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SECD - Comité permanent

Sécurité nationale, défense et anciens combattants

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent de la
Sécurité nationale et de la défense

Fascicule 9 - Témoignages du 20 octobre 2014


OTTAWA, le lundi 20 octobre 2014

Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd'hui, à 14 heures, pour étudier les questions de sécurité nationale et de défense dans les relations avec la région Indo-Asie-Pacifique et leurs répercussions sur les politiques, pratiques, situation et capacités du Canada en matière de sécurité nationale et de défense, et en faire rapport.

Le sénateur Daniel Lang (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Nous disposons d'une heure pour entendre ce groupe de témoins. Je sais que nous avons tous hâte de commencer, et c'est ce que nous allons faire.

Bienvenue au Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense ce lundi 20 octobre 2014. Avant que nous ne souhaitions la bienvenue à nos témoins, j'aimerais présenter les gens ici autour de la table. Je m'appelle Dan Lang, et je viens du Yukon. À ma gauche se trouve la greffière du comité, Mme Josée Thérien, et à ma droite est assise l'analyste de la Bibliothèque du Parlement rattachée à notre comité, Mme Holly Porteous. Nous allons maintenant faire un tour de table et je vais demander aux sénateurs de se présenter et d'indiquer la région qu'ils représentent, en commençant par notre vice-président, le sénateur Mitchell.

Le sénateur Mitchell : Je suis Grant Mitchell, de l'Alberta.

Le sénateur White : Je suis Vern White, et je représente l'Ontario.

La sénatrice Beyak : Je suis Lynn Beyak, de l'Ontario.

La sénatrice Stewart Olsen : Carolyn Stewart Olsen, du Nouveau-Brunswick.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Jean-Guy Dagenais, sénateur du Québec.

[Traduction]

Le président : Merci. Cet après-midi, le comité se réunit pour commencer deux études qui relèvent de notre mandat, c'est-à-dire la sécurité nationale et la défense. Avant de commencer notre étude, j'aimerais souhaiter la bienvenue au nouveau vice-président du comité, M. Grant Mitchell de l'Alberta, ainsi qu'à deux nouveaux membres, Mme Stewart Olsen et M. Ngo, qui se joindront à nous bientôt. J'aimerais également souhaiter la rebienvenue à notre doyen, le sénateur Colin Kenney, le sénateur qui ait peut-être le plus longtemps siégé au comité. C'est donc la composition officielle de notre comité.

J'aimerais aussi saluer le nouveau président du sous-comité des Anciens Combattants, M. Joseph Day, ainsi que la nouvelle vice-présidente, Mme Carolyn Stewart Olsen. De plus, il incombe au comité de reconnaître officiellement l'excellent travail réalisé par les sénateurs Segal, Wells et Dallaire, qui faisaient autrefois partie du comité.

Le 19 juin 2014, le Sénat a autorisé le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense à étudier les menaces à la sécurité du Canada, notamment, mais sans s'y limiter, le cyber espionnage, les menaces visant l'infrastructure critique, le recrutement de terroristes, le financement des activités terroristes, les activités terroristes et les poursuites, et en faire rapport au Sénat au plus tard le 31 décembre 2015.

La nouvelle étude fera fond sur le travail effectué par le Comité sénatorial spécial sur l'antiterrorisme, dont le rapport a été publié en mars 2011. Au cours des prochaines semaines, nous recevrons le vice-président de ce comité, qui nous fera une mise à jour sur le rapport publié en mars 2011 et intitulé Liberté, sécurité et la menace complexe du terrorisme : des défis pour l'avenir. Le comité était co-présidé par le sénateur Hugh Segal et le sénateur Serge Joyal.

Dans le cadre de notre étude actuelle, nous nous pencherons sur les menaces auxquelles sont exposés le Canada et les Canadiens en raison du terrorisme. Or, le terrorisme n'est pas une nouveauté pour le Canada. Nous avons connu l'attentat terroriste contre le vol 182 d'Air India, qui a quitté le sol canadien le 22 juin 1985 et a explosé le lendemain matin au large de l'Irlande, non loin de Cork, et dont les 329 passagers étaient essentiellement des Canadiens. Cet acte de terrorisme, qui a fait de nombreuses victimes, n'est pas passé inaperçu. Bon nombre de nos concitoyens se sont retrouvés sans mère, sans père, sans frère ou sœur, ont perdu des grands-parents, une tante ou un oncle.

En 2007, le premier ministre Stephen Harper a annoncé la création d'une commission publique qui enquêterait sur la tragédie du vol d'Air India et en 2011, le projet Kanishka a été mis sur pied pour aider les Canadiens à en apprendre davantage sur le terrorisme.

Le 11 septembre 2001, bon nombre d'entre nous ont été témoins de l'attentat terroriste aux États-Unis qui a fait 24 victimes canadiennes. Ce même jour fatidique, le Canada a joué un rôle primordial au sein du NORAD, et de nombreux Canadiens allant du Yukon jusqu'à Terre-Neuve-et-Labrador ont ouvert leurs portes et leurs cœurs à ceux qui se sont retrouvés dans le besoin.

Chers collègues, que ce soit par l'entremise de nos télévisions, de nos journaux ou de nos ordinateurs, nous assistons tous les jours à une recrudescence des actes terroristes, essentiellement des djihadistes islamistes qui cherchent à dominer leurs concitoyens. Le Canada a établi une liste de nouvelles entités depuis 2006 et la menace s'intensifie. Il est important de la comprendre et de prendre des mesures appropriées d'une façon raisonnée et éclairée.

Un élément clé est l'argent et l'idéologie, qui sont à la base du terrorisme.

Aujourd'hui, alors que nous commençons notre étude de la menace terroriste, nous sommes heureux d'accueillir M. Gérald Cossette, directeur du Centre d'analyse des opérations et déclarations financières du Canada, le CANAFE, ainsi que M. Luc Beaudry. Monsieur Cossette, vous souhaitez faire une déclaration. Nous avons réservé une heure pour entendre le présent groupe de témoins. Je vous prie de commencer.

[Français]

Gérald Cossette, directeur, Centre d'analyse des opérations et déclarations financières du Canada : Honorables sénateurs, bonjour. Merci d'offrir au CANAFE l'occasion de contribuer à l'étude élargie sur les menaces à la sécurité.

Avant de commencer, j'aimerais prendre quelques minutes pour vous présenter mon collègue, Luc Beaudry, gestionnaire du groupe du CANAFE qui travaille sur le renseignement destiné spécifiquement à la lutte contre le financement du terrorisme. M. Beaudry m'aidera à répondre à vos questions cet après-midi. Je peux vous assurer que nous serons aussi ouverts que possible dans nos réponses; par contre, comme vous le savez, nous ne pouvons fournir de l'information classifiée dans un lieu aussi public. Également, notre loi — la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes — limite ce que nous pouvons dire au sujet de l'information que nous détenons.

Avant de répondre à vos questions, j'aimerais commencer par décrire le mandat du CANAFE et le rôle que le centre joue afin de protéger les Canadiennes et les Canadiens ainsi que l'intégrité du système financier canadien. Je me pencherai plus particulièrement sur la contribution que nous apportons, en étroite collaboration avec nos partenaires du régime, sous les services policiers, et des organismes de sécurité nationale, afin de détecter et de combattre le financement du terrorisme.

Le CANAFE a été créé en 2000, au moment de l'adoption de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, afin de dissuader, de prévenir et de détecter le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme. En vertu de cette loi, le CANAFE, les services policiers, les organismes du renseignement et de la sécurité nationale, les procureurs et environ 31 000 entreprises partout au pays ont tous un rôle à jouer afin de créer un environnement hostile à ceux qui tentent d'abuser de notre système financier et qui menacent la sécurité des Canadiennes et des Canadiens.

Les mesures législatives obligent les entités offrant des services financiers, les entreprises de service monétaire, les casinos et d'autres entreprises assujetties à la loi à mettre sur pied un programme de conformité, à vérifier l'identité des clients, à surveiller les relations d'affaires, à conserver certains documents et à déclarer certains types de transactions financières au CANAFE. Également, les déclarations de biens appartenant à des groupes terroristes qui sont envoyées directement à la GRC et au SCRS doivent aussi être transmises au CANAFE.

Grâce aux 20 millions de déclarations de transactions financières que nous recevons chaque année, le centre est en mesure de fournir un renseignement financier exploitable qui permet aux services de police et aux organismes de la sécurité nationale de protéger le Canada et les Canadiens et Canadiennes.

[Traduction]

Au cours du dernier exercice, nous avons signalé 1 143 cas de renseignements financiers exploitables à nos partenaires de régime afin de les aider dans leurs enquêtes sur le blanchiment d'argent, le financement du terrorisme et d'autres menaces à la sécurité du Canada. Grâce à l'information fournie par nos partenaires, 234 de ces cas ont été reliés au financement du terrorisme et aux menaces à la sécurité du Canada. C'est une hausse de 50 p. 100 comparativement à l'exercice précédent, et une augmentation de 450 p. 100 depuis 2008.

Le CANAFE produit également des rapports classifiés de renseignements financiers stratégiques sur les activités soupçonnées d'être en lien avec le financement du terrorisme et sur les tendances de groupes qui font officiellement partie de la liste d'entités terroristes du gouvernement du Canada.

La menace du terrorisme est bien présente et ne diminue pas. Nous savons qu'un certain nombre de personnes se retrouvent présentement dans notre système de justice pénale pour des actes terroristes qu'elles auraient eu l'intention de commettre ici au Canada. Le mois dernier, un résident d'Ottawa a plaidé coupable à des accusations de terrorisme devant un tribunal d'Ottawa. Il a reçu une peine d'emprisonnement de 24 ans pour ses crimes. Au cours des derniers mois, de nombreux endroits dans le monde ont été la cible d'attentats violents, dont certains qui impliquaient des Canadiens et Canadiennes.

Le directeur du SCRS a dit que son organisation savait que plus de 130 Canadiens se trouvent à l'étranger pour soutenir des activités terroristes. Il a également dit qu'au moins 80 de ces personnes sont ensuite revenues au Canada.

Les activités terroristes exigent du financement et nous savons que ce financement provient de sources tant légitimes qu'illégitimes. Nous savons aussi que certains des fonds qui sont amassés pour financer ces crimes violents proviennent du Canada ou passent par notre pays. Par exemple, je vous renverrais à Momin Khawaja, reconnu coupable, entre autres, de fournir des fonds pour faciliter des activités terroristes. Avec l'EIIL, nous avons clairement vu la dévastation que les groupes terroristes infligent lorsqu'ils ont accès à des ressources importantes.

Les communications du CANAFE, qui reposent souvent sur des centaines ou même des milliers d'opérations financières déclarées par des entreprises canadiennes, permettent de dévoiler les liens entre des personnes et des groupes au Canada et à l'étranger qui sont soupçonnés de financer et de faciliter des activités terroristes.

Par exemple, à la fin d'avril, les Équipes intégrées de la sécurité nationale de la GRC de l'Ontario et du Québec ont reconnu notre contribution à une enquête sur le financement d'activités terroristes visant l'International Relief Fund for the Afflicted and Needy Canada, le groupe IRFAN-Canada, une organisation qui est présumée être liée à l'entité terroriste Hamas.

L'année dernière, la GRC a également reconnu la contribution du CANAFE au projet Smooth, après l'arrestation de deux personnes accusées de complot en vue de perpétrer un attentat terroriste contre un train de passagers de VIA.

Compte tenu de la nature complexe et transnationale du terrorisme, nous entretenons des relations de travail très solides et productives avec nos partenaires de régime des services policiers et des organismes de sécurité nationale. Afin que notre renseignement financier soit exploitable, il doit concorder étroitement avec les priorités de nos partenaires, ce dont nous nous assurons grâce à des contacts réguliers et à notre participation à l'Association canadienne des chefs de police et à ses comités qui traitent du crime organisé et de la sécurité nationale.

Le CANAFE collabore aussi étroitement avec d'autres unités du renseignement financier partout dans le monde afin d'échanger du renseignement et de l'expertise, élargissant ainsi notre portée et enrichissant notre analyse des transactions financières internationales.

Le renseignement financier, à la fois tactique et stratégique, est devenu un élément clé des enquêtes sur le terrorisme de nos partenaires de régime. Le CANAFE a fourni des communications opportunes et pertinentes dans le cadre de l'effort plus vaste déployé par le gouvernement afin de lutter contre l'EIIL et d'autres groupes qui facilitent le terrorisme au pays et à l'étranger.

[Français]

En conclusion, monsieur le président, le succès du régime canadien de lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme dépend du dévouement de toutes les parties concernées, des entreprises aux premières lignes du système financier canadien, jusqu'aux procureurs qui font condamner les criminels qui recyclent des fonds et financent le terrorisme. Ensemble, nous produisons d'importants résultats pour les Canadiens et les Canadiennes.

Monsieur le président, honorables sénateurs, je vous remercie. Nous nous ferons maintenant un plaisir de répondre à vos questions.

[Traduction]

Le président : Merci beaucoup. Nous vous sommes reconnaissants de votre déclaration d'aujourd'hui.

J'aimerais moi-même commencer en vous posant quelques petites questions. La première porte sur votre déclaration, dans laquelle vous avez dit que vous aviez effectué 234 signalements liés spécifiquement au financement du terrorisme et aux menaces à la sécurité du Canada au cours de la dernière année.

Pouvez-vous nous fournir la liste entière des signalements effectués par année depuis 2006 qui ont un lien avec le terrorisme? Pouvez-vous nous dire combien d'entre eux établissaient un lien entre des œuvres de bienfaisance et des organismes à but non lucratif et le terrorisme?

M. Cossette : Je n'ai pas ces chiffres ici avec moi, monsieur le président. Nous pouvons vous les fournir plus tard, j'y verrai.

Le président : J'aimerais poursuivre, chers collègues, sur la question des œuvres de bienfaisance et des organismes à but non lucratif. Comme il a déjà été déclaré, le gouvernement examine certains de ces organismes et leurs liens avec le financement du terrorisme. Votre organisation a-t-elle déjà participé aux efforts gouvernementaux dirigés contre les organisations terroristes bénéficiant du statut d'œuvres de bienfaisance aux termes de la Loi sur l'impôt sur le revenu? Pouvez-vous nous en fournir des exemples?

M. Cossette : En ce qui concerne la surveillance et la déclaration des activités, le CANAFE ne surveille pas les organisations non gouvernementales ou autres. Le CANAFE surveille les opérations et les rapports à ce sujet qui nous sont fournis par les entités tenues de le faire.

La concordance des opérations et des noms, qu'il s'agisse de particuliers ou d'organisations, a lieu lorsque nous recevons de nos partenaires des renseignements particuliers concernant les organisations. Monsieur le président, à titre d'exemple, si je devais recevoir un renseignement sur une opération effectuée par Gérald Cossette, je ne saurais pas si je suis membre d'une organisation particulière en lisant le rapport sur les opérations bancaires. C'est donc l'ensemble des renseignements que nous recevons des institutions financières et de ce que nous recevons éventuellement de nos partenaires du monde de la sécurité qui permet d'établir un lien entre ces deux éléments.

Pour savoir si nous surveillons certaines organisations, la réponse est non. Le SCRS, la GRC et l'ARC utilisent les renseignements que nous leur fournissons et s'en servent dans le cadre de leurs enquêtes ou pour mieux viser une cible particulière.

[Français]

Le sénateur Mitchell : Merci beaucoup, messieurs, pour votre présentation. C'était très intéressant et très bon.

[Traduction]

Pendant votre déclaration, j'ai été frappé par le fait que vous travaillez en collaboration étroite avec nos partenaires de la police et de la sécurité nationale et que vous contribuez à leurs efforts. C'est très important, et vous avez mentionné que vous leur fournissez des renseignements. Quelle est la nature de votre relation avec l'ARC, le SCRS et la GRC en ce qui concerne la communication des renseignements? Que pensez-vous du fait que ces organisations aient un accès direct à vos banques de données?

J'aimerais savoir, au final, comment vous assurez la protection des renseignements personnels ainsi que l'utilisation correcte de ces données?

M. Cossette : Si vous me le permettez, je répondrai d'abord à votre deuxième question. Vous comprendrez ainsi le type de relation que nous entretenons avec nos partenaires.

Seul le CANAFE peut accéder à sa base de données. Nos partenaires sécuritaires ne peuvent pas consulter directement cette base, qu'il s'agisse de la GRC, du SCRS ou des forces policières. Nous recevons des renseignements des institutions financières conformément aux lois en vigueur. Si nous décidons que ces renseignements pourraient être utiles dans le contexte d'une enquête sur le blanchiment d'argent ou le financement du terrorisme ou encore sur une menace qui plane sur le Canada, et si certains critères sont respectés, nous communiquons alors avec le partenaire en question.

Ce n'est pas comme si nous recueillons les renseignements et constituons une base de données que les gens peuvent consulter. Nous devons satisfaire des critères selon lesquels il y a raison de soupçonner des activités de blanchiment d'argent ou de financement du terrorisme, ou encore une menace pour la sécurité nationale, avant que nous ne puissions communiquer ces renseignements à nos partenaires sécuritaires.

Pour ce qui est de satisfaire ces critères, nous rencontrons nos partenaires lorsqu'ils établissent leurs priorités. Est-ce le crime organisé, et si oui, quel genre d'activité? C'est ce que nous faisons avec la GRC, par exemple. Nous effectuons le même genre de travail avec le SCRS. Quelle est sa cible? Est-ce certaines régions dans le monde qui l'intéressent? Nous examinons des listes dressées par le Conseil de sécurité des Nations Unies.

Nous rencontrons nos partenaires en amont pour comprendre leurs priorités, et ensuite nous leur communiquons des renseignements tactiques. Dans ces communications, nous leur demandons également si les renseignements fournis sont utiles, pertinents et opportuns, et ainsi de suite.

Le sénateur Mitchell : Pour établir si ce type de renseignement est utile, il faut considérer la pertinence, l'exactitude, la prévisibilité et le moment où les renseignements sont communiqués. Il y a eu des préoccupations au sein de la communauté du renseignement concernant non seulement le CANAFE, mais également d'autres organismes, quant au moment où les renseignements sont communiqués. Il me semble, mais j'ai peut-être tort, que certaines critiques particulières ont été dirigées contre le CANAFE. Pouvez-vous nous donner une indication quant à la légitimité de ces critiques et comment vous réagissez? Que faites-vous pour corriger le tir et transmettre les renseignements en temps opportun?

M. Cossette : Aujourd'hui, nos partenaires nous indiquent que les renseignements sont très utiles, pertinents et communiqués en temps opportuns. C'est le genre de commentaires que nous recevons. Au fil des dernières années, et Luc pourrait vous en parler davantage si cela vous intéresse, nous avons amélioré les processus qui nous permettent de communiquer des renseignements beaucoup plus rapidement que dans le passé.

