se règle en amont, alors qu’ici, on discute beaucoup de l’aval, c’est-à-dire de ce qui va se produire une fois que la demande a été faite.

Le projet de loi ne mentionne aucunement la problématique de « l’amont », c’est-à-dire la production des documents et leur conservation. N’oublions pas que les gouvernements ont tendance à ajuster rapidement la loi. Souvent, cela se produit aussitôt que la jurisprudence crée une brèche dans la Loi sur l’accès à l’information. On a vu cela au Québec avec des documents du Conseil exécutif, lorsqu’un décret est venu refermer la porte très rapidement. On a vu cela aussi lorsqu’une cour du Québec a rendu une décision au sujet des pièces justificatives d’une mairesse du Bas-du-Fleuve qui mangeait un peu trop souvent au restaurant avec des lobbyistes et d’autres genres de représentants. De manière très habile, le gouvernement a décrété que les pièces justificatives pouvaient être détruites après un an.

Vous connaissez sans doute la problématique qui existe dans le domaine des médias. Nous, les journalistes, si nous ne demandons pas les pièces justificatives chaque semaine ou chaque mois, étant donné qu’il est possible d’invoquer l’article 137.1 de la loi selon lequel la demande est abusive, les pièces justificatives disparaissent; nous ne les avons plus. Par contre, on nous offre de nous fournir des tableaux. Je suis désolée de le dire, mais je n’ai aucune preuve de l’exactitude des informations contenues dans des tableaux puisque je n’ai aucun document.

Que voulez-vous? Je suis comme saint Thomas. C’est à partir de ce moment qu’on constate qu’il y a encore de l’abus. Un tableau ne remplacera jamais un document. C’est pourquoi je dis qu’il existe toutes sortes de pratiques subtiles et pernicieuses qui font en sorte que les lois perdent de leur efficacité.

Le sénateur Carignan : Plus tôt, vous avez dit « surtout quand c’est un journaliste qui le demande ». Je comprends que, pour des émissions comme Enquête ou La Facture à Radio-Canada, on porte davantage attention à cela, n’est-ce pas?

Mme Dumont : Oui.

Le sénateur Carignan : Êtes-vous déjà passée par un tiers pour obtenir un document que vous n’aviez pas pu obtenir parce que vous étiez journaliste?

Mme Dumont : J’ai déjà fait des demandes d’accès à l’information dans un cas où j’avais le document, et on m’avait répondu que le document n’existait pas. Quant à savoir si j’ai utilisé un tiers pour obtenir un document, je ne l’ai pas fait personnellement, parce que cela est problématique. Si je me présente ensuite devant la Commission d’accès à l’information et que, par exemple, je demande à mon fils de signer ma demande d’accès, c’est lui qui doit se présenter devant la commission ou devant la Cour fédérale.

Bref, je ne l’ai jamais fait, mais je connais des gens qui sont passés par des membres de leur famille. Il est clair qu’on peut comparer cela à du papier de soie, c’est-à-dire que la demande n’est pas anonyme, et les journalistes connus sont fichés.

Je connais moins la problématique sur le plan fédéral, mais au Québec, je sais que, généralement, il y a une réunion hebdomadaire pour faire le point sur les demandes d’accès qui sont faites par des journalistes, demandes qui sont acheminées directement au Cabinet dès qu’une lumière jaune s’allume. Par la suite, une stratégie de communication se met en place, ce qui ne devrait pas être le cas. Une demande d’accès à l’information, c’est un processus administratif et autonome en soi, et ce, quel que soit le demandeur. C’est mon opinion.

[Traduction]

La sénatrice McCoy : Merci, et bienvenue. Je suis ravie d’entendre votre témoignage.

Tout d’abord, j’aimerais poser une question sur les délais et sur cette partie que vous avez traitée à part, le traitement normal. Ne s’agit-il pas du cœur du problème de la législation fédérale actuelle, le fait que les organismes ont le pouvoir discrétionnaire absolu de décider de la durée de la prolongation de la période initiale de 30 jours; n’y a-t-il pas de plafond, de limite? Je comprends que la commissaire à l’information puisse exercer des pressions au sujet d’une réponse à une plainte. Un examen des statistiques montre que l’arriéré des plaintes a augmenté de 75 p. 100 au cours des cinq dernières années; on compte aujourd’hui environ 3 500 demandes.

Dans de nombreuses provinces, le cadre législatif est différent. Au Québec, en particulier, il y a un plafond sur les prolongations, et il faut présenter une demande au commissaire à l’information pour avoir une prolongation. Avez-vous envisagé cette solution au problème?

Mme Pugliese : Cela pourrait faire partie de la solution, s’il y avait un plafond ou s’il fallait plus de justifications. Je vais vous donner un bon exemple; j’ai demandé la réponse d’Affaires indiennes à un rapport du vérificateur général. J’ai écrit que je voulais obtenir le document qu’ils ont créé. Je l’ai reçu au bout de six semaines, et c’est le délai le plus court que nous puissions avoir.

J’ai reçu un appel de l’agente d’information. Elle n’avait pas bien compris ce que je cherchais. Elle s’est adressée à quelques fonctionnaires qui lui ont dit : « Nous savons exactement ce qu’elle veut. »

Dans ce cas-là, ils voulaient peut-être que je l’obtienne. Ils étaient peut-être en colère contre le gouvernement. Cela arrive parfois.

J’ai également demandé un protocole d’entente, un simple document. Ce n’est pas compliqué. Cela a pris des semaines, et ils ont demandé une prolongation, à deux reprises. Je dirais qu’il aura fallu presque une année, et cela est inadmissible.

Je pense qu’il serait utile d’imposer certaines limites et d’exercer une certaine surveillance sur les raisons pour lesquelles ils demandent plus de temps, car on peut toujours discuter avec eux.

La sénatrice McCoy : Six semaines correspondent à 45 jours. Merci pour votre réponse.

Quand j’ai commencé à étudier la loi, les personnes qui l’avaient utilisée — ce que je n’ai pas eu le plaisir de faire, et j’en suis venue à tenir en haute estime cette loi quasi constitutionnelle — avaient souvent l’impression qu’elle était principalement utilisée par des journalistes qui voulaient traîner quelqu’un dans la boue — je m’excuse de l’expression —, qui allaient à la pêche. J’ai donc examiné les statistiques présentées par les ministères eux-mêmes; le pourcentage des demandes soumises par les médias est de 10 p. 100, par rapport aux 42 p. 100 pour les sociétés et à quelque chose comme 34 p. 100 pour les membres.

De plus, j’ai parlé à quelques journalistes. Je leur ai dit : « Vous devez avoir quelques bonnes histoires ». Pour en revenir à ce que vous disiez au sujet d’une bonne histoire ou plutôt, sur les changements apportés dans les centres de détention. L’exemple donné est celui du ministre qui élargissait la portée du Régime de pensions du Canada et qui, pour une raison quelconque, était trop occupé pour parler à un journaliste. Celui-ci voulait diffuser rapidement l’histoire et savoir pourquoi c’était une bonne chose, alors il a utilisé l’AIPRP. La réponse des bureaucrates a été quasi immédiate. C’était en raison des changements démographiques, et cet élargissement, en fait, a vraiment aidé un grand nombre de personnes qui se retrouvaient dans cette catégorie — c’était donc une bonne nouvelle —; l’information a été communiquée au public, et c’était probablement plus utile que nuisible.

Je n’ai pas oublié cette anecdote. Je me demandais si vous en aviez d’autres, car je pense que cela nous aiderait à mieux comprendre. Les anecdotes ont tendance à mettre en lumière les avantages, autant que la description théorique, du fonctionnement.

Le président : Avez-vous une question, sénatrice?

La sénatrice McCoy : Je voulais savoir si les témoins avaient d’autres exemples à nous donner.

M. Tunley : J’aimerais dire une chose en réponse à votre point. Un pouvoir d’ordonnance très efficace devrait inclure le pouvoir d’accélérer le processus quand la demande ne sera pas contestée. Une fois qu’un commissaire a pris l’habitude de traiter avec les organismes gouvernementaux et avec leurs documents, il saura quelles demandes seront contestées et lesquelles ne le seront pas. On peut donc demander à un commissaire de rendre une ordonnance pour accélérer les choses, mais, si le délai d’appel est de 30 jours, tous ceux qui veulent faire traîner les choses le peuvent. C’est cela le problème.

C’est un projet de loi quasi constitutionnel. Selon moi, je crois que c’est une très bonne façon d’expliquer les choses. Il y avait tout un débat sur la Charte canadienne des droits à l’époque du rapatriement de la Constitution; il s’agissait de savoir si ces droits devaient figurer dans la Constitution, ce qui est un sujet très intéressant à explorer, du point de vue de l’histoire. Il s’agit d’une loi. Elle est censée fonctionner de la même manière que les institutions gouvernementales. Elles administrent cette loi, elles sont donc disposées à le faire. Mais quand quelque chose va de travers, il faut des dispositions efficaces pour régler la question. C’est mon avis. Il y a beaucoup de bonnes histoires.

