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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le jeudi 21 février 2019

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 10 h 35, pour mener une étude sur les relations étrangères et le commerce international en général.

La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Soyez les bienvenus au Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international. J’invite les honorables sénateurs à se présenter.

Le sénateur Boehm : Peter Boehm, de l’Ontario.

Le sénateur Dean : Tony Dean, de l’Ontario.

[Français]

Le sénateur Dawson : Dennis Dawson, du Québec.

[Traduction]

La sénatrice Bovey : Patricia Bovey, du Manitoba.

La sénatrice Coyle : Mary Coyle, de la Nouvelle-Écosse.

[Français]

Le sénateur Massicotte : Paul Massicotte, du Québec.

[Traduction]

Le sénateur Greene : Stephen Greene, de la Nouvelle-Écosse.

[Français]

La sénatrice Saint-Germain : Raymonde Saint-Germain, du Québec.

Le sénateur Housakos : Leo Housakos, du Québec.

[Traduction]

La présidente : Je suis la présidente, Raynell Andreychuk, de la Saskatchewan.

Le comité est autorisé aujourd’hui à examiner certaines questions pouvant être soulevées occasionnellement concernant les affaires étrangères et le commerce international en général. Dans le cadre de ce mandat, le comité entendra aujourd’hui des témoignages sur la situation actuelle au Venezuela.

Le comité a entendu des témoins en 2016 et en 2017 au sujet de la situation politique et de la crise économique grandissante dans ce pays. Deux rapports ont été publiés, l’un en juin 2016, et l’autre en juillet 2017. Ces rapports ont donné lieu à une réponse du gouvernement qui a été déposée au Sénat le 20 mars 2018.

Le comité a mentionné qu’il continuerait de profiter des occasions de rester informé de l’évolution de la situation au Venezuela, des défis auxquels sont confrontés les Vénézuéliens et des répercussions pour la région. En conséquence, nous tenons aujourd’hui la présente séance.

Au nom du comité, je suis heureuse d’accueillir M. Ben Rowswell, président et directeur de recherche, Conseil international du Canada; par vidéoconférence, M. Michael Camilleri, directeur, Programme de règle de droit Peter D. Bell, Dialogue interaméricain; et M. Sébastien Dubé, professeur, Universidad del Norte, Barranquilla, Colombie.

Bienvenue au comité. Vos courtes biographies sont distribuées, mais nous voulons disposer d’un maximum de temps pour les exposés, les questions des sénateurs et vos réponses.

Monsieur Rowswell, vous avez la parole.

[Français]

Ben Rowswell, président et directeur de recherche, Conseil international du Canada : Merci beaucoup. C’est un honneur d’être parmi vous aujourd’hui. C’est un moment historique pour le Venezuela, mais aussi pour la politique étrangère du Canada.

[Traduction]

Devant la crise politique profonde qui secoue le Venezuela, le Canada demande la restauration de la souveraineté populaire dans ce pays. Ainsi, je crois que notre gouvernement définit une approche purement canadienne à l’égard de la promotion de la démocratie. Selon ce que j’ai pu observer, cette approche est fondée sur trois principes fondamentaux.

Selon le premier, ce n’est pas sur les gouvernements, mais sur les citoyens de chaque pays que repose en définitive la souveraineté.

Le deuxième principe veut que le rôle des gouvernements étrangers comme le Canada soit de suivre le leadership des acteurs locaux et non de les diriger vers un mouvement démocratique.

Le troisième principe, c’est que lorsque nous décidons d’appuyer un mouvement prodémocratie local, nous le faisons avec les pays de la région afin qu’il y ait une approche collective et multilatérale.

Cette approche a mené le gouvernement du Canada à appuyer l’Assemblée nationale du Venezuela, le dernier organe démocratiquement élu qui représente les Vénézuéliens, car cette assemblée a préparé la voie pour redonner aux citoyens le contrôle de leur pays. Cette assemblée a désigné Juan Guaidó comme président intérimaire pendant que des élections sont organisées. Le Canada s’est joint à la plupart des pays d’Amérique latine pour appuyer cette stratégie.

Quatre semaines plus tard, la crise s’éternise. Les Canadiens commencent à discuter de cette approche. Je crois que c’est tout à fait approprié, compte tenu des enjeux pour le Venezuela, pour l’hémisphère et pour la politique étrangère canadienne.

La souveraineté populaire signifie que les Vénézuéliens devraient choisir leur propre destinée. Comment savons-nous ce que désire la population du Venezuela? C’est ce que j’aimerais apporter comme contribution au débat de ce matin, car je crois qu’il est possible pour nous, Canadiens, d’écouter les Vénézuéliens et de nous faire une idée de ce qu’ils souhaitent, même si cela diffère radicalement de ce que veut nous faire croire leur dirigeant autocrate.

J’ai passé près de quatre ans au Venezuela. À titre d’ambassadeur du Canada, j’ai dirigé une équipe de talentueux professionnels. Notre travail consistait à écouter les Vénézuéliens et à comprendre ce que nous entendions.

En tant que diplomates canadiens, comment avons-nous évalué ce que nous disaient les citoyens vénézuéliens? Nous avions diverses méthodes pour le faire. Je vais d’abord parler des sondages. Il n’est pas facile d’en mener dans un pays répressif, mais il est tout de même possible de faire des sondages d’opinion au Venezuela. Nous avons suivi tous leurs résultats. Nous avons ainsi pu observer qu’en 2015, l’appui à Maduro avait chuté et se situait entre 15 et 25 p. 100; il n’a jamais dépassé cela depuis. Quant à l’opposition à ce dirigeant, elle s’élevait constamment à 60, 70 et parfois 80 p. 100.

La firme la plus crédible est Datanalisis. Selon son plus récent sondage, réalisé en novembre 2018, 63 p. 100 des Vénézuéliens souhaitent que Nicolás Maduro soit écarté du pouvoir.

Les Vénézuéliens utilisent aussi beaucoup les médias sociaux. C’est pour nous une autre façon d’évaluer ce que pensent la plupart d’entre eux. Lorsqu’on analyse des données accessibles au public sur Twitter et Facebook, on peut voir que la majorité des comptes en appui au gouvernement font partie d’une campagne coordonnée, alors que ceux qui appuient l’assemblée nationale sont dispersés et spontanés.

Nous avons écouté les Vénézuéliens en utilisant principalement l’outil le plus ancien du guide de la diplomatie. Nous avons parlé à des centaines et des centaines de personnes. Notre ambassade s’est efforcée de discuter avec des Vénézuéliens de tous les milieux, de toutes les allégeances et de toutes les classes socioéconomiques.

Nous n’avons ménagé aucun effort pour faire participer à la discussion les Vénézuéliens de la classe ouvrière, étant donné que c’est traditionnellement le groupe le plus difficile à consulter pour la plupart des diplomates. Nous avons fait tout notre possible pour visiter chaque quartier et chaque bidonville. Nous voulions bien comprendre le point de vue des personnes démunies et marginalisées, et pas seulement celui des privilégiés.

À mon arrivée là-bas, en 2014, le pays était encore divisé entre les chavistes et ceux qui s’opposaient à la poursuite du chavisme sous la direction de Maduro. Ces divisions se sont vite estompées lorsque la crise économique s’est aggravée. Comme les résidants des quartiers pauvres avaient de plus en plus de mal à se nourrir et que les hôpitaux publics manquaient de plus en plus de médicaments, l’appui au gouvernement s’est effrité. Ceux qui souffraient de ce désastre économique savaient précisément qui était à blâmer.

Ce n’est pas difficile à comprendre. Si le Canada perdait la moitié de son économie, si le taux de mortalité maternelle doublait et triplait au pays, si le poids moyen des Canadiens diminuait de 20 ou de 30 livres, la plupart des Canadiens exigeraient des comptes du gouvernement de Justin Trudeau.

Nous avons commencé à approfondir nos recherches dans les secteurs où le chavisme régnait autrefois en maître : dans l’État de Barinas, où est né Chávez, dans la paroisse de 23 De Enero, où il déposait son bulletin de vote devant les caméras de télévision lors des élections, et dans les quartiers de La Vega, Valle, Coche et Antimano, les célèbres bidonvilles de l’ouest de Caracas. Il y était de plus en plus difficile de trouver des Vénénuéliens de la classe ouvrière qui appuyaient Nicolás Maduro.

Lors des manifestations antigouvernementales ou progouvernementales, nous envoyions des représentants de l’ambassade. En 2017, il y a eu de grandes manifestations antigouvernementales qui s’étendaient sur des dizaines de pâtés de maisons, auxquelles participaient des gens de tous les âges et de toutes les professions, des riches comme des pauvres. Les marches progouvernementales, elles, étaient orchestrées et avaient lieu au centre-ville, où les grands immeubles empêchaient les caméras de télévision de capter les images de rues désertes à un pâté de maisons à peine.

Quand nous avons demandé aux Vénézuéliens ce qui les incitait à manifester, ceux qui appuyaient l’assemblée nationale nous ont dit qu’ils aimaient leur pays et qu’ils étaient prêts à faire face aux gaz lacrymogènes afin de rendre leur pays meilleur pour leurs enfants.

Je n’oublierai jamais ce que m’avait dit une femme qui participait à une marche progouvernementale; le responsable politique qui gérait son appartement fourni par le gouvernement avait laissé entendre qu’elle en serait évincée si elle ne participait pas à cette marche. Elle craignait de se montrer en public avec le t-shirt rouge du chavisme, appuyant un président que ses concitoyens blâmaient de plus en plus pour la hausse du taux de mortalité infantile, mais elle devait garder un toit au-dessus de la tête de ses propres enfants.

Lorsque les critiques du Canada à l’égard de l’augmentation des violations des droits de la personne se sont faites plus mordantes et plus fréquentes, beaucoup de Vénézuéliens nous ont remerciés de notre prise de position. Lors d’une visite au ministère des Affaires étrangères où l’ensemble du corps diplomatique avait été convoqué, la ministre Rodriguez a reproché au corps diplomatique les critiques de la communauté internationale que le régime commençait à essuyer.

Après la rencontre, alors que je me dirigeais vers la voiture de l’ambassade, de jeunes employés du ministère sont venus me remercier discrètement de ce que le Canada disait au sujet des droits de la personne dans ce pays. Ils prenaient sans doute un énorme risque quant à leur carrière.

Quand j’ai quitté le Venezuela, en 2017, le pays n’était plus divisé. Il était de plus en plus uni dans un désir de changement. Il ne s’agit pas d’un pays partagé entre deux groupes égaux de citoyens. La division se situe maintenant entre la grande majorité de la population et un régime qu’elle rejette.

