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APPA - Comité permanent

Peuples autochtones

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Peuples autochtones

Fascicule no 52 - Témoignages du 11 avril 2019


OTTAWA, le mardi 11 avril 2019

Le Comité sénatorial permanent des peuples autochtones se réunit aujourd’hui , à 13 h 2, pour étudier la teneur du projet de loi C-92, Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis; et, à huis clos, pour l'étude d'une ébauche de rapport.

La sénatrice Lillian Eva Dyck (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Bon après-midi. J’aimerais souhaiter la bienvenue à tous les sénateurs et membres du public qui suivent la présente réunion du Comité sénatorial permanent des peuples autochtones ici dans la salle, à la télévision ou sur le Web. Je tiens à souligner, conformément au principe de réconciliation, que nous nous réunissons sur les terres traditionnelles non cédées des peuples algonquins. Je m’appelle Lillian Dyck et je viens de la Saskatchewan. J’ai l’honneur et le privilège de présider le comité.

Nous poursuivons aujourd’hui notre étude du projet de loi C-92, Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis. Avant de commencer, j’inviterais mes collègues sénateurs à se présenter en commençant à ma droite.

La sénatrice Coyle : Mary Coyle, d’Antigonish, en Nouvelle-Écosse.

La sénatrice McCallum : Mary Jane McCallum, Traité no 10, région du Manitoba.

La sénatrice LaBoucane-Benson : Patti LaBoucane-Benson, territoire visé par le Traité no 6, Alberta.

La sénatrice Pate : Kim Pate, Ontario.

Le sénateur Christmas : Dan Christmas, Première Nation Membertou, Nouvelle-Écosse.

La sénatrice Lovelace Nicholas : Sénatrice Lovelace Nicholas, Nouveau-Brunswick.

La présidente : Avant de commencer, je dois vous aviser que je devrai peut-être quitter le fauteuil pour me rendre à la Chambre une ou deux fois cet après-midi. Au besoin, la greffière déclenchera une élection pour désigner le président suppléant à ce moment-là. Vous êtes ainsi prévenus. Faisons-le immédiatement.

Mireille K. Aubé, greffière du comité : Honorables sénateurs, en tant que greffière du comité, il est de mon devoir de vous informer de l’absence forcée de la présidente et de notre vice-président, et de présider à l’élection d’un président suppléant.

Je suis prête à recevoir une motion à cet effet. Y a-t-il des nominations?

La sénatrice LaBoucane-Benson : Je propose le sénateur Christmas.

Mme Aubé : L’honorable sénatrice LaBoucane-Benson propose que l’honorable sénateur Christmas soit président de ce comité.

Vous plaît-il, honorables sénateurs, d'adopter cette motion?

Des voix : D’accord.

La présidente : La motion est adoptée.

Cet après-midi, j’aimerais souhaiter la bienvenue au grand chef Ogichidaa Francis Kavanaugh, de la nation Anishinaabe visée par le Traité no 3; à Debbie Abbott, directrice générale, et à Ardith Walkem, avocate, du Nlaka’pamux Nation Tribal Council.

Nous allons commencer par la déclaration liminaire du grand chef Kavanaugh, qui sera suivi de Mme Abbott. La parole est à vous.

Ogichidaa Francis Kavanaugh, grand chef, Nation Anishinaabe visée par le Traité no 3 : Bonjour. Je suis ici en tant que grand chef du Traité no  3 afin de m’adresser au Comité sénatorial permanent pendant son étude du projet de loi C-92, Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis.

Le Grand conseil est un gouvernement traditionnel de la nation Anishinaabe visée par le Traité no 3. Notre territoire comprend 28 collectivités couvrant une superficie de 55 000 miles carrés dans le Nord-Ouest de l’Ontario et le Sud-Est du Manitoba, avec une population d’environ 25 000 habitants. En tant que gouvernement traditionnel en fonction, notre capacité de légiférer fait partie intégrante du rôle de gouvernance. Nous continuons d’affirmer, en tant que peuple souverain, que l’élaboration des lois est notre droit inhérent. Pour nous, sur notre territoire, nos lois spirituelles sont sacrées, émanant du Créateur. Étant donné la source d’autorité, nos lois ne peuvent être enfreintes ni modifiées et doivent être respectées au plus haut degré.

Dans le Traité no 3, nous avons codifié des lois, notamment la Manitou Aki Inakonigewin, traduite par la grande loi de la Terre, et l’Abinoojii Inakonigewin, notre loi relative à la garde d’enfants. Le processus de codification de nos lois traditionnelles en lois écrites doit respecter nos protocoles traditionnels, lesquels incluent des cérémonies et des sanctions spirituelles, des réunions nationales pour l’obtention de conseils de nos aînés, femmes, hommes et jeunes ainsi que le travail de nos dirigeants lié à la supervision de ce processus complet. Grâce à cela, nous nous sommes unis pour adopter notre loi traditionnelle, Abinoojii Inakonigewin, qui a été ratifiée le 6 octobre 2005; cependant, son origine remonte avant les premiers contacts.

Nos collectivités et nos organismes chargés de la garde d’enfants, selon le Traité no 3, ont adopté notre loi, Abinoojii Inakonigewin, et appliquent notre loi traditionnelle. En collaboration avec nos organismes chargés de la garde d’enfants, dans le respect des besoins uniques de chaque collectivité et de l’autonomie de nos dirigeants, notre loi a été mise en œuvre à l’échelle de la collectivité grâce à l’élaboration et la mise en œuvre de codes communautaires distincts.

Nos organismes chargés de la garde d’enfants sont essentiels à l’actualisation d’Abinoojii Inakonigewin et soutiennent le plan de mise en œuvre. Nous comptons trois organismes chargés de la garde d’enfants : Anishinaabe Abinoojii Family Services, Weechi-it-te-win Family Services et Sagkeeng Child and Family Services au Manitoba, qui fournissent un modèle biculturel de prestation de services remontant aux années 1980. Ces organismes ont eu beaucoup de succès dans la prestation de services, de sorte qu’ils ont été sollicités afin de guider la création et l’élaboration d’autres services fournis par des Autochtones d’un bout à l’autre du Canada et d’aider à cet égard.

Dans le cadre de l’adoption réussie de l’Abinoojii Inakonigewin, la coopération des provinces de l’Ontario et du Manitoba a été essentielle afin que le Traité no 3 fournisse un soutien et des ressources aux travaux entrepris. Il existe une table bilatérale avec l’Ontario assortie d’un accord de relations signé; en outre, on a entamé des discussions avec le Manitoba et l’Organisation des chefs du Sud dans le but de veiller au respect des protocoles politiques appropriés. Le projet de loi mine directement le travail respectueux que nous avons entrepris avec les provinces au cours des 10 dernières années.

Le gouvernement fédéral ne nous a pas aidés à élaborer et à mettre en œuvre l’Abinoojii Inakonigewin, et n’a pas suivi non plus les protocoles politiques appropriés. C’est un problème fondamental que nous avons depuis la mise en œuvre réussie de notre loi relative à la garde d’enfants. Le gouvernement fédéral propose maintenant l’imposition d’une loi unilatérale qui lierait et restreindrait nos lois traditionnelles. C’est tout à fait inacceptable. Au lieu d’être un partenaire à la table, le gouvernement fédéral a présenté des mesures législatives qui limiteront fondamentalement nos lois, nos institutions et nos pratiques.

Le Grand conseil du Traité no 3 affirme que le projet de loi est une approche pan autochtone qui ne tient pas compte de la compétence unique et ne reconnaît pas la capacité de gouvernance et d’élaboration de lois du Grand conseil du Traité no 3. Ce projet de loi est crucial en ce qui concerne l’ingérence politique du gouvernement fédéral, et nous prenons cette question très au sérieux.

Nos enfants sont des cadeaux sacrés du Créateur. Nous avons pris des engagements solennels en ce qui concerne la responsabilité de la garde de nos enfants. Ce projet de loi est un prolongement direct et une oppression historique continue du gouvernement fédéral à l’égard de notre peuple, et une intervention s’impose. J’exhorte le Sénat à examiner les conséquences que ce projet de loi comporte pour le Traité no 3 et d’autres nations autochtones du Canada. Pour notre territoire, les conséquences ont eu un coût que nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre : une dégradation politique orchestrée par le gouvernement fédéral au détriment du bien-être de nos enfants et de nos familles.

Les dispositions énoncées dans le projet de loi C-92 contreviennent à l’Abinoojii Inakonigewin en sapant les aspects les plus fondamentaux de notre droit à cet égard. Ces lois anishinaabes sont le résultat direct d’un travail exhaustif réalisé au moyen de consultations approfondies et de processus de mobilisation qui ont été entrepris.

Sous sa forme actuelle, le projet de loi C-92 n’appuie pas le Grand conseil en tant que nation dans le travail de mise en œuvre et de transition d’Abinoojii Inakonigewin qui se poursuit sur notre territoire. Je vous remercie. Meegwetch.

Debbie Abbott, directrice générale, Nlaka’pamux Nation Tribal Council : Bon après-midi. J’aimerais présenter quelques observations liminaires, puis céder la parole à Ardith.

Le projet de loi C-92 témoigne notamment du fait que nos droits inhérents sont limités au lieu d’être reconnus. À mesure que nous aborderons le sujet, vous pourrez voir qu’il est vraiment nécessaire de remédier à l’incapacité de reconnaître les droits des enfants autochtones.

Bien qu’il s’agisse d’une loi visant à protéger les enfants, le projet de loi C-92 ne reconnaît pas les droits des enfants de plusieurs façons concrètes. Le placement d’un enfant avec son frère ou sa sœur est une priorité inférieure et est subordonné à la détermination de l’intérêt supérieur de l’enfant. Il n’y a aucune mention de la façon dont les enfants et les jeunes feront entendre leur voix et seront pris en considération dans les décisions qui les touchent.

Je vais en rester là. J’aimerais céder la parole à Ardith, et elle pourra parler davantage du fonctionnement.

Ardith Walkem, avocate, Nlaka’pamux Nation Tribal Council : J’ai demandé qu’on distribue cette photo. Cela n’a peut-être pas beaucoup de sens, mais nos aînés nous ont toujours demandé de faire référence à cette photo lorsque nous parlons des enfants. Il s’agit d’une photo d’un glissement de terrain survenu sur le fleuve Fraser en 1913, lorsque l’une des compagnies de chemin de fer mettait en place la voie ferrée qui traversait le canyon. À la suite de ce glissement, le fleuve a été entièrement bloqué. Il était entièrement bloqué au moment même où la plus grande migration anadrome des saumons en Colombie-Britannique amorçait son mouvement vers ce fleuve. Il y avait littéralement des millions et des millions de poissons coincés et ils ne pouvaient pas passer; c’était au milieu de notre territoire. Notre peuple a pris des paniers et des couvertures, et cette migration a survécu parce que nous avons transporté les poissons à la main.

Quand nos aînés nous parlent de protection de l’enfance, ils nous disent de nous souvenir de cette histoire, car nos enfants sont actuellement coincés, et nous devons trouver les paniers, les couvertures, et les transporter. Si nous ne pouvons pas les transporter, ils ne s’en sortiront pas.

Nous avons examiné ce projet de loi sous deux aspects. L’un est davantage en accord avec le grand chef en ce qui concerne l’évaluation des droits inhérents et les limites claires du projet de loi. Lorsque nous examinons cela en parallèle avec cette histoire, nous devons nettoyer le fleuve. Nous devons permettre au fleuve de couler à nouveau.

Certains des commentaires que je veux formuler aujourd’hui sont liés au fait que nous sommes dans cette position à l’heure actuelle et que nous essayons de transporter les enfants dans des paniers et des couvertures. L’une des choses que le projet ShchEma-mee.tkt, autrement dit nos enfants, de la Nation Nlaka’pamux a faites est d’intervenir à l’échelle provinciale dans le domaine de la protection de l’enfance simplement parce que c’est là que se trouvent nos enfants. Nous avons un plan différent, mais nous nous retrouvons bloqués là où nous sommes.

Je tiens à souligner certaines lacunes manifestes de la législation. Je suis sûre que vous en entendrez beaucoup parler. À l’heure actuelle, le critère applicable à l’intérêt supérieur subordonne la considération culturelle à d’autres définitions. Cela n’améliorera rien. C’est la pratique dans l’ensemble du pays en ce moment. En fait, la pratique en Colombie-Britannique établit effectivement une norme plus élevée, car en Colombie-Britannique à l’heure actuelle, la norme est que vous ne pouvez pas prendre en considération l’intérêt supérieur de l’enfant sans faire référence à sa culture.

Nous ne pouvons pas transporter ces enfants si nous ne reconnaissons pas qu’ils sont des enfants autochtones et que nous ne protégeons pas cette réalité. L’une des choses dont nous sommes très conscients, désormais et dans l’avenir, c’est que, si nous ne reconnaissons pas que les enfants sont liés à leur culture et que nous ne maintenons pas ces liens, l’effet du système de protection de l’enfance n’est pas une protection. En fait, si nous ne pouvons pas protéger les enfants, nous les verrons plus tard dans le système de justice pénale. Le nombre d’enfants qui arrivent déracinés et qui voient leurs propres enfants pris en charge est important. Le prix est trop élevé; il faut reconnaître que nous devons définir l’intérêt supérieur en fonction des lois de la nation et inclure ce lien avec cette nation.