[Français]

Mme Dumont : Pour ce qui est des délais, vous avez peut-être entendu parler ce printemps de cette demande d’information qui avait été faite à un organisme, je ne me rappelle plus lequel, qui avait répondu que cela prendrait 80 ans avant d’obtenir les documents. C’était ridicule, non?

[Traduction]

La sénatrice McCoy : Savez-vous de qui il s’agissait?

[Français]

Mme Dumont : Le journaliste avait le temps de mourir. Ça aurait évidemment été la relève qui aurait repris le dossier.

Le problème, c’est qu’il n’y a personne pour taper sur les doigts des organismes. Il n’y a pas de reddition de comptes, il n’y a pas de sanctions. Par chance, on en parle beaucoup dans les journaux, mais tant qu’il n’y aura pas un incitatif... Cette idée d’un délai maximal est très bien. On appuie également l’idée d’avoir un recours expéditif, mais encore faut-il qu’il y ait une volonté politique de changer cette culture de l’administration.

[Traduction]

Le président : Est-ce que cela conclut votre intervention, sénatrice?

La sénatrice McCoy : Pour le moment, pour donner une chance aux autres.

Le président : Avant que le sénateur Pratte n’intervienne, je vous dirais, monsieur Tunley, que lorsque vous faites allusion au rapatriement de la Constitution — et il se trouve que j’étais l’un de ceux qui réclamaient la reconnaissance du droit d’accès à l’information —, nous devons admettre que, même si cela ne s’est pas réalisé à ce moment-là, la Cour suprême a interprété qu’il y avait, en vertu de l’article 3, un droit d’accès à l’information pour l’exercice approprié du droit de vote, comme vous le savez.

En d’autres mots, la Cour suprême est venue compléter ce qui laissait à désirer dans la rédaction de la Constitution.

M. Tunley : De plus, en partie à l’alinéa 2b), on trouve les mêmes renseignements au sujet des affaires gouvernementales pour se prononcer efficacement sur la politique gouvernementale, je suis donc d’accord avec vous. Ces principes s’appliquent bien en vertu des autres articles de notre Constitution.

Le président : Exactement.

[Français]

Excusez-moi de vous avoir coupé la parole, sénateur Pratte.

Le sénateur Pratte : Je comprends très bien; c’était une intervention utile, comme d’habitude.

Je suis bien conscient que la divulgation proactive est très loin d’être l’équivalent d’un accès réel à l’information. Nous avons devant nous, aujourd’hui, un projet de loi qui a de grandes faiblesses, et nous essayons de voir si nous voulons sauvegarder certaines parties du projet de loi ou pas. Cependant, le fait que la divulgation proactive soit enchâssée dans une loi, plutôt que d’être simplement une politique gouvernementale, n’est-il pas un acquis qui en vaut la peine?

[Traduction]

Qu’il s’agisse d’une mesure législative ou non, cela n’a-t-il pas d’importance et n’en vaut-il pas la peine?

[Français]

Mme Dumont : Je considère qu’on ne peut pas cracher sur la divulgation proactive. C’est une avancée. Certains documents sont quand même divulgués; les documents qui font l’affaire du gouvernement sont divulgués. Au Québec, cela va de l’horaire des piscines à celui des terrains de baseball, mais vous ne trouverez pas la correspondance que vous cherchez au sujet des dossiers chauds, par exemple.

Saviez-vous qu’il y a des collègues qui ont fait une demande d’accès au Secrétariat du Conseil du Trésor pour avoir les balises de la divulgation proactive telle que le projet de loi en fait la promotion, et le document a été totalement caviardé? Alors, quand vous me demandez si c’est une avancée, vous me permettrez d’avoir des doutes. Pour moi, c’est un écran de fumée. Le problème, c’est que les gouvernements se cachent derrière cela pour justement affaiblir davantage les lois sur l’accès à l’information. Je pense donc que c’est un cheval de Troie.

M. Giroux : Si vous me permettez de poursuivre sur la lancée de ma collègue, le problème, avec la divulgation proactive, est que cela fonctionne quand il y a une mentalité d’ouverture et de transparence. C’est une mentalité, ce n’est pas juste un texte de loi. Il faut accepter, dans la société et dans un gouvernement élu, d’être transparent et ne pas hésiter à laisser sortir tout ce qui paraît bien, mais également tout ce qui paraît mal.

Avec un projet de loi comme celui-là, où les documents pourraient sortir de manière proactive, cela fonctionnerait si la mentalité du ministère était « on est proactif et on sort tout, ce qui est positif comme ce qui est négatif », mais là, nous avons 35 ans d’histoire qui nous prouve que, en règle générale, si le ministère ne veut pas qu’un document sorte, il ne sortira pas. C’est pour cette raison que nous sommes si méfiants envers une telle clause.

[Traduction]

Le sénateur Pratte : Je veux souligner un autre point au sujet de l’article 6.1. Un amendement a été proposé à l’autre endroit pour qu’une institution puisse rejeter une demande d’information si elle est jugée vexatoire, ou peu importe, avec l’autorisation écrite du commissaire à l’information. C’est l’amendement qui a été présenté à la Chambre des communes.

Cela change-t-il quoi que ce soit?

[Français]

Est-ce que le fait que le commissaire doive, en quelque sorte, cautionner le rejet de la demande change quelque chose?

[Traduction]

M. Tunley : Je dirais qu’il s’agit d’un très grand pas en avant. Cela veut dire qu’un organisme gouvernemental ne peut y recourir de manière arbitraire ou dans des circonstances inappropriées. Les organismes savent qu’ils seront assujettis à un examen s’ils demandent la permission au commissaire. Ils vont devoir établir le bien-fondé. Je pense que nous pouvons tous dire qu’il s’agissait d’un changement positif pour le projet de loi, avec lequel nous serions en faveur. Il est bon de voir que le ministre se montre ouvert au changement. C’est très encourageant.

[Français]

Mme Dumont : Si je veux être diplomate, je vais dire comme monsieur, mais si je veux être radicale, je vais dire que cet article n’aurait jamais dû exister, qu’il devrait être retiré, tout comme l’article 6.1.

Le sénateur Pratte : Merci.

[Traduction]

La sénatrice Lankin : J’aimerais faire un commentaire sur le dernier échange. En passant, je vous remercie tous d’être ici. Votre contribution est très importante, et nous vous sommes reconnaissants du temps que vous avez pris pour réfléchir à la question et pour venir ici témoigner.

À tous les deux, j’aimerais donner suite à la question des demandes frivoles et vexatoires. Pardonnez-moi. Pour avoir moi-même travaillé dans un cabinet de ministre en tant que ministre, je n’ai jamais entendu les médias présenter une demande que je considérais comme frivole ou vexatoire. Toutefois, j’ai vu certains citoyens particuliers, et je ne sais pas comment ils assuraient leur propre subsistance, mais ils en faisaient un métier. Et parfois, c’était extrême. Je pense que l’idée que le commissaire doive donner son approbation est absolument formidable. Cela ajoute une certaine responsabilisation au processus.

J’ai un problème. Ma question ne devrait peut-être pas s’adresser à vous, mais plutôt à Mme Dumont. J’ai de la difficulté à comprendre pourquoi cet article devrait être retiré. S’il l’était, que pourrions-nous faire dans le cas des activités vexatoires et constantes, qui se prolongent durant des années?

[Français]

Mme Dumont : Effectivement. On les appelle les « demandeurs quérulents ». Ce sont des gens qui se font une spécialité de faire des demandes de façon répétitive, et comme les ressources gouvernementales ne sont, effectivement, pas illimitées, cela peut souvent devenir abusif.

Comme le disait M. Giroux, je pense que, dans une philosophie d’ouverture et de transparence, il y aurait peut-être moyen de formuler cet article différemment.

Je crois qu’il serait possible que le responsable des demandes d’accès à l’information puisse négocier avec ces gens-là. Il y a peut-être des gens qui sont atteints de troubles mentaux, mais je pense qu’il s’agit d’une infime minorité. On va insérer dans la loi un article qui élargira de façon importante le pouvoir arbitraire des organismes gouvernementaux. C’est là que je suis contre le rejet de cet article, pour une infime minorité. C’est comme utiliser un marteau pour frapper une mouche.

[Traduction]

La sénatrice Lankin : Vous n’êtes donc pas rassurée de savoir que le commissaire doit donner son approbation?

[Français]

Mme Dumont : Je trouve que la proposition est une amélioration. Je suis d’accord avec vous. Toutefois, idéalement, je crois que cet article et l’article 6.1 ne devraient pas exister.

[Traduction]

La sénatrice Lankin : Merci.

Madame Pugliese, vous avez répondu en partie à la question. Vous avez suscité mon intérêt lorsque vous avez parlé de traitement accéléré, une approche concrète et structurée à cet égard. Vous avez parlé d’examiner d’autres administrations. J’allais vous questionner à ce sujet. Vous avez évoqué le modèle américain, et je vous remercie des exemples précis que vous avez donnés. Cela m’a aidée à comprendre la forme que pourrait prendre la structure. Vous avez fait allusion à plus d’une administration, c’est pourquoi je me demande si vous pourriez nous dire quelles sont les autres administrations afin que nous puissions nous pencher sur la question.