Continuons de discuter de la façon dont nous pouvons appuyer les Vénézuéliens, des mesures nécessaires pour les aider à rétablir la souveraineté populaire pacifiquement et constitutionnellement. Discutons des autres pays avec lesquels nous devrions collaborer ou non pour appuyer les Vénézuéliens. Ne doutons pas de ce qu’ils veulent. Ils sont unis dans leur volonté de changement, et ils le disent haut et fort. Ils appuient leurs dirigeants élus démocratiquement à l’assemblée nationale.

La stabilité ne règnera au Venezuela que lorsque le pays aura un gouvernement légitime qui sera accepté par ses citoyens. Nous faisons en sorte que ce jour arrive bientôt, non pas en critiquant les Vénézuéliens, mais en les épaulant.

Michael Camilleri, directeur, Programme de règle de droit Peter D. Bell, Dialogue interaméricain, à titre personnel : Je vous remercie de m’accorder le privilège de m’adresser à votre distingué comité. C’est un privilège unique, compte tenu du leadership dont fait preuve le Canada quant à la crise que connaît actuellement le Venezuela sur le plan démocratique et humanitaire. Les observations qu’a formulées l’ambassadeur témoignent bien de ce leadership.

Comme le comité le sait sans doute, le paysage politique du Venezuela subit une transformation depuis le début de l’année. En effet, une transition démocratique fructueuse semble maintenant possible pour la première fois dans l’histoire récente. Toutefois, ce n’est absolument pas chose faite.

Au bout du compte, les Vénézuéliens devront décider de l’avenir de leur pays, et la communauté internationale, avec en tête des acteurs clés comme le Canada, jouera un rôle important dans la suite des événements.

Le chef de l’assemblée nationale et président intérimaire Juan Guaidó représente l’obstacle le plus important pour Nicolás Maduro depuis qu’il a succédé à Hugo Chávez en 2013. Guaidó a uni l’opposition, rallié la communauté internationale à sa cause et fait descendre les Vénézuéliens dans la rue pour la première fois depuis que des manifestations ont été réprimées en 2017.

Néanmoins, Maduro est toujours à Caracas et il continue de contrôler les forces de sécurité. Bien que Guaidó ait gagné beaucoup de force ces dernières semaines, la situation au Venezuela demeure tendue, incertaine et potentiellement instable.

Ce samedi, le 23 février, Guaidó et ses partisans se sont engagés à faire passer coûte que coûte l’aide humanitaire à la frontière du Venezuela, en dépit de la tentative honteuse de Maduro de bloquer cette aide destinée à sa population malade et affamée.

Ces dernières semaines, la répression contre les manifestations anti-Maduro s’est atténuée, ce qui indique peut-être une diminution de la volonté des forces armées d’utiliser la force contre d’innocents citoyens. Cependant, les efforts visant à forcer le blocus de l’aide humanitaire imposé par Maduro pourraient provoquer de violents affrontements avec les forces de sécurité ou les milices loyales à Maduro.

Dans les prochaines semaines, la situation pourrait évoluer rapidement et de façon imprévisible, et nous devons nous attendre à une escalade des tensions dans un contexte encore plus explosif. Le défi qui se pose à la communauté internationale est de maintenir la pression sur Maduro et ses acolytes tout en évitant les actes impulsifs qui pourraient être contre-productifs ou briser la coalition existante pour le changement démocratique au Venezuela.

Je vais formuler cinq recommandations générales qui, je crois, devraient orienter l’élaboration de politiques par les gouvernements comme celui du Canada dans ce contexte difficile.

Premièrement, il faut garder la région unie. Le Groupe de Lima s’est révélé une tribune essentielle pour coordonner les pressions sur Maduro, synchroniser la reconnaissance de Guaidó et attirer l’attention sur la crise humanitaire et migratoire au Venezuela. Un Groupe de Lima fort et uni peut assurer la cohésion entre les approches potentiellement contradictoires à l’égard de l’engagement international concernant la crise au Venezuela.

Deuxièmement, il faut continuer d’augmenter la pression sur Maduro et ses proches collaborateurs. Le Groupe de Lima a déjà demandé à ses États membres d’imposer des interdictions de visa et un gel des avoirs. Ces mesures sont attendues depuis longtemps. Des mesures additionnelles telles que la saisie des actifs, qui permet que des fonds volés soient réaffectés à l’aide humanitaire et à l’aide aux réfugiés, devraient aussi être envisagées et pourraient être prises en étroite collaboration avec le gouvernement de Guaidó.

Troisièmement, il faut éviter d’aller trop loin. Il a fallu beaucoup de temps pour établir un vaste consensus régional sur le Venezuela. Il pourrait facilement se briser. Maduro ne manquera pas de tirer parti de toute intervention excessive de la part d’acteurs tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Venezuela, de façon à semer la division dans la communauté internationale ou, évidemment, au sein même de la coalition de Guaidó.

Le gouvernement du Canada, en particulier, peut jouer un rôle unique pour conseiller les membres du gouvernement américain qui pourraient être tentés d’envenimer le conflit avec Maduro d’une manière contre-productive. La menace d’intervention militaire unilatérale que fait planer l’administration Trump est particulièrement préoccupante à cet égard.

Quatrièmement, il ne faut pas écarter la possibilité de véritables négociations. Guaidó et ses conseillers ont rejeté avec raison une reprise des négociations avec Maduro, qui s’est servi des discussions passées pour gagner du temps, diviser l’opposition et consolider sa position.

Cependant, la plupart des scénarios de transition au Venezuela nécessiteront des négociations avec certaines parties, si ce n’est pas avec Maduro lui-même. Le Groupe de contact international, créé par l’Union européenne, a proposé que ces négociations soient conditionnelles à des élections anticipées et à une reconnaissance implicite de l’absence de légitimité de la présidence de Maduro.

D’autres options sont possibles ou peuvent se présenter à mesure que la situation évolue. L’important, c’est de veiller à ce que les efforts bien intentionnés de la communauté internationale pour créer une porte de sortie tiennent compte des leçons du passé et ne donnent pas à Maduro, par inadvertance, l’occasion d’obtenir une marge de manœuvre.

Enfin, il ne faut pas négliger les conséquences de la crise sur le plan humanitaire. La souffrance de millions de Vénézuéliens ne cessera que lorsqu’une transition politique aura lieu dans leur pays. Entre-temps, cependant, l’attention justifiée que l’on accorde aux changements politiques ne devrait pas éclipser l’aide d’urgence dont les Vénézuéliens ont besoin à l’intérieur et à l’extérieur du pays. J’étais en Colombie, la semaine dernière, où les autorités de l’immigration ont indiqué que l’émergence d’une possible ère nouvelle pour la démocratie vénézuélienne ces dernières semaines n’a eu absolument aucun effet sur le nombre de Vénézuéliens qui franchissent la frontière, soit environ 50 000 par jour. Cela nous rappelle que les conditions au Venezuela demeurent critiques et qu’elles ne feront qu’empirer lorsque les sanctions imposées par les États-Unis sur le pétrole commenceront à se faire sentir.

Même si la démocratie était rétablie demain, la reconstruction du Venezuela serait longue et ardue. Il demeurera essentiel de soutenir les pays voisins du Venezuela, qui devront intégrer des millions de réfugiés dans leurs communautés, et il sera grandement nécessaire que le Canada continue de faire preuve de leadership et de montrer l’exemple.

La présidente : C’est maintenant au tour de M. Sébastien Dubé. Soyez le bienvenu au comité.

[Français]

Sébastien Dubé, professeur, Département de science politique et de relations internationales, Universidad del Norte - Barranquilla, Colombia, à titre personnel : Merci beaucoup de votre invitation. Ma présentation se fera en trois temps. Je vais dresser un bilan de la situation un mois après la proclamation de Guaido, puis identifier quelques perspectives à court terme, pour terminer avec quelques préoccupations sur la politique étrangère canadienne.

Un mois après la proclamation de Guaido, je pense qu’il faut dresser un bilan relativement mitigé pour l’opposition. Premièrement, il n’y a pas eu d’effet domino ni de démission politique majeure au sein du régime. On a observé quelques défections de diplomates ou de militaires à l’extérieur du pays, mais sans plus.

Deuxièmement, il n’y a pas de grande démonstration de faiblesse du régime ni d’intention réelle de négocier de la part de Maduro, qui a rejeté du revers de la main et tourné en ridicule toutes les demandes internationales visant la tenue d’élections présidentielles libres et transparentes...

[Traduction]

La présidente : Monsieur Dubé, je suis désolée, mais nous avons un problème de son intermittent, et les interprètes ne peuvent faire leur travail.

Je pense que nous allons devoir interrompre votre exposé jusqu’à ce que nous puissions régler ce problème. Nous avons deux options : nous pouvons vous inviter de nouveau à témoigner un autre jour ou, si vous êtes patient, vous pouvez attendre de voir si nous pouvons résoudre le problème.

Je vous remercie de votre patience. Resterez-vous avec nous pour voir si le problème peut être corrigé?

M. Dubé : Oui.

La présidente : Merci. Nous allons passer aux questions.

[Français]

Le sénateur Massicotte : Merci à vous trois d’être parmi nous ce matin. C’est une situation qui nous touche énormément en tant que citoyens du monde, une situation qui cause beaucoup de souffrance. C’est un problème très, très grave.

Ma question est la suivante : qu’est-ce qu’on fait à ce point-ci, monsieur Rowswell? M. Dubé pense que notre intervention n’a pas eu d’impact important, ce qui risque d’annuler nos efforts. Jusqu’à quel point devrions-nous, comme pays, comme Canadiens, tenter d’aider le peuple de façon plus concrète, surtout si Maduro résiste à toute participation volontaire? Quel commentaire auriez-vous à faire au sujet des États-Unis, du président Trump qui, il y a deux ou trois jours, a fait un discours dans lequel il a mentionné qu’il gérait potentiellement la situation qui pourrait mener à des conséquences militaires? À quel point la situation dépasse-t-elle notre autorité en tant que pays et nous permet-elle de respecter la souveraineté de ce pays?

M. Rowswell : Merci beaucoup de votre question. Je crois que M. Camilleri a établi un ordre du jour très intéressant avec ses cinq points. J’aimerais en renforcer quelques-uns et en ajouter d’autres.

La chose la plus urgente à faire est de régler le manque de nourriture et de médicaments, de soulager les besoins humanitaires de la population. C’est la priorité de cette fin de semaine, avec l’action que mène l’Assemblée nationale. Je crois que le Canada a déjà fait une importante contribution de 53 millions de dollars, et la coordination de la livraison de cette aide est d’une extrême urgence.