Avec le temps, bien sûr, nous avons accumulé des renseignements qui sont examinés sur une base régulière. Nous n'attendons pas forcément des demandes avant d'analyser les renseignements qui nous proviennent. Nous avons en place un processus qui nous permet de communiquer beaucoup plus rapidement que dans le passé. Si nos partenaires nous fournissent des noms de particuliers et d'organisations, nous gardons ces dossiers ouverts afin de ne pas être obligés de recommencer le même processus chaque fois qu'il y a une demande.

Le sénateur White : Merci pour votre déclaration. J'aimerais vous poser une question concernant le seuil de 10 000 $. Qu'arrive-t-il si on atteint ce seuil plusieurs fois? En d'autres termes, dans le passé, des groupes connus qui contribuaient à la formation de terroristes dans d'autres pays faisaient des virements de moins de 10 000 $, admettons 9 999 $. Vous nous indiquez que vous n'arrivez pas à accéder aux renseignements qui vous permettraient de chercher le deuxième et le troisième virement. Or, est-ce que cela vous serait utile? Ce serait certainement utile pour le Canada.

Pour être juste, il y a eu un reportage au Québec sur la quantité d'argent qui se rend dans une île des Caraïbes particulière tous les vendredis soirs. Il s'agit toujours d'un montant inférieur à 10 000 $ mais c'est du financement illégal. Il me semble que nous devrions avoir d'autres critères qui nous permettraient de contrôler ce genre d'actions, si nous ne les avons pas déjà. Vous me dites que vous n'avez pas ce genre de critères maintenant, est-ce bien ça?

M. Cossette : J'aimerais vous dire trois choses pour répondre à votre question. Compte tenu du seuil de 10 000 $, lorsque des gens effectuent des virements inférieurs à cette somme, nous travaillons avec les institutions financières de plus en plus pour renforcer leurs rapports sur les opérations douteuses, pour lesquelles il n'y a aucun seuil maximal. Si des institutions financières constatent des tendances qu'elles considèrent être anormales vu le comportement habituel de leurs clients, elles peuvent nous le signaler. Le montant d'argent dans de tels cas n'a aucune importance. Il se peut que ce soit 200 $ ou 300 $, peu importe. En ce qui concerne le seuil maximal de 10 000 $, nous avons beaucoup travaillé avec les institutions financières afin de renforcer leur capacité de produire des rapports utiles sur les virements douteux.

Lorsque nous examinons les sommes inférieures à 10 000 $, et c'est encore plus pertinent dans le contexte du financement du terrorisme, bien franchement, le problème c'est de pouvoir traiter tous les renseignements, parce qu'il s'agit de millions et de millions et de millions d'opérations. Les chiffres et la technologie doivent être considérés dans leur ensemble. Nous sommes en train de nous procurer un système qui nous permettra de traiter beaucoup plus d'opérations dans les délais nécessaires que nous ne pouvons le faire actuellement. Une fois que nous aurons cette capacité, nous procéderons à un examen. À l'heure actuelle, les outils que nous avons sont suffisants.

Le sénateur White : D'accord. Avez-vous déjà songé à établir des listes de personnes qui ont l'intention de prendre un vol et dont les noms figurent dans les rapports des banques, afin de transmettre ces renseignements à toutes les forces de l'ordre pour les identifier? Par exemple, si Vern White a été repéré à l'aéroport Pearson de Toronto et a seulement 4 000 $ en poche, mais il s'avère que son nom figure dans le cadre d'une enquête parce qu'il a effectué des opérations douteuses, les agents en place à l'aéroport Pearson pourraient agir et signaler sa présence à nos partenaires sur place dans le pays où se rend M. White.

Avez-vous déjà entendu parler de cette possibilité? Si vous ne pouvez pas me répondre maintenant, il n'y a pas de problème.

M. Cossette : Nous n'avons pas parlé de ce cas de figure. Nous avons des institutions financières qui déclarent de plus en plus leurs soupçons à l'égard d'activités de blanchiment d'argent ou de financement du terrorisme. Le nombre de rapports sur les opérations douteuses a augmenté de 16 p. 100 au cours des deux dernières années. Nous sommes convaincus que cette hausse est attribuable au fait que nous travaillons avec les institutions afin d'être sûrs qu'elles comprennent la valeur de leurs rapports. Tout récemment, des rapports concernant des opérations douteuses ont été envoyés au CANAFE qui ne faisaient pas l'objet d'une demande du SCRS ou de la GRC. Nous communiquons également avec ces organisations sans qu'il y ait de demande particulière de leur part.

Bien sûr, nous répondons surtout aux demandes reçues, mais nous essayons également d'être proactifs dans la mesure du possible, en communiquant des renseignements dont ne disposent pas forcément nos partenaires.

La sénatrice Stewart Olsen : J'ai quelques questions concernant le rapport que le Comité des banques a effectué sur le CANAFE. Je constate, monsieur Cossette, que votre organisation a déjà apporté quelques changements d'après les réponses que vous avez fournies.

J'aimerais savoir quel est le suivi que vous donnez une fois que vous avez transmis votre rapport à vos divers partenaires. Effectuez-vous un suivi régulier, peut-être trimestriel, comme nous l'avons recommandé? Que se passe-t-il une fois que vous avez fait votre rapport sur les opérations soupçonnées d'être douteuses?

M. Cossette : Nous demandons à nos partenaires de nous revenir sur chaque signalement que nous effectuons. Nous posons un certain nombre de questions afin d'établir si le renseignement et le format étaient utiles. Nous leur demandons également quels étaient les éléments critiques dans tous les renseignements que nous leur transmettons. Est-ce les bénéficiaires? Était-ce un seul rapport sur des opérations douteuses ou encore une série de rapports, car certains de nos signalements peuvent contenir des centaines de rapports différents. Ce sont tous des facteurs qui peuvent faire la différence et nous voulons avoir de la rétroaction.

Nous entretenons également un dialogue en permanence. De façon ponctuelle, nous tentons de réunir les institutions financières et les partenaires sécuritaires afin d'expliquer aux institutions financières comment le système fonctionne et ce qui est utile.

Il y a quelques semaines, Luc a fait un exposé devant de nombreuses institutions financières sur les rapports visant les opérations douteuses qui sont utiles dans le contexte du financement du terrorisme. Nous recueillons autant de rétroaction que possible des institutions financières et de nos partenaires.

La sénatrice Stewart Olsen : Tentez-vous de savoir si les renseignements communiqués ont donné lieu à des poursuites? Obtenez-vous ce genre de commentaires?

M. Cossette : On nous dit, par exemple : « Nous n'avions pas ce nom-là; c'est un lien que nous n'avions jamais vu avant. » Nous apportons l'avantage de l'horizontalité dans l'évaluation de la situation. Les enquêteurs se concentrent sur leurs enquêtes. Nous pouvons voir quelque chose à Terre-Neuve qui est lié à l'Alberta, qui est lié au Québec ou à une autre région. On nous dit très souvent que le portrait que nous brossons est nouveau. Les enquêteurs peuvent parfois changer l'orientation de leur enquête en raison des renseignements que nous leur donnons. Ils peuvent aussi lancer de nouvelles enquêtes sur la base des renseignements que nous leur présentons. Ils ne sont pas toujours aussi précis qu'on le voudrait, en ce sens que notre travail consiste à fournir des renseignements et que le leur consiste à enquêter, donc ils ne nous disent pas ce que nous n'avons pas besoin de savoir. C'est bien entendu avec les agences de sécurité comme avec les forces policières.

Voulez-vous ajouter quelque chose?

Luc Beaudry, gestionnaire, Groupe du renseignement sur le financement du terrorisme, Centre d'analyse des opérations et déclarations financières du Canada : Notre travail consiste essentiellement à brosser un portrait général et à pointer du doigt les éléments qui méritent une enquête de leur part. C'est leur travail.

La rétroaction que nous recevons peut être différente à différentes étapes de l'enquête. Au début et à la fin de l'enquête, le message est différent, mais il est important que nous l'ayons. Nous prélevons des statistiques, mais nous recueillons également informellement le pouls, parce que nous parlons avec les enquêteurs. Nous voulons nous assurer que nos produits sont utiles et que nous ne sommes pas en train de leur faire perdre leur temps.

Le sénateur Ngo : Dans votre exposé, vous avez affirmé travailler en étroite collaboration avec d'autres unités de renseignement financier dans le monde. Or, les organisations criminelles et les groupes terroristes essaient de mettre la main sur l'information que détient le gouvernement en fonction des sujets d'intérêt qui transpirent. La défense de la cybersécurité du CANAFE est-elle solide? Quel est le degré de sécurité personnelle du CANAFE, particulièrement dans le contexte des menaces internes qui pourraient peser sur le CANAFE par une tierce partie?

M. Cossette : Pour la cybersécurité, nous nous estimons aussi bien protégés que nos organisations sœurs. Nous avons le bon système en place. Lorsque nous consultons de l'information classifiée, c'est-à-dire les dossiers où sont rassemblés les renseignements fournis par les institutions financières et ceux fournis par nos partenaires, nous utilisons un système très secret. Ils se trouvent sur un étage séparé, à accès limité. Ces dossiers sont aussi bien protégés d'une menace extérieure potentielle que dans n'importe quelle autre organisation.

Nous respectons la norme. En fait, le SCRS vient de temps en temps effectuer une analyse des menaces internes et externes. Nous travaillons avec le Centre de la sécurité des télécommunications afin d'établir nos besoins en matière de cybersécurité. Nous avons un régime robuste pour nous protéger des menaces internes, en ce sens que le commissaire à la protection de la vie privée vient nous visiter tous les deux ans pour évaluer si l'information sert aux fins auxquelles elle est destinée. Notre loi habilitante prescrit un cadre robuste. Si une personne est trouvée coupable, par exemple, elle peut se voir imposer jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et une amende de 500 000 $. En outre, nous favorisons une culture de la sécurité.

Pour vous donner un exemple précis, je vais lancer demain une série de présentations destinées à tous les employés du CANAFE afin de leur rappeler la nature des menaces internes et internes et ce qu'ils doivent ou non publier sur le Web. Nous avons également un accès limité aux médias sociaux, pas techniquement, mais selon notre politique. Nous encourageons nos employés à ne pas utiliser les médias sociaux, et ils ne peuvent pas les utiliser du bureau. Nous essayons autant que possible de leur faire comprendre leur contexte professionnel, celui d'une agence de sécurité.

Le sénateur Ngo : Pouvez-vous expliquer au comité quel genre d'examen de sécurité a lieu à CANAFE, par exemple, et à quelle fréquence il survient?

M. Cossette : Nos employés doivent tous avoir la cote de sécurité très secret; la cote de fiabilité approfondie ne suffit pas, ils doivent avoir la cote secrète. Il y a ensuite l'exigence très secret. Même les employés d'autres ministères qui se joignent au CANAFE, à court ou à long terme, doivent parfois faire l'objet d'une nouvelle vérification des antécédents de sécurité pour répondre à nos propres critères. De ce point de vue, notre niveau de sécurité est aussi élevé que le gouvernement du Canada nous le permet.

La sénatrice Beyak : Messieurs, je crois que depuis la création du CANAFE, le Canada n'a condamné qu'une personne pour financement d'activités terroristes. Pouvez-vous nous en parler un peu et me dire s'il y a une raison à cela, à votre connaissance?

M. Cossette : Je dirais que cela dépasse la portée de notre mandat. Notre contribution au processus se limite à la réception, à l'analyse et à la communication d'information. Les représentants de nos forces policières ou du Service des poursuites pénales du Canada seraient mieux placés que moi pour vous dire ce qu'il arrive ensuite, parce que comme je l'ai dit, nous fournissons des renseignements et non des preuves, il est donc difficile pour moi de vous expliquer pourquoi ces preuves ne mènent pas à des condamnations.

Le sénateur Mitchell : J'aimerais approfondir une question soulevée par le sénateur Ngo sur vos relations avec les agences internationales semblables à la vôtre. J'aimerais savoir quel est votre mandat pour ce qui est d'établir ces relations et de les gérer et d'où il vient. À la lumière de l'affaire Arar, qui teinte beaucoup ce que vous faites et les discussions de ce comité, quelles sont les mesures de sécurité qui vous garantissent que ces agences utilisent ces renseignements à bon escient et qu'elles ne les transmettent pas indûment à des tierces parties?

M. Cossette : Premièrement, nous ne partageons aucun renseignement avec d'autres organisations comme la nôtre avec lesquelles nous n'avons pas de protocole d'entente, de PE, revu et approuvé par le ministre des Finances. Nous avons moins de 90 PE à l'heure actuelle, et pour signer un protocole d'entente, les pays avec lesquels nous faisons affaire doivent avoir un régime de protection des renseignements personnels semblable au nôtre. Il n'a pas besoin d'avoir la même forme que le nôtre, mais il doit prévoir le même genre de protections.

Deuxièmement, ces protocoles d'entente ne nous obligent pas à divulguer quoi que ce soit, donc si nous préférons ne pas communiquer d'information pour toutes sortes de raisons, rien ne nous y oblige. Nous déterminons nous-mêmes si le pays qui demande l'information doit la recevoir ou non.

Troisièmement, nous ne divulguons d'information qu'aux autres unités de renseignement financier semblables à CANAFE. Nous n'avons pas le pouvoir de divulguer l'information que nous détenons au FBI, aux États-Unis, ni aux autres organismes d'application de la loi dans le monde. Les mécanismes qui nous régissent dictent assez bien ce que nous pouvons divulguer et comment nous pouvons le divulguer. Nous recevons et présentons des demandes (très précises), et si un pays nous demande de lui fournir de l'information au-delà de ce que nous pouvons lui communiquer selon la loi, nous lui demandons de s'adresser à la GRC ou aux organismes d'application de la loi. C'est le mécanisme qui est en place, et il est bien utilisé.

De plus, nous ne faisons pas affaire avec les pays non membres du Groupe Egmont des unités du renseignement financier, un groupe international, donc nous savons avec qui nous faisons affaire.

Le sénateur Mitchell : J'ai plusieurs autres questions, mais je vais les garder pour plus tard. Vous avez dit, je crois, que l'information que vous transmettez à votre pendant américain ne peut pas être transmise au FBI.

M. Cossette : Nous ne pouvons pas la lui transmettre directement. Nous communiquons exclusivement l'information à nos...

Le sénateur Mitchell : Selon votre protocole d'entente avec votre pendant américain, y a-t-il quelque type de renseignement que ce soit qu'il ne peut pas divulguer au FBI?

M. Cossette : Nous lui demanderions de nous demander la permission.

Le sénateur Mitchell : Ce n'est pas nécessairement contraignant.

M. Cossette : Une fois qu'il a l'information, il l'a.

La sénatrice Beyak : Si l'on s'attend à ce que l'information de votre centre soit accessible ou utilisée, est-il déjà arrivé, à votre connaissance, qu'un procureur général ne consente pas à ce qu'elle soit utilisée pour condamner quelqu'un pour financement d'activités terroristes?

M. Cossette : L'information que nous colligeons est rarement utilisée directement. Nos partenaires responsables de l'application de la loi l'utilisent pour obtenir une ordonnance de communication, un mandat de perquisition ou autre chose. Il ne s'agit pas de preuves. Notre travail n'est pas comme celui de la police, qui monte un dossier pour montrer que quelque chose s'est produit. Nous sommes dans le milieu du renseignement, donc nous signalons des menaces potentielles. Il revient aux forces policières de décider elles-mêmes de la façon dont elles vont utiliser l'information. Nous avons dû témoigner en cour à une ou deux reprises pour expliquer comment nos renseignements financiers ont été utilisés, mais comme je l'ai dit, cela fait partie de la façon de travailler plus en général.

Le sénateur Dagenais : Monsieur Cossette, je vous remercie d'être ici.

Pourquoi est-il plus difficile de trouver coupable une personne qu'on soupçonne de s'être livrée à des activités de financement du terrorisme plutôt que de blanchiment d'argent?

M. Cossette : Encore une fois, il est difficile pour moi d'évaluer comment le système judiciaire fonctionne au-delà de mon mandat. La seule chose que je vous dirai, c'est que le terrorisme, malheureusement, est une activité internationale. Les activités internationales sont toujours de nature plus complexe que les activités nationales. Je vais m'arrêter là. Les avocats ou procureurs seraient mieux placés que moi pour vous expliquer le fonctionnement du système.

Le sénateur Dagenais : J'ai une autre question. Les gens du CANAFE affirment analyser les tendances en matière de blanchiment d'argent et de financement des activités terroristes. Quelles grandes tendances dégagez-vous pour ce qui est du financement des activités terroristes? Y a-t-il des pays, des régions ou des causes qui ressortent des statistiques? Y a-t-il des catégories de Canadiens ou des chiffres sur la double nationalité avec une région particulière qui ressortent particulièrement des statistiques?

M. Cossette : Vous comprendrez que je ne vous donne pas de chiffres précis. Cette information ne peut pas être rendue publique, évidemment. Je peux toutefois vous dire que nous suivons les transferts d'argent du Canada vers les zones de conflit. Si vous nous demandez si nous suivons ce qui se passe en Syrie, oui, nous le faisons. Si vous nous demandez si nous suivons ce qui se passe en Iran, oui, nous le faisons. Oui, nous suivons ce qui se passe en Irak en ce moment, pour déterminer si les habitudes observées avant ces conflits ont changé. Y a-t-il des personnes ou des entreprises au Canada qui envoyaient de l'argent en Syrie, disons, aux fins de la discussion, qui n'en envoient plus parce que la Syrie fait l'objet de sanctions, mais qui se sont mis à envoyer de l'argent vers l'un de ses pays voisins, avec lequel elles n'avaient jamais fait affaire auparavant?

Nous analysons ce genre de choses pour en dégager des tendances. Ces observations peuvent servir non seulement à nos partenaires en matière de sécurité, mais à bien d'autres, comme le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement, le ministère des Transports ou même les banques, s'il y a lieu.

Dans ce contexte, nous analysons les transactions, comme je l'ai dit, effectuées vers les zones de conflit. Mais nous faisons la même chose par rapport à des groupes particuliers au Canada, nous cherchons à savoir où va leur argent et si leurs habitudes changent. Nous pouvons aussi surveiller les transactions vers le Canada. Prenons par exemple un échantillon d'un type de transaction; on peut essayer de voir si les tendances sont les mêmes dans un groupe que dans un autre. On fait le même genre d'analyse à l'échelle macroéconomique, mais bien sûr, nous ne pouvons pas divulguer l'information. Même dans nos communications avec des partenaires comme le MAECD, nous ne pouvons pas divulguer le nom de la personne concernée, le nom des banques ou ce genre de choses.

Le président : J'aimerais poser une autre question, si vous me le permettez, sur le blanchiment d'argent pour financer le crime organisé plutôt que le terrorisme. Pour le crime organisé, vous êtes évidemment en mesure d'identifier, au moins en partie, le type d'organisation criminelle qui blanchit de l'argent ailleurs dans le monde, n'est-ce pas? Vous pouvez au moins en brosser un portrait général grâce au travail du CANAFE?

M. Cossette : Nous arrivons à identifier les groupes parce que nos partenaires de l'application de la loi nous fournissent des noms et nous exposent les liens entre les noms et les groupes. Comme je l'ai déjà dit, s'il y a une transaction à mon nom, il ne sera pas écrit « Gérald Cossette, membre de tel groupe criminalisé », mais nous recevons de l'information de nos partenaires, qui nous disent que Gérald Cossette appartient à tel groupe.