Mme Pugliese : Je suis désolée, c’était le seul exemple pour lequel j’avais fait des recherches et je m’étais préparée.

La sénatrice Lankin : Il s’agit de législation fédérale?

Mme Pugliese : Oui, c’est une législation fédérale.

La sénatrice Lankin : Merci beaucoup.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup à nos invités. Vos témoignages sont très intéressants.

Je pose une question ouverte. Le Canada est au 55e rang pour ce qui est de la gestion de l’accès à l’information. Le Canada a perdu des rangs au cours des années. Ce projet de loi va-t-il faire en sorte qu’on deviendra des premiers de classe ou risque-t-on d’être au 70e rang d’ici cinq ans?

Mme Dumont : Personnellement, je ne crois pas que cela améliorera la situation. On continuera à perdre des rangs.

[Traduction]

M. Tunley : Je dirais que nous sommes dans la bonne direction. Je ne crois pas que le libellé actuel aura une grande incidence sur notre rang mondial. Je pense que certains des aspects dont nous avons parlé pourraient l’améliorer, et vous avez la possibilité de l’améliorer.

Le sénateur Boisvenu : Nous n’allons donc pas réussir à nous hisser au sommet?

M. Tunley : Je ne m’attends pas à ce que cela fasse une grande différence.

M. Giroux : Comme je l’ai dit auparavant, il ne s’agit pas de régler le problème uniquement avec des mesures législatives. C’est un problème de mentalité. Que vous soyez transparent ou non, que vous décidiez de ne pas être transparent, peu importe l’ampleur des mesures législatives, cela ne changera rien. Le problème vient d’en haut.

[Français]

Le sénateur Carignan : Avez-vous parlé de la partie du projet de loi qui touche la publication des dépenses, notamment pour les juges? Avez-vous des commentaires particuliers à formuler à ce sujet? Selon vous, cette partie est-elle correcte ou devrait-elle être rédigée autrement? Y a-t-il un intérêt à obtenir plus de détails sur les dépenses des juges?

Mme Dumont : C’est semblable à un projet omnibus où on met toutes sortes de dispositions, des plus importantes aux moins importantes. En ce qui me concerne, c’est un enjeu mineur. Pour d’autres, cela peut être important. Je n’ai pas vraiment approfondi la question et je n’y consacrerai pas d’efforts excessifs par rapport aux autres enjeux dont on vient de parler aujourd’hui.

[Traduction]

M. Tunley : Je suis d’accord avec l’évaluation.

La sénatrice McCoy : Très rapidement, j’aimerais dire un dernier mot aux témoins. Le projet de loi propose que l’examen législatif prévu dans l’année qui suit, puis tous les cinq ans par la suite, soit réalisé par le ministre désigné. Par exemple, le prochain projet de loi, le projet de loi C-59, prévoit en fait un examen parlementaire. Comme notre savant président l’a fait remarquer à la commissaire de l’information, elle est en réalité une haute fonctionnaire du Parlement. Elle ne relève pas d’un ministre; elle relève de la Chambre des communes et du Sénat du Canada.

Seriez-vous en faveur d’un examen parlementaire par opposition à un examen ministériel?

[Français]

Mme Dumont : Certainement.

[Traduction]

M. Tunley : Oui, je pense que tout le monde serait d’accord avec cela.

Le président : Merci beaucoup.

[Français]

Le président : Merci beaucoup, monsieur Giroux et madame Dumont, de vous être déplacés pour participer à nos travaux et nous faire bénéficier de votre expérience de la loi. Je crois que c’était très utile. Vous êtes les praticiens réels de la loi.

[Traduction]

Merci à vous, monsieur Tunley et madame Pugliese. Je pense qu’il est important d’écouter les intervenants et ceux qui seront touchés par les mesures législatives. Je vous remercie, monsieur Tunley et madame Pugliese. Si vous avez d’autres renseignements concernant les travaux du comité, veuillez les transmettre au président et à la greffière. Nous en ferons part aux autres membres du comité.

[Français]

Merci bien.

Il m’est très agréable de souhaiter la bienvenue à deux témoins qui se sont rendus disponibles pour nous aider dans cette réflexion et contribuer à notre étude du projet de loi. D’abord, nous avons Norman Sabourin, directeur exécutif et avocat général principal du Conseil canadien de la magistrature. Bienvenue, maître Sabourin. Nous avons aussi Me Pierre Bienvenu — qui arrive de Montréal, ce qui est toujours une expédition dangereuse! —, associé principal chez Norton Rose Fulbright Canada et représentant de l’Association canadienne des juges des cours supérieures.

Bien sûr, nos deux témoins pourront contribuer à notre réflexion sur les dispositions de la loi traitant du système judiciaire canadien.

Pierre Bienvenu, associé principal, Norton Rose Fulbright Canada, Association canadienne des juges des cours supérieures : Honorables sénateurs, je vous remercie d’avoir invité l’Association canadienne des juges des cours supérieures à présenter son point de vue sur le projet de loi C-58. Je représente depuis longtemps l’association relativement aux traitements et autres prestations payables aux juges, ainsi qu’à l’égard de questions de droit constitutionnel.

L’association est composée de juges des cours supérieures nommés par le gouvernement fédéral aux divers niveaux du système judiciaire du pays. Elle compte environ 1 000 membres représentant près de 90 p. 100 des juges de nomination fédérale, y compris des juges des cours supérieures, des cours d’appel, de la Cour canadienne de l’impôt et des cours fédérales.

[Traduction]

Mesdames et messieurs, les dispositions du projet de loi C-58 qui s’appliquent aux juges préoccupent grandement l’association. La magistrature n’a pas été consultée avant que le projet de loi ne soit déposé au Parlement, et depuis ce temps, l’association et le Conseil canadien de la magistrature ont cherché à attirer l’attention sur les lacunes intrinsèques des dispositions du projet de loi qui s’appliqueraient aux juges. L’association et le conseil ont fait part de leurs préoccupations devant le comité de la Chambre des communes qui a examiné le projet de loi, et les sénateurs qui siègent au comité seraient au courant que les préoccupations signalées au comité de la Chambre des communes sont partagées et ont été reprises et même citées dans le mémoire de l’Association du Barreau canadien et du Barreau du Québec. Ces préoccupations sont sérieuses, car elles concernent un principe constitutionnel fondamental, soit celui de l’indépendance judiciaire.

La magistrature reconnaît que le projet de loi C-58 vise d’importants objectifs de transparence et de reddition de comptes; cependant, dans le cas des juges, il y a, dans notre mémoire, des raisons impérieuses pour lesquelles ces objectifs doivent être poursuivis de façon différente des moyens adoptés pour les élus et les membres de la bureaucratie.

[Français]

Vous connaissez les dispositions de la loi qui concernent les juges. Elles exigeraient la publication de renseignements personnalisés sur les dépenses des juges, notamment le nom du juge, une description de la dépense, la date à laquelle elle a été engagée et son montant total. Les dépenses en question sont celles qui sont remboursables en vertu de la Loi sur les juges au titre de ce que cette loi appelle les indemnités — en anglais, « allowances ».

Le projet de loi contient aussi des dispositions qui permettraient au registraire de la Cour suprême du Canada et aux commissaires à la magistrature fédérale de ne pas publier les renseignements prévus si leur publication pouvait porter atteinte à l’indépendance judiciaire. Le projet de loi prévoit que leur décision sur cette question serait définitive.

[Traduction]

Les préoccupations de l’association à l’égard du projet de loi sont énoncées dans un mémoire que nous avons déposé hier auprès de la greffière du comité. J’aimerais faire valoir trois idées fondamentales dans mes observations préliminaires, mais juste avant de le faire, j’aimerais parler de certains facteurs dont il faut tenir compte au moment d’examiner les dépenses judiciaires.

Les dépenses judiciaires sont en grande partie de nature obligatoire. Par exemple, l’obligation pour un juge de se déplacer pour des audiences découle de la nature même du tribunal ou des décisions d’affectation prises par le juge en chef concerné.

Ensuite, toutes les demandes de remboursement de dépenses judiciaires sont évaluées par le registraire de la Cour suprême ou par le commissaire à la magistrature fédérale, deux cadres dont les responsabilités comprennent cette fonction de vérification.

Un autre facteur important dont il faut se souvenir, c’est que, par sa nature même, la fonction judiciaire suppose généralement qu’une des parties n’obtient pas ce qu’elle voulait.

Le dernier facteur tient au fait que les juges ont une obligation générale de réserve, de sorte que, si des parties mécontentes cherchent à viser des juges en particulier utilisant de manière vexatoire des renseignements publiés sur les dépenses judiciaires, les juges ne seront pas en mesure de se défendre publiquement.

J’en viens aux trois idées fondamentales que je souhaite évoquer en ce qui a trait au projet de loi C-58. Premièrement, le projet de loi C-58 propose d’appliquer aux dépenses judiciaires un régime qui, en ce qui concerne la reddition de comptes, fait double emploi avec les mécanismes de contrôle qui existent déjà relativement aux dépenses judiciaires remboursables. Ces mécanismes de contrôle comportent deux volets.