Il se peut que l’on commence à établir un plan international à plus long terme afin de s’attaquer aux besoins économiques d’un pays qui a perdu énormément au cours des dernières années. Cela pourrait aussi donner une motivation aux dirigeants qui sont autour de Maduro, pour leur démontrer qu’il y a vraiment de l’aide sérieuse qui est offerte, pas seulement de l’aide humanitaire à court terme, mais aussi un plan de quelques années, avec des milliards de dollars qui seront versés au Venezuela afin d’aider à la reconstruction de son pays.

Il est aussi important de garder l’unité dans l’approche diplomatique. Le Groupe de Lima a effectivement établi une position avec les autres pays de l’hémisphère qui représentent la très grande majorité de la population de l’Amérique latine, et les autres tentatives, comme celle du Groupe de contact international, sont les bienvenues, mais seulement si les populations suivent le leadership de la région et si elles réussissent à obtenir l’appui de la population du Venezuela.

Il n’est pas très utile d’avoir des négociations si la grande majorité des citoyens dans les rues du Venezuela n’acceptent pas les résultats de ces négociations. Il est important que ces négociations gagnent l’appui de la population, et cette dernière a été assez claire sur ses conditions.

La menace d’une intervention militaire va à l’encontre d’une transition démocratique. Je crois que le Canada a bien fait d’écarter cette possibilité, et le Groupe de Lima a bien fait d’y renoncer lors de la déclaration qui a été faite à Ottawa le 4 novembre. La menace d’une intervention militaire serait non seulement une option violente qui résulterait dans des pertes de vies, mais elle produirait probablement aussi un gouvernement qui manque de légitimité dans le pays. Je crois que le bilan des transitions de gouvernement qui sont accompagnées d’une intervention militaire n’est pas très positif à l’échelle internationale.

Toutefois, il y a une autre raison à court terme pour laquelle ces menaces d’intervention militaire sont négatives. Il y aura une transition du pouvoir seulement s’il y a une division parmi les autres dirigeants qui gravitent autour de Maduro, mais la meilleure façon de renforcer leur unité et leur solidarité est de faire face à la possibilité d’une intervention humanitaire.

Il se peut que les déclarations du président Trump aident Nicolas Maduro à rester au pouvoir. Il est important pour nous de continuer d’écarter et même de dénoncer cette option, afin d’essayer de l’éliminer de la table de négociations.

[Traduction]

Le sénateur Massicotte : Monsieur Camilleri, on sait que beaucoup de denrées et d’aide sont envoyées aux Vénézuéliens, mais qu’elles sont bloquées à la frontière parce que Maduro ne veut accepter aucune forme d’assistance ou d’aide.

Que devons-nous faire? Quelle est la prochaine étape? Comment pouvons-nous les aider?

M. Camilleri : Je me fais l’écho de toutes les observations de M. Rowswell.

D’abord, les Vénézuéliens doivent prendre l’initiative. On ne répétera jamais assez que c’est eux qui doivent prendre leur avenir en main et que nous devons les suivre dans la voie qu’ils tracent.

Les forces de Guaidó ont préparé un plan; ce samedi, ils tenteront de forcer l’entrée de l’aide humanitaire dans le pays. Ils sont déterminés à réussir, peu importe ce qui arrivera. S’ils réussissent, ils contribueront à nourrir les Vénézuéliens dans le besoin et à leur fournir des médicaments. Ils montreront ainsi qu’ils sont capables de servir le peuple vénézuélien. Si Maduro réussit à bloquer l’entrée de l’aide humanitaire, on verra encore plus clairement à quel point il est cruel et insensible au sort de son peuple. Évidemment, il existe également un risque de provocation et d’escalade des tensions.

En ce moment, le rôle de la communauté internationale est de continuer à soutenir les efforts du gouvernement de Guaidó, de lui fournir des conseils au besoin et de l’épauler, ainsi que de continuer de donner un appui, une légitimité et des ressources au seul organe démocratiquement légitime du Venezuela, soit l’assemblée nationale.

La présidente : Monsieur Camelleri, simplement à titre de précision, je suppose que l’on peut dire que l’aide est bloquée à la frontière.

Des témoins nous ont déjà dit qu’il y avait eu diverses tentatives, ainsi que des discussions avec le Mexique. On avait fourni de l’aide médicale. Je ne sais pas s’il y avait des denrées. Il y en avait peut-être. Quoi qu’il en soit, l’aide devait être acheminée par l’entremise de l’armée. Selon les rapports que j’ai lus par la suite, l’aide médicale avait été utilisée par les militaires et n’avait pas été donnée à la population.

Existe-t-il une possibilité de faire entrer de l’aide? Le gouvernement de Maduro exige-t-il de gérer cette aide ou refuse-t-il simplement de la laisser entrer, sachant que l’autre partie ne la lui fournira pas sous cette forme?

M. Camilleri : Je ne suis pas au courant de l’incident précis dont vous parlez, mais il est clair que le régime de Maduro a comme politique de politiser d’une façon très insidieuse la distribution de l’aide humanitaire, des denrées et des médicaments.

Le meilleur exemple que l’on puisse donner à ce chapitre est celui des « CLAP », soit les rations alimentaires mensuelles que reçoivent des millions de Vénézuéliens. Pour recevoir ces rations, ils doivent s’enregistrer dans un système au moyen d’une carte qu’on appelle carte de la patrie et qui est utilisée pour évaluer en quelque sorte leur loyauté envers le régime. L’ambassadeur a mentionné que des gens participent à des manifestations progouvernementales, par exemple, par crainte de perdre ces avantages.

Il ne serait pas du tout contraire aux grandes orientations de la politique du gouvernement Maduro qu’il se serve de l’aide humanitaire pour renforcer son propre contrôle politique. Les militaires servent d’intermédiaire pour la distribution de cette aide, du moins dans le cas des rations alimentaires.

Le régime de Chávez, et maintenant de Maduro, a toujours refusé, par idéologie, d’accepter la nécessité de l’aide humanitaire, qui est considérée en quelque sorte comme un cheval de Troie destiné à une intervention étrangère dans le pays. Voilà un obstacle. En plus, le fait que les forces qui sont opposées à Maduro seraient chargées de la distribution de cette aide représente un obstacle supplémentaire, car Maduro n’est pas prêt à accepter que l’on se soustraie ainsi à son contrôle.

La sénatrice Coyle : Je vous remercie de votre exposé passionné, monsieur Rowswell. Je sais qu’il doit vous être très pénible d’observer cette situation, mais je pense qu’il y a de l’espoir.

Ma première question s’adresse à l’un ou l’autre de vous deux. Vous connaissez peut-être les plans du Canada en matière d’aide au-delà des objectifs immédiats, tant pour l’importante population de réfugiés à l’extérieur du Venezuela que pour un solide plan d’aide humanitaire, de reconstruction et de développement, idéalement, lorsqu’on aura mis fin à ce blocus.

J’imagine bien, monsieur Camelleri, qu’ils ne craignent pas seulement un cheval de Troie. Pour ses voisins pauvres, le Venezuela a la réputation d’être un riche bienfaiteur, compte tenu du soutien accordé par PetroCaribe.

Ma première question porte sur l’aide humanitaire. Je vais aussi poser les deux suivantes, pour vous faciliter les choses.

Tout le monde est préoccupé par les pertes de vie et la violence. Tout le monde souhaite que la transition du pouvoir se fasse d’une manière pacifique, si c’est possible. Nous savons déjà que même s’il y a des fusillades dans les rues, il ne s’agit pas seulement de la violence dans les rues. Affamer les gens est une forme de violence, tout comme les obliger à quitter leur logement et les priver d’un moyen de subsistance ou de soins de santé. La pauvreté est une forme de violence.

Je suis sûre qu’on discute du moindre de ces maux et qu’on se demande combien de temps on doit tolérer une situation qui cause tant de souffrances. J’aimerais savoir où en est la discussion à ce sujet.

Jusqu’où doit-on aller? Combien de temps doit-on tolérer ces souffrances? Comment tentons-nous de collaborer avec les gens afin d’assurer une transition pacifique et, évidemment, une sorte de porte de sortie pour Maduro?

Je sais qu’il y a probablement des enjeux diplomatiques dont vous ne pouvez pas parler en ce qui concerne une façon pour Maduro de sortir du pays secrètement afin que cela puisse se faire. J’aimerais vous entendre là-dessus.

Finalement, il n’est pas seulement question du Venezuela. Monsieur Rowswell, vous avez parlé de l’approche canadienne, et notre présidente sait que j’ai une question à ce sujet. Vous avez dit que la souveraineté repose sur les citoyens et non sur le gouvernement. J’appuie le fait de suivre le leadership des citoyens et de le faire en harmonie avec les priorités des gens de la région.

Toutefois, dans le cas du Venezuela, il y a une personne élue à l’assemblée nationale. Il y a un autre dirigeant potentiel et légitime, un dirigeant populaire que les gens appuient, et vous avez fait des sondages, entre autres.

Dans d’autres pays de cette région, comme en Haïti, on voit des soulèvements populaires. Certains sont en fait liés, mais pas exclusivement, à l’argent venant du Venezuela dans ce pays, où il n’y a pas nécessairement un autre dirigeant légitime en place.

Quelle est l’approche à adopter? Je vois que l’approche canadienne s’applique très bien à la situation au Venezuela, mais comment pouvons-nous l’appliquer dans d’autres environnements? Je ne vous demande pas de parler de Haïti en particulier.

La présidente : Vous avez posé beaucoup de questions très pertinentes, sénatrice, mais deux personnes doivent y répondre.

La sénatrice Coyle : Ils n’ont pas besoin de répondre à toutes les questions.

La présidente : Monsieur Rowswell, je vais vous demander de fournir d’abord une réponse relativement au scénario très pertinent qu’a présenté la sénatrice Coyle, puis je vous donnerai la parole, monsieur Camelleri.

Nous encourageons toujours la réflexion. Si vous pouviez nous fournir les réponses par écrit, nous vous en serions reconnaissants.

M. Rowswell : Permettez-moi de répondre dans l’ordre inverse.

En ce qui concerne l’applicabilité de ce que je décris comme l’approche canadienne visant à appuyer la souveraineté populaire, je crois qu’elle est applicable à d’autres pays dans la région et dans le monde. Lorsque nous disons croire à la souveraineté populaire, nous croyons que le pays devrait être souverain, ce qui élimine l’intervention militaire, qui est une violation de la souveraineté populaire.

Dans ce contexte, ce n’est pas que les citoyens sont contre le gouvernement, c’est que le gouvernement doit rendre des comptes aux citoyens.

Il y a certains éléments qui rendent la situation au Venezuela assez unique. La situation est claire : la majorité des citoyens rejette carrément l’autorité du gouvernement.