Je sais qu’une grande partie de ce projet de loi était également fondée sur l’Indian Child Welfare Act (ICWA) des États-Unis. Nous avons laissé sur la table une chose qui pourrait être très puissante. L’ICWA appelle à des efforts actifs visant à maintenir les liens d’un enfant. En pratique, au Canada, nous pouvons avoir tout ce que nous voulons dans une loi. Si nous ne disons pas au tribunal, aux responsables de la protection de l’enfance, que ces choses ne sont pas faciles, vous devez faire des efforts actifs, et non passifs. Je pense que c’est quelque chose que nous devons envisager d’intégrer.

Quand je vous ai parlé de ce canyon Hells Gate, une des choses que je voulais mentionner, c’est qu’il y avait énormément de poissons et qu’ils mouraient, et nous savons que nos voisins sur la rivière, les Premières Nations Stó:lo, Stswecem’c et Stellat’en, d’autres nations, dépendent aussi de ces poissons. Dans un moment de désespoir, elles sont venues avec leurs propres paniers et couvertures.

Pourquoi est-ce que j’en parle? Nous sommes très troublés par la disposition sur les liens plus étroits figurant dans le projet de loi. Selon cette disposition, l’article 24, lorsqu’il y a un conflit de droit entre deux textes législatifs autochtones dont un l’emportera sur l’autre, cela définit un mécanisme pour l’un d’entre eux.

Cela va précisément à l’encontre de l’effet de notre loi. Notre loi nous dit clairement que certaines des formes de diplomatie les plus élevées viennent de la reconnaissance de la parentalité conjointe. Notre loi renferme des mécanismes qui nous disent que vous ne pouvez pas abandonner et dire qu’une personne l’emporte, parce qu’un enfant n’est pas moitié-moitié ou moitié et un quart. Un enfant est entièrement ceci et cela. Nous devons nous tourner vers ces mécanismes au sein des lois autochtones qui reconnaissent cette partie de l’identité. Si nous imposons le critère des liens plus étroits, nous nuirons à l’enfant, car cela aura pour effet de lui refuser son héritage culturel, de lui refuser l’accès à des gens qui pourraient l’aider et qui pourraient contribuer à changer vraiment les choses.

J’aimerais signaler certains des aspects également. Je sais que nous nous inspirons d’une législation unique. En ce moment, la législation en Colombie-Britannique a récemment été modifiée pour dire que, dès qu’un enfant vient à faire partie du système de protection de l’enfance — cela pourrait être aussi simple qu’un rapport et une enquête — on a le droit de faire participer la collectivité autochtone. Notre pratique a clairement révélé que plus tôt vous mobilisez la collectivité, plus vous contribuerez à changer les choses. Plus la collectivité participe tôt, plus il est probable que vous puissiez empêcher un enfant d’être retiré et que vous le protégiez en vertu de vos propres lois.

Les dispositions dans la loi laissent cette décision entre les mains de l’équipe de travailleurs sociaux. On ne dit pas quand cela doit être fait, et c’est aussi assujetti à la détermination de l’intérêt supérieur. Si vous avez affaire à une équipe de travailleurs sociaux qui, par exemple, a un certain genre de parti pris à l’encontre de la participation communautaire, cela pourrait ne jamais arriver. Nous n’allons pas aider ces enfants à passer à travers. Nous n’allons pas pouvoir trouver des moyens pour les aider si nous laissons cette situation telle quelle. Je crois que c’est quelque chose qui est très important.

Debbie a aussi parlé des droits entiers des enfants. C’est une loi au sujet des enfants qui n’énumère pas, en fait, les droits des enfants. Par exemple, elle ne clarifie pas en détail quels sont les droits des enfants de faire entendre leur voix et la façon dont cela se produira. C’est vraiment important.

Lorsque nous travaillons avec des enfants qui ont été déplacés, bien souvent, nous les repérons durant l’adolescence, et ils expriment très clairement que ce qui compte pour eux, c’est d’avoir une voix afin de se rattacher à nous. Ils voulaient savoir où ils étaient. Ils voulaient être en mesure de nous tendre la main, en tant que collectivités.

J’aimerais aussi faire remarquer — et je ne crois pas qu’on puisse le sous-estimer — que ce n’est pas une préférence en matière de placement de placer des enfants ensemble. Parfois, lorsque des gens passent à travers un système, ce pourrait être votre frère ou votre sœur qui est le seul lien qu’il vous reste. Cette loi y accorde une priorité moindre. Or, cela ne devrait pas être le cas. La loi ne les protège pas non plus — et c’est un très gros problème — lorsque les enfants sortent du système et que leurs frères et sœurs demeurent pris en charge. Ce qui arrive souvent, c’est qu’ils perdent le contact avec leurs frères et sœurs parce qu’il n’y a pas de droit de liens continus au sein du système. Si nous voulons parler d’une loi qui respecte les droits des enfants, nous devons examiner ces choses et se pencher sur la façon de vraiment donner une voix aux enfants faisant partie du processus, y compris la façon de donner une voix à leur désir d’être rattachés.

Pour terminer, une des choses qui sont très puissantes, c’est que nous devons précisément contempler la nature protectrice de la culture. Trop souvent, lorsque nous l’examinons, nous disons que nous allons protéger les enfants, mais nous nous penchons sur un ensemble limité de choses. Nous n’examinons pas réellement le rôle que la culture joue dans la protection de l’enfant au cours de sa vie. En partie, on doit effectuer une évaluation lorsque nous prenons à charge un enfant et que nous le laissons sous garde. Il y a un prix à la prise en charge. Nous ne devrions pas juste présumer que la protection est ce qu’elle est et fermer le dossier. Nous avons vu, avec la rafle des années 1960 et le recours collectif qui en a découlé, que nous subissons une perte énorme lorsque nous coupons les enfants de la culture. Si nous sommes pour légiférer, nous devons en tenir compte. Nous ne pouvons pas juste penser que nous légiférerons au sujet de la protection et dire que puisque nous disons qu’il s’agit de protection, cela se solde par la protection. Si nous coupons les enfants de la culture, nous savons que ce n’est pas le cas. Nous savons que nous légiférons sur la mise en danger, et, par conséquent, nous nous concentrons précisément là-dessus. Merci.

La présidente : Merci. Les sénateurs peuvent maintenant poser des questions.

La sénatrice McCallum : Merci de vos exposés. C’est bien d’entendre des gens dont les propres lois sont codifiées et dont le système est en place. Je tiens à vous en remercier.

Si vous regardez votre pouvoir législatif et vos lois codifiées, comment la province est-elle en mesure d’intervenir et de déterminer pour vous quel est votre droit à l’égard de vos enfants?

M. Kavanaugh : Nous avons adopté cette loi en 2005, mais nous venons juste d’approuver un accord de relation avec la province. Nous en sommes à notre deuxième année d’un plan de mise en œuvre quinquennal dans le cadre duquel nous espérons écarter les directives du ministère relativement à la protection des enfants. Nous sommes à la deuxième année de ce processus en ce moment même.

La sénatrice McCallum : Où en êtes-vous avec le Manitoba, avec Sagkeeng?

M. Kavanaugh : Nous travaillons ensemble. Ils en font partie.

La sénatrice McCallum : Avec la province?

M. Kavanaugh : Oui. Nous travaillons également avec la province. Il y a un chevauchement des compétences entre l’Ontario et le Manitoba.

La sénatrice McCallum : Je ne comprends pas vraiment le pouvoir, la profondeur et la portée de ce projet de loi. Je croyais que si vous déteniez vos propres lois codifiées et votre Constitution par l’intermédiaire de vos protocoles traditionnels, cette loi vous permettrait d’écarter la province en un an. Ce n’est pas ainsi que cela fonctionne? C’est ainsi que je l’ai compris.

M. Kavanaugh : C’est le processus. Je m’attends à ce que ce projet de loi insère un certain type de disposition qui reconnaît notre loi et en tient compte.

La sénatrice McCallum : Merci.

La sénatrice LaBoucane-Benson : Merci beaucoup de vos exposés aujourd’hui. Madame Walkem, une grande partie de ce dont vous parliez respecte mon propre tableau des modifications; je me suis dit que vous étiez en quelque sorte en train de les cocher au fur et à mesure. J’aimerais vous parler de l’intérêt supérieur de l’enfant et de la considération première. Quand je me suis entretenue avec les employés et le ministre, ils ont dit que toute la question de l’« intérêt supérieur de l’enfant » doit être considérée comme un cadre complet et que les intérêts n’étaient pas censés s’empiler les uns sur les autres. De plus, ils ont dit que l’on doit tenir compte de tous les facteurs ensemble. Je juge cela troublant, car si je devais rédiger la disposition, je dirais que la considération première doit être un juste milieu entre la sécurité et les liens culturels, familiaux et communautaires. Ce seraient les considérations premières. Les facteurs viendraient ensuite ajouter de l’envergure et rehausser tout cela. Je croyais que la considération première devait être communiquée.

Ils m’ont assurée que cet « intérêt supérieur de l’enfant » est une norme minimale. Toute nation peut exercer une norme supérieure. Vous dites que celle de la Colombie-Britannique est meilleure. Puis, vous adopteriez la version de la Colombie-Britannique plutôt que celle-ci. C’était le minimum. Je ne fais que relayer tous les renseignements issus de cette discussion. Si vous deviez le rédiger de nouveau, comment rédigeriez-vous l’article sur l’intérêt supérieur de l’enfant?

Mme Walkem : Je ne saboterais pas les liens culturels. Je les inclurais dans la liste, et on dirait que c’est dans l’intérêt supérieur de conserver les liens avec leur culture, leur collectivité et leurs territoires autochtones. Je donnerais une indication très claire que cela doit être interprété et défini conformément aux valeurs et aux traditions de leur propre peuple autochtone.

L’« intérêt supérieur » est un de ces éléments que nous considérons comme neutre. Une fois que vous avez dit qu’il s’agit de la protection de l’enfant ou de son intérêt supérieur, c’est en quelque sorte une affaire réglée; c’est la logique. Nous n’avons pas besoin d’en parler. Je crois que nous devons vraiment décortiquer l’analyse relative à la logique. Si nous regardons les enfants qui ont été les victimes de la « rafle » continue des années 1960, 1970 et 1980, nous voyons les répercussions sur eux. Ils sont le produit de l’application du critère de l’intérêt supérieur de l’enfant.

La sénatrice LaBoucane-Benson : Exactement.

Mme Walkem : Si nous ne changeons pas la signification de ce critère, nous allons le dupliquer. Je crois que le projet de loi présente une faiblesse énorme : il soumet la culture à ce critère. Il ne dit pas précisément que c’est dans l’intérêt supérieur de l’enfant d’être pris en charge de la façon dont son propre peuple le fait.

La sénatrice LaBoucane-Benson : Exact.

Mme Walkem : Nos gens sont différents. Ce sera différent. Si nous voulons examiner l’intérêt supérieur, nous connaissons les résultats, parce que tous les enfants qui ont été retirés l’ont été en application d’une disposition exactement comme celle-là.

La sénatrice LaBoucane-Benson : Exactement.

Mme Walkem : Si la culture est secondaire, nous allons continuer de faire la même chose. Nous avons l’occasion de nous améliorer. Je crois que nous devrions le faire.

La sénatrice LaBoucane-Benson : Est-il juste de dire que vous pensez que les hypothèses coloniales peuvent être mobilisées pour maintenir le statu quo si nous laissons la considération première telle quelle?

Mme Walkem : Absolument. Le critère de l’intérêt supérieur de l’enfant, par exemple, pourrait être lié au fait de penser que c’est dans l’intérêt supérieur de l’enfant de grandir dans une maison où il a sa propre chambre à coucher et un certain degré d’interactions sociales.

Durant mon enfance, nous avons vécu dans un appartement d’une chambre à coucher. Nous étions huit ou neuf personnes. J’étais la cadette. On ne me donnait même pas le divan. J’étais sur le sol, à côté du divan. Cela a bien sûr à voir avec la pauvreté, mais ce n’était pas inhabituel dans notre famille. Si on avait fait une analyse de l’intérêt supérieur, on aurait pu dire : « Éloignez cette enfant de sa mère, de ses nièces et de ses neveux. Mettez-la dans une maison différente. » Nous devons nous demander comment l’« intérêt supérieur » sera défini par les équipes de travailleurs sociaux. Ce sera défini par des tribunaux, et sans égard à qui nous sommes en tant que personnes. Je crois que l’on doit mentionner qui nous sommes en tant que personnes. Le droit de l’enfant doit être à l’avant-plan, sinon il sera toujours rejeté. Nous savons comment le système fonctionne. Voici l’occasion de le perturber.