Comme premier mécanisme de contrôle, pour qu’une dépense judiciaire soit remboursée, elle doit faire partie de l’une des quatre catégories de dépenses définies dans la Loi sur les juges. Le deuxième mécanisme de contrôle découle de la fonction de vérification qu’assument le commissaire à la magistrature fédérale et le registraire de la Cour suprême. Le commissaire et le registraire n’accepteront que les demandes dont les dépenses entrent dans l’une des catégories prévues par la loi et sont conformes aux pratiques et aux lignes directrices du commissaire en ce qui a trait au caractère approprié et raisonnable des dépenses.

Deuxièmement, le régime proposé de publication des dépenses ne convient pas aux dépenses judiciaires et soulève de graves préoccupations pour tous les juges, et particulièrement pour les juges des tribunaux nationaux qui doivent voyager abondamment.

Permettez-moi de parler des juges des tribunaux nationaux. Je parle ici de la Cour fédérale, de la Cour d’appel fédérale et de la Cour canadienne de l’impôt. Ces juges doivent beaucoup voyager, car ils entendent des causes partout au pays, même s’ils sont tenus par la loi de résider dans la région de la capitale nationale. Par conséquent, les dépenses engagées par ces juges sont considérablement plus élevées que celles de leurs collègues des tribunaux qui n’exigent pas de voyager autant.

Même parmi les juges des tribunaux nationaux, il y en a qui voyagent plus que d’autres en raison de la façon dont leur juge en chef a décidé d’administrer les affectations.

Mesdames et messieurs, comme je l’ai dit dans mon mémoire, il est tout à fait injuste, voire inadmissible, que le fardeau d’une distinction fondée sur des frais de déplacement élevés soit porté par le juge lui-même, plutôt que par le tribunal dont il est membre. C’est un fardeau institutionnel qui devrait incomber à l’institution.

Comme on peut le constater, le défaut fondamental du modèle dans le projet de loi, c’est l’attribution de dépenses particulières à des juges nommés. Compte tenu de la nature de la fonction judiciaire, le risque de méfaits dans l’utilisation des renseignements personnalisés sur les dépenses accessibles au public est énorme et, à mon avis, doit être évité.

Le sénateur Joyal a exprimé, durant les audiences du comité tenues le 3 octobre, une inquiétude que nous partageons tous, c’est-à-dire que, si les gens commencent à comparer les juges et leurs différentes dépenses, cela pourrait miner — et minerait probablement, selon mon mémoire — la confiance du public à l’égard de la magistrature. Et cela fait directement appel au principe de l’indépendance judiciaire, car, comme le sénateur Joyal l’a souligné le 3 octobre, ce principe revêt non seulement une dimension personnelle — la capacité d’un juge de régler un différend à l’abri de toute influence extérieure —, mais aussi une dimension institutionnelle, qui exige que les tribunaux puissent fonctionner indépendamment, sans que d’autres branches du gouvernement ne pratiquent une ingérence qui risque de miner l’autonomie et la crédibilité du pouvoir judiciaire.

L’autre lacune que je souhaite porter à votre attention, c’est la lacune constitutionnelle fondamentale et flagrante qu’est la disposition de sauvegarde de l’article 90.22 du projet de loi. Cette mesure, combinée à l’article 90.24, propose de donner au commissaire et au registraire le dernier mot sur la question de savoir si le principe de l’indépendance judiciaire pourrait être compromis par la publication.

Le registraire et le commissaire sont des membres de l’exécutif. Du point de vue constitutionnel, il n’est pas acceptable de leur donner la responsabilité de rendre une décision définitive à propos d’une telle question.

[Français]

J’en viens à mon troisième point, lequel, après que mes deux premiers points ont identifié les problèmes, propose des solutions.

Les juges n’ont rien à cacher en ce qui concerne les dépenses judiciaires, et les objectifs importants du projet de loi peuvent être atteints par d’autres moyens qui ne porteraient pas atteinte à l’indépendance judiciaire.

Le commissaire et le registraire pourraient publier des renseignements sur les dépenses judiciaires selon les catégories d’indemnités remboursables prévues dans la Loi sur les juges et ce, pour chacune des cours supérieures. Par exemple, on pourrait divulguer que, au premier trimestre de l’année, un nombre X de juges de la Cour supérieure de justice de l’Ontario ont dépensé « Y » dollars au total pour des conférences, alors que les juges de la Cour fédérale, dont on pourrait donner le nombre, ont dépensé « X » dollars au total pour des frais de déplacement.

[Traduction]

Dans notre mémoire, nous avons inclus un exemple de tableau qui montre la façon dont l’information globale pourrait être publiée. L’association et le Conseil canadien de la magistrature se sont entendus pour proposer ce compromis, selon lequel l’information concernant les dépenses est fournie de manière globale, sans que l’on attribue les dépenses à des juges en particulier; les chiffres établissent une moyenne par juge et par tribunal pour chaque catégorie de dépenses.

En ce qui concerne la disposition de sauvegarde de l’article 90.22 est préoccupante, l’association propose que le juge en chef du tribunal concerné détermine si la publication de certaines dépenses pourrait compromettre l’indépendance judiciaire. Par ailleurs, si le comité souhaite promouvoir l’harmonisation des approches adoptées par les divers juges en chef à l’égard de cette exception de la loi, la décision peut être prise par une formation de trois juges en chef.

Mesdames et messieurs, je conclus en disant que ces observations préliminaires et le mémoire que nous vous avons fourni visaient à présenter certaines des raisons pour lesquelles le projet de loi C-58 préoccupe profondément la magistrature. Le régime de publication qui s’appliquerait aux juges comporte un vice sur le plan constitutionnel. Il est presque certain que, s’il demeure inchangé, il entraînera une contestation constitutionnelle immédiate appelant les juges à décider si le régime contrevient à l’indépendance judiciaire.

Je vous exhorte d’examiner les points que j’ai soulevés aujourd’hui et de recommander que les changements que nous avons proposés soient apportés au projet de loi.

Merci de votre attention, et je demeure évidemment disponible pour répondre à vos questions.

[Français]

Le président : Merci, monsieur Bienvenu.

Norman Sabourin, directeur exécutif et avocat général principal, Conseil canadien de la magistrature : Honorables sénateurs et sénatrices, je vous remercie de l’invitation. Je représente le Conseil canadien de la magistrature, qui est composé des 39 juges en chef et juges en chef adjoints des cours supérieures du pays.

[Traduction]

Le conseil et l’association parlent d’une seule voix concernant le projet de loi C-58. Avec tout le respect que nous vous devons, nous croyons que le projet de loi proposé est lacunaire. S’il est adopté dans sa forme actuelle, comme M. Bienvenu l’a dit, il est certain qu’il sera contesté devant les tribunaux.

Je vais brièvement souligner deux préoccupations majeures qu’a le conseil et je vais proposer des solutions pour y répondre.

[Français]

Premièrement, le projet de loi reconnaît les entorses possibles à l’indépendance judiciaire, puisqu’il y a une disposition d’exception dans les cas où il pourrait y avoir un problème qui touche l’indépendance judiciaire, mais le mécanisme prévu est insuffisant pour déterminer dans quelles circonstances la divulgation proactive pourrait poser problème. Notre solution est tout simplement d’investir le conseil de cette autorité, et nous avons proposé un libellé qui reprend l’article 73 actuel de la Loi sur les juges, lequel porte sur la nomination du commissaire à la magistrature fédérale. Le conseil est d’avis qu’un comité composé majoritairement de juges en chef serait un mécanisme idéal qui permettrait d’exercer le pouvoir maintenant prévu à l’article 90.22.

[Traduction]

Deuxièmement, pour des raisons qui devraient maintenant être claires, le conseil est d’avis que la publication des dépenses associées à des juges individuels nommés minera sérieusement la confiance du public envers la magistrature.

Je ne veux pas être répétitif ici. Vous avez entendu M. Bienvenu et vous avez vu le mémoire du conseil, mais les juges ne peuvent pas se défendre eux-mêmes publiquement et ont peu de pouvoir discrétionnaire, voire n’en ont aucun, relativement aux causes qui leur sont attribuées ou aux cours qu’ils doivent suivre. Par conséquent, la comparaison des dépenses des juges individuels nommés ne fera qu’en sorte que le public remettra en question les dépenses pour lesquelles ils ont peu de pouvoir discrétionnaire ou n’en ont pas du tout.

En outre, nous croyons que l’accès à la justice risque sérieusement d’être compromis, particulièrement dans les régions éloignées du pays — non pas seulement pour les tribunaux nationaux, mais également pour les tribunaux d’autres administrations qui ont un vaste territoire à couvrir. Je mentionne, par exemple, la Cour d’appel de l’Alberta, qui doit se rendre dans les Territoires du Nord-Ouest et au Nunavut.

Nous proposons une publication globale pour toutes les cours supérieures du Canada. Le conseil et l’association estiment que cette solution permettra d’atteindre les objectifs publics en matière de transparence tout en favorisant la confiance continue du public envers la magistrature.