On s’est écarté de l’ordre constitutionnel. Il y a eu essentiellement un coup d’État, à l’été 2017, quand Nicolás Maduro a imposé un organe auquel étaient subordonnés tous les autres organes démocratiquement élus selon la constitution. Un plébiscite a été organisé cette année-là. Sept millions de Vénézuéliens se sont rendus dans les bureaux de vote administrés par l’assemblée nationale pour rejeter expressément ce projet. La population vénézuélienne compte 35 millions de personnes; ce fut donc une énorme manifestation d’appui. Une telle unité existe au sein de la population.

Ces trois facteurs permettent de dire que la population du Venezuela fait manifestement preuve de leadership, par l’entremise de ses représentants élus, et que nous pouvons soutenir ce leadership.

Je ne connais pas très bien la situation en Haïti, mais je pense que nous devrions mettre l’accent sur la légitimité des acteurs démocratiquement élus et sur la clarté et la constitutionnalité des initiatives qu’ils proposent.

Au Venezuela, la principale source de la violence est la criminalité. Caracas arrive soit au premier, au deuxième ou au troisième rang des villes les plus dangereuses du monde, selon l’année et la façon de le mesurer. Le taux d’homicides est 40 ou 50 fois plus élevé que celui de la plupart des grandes villes canadiennes.

La violence politique existe. Il est étonnant qu’il n’y en ait pas davantage, étant donné le degré élevé de violence criminelle et le nombre d’armes à feu que l’on trouve dans cette société.

Durant la période où j’étais là-bas, il y a eu de la violence durant des manifestations. Nous avons tenté le plus possible de déterminer la source de la violence. En général, nous avons constaté qu’entre 60 et 70 p. 100 des décès s’étant produits durant ces manifestations avaient été causés par l’utilisation excessive de la force par les forces de sécurité contre les participants.

Dans un petit nombre de cas, les manifestants avaient réagi avec violence aux attaques au gaz lacrymogène ou à d’autres attaques. Aucun des deux camps n’était totalement sans tort, mais la vaste majorité des actes de violence avaient été commis par ceux qui avaient le mandat de prévenir la violence au départ.

Les forces de sécurité pourraient prendre certaines mesures pour éviter que cela se produise à l’avenir. Leurs règles d’engagement laissent énormément à désirer par rapport aux normes internationales pour ce qui est des conditions permettant à un soldat de faire feu sur un protestataire. Il existe des règles d’engagement internationales bien établies, mais les forces armées vénézuéliennes ne les suivent pas.

Il devrait y avoir des mécanismes entre la force de sécurité et l’assemblée nationale pour tenter d’établir un climat de confiance et de déterminer à l’avance quels seraient les protocoles à mettre en place en cas de flambée de violence. Ce serait un point utile pour les négociations.

Finalement, je ne suis pas un économiste. Quand j’étais au Venezuela, je me souviens d’avoir entendu qu’un plan d’aide à la reconstruction coûterait probablement plus de 30 milliards de dollars. Élaborer un tel plan exigerait d’assez longues négociations.

À ce jour, l’un des principaux obstacles tient au fait que le gouvernement Maduro rejette la légitimité des institutions internationales qui s’occupent habituellement d’organiser ce genre de plan. Il privilégie plutôt des ententes bilatérales avec la Russie et la Chine, qui imposent pourtant des conditions beaucoup plus dures à l’égard des prêts. Cet état des choses a jusqu’ici empêché d’amorcer la négociation quant à la façon d’organiser un plan d’aide de 30 milliards de dollars.

M. Camilleri : Pour ce qui est d’une porte de sortie, l’assemblée nationale a adopté une loi d’amnistie ou est sur le point de le faire. Juan Guaidó a envoyé des messages privés et publics aux membres des forces armées.

Le gouvernement provisoire est parfaitement conscient qu’il doit tendre une perche et montrer que son intention n’est pas de former un gouvernement de transition en quête de vengeance. Il déterminera plutôt un rôle pour les forces armées du Venezuela, surtout si elles abandonnent Maduro et participent à la restauration de l’ordre constitutionnel dans le pays.

Je sors d’une réunion avec Carlos Vecchio, l’ambassadeur que Guaidó a nommé aux États-Unis. Il a aussi très clairement affirmé que les chavistes, le mouvement politique des chavistes présenté comme une force minoritaire à l’assemblée nationale, auront un rôle à jouer dans la transition politique au sein de l’assemblée nationale, qui est le seul organe démocratique légitime du pays.

Ils disent ce qu’il faut. Ils ont une vision plurielle de l’avenir politique du Venezuela. Cela augure bien pour donner une porte de sortie aux militaires dissidents et aux chavistes qui sont prêts à couper les ponts avec Maduro pour le bien du pays.

Le sénateur Boehm : Ben Rowswell, je vous connais depuis longtemps. La façon dont vous avez exercé vos fonctions au Venezuela est tout à l’honneur de votre pays. Je voulais que cela soit consigné dans le compte rendu.

Je m’interroge sur trois petits points. Pensons à un scénario de transition ou à la suite des choses. Guaidó est le président intérimaire. Il lui incombe, conformément à la Constitution, de veiller à la tenue d’élections.

L’Organisation des États américains a-t-elle un rôle à jouer? Cette organisation discute de la situation du Venezuela depuis de nombreuses années. Il s’agissait d’un sujet important à l’époque où j’y étais représentant, il y a une vingtaine d’années. L’organisation a-t-elle un rôle à jouer ou s’est-elle marginalisée en raison de divisions internes, qu’on pense aux États des Caraïbes qui comptent sur le programme PetroCaribe ou autres? C’est mon premier point.

Le second point concerne les acteurs pro-Maduro. Je pense tout particulièrement à Cuba et à la Russie. Ces pays auront-ils un rôle à jouer dans un scénario de transition ou résisteront-ils jusqu’au bout, comme on le dit souvent?

Le troisième point est peut-être plus de votre ressort, monsieur Camelleri. J’admire le travail du Dialogue interaméricain. L’exode des Vénézuéliens se poursuit depuis des dizaines d’années maintenant. Les Vénézuéliens fortunés sont partis. La majorité est allée aux États-Unis. Ils se sont installés à Miami et dans d’autres grandes villes.

Ce groupe est-il important dans le cadre d’un scénario de transition ou bien exerce-t-il des pressions, si je puis dire, comme la communauté cubaine à Miami depuis des dizaines d’années?

M. Rowswell : À mon avis, le rôle de l’Organisation des États américains est incontournable, vu les différents regroupements régionaux de pays en Amérique latine. Il n’y en a qu’un qui a une vaste expertise technique.

Quand on s’engage dans une transition démocratique, dans des programmes de reconstruction et dans des missions d’observation internationales, il y a l’expertise des Nations Unies et il y a celle des États-Unis.

Ni l’UNASUR, l’Union des nations sud-américaines ni même le Groupe de Lima, qui est un mécanisme de coordination entre ministères étrangers, n’ont cette expertise. Quand il y aura une voie à suivre claire et un degré de consensus régional allant au-delà du Groupe de Lima, l’Organisation des États américains devra mettre en œuvre la vision.

Vu les divisions que vous avez mentionnées, cette organisation ne semble pas en mesure de produire une vision commune. Lorsque d’autres y seront parvenus, c’est elle qui devrait s’occuper de la réalisation et de la mise en œuvre.

Je ne suis en aucune manière un spécialiste de Cuba. Toutefois, après avoir assisté à quantité de débats sur le rôle de Cuba au Venezuela, il me semble que les deux gouvernements se perçoivent comme un mécanisme de survie. La survie de l’un est directement liée à celle des autres.

À mes yeux, il serait sans doute utile pour les autres pays de la région et pour le Canada de convaincre les États-Unis de donner des assurances au gouvernement de Cuba que ce qui se passe au Venezuela ne se produira pas à Cuba.

Dans le cas de Cuba, l’approche en trois points que j’ai présentés n’inciterait pas le Canada à tenter le moindre changement politique à Cuba puisqu’il n’existe aucun grand mouvement de masse réclamant un changement politique au sein de la population cubaine. Si nous respectons les Cubains, nous ne rechercherons pas le moindre changement politique.

Toute assurance pouvant être donnée aux Cubains aiderait sans doute ceux-ci à prêter oreille aux Vénézuéliens plutôt qu’à soutenir Nicolás Maduro.

M. Camilleri : La diaspora vénézuélienne a un rôle crucial à jouer dans toute forme de transition ou de reconstruction des institutions du pays. Vous avez parlé de la mine de talents. Un grand nombre des meilleures spécialistes dans le domaine du pétrole ont quitté le pays peu après l’arrivée au pouvoir de Chávez. De nombreux politiciens sont en exil. Un groupe dirigé par Ricardo Hausmann à Harvard travaille très fort sur un plan de transition économique et institutionnel.

Tout ce bassin d’intellectuels et de professionnels sera essentiel à la transition du Venezuela. Espérons que de nombreux membres de la diaspora qui ont quelque chose à offrir au pays reviendront rapidement.

Le risque que vous avez évoqué est réel. L’expérience cubaine nous a bien montré la dynamique particulière aux politiques de la diaspora en Floride. C’est un peu la même chose qui se répète avec la diaspora vénézuélienne. L’administration Trump alimente cela dans une certaine mesure.

Évidemment, la politisation ou l’imposition d’un parti politique dans la dynamique de la diaspora pourrait entraîner une surenchère permanente ainsi que des positions ou des gestes provocateurs afin de plaire aux éléments les plus radicaux de la diaspora.

Le risque est là. La coalition autour de Guaidó en est bien consciente et prend des mesures intelligentes pour conserver une approche bipartite aux États-Unis dans le dossier du Venezuela. À certains égards, elle rejette la politisation de la question vénézuélienne à l’intérieur du pays.

J’espère que nous éviterons le genre de situations que nous avons dans le cas de Cuba, mais le risque auquel vous faites allusion est bien réel.

La présidente : Je vais permettre à trois autres sénateurs de poser leurs questions. Je demande aux témoins de répondre succinctement puisqu’ils peuvent nous fournir par la suite des réponses plus détaillées par écrit.

Comme vous le voyez, il s’agit d’une situation extrêmement complexe. Le comité n’a qu’un intérêt : faire quelque chose de positif pour les Vénézuéliens si c’est possible. Bien sûr, nous devons aborder l’aspect politique de celle-ci. Toutes ces questions sont capitales et toute information supplémentaire que vous pouvez nous fournir sera utile.

J’aimerais vraiment que tous les sénateurs aient la possibilité de poser leurs questions. Répondez pour l’instant en nous disant ce qu’il est fondamental que nous sachions, mais répondez aussi par écrit plus tard si vous le pouvez.