Le président : J'aimerais parler un peu plus du crime organisé, parce qu'on nous dit que dans certains cas, le crime organisé participerait peut-être d'une manière ou d'une autre au financement des activités terroristes. Est-ce vrai? Peut- être pourriez-vous nous en parler un peu plus.

M. Cossette : Les groupes criminels et les organisations terroristes utilisent de l'argent qu'ils ont obtenu illégitimement de la même façon : par la fraude, le vol de carte de crédit, et cetera. Ils font donc de l'argent à peu près de la même manière. La différence entre les deux, c'est qu'il y a de l'argent illégitime, des produits de la criminalité, mais qu'il y a aussi de l'argent légitime. Il peut y avoir des gens qui remettent une partie de leur salaire à des organisations terroristes. L'argent recueilli n'est donc pas nécessairement illégitime; la source des fonds peut être légitime.

L'autre différence, c'est que le crime organisé commet des crimes pour réaliser du profit. Les terroristes recueillent de l'argent pour financer des activités terroristes. C'est la principale différence. Mais la façon dont les deux accumulent de la richesse par des moyens illégaux est à peu près la même : la fraude liée aux cartes de crédit, le vol, les combines à la Ponzi, l'extorsion.

Le sénateur Day : Monsieur Cossette et monsieur Beaudry, je m'excuse d'être arrivé un peu en retard. J'ai eu l'occasion de lire votre mémoire écrit, monsieur Cossette, j'ai donc une idée générale de ce qui s'est passé pendant que je n'étais pas là.

Pouvez-vous me dire combien il y a d'employés et d'analystes dans votre organisation?

M. Cossette : Nous avons environ 360 employés, répartis entre différents groupes. Les groupes susceptibles d'intéresser le comité sont surtout le groupe de la conformité, qui s'occupe de l'interface avec les entités comptables, puis celui des analystes financiers, dont Luc fait partie et qui s'occupe d'analyse financière.

Le sénateur Day : Bref, vous fournissez des renseignements financiers à vos partenaires du milieu de l'application de la loi, aux entités auxquelles vous êtes autorisés à révéler de l'information. Ces renseignements sont le fruit de votre analyse de l'information financière que vous recevez de toutes les institutions financières et autres. Les analystes analysent-ils tous l'information par le prisme de votre mandat, de la perspective du blanchiment d'argent et de la lutte contre le terrorisme ou ciblez-vous les analyses différemment? Y a-t-il différents analystes qui examinent l'information de différents points de vue, selon les groupes à qui vous communiquez l'information?

M. Cossette : Notre mandat est très clair et très étroit. Il porte sur le blanchiment d'argent, le financement du terrorisme et la sécurité nationale. Pour pouvoir communiquer de l'information à nos partenaires responsables de l'application de la loi et de la sécurité, nous devons respecter certains critères, ce qui signifie que nous recevons des rapports des institutions financières qui n'ont peut-être jamais été divulgués parce qu'ils ne comprennent rien qui permette de soupçonner la présence d'activités de blanchiment d'argent ou de financement du terrorisme, à moins d'avoir le nom d'un terroriste. Mais même là, la transaction elle-même doit porter à soupçonner quelque chose, sinon nous communiquerions toute l'information que nous recevons.

Selon la façon dont notre loi est écrite, nous devons avoir des soupçons de blanchiment d'argent ou de financement d'activités terroristes. Nous ne divulguons pas d'information sur les produits de la criminalité. Nous ne divulguons pas d'information sur la fraude. Nous divulguons de l'information sur le blanchiment d'argent. Comme vous le savez, les produits de la criminalité sont la plupart du temps recyclés.

Le sénateur Mitchell : Vous avez donné un exemple qui a piqué ma curiosité, monsieur Cossette, celui d'entreprise qui avait l'habitude d'envoyer de l'argent en Syrie, puis qui s'est mise à en envoyer vers l'un de ses États frontaliers, en raison de changements dans cette relation, ce qui soulève des doutes. Comment en arrivez-vous à cibler cette entreprise au départ? Est-ce que les banques vous signalent la chose ou avez-vous besoin d'un mandat pour passer à la prochaine étape et vous mettre à la surveiller? Quel est le cadre juridique pour que vous puissiez aller chercher cette information?

M. Cossette : Nous n'avons pas de pouvoir d'enquête. Ce doit être bien clair. Ce sont les forces policières qui détiennent des pouvoirs d'enquête. La loi oblige donc les institutions financières à déclarer certaines choses. Lorsque nous recevons l'information et que nous établissons qu'elle donne lieu à des soupçons, qu'il y a un changement d'habitudes qui pourrait indiquer quelque chose, nous pouvons en aviser les forces policières et dire : « Nous constatons un changement d'habitudes qui nous porte à croire qu'il pourrait y avoir là blanchiment d'argent ou financement d'activités terroristes. » Les services de police décident ensuite s'ils souhaitent enquêter. Le cas échéant, ils peuvent obtenir un mandat ou une ordonnance de communication, mais nous n'en avons pas le pouvoir selon la loi.

On nous demande très souvent pourquoi nous ne surveillons pas les institutions financières. La loi ne nous le permet pas. C'est du ressort des organisations d'application de la loi. Si elles décident de mener enquête, elles font ce qu'il y a à faire.

Le sénateur Mitchell : Croyez-vous que la loi vous régissant devrait vous le permettre?

M. Cossette : Le régime le permet en ce sens que les forces policières peuvent faire ce travail.

Le sénateur Mitchell : Vous ne croyez pas que vous devriez avoir le droit de le faire?

M. Cossette : Je pense qu'il revient au Parlement de décider jusqu'à quel point nous voulons compromettre la protection de la vie privée des Canadiens. Les renseignements personnels que nous pouvons recevoir sur les Canadiens, selon la loi, sont très limités. Si nous voulions aller plus loin, je pense que les parlementaires devraient se demander si la protection de la vie privée est plus importante que la sécurité dans ce contexte.

Compte tenu de ces limites, comme nous recevons l'information, la façon dont nous l'utilisons est limitée par le mandat que nous confère la loi.

Le sénateur White : Je vous remercie de vos réponses. Elles sont excellentes. Vous avez fait une observation sur les groupes ou organisations criminelles. Au Canada, on dresse la liste des organisations terroristes et des terroristes eux- mêmes, et il est assez facile de déterminer quand ils envoient de l'argent vers un autre pays donné. On peut rapidement déterminer si l'argent est destiné à un groupe terroriste inscrit à la liste. Serait-il utile de dresser la liste des organisations criminelles aussi?

Les Hells Angels sont une organisation criminelle, tous les Canadiens le savent, mais ils ne figurent tout de même pas à une liste officielle, même si on peut l'affirmer publiquement aujourd'hui. Serait-il utile, compte tenu de la façon dont vous communiquez de l'information, que cette information puisse circuler, grâce à la création d'une liste des organisations criminelles reconnues par les tribunaux à diverses reprises, par exemple? Je suppose qu'il reviendrait au Parlement de déterminer comment s'élaborerait cette liste.

M. Cossette : Cela ne servirait pas à grand-chose, puisque nous suivons des personnes et des opérations financières. Donc même lorsqu'un groupe terroriste est connu au Canada, prenons le Hamas, s'il n'y a pas de noms associés à ce groupe pour nous indiquer qui en fait partie, il est impossible pour nous de savoir que telle personne fait partie du Hamas. De ce point de vue, ce système a ses limites.

Le sénateur White : Mais le fait est que pour le Hamas, il y a des noms qui y sont associés. Cela aide dans une certaine mesure. Si un organisme d'enquête, au moins, déclare que telle et telle personnes font partie du Hamas et qu'elles ont effectué quelques opérations, on voudra évidemment savoir quand ces personnes effectuent des transactions. Ne croyez-vous pas que la prochaine étape serait d'en faire de même pour les organisations criminelles? Je n'essaie pas de lancer de grand débat.

M. Cossette : C'est ce qui se passe maintenant dans une certaine mesure.

Le sénateur White : Pour le terrorisme?

M. Cossette : Pour les organisations criminelles également, car les enquêteurs peuvent dire qu'ils enquêtent sur M. S, qui fait supposément partie de l'organisation Y. C'est de cette façon, d'un point de vue stratégique, que nous pouvons trouver, par exemple, le montant qui est peut-être lié aux Hell's Angels ou à toute autre organisation criminelle.

Cela dépend vraiment de l'information qui nous est fournie dans des cas précis. Parfois, les demandes d'information sont très détaillées et nous révèlent toute l'histoire. Parfois, c'est limité.

Le sénateur Day : J'ai deux questions à vous poser, et puisque mon temps est limité, je vais essayer de les regrouper, si possible. Elles portent de nouveau sur les analystes.

Conformément à votre mandat, vous faites un travail d'analyse, mais certaines entités au Canada, en particulier, ont peut-être un intérêt un peu différent en raison de l'entité particulière. Que pensez-vous de l'idée de rendre votre base de données accessible à ces autres entités de sorte qu'elles fassent une analyse conformément à leur mandat plutôt que se servir des renseignements qui découlent de votre analyse?

Je pense entre autres à Revenu Canada. Il peut être intéressé aux questions de fraude fiscale, qui peuvent facilement être liées à l'antiterrorisme si l'on veut adopter un point de vue plus général comme vous l'avez fait plus tôt concernant le blanchiment.

M. Cossette : Monsieur le président, nous communiquons déjà l'information à l'ARC. Nous le faisons pour le volet de la fraude fiscale, tant que l'information qui nous est fournie respecte deux critères : premièrement, blanchiment d'argent; deuxièmement, fraude fiscale. À l'heure actuelle, nous communiquons de l'information à l'ARC.

De plus, sauf erreur, selon le budget de 2014, ou d'autres mesures, en fait, l'ARC aura maintenant accès aux mêmes virements internationaux électroniques de fonds que le CANAFE. Elle ne pourra pas accéder à notre base de données. En théorie, l'information proviendra des institutions financières et sera transmise au CANAFE et à l'ARC de façon indépendante — exactement les mêmes virements internationaux électroniques de fonds. Ce n'est pas le cas pour toute l'information, mais dans ce cas, oui, car les questions de fraude fiscale la concernent.

Ce qui a pu être perçu auparavant comme l'absence de communication d'information entre nos deux organismes disparaît très rapidement, car cela s'appliquera à compter de janvier 2015.

La sénatrice Stewart Olsen : Je serai très brève. Je veux obtenir une précision. La communication d'information se fait-elle dans les deux sens? Par exemple, un organisme d'enquête, comme le SCRS ou la GRC, peut-il donner au CANAFE le nom d'une personne ou d'une organisation et lui demander de l'information à ce sujet?

M. Cossette : C'est ce qui se passe la plupart du temps. C'est notre façon de procéder. Je ne sais pas quelle est la proportion.

M. Beaudry : Environ entre 80 et 85 p. 100 de nos dossiers se basent sur de l'information que nos partenaires nous fournissent de façon volontaire, et dans 15 à 20 p. 100 des cas, c'est nous qui avons ouvert le dossier. C'est ce qui correspond à peu près à la réalité.

M. Cossette : J'aimerais apporter une précision. L'an dernier, nous avons reçu plus de 1 300 demandes du SCRS et de la GRC, et nous leur avons répondu à 1 143 reprises.

Le sénateur Mitchell : Encore une fois, je veux parler de la question de la relation avec les autres organismes et de la communication d'information. Monsieur Cossette, vous avez dit que vous avez accéléré les choses, ce qui était très pertinent. Vous avez laissé entendre que vous avez changé le processus dans une certaine mesure pour ce faire. Je me demande si vous pouvez nous en dire plus à ce sujet.

Le Comité des banques a suggéré que d'autres organismes — l'ASFC, le SCRS — aient un accès direct. Je suis peut- être en train de répéter ce qui a déjà été dit. Pensez-vous que cela accélérerait davantage les choses et qu'il n'y aurait pas trop d'aspects négatifs s'ils avaient un accès direct? Préconisez-vous plutôt la séparation des deux pour que ce soit circonscrit?

M. Cossette : En ce qui concerne l'accélération du processus, je vais laisser Luc vous expliquer les changements que nous avons apportés sur ce plan. Pour ce qui est de l'accès direct, il y a deux éléments.

Nos mesures découlent du Code criminel. Le seuil est donc très bas. C'est ce qui fait en sorte que nous n'avons pas de pouvoirs d'enquête et que les organismes d'exécution de la loi ont besoin de mandats, et cetera. Si l'on permettait à d'autres organismes d'avoir accès à notre base de données, il faudrait changer la nature des relations. Les mesures ont été créées explicitement pour interdire l'accès, compte tenu du seuil très bas. C'est le premier élément.

Le deuxième, c'est que si l'on fait en sorte qu'ils aient un accès direct, ils devront créer leur propre capacité d'analyse de l'information et de compréhension. Depuis 2000, nous acquérons une expertise qui nous est exclusive. Il est vrai que la police provinciale et les grands corps policiers municipaux ont aussi des capacités analytiques, mais c'est notre spécialité. Si l'on devait la transférer ailleurs, il faudrait reproduire la même capacité dans de nombreux organismes. Le service est très en demande. C'est pourquoi si nous ne le faisions pas, il faudrait que quelqu'un d'autre le fasse.

M. Beaudry : Très brièvement, nous avons chargé nos analystes de première ligne, qui examinent toutes les DOD, toute l'information qui est présentée, de mettre au courant rapidement les cadres hiérarchiques lorsqu'il s'agit de questions d'intérêt national. Avant tout, nous avons allégé les lourdeurs administratives concernant l'analyse d'alertes importantes.

Au moment d'obtenir l'approbation de la gestion pour la divulgation de l'information, nous pouvons le faire en quelques minutes. Si nous considérons que c'est un aspect important, nous divulguons l'information en une heure. C'est possible de le faire. Ainsi, à ceux qui se demandent si nous agissons rapidement, je peux répondre que nous accordons la plus grande attention à la question en cause et que s'il faut agir immédiatement, nous communiquons l'information sans tarder.

Le président : Je veux revenir sur une autre question, qui concerne un élément de votre déclaration préliminaire. Vous avez dit qu'à la fin d'avril, les Équipes intégrées de la sécurité nationale de la GRC de l'Ontario et du Québec ont reconnu votre contribution à une enquête sur le financement d'activités terroristes visant IRFAN Canada, une organisation que l'on présume liée à l'entité terroriste Hamas.

Je crois comprendre que cette organisation faisait l'objet de surveillance ou d'une enquête depuis un certain nombre d'années. Enfin, en avril, cela a été signalé, et des mesures ont été prises.

Compte tenu des renseignements que vous nous avez fournis aujourd'hui — c'est-à-dire qu'il y a eu 234 signalements cette année, soit le double de l'année précédente, et je ne sais pas ce qu'il en était l'année d'avant —, la coordination des responsabilités du gouvernement sera-t-elle améliorée de sorte que si une organisation comme celle-là se sert de son statut d'organisme de bienfaisance pour financer des activités terroristes, nous serons en mesure de porter des accusations le plus tôt possible et de ne pas nous retrouver dans la situation actuelle?

M. Cossette : Ce que je peux dire à ce sujet, non pas concernant ce cas précis, mais bien la démarche qui est suivie dans le cas des organisations non gouvernementales, c'est que des travaux sont faits actuellement dans le cadre du Groupe d'action financière sur le blanchiment de capitaux dans le but de mieux comprendre comment on se sert des organisations non gouvernementales, en fait, pour fournir de l'argent à des groupes terroristes ou illégaux.

En ce qui concerne ce cas précis, c'est une longue histoire : on savait ce qui se passait; on ignorait ce qui se passait; et lorsque les choses sont devenues claires, les organismes d'application de la loi ont pu agir. Toutefois, au départ, il est très difficile de savoir, ou, en fait, de déterminer si une organisation fournit de l'argent à un groupe terroriste.

Il était possible d'établir le lien entre l'IRFAN et le Hamas, mais ce n'est pas nécessairement possible, compte tenu de la façon dont les organisations cachent leur argent parfois ou dont elles le transfèrent ailleurs dans le monde avant qu'il arrive à destination, ce qui est la façon de faire des criminels. Cela, en fait, a pris une importance particulière, non seulement au Canada, mais dans un certain nombre de pays, pour des travaux de recherche.

Le président : Chers collègues, j'aimerais poser une question à ce sujet. S'agit-il seulement d'un exemple où l'on associe directement un organisme de bienfaisance à un groupe terroriste, et nous ne sommes pas encore en mesure de changer quoi que ce soit sur ce qui se passe, car nous n'avons pas assez de renseignements sur le financement qui se fait d'un pays à un autre?

M. Cossette : Dans le cas de l'IRFAN, ou de tout autre organisme, il faut établir un lien entre celui-ci et l'organisation à l'étranger.

Le président : Oui.

M. Cossette : Les organismes qui veulent fournir de l'argent à des organisations terroristes utilisent sensiblement le même type de technique qu'ils utilisent pour blanchir de l'argent. C'est pourquoi il est difficile d'établir un lien direct entre les gens qui fournissent les fonds à partir d'ici et la façon dont ils sont utilisés là-bas.

Pour ce qui est du terrorisme, il faut démontrer que les fonds servent au soutien, à la planification, et cetera. C'est difficile; ce l'est plus que nous le voudrions.

Le président : Chers collègues, nous avons dépassé notre temps. Je souhaite remercier nos témoins.

Monsieur Cossette, vous nous avez appris beaucoup de choses. Je vous remercie d'être venu comparaître devant nous pour nous donner ces renseignements. Votre témoignage s'inscrit dans les discussions que nous avons l'intention d'avoir au cours des mois à venir de sorte que les Canadiens prennent conscience des menaces auxquelles nous faisons face et connaissent les responsabilités que prend le gouvernement pour ce qui est de la protection de notre paix et de notre sécurité. Je vous remercie de votre présence. Nous saluons le travail que vous faites au nom de tous les Canadiens.

Nous continuons notre étude sur les menaces terroristes pour le Canada. Nous sommes ravis d'accueillir M. Jeff Yaworski, directeur adjoint des opérations au Service canadien du renseignement de sécurité. Monsieur Yaworski, nous vous remercions de votre présence. Je crois comprendre que vous avez une déclaration préliminaire. Allez-y, s'il vous plaît.

Jeff Yaworski, directeur adjoint des opérations, Service canadien du renseignement de sécurité : Mesdames et messieurs les sénateurs, bonjour. Je vous remercie de m'avoir invité à discuter de la menace terroriste. Mon intervention portera sur la menace que le terrorisme fait peser sur le Canada et sur l'évolution rapide de cette menace à la lumière de l'actualité mondiale.

Comme l'a affirmé le directeur du SCRS le 8 octobre devant un comité de la Chambre des communes, le terrorisme constitue une menace réelle, et le Canada doit faire preuve de vigilance en la matière. La montée en puissance du groupe terroriste connu sous le nom d'État islamique en Irak et au Levant, ou EIIL, qui a fait défection d'Al-Qaïda il y a plus d'un an, représente un changement radical dans la politique interne de l'extrémisme sunnite dans le monde et a accru la complexité de la menace tant pour le Canada que pour le reste du monde.