La sénatrice LaBoucane-Benson : Grand chef, je me demande seulement ceci : s’il y avait une clause de retrait pour les Premières Nations qui leur permettait de continuer de faire le travail qu’elles faisaient auprès de la province, cela satisferait-il votre besoin de changement? Si vous pouviez choisir de vous retirer et de continuer votre travail, cela vous donnerait-il une certaine satisfaction?

M. Kavanaugh : Oui, à tout le moins, je crois que cela nous satisferait, mais nous préférerions quelque chose de plus. Nous voulons affirmer notre compétence. Nous avons un accord de relation avec la province qui précise que notre compétence demeure intacte. Nous aimerions quelque chose de plus important que le seul fait de dire, oui, nous vous reconnaissons. Nous voulons quelque chose de plus tangible.

La sénatrice LaBoucane-Benson : L’article 4 dit en effet que les ententes existantes avec la province ont préséance. Évidemment, cela contrarie certaines personnes, mais cela vous convient-il, car vous voulez que ces ententes avec la province restent intactes après l’adoption du projet de loi?

M. Kavanaugh : Oui.

La sénatrice LaBoucane-Benson : Merci à tous de vos témoignages. Ma question s’adresse à vous, madame Walkem. Quand Mme Cindy Blackstock a comparu devant le comité, hier, je lui ai posé une question, et elle vous a été présentée comme la personne qui serait en mesure d’y répondre.

La question était de savoir comment ce projet de loi sera combiné au projet de loi sur le divorce, le projet de loi C-78, qui va nous être présenté. Cela nous ramène à la question que la sénatrice LaBoucane-Benson vient de vous poser. Pourriez-vous nous en dire davantage? De quoi doit-on tenir compte si l’on veut garantir que les enfants des Premières Nations, des Métis et des Inuits ne finissent pas perdants à cause d’une différence ou d’une distinction entre les définitions ou les dispositions de ces deux lois?

Mme Walkem : Une des choses que je pourrais faire, c’est de braquer les projecteurs sur les eaux troubles dans lesquelles nous avançons. Vous voulez un exemple de cas où la législation fédérale a tenté en vain de s’engager dans des domaines? Prenez la Loi fédérale sur les intérêts matrimoniaux. La loi contenait une disposition qui permettait aux personnes victimes de violence de demander une ordonnance de protection d’urgence. Le gouvernement fédéral a déclaré que vous devriez adopter des dispositions, en Colombie-Britannique, à l’échelon de la cour provinciale. Toutefois, le gouvernement fédéral ne peut pas contraindre une cour qui n’a pas de compétence inhérente; donc, dans des provinces comme la Colombie-Britannique — c’est disparate dans le pays —, vous ne pouvez pas obtenir d’ordonnance de protection d’urgence en vertu de la loi, car aucune mesure législative ne l’oblige à vous l’offrir.

Un très grave problème pourrait se poser, car, assez souvent, ces questions ne sont pas réglées en vertu des lois sur la protection de l’enfance, mais en vertu des mesures législatives relatives à la famille, par exemple. C’est une chose dont nous devons tenir compte. Nous n’avons pas beaucoup réfléchi à la façon dont les différentes mesures législatives fonctionneront ensemble. Il se peut, par exemple, que les droits d’un enfant autochtone ne soient pas respectés et reconnus, y compris le droit de rester en contact avec sa famille.

Pour répondre à la question, ce sont des eaux très troubles et nous n’avons pas réfléchi à l’interaction entre les administrations. Il se peut fort bien, comme cela s’est produit avec les lois sur les biens matrimoniaux, qu’une partie de ce projet de loi tombe à l’eau. Nous ne sommes pas en train de dire qu’il tombe à l’eau; nous ne l’envisageons simplement pas.

La sénatrice Pate : Seriez-vous en mesure de nous aider à ce sujet?

Mme Walkem : Il se pourrait que ce soit une chose que nous examinions. Il y a un très grand problème d’accès à la justice, en général. Le plus souvent, les parents et les enfants qui comparaissent pour des affaires liées à la protection de l’enfance, du moins quand ils sont représentés — la pauvreté pose un très grand problème —, passent par les systèmes d’aide juridique. On n’a pas non plus pris en compte le fonctionnement des différentes administrations. Par exemple, il existe une disposition pour le cas où une province a fixé une norme plus élevée. Vous pouvez refuser d’appliquer la norme et respecter plutôt la norme plus élevée. Comment pourrons-nous aider les avocats de l’aide juridique à connaître cet argument et à le faire valoir? Il y a un grand problème d’accès. Comment pourrait-on libérer des périodes d’audience pour le régler?

Il y a toute une série de répercussions liées au projet de loi, y compris les questions d’accès à la justice auxquelles nous devons réfléchir, car les personnes touchées sont des enfants qui n’ont pas leur propre représentant ou dont les parents sont pauvres et très vulnérables. Ils sont jetés dans une nouvelle arène. Nous devons réfléchir à la façon dont cela les touchera.

La sénatrice Pate : Merci.

Le sénateur Christmas : Je vous remercie d’être ici. Grand chef, j’aimerais vous poser une question. Vous avez mentionné dans vos commentaires que la Première Nation anishinaabe a adopté ses propres protocoles traditionnels en 2005. Pour les membres du comité qui ne connaissent pas bien vos protocoles traditionnels, pourriez-vous nous décrire certaines des caractéristiques clés?

M. Kavanaugh : Je vais peut-être commencer par notre capacité de légiférer. Comme je l’ai dit dans mes commentaires, nos lois sont approuvées par le Créateur. C’est notre manière traditionnelle de faire des lois. Nos pratiques et nos systèmes de gouvernance restent intacts sur nos territoires. Nous n’avons pas changé. Nous menions nos activités et nos affaires, avant l’arrivée des Européens, en utilisant les institutions dédiées à nos cérémonies, les sueries, les tentes tremblantes et d’autres rituels comme celui appelé Metawin ou les danses du soleil. Tout ça est holistique. Même notre traité, le Traité de 1873, est holistique.

Il a fallu trois réunions pour que nos chefs de l’époque acceptent de signer le traité, car c’est ce qu’ils ont fait. Ils se sont rendus à la cérémonie. Ils ont cherché des conseils traditionnels tout au long de la cérémonie, jusqu’à ce que le message affirmant qu’ils pouvaient signer le traité leur soit donné. C’est à ce moment-là qu’ils ont signé. C’est ainsi que nous procédons.

Je vais vous décrire un processus. Nous avons aussi une loi sur les ressources, sur notre territoire, pour remplacer le ministère des Richesses naturelles et des Forêts dans les dossiers de l’aménagement forestier, des ressources naturelles et d’autres choses de ce genre. Nous l’avons adoptée en 1997. Nous nous en sommes servi. Nous avons réussi à renégocier le partage des recettes de l’exploitation des ressources avec la province. Notre région perçoit 45 p. 100 des recettes de l’industrie forestière et 40 p. 100 de celles de l’industrie minière. C’est ce qui a découlé de la loi sur les ressources.

Il a fallu un grand nombre de consultations pour avoir la loi sur les ressources. Il s’agissait probablement du plus grand effort de consultation jamais entrepris dans le territoire du Traité no 3, où nous avons consulté tout le monde. Finalement, cela a été fait; il nous a fallu quatre ans pour tenir les consultations et élaborer la loi. Une fois que nous avons eu l’ébauche de l’accord de principe, nos membres ont dit : oui, nous avons une loi, mais nous ne sommes que des êtres humains. Nous ne pouvons pas prétendre que nous savons tout. Grand chef, nous voulons que vous fassiez passer cette loi sur les ressources par un processus de validation traditionnel, à savoir dans le cadre d’une cérémonie.

Alors, je me suis assis avec quelques gardiens du savoir et nous avons parcouru le document. Certaines parties étaient rédigées en jargon juridique. Comment allons-nous formuler ces questions pendant la cérémonie? Nous l’avons fait. Après, les responsables nous ont demandé de construire des pavillons pour une cérémonie de quatre jours. Le soir de cette cérémonie, nous avons dû utiliser une tente tremblante. Il devait y avoir une personne d’un niveau élevé de la hiérarchie Metawin, et la validation finale devait être analysée par les esprits, à qui nous demandons d’examiner ces choses.

Une fois que cela a été fait, les esprits me l’ont rendu. Maintenant, c’est à votre tour d’amener les chefs à ratifier cette loi. Le lendemain s’ouvrait notre assemblée générale des chefs, et le premier point à l’ordre du jour a été la ratification de la loi.

C’est de cette façon que nous faisons des lois. C’est ainsi que notre traité a été conclu. Nous faisons toujours la même chose. J’ai entendu ici un commentaire selon lequel la loi a des normes plus élevées dans la province, ou ceci ou cela. Nous pensons que nos normes sont plus élevées, car elles sont approuvées par le Créateur et, en tant qu’êtres humains, nous ne pouvons pas les changer. C’est ce à quoi nous nous conformons, c’est comme cela que nous continuons à faire dans notre territoire. Meegwetch.

Le sénateur Christmas : Grand chef, vous avez également mentionné que vous en êtes actuellement à la deuxième année d’une entente de cinq ans que vous avez conclue avec la province de l’Ontario. Pourriez-vous nous en dire un peu plus au sujet de cette entente? Quels sont les éléments importants de cette entente entre la Nation Anishinaabe et la province?

M. Kavanaugh : Il s’agit d’une analyse comparative des codes coutumiers des Premières Nations — Abinoojii Inakonigenewin — et du projet de loi C-92.

Essentiellement, nous élaborons nos codes coutumiers grâce à des cérémonies, des protocoles et des processus culturels, des processus de consultation et des pratiques exemplaires axés sur le savoir traditionnel et sur les collectivités, et nous mettons également en œuvre des changements visant les répercussions de nos traumatismes intergénérationnels.

Le processus consiste à remplacer ce que l’Ontario impose. Nous remplaçons ce que fait la province par ce que nous faisons. Nous le faisons déjà. Nous faisons cela depuis maintenant de nombreuses années. Il y a trois organismes mandatés sur notre territoire, et quelques collectivités ont reçu des pouvoirs délégués par les organisations mères. Elles fonctionnent dans le cadre d’une convention de services. Puis, elles appliquent notre loi sur les services de garde d’enfants en l’adaptant à leur réalité locale et à leurs collectivités.

Nous sommes tous uniques. Il y a 28 collectivités sur mon territoire. Nous sommes tous uniques. Même nos dialectes sont différents. Nous disons les choses différemment. Certaines de nos cérémonies sont les mêmes, mais elles se déroulent en fonction des personnes qui y assistent.

J’ai brièvement décrit la loi sur les ressources en expliquant que nous remplaçons le ministère des Richesses naturelles et des Forêts (MRNF) dans ce domaine. Voilà ce que nous faisons.

J’aimerais ajouter que je me préoccupe de la protection de l’enfance depuis de nombreuses années. Dans le cadre d’une initiative, j’ai travaillé dans le domaine de la protection de l’enfance avec le cadre supérieur du bureau régional d’Affaires indiennes à Toronto. Quand nous avons commencé à parler de soins conformes aux traditions et d’éducation traditionnelle des enfants, il m’a dit qu’il devait suivre les directives du ministère des Affaires indiennes : « Je suis désolé; je ne peux pas aller plus loin. Les directives et les politiques ne me le permettent pas. »

Nous avions des réunions de deux jours. Un jour, je lui ai dit : « D’accord, nous avons une réunion de deux jours. Le mois prochain, nous en aurons une autre. Ce que je vous propose, c’est de participer à une suerie, pour que je puisse vous expliquer qui nous sommes, et ainsi de suite, et vous comprendrez mieux qui nous sommes et d’où nous venons quand nous parlons de nos façons de faire traditionnelles, et ainsi de suite. » Il a accepté et, après peu, il a commencé à défendre nos intérêts.

Puis, un jour, il m’a appelé. Il m’a dit : « Francis, on m’a retiré le dossier. » Il m’a montré la note de service de son directeur, le directeur régional, qui disait : « David, nous vous retirons le dossier. Vous êtes trop proche des Indiens. » Voilà ce que disait la note.

Quand il s’agit d’apporter des changements à la loi qui nous oppresse depuis des années et des années, nous nous heurtons à cette mentalité. Cela doit changer. Meegwetch.

Le sénateur Christmas : Merci, grand chef.

La sénatrice Coyle : Je remercie nos invités. Une fois encore, vous nous ouvrez les yeux et vous nous aidez réellement; nous faisons de notre mieux pour comprendre ce projet de loi qui nous est présenté. J’ai des questions pour chaque groupe, si vous êtes d’accord.

Grand chef Kavanaugh, si j’ai bien compris, vous êtes en ce moment à un stade avancé du dossier de la protection de l’enfance et de la famille, sur votre territoire. Vous avez conclu une bonne entente avec le gouvernement de l’Ontario, et vous allez bientôt le faire avec le gouvernement du Manitoba, si je vous ai bien compris, mais vous êtes engagé dans ce processus.