[Français]

Merci, monsieur le président.

Le président : Merci, maître Sabourin.

Le sénateur Boisvenu : Bienvenue à nos deux avocats. Maître Sabourin, j’ai relevé deux observations dans votre mémoire et j’aimerais que vous les commentiez.

La première est la suivante, et je cite :

Le Conseil est d’avis que les dispositions du projet de loi sont problématiques car, fondamentalement, elles affaibliraient la confiance du public envers la magistrature.

En quoi cela affaiblirait-il la confiance du public?

M. Sabourin : Les justiciables s’attendent à ce que les fonds publics soient dépensés avec beaucoup de rigueur. Cependant, la difficulté pour la magistrature, comme Me Bienvenu l’a dit, c’est que les juges tranchent des questions qui laissent presque toujours des gens mécontents. Au conseil, je suis responsable de recevoir les plaintes contre les juges. Il y a eu 700 plaintes l’année dernière, et, de ce nombre, 500 ont été rejetées au premier niveau parce qu’elles n’avaient aucun fondement. Ces plaignants ne sont pas contents. Parfois, ils créent des blogues, des sites web, et ils inventent des histoires sur des juges. Je pense que les gens vont tenter d’utiliser l’information financière liée à un juge pour tenter de le faire mal paraître, même si celui-ci a été assigné à siéger en cour par son juge en chef ou qu’on a exigé qu’il participe à des colloques de formation permanente, conformément aux politiques du Conseil canadien de la magistrature.

Donc, le fait de comparer les dépenses entre juges vient miner la confiance des justiciables envers les magistrats, d’autant plus que ceux-ci ne peuvent pas se défendre. C’est problématique et c’est l’effet le plus indésirable du projet de loi.

Le sénateur Boisvenu : L’autre observation que vous avez faite, toujours en date d’aujourd’hui, est la suivante, et je cite :

Il y a d’autres conséquences négatives et non voulues qui auraient un effet sur la bonne administration de la justice, notamment celles relatives à la sécurité.

Pourriez-vous préciser ce point?

M. Sabourin : En matière de sécurité nationale, il y a une compétence concurrente entre les cours supérieures et la Cour fédérale. Les causes de sécurité nationale sont difficiles à gérer. Je présume que, dans certaines circonstances, l’exception relative à l’indépendance judiciaire pourrait s’appliquer. Le fait de gérer les juges qui doivent entendre ces causes liées à la sécurité nationale pourrait devenir très compliqué si on s’attend ensuite à ce que les dépenses individuelles de ces juges soient publiées. Je n’ai pas d’expertise là-dessus, mais je sais que le juge en chef Crampton ainsi que le juge Noël, de la Cour fédérale, sont très préoccupés par cette question.

Il y a également les questions liées à la sécurité personnelle des juges. Les juges pourraient prendre des mesures pour tenter de protéger des informations qui pourraient être utilisées de façon à mettre leur sécurité en péril. Ces informations pourraient permettre d’identifier leurs parcours habituels lors de leurs déplacements ainsi que les endroits où ils séjournent habituellement. Il ne faut pas oublier que les juges sont souvent des cibles, compte tenu des décisions difficiles qu’ils prennent.

Le sénateur Boisvenu : Maître Bienvenu?

M. Bienvenu : Je vous rappelle que l’Association du Barreau canadien a mentionné dans son mémoire que, si on additionne les renseignements qui seraient divulgués en vertu du régime qui est envisagé ici avec les renseignements disponibles au greffe, et si on tient compte du fait que les juges ont des habitudes lors de leurs déplacements, cela suscite des inquiétudes. Plusieurs membres de l’association, lorsqu’ils ont vu les dispositions, étaient préoccupés par les questions de sécurité. Si on additionne ces renseignements avec ceux qui sont disponibles relativement aux causes qui sont entendues et aux juges qui les entendent, cela pourrait permettre d’identifier leurs habitudes lorsqu’ils voyagent.

Le président : Est-ce que, relativement à ces questions de sécurité, l’affaire du juge Garon n’est pas un exemple d’un juge qui a été victime d’un assassinat par une personne qui avait fait l’objet d’une décision antérieure?

M. Sabourin : Monsieur le président, vous avez tout à fait raison. C’est un homme qui nous manque beaucoup, un homme qui, parce qu’il avait fait son devoir, a été assassiné par quelqu’un qui était fâché de sa décision dans une affaire fiscale. Alors, vous pouvez vous imaginer ce qui se produit dans des cas de garde d’enfants ou dans des causes criminelles. Les juges, comme le disait Me Bienvenu, sont inquiets pour leur sécurité personnelle. Je ne veux pas exagérer la chose, mais il y aurait sans doute moyen de prendre des dispositions pour que les juges se protègent. Dans sa forme actuelle, il est difficile de voir comment une personne déterminée à découvrir ces renseignements ne pourrait pas le faire.

Le sénateur McIntyre : Merci pour vos présentations. Monsieur Bienvenu, dans votre mémoire et dans votre présentation, vous indiquez que le registraire ou le commissaire est tenu d’examiner toutes les demandes de remboursement des dépenses judiciaires pour déterminer si les dépenses présentées sont raisonnables et conformes aux lignes directrices publiées par les bureaux du registraire et du commissaire.

Pouvez-nous en dire plus sur ces lignes directrices? Quelles sont-elles et comment sont-elles adoptées? À votre connaissance, les bureaux du registraire et du commissaire se basent-ils sur les mêmes lignes directrices? Sinon, pourquoi?

M. Bienvenu : J’aimerais d’abord dire que je crois savoir que le commissaire sera appelé à comparaître devant le comité. Donc, il sera la meilleure personne pour vous renseigner sur ses pratiques. Cela dit, ce que je peux affirmer, c’est que, relativement à chacune des quatre catégories de dépenses prévues dans la loi, il existe des pratiques ou des lignes directrices, ou les deux, qui guident les juges et les employés du commissaire dans le traitement des demandes de remboursement des dépenses.

Ce que je peux affirmer, et ce que le commissaire va vous confirmer lors de sa comparution, c’est que le travail de vérification des dépenses soumises pour remboursement est un travail sérieux et rigoureux qui, selon moi, donne l’assurance aux Canadiens que, dans son volet sur la reddition de comptes, l’objectif du projet de loi est atteint. On ne parle pas de transparence, mais bien de reddition de comptes. C’est ce qui fait que le régime envisagé par le projet de loi fait double emploi avec les mesures existantes. En ce qui concerne l’objectif lié à la reddition de comptes, ces mesures déjà en place sont une assurance que l’on donne aux Canadiens que ces dépenses sont assujetties à un mécanisme de contrôle rigoureux.

Le sénateur McIntyre : Comme vous l’avez déjà mentionné, il y a déjà des mesures rigoureuses en place.

M. Bienvenu : Exactement.

Le sénateur McIntyre : J’aimerais poursuivre dans la même veine sur les lignes directrices. Existe-t-il des cas où des dépenses ont été approuvées par les juges en chef et que, lors de l’examen par le registraire ou le commissaire, elles ont été considérées comme déraisonnables ou engagées incorrectement? Si oui, que s’est-il passé dans de tels cas?

M. Bienvenu : Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question. Je ne connais pas la réponse.

Le sénateur McIntyre : Monsieur Sabourin?

M. Sabourin : Comme l’a dit M. Bienvenu, Me Giroux comparaîtra devant votre comité la semaine prochaine et il sera en mesure de répondre. Toutefois, je puis vous assurer que le refus de rembourser certaines dépenses n’est pas nécessairement quelque chose d’exceptionnel.

Si les directives ne sont pas respectées, le commissaire demandera des explications, notamment sur les frais d’hébergement et de billets d’avion. Pour ce qui est des lignes directrices, qui sont élaborées conjointement par le commissaire et l’association, elles sont comparables aux lignes directrices du Conseil du Trésor pour les hauts fonctionnaires.

Le président : Je crois qu’une partie de votre question fera certainement l’objet de discussions avec le commissaire, que nous aurons le plaisir d’entendre la semaine prochaine.

Le sénateur McIntyre : Exactement. Merci, monsieur le président.

Le président : Merci.

Le sénateur Dalphond : J’ai quatre brèves questions. D’abord, vous dites que la magistrature n’a pas été consultée dans ce processus. Par ailleurs, le ministre Brison et la ministre Gould nous ont affirmé que la magistrature avait été consultée, non pas par eux, mais par d’autres. Quoi qu’il en soit, peut-être aurons-nous l’occasion d’entendre la ministre de la Justice nous dire qu’elle a été consultée.

S’il n’y a eu aucune consultation, j’ai de la difficulté à comprendre l’article 90.25 du projet de loi, qui fait exemption de l’application de la loi pour les 39 juges en chef et juges en chef adjoints. Pourquoi tout le régime s’applique-t-il aux juges et non aux juges en chef, qui sont aussi membres du Conseil canadien de la magistrature?