Les succès de l'EIIL au cours de la dernière année sont grandement attribuables à ses stratégies dynamiques de recrutement, de collecte de fonds et de propagande ainsi qu'au fait qu'il a su étendre son territoire en Irak et en Syrie. Le basculement continu de la région dans l'instabilité pourrait nuire à des intérêts canadiens. À titre d'exemple, notons la sécurité de nos forces armées qui y sont ou qui y seront déployées, la sécurité des alliés du Canada dans la région et la possibilité que le nombre de réfugiés et de personnes déplacées augmente. Le SCRS continuera de conseiller adéquatement le gouvernement sur ces menaces et ces enjeux comme il l'a toujours fait, notamment à propos de l'Afghanistan et du conflit en Libye.

Grâce à leurs activités de recrutement et de propagande, l'EIIL et d'autres groupes extrémistes continuent d'attirer des musulmans adeptes d'une idéologie radicale et violente, qui viennent de partout dans le monde grossir leurs rangs. Sur les médias sociaux, l'EIIL a lancé l'une des campagnes les plus complexes et les plus réussies de l'histoire des groupes terroristes. L'EIIL a produit des vidéos de propagande dégoûtantes, certes, mais qui fonctionnent. Le groupe a recruté des milliers de personnes en Occident et au Moyen-Orient, particulièrement de jeunes hommes désabusés qui entretiennent une fascination pour la violence et qui y sont enclins.

Mesdames, messieurs, comme nous le savons, les Canadiens ne sont pas à l'abri du phénomène. Le SCRS sait qu'au moins une cinquantaine de Canadiens mènent des activités liées au terrorisme avec l'EIIL et d'autres groupes extrémistes dans la région. De ce nombre, une trentaine se trouve en Syrie. Les autres mènent des activités en Irak, en Turquie et dans les zones frontalières connexes. La participation de Canadiens à ces conflits nuit à la réputation du Canada sur la scène internationale et à la sécurité dans la région. Le Canada est tenu de faire ce qu'il peut pour empêcher ces gens de se rendre là-bas.

Comme le directeur l'a récemment mentionné, le SCRS est également préoccupé par le risque que représentent les personnes qui reviennent au pays après avoir mené des activités liées à la menace à l'étranger, que ce soit au sein de l'EIIL ou d'autres groupes, comme le Front al-Nosra en Syrie. Bien que leur expérience et leur détermination varient énormément, une seule personne ou un seul petit groupe suffit pour causer des dommages considérables. À l'heure actuelle, il y a, à la connaissance du SCRS, environ 80 personnes à cet égard. Elles font l'objet d'une surveillance active, parfois dans le cadre d'un mandat judiciaire, afin de repérer toute menace pour la sécurité publique.

Le SCRS redoute aussi que les événements à l'échelle mondiale orientent le contexte de la menace d'une façon qui nuit aux intérêts du Canada. Pour des raisons manifestes, le SCRS craint que le message de l'EIIL et sa stratégie efficace dans les médias sociaux n'amènent des personnes radicalisées à perpétrer des attentats au Canada. Vous aurez sans doute pris conscience de ce risque en raison des récentes arrestations effectuées en Australie, où un groupe terroriste inspiré par l'EIIL comptait commettre des actes de violence aléatoires contre des civils innocents. Le SCRS enquête activement sur toute possibilité en ce sens et informera bien entendu de ces dossiers les parties concernées. J'aimerais toutefois souligner également, comme l'a fait le directeur, que le SCRS ne dispose d'aucune information donnant à penser qu'un attentat terroriste au Canada est imminent.

Outre les menaces au Canada, les événements à l'échelle mondiale accroissent la menace qui pèse sur la sécurité des Canadiens et des ambassades à l'étranger. Le SCRS collabore avec ses partenaires au MAECD et les conseille afin de prendre des mesures contre ces menaces. Toutefois, j'encourage comme toujours les Canadiens à consulter les avertissements du MAECD à l'intention des voyageurs avant de se rendre à l'étranger afin de prendre une décision éclairée

Honorables sénateurs, le SCRS s'inquiète de la dynamique entre les divers groupes djihadistes à l'échelle internationale. En effet, la façon dont évoluera la rivalité entre l'EIIL et Al-Qaïda déterminera en grande partie les futures menaces. Par exemple, en raison de l'essor de l'EIIL, au profit duquel ils perdent de plus en plus de partisans, il se peut qu'Al-Qaïda et les groupes qui lui sont affiliés accélèrent le rythme de leurs opérations contre des cibles occidentales afin de démontrer leur pertinence. Un tel scénario est clairement préoccupant. Inversement, on pourrait aussi envisager un rapprochement entre les deux organisations, ce qui les amènerait à tirer profit de leurs ressources respectives et à les coordonner.

Le SCRS collabore avec ses partenaires à l'étranger afin de surveiller attentivement l'évolution de la situation et de bien conseiller le gouvernement du Canada sur un contexte de la menace toujours plus complexe. À cet égard, le SCRS accueille favorablement les modifications proposées à la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité qui ont été annoncées par le ministre la semaine dernière et qui confirment notamment sa capacité de mener des opérations à l'étranger.

Comme la discussion d'aujourd'hui sur le terrorisme et l'EIIL le montre, il est essentiel que le SCRS soit en mesure de mener ses activités à l'étranger pour contrer les menaces pour la sécurité nationale du Canada. En effet, sans une telle présence internationale, le Canada ne disposerait pas des connaissances nécessaires pour lutter contre les menaces de l'étranger qui pèsent sur sa sécurité.

Mesdames et messieurs les sénateurs, je vous dis cela pour mettre la menace bien en vue. Les employés du SCRS enquêtent activement sur tous les dangers possibles en collaboration avec nos partenaires au Canada et à l'étranger.

Comme vous le savez certainement, en votre qualité de sénateurs, le gouvernement vient de publier le Rapport public sur la menace terroriste pour le Canada, qui fait le point sur sa stratégie en quatre volets pour lutter contre la menace terroriste : empêcher, déceler, priver et intervenir. Dans le cadre de cette stratégie, la principale tâche du service consiste à déceler la menace terroriste et à donner des conseils au gouvernement à cet égard. Ce rôle est totalement conforme au mandat du service en vertu de la Loi sur le SCRS, qui consiste à fournir des conseils à divers ministères et organismes gouvernementaux en ce qui a trait aux menaces qui pèsent sur la sécurité du Canada.

Sur ce point, les conseils fournis peuvent se présenter sous diverses formes et porter sur différentes étapes de la menace. Ainsi, le SCRS fournit des conseils sur le filtrage de sécurité à l'Agence des services frontaliers du Canada afin d'empêcher en premier lieu les individus dangereux d'entrer au pays. Dans le cas de Passeport Canada, le service fournit des conseils qui peuvent entraîner la révocation de passeports afin d'empêcher des Canadiens de partir dans des pays comme la Syrie et l'Irak pour prendre part à des conflits armés. Bien sûr, le SCRS poursuit sa collaboration avec ses collègues de la GRC qui peuvent lancer une enquête criminelle après réception d'une note de communication du service. À ce sujet, le SCRS est fier du rôle qu'il a joué dans le cadre des nombreuses poursuites fructueuses intentées depuis les attentats du 11 septembre 2001. D'après ce que je comprends, la GRC doit comparaître plus tard sur le sujet, et je suis convaincu que ses représentants pourront vous fournir de plus amples renseignements sur ce dossier.

Mesdames et messieurs les sénateurs, s'il est essentiel que le SCRS collabore avec ses partenaires gouvernementaux, son travail repose également sur la coopération des Canadiens. Comme je l'ai déjà dit, le service ne dispose d'aucune information lui permettant de croire à l'existence d'une menace imminente et il encourage tous les Canadiens à continuer de vaquer à leurs occupations quotidiennes. Cela dit, la sécurité nationale est l'affaire de tous et j'invite tous les Canadiens à faire preuve de vigilance et à signaler toute menace éventuelle pour la sécurité nationale au SCRS, aux services de police locaux ou par la Ligne Info-sécurité nationale de la GRC.

Sur ce, c'est avec plaisir que je répondrai à vos questions.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Yaworski. Nous vous sommes reconnaissants d'être ici pour discuter d'une question très grave pour les Canadiens. Le premier à vous questionner sera le sénateur Mitchell, le vice-président du comité.

Le sénateur Mitchell : Merci, monsieur Yaworski, d'être ici. Comme tous les Canadiens, j'en suis sûr, je m'intéresse à l'annonce faite par le ministre Blaney, de la Sécurité publique, sur les modifications qu'il envisage pour vous aider dans votre mission.

Si, pendant quelques moments, vous étiez à sa place, quelles modifications apporteriez-vous à la loi qui régit votre activité, votre mission et vos pouvoirs pour augmenter votre efficacité actuelle?

M. Yaworski : Pour vous répondre, la prudence s'impose. Comme vous le savez très bien, le projet de loi sera déposé cette semaine, et je me sentirai beaucoup plus à l'aise de répondre à ce genre de questions quand ce sera fait.

Des conjectures ont été faites sur la teneur de ce projet de loi, des suppositions plus ou moins gratuites. Chose certaine, je pense qu'on répondra suffisamment en détail à ces questions après le dépôt du projet de loi à la Chambre des communes.

L'une des questions qui se posent et qui, je le sais, ont déjà soulevé l'attention des médias concerne les informateurs du SCRS. Je voudrais dire, à ce sujet, que le service compte beaucoup sur eux. Sans eux, nous ne pourrions pas accomplir notre travail. Leurs indices nous aident à sauver des vies canadiennes. Ils travaillent contre des groupes très criminels, dont nous savons, sans grand effort d'imagination, ce dont ils sont capables contre des civils isolés et innocents. S'ils découvraient dans leurs rangs un informateur à nous, un traître, lui et sa famille courraient un danger extrême.

Le sénateur Mitchell : Pour être plus précis, vous évaluez à 80 le nombre d'individus qui, d'après votre organisation, sont revenus des combats pour une sorte de groupe terroriste et qui se trouvent maintenant au Canada. Prise au pied de la lettre, cette information pourrait être déconcertante. Quelles assurances pouvez-vous donner? Ces individus ont-ils encore leur passeport? Sont-ils libres de circuler? Que faites-vous d'eux? Surveillez-vous leur appartenance à des réseaux?

M. Yaworski : Chose certaine, ces 80 individus ont vécu diverses expériences à l'étranger. Vous dites qu'ils ont combattu. Pas tous. Certains s'occupaient de financement. D'autres de communications avec les médias et Facebook, en raison de leurs talents de communicateurs. D'autres encore ont fréquenté des écoles de langues. D'autres enfin des écoles plus radicales. Tous n'étaient pas les combattants aguerris que vous décrivez. L'expérience de chacun a été différente.

Voilà pourquoi, quand ils reviennent au Canada, nous devons manifestement surveiller leurs activités, autant que nous le pouvons, mais en fonction de priorités. Nous ne pouvons pas consacrer toutes nos ressources à tous ces gens-là en même temps. Nous devons établir des priorités. Nous savons qui ils sont. Nous mettons en commun nos renseignements avec la GRC, chaque fois que c'est possible. Votre question sur les passeports est pertinente. Pour revenir au pays, comme pour en sortir, il en fallait.

À remarquer aussi que, pour le départ de ces individus à l'étranger, le Canada ne possède pas de système de renseignement. Il n'est pas toujours facile de savoir à quel moment ils sont partis.

Le sénateur White : Merci beaucoup, monsieur Yaworski, d'être ici et merci pour vos réponses. Dernièrement, nous avons beaucoup entendu l'expression « voyageur extrémiste ». J'essaie de comprendre pourquoi on ne parle plus de voyageur djihadiste. Quelque chose a-t-il changé ou est-ce simplement une nouvelle expression?

M. Yaworski : Je pense qu'il s'agit probablement et surtout d'une nouvelle expression. Comme je l'ai dit au sénateur Mitchell, ils ne sont pas tous djihadistes, c'est-à-dire des combattants cherchant la mort au combat. D'autres, comme je l'ai dit, ont des expériences tout à fait différentes.

Le sénateur White : Pouvez-vous nous donner un aperçu de vos principaux sujets de crainte, à part l'EIIL? Avant l'avènement de l'EIIL, je sais que vous étiez très occupés. Pouvez-vous nous donner une idée de ce qui vous occupe, à l'heure actuelle, à part l'EIIL?

M. Yaworski : C'est particulièrement les menaces de cyberterrorisme, parce qu'elles restent les plus visibles. La radicalisation se présente sous de nombreuses formes. Chacun se radicalise à sa façon. Il n'y a pas d'explication unique pour le changement de comportement d'un individu sédentaire vivant dans le sous-sol de la maison de ses parents qui, après avoir navigué sur certains sites web radicaux, s'engage dans le conflit en Syrie. Mais le phénomène et ces individus sont très préoccupants.

Le noyau d'Al-Qaïda a probablement perdu de son importance, mais son message continue de résonner dans tout le réseau Internet. En cette ère d'Internet, il est facilement accessible et il influe sur la génération montante. Il ne se résume pas à simplement combattre avec l'EIIL. L'EIIL est le groupe dont on parle aujourd'hui, mais il y en aura d'autres; il y en a déjà d'autres.

Actuellement, de 130 à 145 Canadiens, probablement, combattent là-bas. Ils ne sont pas tous avec l'EIIL. Ils font partie d'autres groupes terroristes comme l'Hezbollah et se trouvent dans d'autres parties du pays ainsi qu'en Afrique du Nord, en Afrique orientale et en Afrique occidentale. Ces Canadiens participent à des activités, à l'étranger, auxquelles ils ne devraient pas participer. La menace de cyberterrorisme est beaucoup plus générale que celle que pose l'EIIL. Elle nous préoccupe énormément, et c'est notre priorité.

La sénatrice Stewart Olsen : Vous avez mentionné qu'il y avait environ 130 Canadiens, puis vous avez dit 145. Ce chiffre est-il la meilleure estimation, au mieux de votre connaissance?

M. Yaworski : Le nombre change quotidiennement. La liste s'allonge quand nous acquérons sur des individus des renseignements supplémentaires qui confirment leur identité, leur connexion avec le Canada. On biffe leur nom de la liste lorsqu'ils reviennent au pays ou si nous avons des raisons de croire qu'ils sont morts au combat. Ce nombre est un instantané. Au cours de l'année écoulée, il a varié entre 130 et 145.

La sénatrice Stewart Olsen : Au sujet des 80 Canadiens que vous surveillez, vous avez dit que vous ne pouviez pas les surveiller tout le temps. Quelle méthode employez-vous? Privilégiez-vous les plus dangereux? Comment faites-vous? Combien d'heures-personnes, environ, sont employées?

M. Yaworski : Il est difficile d'attribuer des heures-personnes. Je ne tiens pas non plus à divulguer tous les renseignements sur nos méthodes.

La sénatrice Stewart Olsen : Je comprends.

M. Yaworski : Un nombre aussi considérable exige l'établissement de priorités. J'essayais de dire que nous devons classer ces organisations selon des priorités. Nos ressources limitées doivent aller aux plus menaçantes d'après nous. Pour certaines d'entre elles, nous disposons d'une large gamme de techniques. J'ai parlé, plus tôt, de nos informateurs, qui, au quotidien, nous permettent de savoir ce qui se passe et de connaître les individus les plus radicaux. Par mandat, nous pouvons maîtriser ceux qui présentent le risque le plus important pour le pays, par les activités dans lesquelles, d'après nous, ils sont engagés. La gamme des possibilités est très large, mais nous accordons la priorité à ces cas, dans la mesure du possible.

Le président : Si vous permettez, je tiens à vous questionner sur les connaissances de votre organisation et celles des autres ministères. Nous savons que, actuellement, 145 individus peuvent combattre pour des groupes terroristes à l'étranger, participer pour eux à des activités de financement ou leur rendre d'autres services. Or, 80 sont revenus et vivent au Canada. Je suppose qu'ils sont citoyens canadiens.

M. Yaworski : Oui.

Le président : Avez-vous estimé le nombre de sympathisants actifs de ces 200 ou 215 activistes terroristes? Combien de Canadiens les appuient effectivement? Ils doivent avoir une famille; un foyer; une occupation. En avez-vous une idée? Parlons-nous de 300, de 400 ou de 500 personnes?

M. Yaworski : Excellente question, parce que vous introduisez ici une autre mesure de notre ignorance, bien honnêtement. Nous connaissons ces chiffres. Ces individus encore invisibles sont ceux qui m'empêchent de dormir. Pour l'information au pays, nous dépendons manifestement de notre collaboration avec nos partenaires rapprochés de l'ASFC, du Centre de sécurité des télécommunications et de la GRC. À l'étranger, où naissent beaucoup de ces menaces, nous comptons énormément sur nos liens de collaboration étroite avec nos alliés.

Nous ne pouvons pas contrer par nos seuls moyens les menaces de terrorisme. Nous comptons beaucoup sur nos partenaires, et, bien franchement, cette confiance est mutuelle. Nous ne pouvons pas faire bande à part et eux non plus. Dans ce dossier, nous recevons l'aide de nombreux partenaires.

Quant au réseau de sympathisants canadiens que nous ne connaissons pas, nous réévaluons quotidiennement nos objectifs et nous apprenons l'existence de nouveaux individus. Quand nous nous concentrons sur un objectif particulier, l'effet est comme un rond que fait un caillou lancé dans l'eau, qui s'élargit considérablement et révèle des affiliés. Notre travail consiste à déterminer lesquels de ces sympathisants justifient un ciblage plus précis. Nous réévaluons continuellement notre liste et nous veillons à consacrer nos ressources aux premiers noms qui s'y trouvent.

Le sénateur Day : Monsieur Yaworski, pouvez-vous m'éclairer?

M. Yaworski : Bien sûr.

Le sénateur Day : Quel est le rapport entre l'EIIL et l'EIIS?

M. Yaworski : Très étroit. C'est la même organisation. L'EIIL et l'EIIS ne font qu'un : l'État islamique en Irak et au Levant ou l'État islamique en Irak et en Syrie. Deux noms différents pour la même réalité aussi simplement appelée État islamique.

Le sénateur Day : Est-il entré en communication avec vous pour dire qu'il préférerait EIIL à EIIS?

M. Yaworski : Non. Les communications ne sont pas bonnes à ce point.

Le sénateur Day : Parlons du Centre intégré d'évaluation du terrorisme, le CIET.

M. Yaworski : D'accord.

Le sénateur Day : D'après nos renseignements, c'est l'union de ressources fédérales de renseignement et de diverses organisations canadiennes avec leurs analystes et leurs bases de données. Le CANAFE fait-il partie de ce groupe?

M. Yaworski : Je crois que le CANAFE est représenté au CIET. Le CIET est exactement ce que vous avez dit, le résultat d'un effort collectif pour l'évaluation de dossiers de lutte contre le terrorisme. Cette entité indépendante, même si elle est logée au SCRS sert à réunir ces organismes et à accéder à leurs bases de données respectives.