Vous avez également reconnu que votre territoire est distinct et ne devrait pas être inclus dans un cadre panautochtone. Même sur votre territoire, dans les collectivités elles-mêmes, vous avez trouvé le moyen de tenir compte des particularités et des singularités des différentes collectivités de votre territoire.

Vous avez créé un modèle dont nous pourrions nous inspirer pour le projet de loi, qui vise, évidemment, tous les Canadiens. Ce que vous avez fait me semble être très intéressant. Est-ce que je résume bien ce que vous avez dit?

M. Kavanaugh : Oui.

La sénatrice Coyle : Vous avez mentionné que vous aviez une préoccupation touchant le projet de loi qui serait imposé, qui serait contraignant et qui limiterait votre travail. S’il devait être adopté, dans sa forme actuelle, vous craignez que tous les progrès que vous avez accomplis ne soient annulés et que vous ne puissiez pas progresser de la façon dont vous le souhaitez encore, si je comprends bien.

Pouvez-vous nous dire exactement quelles en seront les répercussions, selon vous? Quelles seraient les principales répercussions, comme vous l’avez dit, de la dégradation politique? Quelles seraient les répercussions sur les enfants de votre région? Voyez-vous une autre manière de modifier ce projet de loi, de sorte qu’il s’adapte mieux à votre situation et qu’il vous libère, en fait, plutôt que de vous contraindre, mais qu’il vous libère pour que vous puissiez continuer dans la même voie, c’est-à-dire d’aller maintenant de l’avant aux côtés du Manitoba et de continuer à apporter des améliorations dans votre travail en Ontario également?

M. Kavanaugh : Tout d’abord, il faut un dialogue sur le projet de loi C-92. Il faut discuter de bonne foi avec le ministre O’Regan. Sans oublier que rien ne prévoit le maintien du financement des organismes existants. C’est également une préoccupation.

La sénatrice Coyle : Y a-t-il eu un dialogue?

M. Kavanaugh : Un dialogue, oui. Nous parlons, mais où est-ce que ça nous mène? Je ne suis pas certain de savoir où cela nous mène, mais nous y voilà. J’aimerais ajouter que toute recommandation de réforme doit être guidée par nos principes, nos valeurs et nos systèmes traditionnels. Les enfants doivent connaître leur identité. Ils doivent avoir un sentiment d’appartenance à leur famille, mais surtout, à leur langue, à leur culture et à leurs traditions. Selon moi, c’est cela qui est menacé.

Dans le projet de loi, il faudrait un article qui reconnaît et qui tient compte du fait que, oui, le Traité no 3 a ses propres lois et sa propre façon d’assurer la protection de l’enfance.

Nous avons une loi, pour la nation, et il y a trois services d’aide sociale à l’enfance sur notre territoire. Nous avons plus de trois décennies d’expérience dans ce domaine. C’est pourquoi nous refusons d’être mis dans le même moule que tout le monde. En fait, nous pourrions leur suggérer d’examiner attentivement le Traité no 3 pour voir comment nous nous occupons de la protection de l’enfance.

La sénatrice Coyle : Je comprends. Merci de m’avoir expliqué cela en détail. Nous espérons que ce dialogue sera fructueux.

M. Kavanaugh : Oui.

La sénatrice Coyle : J’ai à présent une question pour Mme Abbott et Mme Walkem. Merci. J’ai adoré la métaphore. Cette histoire a réellement été utile. De quelles sortes de couvertures et de paniers aurez-vous besoin? Vous en avez parlé. Vous avez parlé de la culture comme d’une protection.

Vous avez exprimé les choses d’une façon inédite pour moi, mais c’est tout à fait logique. Vous avez beaucoup parlé de l’importance de l’attachement pour les enfants. Généralement, nous pensons à l’attachement à la mère. Les différentes personnes qui se sont exprimées sur leur culture m’ont fait comprendre que l’attachement à la culture, dans différentes traditions, est semblable à l’attachement à la mère dont nous parlons dans d’autres situations. Merci d’avoir attiré notre attention sur cette question.

Tout ce que vous dites m’intéresse, en général. Vous avez parlé de vos préoccupations au sujet du critère des liens les plus étroits — une disposition de ce projet de loi — et du fait que cela va à l’encontre de vos lois et de ce que vous avez fait, vous et les autres, pour sauver les saumons, sur les deux rives, comme vous l’avez dit. Pourriez-vous nous en dire davantage à ce sujet et sur ce qui doit être fait, selon vous, pour que ce projet de loi s’adapte à vos lois?

Mme Walkem : Il y a deux choses. J’aimerais préciser que, lorsque nous parlons des modifications à apporter au projet de loi, nous parlons de ce que nous considérons comme une situation d’urgence, où on essaie d’aider les enfants.

Nous ne sommes pas en désaccord avec ce que le grand chef a dit sur la nécessité de reconnaître les lois. Nous disons simplement que si, nous devons le faire, nous devons les examiner.

Je peux donner un exemple sans donner de noms. Une des plus grandes affaires que nous ayons traitées concernait une famille et trois nations; il y avait donc une personne de notre nation, et les enfants étaient également métis et d’une autre nation. Trois nations étaient concernées.

Nous avons donc été appelés à traiter cette affaire; nos lois disent que nous devons honorer la mère. Cela ne revient pas à dire que les enfants font partie de sa nation, mais que les enfants sont de sa nation, de ses nations et de la nôtre. Quand nous avons appliqué cette loi, nous avons fait une place pour la mère, et notre résolution nous a tous réunis.

Nos lois sur les liens de parenté sont des moyens de régler les différends, à savoir, historiquement, par exemple, dans de nombreux cas, les mariages mixtes. Quand nous nous disputons à propos de quelque chose, nous organisions des mariages; c’est donc de la diplomatie de haut niveau entre les nations. Le résultat était une paix forcée. Il ne s’agit pas ici d’une paix forcée, mais d’une reddition forcée. Il y a un gagnant et un perdant.

J’ai tenté de faire comprendre cela à mes propres enfants. Je ne sais pas si vous avez déjà vu ceci. C’est une photo de la plus jeune de mes filles. J’aimerais préciser que la photographe qui a pris cette photo est la nièce du grand chef. Nous étions contents de faire cela, car c’est cette femme anishinaabe qui nous a donné toutes ces images.

Cette photo montre les mains de toutes ses tantes qui la touchent. J’ai essayé de l’analyser. Je viens d’une autre nation. Mon époux vient d’une nation de la côte, et nous vivons hors de notre territoire. J’ai essayé de comprendre, et je me suis dit : « Oh, mon doux! », car sa famille lui rend davantage visite, et ils peuvent parler [le témoin s’exprime en langue autochtone] un peu cette langue. Elle leur a appris des danses. Je me suis dit : « Mon doux, je pourrais perdre le lien le plus étroit. »

Ça ne devrait pas arriver. Qu’aurait-il manqué à notre enfant, si Debbie n’avait pas fait partie du grand groupe de ses tantes, mais cela arrivera. Le critère des liens les plus étroits découle directement de la loi américaine sur la protection des enfants autochtones, qui dit qu’on ne peut appartenir qu’à une seule tribu. Ils reconnaissent la compétence de cette façon.

Nous ne faisons pas les choses comme cela. Nous devons faire de la place pour la reconnaissance du fonctionnement de nos lois. Les lois autochtones que je connais n’indiquent pas qu’une personne gagne et que l’autre perd, que c’est moitié ceci, moitié cela. Elles disent tout ceci ou tout cela, et c’est plus enrichissant.

Si nous laissons cette situation perdurer — et que nous laissons une nation de côté au moment de planifier les choses pour un enfant —, ce qui arrivera, c’est que cet enfant ne sera pas placé dans cette nation, qu’il n’aura pas ses tantes, ses oncles, ni cette collectivité qui contribue. Les enfants seront défavorisés. C’est exactement contraire à ma compréhension de nos lois.

Certaines nations ont peut-être des lois différentes. Ce ne sont pas des lois que je connais. Une des autres questions qui m’ont longuement fait réfléchir, c’est le fait qu’on nous impose la Charte. Vous auriez pensé : « C’est bien, respectons-la. » Si vous venez d’une société matrilinéaire, vous êtes éliminé. Voici un exemple qui a trait à notre nation. Quand nous faisons face à de très graves problèmes, comme l’exploitation sexuelle des enfants et que nous voulons régler le problème... C’est un problème qui concerne les femmes. Nos hommes ont un rôle à jouer. Ils doivent monter la garde, en d’autres termes, ils doivent protéger notre capacité à prendre des décisions. Ils ne laissent pas les autres intervenir. Quand nous prenons une décision, ils nous aident à l’exécuter. Si nous prenons des décisions, c’est parce que nous sommes les plus sévères. Selon nos lois, nos hommes sont gentils, ils font régner la paix. Si nous devons prendre une décision et dire : « Voilà, c’est ainsi et pas autrement », la décision nous revient, à nous, les femmes. Si nous soumettons cela à une analyse fondée sur la Charte, nous perdrions. Nous pouvons bousculer les choses.

Quand le gouvernement adopte une loi, il peut la soumettre à une analyse au regard de l’article 1 de la Charte, qui prévoit l’équilibre sociétal.

Nous proposons, dans tous les cas, de soumettre les lois autochtones à une analyse fondée sur la Charte, mais nous ne pouvons pas dire, par exemple, que ces lois mentionnent les valeurs que notre société nous dit être importantes. Il s’agit peut-être d’un autre aspect auquel nous n’avons pas réfléchi, à savoir la mesure de notre incidence sur les sociétés matrilinéaires ou patrilinéaires, qui sont simplement différentes, qui protègent leurs droits différemment. Ce n’est pas que nous ne les protégeons pas. C’est que nous les considérons tout simplement différemment.

La sénatrice Coyle : Merci beaucoup.

La sénatrice Lovelace Nicholas : Ma question concerne la province. Ne soyez pas insulté que je vous pose la question. Relevez-vous de la compétence provinciale ou fédérale, grand chef?

M. Kavanaugh : Actuellement, nous sommes soumis aux diktats de la province, mais nous appliquons notre loi. Les organisations mères ont cédé des pouvoirs à d’autres collectivités, et elles respectent cette loi, mais elles l’ont adaptée aux besoins et aux coutumes de leur collectivité.

La sénatrice Lovelace Nicholas : Diriez-vous que vous avez une bonne relation? Qui contrôle le financement?

M. Kavanaugh : C’est une bonne relation. Actuellement, c’est la province qui contrôle le financement. Nous en sommes à la phase de mise en œuvre quinquennale, et j’espère que c’est nous qui allons négocier avec le Conseil du Trésor au moment de financer nos organisations.

La sénatrice Lovelace Nicholas : Merci.

La sénatrice LaBoucane-Benson : Si cette loi entre en vigueur le 21 juin et que vous en donnez avis à la province le 22 juin, d’après ce que je comprends, vous pourriez contrôler ces fonds dans l’année. Votre loi serait élevée au rang de la loi qui s’applique, et la province n’aurait plus rien à dire. Est-ce bien ce que vous comprenez?

M. Kavanaugh : Il s’agit du plan de mise en œuvre sur cinq ans dont je parlais. Nous en sommes seulement à la deuxième année. Le résultat que nous cherchons à obtenir, c’est de remplacer l’Ontario dans ce domaine.

En ce qui concerne le projet de loi C-92, je m’attends à ce qu’il y ait des exemptions en ce qui concerne l’application des lois en vigueur et ce genre de choses. S’il y a des contradictions ou des incohérences entre le projet de loi C-92 et notre loi, j’espère que vous considérerez notre loi comme étant celle qui est en vigueur.

La sénatrice LaBoucane-Benson : C’est ce que je comprends. C’est votre loi qui est censée être en vigueur.

M. Kavanaugh : Oui.

La sénatrice LaBoucane-Benson : J’ai pensé qu’en vertu de cette loi, vous pourriez accélérer le processus quinquennal et en faire un processus d’un an.

M. Kavanaugh : Oui, potentiellement.

La sénatrice LaBoucane-Benson : Merci.

La présidente : Merci beaucoup. Notre temps est écoulé. Au nom du comité, j’aimerais remercier les témoins de cet après-midi.

Le sénateur Dan Christmas (président suppléant) occupe le fauteuil.

Le président suppléant : Le comité a le plaisir d’accueillir le deuxième groupe de témoins. Nous accueillons cet après-midi le grand chef Constant Awashish, président du Conseil de la Nation Atikamekw, et par vidéoconférence, Mary Ellen Turpel-Lafond, directrice du Residential School History and Dialogue Centre et professeure de droit à l’Université de la Colombie-Britannique.

Nous allons commencer par les déclarations préliminaires du grand chef Awashish, puis ce sera au tour de Mme Turpel-Lafond. Vous avez la parole, grand chef.

Constant Awashish, grand chef, président du Conseil de la Nation Atikamekw, Conseil de la Nation Atikamekw : Merci, monsieur le président.

Je parlerai français. J’oublie toujours que je peux aussi parler français.