M. Sabourin : Tout d’abord, j’aimerais confirmer que les fonctionnaires de la ministre de la Justice ont rencontré les membres de mon équipe et moi pour discuter de possibles amendements à la Loi sur l’accès à l’information. Nous n’avons pas été consultés par les fonctionnaires du Conseil du Trésor, mais par ceux du ministère de la Justice car, à l’époque, on ne savait pas ce qu’allait contenir le projet de loi en vigueur aujourd’hui.

Les discussions avec les fonctionnaires de la ministre de la Justice ont porté sur l’idée que le Conseil canadien de la magistrature pourrait être assujetti à la Loi sur l’accès à l’information dans sa forme plus ou moins actuelle, ce à quoi le conseil s’est fortement opposé. Premièrement, nous nous sommes dit que le conseil élabore souvent des politiques sur lesquelles le gouvernement n’est pas nécessairement d’accord, et que l’élaboration de politiques, si nous travaillions au sein d’un ministère, ferait l’objet d’une exemption que le ministre peut octroyer.

Il est évident que la ministre ne peut octroyer des exemptions pour le Conseil canadien de la magistrature parce qu’elle n’est pas au fait de ce qui se passe. Nous avons beaucoup insisté pour qu’il y ait une exemption au Conseil canadien de la magistrature pour tout ce qui a trait à son travail substantif en matière d’élaboration de politiques et d’attribution de contrats pour des services professionnels.

À titre d’exemple, supposons que nous voulons retenir les services d’un expert en matière de formation permanente des juges pour élaborer de nouvelles politiques. S’il faut divulguer qui est l’expert, quel genre de travail il fera et quel sera le prix, nous croyons qu’il y a une entorse à l’indépendance administrative du conseil pour ce qui est de gérer ce genre de projet.

Nous croyons également que, si le conseil était un organe administratif au sein d’un ministère, il pourrait demander au ministre de décréter une exemption. Sur ce, je comprends que les fonctionnaires de la ministre de la Justice lui ont parlé de l’importance d’une exception pour l’accès à l’information liée au Conseil canadien de la magistrature.

Je conviendrai cependant avec vous, monsieur le sénateur, qu’il n’y a probablement aucun problème fondamental à ce que les dépenses de voyage du conseil soient divulguées, par exemple. Cependant, si tel était le cas, il serait tout aussi important que ces dépenses soient divulguées de manière globale, et non de façon individuelle.

M. Bienvenu : J’aimerais fournir ici un complément de réponse. En ce qui a trait à la genèse des dispositions qui nous préoccupent, vous constaterez que, dans le rapport de 2015 du commissaire à l’information, on a suggéré d’assujettir à la loi les organismes qui appuient les tribunaux.

Cette recommandation a été reprise dans les lettres de mandat du premier ministre lors de la nomination de la ministre de la Justice et du président du Conseil du Trésor. Cette expression n’inclut pas les juges envisagés individuellement ni la magistrature; ce qui est visé — et c’est écrit en toutes lettres dans le rapport du commissaire de 2015 —, c’est le commissaire en tant que bureau, le registraire en tant que bureau et l’administrateur en chef.

M. Sabourin : L’administrateur en chef du Service des tribunaux judiciaires.

M. Bienvenu : Exactement. Donc, à l’origine, c’est ce que l’on visait. Je vous dirais que l’idée d’assujettir les juges individuellement au régime de publication proactif est quelque chose qui est arrivé comme une grande surprise.

Le président : En d’autres mots, ce qui devait être assujetti, ce sont les organismes qui dépendent de l’exécutif?

M. Bienvenu : Exactement. Les trois organismes qui appuient le pouvoir judiciaire. Par contre, étendre la loi aux juges envisagés individuellement, c’est une mesure incompréhensible pour laquelle on ne trouve aucune trace, du moins à ma connaissance.

Le sénateur Dalphond : Nous avons parlé plus tôt de l’harmonie entre les dispositions du projet de loi et les principes constitutionnels. Si je comprends bien, vous seriez favorable à un amendement au projet de loi qui ferait en sorte que les cas d’exemption, dans le cas où ils sont nécessaires pour préserver l’indépendance des tribunaux, relèvent davantage des juges en chef que du commissaire à la magistrature ou du registraire de la Cour suprême.

Je souligne que les articles 71.12 à 71.14 font en sorte que les cas d’exemption, en raison du privilège parlementaire, relèvent du Président du Sénat et du Président de la Chambre des communes. Alors, le principe de symétrie voudrait que ce qui relève des institutions et de leur privilège relève de ceux qui sont les représentants des institutions, puisqu’on sait que les juges en chef sont davantage les représentants des institutions que les patrons des juges, étant donné que les juges sont tous indépendants.

Peut-être que ce serait une solution, et cette proposition que vous faites serait en harmonie avec ce que le législateur propose en ce qui concerne la Chambre des communes et le Sénat.

M. Bienvenu : Vous avez parfaitement raison. Nous n’avons pas souligné le fait qu’il y a une asymétrie frappante entre la solution qui est adoptée pour la Chambre des communes et pour le Sénat, où l’on attribue au Président la responsabilité de décider de l’exception, alors que, dans le cas des juges, on accorde cette responsabilité à un fonctionnaire qui relève de l’exécutif.

Il y a un double problème, celui de l’asymétrie et le fait que, dans le cas des juges, cela heurte le principe de l’indépendance judiciaire.

Le président : Voulez-vous ajouter un dernier point, sénateur?

Le sénateur Dalphond : Je ne sais pas si ma question s’adresse au commissaire ou à nos autres invités. J’aimerais qu’on nous explique, malgré le fait que je connais la réponse, comment fonctionnent les frais liés aux conférences pour les juges. Les juges peuvent assister à deux types de conférences. Et il y a celles qui sont organisées par l’Institut national de la magistrature, qui sont ouvertes aux juges uniquement, et celles qui sont organisées par d’autres entités, comme le Barreau canadien ou le Barreau international. Les juges devront payer des frais d’inscription. Cependant, lorsqu’ils participent à des conférences organisées par l’Institut national de la magistrature, ils savent qu’il y a des frais d’inscription, mais ils ne savent pas de combien ils sont.

À titre d’information pour les membres du comité, l’article 90.21 exige que chaque juge qui participe à une conférence fasse une déclaration sur les dépenses encourues. Je me demande si un juge est en mesure de faire une telle déclaration, puisqu’il ne sait pas lui-même combien va coûter la conférence.

M. Sabourin : Très juste, sénateur, vous avez tout à fait raison. On sait que vous avez un parcours qui vous a peut-être éclairé sur la chose. La plupart des conférences de formation continue auxquelles les juges participent ont été autorisées par et élaborées sous l’autorité du Conseil canadien de la magistrature. Le commissaire rembourse directement l’organisme concerné en vertu de l’autorisation du Conseil canadien de la magistrature. Cela fait en sorte que le ou la juge ne connaît pas le coût de la formation.

Il est peut-être obligé de suivre ce cours. Il pourrait s’agir d’un cours offert dans le cadre de la conférence annuelle de la cour à laquelle il siège. Son juge en chef pourrait lui dire : « Si tu veux faire des procès aux assises criminelles, tu vas devoir suivre le cours sur la procédure criminelle. » Peut-être qu’il s’agit d’un nouveau juge qui a l’obligation, pendant ses cinq premières années de carrière, de participer à ces conférences.

Or, il est injuste d’imputer à un ou une juge des coûts sur lesquels il ou elle n’a aucun un pouvoir discrétionnaire. Il y a un problème fondamental autour de cela. La magistrature se veut transparente. Le conseil a récemment publié la liste de tous les cours que nous autorisons, et nous serions très heureux qu’il y ait davantage de transparence par rapport à tous les coûts associés à la formation professionnelle qui, estimons-nous, sont rigoureusement contrôlés en étroite collaboration avec le commissaire.

Le président : Merci.

Le sénateur Pratte : Vos arguments sont évidemment très convaincants. Mon parcours professionnel m’indique qu’il faut faire attention aux mots utilisés en cette matière. La solution que vous proposez, ce n’est pas vraiment de la transparence. On peut dire au citoyen: il y a des mécanismes de contrôle, ne vous en faites pas, c’est bien géré, il y aura une transparence collective. Ce n’est pas de la transparence. La question qu’il faut se poser est la suivante : est-ce que le statut des juges fait en sorte qu’on ne peut pas se permettre d’imposer une véritable transparence? Je pense que c’est la question qu’il faut se poser.

Permettez-moi d’explorer quelques avenues avec vous. Je comprends votre point de vue selon lequel l’article de sauvegarde devrait être géré par le juge en chef ou un comité de juges en chef. Par ailleurs, un des principaux arguments contre la transparence, c’est de dire que les juges ne peuvent pas se défendre sur la place publique, contrairement à un député ou, à la limite, à un fonctionnaire. N’est-ce pas un peu le rôle du juge en chef de faire cela? Peut-on imaginer un scénario où toutes les dépenses des juges sont publiées, même individuellement, et où c’est le ou la juge en chef qui décide des cas d’exception et qui a la responsabilité de défendre un juge lorsque celui-ci est traité injustement?