Le sénateur Day : Le CANAFE, qui possède un bon nombre d'analystes, nous a dit, récemment, qu'il ne partage pas sa base de données. Il se peut pourtant qu'il le fasse indirectement, par le CIET. Nous devrons essayer d'élucider ce mystère.

M. Yaworski : Oui.

Le sénateur Day : Êtes-vous au courant des analyses faites et fournies par le CANAFE sur les opérations financières susceptibles d'être reliées au terrorisme? Est-ce que ces renseignements vous sont utiles dans leur forme actuelle ou devez-vous les analyser davantage selon le point de vue du SCRS?

M. Yaworski : Permettez-moi d'abord une petite mise au point sur le CIET. Même si ses employés sont membres du CIET, ce sont eux qui ont accès à leur base de données. Ils en extrapolent ce qui est pertinent pour le dossier auquel ils travaillent. Ce n'est pas comme si leurs bases de données logeaient au SCRS. Elles sont complètement séparées.

Ensuite, en ce qui concerne les renseignements qu'il nous communique, le CANAFE, parce qu'il a accès aux établissements financiers, reçoit d'eux des renseignements sur les opérations bancaires. Grâce aux renseignements qu'il communique au service, nous pouvons établir des liens entre les individus qui, au Canada, font des virements à l'étranger.

Le sénateur Day : D'accord.

M. Yaworski : Nous sommes aussi capables, par nos propres enquêtes, de localiser les destinataires de ces sommes. Certains sont affiliés à des organisations terroristes. Nous pouvons demander directement l'information au CANAFE. En outre, le CANAFE, parfois, nous fournit des indices qui pourraient constituer la piste d'éventuelles enquêtes. Nous obtenons les deux.

Chose certaine, depuis quelques années, le volume de renseignements du CANAFE augmente et il s'est révélé très utile à nos enquêtes.

Le sénateur Day : Depuis combien de temps le CIET fonctionne-t-il de concert avec les diverses entités de maintien de l'ordre et de collecte de l'information?

M. Yaworski : Il vient de célébrer son dixième anniversaire. Le SCRS a célébré son trentième, tandis que le CANAFE a célébré son dixième.

La sénatrice Beyak : D'après ce que j'ai compris, le SCRS et la GRC cherchent, par les contacts qu'ils établissent, à prévenir les menaces et les actions terroristes. D'après vous, est-ce que ça marche? Tout compte fait, est-ce que cela empêche des accusations criminelles avant que les choses n'aillent plus loin?

M. Yaworski : Le service a participé à ce programme. Nous rencontrons assez régulièrement des membres des communautés, mais je ne dirai pas que c'est dans la même mesure que la GRC pour combattre le terrorisme et la radicalisation. Cette organisation a consacré beaucoup d'efforts à cette tâche, et si la GRC dialogue effectivement avec la communauté, elle pourra en dire davantage sur ce qu'elle fait pour s'informer sur la radicalisation et la neutraliser dans l'œuf. Je ne peux m'empêcher de penser que ce serait une excellente chose.

Le SCRS ne fait pas cela. Nous avons parmi nous des experts de la radicalisation, mais nous cherchons principalement à cibler les personnes qui sont problématiques ou s'adonnent à des activités qui représentent un danger. Quant à savoir si les activités de sensibilisation produisent un effet sur les accusations portées au criminel, il vaudrait mieux poser la question à la GRC.

Le sénateur Dagenais : Comment les terroristes sont-ils glorifiés au Canada, et que pouvons-nous faire pour empêcher que les radicaux soient glorifiés dans les écoles, les temples, les mosquées ou ailleurs?

M. Yaworski : C'est une excellente question, sénateur Dagenais. Cela est directement lié au processus de radicalisation. Certains individus reviennent après avoir combattu au loin, en ce moment en Syrie et en Irak. Ceux qui ont été exposés à des activités militaires et qui ont acquis des connaissances en matière d'explosifs et ceux qui ont participé directement au combat reviennent avec une crédibilité accrue et risquent ainsi de radicaliser d'autres membres de la communauté.

Ces individus ne sont pas glorifiés qu'au sein de petits groupes. La glorification est un élément important du processus de radicalisation en ligne. L'EIIL sait vraiment bien se servir des médias. Il a un excellent programme médias qui contribue à la radicalisation, et il consacre énormément d'effort à donner une idée romantique du conflit; à donner un attrait romantique à une activité qui est en réalité sanglante et horrible. C'est ainsi qu'il glorifie des personnes qui sont, en fait, des terroristes s'adonnant à des activités de terrorisme.

Le sénateur Dagenais : Nous avons lu, la semaine dernière, qu'on distribue des pilules antiradiation aux personnes qui vivent à proximité de centrales nucléaires en Ontario. Pouvez-vous nous décrire la menace que représentent les terroristes pour notre réseau et notre alimentation électrique?

M. Yaworski : Probablement pas autant que je le devrais. Je peux vous dire que les centrales nucléaires sont elles- mêmes très sûres. Elles ont leurs propres installations et gardiens de sécurité. De toute évidence, si le service apprenait qu'une centrale nucléaire est menacée, nous nous mettrions immédiatement à travailler avec eux. Nous n'avons pas d'information à cet effet en ce moment, en ce qui concerne les centrales nucléaires canadiennes.

Il existe une menace. Elles sont des cibles possibles, mais en ce moment, sénateur, je dirais qu'il n'y a pas de menace imminente directe concernant nos centrales nucléaires.

Le sénateur Kenny : Bienvenue, monsieur Yaworski. Je me préoccupe de vos ressources. Jim Judd a récemment comparu devant le comité, et il a dit que 50 p. 100 des ressources du SCRS étaient consacrées aux Chinois qui font de l'espionnage au Canada. Des membres de votre organisation nous ont aussi dit qu'il faut de 10 à 12 personnes pour installer un appareil d'écoute, et 26 à 28 autres personnes pour surveiller discrètement quelqu'un. Si vous avez 80 personnes à surveiller maintenant au pays — et je vous ai bien entendu dire que vous établissez des priorités —, on dirait que vous allez devoir accorder beaucoup d'attention à relativement peu de personnes, simplement parce que vos ressources sont limitées.

M. Yaworski : Je vous remercie de cette question, sénateur. Je peux vous dire que, tout comme les autres agences et ministères, nous respectons le budget qui nous est attribué. Nous devons établir des priorités. La menace des combattants étrangers prend de l'ampleur. Ceux qui reviennent me préoccupent beaucoup.

Chaque extrémiste que nous empêchons d'aller s'adonner outre-mer à des activités extrémistes est une personne de plus à suivre de près parce qu'elle s'est radicalisée au point de vouloir partir.

Cela étant dit, nous ne pouvons rien faire de plus avec le budget que nous avons, outre établir les priorités internes le plus efficacement possible, et je pense que c'est ce que nous faisons.

Nous avons un assez bon taux de succès. Je le dis avec assez de fierté, compte tenu de ce que nous avons pu accomplir. Je serais déraisonnable si je disais que nous parons à toute éventualité. Nous faisons ce que nous pouvons avec le budget que nous avons, sénateur.

Le sénateur Kenny : En Afghanistan, le SCRS a joué un rôle très important. En ce moment, les Américains bombardent des cibles au Moyen-Orient, et ils utilisent la CIA et les FOS, qui les aident à orienter leurs aéronefs. Quand les aéronefs canadiens seront prêts à intervenir, croyez-vous que ce rôle sera pris en charge par les forces d'opérations spéciales du Canada ou par le SCRS?

M. Yaworski : On n'a pas demandé au SCRS de jouer un rôle dans la mission de combat en Syrie. Si on nous le demande, nous y serons. Comme vous le savez, sénateur, nous avons joué ce rôle en Afghanistan, comme vous l'avez décrit, et nous y sommes toujours présents. Nous nous concentrons sur les secteurs à l'extérieur de la zone de conflit et nous couvrons ce que nous pouvons en déployant des ressources humaines dans le secteur.

C'est un secteur très difficile, et pour l'EIIL, il est très difficile de bien voir les cibles canadiennes, ou quelque autre cible que ce soit.

Je parle du point de vue des renseignements du SCRS, et non d'un point de vue militaire. Je ne peux pas répondre à votre question sur les cibles. Il vaudrait mieux poser cette question aux militaires, pour savoir comment ils vont s'y prendre. Selon ce que j'en sais, je dirais que c'est un effort collectif faisant intervenir tous ceux qui sont représentés, sur le plan de la force aérienne et des cibles particulièrement choisies.

Le président : J'aimerais obtenir un complément d'information. Avez-vous une liste des Canadiens, dont ceux qui ont une double citoyenneté, qui ont été trouvés coupables de terrorisme à l'extérieur du Canada, au cours des 10 dernières années?

M. Yaworski : Les Canadiens, dont ceux qui ont une double citoyenneté, qui ont été trouvés coupables de terrorisme à l'extérieur du Canada? Je n'ai pas cette information, sénateur. Il n'y en a certainement pas eu beaucoup au cours des cinq dernières années. Nous avons eu du succès au Canada, sur le plan des condamnations liées à la lutte contre le terrorisme, et des Canadiens et citoyens à double nationalité subissent actuellement leur procès. Pour ce qui est des condamnations à l'étranger, sénateur, je n'ai pas cette information.

Le président : Pourriez-vous nous obtenir cette liste, s'il y en a une?

M. Yaworski : Je peux certainement essayer de l'obtenir.

Le sénateur Mitchell : J'aimerais poursuivre sur la question des ressources que le sénateur Kenny a soulevée, car si vous établissez des priorités pour les 80 personnes à suivre, combien de ressources avez-vous pour les autres dont vous dites ne pas être au courant? Je vais poser une question qui va probablement porter sur la politique et à laquelle vous ne pourrez peut-être pas répondre. Je vais essayer de la poser d'une manière qui vous permettra d'y répondre.

Il faut se demander si un organisme parlementaire de surveillance qui englobe les deux côtés est nécessaire. Votre communauté peut avoir des liens avec un ministre et un cabinet, ce qui est bien, mais il peut manquer une autre perspective.

Dans vos rapports avec le Groupe des cinq — les autres pays, dont les États-Unis et le Royaume-Uni ont un tel organisme —, savez-vous s'il est utile pour le milieu du renseignement de ces pays d'avoir un tel organisme de surveillance auquel confier les questions de politique, les questions budgétaires et les problèmes, de sorte que tout soit réglé de manière équilibrée?

M. Yaworski : Je vous remercie de la question, sénateur. Je peux vous dire que c'est une question de politique qu'il incombe au gouvernement de trancher. Peu importe la décision que le gouvernement prendra, nous allons nous conformer, mais j'ai très confiance en l'idée du rôle que joue le CSARS, le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, concernant l'examen de tout ce que nous faisons. Toutes nos enquêtes, toutes nos ressources humaines, toutes les activités de nos enquêteurs, sur la rue, ici et à l'étranger — ils ont accès à tout cela. Le Groupe des cinq n'a pas accès à cela, et nous misons énormément sur les conseils du CSARS et sur les questions qu'il nous pose. Il nous garde sur le qui-vive. Il nous met au défi quand il estime que c'est nécessaire, et nous réagissons à ses conseils visant les choses à corriger. Cela a fait de nous une meilleure organisation, au cours des 30 dernières années. Je suis donc persuadé que l'examen que nous avons en ce moment donne aux Canadiens l'assurance qu'il leur faut : dans tout ce que nous faisons, nous respectons les cadres constitutionnel et juridique.

Le sénateur White : Je vous remercie de vos réponses. Vous avez parlé de la radicalisation et vous avez dit que c'est la GRC qui se trouve en première ligne, et non le SCRS. Je comprends cela, mais l'Ontario et le Québec, et toutes les grandes villes canadiennes ont un service de police autre que la GRC qui relève de chaque administration. Travaillez- vous avec eux, et est-ce que vous leur donnez l'information et les conseils qu'il leur faut pour qu'ils profitent aussi de cette information? La GRC n'a pas plus les ressources nécessaires que bien d'autres.

M. Yaworski : Nous interagissons avec les forces de police locales, ainsi qu'avec la GRC. La GRC entretient des liens par l'intermédiaire de l'Association canadienne des chefs de police, comme vous le savez, sénateur White, et elle est souvent le point de convergence de cette information. Mais pour répondre à la question que le sénateur Day a posée précédemment, le CIET contribue aussi à informer ceux qui sont les premiers à réagir à toute menace, quelle qu'elle soit. J'ai indiqué que la GRC avait le rôle prépondérant dans le travail initial de lutte contre la radicalisation. La Sécurité publique participe aussi directement à cela et travaille au problème de la radicalisation. Il n'y a donc pas que les organismes d'application de la loi. La Sécurité publique joue aussi un rôle prépondérant.

Le sénateur Day : Je vais revenir à ce que vous avez dit plus tôt. J'aimerais confirmer ce que le SCRS a le droit de faire à l'échelle internationale maintenant. Vous parliez de l'annonce du ministre, et vous avez dit que vous en étiez content, surtout parce qu'il confirmait votre capacité de travailler à l'échelle internationale. Donc, vous travaillez à l'échelle internationale et il le confirme?

M. Yaworski : Nous travaillons à l'échelle internationale. Nous avons cette capacité depuis 30 ans, c'est-à-dire depuis l'adoption de la Loi sur le SCRS. Il n'y a pas de limite géographique à nos enquêtes sur les menaces pour la sécurité du Canada. Nous menons des enquêtes au Canada et à l'étranger. Le problème dont le ministre parlait, je pense, c'est que notre mandat relatif à nos activités à l'étranger n'est pas aussi clairement défini dans la Loi sur le SCRS.

Le sénateur Day : Quand vous dites que le Canada ne comprendrait pas bien les menaces pour la sécurité du Canada qui viennent de l'étranger, vous dites que ce serait le cas s'il y avait des dispositions législatives vous empêchant de travailler à l'échelle internationale. Mais vous pouvez le faire, et cette information ne vous manque pas en ce moment, mais le ministre ne fait que confirmer que vous pouvez continuer de le faire?

M. Yaworski : C'est bien cela, monsieur. Bon nombre des menaces qui pèsent sur nous viennent d'outre-mer. Vous n'avez qu'à regarder les derniers communiqués de presse de l'EIIL, qui a menacé directement le Canada. Oussama ben Laden, à sa base d'Abbottabad, avait des documents dans lesquels le Canada était mentionné comme cible. Les menaces qui pèsent sur nous ne se limitent pas à nos propres frontières; elles viennent de l'extérieur du pays et nous devons nous adonner à des activités outre-mer pour obtenir des renseignements.

Le sénateur Day : Et c'est ce que vous faites?

M. Yaworski : C'est ce que nous faisons.

La sénatrice Beyak : Merci beaucoup, monsieur Yaworski. Je me demande si vous pouvez me dire si nous avons une liste des terroristes ou des organisations terroristes qui mènent leurs activités au Canada, ou à partir du Canada, ou si nous en connaissons le nombre.

M. Yaworski : Il est difficile de répondre à cela. Il y a certainement des partisans d'un grand nombre d'organisations terroristes, au Canada. Je pense que la meilleure façon de répondre à la question est de vous inviter à penser au nombre d'entités terroristes que le gouvernement canadien a données comme méritant de figurer sur une liste des organisations terroristes. Il y en a 53. Le Canada a dressé une liste de 53 organisations terroristes. Je pense donc qu'on peut dire que ces organisations inquiètent le Canada , et que nous avons probablement des individus qui appuient, à tout le moins, leurs causes respectives.

Le sénateur Mitchell : Vous travaillez beaucoup avec le Groupe des cinq. Vous devez tirer le maximum de l'information, la nôtre et la leur, de manière à tout conjuguer. Qu'en est-il de la question des tiers et de l'information qui se rend à eux, encore une fois dans le contexte de l'affaire Arar? Pouvons-nous exercer un contrôle à savoir si l'information peut être acheminée ailleurs? Sinon, que pouvons-nous faire à ce sujet, et que devrions-nous faire?

M. Yaworski : C'est une excellente question, sénateur. Comme je l'ai dit précédemment, nous misons beaucoup sur les renseignements que nous obtenons de tous nos partenaires, en particulier du Groupe des cinq. Le service a conclu des ententes formelles avec 290 organisations distinctes, dans quelque 150 pays, alors cela vous donne une idée de l'étendue de la coopération que nous avons en matière de renseignements. Comme je l'ai dit, le Canada ne peut fonctionner uniquement avec sa propre plateforme de renseignements. Nous tirons le maximum des ressources des autres organisations dans ce domaine.

Cela dit, quand nous échangeons des renseignements, nous imposons des conditions. Cela veut dire que nous les accompagnons de directives précises sur la manière dont nos renseignements peuvent être utilisés, et nous faisons cela pour veiller à ce que les renseignements soient utilisés conformément à nos propres lois et à notre propre Constitution. Quand nous fournissons des renseignements, il y a des limites concernant les façons dont les autres agences peuvent s'en servir. Elles ne peuvent acheminer ailleurs les renseignements sans nous demander la permission de le faire. C'est là la règle touchant les tiers dont vous parlez, sénateur. Les autres agences ne peuvent transmettre les renseignements à d'autres sans notre consentement direct.

Le sénateur Mitchell : Entre autres préoccupations soulevées par le ministre, la raison pour laquelle il serait problématique de modifier la loi, comme il le dit, je pense, ou comme les fonctionnaires le disent, c'est que les juges ont restreint les pouvoirs de l'agence au nom de la protection des libertés civiles. N'importe qui dirait que c'est une contrainte très importante.

Trouver cet équilibre est une affaire délicate. Pourriez-vous nous donner des explications sur la façon dont c'est limité et, donc, sur la façon dont cela vous empêche de faire ce que vous pensez devoir faire?

M. Yaworski : J'ai bien peur de devoir m'en remettre à l'adoption des mesures législatives. Ce que je peux dire, c'est que nous respectons fondamentalement les décisions des tribunaux et que tout ce que nous faisons doit être conforme aux lois canadiennes et aux valeurs canadiennes.

Le CSARS joue un important rôle de surveillance et d'examen. Nous nous adonnons à toutes nos activités d'enquête. Si des aspects particuliers sont préoccupants pour les tribunaux, le CSARS va se pencher sur eux, comme il le fait régulièrement. Pour ce qui est des modifications législatives, je pense qu'il est normal d'attendre qu'elles soient débattues au Parlement.

Le président : Chers collègues, j'aimerais poser une question sur le cadre légal actuel du Canada. Ce qui se produit en réalité, au quotidien — et nous lisons cela dans les journaux —, c'est que des Canadiens vont en Syrie, en Irak ou ailleurs, pour se joindre à des groupes terroristes, ou même financer des groupes terroristes, puis ils reviennent ici, reprennent leur vie de Canadiens et travaillent au Walmart. Et vous, vous les surveillez, comme vous l'avez décrit précédemment.