Tout d’abord, j’aimerais dire quelques mots dans ma langue pour honorer mon peuple. Merci.

[Le grand chef Awashish s’exprime dans sa langue autochtone.]

[Français]

Distingués membres du comité, je me présente. Je suis Constant Awashish, grand chef de la Nation Atikamekw et président du Conseil de la Nation Atikamekw. Le conseil est une société qui offre différents services à la population atikamekw. Entre autres sujets qui nous concernent aujourd’hui, il y a la protection de l’enfance et tout ce qui touche la famille. Je porte aussi un autre chapeau — et j’en parlerai dans mon discours un plus tard. Je suis colonel honoraire du 62e Régiment d’artillerie de campagne de Shawinigan.

Pour ceux qui l’ignorent, le 29 janvier 2018, le Conseil de la Nation Atikamekw a signé une entente avec le gouvernement du Québec sur l’autonomie en matière de protection de la jeunesse. C’est à la suite de notre expérience que je viens aujourd’hui vous parler et partager nos observations par rapport au projet de loi C-92.

Je remercie le comité de me donner la chance de m’exprimer devant vous. Étant donné le délai très court que j’ai eu pour me préparer, j’ai rédigé un texte. Je n’aime pas lire des textes, mais je le ferai aujourd’hui, afin de m’assurer de bien transmettre le message et de ne pas dire de faussetés. C’est une question que je connais un peu, en raison de mes fonctions, mais dont des experts mieux placés que moi pourraient vous entretenir.

Le 26 février 2019, le projet de loi C-92 a été déposé à la Chambre des communes. Son préambule énonce la nécessité de mettre fin à la surreprésentation des enfants autochtones au sein des services à l’enfance et à la famille. L’objectif est fort louable, mais des questions demeurent quant aux moyens d’y parvenir. Parmi ces moyens figure la possibilité qu'un corps dirigeant autochtone exerce sa compétence législative en matière de services à l’enfance et à la famille. Ce projet de loi paraît intéressant à divers égards. Toutefois, nous nous interrogeons par rapport à d’autres aspects.

Compte tenu du temps dont je dispose pour m’adresser à vous aujourd’hui, j’ai choisi de limiter mes commentaires à des questions de compétence législative d’un corps dirigeant autochtone en matière de services à l’enfance et à la famille, ainsi qu’à l’accord de coordination. Nous vous ferons parvenir sous peu un mémoire qui contiendra nos positions complètes quant aux autres sujets sur lesquels je ne peux vous entretenir aujourd’hui, étant donné le temps qui m’est imparti. Ces sujets comprennent la définition de la famille, la notion de l’intérêt de l’enfant, le concept des mesures importantes et la collecte de renseignements.

En ce qui concerne la compétence législative d’un groupe autochtone et l’exercice de cette compétence par l’intermédiaire des accords de coordination, c’est certainement à ce chapitre que la loi fédérale fait, de prime abord, la plus grande preuve d’innovation. Elle reconnaît au corps dirigeant autochtone le droit d’exercer sa compétence législative en matière de services à l’enfance et à la famille. L’exercice de cette compétence législative comporte cependant la conclusion d’un accord de coordination. Des questions se posent quant à l’étendue de cette compétence législative. Est-elle autrement limitée, de par les normes minimales prévues par la loi, à l’étude et la disposition de la Charte des droits et libertés? Le corps dirigeant autochtone pourrait-il, par exemple, prévoir, à l’intérieur de son texte législatif, des motifs d’intervention auprès de l’enfant et de sa famille qui soient différents de ceux qui sont prévus par la loi provinciale? À l’inverse, pourrait-il choisir de ne pas intervenir dans une situation alors que la loi provinciale prévoit qu’il doit y avoir une intervention? Jusqu’à quel point le corps dirigeant autochtone est-il autonome dans l’expression de sa compétence législative?

Le corps dirigeant autochtone peut également demander au ministre et au gouvernement de la province de conclure avec lui un accord de coordination sur l’exercice de sa compétence. Cela signifie que l’accord de coordination est tripartite et qu’il requiert la participation des autorités autochtones fédérales et provinciales. Bien que le corps dirigeant autochtone soit libre d’adopter le texte législatif qu’il désire, sous réserve des normes minimales et des dispositions de la Charte des droits et libertés, l’exercice concret de cette compétence passerait par un accord de coordination. C’est donc dans ce contexte précis que la compétence législative d’un groupe autochtone peut être exercée. Cela vient tout de même diluer une affirmation forte, contenue à l’intérieur du préambule de la loi, soit que le Parlement affirme le droit à l’autodétermination des peuples autochtones, y compris le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale, lequel comprend la compétence en matière de services à l’enfance et à la famille.

Le Conseil de la Nation Atikamekw est d’avis que le passage obligé par l’accord de coordination pour l’exercice de son droit de gouverner en matière de services à l’enfance et à la famille vient grandement atténuer son droit à l’autodétermination. La loi prévoit qu’il est possible d’enclencher le mécanisme de résolution des différends afin de favoriser la conclusion de l’accord si des efforts raisonnables ont été faits pour y parvenir au cours de l’année suivant la date de la présentation de la demande auprès du ministre et du gouvernement de la province.

Des questions se posent. De quelle manière le concept d’effort raisonnable sera-t-il interprété? Quel est le processus de résolution des différends qui sera prévu par le règlement? Ce processus sera-t-il efficace? Permettra-t-il de conclure des accords de coordination à l’intérieur d’un délai raisonnable?

Le Conseil de la Nation Atikamekw croit utile de mentionner que plus d’une dizaine d’années d’efforts ont été nécessaires à la conclusion d’une entente avec le gouvernement du Québec en vertu de l’article particulier pour la province de Québec, qui est le paragraphe 37(5) de la Loi sur la protection de la jeunesse. Cet accord bipartite permet au Conseil de la Nation Atikamekw d’appliquer sur son territoire déterminé un régime particulier de protection de la jeunesse qui doit respecter les principes généraux et les droits des enfants prévus dans la loi québécoise, de même que la compétence de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. Bien que le paragraphe 37(5) soit entré en vigueur le 21 juin 2001, ce n’est que le 29 janvier 2018 que la signature de l’entente a eu lieu. Le Conseil de la Nation Atikamekw est la première et la seule organisation autochtone à avoir conclu une entente avec le gouvernement du Québec en matière de protection de la jeunesse. Tenant compte de cette expérience concrète, le Conseil de la Nation Atikamekw doute sérieusement qu’un accord de coordination impliquant le gouvernement fédéral, le gouvernement provincial et le corps dirigeant autochtone puisse avoir lieu à l’intérieur d’un délai raisonnable. Le droit à l’autodétermination et le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale affirmés à l’intérieur des lois fédérales à l’étude deviennent des concepts bien relatifs dans ces circonstances.

La liste des sujets sur lesquels peut porter un accord de coordination est non limitative. Il est possible d’ajouter toutes sortes de sujets utiles à l’exercice de la compétence législative autochtone. Par exemple, des ententes pourront être nécessaires pour que les organismes autochtones utilisent des ressources du réseau provincial, comme les familles d’accueil et les centres de réhabilitation.

Si l’on considère l’expérience atikamekw dont j’ai parlé plus tôt quant à la conclusion de l’entente avec le gouvernement du Québec, nous doutons sérieusement que les accords de coordination nécessaires à l’exercice de la compétence législative du corps autochtone puissent se conclure rapidement. Certes, en conclusion, la loi à l’étude est le fruit d’un effort sans équivoque de la part du gouvernement afin d’améliorer les services à l’enfance et à la famille dispensés aux Autochtones et de diminuer le nombre d’enfants retirés de leur milieu familial pour être confiés à des milieux allochtones. La loi reconnaît l’importance du patrimoine culturel, linguistique et spirituel de l’enfant, de même que l’importance des liens qu’il a tissés avec ceux qui lui dispensent des soins. L’ébauche des normes minimales à respecter paraît également fort intéressante dans ce contexte.

La loi donne aux Autochtones la possibilité d’établir leurs propres lois en matière de services à l’enfance et à la famille, ce qui se traduit par un net progrès en la matière dans la façon d’envisager des solutions sur la surreprésentation des Autochtones au sein de ces services. Cependant, l’exercice concret de cette compétence risque d’être grandement atténué par les accords tripartites de coordination qui devront être conclus. Certes, le mécanisme de résolution des différends pourrait être enclenché pour favoriser la conclusion d’un tel accord, à moins que ce mécanisme ne prévoie la possibilité qu’une décision puisse être prise par un arbitre ou une autre instance, et que cette décision soit finale et sans appel.

Il n’y a rien qui puisse garantir la conclusion d’un tel accord à l’intérieur d’un délai raisonnable. Merci de m’avoir écouté.

[Traduction]

Le président suppléant : Merci, grand chef.

Madame Turpel-Lafond, allez-y.

Mary Ellen Turpel-Lafond, directrice, Residential School History and Dialogue Centre, professeure de droit, Université de la Colombie-Britannique, à titre personnel : Bonjour. Tout d’abord, j’aimerais vous dire que je m’adresse à vous aujourd’hui depuis Victoria, sur le territoire des Songhees et des Esquimalts. Je tenais à le dire.

Je suis très contente de comparaître devant le comité. Je suis Crie et je viens des Prairies. Je suis maintenant professeure et directrice du Residential School History Dialogue Centre de l’Université de la Colombie-Britannique et je suis aussi professeure à la Peter A. Allard School of Law. Je suis également avocate et, en cette qualité, je représente un certain nombre de Premières Nations; j’ai conseillé l’Assemblée des Premières Nations, le Conseil des leaders des Premières Nations de la Colombie-Britannique, le Sommet des Premières Nations, l’Union des chefs indiens de la Colombie-Britannique, le Conseil tribal de Saskatoon et d’autres Premières Nations pour ce qui est de la protection de l’enfance.

J’ai également été la première membre des Premières Nations à être nommée juge, en Saskatchewan; j’ai occupé ce poste quelque temps avant de passer à autre chose. J’ai été la première avocate indépendante à œuvrer comme représentante des enfants et des jeunes, en Colombie-Britannique. J’ai une expérience très variée que je mets à contribution. Cela éclaire en quelque sorte ma déclaration préliminaire.

J’aimerais faire quelques commentaires d’ordre général. Je me ferai un plaisir de répondre à vos questions ou de revenir sur toute autre question qui pourrait vous intéresser.

La première chose que je tiens à souligner, c’est que le projet de loi C-92 vise vraiment à réorienter les lois et les politiques nationales du Canada vers de nouvelles ententes avec les Premières Nations. Je vais me concentrer surtout sur le point de vue des Premières Nations, si vous le voulez. J’ai de l’expérience avec les Métis et les Inuits. J’ai présidé un groupe de référence national composé de membres des Premières Nations, d’Inuits et de Métis. Je vais parler surtout du point de vue des Premières Nations, ce pour quoi j’ai le plus d’expertise.

Cette loi modifiera le droit national du Canada pour reconnaître et affirmer certains droits préexistants des peuples, mais également pour modifier la pratique de la protection de l’enfance afin de régler les problèmes sous-jacents qui continuent de se poser dans les systèmes provinciaux et territoriaux qui créent un obstacle, mais qui créent également le problème que la Commission de vérité et réconciliation a appelé l’héritage de ce genre de politiques ratées visant à imposer aux peuples et aux communautés des Premières Nations des pratiques provinciales sans leur consentement et sans tenir compte adéquatement de leurs droits, de leur culture et de leur identité ainsi que de la nécessité de préserver leur langue et leur culture de génération en génération.

Je tiens à souligner que le projet de loi C-92, à mon humble avis, constitue une étape. Aucune mesure législative n’est une solution miracle pour changer tout ce qui se passe dans le système de protection de l’enfance. Il s’agit d’un changement très profond qui s’impose à bien des égards au Canada. La législation nationale est d’une importance capitale, comme l’a dit la CVR, mais elle nous oblige à modifier un certain nombre de systèmes ainsi que leur mode de fonctionnement.

En tant que personne qui a eu et a encore de nombreux dossiers concernant des familles, des collectivités et des enfants, je peux dire qu’il est difficile de modifier ces systèmes. L’objectif est louable. Il est important que nous ayons des stratégies axées sur plusieurs objectifs pour faire ce travail.

Pour lutter contre les circonstances qui font que les enfants et les familles des Premières Nations se retrouvent trop souvent aux prises avec le système de protection de l’enfance, il faut prendre les bonnes mesures. Je suis d’avis que, dans l’ensemble, ce projet de loi contribuera de façon positive à ces changements.

Il y a de nombreux points à discuter et à améliorer. Je pense que le projet de loi C-92 comporte des aspects extrêmement prometteurs qu’il faut examiner. Toutefois, étant donné les effets dévastateurs du système actuel sur les enfants, les familles et les collectivités des Premières Nations, ce travail prendra du temps. Il s’agit d’une crise, et cela exige des stratégies cohérentes. Un leadership clair et sans équivoque à l’échelle nationale est exigé depuis un certain temps.