M. Bienvenu : Sénateur, je partage tout à fait votre analyse à une différence près. J’admets que le régime que nous proposons comporte moins de transparence que le régime qui s’applique aux parlementaires. La plus petite unité de mesure de divulgation des dépenses n’est pas rattachée à un juge qui serait nommément identifié. La question, comme vous le dites si bien, est la suivante : y a-t-il des raisons qui justifient, dans le cas des juges, de faire une exception?

Il y a quand même une transparence. Si vous regardez la page 9 du mémoire que nous avons soumis au comité, dans la divulgation qui est proposée, vous avez un nombre de juges et de réclamations. Vous avez donc des renseignements sur une base unitaire. La seule différence, c’est que la somme unitaire n’est pas rattachée à un juge qui est nommément identifié.

La question que vous identifiez est celle qu’on doit se poser : y a-t-il, en raison des particularités de la fonction judiciaire, des raisons impératives qui justifient de ne pas associer des dépenses avec un juge? Je vous soumets qu’il y a plusieurs raisons pour lesquelles on ne veut pas et on ne doit pas associer des noms de juges avec des dépenses. J’ai identifié certaines de ces raisons : le potentiel d’usage revanchard de ces renseignements par des parties déçues d’un jugement et, plus généralement, cette idée de comparer des juges en fonction de leur niveau de dépenses, ce qui va institutionnellement miner la confiance du public à l’égard de l’administration de la justice. Cela dit, je suis d’accord avec vous pour dire que, bien qu’il y ait de la transparence dans notre proposition, elle n’est pas totale, comme dans le cas des parlementaires.

Le sénateur Pratte : J’ai une petite question d’interprétation juridique, parce que vous vous y connaissez mieux que moi. Dans votre interprétation de l’article 90.22, si l’on remplace le commissaire et le registraire par le juge en chef ou un comité de juges en chef, pourrait-on utiliser cet article pour soustraire systématiquement les juges à la divulgation ou, conformément à la façon dont l’article est rédigé, est-ce que cela pourrait se faire seulement dans des cas exceptionnels?

M. Bienvenu : Vous soulevez une question très importante. Il serait regrettable que, pour des raisons qu’ils jugeraient impératives, des juges en chef s’autorisent une exception pour contourner le régime envisagé, essentiellement. C’est votre responsabilité d’indiquer qu’il n’est pas opportun d’avoir un tel régime dans ces cas-là, afin que l’exception demeure une exception.

Je crois que c’est une question très importante. C’est au niveau de la conception du régime qu’on doit exclure la divulgation, parce qu’on risque d’élargir une exception et de susciter d’autres critiques qui seraient fondées dans ce cas.

M. Sabourin : J’aimerais ajouter que, dans sa forme actuelle, le projet de loi fait en sorte que le commissaire devra se poser cette question. Si le projet de loi était adopté dans sa forme actuelle, le commissaire à la magistrature fédérale se ferait sûrement demander d’exclure une catégorie de dépenses au bénéfice de l’indépendance de la magistrature. C’est une question fondamentale.

S’il y a un problème avec l’indépendance de la magistrature, qui existe au bénéfice du public, dans le fait de divulguer les dépenses individuelles des juges, il y a un problème au départ avec cette exception qui devrait peut-être être interprétée plus largement.

Le sénateur Pratte : Merci.

[Traduction]

La sénatrice Pate : Merci à tous les deux de votre présence. Vous avez parlé un peu de la façon dont ces propositions porteraient atteinte à l’indépendance judiciaire et à la séparation des pouvoirs et représenteraient un risque de danger potentiel, dont on a donné un exemple.

J’aimerais savoir ce que vous pensez d’autres problèmes mentionnés par des témoins précédents concernant des questions qu’a examinées le comité par le passé — l’accès à la justice et les retards — et de certaines affirmations voulant que ces types de dispositions pourraient faire en sorte que des juges demandent à leurs juges en chef de ne pas faire partie de ceux qui doivent se déplacer afin d’éviter d’être nommés dans les dépenses, ce qui pourrait limiter le nombre d’endroits où des cours de l’impôt ou une cour fédérale peuvent siéger.

Vous a-t-on parlé de cet aspect? Si oui, de quelle manière ce que vous proposez aiderait à cet égard? Avez-vous d’autres recommandations à faire sur la façon de régler les problèmes?

M. Sabourin : Madame la sénatrice, si vous me le permettez, ce que vous venez de dire inquiète grandement plusieurs juges en chef, qui croient que, par exemple, en affectant le meilleur juge à un type d’affaire criminelle ou à un type d’affaire de réfugié, ils auraient à demander à plusieurs reprises à un certain juge de se rendre à une certaine cour, peut-être d’Ottawa à Vancouver, et, d’un seul coup, ce juge serait celui qui fait le plus de dépenses au pays. La prochaine fois, ce juge pourrait dire: « Vous savez, monsieur le juge en chef, je ne veux pas faire les manchettes encore une fois dans trois mois. Vous devriez peut-être choisir quelqu’un d’autre. »

Le juge en chef comprendra qu’une dynamique existe et se sentira limité dans sa façon d’affecter les meilleurs juges aux affaires.

La solution que nous proposons pour la publication globale résout cette difficulté et élimine le problème des affectations individuelles par les juges en chef. Aucun tribunal n’a de problème avec la publication globale, y compris les tribunaux nationaux. Les Canadiens, à mon avis, comprennent que nous sommes un grand pays et qu’il coûte de l’argent pour se déplacer, mais l’idée d’avoir un juge individuel nommé est très problématique.

Si vous me le permettez, et j’espère que je ne prends pas trop de temps, pour revenir sur quelque chose qui a été dit plus tôt, nous avons parlé des coûts individuels dont les juges ne sont pas au courant. Le projet de loi semble supposer que tous les remboursements sont versés après la présentation des demandes individuelles par les juges, et ce n’est pas le cas. La façon dont on évalue le coût individuel pour un juge individuel nommé est un véritable problème.

Je ne l’explique probablement pas très bien, mais c’est un problème important en ce qui concerne l’association individuelle parce que nombre des montants versés le sont de manière globale plutôt que de manière individuelle.

Je suis désolé si je me suis éloigné de votre question initiale, madame la sénatrice.

M. Bienvenu : Madame la sénatrice, vous avez posé votre question en rapport avec l’indépendance judiciaire, et l’avocat en moi ne peut s’empêcher de souligner que le pouvoir d’affectation des juges en chef a été maintenu pour être protégé par l’indépendance administrative, qui est une des trois caractéristiques essentielles de l’indépendance judiciaire. Par conséquent, la décision relative à l’affectation d’un juge est protégée par la caractéristique de l’indépendance administrative de l’indépendance judiciaire.

Alors je suis d’avis qu’une mesure qui nuit indirectement — mais très concrètement — à l’affectation des juges, comme celle-ci, soulève un véritable problème.

La sénatrice Pate : Alors vous dites que votre proposition réglerait le problème au moyen de rapports globaux?

M. Bienvenu : Oui, dans la mesure où on n’associe pas des juges nommés à une dépense donnée. Vous n’éprouvez donc pas le problème qu’a souligné Me Sabourin, à savoir que le juge va dire: « Je ne veux pas me retrouver à la une d’un journal national comme étant un grand dépensier. » De quoi cela découlerait-il? Du fait que ce juge a dû présider un procès de trois mois à Vancouver pendant la haute saison touristique? Qu’accomplissons-nous en associant des juges nommés à une dépense dont ils ne sont pas responsables?

La sénatrice Pate : Alors votre réponse est la même que celle à la question posée par mon collègue le sénateur Pratte : il est potentiellement du ressort légitime du juge en chef d’expliquer ces coûts.

M. Sabourin : Sur ce point en particulier, je crois qu’il serait difficile pour les juges en chef de parler longuement de la nature des dépenses de chaque juge. Évidemment, ils ont le devoir et la capacité de parler de l’administration de la justice en général, mais s’ils doivent expliquer tous les trois mois pour chaque tribunal qu’un juge a dépensé plus d’argent que les autres parce qu’il a été affecté à une cause pour une raison précise, alors je crois que, en soi, cela menace leur capacité d’exercer leur pouvoir d’affecter des juges de la meilleure façon possible afin d’assurer l’efficacité de l’administration de la justice. À mon avis, cela deviendrait très difficile pour les juges en chef d’intervenir publiquement sur la question des dépenses de chaque juge.

Le président : Cela conclut vos questions, madame la sénatrice Pate?

La sénatrice Pate : Oui.

Le président : Merci.

La sénatrice McCoy : Je serai brève parce que je sais que nous n’avons pas beaucoup de temps et je veux vous remercier tous de votre patience. Les sénateurs autour de cette table se souviendront que nous sommes prudents avec notre propre mécanisme de publication pour une question de sécurité. Nous ne voulions pas que les habitudes de déplacements, par exemple, soient apparentes. Il nous a fallu un certain temps pour trouver une solution.

J’en suis persuadée. Je ne crois pas que nous ayons autant de circuits réguliers, si je peux m’exprimer ainsi, mais je sais, bien sûr, que les tribunaux se déplacent pour entendre les causes. Ils le font tous les trois mois, alors c’est une difficulté.