Le sénateur Dean : Je vous remercie tous deux de vos présentations fort réfléchies. Merci, monsieur Camilleri, de nous avoir fait part de vos cinq recommandations judicieuses.

Ma question s’adresse à M. Rowswell. Je m’intéresse au passé. Il a beaucoup été question de l’avenir. Existe-t-il des précédents importants à l’approche adoptée ici par le Canada?

Je n’ai rien contre cette approche. Avons-nous déjà procédé ainsi? Si oui, où? L’approche du Canada dans ce cas-ci sort-elle de l’ordinaire?

Vous avez parlé du recours au principe de souveraineté populaire. Dans quelle mesure le pays, en agissant ainsi, fait-il sien l’argument de l’appui donné à une initiative de nature régionale?

Bref, l’approche du Canada à l’égard de la situation au Venezuela sort-elle de l’ordinaire? Existe-t-il des précédents où nous avons agi de cette façon par le passé?

[Français]

La sénatrice Saint-Germain : J’ai une question. Vous avez beaucoup insisté tous les deux sur l’importance du multilatéral sur tout le Groupe de Lima. On n’a pas fait référence au fait que le Mexique et l’Uruguay ont opté conjointement pour la neutralité et ont décidé de garder des contacts avec les deux parties. Le Mexique, entre autres, n’a pas rompu ses relations diplomatiques. Considérant les relations et l’influence du Mexique sur les États-Unis et cette neutralité qui a été maintenue par les deux pays, auront-ils un rôle important à jouer dans cette sortie de crise?

[Traduction]

Le sénateur Housakos : Quel est le risque que le Venezuela s’engage dans une guerre civile? Maduro contrôle manifestement l’armée jusqu’ici.

Pour nous, à distance, il est difficile d’évaluer le soutien dont il bénéficie au sein de la population, mais il semble en avoir quand on écoute les médias d’information.

La polarisation est-elle forte au point qu’il existe une possibilité, même ténue, que le pays s’engage dans une guerre civile?

M. Rowswell : À mon avis, les risques de guerre civile sont extrêmement minces. Pour qu’il y ait une guerre civile, il faut deux groupes armés. Or, dans ce conflit, tout l’armement est du même côté.

L’assemblée nationale a défendu avec une remarquable constance les voies pacifiques. Il n’y a aucun appel aux armes, aucune tentative de former une milice, aucune fracture au sein des forces armées. Le spectre de la guerre civile est brandi avec exagération. Je crois qu’il s’agit d’un moyen dont se sert Maduro pour modifier la dynamique politique. À mon avis, nous pouvons être sûrs que c’est improbable.

Des violences politiques sont possibles, mais rien qui s’approche de ce qu’on appelle une guerre civile. La violence dont il faut s’inquiéter est celle qui découle de la situation économique imposée aux Vénézuéliens et qui entraîne la mort de dizaines de milliers d’entre eux.

Pour répondre à la question de la sénatrice Saint-Germain au sujet du rôle du Mexique, ce pays jouit d’une influence considérable dans la région et il est un proche partenaire du Canada. Nous devrions toujours voir d’un bon œil son rôle. Ce pays sera partie intégrante de toute solution visant à régler une crise de cette ampleur dans l’hémisphère occidental. Nous devrions respecter leur position et y être très attentifs.

Je ne crois pas que l’on puisse parler de neutralité quand une vaste majorité de la population réclame un changement politique. Il n’est pas question de deux factions politiques, mais plutôt de savoir si nous faisons preuve d’écoute.

[Français]

Ici, nous sommes à l’écoute de la population. Je crois que le Canada l’est, et en ce moment je doute que le Mexique soit vraiment à l’écoute de la population du Venezuela. Ce n’est pas pour les critiquer, mais ils ont une tradition différente dans les affaires étrangères et je pense qu’ils peuvent jouer un rôle important, qui pourrait être de convaincre le régime Maduro d’être à l’écoute de sa propre population. Je doute que le terme « neutralité » soit indiqué pour définir cette position.

[Traduction]

Enfin, quant à savoir s’il s’agit d’une politique qui sort de l’ordinaire pour le Canada, eh bien, nous avons là une situation qui sort grandement de l’ordinaire. Il est extrêmement rare qu’un pays perde 50 p. 100 de son économie en 5 ans et que des dizaines de milliers de personnes perdent la vie en raison de politiques imposées par un gouvernement. C’est une crise économique provoquée par l’homme. Il est extrêmement rare de voir une aussi grosse portion de la population faire bloc contre l’autorité.

Si la réponse du Canada ou celle du Groupe de Lima en Amérique latine sort de l’ordinaire, c’est qu’elle est une réponse à une situation qui sort de l’ordinaire.

Elle s’inscrit dans la tradition canadienne en matière de politique étrangère. Nous pouvons remonter jusqu’à Pearson, un ardent défenseur de la démocratie; au rôle que nous avons joué dans la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme et aux principes démocratiques qui la sous-tendent ainsi qu’au rôle diplomatique que nous avons joué dans la transition vers la démocratie du Chili et dans celle du Pérou en 2000.

L’approche stratégique dans le cas du Venezuela concorde avec cette tradition. Elle a été perçue comme telle par mes homologues latino-américains. L’ambassadeur du Pérou au Venezuela m’a souvent dit que le Canada avait joué un rôle positif dans la transition vers la démocratie après la dictature d’Alberto Fujimori. Peut-être est-il temps pour le Canada de jouer le même rôle au Venezuela, comme nous l’avions fait avec des diplomates comme le sénateur Boehm en 2000. Je crois que ce que le gouvernement Trudeau tente d’accomplir au Venezuela s’inscrit nettement dans la continuité.

M. Camilleri : Je souscris à tous les propos de M. Rowswell.

Moi aussi je crois que la guerre civile est hautement improbable. L’opposition n’est pas armée. La coalition dirigée par Guaidó à l’assemblée nationale ne l’est pas non plus. Seule une division au sein des forces armées rendrait ce scénario possible. Or, rien n’indique que les forces armées vénézuéliennes aient la moindre envie de se battre entre elles.

La présence d’un gouvernement aligné bien armé, des milices alignées de Maduro et de la guérilla colombienne, surtout l’Armée de libération nationale, rend le contexte de sécurité un peu plus volatil, mais l’éventualité d’une guerre civile demeure improbable.

En ce qui concerne le Mexique, son désengagement du Groupe de Lima est manifestement regrettable. Ce fut un coup. Le Mexique a beaucoup de poids dans la région.

Le Mexique voit bien que la neutralité dans le contexte actuel équivaut à de la complicité. Il n’est pas possible de prendre une position à la fois neutre et confortable à l’égard de la question des violations des droits de la personne au Venezuela. Je m’attends à voir le Mexique prendre une position un peu plus ferme, même s’il ne rejoint pas pour autant le Groupe de Lima ou ne reconnaît pas Juan Guaidó comme président intérimaire.

Ce pays peut-il en venir à jouer un rôle? Je pense qu’il le pourrait. Le Mexique a le poids et les ressources diplomatiques nécessaires pour jouer un rôle dans la résolution du conflit si les circonstances s’y prêtent. Je ne crois pas que le fameux mécanisme de Montevideo soit le moyen d’y arriver.

Comme l’a clairement établi le groupe de contact de l’Union européenne, il faut établir certaines prémisses et conditions avant d’entreprendre la moindre négociation. Il faut prévoir une voie pour tenir des élections hâtives. Maduro ne peut pas faire partie de la transition.

La porte de sortie prévue dans le mécanisme de Montevideo comporte des lacunes fondamentales. Le Mexique devra modifier son approche s’il veut jouer un rôle productif pour la suite des choses.

La présidente : Nous avons abordé de multiples aspects. J’aimerais revenir sur le terme « souveraineté populaire ». Au départ, il était question de validité constitutionnelle et du fait que ce qui s’est passé à l’assemblée nationale est conforme à la loi du pays et aux normes internationales.

Vous pourriez réfléchir sur ce propos et nous envoyer vos observations, si vous le voulez.

Je remercie tous les sénateurs. Chacun a apporté un point de vue différent à la discussion. Nous avons entendu parler de bien des choses. La plus importante est qu’il s’agit de notre hémisphère. La situation nous touche, mais elle frappe de plein fouet et au premier chef les Vénézuéliens, surtout depuis cinq ans.

L’Éthiopie s’est trouvée dans la même situation il y a de nombreuses années. La productivité, la qualité des soins de santé et le reste, tout cela a chuté à un niveau très bas par rapport au niveau d’avant, et le pays tente toujours de s’en remettre.

C’est la première fois que nous étudions de manière aussi détaillée quelque chose qui se passe dans notre hémisphère. Je suis heureuse que le Sénat et le comité des affaires étrangères, tout particulièrement, soient en mesure de faire un peu la lumière sur la situation et d’en informer la population canadienne afin que celle-ci puisse mieux comprendre l’évolution de la crise dans ce pays.

Je prie les deux intervenants de nous faire part de toute autre observation, recommandation ou suggestion qu’ils pourraient avoir. Elles seront les bienvenues.

Comme je l’ai dit, nous avons commencé à nous intéresser à la situation au Venezuela, et c’est tout à l’honneur du comité, bien avant le Parlement. Je suis certaine que celle-ci continuera d’être l’un des principaux sujets abordés au comité à l’avenir.

Merci de nous éclairer grâce à vos expériences et vos points de vue.

Nous passons au second panel. Nous avions trois témoins, malheureusement, la vidéo ne fonctionne pas pour l’un d’eux. Nous poursuivrons, malgré tout.

Nous avons par vidéoconférence deux personnes qui ont proposé de nous aider dans notre étude. Gabriel Hetland, professeur adjoint d’études latino-américaines et caribéennes et de sociologie, de l’Université à Albany, et Donald Kingsbury, chargé de cours au Département de sciences politiques de l’Université de Toronto.

Je m’excuse du retard. Je vous invite à faire vos déclarations préliminaires; les sénateurs auront certainement des questions pour vous.

Nous nous réjouissons que vous ayez accepté notre invitation. La parole est à vous, monsieur Hetland.

Gabriel Hetland, professeur adjoint d’études latino-américaines et caribéennes et de sociologie, Université à Albany, à titre personnel : Comme vous le savez sûrement, la situation actuelle au Venezuela est extrêmement dangereuse et tendue. Je m’attarderai à trois de ses facettes : la grave crise sociale, le conflit politique aigu et la dimension internationale.