Il faut se rappeler que, pendant plus de 30 ans, la position du Canada était qu’il ne finançait la protection de l’enfance que de façon passive. Il n’avait aucune obligation sur le plan juridique ou autre. Les provinces fournissaient tous les services aux Premières Nations, et les lois provinciales étaient établies en fonction de la Loi sur les Indiens et appliquées aux Premières Nations, alors sortir de ce système est une avancée majeure pour avoir une loi nationale qui change la donne.

On a étudié et examiné les dimensions liées aux droits de la personne. Je sais que vous avez eu l’occasion d’entendre d’autres experts et défenseurs de droits comme Cindy Blackstock. Les questions continues de droits de la personne sont très importantes; elles doivent l’être, et on continuera le travail à cet égard. Cela ne mettra pas fin à l’examen approfondi de ces questions.

J’aimerais signaler, cependant, que la façon dont fonctionnera ce projet de loi concrètement, c’est qu’il aura une portée générale et accomplira deux choses. Il permettra de confirmer la compétence et le pouvoir de légiférer des Premières Nations, des Métis et des Inuits. Il mettra également en place de nouvelles priorités et de nouveaux principes qui sont très importants pour régler certaines questions clés relatives à la protection de l’enfance.

Comme il s’agit d’une mesure législative similaire à une loi sur les droits de la personne, je suis d’avis que, en vertu de l’article 12 de la Loi d’interprétation, ce projet de loi devra être interprété de façon large et libérale et aura un caractère réparateur. Il est très important de le dire parce que l’objectif de l’article 8 du projet de loi comporte deux volets : premièrement, reconnaître ou confirmer cette compétence et régler les problèmes concernant les enjeux nationaux cruciaux relatifs aux enfants et à leur famille; deuxièmement, appuyer les enfants et les familles qui ont des démêlés avec le système à l’heure actuelle.

J’ai entendu d’autres témoins. Ils ont recommandé qu’un des objectifs soit également la mise en œuvre de la DNUDPA, comme le prévoyait le projet de loi C-91. Je suis en faveur de cette recommandation. Je crois qu’il est essentiel de conserver le projet de loi dans le contexte très concret des droits de la personne , et c’est conforme avec les conclusions de la Commission de vérité et réconciliation.

À mon sens, il importe de faire cela parce que, étant donné qu’il est interprétatif, le projet de loi, s’il est adopté sous une forme ou une autre et qu’il reçoit la sanction royale, devra être interprété de manière large, libérale et généreuse.

C’est également, à mon humble avis, un projet de loi de reconnaissance; il reconnaît des droits. Il y a des droits procéduraux et des droits fondamentaux, mais ces derniers sont extrêmement importants. Je sais que mon temps est limité, mais je peux prendre un ou deux de ces droits et expliquer, du point de vue pratique du statu quo, la façon dont le projet de loi modifiera foncièrement le système à l’échelon provincial dans les provinces à l’égard desquelles j’ai une expertise, c’est-à-dire la Colombie–Britannique, la Saskatchewan et le Manitoba.

Pour ce qui est de la mise en œuvre du projet de loi dans l’avenir, de nombreux changements importants seront nécessaires. Premièrement, il faudra établir une collaboration concrète avec les provinces, si les Premières Nations désirent emprunter cette voie, et assurer une coordination. La coordination relative à la protection de l’enfance est essentielle parce que la sécurité de l’enfant exige un filet sans faille. Le fait d’être en mesure de prendre en charge un enfant dans une situation de crise, de connaître ses rôles et ses responsabilités et de savoir que les efforts sont coordonnés et visent l’enfant exige un type de collaboration nationale qui doit être encouragé dans le projet de loi. Selon moi, cet élément est le bienvenu dans l’article 20 du projet de loi.

C’est très important sur le plan pratique. Un des défis auxquels nous faisons face au Canada, c’est de ne jamais savoir, dans les cas qui présentent un risque élevé, qui prend en charge l’enfant et assure sa sécurité de manière appropriée. S’il y a trop de lacunes, cela peut poser problème.

J’aime les concepts de coordination et d’affirmation des droits et j’aime que l’on inscrive dans une loi nationale la priorité en matière de prévention à divers échelons et d’autres priorités qui concernent la reconnaissance de la culture et la reformulation de l’intérêt de l’enfant dans une optique autochtone. Ce sont toutes des mesures extrêmement positives. Je crois qu’elles sont conformes à ce qu’a proposé la Commission de vérité et réconciliation dans ses cinq premiers appels à l’action et qu’elles sont particulièrement cohérentes avec la résolution de certains de ces problèmes fondamentaux.

Je crois que le projet de loi C-92 représente une avancée potentielle au Canada pour ce qui est de régler les problèmes liés à la protection de l’enfance et à la surreprésentation des enfants et des familles autochtones et d’appuyer la compétence des Premières Nations.

Je vais répondre aux questions. J’ai quelques observations bien précises concernant les aspects qui pourraient être améliorés. J’ai entendu plus tôt l’exposé de l’avocate de la Colombie-Britannique, Ardith Walkem, que je respecte énormément. Je crois qu’elle a fait valoir d’excellents points. Bon nombre de choses qui ont été affirmées portent sur la façon dont les lois et les coutumes des Autochtones seront traitées et respectées en comparaison de certaines des dispositions du projet de loi.

J’ai mon avis là-dessus et sur la façon dont cela pourrait être renforcé et précisé. Je ne crois pas que le libellé du projet de loi soit un problème fatal.

La dernière chose que je vais dire dans ma déclaration préliminaire, cependant, c’est qu’il faut simplement revenir à la réalité sur le terrain. Pendant mes 10 ans de défense des droits des enfants, j’ai travaillé très étroitement avec les Premières Nations en Colombie-Britannique et les enfants et les familles autochtones. J’avais une petite équipe et j’ai traité 17 000 dossiers en 10 ans. Je connais très bien la façon dont fonctionne concrètement le système aujourd’hui. Le système de protection de l’enfance de la Colombie-Britannique est considéré comme l’un des plus progressistes. Toutefois, il est presque impossible de faire avancer ces questions dans de nombreux cas. Si un enfant ou une famille autochtone désire présenter une perspective très différente sur l’unité familiale et la prévention, elle fait face aujourd’hui à un obstacle très important. Une famille ou une communauté autochtone doit prouver qu’elle a des droits en matière de norme de preuve. Essentiellement, le système actuel est fondé sur le déni de ces droits. Il est très coûteux et très long de prouver ces droits. On doit présenter un avis d’une question constitutionnelle. Cet avis n’est pas nécessairement entendu. C’est un processus fort complexe et fort long qui exige un haut niveau de compétence.

Ce projet de loi revêt beaucoup d’importance parce qu’il signifie que tous les obstacles procéduraux seraient levés et qu’il serait possible de parler des valeurs, des règles et des principes qui s’appliquent dans des cas réels. À mon avis, il évite également — et je conclus ma déclaration préliminaire là-dessus — un type de traumatisme subi dans le système actuel lorsqu’on traite avec des familles en crise. J’ai vécu cela à de nombreuses reprises dans le cas de nouveau-nés qui sont arrachés de la famille. Les familles sont très traumatisées. Il est fort difficile de faire valoir des arguments en cour et d’essayer de garder ensemble la mère et le bébé, de conserver une famille intacte et de reconnaître les valeurs, la culture, les pratiques et les liens de parentés des Autochtones lorsque ceux-ci ne sont pas reconnus et qu’on doit les défendre ardemment pour qu’ils soient reconnus — et une cause ayant fait jurisprudence en Colombie-Britannique met en jeu un enfant huu-ay-aht. Nous avons été en mesure de protéger le lien entre l’enfant et sa famille, mais la Cour supérieure de la Colombie-Britannique a dû avoir recours à sa compétence parens patriae, qui est la compétence désuète « je suis le meilleur parent », au lieu de rendre une décision fondée sur la reconnaissance des droits des Huu-ay-aht de travailler avec leurs familles et de protéger l’enfant.

Je crois que le projet de loi nous rendra la tâche plus facile sur le plan pratique dans l’avenir. La voie pour y arriver est tracée. Le fait que la loi puisse être réévaluée tous les cinq ans est vraiment très important parce que, comme nombre de lois, les choses ne fonctionnent pas toujours dès le départ de la façon dont on l’avait prévu. On doit revenir sur la loi afin de la revoir et de l’améliorer constamment et de voir si elle fonctionne.

Comme le dit l’adage populaire : le mieux est l’ennemi du bien. Lorsqu’il s’agit d’un projet de loi, nous devons bien faire les choses et apporter un changement. Nous n’atteindrons pas la perfection, mais nous devons nous assurer qu’une modification est un pas dans la bonne direction.

Je le répète, je vais répondre à vos questions. Je crois que nombre d’aspects du projet de loi vont dans le bon sens. Merci.

La présidente : Merci à nos témoins. Nous allons maintenant passer aux questions des sénateurs.

La sénatrice LaBoucane-Benson : Ma première question s’adresse au grand chef. J’aimerais m’assurer d’avoir bien compris ce que vous avez dit.

Une de vos préoccupations porte sur la résolution des différends. Si je comprends bien, la province pourrait étirer à n’en plus finir le processus de résolution des différends de sorte que la loi des Premières Nations ne prévale jamais. Ai-je bien compris votre préoccupation?

M. Awashish : Oui. C’est une de nos préoccupations compte tenu de notre expérience. Comme je l’ai mentionné plus tôt, la décision de la province du Québec concernant l’article 37.5 permet à une Première Nation de s’occuper de son propre système de services d’aide à la famille et de protection de l’enfance. Selon notre expérience, il a fallu 17 ans pour conclure un accord. Il nous a fallu 17 ans pour prouver que nous faisions bien les choses, que nos enfants ne passaient pas entre les mailles du filet et que notre système fonctionnait comme il se devait. C’est une de nos préoccupations.

La sénatrice LaBoucane-Benson : Merci beaucoup. Madame Turpel-Lafond, je vous suis très reconnaissante de nous avoir décrit le projet de loi et de nous avoir dit ce sur quoi il porte et les changements qu’il prévoit, mais je suis vraiment perdue. Nous avons reçu trois grands chefs et un vice-chef qui avaient des opinions diamétralement opposées sur les répercussions du projet de loi.

Dans notre groupe de témoins d’hier soir, un grand chef nous a dit que le projet de loi pourrait être catastrophique. S’il était adopté… Il veut que nous l’abandonnions complètement. Par ailleurs, un vice-chef de la Saskatchewan affirmait qu’il était très enthousiaste à propos du projet de loi. Les dirigeants autochtones ont déjà rédigé leurs lois et ils sont prêts à aller de l’avant. Ils auront préséance.

Je suis perdue. Comment peut-il y avoir deux avis juridiques complètement opposés relativement au projet de loi? Lorsque nous parlons avec le personnel du ministre, ce n’est pas son intention, mais je suis très préoccupée par cet autre avis juridique. C’est difficile à comprendre pour nous. Quel avis est le bon? Comment pouvons-nous nous y retrouver dans cette situation et aller de l’avant avec les amendements?

Mme Turpel-Lafond : Tout d’abord, je respecte beaucoup les droits des chefs et les droits des titulaires de titre de faire valoir leur opinion. La profonde méfiance et les mauvais traitements que les familles autochtones ont vécus — ainsi que les familles métisses et inuites — sont très importants parce que votre comité discute aujourd’hui de questions qui découlent de 140 ans de colonialisme. Je serais très surprise si les peuples autochtones étaient de fervents partisans du projet de loi parce qu’ils sont méfiants.

Toutefois, pour revenir à ce qui a été mentionné avant votre question, qui concernait la résolution des différends dans les provinces, même à ce sujet, ce que dit le projet de loi, c’est qu’une Première Nation peut avoir préséance et adopter sa loi. Si une Première Nation, comme les Haïdas, les Tsimshian, les Cris ou peu importe, veut adopter son propre projet de loi ou faire reconnaître ses propres lois, elle peut le faire.

L’article 18 le précise. Elle peut inviter la province à la table de négociation si elle le désire. Si la province ne participe pas aux négociations en un an, la loi de la Première Nation prévaut sur toutes les lois provinciales et fédérales. Il n’y a aucune autre loi aujourd’hui, ou même depuis que le Parlement existe, qui prévoit ce degré d’affirmation du pouvoir législatif d’une Première Nation comme gouvernement. Il ne s’agit pas de bandes d’Indiens en vertu de la Loi sur les Indiens. Ce sont des gouvernements autochtones. C’est un pas en avant considérable. C’est inédit. On attend cela depuis longtemps. Toutefois, comment ce projet de loi sera-t-il mis en œuvre? Selon moi, il y a des Premières Nations — je travaille avec la Première Nation Nisga’a et d’autres — qui sont prêtes à aller de l’avant. On les retient depuis des années. D’autres en sont à des étapes différentes.