Est-ce qu'il y a des pays dont le cadre légal leur permet de porter des accusations contre une personne qui quitte le pays pour aller combattre ou financer un groupe terroriste, puis qui revient comme citoyen? Nous n'aurions pas à consacrer des ressources limitées à la surveillance de 80 personnes qui — nous avons toutes les raisons de le croire — ont commis des actes avec lesquels nous, Canadiens, ne sommes pas d'accord.

M. Yaworski : Si je comprends votre question, sénateur, d'autres pays ont certainement des lois différentes des nôtres. D'autres pays de l'Ouest ont un problème bien plus grave que nous, sur le plan du volume, du nombre de personnes impliquées.

Mais vous soulevez un autre problème qui, je crois, est essentiel à la discussion. Nous entretenons d'excellentes relations avec d'autres pays de partout dans le monde. Nous respectons les citoyens de ces pays qui voyagent avec leurs passeports. Donc, si un citoyen de la Suède ou de la Norvège se rendait dans une zone de conflit, participait à des activités terroristes en appui à l'EIIL, puis décidait de venir au Canada, nous le laisserions naturellement entrer au pays sans exiger un visa, sans la coopération de la Suède ou de la Norvège, et sans ses renseignements sur l'individu en question. C'est donc une préoccupation additionnelle, sénateur.

Je ne connais pas en détail les seuils juridiques utilisés par ces autres pays pour condamner ces personnes.

Dans notre pays, nous avons récemment adopté une loi selon laquelle il est illégal de se rendre ou de tenter de se rendre dans les zones de conflit pour participer à des activités terroristes ou pour les appuyer, et elle a été efficace dans une certaine mesure. Je crois que les représentants de la GRC pourront vous fournir plus de détails à cet égard, mais il y a une loi en vigueur qui pourra nous aider.

Le président : Cette loi a été adoptée récemment?

M. Yaworski : Oui, la Loi sur la lutte contre le terrorisme a été adoptée en juillet 2013.

Le sénateur Day : Je crois qu'il serait utile de clarifier, pour le compte rendu, les notions de restrictions et de mise à contribution dont vous avez parlé, afin que le compte rendu énonce clairement les éléments mentionnés dans le contexte des mesures antiterroristes et de la collecte de renseignements.

Vous avez indiqué que lorsque vous diffusez des renseignements, vous imposez des restrictions, afin que la tierce partie qui les reçoit ne puisse pas les communiquer à une autre partie. Je présume que cette règle s'applique également à certains des renseignements que vous recevez?

M. Yaworski : Oui.

Le sénateur Day : Cela fonctionne donc dans les deux sens?

M. Yaworski : En effet, cela fonctionne dans les deux sens. Le règlement touchant une tierce personne est certainement l'une des exigences principales liées à toute interaction avec les autres services. De plus, nous choisissons soigneusement les renseignements que nous partageons et avec qui nous les partageons. Nous tenons compte du potentiel de violation des droits de la personne dans un pays qui pourrait recevoir ces renseignements, et nous sommes certainement libres de partager davantage de renseignements avec nos partenaires du Groupe des cinq qu'avec d'autres pays qui ont un bilan douteux en ce qui concerne les droits de la personne.

Le sénateur Day : Les renseignements que vous recevez de nos partenaires principaux, c'est-à-dire les membres du Groupe des cinq, font-ils l'objet de restrictions?

M. Yaworski : Il y a des restrictions dans certains cas. Dans tous les cas, il faut respecter le règlement touchant une tierce personne. Toutes les organisations n'imposent pas les mêmes restrictions que nous sur les renseignements qu'elles partagent.

Le sénateur Day : Mais si les renseignements font l'objet d'une restriction, vous ne pouvez pas les mettre à contribution. Pourriez-vous expliquer ce que la mise à contribution signifie dans votre contexte?

M. Yaworski : Je devrais éclaircir ce point. Nous pouvons certainement recevoir l'information. Nous pouvons l'utiliser à des fins de renseignement pour éclairer nos propres enquêtes et pour les faire progresser, et nous pouvons, par exemple, utiliser ces renseignements pour nous aider à obtenir d'autres pouvoirs conférés par mandat, au besoin. Mais il s'agit d'outils internes que nous utilisons avec les renseignements que nous recevons pour faire progresser nos propres enquêtes. Nous ne pouvons pas décider de partager ces renseignements avec un autre organisme ou un autre pays parce que nous les trouvons intéressants. C'est donc dans ces cas où il y a des restrictions, sénateur, sur la façon dont nous utilisons les renseignements.

Nous pouvons certainement les utiliser à l'interne et pour informer le gouvernement du Canada. C'est l'une des raisons pour lesquelles on nous les a fournis.

Le sénateur Day : Et le terme « mise à contribution »?

M. Yaworski : La mise à contribution concerne les ressources et les compétences que d'autres organismes pourraient utiliser pour faire pression sur une certaine cible, ce que nous ne faisons pas. On pourrait plutôt dire que nous comblons les lacunes liées aux renseignements.

Le sénateur Day : Juste pour clarifier les choses, êtes-vous en train de dire que vous obtenez des renseignements d'un autre pays, l'un des pays du Groupe des cinq, et que vous les donnez à un autre pays en échange d'autres renseignements? Est-ce la mise à contribution dont vous parlez?

M. Yaworski : Non, c'est plutôt le contraire, sénateur. Si nous recevons des renseignements d'une tierce partie, c'est- à-dire d'un autre pays, nous ne pouvons pas les partager avec un troisième pays. Nous utilisons ces renseignements à l'interne. Nous pouvons les utiliser pour fournir des évaluations et des conseils au gouvernement à l'interne, mais nous ne pouvons pas partager les renseignements venant d'autres parties avec une tierce partie.

Le sénateur Day : Le problème, c'est que je ne comprends pas le terme « mise à contribution ». De quoi s'agit-il au juste?

M. Yaworski : La mise à contribution, c'est profiter des capacités et de l'accès dont disposent d'autres organismes. Ces derniers peuvent exercer une très bonne surveillance sur un groupe ou une cellule terroriste sur laquelle nous n'avons aucun renseignement, mais qui nous intéresse énormément.

Inversement, il se peut que nous ayons accès à un organisme particulier ou à une activité précise, et que nous souhaitions partager ces renseignements avec les membres de cet organisme qui, en retour, nous fournissent des renseignements pertinents sur la menace sur laquelle nous enquêtons.

Le sénateur Kenny : Monsieur Yaworski, on entend souvent dire que les membres du Groupe des cinq ont espionné les Canadiens à la demande des organismes canadiens du renseignement. Est-ce possible?

M. Yaworski : Les autres partenaires du Groupe des cinq ont espionné les Canadiens?

Le sénateur Kenny : À la demande des organismes canadiens du renseignement.

M. Yaworski : Je crois que ce dont vous parlez, du moins dans le contexte des personnes qui ont voyagé outre-mer, c'est de la capacité d'autres agences qui ont certaines compétences, particulièrement sur le plan technique, d'obtenir des renseignements sur des citoyens canadiens. Dans les cas où cela s'est produit et où nous avons eu un rôle à jouer, il s'agissait de cibles justifiées sur lesquelles nous exercions une surveillance. Toutefois, d'autres agences ont la capacité de cibler n'importe qui lorsqu'elles le jugent nécessaire, en se fondant sur les risques pour leur propre pays ou sur leurs propres intérêts nationaux. Nous n'avons aucun contrôle là-dessus, car cela dépend de leurs propres lois et de leurs capacités. Mais en règle générale, les partenaires du Groupe des cinq ne s'espionnent pas entre eux.

Le sénateur Kenny : Aurais-je raison d'interpréter votre réponse en disant qu'il s'agit surtout d'un problème lié au Centre de la sécurité des télécommunications?

M. Yaworski : Je ne pense pas qu'il s'agit d'un problème. Je crois que le Centre de la sécurité des télécommunications entretient de très bonnes relations avec ses homologues du renseignement sur les transmissions, surtout au sein du Groupe des cinq. Il s'agit d'une relation fondée sur la coopération. C'est comme nous et les autres services du renseignement humain. Les liens sont solides et ils travaillent en étroite collaboration pour cerner et cibler les menaces communes.

Le président : J'aimerais revenir à une question que j'ai posée plus tôt et qui a été posée par d'autres personnes. Elle concernait les 80 personnes qui ont quitté le pays, qui ont participé à un acte de terrorisme d'une certaine nature ou qui ont été identifiées et qui sont revenues au Canada.

J'ai demandé comment ces personnes pouvaient revenir ici et ne pas faire l'objet d'une accusation étant donné les renseignements que nous possédons. La réponse, si je ne me trompe pas, c'était qu'en vertu de la nouvelle loi, c'est-à- dire la Loi sur la lutte contre le terrorisme, les personnes qui ont quitté le pays avec l'intention de participer à des activités terroristes pourraient possiblement faire l'objet d'accusations.

Est-ce exact? La nouvelle loi devrait, du moins en partie, viser ces personnes si elles reviennent au Canada.

M. Yaworski : Je vais tenter de répondre à la question, sénateur, mais je vous encourage à poser ces questions à la GRC, car elle a manifestement une expertise dans ce domaine.

Je crois que l'une des difficultés auxquelles on fait face, c'est le fardeau de la preuve, c'est-à-dire prouver l'intention de commettre un acte ou de se joindre à un certain groupe.

Lorsqu'elles sont sur le point de quitter le pays, ces personnes n'annoncent pas leur destination. Elles n'achètent pas un billet pour un vol direct entre le Canada et la Syrie. Elles voyageront d'abord dans d'autres parties du monde où il devient très difficile de déterminer leur prochaine destination et le moment où elles arriveront dans une zone de conflit en Syrie.

Elles brouillent les pistes. Dans certains cas, lorsqu'elles ont des problèmes, elles empruntent ou volent le passeport d'une autre personne pour faciliter leurs déplacements. Elles participent à des activités qui couvrent leurs traces et qui compliquent la tâche lorsqu'on tente de les empêcher de partir. Lorsqu'elles reviennent au Canada, c'est une chose pour nous d'être en mesure de fournir à la GRC des renseignements sur le fait qu'une telle personne était en Syrie et que nous croyons qu'elle participait aux activités d'un groupe terroriste comme Jabhat Al-Nusrah, mais c'est autre chose pour la GRC de prouver cela devant un tribunal, et le seuil à atteindre pour prouver que ces personnes ont commis un acte susceptible d'entraîner des accusations liées au terrorisme est très élevé ces cas-là.

On a réussi dans certains cas. La nouvelle loi à laquelle nous faisons référence offre certainement un outil supplémentaire aux organismes d'application de la loi, mais il n'est pas facile de prouver une intention de participer à des activités à l'étranger devant un tribunal une fois que ces personnes sont revenues au Canada. Je vous encourage donc à poser ces questions à la GRC, sénateur.

Le sénateur Kenny : Il y a autre chose. Serait-il également vrai, monsieur Yaworski, que la GRC et le SCRS auraient en fait, de temps en temps, des points de vue différents au sujet d'une personne qui revient au pays? Et en fait, vous préférez peut-être en faire un agent qui vous transmettra d'autres renseignements, alors que la GRC souhaite surtout recueillir assez de preuves pour amener l'affaire devant un tribunal?

M. Yaworski : Sénateur, il y a manifestement des différences entre notre mandat et celui de la GRC. Nous collaborons très étroitement sur les questions liées à la LCT, mais vous avez absolument raison. Il y a une différence entre une enquête en matière de renseignement et une enquête criminelle, et c'est pourquoi nous menons des enquêtes parallèles dans le domaine de la lutte contre le terrorisme. Comme vous l'avez indiqué, la GRC cherche à porter des accusations. Nous souhaitons obtenir des renseignements supplémentaires et peut-être recruter cette personne qui revient au pays, comme vous l'avez dit, pour tenter d'obtenir des renseignements supplémentaires sur l'origine de la prochaine menace. Il y a donc des différences entre nos mandats, et oui, vous avez absolument raison à cet égard.

Le sénateur Kenny : Monsieur le président, à votre avis, est-il utile de demander une description des enquêtes parallèles?

Le président : Allez-y, demandez-le-lui.

Le sénateur Kenny : Pourriez-vous décrire au comité comment les deux processus se déroulent en parallèle et comment vous résolvez les problèmes lorsque vous êtes en désaccord sur la question de savoir si une personne devrait faire l'objet d'accusations ou si on devrait l'utiliser?

M. Yaworski : Le succès que nous avons obtenu ces dernières années... mais même en ce qui concerne les cas qui sont actuellement devant les tribunaux, par exemple la menace contre VIA Rail, dont vous avez certainement entendu parler, et d'autres cas, par exemple la tentative d'attentat à la bombe à l'Assemblée législative de Victoria à la fête du Canada, ces cas, même s'ils se trouvent devant les tribunaux, sont de nature similaire. Je ne vais pas entrer dans les détails en ce qui les concerne, mais en général, pour répondre à votre question, je dirais que ce que nous avons appris au cours des années, c'est que l'amélioration des relations entre notre organisme et la GRC a créé un système dans lequel nous lui fournissons des renseignements essentiels, car il est naturel que nous soyons les premiers à avoir accès à ce type de renseignements sur la lutte contre le terrorisme. Notre seuil est moins élevé en ce qui concerne l'acquisition de nos pouvoirs conférés par mandat et en ce qui a trait à l'utilisation de techniques intrusives qui nous permettent d'obtenir des renseignements qui indiquent clairement la présence d'une menace.

À un certain moment, nous obtiendrons des renseignements qui laissent croire que l'enquête passera d'une enquête en matière de renseignement à une enquête criminelle, car ce seuil est atteint. À ce moment-là, nous divulguerons les renseignements à la GRC, qui lancera sa propre enquête. Cette divulgation est relativement légère sur le plan du contenu. Mais elle donne à la GRC les éléments essentiels dont elle a besoin pour lancer sa propre enquête, pour déployer ses propres ressources et ses propres techniques de surveillance, et pour avoir recours à l'application de la partie VI qui lui permet d'exercer sa propre surveillance justifiée. Les agents de la GRC utilisent nos renseignements essentiels pour parvenir à lancer leur propre enquête, et ils auront priorité sur les cibles qui sont maintenant considérées comme étant criminelles.

Dans le cadre de notre enquête parallèle en matière de renseignement, nous examinerons les éléments en périphérie, par exemple ceux qui ne sont pas sur la liste prioritaire de la GRC relativement au seuil criminel. La GRC se concentre sur sa liste, et nous examinons les éléments du périmètre, car notre préoccupation n'est pas le cas que nous avons découvert. C'est l'affaire de la GRC. Notre préoccupation concerne l'avenir, les autres intervenants — par exemple, si une enquête est menée d'un côté, nous examinons ce qui se passe de l'autre côté. J'ai tenté de répondre à votre question de cette façon, sénateur.

Le président : J'aimerais poser une autre question sur un élément mentionné plus tôt par le témoin, c'est-à-dire un système d'information sur les sorties aux frontières. Pourriez-vous nous en dire davantage sur la façon dont un tel système vous aiderait dans votre travail et sur la façon dont il serait utile aux autres services avec lesquels vous travaillez?

M. Yaworski : Merci, sénateur, et j'ai choisi ces mots minutieusement. Un système d'information sur les sorties n'est pas un système de contrôle des sorties. Aucun contrôle n'est exercé. Les Canadiens ont le droit de quitter le pays et d'y revenir à leur guise.

Actuellement, nous n'avons pas de système d'information sur les sorties, et c'est important pour la question des combattants étrangers. Nous ne connaissons pas le moment où certaines personnes qui se trouvent sur des documents canadiens ont quitté le pays. Actuellement, nous n'avons pas ce type de renseignement qui pourrait être corroboré, par exemple, par un passeport enregistré à sa sortie du Canada. Par conséquent, nous devons utiliser d'autres techniques. Nous devons utiliser d'autres méthodes d'enquête pour déterminer le moment où des personnes qui nous intéressent ont quitté le pays. Dans un grand nombre de cas, nous le faisons par l'entremise d'un signalement allié venant d'un autre pays dans lequel ces personnes sont arrivées, mais nous n'avons pas ces renseignements sur la sortie. Pour répondre à votre question, cela nous aiderait énormément à traiter le phénomène des combattants étrangers.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Yaworski. Vous avez été très direct, et vous avez livré un très bon exposé. C'est très utile au comité.

Le 19 juin 2014, le Sénat a approuvé l'ordre de renvoi suivant pour le comité :

Que le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense soit autorisé à étudier, afin d'en faire rapport, les questions de sécurité nationale et de défense dans les relations avec la région Indo-Asie- Pacifique et leurs répercussions sur les politiques, pratiques, situation et capacités du Canada en matière de sécurité nationale et de défense; et

Que le Comité fasse rapport au Sénat au plus tard le 31 décembre 2015...

La région Indo-Asie-Pacifique est une nouvelle appellation pour les Canadiens. Il est important que nous reconnaissions que cette région ne comprend pas simplement l'Asie, une appellation aux limites très étroites sur les plans de la sécurité et de la défense. Cette appellation s'étend plutôt de l'Inde jusqu'au Japon, et descend jusqu'à l'Australie et la Nouvelle-Zélande.

Aujourd'hui, pour établir le contexte de notre étude, nous accueillons un témoin qui est peut-être le chercheur et spécialiste le plus éminent du Canada sur cette région, M. James A. Boutilier. M. Boutilier est conseiller spécial (politique), Forces maritimes du quartier général du Pacifique basé à Esquimalt, en Colombie-Britannique. Dans le cadre de ses responsabilités actuelles, M. Boutilier doit notamment conseiller le commandant des Forces maritimes du Pacifique sur des questions liées à la politique étrangère, à la défense et à la sécurité maritime dans la région de l'Asie- Pacifique.

Récemment, à Victoria, M. Boutilier a été l'hôte d'une conférence sur la sécurité maritime qui regroupait un grand nombre de nations de cette région et qui a permis au Canada de jouer un rôle de premier plan en tant que nation maritime grâce à l'organisation de ce regroupement semestriel.

J'aimerais préciser que le sénateur Kenny et moi avons eu la chance de participer à cette conférence, et j'aimerais vous féliciter, car elle était très bien organisée et informative.

Monsieur Boutilier, nous vous souhaitons la bienvenue au comité. D'après ce que je comprends, vous livrerez un exposé. Allez-y. Nous avons une heure pour ce groupe.

James A. Boutilier, professeur adjoint, Études du Pacifique, Université de Victoria, à titre personnel : Merci, monsieur le président. J'aimerais également saluer les membres du comité.

Je crois qu'actuellement, la question la plus importante à laquelle il faut probablement s'attaquer, c'est celle des relations transpacifiques entre Washington et Beijing. Si la montée de la Chine pendant le dernier quart du XXe siècle a représenté le phénomène mondial le plus important, la gestion de la relation entre les États-Unis et la Chine est certainement le défi le plus important et le plus difficile de notre siècle. À mon avis, cette relation est fondée sur une profonde ambiguïté sur le plan stratégique et sur un manque de confiance. Malgré les efforts déployés au plus haut échelon pour jeter des ponts entre Washington et Beijing, une grande incertitude plane sur l'objectif ultime de la Chine.