Depuis 2015, le Venezuela vit une profonde crise sociale. Les points saillants de cette crise, que vous connaissez peut-être déjà, sont la contraction de l’économie de 50 p. 100; la croissance des taux de pauvreté et de malnutrition; la pénurie de nourriture, de médicaments et de matières de base; une forte hyperinflation et une crise migratoire majeure — selon l’ONU, trois millions de Vénézuéliens ont quitté le pays au cours des dernières années.

Les politiques gouvernementales ont été centrales dans la création de cette crise à deux grands égards. Premièrement, le gouvernement a fort mal géré pendant des années sa politique monétaire, ce qui a aggravé les pénuries, l’inflation et la corruption dans les secteurs public et privé. Deuxièmement, le gouvernement n’a pas réussi à réduire l’extrême dépendance du Venezuela au pétrole.

Toutefois, le gouvernement n’est pas l’unique responsable de la crise sociale. Il y a malheureusement eu des épisodes violents de protestations par les tenants de la ligne dure qui ont entraîné la mort de dizaines de personnes en 2014 et en 2017 et qui ont grandement nui aux institutions publiques. Cela aussi a eu une incidence. Le fait de le souligner n’excuse pas l’oppression du gouvernement qui a aussi causé la mort de dizaines de personnes lors de ces deux vagues de violence.

Enfin, la crise actuelle est aussi le résultat des sanctions du gouvernement des États-Unis qui ont provoqué son aggravation. Ce n’est pas mon opinion, mais celle du service de recherche du Congrès américain qui indique dans son rapport de novembre 2018 que même si le renforcement des sanctions économiques peut influencer le comportement du gouvernement du Venezuela, ces sanctions peuvent aussi avoir des effets négatifs et des conséquences imprévues. On peut ensuite y lire ce qui suit :

Les analystes craignent que le renforcement des sanctions aggrave la situation humanitaire difficile du Venezuela...

La présidente : Je suis désolée de vous interrompre. Je crois que vous avez bougé, et le son est maintenant saccadé. Je ne sais pas où est votre micro. Tout allait très bien. Nous vous entendons, mais le son devient saccadé quand vous regardez vos notes. Nous ne pouvons plus vous entendre ou entendre l’interprétation à ce moment-là. Je suis désolée.

Ce que vous faisiez au début était parfait.

M. Hetland : Pour résumer, en novembre 2018, le service de recherche du Congrès a indiqué que :

Les analystes craignent que le renforcement des sanctions aggrave la situation humanitaire difficile au Venezuela, qui doit composer avec des pénuries de nourriture et de médicaments, une pauvreté accrue et une migration massive. De nombreux groupes de la société civile vénézuélienne s’opposent à des sanctions qui pourraient aggraver les conditions humanitaires.

Bon nombre de ces analystes s’opposent au gouvernement Maduro.

Les récentes sanctions du gouvernement des États-Unis sur le pétrole sont particulièrement préoccupantes. Francisco Rodríguez, un économiste vénézuélien renommé fortement critique de l’administration Maduro, a déclaré qu’elles pourraient engendrer une « famine » au Venezuela. Voilà qui résume plus ou moins la crise sociale et économique.

La deuxième particularité de la situation actuelle au Venezuela réside dans le conflit politique aigu dont vous avez sûrement tous entendu parler. Il oppose Nicolás Maduro et son gouvernement à l’opposition dirigée par le président de l’assemblée nationale, Juan Guaidó, qui s’est autoproclamé président intérimaire du Venezuela le 23 janvier dernier.

Il est important de souligner que Maduro et Guaidó bénéficient tous deux d’un soutien significatif au Venezuela et à l’étranger tant pour ce qui est du nombre, que pour ce qui est de segments de la population, ce qui est particulièrement important pour Maduro. Il ne fait aucun doute que de nombreux Vénézuéliens appuient Guaidó. Les gouvernements des États-Unis, du Canada et de nombreux pays européens et latino-américains ont reconnu Guaidó comme président légitime du Venezuela.

Maduro continue malgré tout de bénéficier du soutien des forces armées du Venezuela, ce qui est majeur, et d’un nombre non négligeable de Vénézuéliens, surtout dans les couches dites populaires, c’est-à-dire les milieux ouvrier et défavorisé. Ce soutien a fondu par rapport au passé en raison des inquiétudes de la population quant à la mauvaise gestion du gouvernement et la dérive autoritaire de celui-ci, mais le soutien populaire pour Maduro existe toujours au Venezuela. De plus, une majorité de pays dans le monde considère toujours Maduro comme étant le président du Venezuela.

J’en viens à mon dernier point, soit la dimension internationale. Les États-Unis réclament ouvertement un changement de régime au Venezuela, et le président Donald Trump et les hauts responsables américains ne cessent de répéter que toutes les options sont sur la table, ce qui signifie, je le précise, l’option militaire. Étant donné la situation au Venezuela, ces propos sont dangereux et contre-productifs pour plusieurs raisons.

Premièrement, si les États-Unis envahissent le Venezuela, il est peu probable que le conflit se règle rapidement, puisque Maduro jouit du soutien des forces armées et de segments importants de la population. Il ne s’agit pas de gros segments, mais ils sont importants, comme celui de mouvements populaires, dont certains sont armés. Ils se sont tous regroupés autour de Maduro et ils le feraient encore plus advenant une invasion des États-Unis.

Deuxièmement, un conflit violent ne ferait qu’empirer les souffrances des Vénézuéliens et de l’Amérique latine dans son ensemble.

Troisièmement, si un nouveau gouvernement s’implante au Venezuela à la suite d’un conflit violent, il faut envisager deux dangers. Le premier est que le gouvernement soit considéré comme une imposition étrangère illégitime par certains segments de la population. Le deuxième est que ce nouveau gouvernement exerce une répression contre la base chaviste qui a malheureusement été démonisée de façon alarmante.

Le débat sur l’aide humanitaire est un autre aspect de la dimension internationale. Les États-Unis dirigent actuellement les efforts visant à faire entrer cette aide au Venezuela, et il est certain que le pays en a besoin. Comme je l’ai dit, la crise sociale est sévère. Toutefois, des facteurs importants font en sorte que les actions des États-Unis sont perçues comme étant contre-productives, notamment par la Croix-Rouge et d’autres organismes internationaux. Les États-Unis ont déclaré publiquement que l’aide était un outil pour le changement politique, ce qui signifie que son objectif premier n’est pas d’aider les Vénézuéliens, qui en ont pourtant bien besoin, mais d’évincer Maduro. Ce facteur est très problématique.

En conclusion, il existe heureusement des avenues prometteuses pour assurer une transition pacifique au Venezuela. Les efforts de pays comme le Mexique et, plus particulièrement, de l’Uruguay, grâce à des initiatives comme celle de l’International Crisis Group, sont fort importants. Il s’agit d’une initiative conçue pour faire pression sur Maduro afin qu’il accepte de dures négociations qui selon eux mèneraient à des élections libres et justes.

Les sondages indiquent que la majorité des Vénézuéliens souhaitent le départ de Maduro, mais les mêmes sondages montrent que la population veut que ce départ se fasse de manière pacifique, dans le cadre de négociations entre le gouvernement et l’opposition, et non par la voie d’une intervention militaire étrangère. Les Vénézuéliens l’ont dit clairement.

Je termine en insistant sur le fait qu’il existe actuellement un risque bien réel de guerre civile au Venezuela, ce qui serait catastrophique. Cela dit, cette issue n’est pas inévitable. Elle dépend dans une large mesure des gestes que poseront les acteurs internationaux, y compris le gouvernement canadien, qui a coutume d’appuyer la négociation de solutions complexes par des voies pacifiques. Le gouvernement du Canada pourrait jouer un rôle très productif dans cette affaire délicate. Merci beaucoup.

La présidente : Monsieur Kingsbury, vous avez la parole.

Donald Kingsbury, chargé de cours, Université de Toronto, à titre personnel : Je remercie les membres du comité permanent de m’avoir invité à venir témoigner aujourd’hui. On m’a demandé de parler de la crise d’une « perspective d’universitaire ». Mes commentaires porteront sur les thèmes que M. Hetland a déjà abordés. J’aimerais commencer en faisant écho à ses propos et dire que je suis d’accord avec tout ce qu’il a dit. Je crois que son évaluation de la situation vise en plein dans le mille.

Mon jugement est fondé sur le travail que j’effectue au Venezuela depuis 2007. J’habite, je travaille et j’étudie au Venezuela. Mon travail a principalement porté sur la pratique de la démocratie participative directe et sur les problèmes auxquels se butent aujourd’hui les mouvements axés sur la justice sociale en Amérique latine. Mes recherches relèvent que ces problèmes sont liés à ce qu’on pourrait appeler des obstacles traditionnels comme les élites traditionnelles bien enracinées, un système économique mondial et local inégal et des codes sociaux discriminatoires sur le plan racial et du genre. Ils sont aussi liés aux soi-disant gouvernements progressistes alliés entre eux.

Je tiens à préciser que ces recherches et le portrait que je présente de la situation au Venezuela aujourd’hui sont le résultat de recherches menées auprès des gens progouvernement dont je dirais qu’ils sont alliés au gouvernement, mais pas à sa solde, ainsi que de groupes d’opposition vénézuéliens.

À bien des égards, la crise actuelle représente l’intensification des dynamiques locales et géopolitiques qui concernent le Venezuela. L’opposition, c’est-à-dire le parti politique et les élites économiques utilisent depuis longtemps tous les outils parlementaires et extra-parlementaires à leur portée pour renverser ou déstabiliser les gouvernements de Hugo Chávez et de Nicolás Maduro.

Entre 2005-2006 et 2013 environ, à cause des réformistes et des modérés au sein de l’opposition, celle-ci est devenue extrêmement divisée. Les partisans de la ligne dure établissent maintenant les stratégies. J’ajoute que c’est avec ces derniers que le Canada s’est allié, surtout au cours des cinq dernières années.

Ces stratégies incluent des manifestations violentes appelées las guarimbas. Elles sont organisées expressément pour susciter une réponse violente ou une répression de la part du gouvernement. L’opposition maintient aussi une campagne internationale d’appels aux gouvernements de pays amis, comme ceux d’Ottawa et de Washington, et à un nombre croissant de gouvernements conservateurs en Amérique latine, leur demandant d’isoler et de sanctionner les officiers du régime et les actifs de l’État, surtout ceux qui appartiennent à l’industrie pétrolière. Ces sanctions pourraient avoir des conséquences désastreuses — on en constate déjà — pour les Vénézuéliens ordinaires, peu importe leur affiliation politique.

Enfin, l’opposition s’est servie, parfois de façon opportuniste, de toutes les mesures constitutionnelles et institutionnelles à sa disposition pour miner le gouvernement, notamment à l’assemblée nationale, où elle a obtenu la majorité en 2015.