L’élément important que vous devez garder à l’esprit en tant que sénateurs, c’est que les politiques du Canada comportent des problèmes coloniaux profonds. Le projet de loi tente de les régler. Je n’y vois aucune disposition qui provoquera cette dévastation. Toutefois, cela ne se fera pas du jour au lendemain ni facilement. Comme je l’ai dit, un projet de loi à lui seul ne peut pas changer un système. Même si nous avions un projet de loi parfait — parce que j’ai pris part à des affaires réelles devant les tribunaux, de nombreuses causes —, nous aurions affaire à une culture de travail social ou à un contexte provincial où les gens sont enchevêtrés dans leurs pratiques au point qu’elles sont difficiles à changer. Les outils que contient le projet de loi sont des outils qui n’avaient jamais été offerts ni créés. Ils ne sont peut-être pas parfaits; il faudra peut-être les perfectionner au fil du temps, mais ils n’ont jamais été offerts. Voilà pourquoi ils doivent être interprétés comme des droits de recours et de la personne.

Je pense que le projet de loi devrait faire l’objet d’un traitement équitable. Je respecte le fait que vous entendrez le témoignage de gens qui n’en veulent pas. Ils ne sont pas obligés d’adopter des lois dont ils ne veulent pas. Personne ne force quiconque à adopter des lois. S’ils ne veulent pas le faire, ils ne sont pas obligés. Toutefois, de nombreuses personnes — un grand nombre de Premières Nations — ont établi leurs lois et ont besoin de cet espace. Aujourd’hui, au Canada, la loi provinciale est appliquée en vertu de l’article 88 de la Loi sur les Indiens et a été imposée aux Premières Nations. C’est un gros changement.

La sénatrice LaBoucane-Benson : Merci infiniment.

La sénatrice Coyle : Merci beaucoup à nos deux invités. Ces renseignements ont vraiment été très utiles, madame Turpel-Lafond. Grand chef Awashish, merci beaucoup de nous avoir présenté une description de votre environnement, et en particulier de vos préoccupations quant à l’importance de la coordination. Vous vous faites l’écho de ce que nous avons déjà entendu lorsqu’il est question d’enfants, de leur sûreté et de leur sécurité. Nous voulons nous assurer d’établir un filet sans faille à leur intention. Je vous remercie d’avoir renforcé cet aspect auprès de nous.

Bien entendu, madame Turpel-Lafond, en tant que législateurs, nous savons qu’il n’existe aucune loi parfaite. La perfection peut être l’ennemi du bien. C’est quelque chose à quoi nous faisons face tous les jours dans le cadre de nos travaux, ici. Toutefois, nous ne pouvons pas faire preuve de complaisance. Je ne pense pas que vous nous encouragiez à le faire.

Vous avez fait allusion à certaines suggestions pratiques concernant des améliorations, peut-être des modifications à apporter au projet de loi, lesquelles ne le feraient pas dévier — comme vous le décrivez — de ce changement louable d’intention et, espérons-le, de pratique.

Pourriez-vous nous faire part de certaines de vos principales suggestions de modifications visant à améliorer le projet de loi? Merci.

Mme Turpel-Lafond : Oui. Je formulerais quatre recommandations. Je comprends que vous ne pouvez pas tout faire, encore une fois à la lumière du rôle du comité, du pouvoir du gouvernement et d’autres choses. J’ai écouté les autres témoins et examiné le hansard, alors je ne répéterai pas les propos que d’autres ont tenus. Je pense que, même s’il a de la valeur, le principe relatif au financement énoncé dans le préambule devrait indiquer non pas « reconnaît la demande », mais plutôt « répond à la demande ». J’ai entendu les propos qu’a tenus le sous-ministre dans son exposé. J’ai trouvé qu’il avait soulevé une question très importante, c’est-à-dire l’existence d’une obligation en matière de financement. J'aimerais que ce principe de financement soit intégré dans le corps du projet de loi — non pas une formule, mais un principe dans le corps du projet de loi —, ce qui, selon moi, nous offrirait une plus grande latitude pour régler la question de façon pratique.

Concernant l’autre aspect, j’ai mentionné le renvoi à la DNUDPA qui figure dans la section de l’objet. Je pense que vous en avez entendu parler également. Cette disposition permettrait de faire le suivi du contenu du projet de loi C-91. Je ne sais pas pourquoi elle n’était pas uniforme, mais elle aurait dû l’être. D’après moi, c’était probablement une omission.

Un problème dont j’entends parler de la bouche des chefs, des experts et d’autres intervenants concerne l’intérêt de l’enfant. Comme on s’est souvent servi de ce principe comme d’une arme contre les Premières Nations afin de leur imposer ces valeurs et jugements, la tentative dans le projet de loi de recadrer la notion d’« intérêt » est très importante. Je pense que le projet de loi contient de bonnes dispositions pour amorcer ce processus. J'aimerais que la section portant sur l’intérêt contienne peut-être un nouvel article 9.4 qui serait ainsi libellé : « L’application de l’intérêt d’un enfant autochtone devrait se faire d’une manière qui correspond aux lois adoptées par les organismes dirigeants autochtones. »

Par exemple, comme l’a mentionné Mme Walkem plus tôt, si un enfant appartient à deux nations, qu’en est-il des lois? Nous devons nous assurer que les pratiques autochtones ne sont pas effacées. Dans l’ensemble, je pense que c’est prévu dans le projet de loi, mais, à ce stade, le fait de rendre cette disposition plus explicite ne ferait pas de tort.

La dernière question est plus symbolique qu’autre chose. Elle concerne le rétablissement de la confiance. Je pense qu’il serait très utile — du moins, dans le préambule, ainsi que dans le passage sur la reconnaissance de l’égalité réelle — que l’on reconnaisse le principe de Jordan, qui a été adopté par la Chambre des communes sous forme de résolution.

C’est important. Je comprends que les projets de loi ne nomment habituellement personne, sauf s’il s’agit d’une personne très précise, mais, comme ce principe fait partie de notre réaction à l’inégalité réelle et qu’il a beaucoup d’importance pour les Premières Nations, J'aimerais qu’il soit mentionné. Encore une fois, on en revient à cette importante disposition libérale et intentionnelle… J'ai mentionné certaines des particularités, ainsi que de petites modifications raisonnables à envisager, selon moi. Je sais que les préoccupations qu’ont soulevées les Premières Nations au sujet du financement seront des problèmes majeurs et que nous avons beaucoup de travail à faire. J'aimerais que nous partions du bon pied à cet égard. Je sais également que le financement de l’aide sociale à l’enfance destiné aux Premières Nations a quadruplé depuis la décision du Tribunal des droits de la personne. Je sais qu’on va dans la bonne direction. Je souhaite que l’on continue.

Enfin, j’ai écouté l’exposé de M. Page sur les résultats. Je tiens beaucoup à l’obtention de résultats. J'aimerais que ce processus de financement en produise. Pour utiliser l’exemple de la Colombie-Britannique, J'aimerais que nous établissions un plan pour la réduction du nombre d’enfants pris en charge. Nous le finançons et faisons la promotion de l’unité familiale. Je suis entièrement favorable à l’obtention de résultats. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire que cela figure dans le projet de loi, mais, selon moi, nous devrions l’encourager. Si, dans le cadre de votre évaluation, vous trouvez des possibilités de renforcer ces aspects, je vous encourage à le faire. Toutefois, les intervenants dans le domaine de l’aide sociale à l’enfance travailleront sur tous ces problèmes, quoi qu’il arrive. Nous aimons réussir, mais nous allons continuer à nous concentrer sur ces problèmes.

La sénatrice Coyle : Merci beaucoup.

La sénatrice McCallum : Je vous remercie tous les deux de vos exposés et d’avoir pris le temps de venir nous faire part de votre expérience.

Je veux revenir aux provinces. Je suis préoccupée par l’absence de relation entre les Premières Nations du Manitoba et la province. La situation est la même en Saskatchewan, à ce que je crois savoir. En Ontario, je ne sais pas si c’est le cas.

Si on ne peut pas amener les provinces à participer, quel choix les Autochtones ont-ils? J'aimerais également comprendre pourquoi la province a obtenu la compétence à l’égard des Premières Nations. Je suis autochtone, alors j’aborde la question.

Si on regarde l’Acte de l’Amérique du Nord britannique et le fait qu’il s’agit d’une responsabilité désignée du gouvernement fédéral… Quand Affaires indiennes a annoncé son plan visant à transmettre aux provinces ses responsabilités à l’égard de l’aide sociale aux enfants autochtones, les provinces ont refusé, parce qu’il s’agit d’un domaine de ressort fédéral.

Les responsables du ministère sont retournés s’adresser aux provinces pour leur demander : « Pouvons-nous déléguer cette responsabilité? », et elles ont répondu : « Non, il s’agit d’une compétence fédérale au titre de l’article 91.24 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. Elle ne peut pas être déléguée. » Ils ont fini par la confier à des sous-traitants.

Est-ce ainsi que vous voyez l’histoire? D’accord. Pouvez-vous clarifier cette question pour moi? Je veux comprendre pourquoi la province a une telle emprise sur les Autochtones. Quand j’ai tenté, en tant que sénatrice, de travailler avec la province, à la lumière de problèmes dont m’avaient fait part les Premières Nations au Manitoba, la province n’a jamais répondu.

À ce jour, j’ai été incapable de régler le problème lié aux services qui sont offerts dans le Nord, et il s’agit des évacuations médicales par avion, des bombardiers à eau, entre autres. Ce sont divers domaines. Voilà ce qui me préoccupe, si vous pouvez aborder cette question.

Mme Turpel-Lafond : Oui, je serais ravie de l’aborder, parce que vous avez soulevé une question très fondamentale. Je veux expliquer comment c’est arrivé, c’est-à-dire la Loi sur les Indiens, bien entendu, à laquelle nous nous sommes complètement opposés, mais qui est imposée depuis 140 ans… Quand l’article 88 a été ajouté, dans les années 1950, les lois provinciales d’application générale sont devenues des lois fédérales. Toutes les lois régissant l’aide sociale à l’enfance du Manitoba — pas seulement la Loi sur les services à l'enfance et à la famille, mais aussi la Loi sur l’adoption et tout le reste — sont devenues l’équivalent de lois fédérales.

La Loi sur les Indiens a été comme une porte par laquelle les lois provinciales ont été imposées aux peuples des Premières Nations. La même chose s’est produite en Saskatchewan et au Manitoba. Il s’agit de l’injustice profonde de cette loi coloniale. Par ailleurs, je me réjouis du fait qu’aucune disposition du projet de loi C-92 ne contient l’expression « Loi sur les Indiens », car nous ne devrions déployer aucun effort dans le but de réhabiliter cette loi. Elle est totalement inacceptable.

Afin de changer cette pratique... Croyez-moi, les Premières Nations ont contesté cette loi devant les tribunaux. Ce n’est pas comme si nous ne l’avions jamais contestée. Nous l’avons fait et avons perdu toutes les causes. Nous sommes assujettis aux lois provinciales sans notre consentement. Ainsi, nous avons été victimes de cet horrible ethnocide causé par l’enlèvement de nos enfants, tout comme dans le cas des pensionnats.

Le projet de loi arrête cette pratique. Il ferme la porte à l’article 88, puisqu’une Première Nation pourra adopter ses propres lois et, oui, on dispose d’une année pour coordonner la transition, si on le veut, mais, à la fin de cette période, sa loi l’emporte sur les lois provinciales et sur la Loi sur les Indiens. Ce changement semble complexe, mais, si on travaille dans le domaine, on peut constater toute son importance.

Je sais que certaines organisations, comme l’Assemblée des chefs du Manitoba (ACM), sont déçues du projet de loi. Elles voulaient leur propre loi. Je respecte cela. Si le projet de loi est adopté, l’Assemblée des Premières Nations — chacun de ses membres — pourra dire à l’ACM : « Allez-y; adoptez votre loi », et ce sera la loi sous le régime de l’article 18 du projet de loi. Si la province choisit de ne pas prendre part aux débats, cela montrera que la sécurité des enfants ne lui tient pas à cœur.

De fait, dans le cas d’un de mes clients — le Conseil tribal de Saskatoon —, le simple dépôt du projet de loi à la première lecture l’a amené à conclure une entente avec le gouvernement de la Saskatchewan afin d’aborder la compétence et de tenir une discussion de fond qui n’avait jamais eu lieu.

J’estime que le projet de loi apporte des changements. D’un point de vue juridique, nous devons le comprendre. Il ne s’agit pas de tenter d’imposer un autre régime colonial. Il s’agit d’ouverture et de réparation d’un passé très problématique. Les Premières Nations doivent décider si elles veulent que leurs lois s’appliquent. Je pense que nous avons également le problème lié aux questions touchant la Loi sur les Indiens et que nous sommes en transition, compte tenu de la résurgence de nos nations. Le projet de loi nous pousse vers cette résurgence.

Il s’agit d’un projet de loi unique. Le moment est unique. C’est le moment de tout changer et d’emprunter cette voie. Bien entendu, de nombreuses personnes posent de bonnes questions. Grâce au projet de loi, nous en aurons fini avec l’article 88 de la Loi sur les Indiens, et il devrait en être ainsi, car la Commission de vérité et de réconciliation l’a recommandé.