Une partie du problème est attribuable au soi-disant rééquilibrage américain vers le Pacifique. Il est important de noter que les Américains sont engagés profondément dans la région du Pacifique depuis de nombreuses années. En cette période post-Irak et post-Afghanistan, on assiste plutôt au réveil de leurs liens et de leurs activités dans la région. C'est un développement critique. Pour Beijing, cependant, les activités de la Chine sont toutes absolument légitimes et se veulent une réponse aux activités de Washington dans la région.

Les Chinois se voient comme des victimes, et cela teinte presque toutes leurs activités. Il est très difficile de leur faire voir le monde autrement. Toutes leurs activités sont régies par ce sentiment dans le Pacifique occidental et dans l'océan Indien.

Je crois qu'il est également important de s'intéresser au passage — et peut-être plus que cela — à la question de l'énergie et de l'efficacité de l'économie chinoise. Il y a quelques années, nous nous inquiétions de l'ascension fulgurante de la Chine. Je vous dirais qu'aujourd'hui, il faut peut-être s'inquiéter de son déclin, même si elle n'a pas nécessairement perdu beaucoup de sa puissance. Son activité économique est sur une pente descendante, et les dirigeants chinois sont confrontés à des défis colossaux de nature structurelle. Comment est-ce que cela va se répercuter sur la politique étrangère de la Chine et sur ses interactions avec les autres acteurs dans la région? J'avancerais même qu'une architecture d'endiguement commence à poindre à l'horizon. Ce n'est rien d'officiel, mais elle est là tout de même. Cela ne fait qu'accentuer la paranoïa de la Chine, qui croit que les autres pays sont tous là pour l'encercler et la brimer dans ses ambitions légitimes, tout cela pour freiner son ascension.

Une des choses qui suscitent de l'inquiétude, comme vous le savez tous, c'est l'expansion spectaculaire de la capacité militaire de la Chine au cours des 25 dernières années. La Chine maintiendra bien sûr que son budget de défense, qui croît à un taux allant dans les deux chiffres depuis plus d'une vingtaine d'années, n'est que le reflet de son PIB national, qui a connu une croissance comparable. Il n'en demeure pas moins que l'architecture maritime de la région a vécu un profond bouleversement. Dans un graphique plutôt simplifié de la situation publié par le magazine d'information The Economist, par exemple, on montre que la Chine possède maintenant plus de navires que les États-Unis. C'est une illustration quelque peu caricaturale, car elle n'offre pas toutes les nuances qualitatives qui sont essentielles à votre étude. L'apparition soudaine de la Marine chinoise, qui est de plus en plus grande et sophistiquée, complique de plus en plus les calculs de Washington.

Où s'inscrit le Canada dans tout cela, une nation modeste d'envergure moyenne qui a des moyens militaires à son image? Je vous dirais que nous avons mis beaucoup de temps à comprendre l'importance que revêt l'Asie. Si on remonte à 1983, on constate que le commerce transpacifique dépassait déjà le commerce transatlantique, et ce phénomène se poursuit à ce jour. Trois fois et demie plus d'échanges commerciaux mondiaux arrivent au Canada du Pacifique que par l'Atlantique.

Mais pour diverses raisons, historiques et culturelles, le Canada a fait fi des nouvelles réalités émergeant de l'Asie et s'y intéresse maintenant au dernier moment. Un des plus grands défis pour le Canada est d'établir sa marque de commerce, son sens de l'engagement envers la région, parce que franchement, le Canada est invisible dans la majeure partie de l'Asie. Le Canada doit notamment se bâtir une réputation comme pays réellement engagé envers la région, et il doit le faire en se rappelant qu'il est pratiquement impossible de dissocier les questions de sécurité du commerce dans le contexte de l'Asie.

Nous devons nous y intéresser de beaucoup plus près et multiplier les efforts. Seule, la rhétorique ne nous sera pas d'un grand secours, et nous devons nous montrer plus stratégiques pour progresser dans cette vaste région qui pose de plus en plus de défis.

Je vais m'arrêter là-dessus, monsieur le président. Je serai heureux de répondre à vos questions.

Le président : Merci, monsieur Boutilier. J'aimerais mettre les choses en contexte pour la suite des questions concernant la région Indo-Asie-Pacifique.

Le représentant du Service canadien du renseignement de sécurité a parlé des changements économiques, démographiques et politiques en cours dans la région. Il a même affirmé que des évaluations de la menace avaient permis de cerner différents risques importants, dont le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive, l'espionnage, l'ingérence étrangère et la cybersécurité.

Monsieur, que pensez-vous du terrorisme et de l'extrémisme dans la région Indo-Asie-Pacifique, et dans quelle mesure ces activités présentent-elles une menace pour la sécurité nationale du Canada?

M. Boutilier : D'emblée, nous sommes confrontés à un genre de dilemme théologique, c'est-à-dire de déterminer jusqu'où s'étend la région Indo-Pacifique. Mais si on considère que le nord-ouest de l'océan Indien est la frontière occidentale de l'Indo-Pacifique, alors la région comprend des pays comme l'Iran, le Pakistan, l'Afghanistan, l'Inde et d'autres.

En Asie du Sud-Est, des courants influent certainement sur les États musulmans, par exemple, et des forces encouragent les activités radicales dans les pays comme l'Indonésie, où 90 p. 100 de la population adhère à l'islam. En fait, les Indonésiens ont pris des mesures assez efficaces au fil des ans pour tenter d'éliminer l'activité terroriste en Indonésie, mais on en retrouve aussi au sud des Philippines, et parfois en Malaisie.

La menace n'est pas aussi importante qu'en Irak ou en Syrie, avec les activités de l'État islamique. En Indonésie, l'islam est un véhicule beaucoup plus relâché et informel qu'il ne le paraît dans d'autres régions de l'Asie du Sud-Est.

Le terrorisme pose problème. C'est en partie une question de perception. Par exemple, en Chine occidentale, le désir d'indépendance des Turkmènes fait le grand désarroi des autorités de Beijing. C'est une source de tension et d'agitation constantes en Chine occidentale.

Le sénateur Mitchell : Merci beaucoup, monsieur. Nous vous avons rencontré il y a quelques années, lors du passage du comité à Victoria. C'était très impressionnant à ce moment-là, et cela l'est toujours.

J'aimerais connaître la nature de la menace en Chine, si c'en est bel et bien une, ou de ce qu'elle propose dans le contexte dont il est question ici. On sait que la Chine possède des billions de dollars en obligations des États-Unis, ce qui m'amène forcément à poser la question suivante : pourquoi la Chine voudrait-elle nuire à l'économie américaine, si les États-Unis lui doivent tant d'argent? N'est-ce pas là un facteur équilibrant en soi dans la relation entre les deux pays?

M. Boutilier : Tout à fait. Je compare toujours la situation à celle de deux grimpeurs sur le versant nord de l'Eiger. Elles sont liées l'une à l'autre, et tant que les deux économies travaillent en tandem, elles sont en sécurité. Ce serait catastrophique, voire suicidaire, si la Chine devait entreprendre de vendre ses bons du Trésor à grande échelle. En fait, cela viendrait affaiblir considérablement l'économie américaine, qui est déjà chancelante.

Je ne pense pas que cela va arriver. Je crois plutôt que la Chine mise de plus en plus sur ses 4 billions de dollars en monnaie étrangère pour investir, par l'entremise de fonds souverains, dans des grands projets à l'échelle mondiale. En Afrique, et même en Islande et au Groenland, la Chine est le plus grand acheteur de terres dans ces deux régions du nord de l'Atlantique.

Elle cherche constamment des façons de transformer ces devises étrangères en instruments politiques, mais votre prémisse de base est tout à fait exacte.

Le sénateur Mitchell : Dans un sens, votre commentaire sur la rapidité avec laquelle la Chine accroît sa capacité militaire est alarmant. À première vue, on pourrait interpréter cela comme une menace militaire pour le reste du monde ou pour la région. Mais aussi, même si on voit la Chine comme une dictature, n'est-ce pas extrêmement difficile de contrôler un pays qui a une population de quelque 1,4 milliard d'habitants? Peut-on penser que les dirigeants chinois sont préoccupés par les pressions économiques, la diversité géographique, les groupes minoritaires, et ainsi de suite, et que cette militarisation est une façon de stabiliser le pays et de créer de l'emploi pour une population très nombreuse qui, selon les régions, n'a accès à aucune possibilité économique?

M. Boutilier : Vous avez raison, ce sont là les plus grandes préoccupations des grands dirigeants à Beijing.

Il est entre autres important de signaler que le nationalisme est bien vivant dans le nord-est de l'Asie, un nationalisme que l'on pourrait comparer à celui dont on faisait montre en Europe à l'aube de la Première Guerre mondiale. Les réactions nationales sont ainsi de plus en plus émotives et délicates. C'est un autre outil que peuvent utiliser les dirigeants lorsqu'ils souhaitent, par exemple, générer de la hargne contre les Japonais. Ils sont toutefois confrontés à une vaste gamme de défis.

Une des plus grandes difficultés au pays réside dans la distribution de la richesse. On pense souvent à l'écart entre les pauvres et les riches dans des pays comme les États-Unis, mais le coefficient de Gini, qui mesure la répartition des revenus, est en fait beaucoup plus élevé en Chine. Le gouvernement tente donc de répartir les richesses, mais n'a pas vraiment réussi de ce côté.

Il est aussi aux prises avec différents enjeux fondamentaux en ce qui concerne l'environnement. En un mot, l'environnement est un gâchis, et tandis que le gouvernement tente de remédier à la situation, de plus en plus, l'environnement va de pair avec la croissance économique.

Et fidèlement à une longue tradition en Chine, les partis locaux des provinces éloignées font fi des décrets ou des directives issus de Beijing. Le gouvernement doit composer avec cela également.

Les Chinois voient leur pays comme une nation qui émerge après plus de 150 ans d'humiliation, et l'expansion de leur capacité militaire, et dans ce cas-ci de la marine, est vue comme la marque d'une nation qui a su se tailler une place sur la scène internationale. Bien que la Chine veuille être perçue ainsi, de l'avis de bien des observateurs occidentaux, elle n'a pas su observer les normes internationales ni agir en acteur mondial responsable.

Vous avez donc tout à fait raison de dire que le gouvernement est confronté à toutes sortes de défis, à l'interne, à l'externe et dans toute la région.

Je vous dirais que le plan de match de la Chine demeure très incertain. Presque toutes les grandes puissances économiques ont la Chine comme partenaire commercial numéro un ou deux, mais elles restent sur le qui-vive, car elles ne savent pas comment la Chine va utiliser sa nouvelle capacité militaire.

Le sénateur White : Merci de votre présence, monsieur Boutilier. On voit que le Canada se tourne de plus en plus vers le commerce international et la région de l'Asie-Pacifique. Quelles sont les menaces auxquelles nous devrions nous attendre en ce qui concerne la sécurité nationale?

M. Boutilier : Il faut notamment souligner que le rééquilibre américain en Asie, bien qu'on en parle souvent en termes militaires, est en fait un rééquilibre qui a un profond volet économique, dont le Partenariat transpacifique est un élément clé. Et le Canada se joint évidemment à cette relation économique transpacifique.

En règle générale, il n'est pas facile de faire des affaires avec l'Asie. L'opacité des affaires en Chine et l'imprévisibilité des mécanismes juridiques font qu'il est difficile pour les petites et grandes entreprises de mener leurs activités.

On pourrait dire la même chose de l'Inde, même si elle est beaucoup plus ouverte sur bien des plans et qu'elle offre des mécanismes plus prévisibles que la Chine.

La difficulté pour le Canada, c'est que très peu de ses entreprises sont des compagnies d'envergure, bien que de nombreuses petites entreprises canadiennes aient l'expertise, les produits ou les capacités qui sont très recherchés en Asie.

Le grand défi consiste bien sûr à être sur place. Le temps presse et nous avons affaire à des concurrents féroces.

J'ai eu l'honneur de m'adresser à un groupe d'avocats internationaux dernièrement, et je leur ai dit que s'ils n'avaient qu'une seule chose à retenir de mon exposé, c'est qu'il y a urgence d'agir. Je ne souhaite pas diminuer les processus axés sur la collaboration et l'inclusion que préconise le Canada, mais nous devons reconnaître que bon nombre de nos concurrents sont beaucoup plus rapides que nous pour tenter d'établir des ponts économiques dans la région.

Nous avons à offrir des domaines d'expertise qui ont un très grand potentiel commercial en Asie, que ce soit dans le secteur de l'environnement, de la circulation aérienne, de l'ingénierie ou encore du travail océanique. Cependant, si on étudie les statistiques, en termes relatifs, notre part du marché n'a cessé de diminué en Asie. Les chiffres ont grimpé en général en ce qui concerne les avoirs, mais nous n'arrivons tout simplement pas à nous mesurer à bon nombre de nos concurrents.

Le sénateur White : Que doit-on faire pour renverser cette tendance, selon vous?

M. Boutilier : C'est une très bonne question. Il faut se demander dans quelle mesure le gouvernement peut réellement créer un contexte plus propice aux affaires. L'Asie comporte tout un lot de difficultés, dont la distance, la langue et la nécessité de trouver les bons partenaires. Ce genre de préoccupations est l'apanage du commerce international, quel que soit le pays.

Nous avons commencé à nous intéresser à l'Asie, mais nous sommes constamment distraits par d'autres développements ailleurs dans le monde. Nous devons démontrer que notre engagement envers la région est total, car dans bien des quartiers, nous sommes vus comme des collègues de plaisante compagnie, mais qui brillent par leur absence. Nous n'avons pas fait preuve de constance à cet égard. Comme je l'indiquais plus tôt, la sécurité et le commerce vont bien souvent de pair dans l'établissement de notre présence dans la région. C'est une région qui accorde une importance énorme à la sécurité et où les personnes qui ont travaillé dans ce domaine sont promues à des postes de haut gradé politique ou de conseiller principal. C'est ce qu'on peut voir en Thaïlande et en Chine, par exemple.

Il s'agit d'affermir notre présence dans la région de plus en plus rapidement, ou de lui tourner le dos pour concentrer nos efforts ailleurs. Ce qui complique les choses en ce moment, c'est que techniquement, nous nous sommes engagés à faire avancer nos priorités en Amérique latine, et pourtant, j'avancerais que le potentiel des marchés asiatiques est beaucoup plus attrayant que celui de nos voisins du Sud.

La sénatrice Beyak : Nous avons récemment entendu parler de la mer de Chine méridionale et de la stabilité du Pacifique. Le professeur Robert Kaplan avance que l'Occident tient cette stabilité pour acquis depuis trop longtemps. Qu'est-ce que vous en pensez?

M. Boutilier : L'ironie avec la région du Pacifique, c'est que la croissance fulgurante de l'économie chinoise est en grande partie attribuable à la stabilité globale assurée par la Marine américaine et la présence des États-Unis dans l'ensemble de la région. En effet, à l'échelle de la région Info-Pacifique, tous les acteurs souhaitent que Washington maintienne sa présence. Ils ont cette vague impression et l'angoisse que les Américains vont plier bagage demain matin.

Cela dit, si on regarde en particulier la mer de Chine méridionale, une mer intérieure et complexe, on se rend compte qu'elle constitue un lien névralgique entre l'océan Indien et l'océan Pacifique et que 5 billions de dollars de marchandises y transitent dans les deux directions. De même, si on regarde la circulation des produits énergétiques, très importante entre ces deux océans, le Japon, la Corée du Sud et la Chine en sont énormément dépendants.

La propriété des îles et d'autres considérations géographiques dans la mer de Chine méridionale sont des questions qui nous préoccupent et qui relèveraient normalement de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. La Chine en donne toutefois une interprétation que je qualifierais de tout à fait aberrante et qui la place carrément en porte à faux avec bon nombre des autres parties. Les zones maritimes de nombreux pays se chevauchent dans la mer de Chine méridionale. Les États-Unis sont demeurés en retrait dans le dossier, c'est-à-dire qu'ils évitent d'appuyer les revendications de l'un ou de l'autre, mais ils s'inquiètent de plus en plus de la paix et de la stabilité à cet endroit.

Ce qui se passe actuellement dans la mer de Chine méridionale, mais aussi dans la mer de Chine orientale et en Asie du Nord-Est, c'est que les navires se bombardent les uns les autres et que des gens meurent en mer. Vous vous souviendrez sans doute de la tragédie survenue en 2010 quand un sous-marin nord-coréen a fait exploser une corvette sud-coréenne.

On est donc dans une zone de plus en plus fragile et tendue et où les erreurs de jugement peuvent avoir des répercussions très importantes, des erreurs que ne commettront sans doute pas les amiraux et les généraux, mais que pourraient sans doute commettre les commandants régionaux ou même les capitaines de navire. Les analystes dans la région et ailleurs craignent donc que les tensions en mer entraînent le déclenchement de graves hostilités.

La sénatrice Beyak : Merci, monsieur. Comme vous connaissez bien la région, auriez-vous des conseils à donner au Canada sur la stratégie à adopter dans la région?

M. Boutilier : Le Canada a été un des artisans légendaires de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Par la suite, pendant près de 10 ans, le Canada a été coprésident du groupe de travail officieux sur la mer de Chine méridionale Indonésie-Canada. Ce groupe de travail ne s'est pas penché sur les questions épineuses liées au droit de propriété des États, mais il s'est penché sur d'autres questions comme les stocks de poissons, l'hydrographie, et cetera, et pour une minuscule somme d'argent, il a confirmé les bonnes intentions du Canada à vouloir protéger la paix et la stabilité dans la région. Nous n'avons pas participé à des mesures de sécurité comme telles, mais nous étions considérés comme des amis et des partenaires dans le processus partout en Asie du Sud-Est.

Je sais aussi, pour avoir parlé avec le coprésident indonésien qui était au Canada il y a une quinzaine de jours, qu'on serait prêt à reprendre le processus et qu'on serait ravi de voir le Canada jouer à nouveau un rôle actif.

Le président : J'aimerais ajouter mon grain de sel ici, monsieur Boutilier, au sujet de votre réponse au sénateur White sur la participation du Canada et ce que nous pourrions faire d'autre dans cette région du monde. Vous avez dit qu'il était minuit moins une. C'est sans doute vrai, mais je dirais que le Canada a pris des mesures très importantes au cours des dernières années pour confirmer sa présence dans la région — par exemple, en concluant un accord sur la défense avec les Philippines. Un accord a été conclu avec le Japon il y a quelques années, et les négociations se poursuivent en vue d'un accord de libre-échange. Nous avons un accord de libre-échange avec la Corée du Sud. Nos échanges commerciaux avec Taiwan dépassent les 6 milliards de dollars, et ils s'intensifient depuis quelques années.

J'aimerais savoir, compte tenu de tout ce qui a été fait à ce jour et des accords commerciaux et de défense qui ont été négociés ou qui sont en cours de négociation, ce que nous pourrions faire de plus? Ensuite, que devrions-nous faire pour établir notre présence maritime dans cette région du monde?