Le gouvernement, surtout après la mort de Hugo Chavèz, en 2013, est devenu de plus en plus dépendant des revenus de l’industrie extractive. De plus en plus, Nicolás Maduro emploie des mesures non démocratiques, répressives, violentes et manipulatrices pour maintenir son contrôle du pouvoir de l’État. Ces manœuvres ont alimenté la corruption endémique dans l’État pétrolier vénézuélien pendant des dizaines d’années, bien avant l’arrivée au pouvoir de Hugo Chávez en 1999.

Ces tendances se sont amplifiées aux dépens des mouvements sociaux des gens pauvres et marginalisés qui, à une certaine époque, ont animé ce qu’on appelle la révolution bolivarienne au Venezuela. On a constaté la fermeture de l’État en réponse aux crises qui se sont déclarées, surtout au cours des cinq dernières années.

On a aussi constaté l’intensification des crises sociales de date récente. On estime que plus de 10 p. 100 de la population a fui l’instabilité économique et sociale, ce qui a déclenché, dans toute la région, des réactions racistes et xénophobes contre les réfugiés vénézuéliens. Cependant, par comparaison à d’anciens exodes, cette vague de réfugiés économiques vient de la classe ouvrière et est beaucoup plus pauvre.

De façon similaire, les divisions politiques entre l’opposition et les partisans chavistes du gouvernement au Venezuela continuent en générale de se dresser sur les lignes de fracture raciales et de classe. Les riches et les blancs appuient l’opposition, plus ou moins. Les pauvres et les parties non blanches de la population sont plus susceptibles d’être chavistes.

Des pénuries en biens et services de base et des frustrations par rapport au gouvernement ont fait en sorte que des manifestations anti-Maduro sont organisées même dans les fiefs électoraux chavistes. Je m’empresse d’ajouter que dans l’ensemble, ces manifestations ne se sont pas traduites en un appui généralisé pour l’opposition ni pour la présidence autodéclarée de Juan Guaidó, ce qui compliquerait une situation déjà complexe.

Enfin, le présent ressemble au passé en ce que la majorité des Vénézuéliens ne s’identifient ni comme étant chavistes ni comme partisans de l’opposition. Comme l’a souligné M. Hetland, la majorité veut que Nicolás Maduro parte, mais cela ne se traduit pas toujours ni même souvent par un appui inconditionnel pour l’opposition, ni avant ni après l’annonce de Juan Guaidó qu’il assumait la présidence, le 23 janvier.

Cependant, c’est l’escalade de la situation géopolitique actuelle qui est la plus saisissante et la plus préoccupante, surtout pour les pays comme le Canada. Les États-Unis et la coalition dans laquelle le Canada a joué un rôle clé de coordination par le biais de son travail avec le Groupe de Lima demandent beaucoup plus ouvertement un changement de régime et procèdent dans ce sens beaucoup plus qu’auparavant.

La reconnaissance orchestrée et instantanée de Juan Guaidó comme président intérimaire et la saisie des actifs de l’État visent à limiter la marge de manœuvre de Nicolás Maduro et à inciter les dirigeants militaires à déserter pour se joindre à l’opposition. Ces mesures font aussi partie d’un plus grand effort de la part des États-Unis pour limiter l’influence de la Russie et de la Chine dans la région. Ces influences ont été amplifiées par les tentatives du Venezuela de constituer ce qu’il décrit comme un « système mondial multipolaire » et par l’essor des produits de base du début des années 2000.

Même si les efforts visant à combattre l’influence russe et chinoise remontent à plusieurs décennies, l’administration Trump — un allié américain — et des gouvernements alliés en Amérique latine rendent une situation déjà compliquée encore plus instable.

Par conséquent, la crise actuelle apporte la menace très réelle d’actions militaires directes, exprimée explicitement par des dirigeants clés de l’administration Trump aux États-Unis. Compte tenu de l’historique des interventions menées par les États-Unis, en Amérique latine et ailleurs, ainsi que la dynamique sociale sous-jacente au Venezuela, le résultat d’une telle mesure sera sans nul doute une guerre civile. Un tel scénario sera désastreux pour la population du Venezuela et pour l’ensemble de la région.

Malgré les nombreuses lacunes du régime de Nicolás Maduro, il faut s’opposer vivement à tout appel pour une solution militaire à l’impasse actuelle et à toute mesure plus intense dans ce sens.

Le sénateur Boehm : Vos présentations très intéressantes ont suscité nombre de questions. J’ai été frappé, M. Kingsbury, par vos observations concernant la démocratie participative par opposition à la démocratie représentative. Ce débat est en cours depuis quelque temps déjà, certainement, au sein de l’Organisation des États américains, comme vous le savez très bien. C’est aussi ce qui a empêché Hugo Chávez de signer le communiqué au Sommet de Québec en avril 2001. Par la suite, le 11 septembre de la même année, à Lima, on a adopté la Charte démocratique interaméricaine.

Le modèle de démocratie participative qui a été représenté comme différent du nôtre, peut-on dire qu’il a échoué? Est-il toujours actif en ce qui a trait au milieu identifié, qui n’est ni nécessairement pro-Maduro ni pro-Guaidó et pro-opposition?

L’autre question est à savoir si le président Maduro veut vraiment avoir une marge de manœuvre. Vous avez dit que sa marge de manœuvre serait très limitée. Veut-il vraiment en avoir une? Selon moi, il veut rester au pouvoir et au diable les torpilles, pour ainsi dire. J’aimerais connaître votre opinion à ce sujet.

M. Kingsbury : Merci pour vos questions très intéressantes. Mon interprétation est que les expériences en démocratie directe qui ont attiré nombre d’observateurs au Venezuela au début des années 2000 ont été occultées par des enjeux géopolitiques plus grands. Chaque fois que Donald Trump, Barack Obama ou George Bush ont fait une déclaration sur la politique vénézuélienne, il y a eu un genre de crise ou un ralliement des troupes. On a sonné l’alarme et forcé les gens à mettre de côté le fonctionnement démocratique, qui est un travail très lent, très difficile, parfois controversé et très compliqué, au profit de grandes manifestations pour appuyer le président contre de véritables attaques contre la souveraineté vénézuélienne.

D’une certaine façon, la démocratie directe a été occultée, restreinte et mise de côté. Je ne dirais pas qu’elle a échoué. Même si c’est quelque chose qui existe inévitablement lorsque les humains interagissent, c’est seulement le degré d’institutionnalisation qui est décalé.

Que Nicolás Maduro veuille ou non une marge de manœuvre, il vit vraiment au jour le jour, vu les problèmes auxquels il est confronté. Il sait très bien qu’il a besoin de l’appui de l’armée pour se maintenir au pouvoir. C’est pourquoi il cède de plus en plus son autorité et celle de ses ministres à des personnages militaires. Certes, il préférerait avoir plus d’options de négociation que celles qui s’offrent actuellement à lui. Je pense qu’il veut une plus grande marge de manœuvre.

M. Hetland a soulevé le sujet du régime de sanctions. Non seulement celui-ci est-il nuisible et amène-t-il la possibilité de famine au Venezuela, mais il donne aussi à Nicolás Maduro et à ses proches collaborateurs moins de raisons de négocier. Je parle tout particulièrement des sanctions ciblées et de la promesse ou la menace de procès juridiques contre les auteurs de violations des droits de l’homme après une transition.

Le régime de sanctions donne au gouvernement et aux partisans du régime très peu de raisons de vouloir négocier. Il leur donne peu de raisons de croire qu’ils verront une période post-Maduro qui ne comporte pas de peine d’emprisonnement, voire pire. Logiquement, Nicolás Maduro veut avoir une plus grande marge de manœuvre, et la communauté internationale devrait souhaiter la même chose, mais en vue de trouver une résolution pacifique à la crise.

La présidente : Puis-je poursuivre ce sujet? M. Hetland voudrait peut-être ajouter ses observations quant à la loyauté de l’armée.

Je suis certaine que le sénateur Boehm a pensé à des situations semblables sur d’autres continents. L’armée reste parfois loyale envers le régime, de crainte de subir certaines conséquences. Il ne change pas d’allégeance et ne tient pas compte des autres. C’est un instinct de conservation.

Certains voudraient que la Cour pénale internationale tienne une enquête sur le président Maduro ou qu’on prenne d’autres mesures au sein de l’Organisation des États Américains concernant des violations des droits de la personne. L’armée a tendance à accorder son appui jusqu’à ce qu’elle croit qu’elle est du côté perdant.

S’agit-il de cela dans le cas actuel, ou l’armée se comporte-t-elle véritablement de manière professionnelle? Nous avons entendu de la part des témoins précédents que les militaires sont bien éduqués et bien formés. J’aimerais revenir sur cette question.

Pourriez-vous nous expliquer un peu plus? Certainement, lorsque Hugo Chávez est arrivé au pouvoir, le Canada et les participants de l’époque ont vu les élites se livrer la bataille. Hugo Chávez avait-il été mis en place avec l’appui de Cuba? Les élites contrôlaient beaucoup de propriété et d’autres actifs au Venezuela. Cette dynamique a-t-elle changé, maintenant? Les élites ont-elles quitté le pays? La situation y est-elle maintenant plus chaotique?

Auparavant, lorsqu’on allait au Venezuela, on pouvait voir qui possédait quoi. Il y avait des familles traditionnelles et des parcelles de terrain traditionnelles. Cette façon de faire s’effondre-t-elle? Fait-elle partie de l’équation pour les chavistes, les pauvres et les élitistes?

M. Hetland : Je commencerai par la question qui porte sur les militaires. Il est indéniable que, actuellement, les militaires ont des motifs autres que professionnels pour appuyer Nicolás Maduro. En premier lieu, sur le plan idéologique, pendant un certain nombre d’années, ils ont été entraînés à appuyer Hugo Chávez. Ce n’était pas de la pure manipulation. Il s’agissait d’un projet auquel beaucoup de gens croyaient et qui comportait une touche nationaliste.

Tout au long de l’année 2012, l’expérience chaviste a réussi à réduire la pauvreté et l’inégalité. Cela ne signifiait pas la fin des problèmes et des contradictions, mais il y a eu des progrès. C’est une partie de la réponse.

Le réseau de corruption au sein du gouvernement vénézuélien qui s’est répandu à tous les niveaux du militaire constitue un autre élément de la réponse. Il y a des dirigeants militaires, surtout des dirigeants hauts placés et de rang moyen, pour qui l’enjeu est considérable dans le régime corrompu qui règne actuellement au Venezuela et que certaines politiques ont facilité. L’armée et nombre de militaires se préoccupent de ce qui adviendra de leurs intérêts matériels si Nicolás Maduro devait quitter ses fonctions.