Je dois dire que j’appuie ce que vous avez dit concernant l’ancienne commissaire à l’information. Lorsqu’elle m’a informée personnellement, elle m’a dit avec un certain agacement qu’elle voulait que la publication s’applique à l’administration et non pas aux juges. Elle voulait qu’elle s’applique à l’administration du Sénat et non pas aux sénateurs. Elle voulait qu’elle s’applique à la fonction publique, y compris le personnel de soutien des ministres, mais non pas aux ministres. C’est vérifié.

Ce qui m’inquiète, c’est l’absence de comparaisons du rendement. Je pourrais parler d’indicateurs de rendement importants ou de critères. Je regarde votre tableau et je vois qu’il est quelque peu informatif, mais comment puis-je savoir comment ces 31 juges de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, si je ne vois que ces trois catégories, se comparent avec ceux de la Colombie-Britannique?

Je veux des renseignements concrets qui montrent qu’être juge n’est pas une sinécure, ou peu importe l’expression, et je crois que c’est une question légitime pour le public. Je comprends très bien vos objections et je ne crois pas que même votre exposé global n’a tout à fait saisi l’essence de ce qui pourrait être le plus utile pour protéger l’indépendance et la sécurité et améliorer la confiance publique.

M. Bienvenu : J’aimerais mentionner quelque chose qui, à mon avis, répond partiellement à votre question, mais je reconnais qu’il s’agit d’une réponse incomplète. Ce point, c’est qu’il y a un organe indépendant, soit la Commission d’examen de la rémunération des juges, prévu par la Loi sur les juges, qui est chargé, tous les quatre ans, d’enquêter sur le caractère adéquat des salaires et des avantages sociaux des juges.

La compétence de la commission s’étend jusqu’au caractère adéquat des indemnités prévues par la Loi sur les juges, particulièrement celles pour lesquelles un plafond a été fixé, comme l’indemnité de faux frais et les frais de représentation des juges en chef et des juges en chef adjoints.

Le gouvernement dispose donc d’un mécanisme parce qu’il comparaît devant cette commission, comme le fait la magistrature. Il y a un mécanisme — « critères » n’est peut-être pas le bon mot — qui permet de vérifier le caractère adéquat des catégories de dépenses et des plafonds qui sont fixés pour ces dépenses.

La sénatrice McCoy : Ce serait peut-être également un point de départ. Je vous encouragerais à faire preuve de créativité.

M. Sabourin : La publication globale des coûts fournira quelque chose de très utile au public et aux parlementaires : la capacité de comparer les coûts globaux avec les coûts globaux pour les parlementaires et les fonctionnaires. Ce serait un comparateur approprié. Comme les lignes directrices sont très similaires à celles du Conseil du Trésor, je crois que vous serez rassuré de savoir que leur portée et leur nature sont très semblables.

Le président : Merci.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Quand on se regarde, on se désole. Quand on se compare, on se console. Dans d’autres pays comme les États-Unis, où on élit les juges, est-ce que, en termes de transparence, on est plus ouvert pour ce qui est de divulguer l’information, comme le projet de loi veut le faire? Est-on plus transparent aux États-Unis ou en Angleterre, où le régime est semblable au nôtre? Est-ce qu’on est plus fermé ici? Si on se compare aux autres pays, où se situe-t-on?

M. Sabourin : Je peux parler brièvement de l’Angleterre. Ils ont mis en place un régime de divulgation qui était semblable à ce qu’ils ont fait pour les fonctionnaires. Ils l’ont fait pendant cinq ou six ans. Le gouvernement a décidé d’interrompre le régime de divulgation en disant que cela n’ajoutait pas beaucoup et qu’il s’agissait toujours de sommes connues plus ou moins à l’avance. Tout ce que cela faisait, c’est que, tous les trois mois, on savait que le juge untel était celui qui avait le plus dépensé. Ce n’est pas la magistrature qui s’y est opposée formellement; c’est le gouvernement d’office qui a décidé d’interrompre la divulgation proactive. Je ne pourrais pas parler des autres pays, mais, dans ce cas-là, ils l’ont interrompue.

Le sénateur Boisvenu : Et aux États-Unis?

Le président : Aux États-Unis, où les juges sont élus, est-ce qu’il y a une transparence aussi détaillée par rapport à la divulgation de leurs dépenses?

M. Bienvenu : La grande préoccupation aux États-Unis, en ce qui a trait à l’exigence de divulgation imposée aux juges, c’est de prévenir les conflits d’intérêts. On demande aux juges de dévoiler leurs actifs et leurs possessions. La perspective des exigences de divulgation qui s’imposent aux juges est celle de la prévention des conflits d’intérêts. Il y a une divulgation des dépenses, et je dis cela sous toute réserve, mais certainement pas d’une manière aussi détaillée que ce qui est prévu ici.

En fait, dans toutes les juridictions où j’ai connaissance qu’il existe ou a existé une certaine divulgation de dépenses, comme en Irlande, en Angleterre, au pays de Galles et en Nouvelle-Zélande, ce sont des divulgations plus regroupées que celles qui sont prévues ici.

Le sénateur Boisvenu : Y aurait-il lieu d’entendre des experts constitutionnels pour préciser les droits des juges à la protection, par exemple, pour que ce projet de loi puisse avoir une certaine dimension anticonstitutionnelle?

M. Sabourin : Cela ne pourrait pas nuire, mais les juges en chef du pays sont préoccupés par cet aspect. Ce n’est pas juste l’article 90.22, mais aussi, dans l’ensemble, le tort que cela ferait à la confiance du public.

Le sénateur Dalphond : C’était une suggestion à la présidence. Je me demande si on peut obtenir des témoins la documentation qu’ils ont sur la Nouvelle-Zélande, l’Angleterre et l’Irlande, les trois juridictions auxquelles vous avez fait référence?

M. Sabourin : Oui, assurément.

Le président : Je crois que le mémoire de Me Bienvenu, à la page 6, fait référence à la question constitutionnelle sous-jacente à la question du sénateur Boisvenu. À la page 6, le deuxième paragraphe, dans le deuxième tiers du paragraphe — vous l’avez certainement avec vous, maître Bienvenu :

[Traduction]

En outre, en vertu du droit constitutionnel, une mesure qui nuit indirectement, mais concrètement à l’affectation de juges serait le plus susceptible d’être perçue comme empiétant sur l’indépendance administrative, l’une des trois caractéristiques essentielles de l’indépendance judiciaire, les deux autres étant l’inamovibilité et la sécurité financière.

Et vous donnez comme référence la fameuse affaire de l’Île-du-Prince-Édouard, Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.), une décision rendue en 1977 par la Cour suprême, qui est la cause classique citée par tous les tribunaux de droit constitutionnel et les professeurs de droit canadien concernant les trois piliers de l’indépendance judiciaire.

Le problème que pose ce projet de loi, à mon humble avis, c’est qu’il empiète sur le premier principe, soit l’administration des juges par des juges, tout comme nous avons, en tant que parlementaires, le privilège d’administrer nos propres affaires, de tenir compte de nos propres questions disciplinaires et de déterminer en général nos procédures relativement aux fonctions délibérante et législative de chaque chambre du Parlement et de l’Assemblée législative.

C’est là où il y a, selon moi, un problème majeur d’après la jurisprudence établie par l’affaire de l’Île-du-Prince-Édouard dans laquelle il était question des trois principes fondamentaux de l’indépendance judiciaire.

Je ne veux pas témoigner, mais il me semble que, si nous devions entendre des témoins, comme le sénateur Boisvenu ou le sénateur Dalphond l’ont mentionné, ce serait concernant la compréhension de la portée de l’indépendance judiciaire selon ces trois principes.

Je suis reconnaissant, monsieur Bienvenu, que vous ayez mentionné ce point. Le Barreau en a également parlé de manière générale, mais je crois que vous soulignez ce sur quoi il est essentiel pour le comité de se prononcer, comme je dirais, relativement à une prétention établie à première vue d’empiétement sur un principe constitutionnel aussi important que l’indépendance judiciaire.

M. Bienvenu : C’est exact, monsieur le président. Lorsque j’ai répondu à la sénatrice Pate en disant qu’il avait été confirmé que l’affectation des juges relevait de l’indépendance administrative, je voulais parler de la deuxième affaire citée dans la note de bas de page, qui est la décision Valente. Il y est confirmé, comme dans d’autres décisions, que le pouvoir d’affectation des juges est protégé par l’indépendance judiciaire. Et c’est tout à fait logique, n’est-ce pas?

Le président : Bien sûr.

[Français]

Merci, maître Sabourin et maître Bienvenu, et particulièrement maître Bienvenu, puisque vous avez réussi à traverser le mur du son en vous extirpant du centre-ville de Montréal pour arriver à Ottawa à temps pour nos délibérations de cet après-midi. Je me fais le porte-parole de tous mes collègues autour de la table pour vous remercier de votre disponibilité et de votre contribution à nos réflexions sur ces dispositions essentielles du projet de loi C-58.

M. Sabourin : Merci.

M. Bienvenu : Merci.

(La séance est levée.)

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