M. Boutilier : Les éléments que vous venez de mentionner sont admirables. Toutefois, je dirais qu'ils sont souvent le fruit des efforts déployés au cours des 5, et non pas des 25, dernières années. Si on regarde du côté de nos concurrents, l'Australie par exemple, on pourrait dire, en passant, que la région est d'une importance beaucoup plus grande pour Canberra que pour Ottawa, mais il n'en demeure pas moins qu'ils sont beaucoup plus proactifs pour créer les liens qui sont nécessaires.

Encore une fois, je reviens au sentiment d'urgence. Je dirais que, de plus en plus, des pays qui nous semblaient éloignés ou même lointains, comme la Corée du Sud, le Japon, Singapour, et cetera, sont maintenant ouverts aux échanges commerciaux. Dans certains cas, les négociations s'éternisent, et je suis le premier à le reconnaître, mais nous devons redoubler d'efforts et accroître la pression, parce que ces accords sont bien souvent une première étape qui ouvre bien d'autres portes par la suite.

En ce qui a trait aux questions maritimes, nos forces navales sont modestes, mais très professionnelles, et elles sont concentrées essentiellement dans l'Atlantique. Il faut dire naturellement que si on parle sur le plan de la distance uniquement, il est plus facile de partir de Halifax pour se rendre dans la partie nord-ouest de l'océan Indien que de partir d'Esquimalt, mais si nous regardons du côté d'Esquimalt, on parle alors de l'océan le plus grand, et sans doute le plus instable, du monde.

Que pouvons-nous faire pour influencer le cours des événements? Eh bien, nous pouvons très certainement le faire, comme je l'ai mentionné dans ma réponse à la question précédente, en jouant un rôle au sein d'une instance officieuse et en usant de notre pouvoir de convaincre. Un des éléments très importants aussi serait sans doute de déployer, de façon stratégique, nos forces navales un peu plus loin dans le Pacifique. C'est une leçon qu'ont certainement apprise les États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, à savoir qu'il faut vaincre la tyrannie de la distance.

Qu'il s'agisse d'envoyer des navires dans les eaux du nord-est de l'Asie en appui à la marine des États-Unis ou ailleurs, cela prend un temps considérable, en effet, pour qu'un navire amarré sur la côte Ouest du Canada se rende au fin fond de l'Asie.

Je pense que nos collègues du Groupe des cinq, dont vous avez parlé avec le témoin précédent, se réjouiraient sans doute d'une présence avancée dans la région. Je pense qu'il est possible de mobiliser des ressources maritimes relativement modestes et de les déployer au bon endroit. Il s'agit d'un geste symbolique dans bien des cas qui peut sembler banal, mais il est indispensable que nos collègues de l'Asie voient que nous voulons jouer un rôle concret dans le maintien de la paix et de la stabilité dans la région.

Le sénateur Day : Vous avez mentionné au début de votre exposé que selon vous, la Chine est en déclin. J'ai cru comprendre qu'il s'agissait d'un déclin véritable et non pas d'un ralentissement cyclique de l'économie. Pourriez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet?

M. Boutilier : Je ne voudrais certainement pas que vous sortiez d'ici avec l'impression que la Chine est en déclin. Toutefois, je crois en effet que ce qu'on observe actuellement en Chine est probablement un ralentissement cyclique de l'économie. La Chine nous avait habitués dans les années 1990 et dans la première décennie des années 2000 à des taux de croissance oscillant entre 10 et 12 p. 100. Ces taux se situent actuellement probablement à 7,3 ou 7,4 p. 100. Certains analystes prévoient même qu'ils pourraient tomber à 4 p. 100. D'autres sont d'avis que la seule force du nombre entraînera très certainement un taux de croissance de 6 ou 7 p. 100, étant donné que, malgré la politique de l'enfant unique, la Chine voit sa population croître d'un nombre de personnes égal à la population totale du Canada probablement tous les 30 à 36 mois.

Les dirigeants chinois doivent composer, comme je l'ai mentionné plus tôt, avec tous les problèmes structuraux. Ils tentent désespérément de réformer l'économie. Ils se rendent compte que le modèle économique basé sur les exportations qui a été le moteur de leur croissance phénoménale au cours des 30 dernières années devient, en fait, de plus en plus chose du passé. Les salaires commencent à augmenter, et des sociétés multinationales transfèrent leurs activités au Vietnam, au Bangladesh ou ailleurs, à la recherche d'une main-d'œuvre bon marché.

La Chine se dirige aussi vers ce qui sera sans doute le plus important mouvement de population interne de toute l'histoire de l'humanité, plusieurs millions de personnes s'apprêtant à quitter la campagne pour aller s'installer en ville. Cela fera naturellement grimper les coûts environnementaux, bien sûr, puisque la demande en énergie, la pollution, et cetera, montent en flèche lorsque la population urbaine s'accroît.

Pour diverses raisons, la Chine cherche désespérément de nouveaux moyens pour stimuler une nouvelle vague de croissance économique qui reposerait sur la demande interne. Tout cela reste à voir, mais je suis un peu pessimiste quant à la capacité de la Chine d'effectuer rapidement cette transition. On parle sans doute d'une période de 20 ans, à tout le moins. Les centaines de millions d'habitants qui vivent encore aujourd'hui à la campagne avec 2 $ par jour sont pauvres et il est donc difficile de créer un moteur de consommation interne pour remplacer le moteur des exportations en place dans le passé.

On assiste aujourd'hui à une période de consolidation, et la croissance effrénée que la Chine a connue par le passé pourrait bien être chose du passé, tout comme cela a été le cas au Japon au début des années 1990. En passant, certains disent que le système bancaire et les stocks d'infrastructure sont trop ambitieux aujourd'hui en Chine comme ils le sont au Japon, mais cela reste à voir.

Le sénateur Day : Je ne pensais pas que la réponse serait aussi longue. C'est une excellente réponse à une question complexe. On s'en remet beaucoup aux feuilles de thé ici. Saviez-vous que la Chine accueillera le Forum Xiangshan en novembre? Je ne sais pas trop ce que c'est. Je pense qu'il s'agit d'une conférence sur la sécurité dans la région. Connaissez-vous ce forum et savez-vous s'il faut le prendre au sérieux?

M. Boutilier : Je suis au courant. Il aura lieu du 20 au 23 novembre à Beijing. J'espère pouvoir y assister pour me faire une idée de son importance et de sa légitimité. Pour être honnête avec vous, je n'étais pas au courant avant. Il y a 10 semaines, j'étais à l'Académie des sciences militaires à Beijing, un groupe de réflexion qui conseille la Commission militaire centrale. On m'a invité à y participer et c'est avec joie que j'ai accepté. Tout comme vous, j'ai hâte de voir s'il s'agit d'un forum important.

Il faut dire qu'il existe de nombreux forums sur la sécurité partout dans la région de l'Asie-Pacifique, en Indonésie, en Corée du Sud, au Japon, et cetera. J'ai hâte de voir comment il sera organisé. Jusqu'à maintenant, il n'y a rien d'impressionnant, mais certaines séances plénières promettent de nous ouvrir une fenêtre intéressante sur la façon de penser des Chinois.

Le sénateur Day : Je ne pense pas que le comité y délègue quelqu'un, et nous aimerions bien que vous nous donniez vos impressions à votre retour.

M. Boutilier : Bien sûr, sénateur Day.

Le sénateur Mitchell : En un sens, il semble se dégager deux éléments contraires dans votre témoignage. D'un côté, nous devrions accroître notre présence en Chine pour profiter des possibilités économiques, et de l'autre, nous devrions déployer notamment plus de navires dans la région en raison de la poussée militaire et du fort sentiment nationaliste des Chinois contre une éventuelle menace. Ces deux idées ne s'opposent-elles pas, en un sens? L'une qui tient intrinsèquement de la menace ne met-elle pas l'autre en péril?

M. Boutilier : C'est une conclusion à laquelle vous pourriez sans doute arriver en m'écoutant — c'est-à-dire qu'il s'agit de deux éléments contraires. Tout d'abord, il ne faudrait pas s'en tenir uniquement à la Chine, en ce sens qu'il existe une foule de bonnes occasions de commerce avec de nombreux pays en Asie, que ce soit la Corée du Sud, les Philippines, l'Indonésie, et cetera. C'est mon premier commentaire.

Deuxièmement, si on compare l'économie de la Chine à celle de nombreux pays dans le monde, notamment aux pays européens, on se rend compte qu'elle est encore très solide, même en période de ralentissement.

Troisièmement, je dirais que l'objectif ultime de la Chine soulève aussi beaucoup d'inquiétudes. Cela ne devrait pas nous empêcher pour l'instant de profiter des occasions commerciales qui se présentent, lorsque c'est opportun. Cela pourrait très bien continuer pendant longtemps, ou encore se régler. Je pense qu'il y a sans doute plus d'occasions à saisir dans la région que partout ailleurs, et la Chine est assurément au cœur de la croissance économique partout dans la région. Les possibilités sont là, malgré les inquiétudes. Bien sûr, cela vient confirmer ce que j'ai dit un peu plus tôt, à savoir que la Chine est probablement le principal partenaire commercial de presque toutes les grandes puissances dans la région indo-asiatique.

Le sénateur Mitchell : Vous avez parlé à quelques reprises, en passant, mais pas dans ce contexte, d'autres pays qui présentent des possibilités économiques, notamment le Vietnam. Le Vietnam est le 12e pays le plus populeux au monde et il joue des biceps. J'y suis allé et je dirais que les communistes ont perdu la guerre à cet endroit, car le pays possède aujourd'hui une économie capitaliste robuste. Quels sont les débouchés dans ce pays et devrait-on les explorer?

M. Boutilier : Le Vietnam est un pays prometteur. Il y a environ 10 ans, le Vietnam était sans doute le modèle économique parfait dans la région. Son économie a ralenti dernièrement. Selon un observateur, après avoir fait la guerre pendant 50 ans, les Vietnamiens ont dû apprendre à faire la paix. Ils ont les mêmes défis à relever que les systèmes communistes ont eu sporadiquement à relever au moment de passer d'une économie sclérosée dirigée à une économie de marché. Les dirigeants souhaitent mettre en place des réformes. Ils sont conscients que la corruption est un problème important. La croissance économique des dernières années n'a pas été celle qu'ils auraient espérée, mais ils s'inspirent de plus en plus du modèle chinois. Côté sécurité, ils se tournent vers des pays comme les États-Unis et l'Inde. Le moment venu, je crois que le Vietnam pourrait se révéler un pays très prometteur en termes d'échanges commerciaux.

C'est un pays où on a aussi un grand besoin de gens talentueux en ingénierie, dans l'exploitation pétrolière extracôtière, et cetera, dans les domaines que j'ai mentionnés un peu plus tôt. C'est une économie qui commence à croître, mais le tout ne se fait pas sans heurts.

Le président : Chers collègues, avez-vous d'autres questions? J'aimerais remercier M. Boutilier d'avoir été avec nous aujourd'hui. Vos commentaires ont été très utiles.

Le sénateur Ngo : J'ai une question, si nous avons le temps.

Le président : Oui, nous avons le temps.

Le sénateur Ngo : Merci, professeur. La région pacifico-indo-asiatique est aujourd'hui très militarisée. Sept des dix plus grandes armées permanentes dans le monde s'y trouvent, notamment au Vietnam, en Chine, en Corée du Nord et en Corée du Sud, de même que cinq des puissances nucléaires déclarées dans le monde, dont la Chine. Dans votre exposé, vous avez mentionné que les ambitions de la Chine avec Beijing sont offensives en Asie du Sud, dans la mer de Chine méridionale. On a vu récemment que la Chine a déclaré unilatéralement qu'elle était propriétaire des îles ou des terres dans la zone contestée et qu'elle intimide des pays comme le Japon, les Philippines, le Vietnam, et cetera.

Quels sont les défis que présentent ces querelles en matière de sécurité? Je parle en termes militaires dans la région.

M. Boutilier : Votre question est fort valable et pertinente. Lorsqu'on examine les ventes d'armes dans le monde, par exemple, on constate que la région indo-pacifique arrive en tête de la liste. De nombreux analystes s'inquiètent en effet qu'une course aux armements soit en cours dans la région, et qu'on ait dépassé le cap d'une simple modernisation de la marine et de l'armée pour passer à un modèle d'action-réaction dans lequel un pays acquiert des armements en réponse aux agissements de ses voisins. C'est le cas, notamment, entre le Japon et la Corée du Sud.

La croissance fulgurante de la flotte sous-marine de la région est particulièrement inquiétante. Les Chinois construisent des sous-marins trois à quatre fois plus rapidement que les Américains, et nous avons probablement quelque 200 sous-marins actifs partout dans la région. À l'époque, lorsque nous avons tourné le dos à l'Atlantique en pensant que la guerre froide était terminée, nous n'avons pas tenu compte de la façon dont se combineraient les nouveaux niveaux d'instabilité.

Ce qui est intéressant, entre autres, c'est qu'en 2010, la Chine a été l'hôte d'une conférence maritime internationale à Qingdao, le centre de sa flotte du Nord. Au cœur de cette conférence se trouvait le soi-disant concept des mers harmonieuses. C'était l'équivalent maritime de la montée pacifique de la Chine. Tout de suite après, le comportement et les activités des Chinois ont changé radicalement. On était très loin des mers harmonieuses; les Chinois faisaient plutôt preuve d'intimidation et d'agressivité dans la mer de Chine méridionale aux dépens des pays comme les Philippines et le Vietnam. Certaines de leurs actions sont profondément répréhensibles. Dans le cas du Vietnam, comme vous le savez, un navire vietnamien a perdu son équipement hydrographique à deux reprises à cause de navires chinois. Nous avons également vu que les Chinois tordaient le bras des Philippins lorsqu'il s'agissait de ravitailler l'un de leurs atolls.

Il y a une longue liste de situations semblables. Cela nous amène à nous demander ce qui se passe à l'intérieur de la Chine. Était-ce un manque de pouvoir du président Hu Jintao? Est-ce plutôt l'armée qui a agi trop rapidement? Quelles sont les raisons de ce revirement soudain des actions de la Chine? Chose certaine, en Asie du Sud-Est, on est de plus en plus conscients, et cela s'est manifesté par une grande passivité au cours des dernières décennies, qu'il s'agit d'une véritable menace à la souveraineté de bon nombre d'acteurs. Même des pays qui sont en marge, comme la Malaisie, ont même commencé à adopter une attitude antichinoise.

Il sera très intéressant de voir si les Philippines auront gain de cause devant le tribunal international. Je pense que oui, et ce, au détriment de la réputation de la Chine.

Le sénateur Ngo : Puis-je poursuivre?

Le président : Allez-y.

Le sénateur Ngo : Vous dites que le Canada est l'un des pays qui s'est fait l'apôtre du droit de la mer. Depuis le conflit dans la mer de Chine méridionale, nous n'avons absolument rien dit. Selon vous, quelles mesures le Canada peut-il prendre dans ces régions en conflit avec la Chine? Allons-nous imiter les États-Unis et d'autres pays et fermer les yeux sur le comportement agressif de Beijing dans cette région en raison du commerce? Que pouvons-nous faire?

M. Boutilier : Non, je ne crois pas que nous devrions tolérer ces actions, qui vont, à bien des égards, à l'encontre de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. L'une des difficultés, c'est que lorsque la Chine a ratifié l'UNCLOS en 1996, elle a imposé ses propres conditions en prétendant que ses lois nationales primaient sur l'application de l'UNCLOS. Il y a donc lieu de se demander si on n'a pas entièrement miné l'esprit de la convention dans le processus. C'est très préoccupant lorsqu'une partie aussi imposante que la Chine adopte ces mauvaises interprétations.

Par exemple, nous reconnaissons tous à l'échelle internationale les 12 milles nautiques. La Chine veut appliquer ce même pouvoir territorial à la zone nautique de 200 milles, et il y a d'autres préoccupations concernant le comportement des navires à l'intérieur de cette zone, à savoir s'ils doivent obtenir ou non la permission de la Chine. Évidemment, les Chinois soutiennent que oui. Je pense qu'il est dans notre intérêt d'essayer de maintenir l'intégrité de l'UNCLOS, de quelque manière que ce soit. C'est essentiel parce que le but de la Chine, selon moi, c'est de répéter les mauvaises interprétations en espérant qu'elles soient acceptées un jour et qu'elles deviennent la norme. Je ne crois pas qu'on devrait les laisser faire.

Le sénateur Ngo : Merci, monsieur.

Le président : J'aimerais terminer par une dernière question, si vous me le permettez. Selon vous, quelles devraient être les plus grandes priorités canadiennes en matière de sécurité dans la région de l'Asie-Pacifique?

M. Boutilier : Je crois que nous devons sans aucun doute collaborer par l'intermédiaire d'organisations régionales. Nous avons tenté de participer à la Réunion élargie des ministres de la Défense de l'ANASE, mais notre demande a été rejetée parce qu'on avait l'impression — et cela remonte à plusieurs années — que nous n'étions pas du tout présents ni engagés dans la région.

Nous devons travailler avec ces organisations. Il y a une organisation maritime, le Symposium naval du Pacifique occidental, qui rassemble les dirigeants de toutes les forces navales. Il y a un autre organisme grâce auquel nous essayons, par quelque moyen que ce soit, de favoriser la paix et la stabilité dans une région de plus en plus instable où les positions de la Chine ne sont pas toujours claires. Par conséquent, selon moi, il nous incombe d'intervenir le plus possible dans la région et de tirer parti des avenues de collaboration maritime, ce qui permettra de renforcer la confiance, parce que c'est le seul moyen d'éliminer les obstacles qui existent entre les divers acteurs.

Le sénateur Day : Monsieur, à titre d'information, sachez que le Sénat a participé au forum parlementaire de l'ANASE pendant plusieurs années, et c'est peut-être un domaine où nous pouvons réaliser des progrès, là où d'autres ordres de gouvernement ne sont pas en mesure de le faire.

M. Boutilier : Absolument. Je pense que ce qui est fondamental, c'est la cohérence. Si vous participez, vous devez le faire chaque année. C'est très important. Vous ne pouvez pas vous présenter de temps en temps. C'est pire que de ne pas y être du tout. Il est essentiel d'établir des relations, parce que pratiquement tout en découle dans cette région. Je n'insisterai jamais assez sur l'importance du développement des relations en Asie.

Le sénateur Day : Je suis tout à fait d'accord. L'AIPA est l'Assemblée interparlementaire de l'ANASE, et j'y ai participé pendant 10 années consécutives, non seulement moi, mais aussi plusieurs autres parlementaires. Nous avions donc une représentation là-bas. Toutefois, vous avez raison. Il faut beaucoup de temps en Asie pour bâtir la confiance.

M. Boutilier : Absolument.

Le président : Chers collègues, j'aimerais remercier M. Boutilier d'avoir comparu aujourd'hui et de nous avoir présenté son témoignage.

Il va sans dire que vous ajoutez une dimension à un domaine que vous connaissez très bien. Je suis sûr que nous ferons de nouveau appel à votre expertise plus tard dans le cadre de notre étude. Encore une fois, merci beaucoup, monsieur Boutilier.

(La séance est levée.)


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