Il y a aussi un élément de répression. Le professeur Kingsbury a mentionné très savamment que l’armée refoule les manifestants pacifiques. Certes, il y a eu des manifestations violentes, mais il y a aussi eu beaucoup de manifestations pacifiques. C’est un sujet de préoccupation. Tout cela montre qu’il est très important de trouver une solution négociée. Si l’on a un secteur militaire endurci qui a intérêt à rester en place, il faut vraiment s’en occuper.

Il n’est pas question ici d’un monde idéal. Nous avons affaire avec le monde réel, en fonction duquel il faudra choisir une stratégie qui donnera la meilleure solution.

En ce qui a trait à la question sur les élites, je dirai brièvement que des transformations importantes sont survenues au Venezuela pendant les années Chávez et Maduro, mais la propriété privée n’a certainement pas été éliminée. En fait, le pourcentage que représente la propriété privée dans l’économie a augmenté de manière étonnante pendant les années que Hugo Chávez a passées au pouvoir. Ce pourcentage n’a certainement pas diminué par la suite.

Les visages ont changé, dans une certaine mesure. On a vu apparaître la bourgeoisie bolivarienne, dont certains membres ont des liens aux anciens secteurs, d’autres n’en ont pas. L’opposition actuelle de Juan Guaidó et la volonté populaire, ou Voluntad Popular, ont un lien très clair avec les familles traditionnelles qui faisaient partie de l’opposition vénézuélienne plus ancienne.

Cela ne change rien au fait que beaucoup de gens pauvres et de travailleurs sont actuellement contre Nicolás Maduro, mais les dirigeants de l’opposition ont des liens clairs avec la ligne dure adoptée par l’ancienne opposition anti-gouvernement. Cela engendre certains grands défis, car l’opposition n’a pas beaucoup de crédibilité aux yeux des gens pauvres du Venezuela. Il doit donc y avoir de multiples acteurs dans toute tentative future de résoudre la crise.

M. Kingsbury : En ce qui a trait à la question sur le militaire, comme celui-ci est maintenant mêlé officiellement et officieusement dans la corruption liée aux exploitations minières illégales, aux pratiques illégales dans le secteur pétrolier, au trafic de stupéfiants et au commerce des marchandises de contrebande, cette question est tout à fait embêtante, du point de vue de l’intérêt personnel.

En revanche, je me souviens d’entrevues avec des amis qui sont devenus militaires. Il ne s’agissait pas d’entrevues formelles, mais ces personnes insistaient toujours sur le fait qu’ils croyaient aux droits de la personne. Après plusieurs conversations, ce qui en est ressorti est que les forces militaires du Venezuela n’ont pas conclu d’accords bilatéraux d’entraînement avec les États-Unis, surtout pas à la School of the Americas. Cela signifie qu’elles n’ont pas établi de culture institutionnelle ni tissé de liens organiques avec les personnes et les groupes de personnes qui ont monté des coups d’État militaire ou qui ont participé en tant que militaires aux mouvements anti-gouvernement organisés ailleurs par les civils.

Nombre sont ceux qui croient depuis longtemps au projet bolivarien. Il existe un attachement ou un dévouement au discours sur les droits de la personne, mais il n’y a pas de « provenance organique » qui découlerait d’une formation reçue des spécialistes étatsuniens de la contre-insurrection.

En ce qui concerne les élites, ils s’en sont très bien sortis. En raison précisément de sa dépendance sur le pétrole et son manque de diversification, ce qui est frappant au Venezuela, ce sont les élites au sein du secteur des importations et des exportations. C’étaient eux qui importaient les produits de consommation, la nourriture et les médicaments. Certains jours, à l’époque du boom économique, le Venezuela a importé 85 p. 100 de la nourriture consommée par ses citoyens. Le pays est bien loin de la souveraineté alimentaire, et cela, depuis les années 1950. Les élites ont très bien gagné leur vie sur ce que je décrirais comme la démocratisation de la consommation ou la reconduction des recettes pétrolières vers les secteurs populaires. Les élites ont eu un assez bon succès pendant les années Chávez.

Ce qu’on a constaté ailleurs dans l’Amérique latine est que les élites ont rapidement blâmé le gouvernement lorsque le boom du début des années 2000 s’est affaibli. C’était ainsi dans d’autres parties de la région également.

La sénatrice Coyle : Merci pour vos présentations. Plusieurs éléments ont contrasté avec les témoignages précédents. Il est très important que les membres du comité entendent ce que vous avez à dire.

Monsieur Hetland, vous avez parlé de l’importance du Mexique, de l’Uruguay et de l’International Crisis Group. J’aimerais vous entendre parler un peu plus longuement de cette importance. Comment voyez-vous cela? Quelles voies de communication ou relations sont entretenues entre l’International Crisis Group et le Groupe de Lima?

Monsieur Kingsbury, lorsqu’on parle du départ de Nicolás Maduro, s’il quitte son siège ou s’il se retire, beaucoup de scénarios sont possibles. Un qui ne semble pas susceptible de se réaliser est qu’il restera longtemps au pouvoir. Nous souhaitons tous que la transition soit pacifique.

Que montrent vos recherches? M. Maduro a été diffamé dans bien des milieux comme quelqu’un qui mérite des sanctions sévères pour ses comportements, criminels et autres. Il y a des allégations en ce sens. J’aimerais savoir ce que vous en pensez. Considérant cela, où peut-il aller? Quelles sont les différentes options?

M. Hetland : Les mesures prises par le Mexique et l’Uruguay ne se limitent pas aux activités de l’International Crisis Group, même si celui-ci fait partie des initiatives les plus récentes. Ces deux pays préconisent un processus anticipé de négociation et de dialogue, critiqué par certains parce qu’il serait plus ouvert et sans condition. Il donne l’impression de ne pas être assez sévère à l’égard de l’administration Maduro.

L’International Crisis Group est différent, car il vise explicitement à mettre des pressions sur Nicolás Maduro pour qu’il accepte de tenir des élections libres et justes. Il existe des critiques légitimes assez récentes du processus électoral. En 2015, il y a eu des problèmes au Venezuela, mais la justesse des élections, du moins, d’un point de vue technique, était irréprochable. J’ai été présent au Venezuela comme observateur, mais les choses se sont empirées depuis et il y a lieu de s’en préoccuper.

L’International Crisis Group n’est pas composé uniquement du Mexique et de l’Uruguay. Certains États européens y participent également. Certains États d’Amérique latine y songent aussi. C’est très différent du Groupe de Lima. Celui-ci est plus agressif et plus militariste, pour être franc.

Le gouvernement canadien tend plus vers la solution du Groupe de Lima, qui s’aligne sur les États-Unis et préconise plutôt d’exercer des pressions pour obtenir un changement de régime. Les gouvernements conservateurs de l’Amérique latine comme celui de Jair Bolsonaro, au Brésil — évidemment, un gouvernement d’extrême droite —, sont des acteurs importants du Groupe de Lima. À ma connaissance, il n’y a pas beaucoup d’échanges entre ces groupes, mais je pense qu’il serait important qu’ils établissent des voies de communication.

Une autre possibilité d’intervention importante dont je n’ai pas encore parlé serait que le Pape participe au processus. Nicolás Maduro l’a invité à le faire. L’opposition ne semble pas être très intéressée par cette option, mais le Pape aurait clairement une certaine autorité morale. Je pense que le gouvernement canadien a plus d’autorité morale aux yeux de beaucoup d’autres pays que mon gouvernement, aux États-Unis, vu l’historique très problématique des interventions étatsuniennes et la perception légitime que les États-Unis aient été l’agresseur dans nombre de cas en Amérique latine.

La possibilité d’amorcer des négociations dures qui ne sont pas tout à fait ouvertes, mais qui visent la paix et le dialogue, est très importante. La question que vous soulevez, de faire participer l’International Crisis Group et le Groupe de Lima ensemble, propose un rôle constructif très important que le Canada pourrait jouer.

M. Kingsbury : À bien des égards, la question de ce qu’il faut faire avec Nicolás Maduro trouve écho dans ce que M. Hetland vient de dire. Une des grandes revendications de légitimité et une source de fierté pour les partisans du gouvernement vénézuélien, surtout pendant les années Chávez, a été que tout a été fait de manière démocratique. Tout a été accompli par voie démocratique, d’une manière qui était à la fois inspirante et fastidieuse à observer, pour être bien franc. C’est bien, c’est une façon différente de faire de la politique de celle à laquelle nous sommes habitués. Voilà pourquoi c’est important.

Faire appel à cette histoire et demander des élections libres et justes — comme plusieurs ont fait valoir après les élections de l’assemblée nationale, en 2015, pendant lesquelles le gouvernement a perdu facilement et on a presque perdu une excellente majorité — c’est encore une fois très récemment que le gouvernement a adopté la manipulation, la déception et des moyens antidémocratiques et extradémocratiques pour s’emparer du pouvoir.

Invoquer cet antécédent pourrait, de bien des façons, forcer Nicolás Maduro à respecter l’héritage de Hugo Chávez et la révolution bolivarienne. C’est ce qu’on réclame partout au Venezuela, de plus en plus, au fur et à mesure que la crise s’intensifie. Nicolás Maduro s’entraîne dans le sillage de la légitimité de Hugo Chávez, mais de façon de moins en moins efficace.

Comme dans toute crise ou situation de conflit, il y aura des personnes qui seront extrêmement mécontentes que Nicolás Maduro ne soit pas emprisonné ou sanctionné, surtout pour ce qu’il a fait au cours des trois dernières années au Venezuela. La résolution de conflit et la transition pacifique impliquent que les deux côtés doivent revenir à la table de négociation et être prêts à participer au dialogue et à une solution négociée. Cela n’implique pas qu’un seul côté obtiendra tout ce qu’il demande.

La présidente : Notre temps est maintenant écoulé. Je vous remercie tous les deux. Comme cela a été dit, par la sénatrice Coyle, je pense, nous avons entendu beaucoup de points de vue. Vous nous avez certainement donné de nouveaux points de vue sur les enjeux au Venezuela. Nous continuerons de suivre les développements et d’étudier cette question. Votre témoignage a été très utile.

Toute autre observation que vous pourriez avoir dans les jours à venir et qui pourrait nous être utile pour mieux comprendre le Venezuela aujourd’hui et le sort de ces citoyens, surtout sur le côté humanitaire de la question, sera très appréciée. Merci d’avoir patiemment attendu le début de cette séance. Selon nous, cela en a valu la peine de vous compter parmi nous. Nous sommes très reconnaissants. Merci aux sénateurs d’être restés.

(La séance est levée.)

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