La sénatrice McCallum : Si la province refuse de jouer le jeu et qu’elle possède et garde pour elle seule tous les renseignements sur la santé de ces enfants, dont vous avez besoin pour que les Premières Nations puissent effectuer la transition vers leurs propres organisations, pourrait-elle refuser de les communiquer, ou bien l’affaire devrait-elle aller devant les tribunaux?

Mme Turpel-Lafond : Selon moi, encore une fois, en tant que personne qui évolue dans le système et qui pratique le droit, si, par exemple, je représentais une matriarche au Manitoba, comme une matriarche crie nehiyaw, dont l’enfant était pris en charge par le système et que les responsables provinciaux disaient : « Nous ne vous communiquerons aucun renseignement à propos de cet enfant », et que le projet de loi C-92 avait été adopté, je crois que je n’aurais aucune difficulté à faire valoir des arguments pour obtenir l’accès complet aux renseignements relatifs à cet enfant. Le projet de loi C-92 nous donne plus qu’un outil; il nous en donne environ 10 dont nous n’avons jamais disposé auparavant.

Tout d’abord, la matriarche pourrait se présenter devant les tribunaux, ce qui n’est pas possible actuellement. Elle pourrait soumettre des observations, ce qui serait semblable au processus dans le système cri. Ainsi, non seulement les matriarches pourraient faire entendre leur voix, mais on devrait respecter leur culture et leur rôle. Au Manitoba, les mesures législatives relatives à la protection de l’enfance ne contiennent aucune disposition en ce sens. Ces outils s’appliqueraient.

Le gouvernement fédéral ne s’immisce pas dans les affaires de l’assemblée législative provinciale pour en modifier les lois. Par le projet de loi C-92, le gouvernement fédéral crée des outils pour les personnes qui souhaitent défendre leurs enfants. Si une matriarche intervenait et affirmait : « Ma petite-fille est visée dans cette affaire et je souhaite comparaître », je répondrais : « Merci beaucoup, madame McCallum. Je vais vous représenter. Non seulement vous aurez qualité pour comparaître, vous soumettrez des observations. Je dispose de 10 nouveaux outils pour faire reconnaître devant ce tribunal votre culture, votre point de vue et votre engagement envers cet enfant. »

Si je disais devant un juge de la Cour supérieure du Manitoba que le gouvernement provincial refuse à cette matriarche l’accès aux renseignements concernant son propre enfant, de qui elle est responsable selon cette loi fédérale, à mon avis, cela ferait échec aux arguments du gouvernement du Manitoba, et les responsables n’auraient d’autre choix que de collaborer avec les Premières Nations en suivant une nouvelle façon de faire.

J’espère que les responsables le feront de façon volontaire. Je crois que des changements s’opéreront. Il ne fait aucun doute que, comme toujours, des changements suscitent l’opposition de certaines personnes. Si on donne de nouveaux outils aux peuples des Premières Nations afin qu’ils puissent faire respecter leurs valeurs, leur dignité et leur intégrité, des gens comme moi, qui sont des juges, des avocats ou d’autres professionnels expérimentés, auront la tâche beaucoup plus facile. Je n’aurai pas à partir de rien. Je pourrais dire : « Voici la matriarche. Voici notre système. Voici son rôle. Maintenant, appliquons les règles de notre système. »

Je ne vois pas ce qui nous empêcherait de réussir. Je sais que ce ne sera pas toujours facile, mais je crois que nous réussirons à changer de façon fondamentale la façon de faire ces choses. Le degré de respect à l’égard de la matriarche et des lois cries — je donne le peuple cri en exemple — changera.

De fait, je soupçonne que les intervenants dans le système seront probablement heureux de ces modifications et affirmeront : « Enfin, nous attendions le moment où nous pourrions entendre les voix des matriarches ou d’autres personnes qui souhaitent accomplir ces tâches. »

Ces dispositions changeront entièrement la situation actuelle, dans laquelle les matriarches ne sont pas reconnues. Les responsables du gouvernement manitobain peuvent leur dire : « Nous ne pouvons vous communiquer quoi que ce soit parce qu’il s’agit de renseignements privés. »

Selon la loi modifiée, les matriarches pourront dire : « En fait, ces renseignements ne sont pas confidentiels, en ce qui me concerne, parce qu’il s’agit de mon enfant, de ma collectivité et de ma nation et, de fait, cet enfant doit être confié de façon prioritaire à notre famille. Je suis la matriarche de la famille et j’ai le droit d’être entendue. Mon avocat est présent aujourd’hui pour faire en sorte qu’on me fournisse tout ce dont j’ai besoin pour prendre cette décision et s’assurer que vous ne la bloquez pas. »

Je crois qu’il s’agit d’un changement très important. Il ne fait aucun doute qu’il y aura des responsables dans des provinces qui n’adhéreront pas à cette approche, mais la plupart des gouvernements des provinces au Canada doivent admettre, après avoir mené un examen exhaustif, que leurs systèmes de protection de l’enfance n’ont pas fonctionné. Je crois que dans nombre de ces provinces on sera heureux de ces modifications. J’espère que les responsables les appliqueront de façon volontaire et avec enthousiasme. Nous avons du travail à faire.

Au Manitoba, par exemple, nous devons collaborer avec les autorités provinciales et affirmer : « Voilà comment nous ferons les choses dorénavant », ainsi que tenir un dialogue plus respectueux.

La sénatrice McCallum : Très bien, merci.

La sénatrice Pate : Merci, madame, de tout le travail incroyable que vous menez dans ce domaine et des recommandations que vous avez formulées.

Vous avez probablement entendu la question que j’ai posée à quelques autres témoins portant sur les interactions entre le projet de loi C-78, proposant des modifications à la Loi sur le divorce, lequel nous étudions, et le présent projet de loi. Selon vous, quels seront les effets réciproques?

De même, je souhaite vous donner l’occasion de formuler d’autres recommandations. J’aimerais particulièrement en apprendre davantage à propos de votre entente avec Kevin Page concernant l’établissement de mesures des résultats et aussi connaître vos recommandations à propos des éléments que nous devrions examiner.

Mme Turpel-Lafond : Oui, je vais commencer par les questions qui touchent d’autres aspects. En ce qui concerne le financement, quand on examine l’article 20 du projet de loi, on constate que les accords de coordination sont importants. En particulier, en ce qui concerne l’alinéa 20c), où sont mentionnés les arrangements fiscaux, je crois qu’il serait préférable que le libellé comprenne plutôt quelque chose comme des arrangements fiscaux visant à fournir un financement qui est prévisible, stable, durable et fondé sur les besoins, qui assure des résultats positifs à long terme pour les enfants, les jeunes et les familles et aussi qui soutient la capacité effective des Premières Nations de mener des activités dans le domaine de la protection de l’enfance.

Je souhaiterais que le concept des résultats soit inclus dans ces accords. Je crois qu’une modification mineure pourrait être apportée à l’alinéa 20c) afin que, même si on ne peut forcer la conclusion d’accords de coordination, on puisse au moins faire en sorte que tous les intervenants se réunissent et qu’on affirme qu’il faut effectuer le suivi et la surveillance des résultats. Nous nous assurerons que le nombre d’enfants visés par des mesures de protection sera réduit. C’est un aspect qui rassure quelque peu les membres des Premières Nations, c’est-à-dire qu’on ne leur confère pas une compétence sans leur fournir de ressources. Il s’agit d’un point très important. Je vais m’arrêter ici pour m’assurer que vous n’avez pas d’autres questions à ce sujet.

La sénatrice Pate : Excellent. Merci.

Mme Turpel-Lafond : Très bien. Pouvez-vous répéter votre autre question?

La sénatrice Pate : Quelles seront les interactions entre ce projet de loi et le projet de loi C-78?

Mme Turpel-Lafond : La Loi sur le divorce subira des modifications en ce qui concerne l’intérêt de l’enfant. Les modifications qu’on propose d’apporter à la Loi sur le divorce me plaisent, parce qu’elles tiennent compte de l’identité dans le cas des enfants autochtones, et de son importance. Ce qui est étonnant à propos des modifications de la Loi sur le divorce, c’est que nous n’avons pas été consultés et qu’on n’a pas sollicité notre participation de façon adéquate à ce sujet. C’est sorti de nulle part, mais, d’un autre côté, ce n’est pas une mauvaise chose. Je ne dis pas que c’est mauvais que cela fasse partie des modifications. C’est important depuis longtemps.

Quant aux interactions, ce projet de loi est axé sur les services aux enfants et aux familles, mais la législation des Premières Nations concernant la famille prévoit aussi des mesures quand il y a éclatement des familles. Ce ne sont pas toutes les unions ou les séparations qui sont visées par les lois provinciales ou fédérales. Il existe une solide jurisprudence de reconnaissance des adoptions coutumières, et d’autres aspects en matière de droit familial coutumier.

Ce que j’aime à propos de ce projet de loi, c’est qu’on y reconnaît cela, et qu’on tient compte des droits de la personne. La Loi sur le divorce contient une disposition à cet égard, mais on ne sait pas comment l’appliquer. Ce que j’aime du projet de loi C-92, c’est qu’il s’appuie sur les droits de la personne. Quand il faut tenir compte des droits de la personne, oui, il y a des limites, mais il y a aussi un objectif. Il faut porter davantage attention à la sécurité des enfants et à leurs liens et leur identité.

L’aspect qui me plaît à propos de la Loi sur le divorce, c’est le fait qu’on s’éloigne de la perception que les enfants sont des biens. « J’ai la garde, l’enfant m’appartient. » Il faut reconnaître dans notre système davantage de responsabilités interparentales et l’engagement selon lequel tout le monde doit soutenir et protéger l’identité de l’enfant autochtone. Je crois que les modifications apportées à la Loi sur le divorce sont favorables. Toutefois, ce n’est qu’une petite pièce du casse-tête.

Cette mesure législative nous donne un tout autre aperçu, parce que, en ce qui concerne l’intérêt de l’enfant, nous percevons l’enfant comme étant lié à une famille et à un territoire et possédant une identité distincte. La loi ne s’applique pas de façon uniforme à toutes les Premières Nations. Une personne a une identité liée à sa tribu, et son droit doit y être lié. Si une personne est micmaque, crie, heiltsuk ou haïda, ce n’est pas juste un ornement, c’est quelque chose d’universel. Le projet contient vraiment un aspect culturel qui reflète davantage les droits de l’enfant. Je crois que c’est une bonne chose.

Je crois que ces deux mesures législatives seraient probablement utilisées ensemble; toutefois, encore une fois, les litiges en matière de divorce sont peu nombreux chez les Premières Nations, mais les enfants ont le droit de conserver un lien avec leur culture et leur identité. Cela ne signifie pas que tous les enfants seront pris en charge de la même façon, mais nous devons préserver ces éléments, parce que le colonialisme a tellement réduit la valeur de l’identité des membres des Premières Nations que nos textes de loi n’en font pas mention. Quand nous voyons une disposition à cet égard incluse dans la Loi sur le divorce, c’est très peu, mais je ne crois pas que ce soit une mauvaise chose.

La sénatrice Pate : Selon vous, devrions-nous formuler certains commentaires ou ajouter quelque chose dans le préambule qui souligne l’interaction de ces deux lois et mentionne peut-être aussi la primauté du projet de loi C-92 comme outil d’interprétation de la Loi sur le divorce?

Mme Turpel-Lafond : Le projet de loi C-92 sera utile dans un grand nombre de cas. En ce qui concerne la mesure législative sur les langues proposée dans le projet de loi C-91, certains des principes du projet de loi C-92 portant sur le fait de continuer d’offrir cela aux enfants et de créer cette continuité seraient utiles dans le projet C-91.

Vous savez comment fonctionne l’interprétation des lois; une loi est à caractère plutôt réparateur, et cela est lié aux droits de la personne; une autre a un objectif distinct. Je crois que nous prendrions appui sur des concepts dans ce cas, et c’est pourquoi j’ai évoqué la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. À mes yeux, cette déclaration est un instrument incroyablement progressiste et un outil d’interprétation pour le Canada. Elle établit les normes minimales pour la survie et la dignité. Il serait utile de faire référence à cette déclaration de façon plus explicite dans le projet de loi C-92. Si nous l’avions fait dans le projet touchant la Loi sur le divorce, cela aurait été utile. Ce n’est pas... À mon sens, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones n’est pas quelque chose d’effrayant qui ne causera que du tort. Je crois qu’il y a eu beaucoup de propos alarmistes à propos de cette déclaration. Toutefois, comme elle est axée sur les droits de la personne, si nous mettons l’accent sur ce point dans le projet de loi C-92, cela ne fera pas en sorte, à mon avis, que nous soyons perdants. Nous aurons la capacité de faire évoluer les choses au fil du temps, et de comprendre qu’il y a un équilibre entre les droits et qu’ils sont respectés. Les personnes vulnérables en particulier, les membres des Premières Nations, les femmes, les enfants et les aînés, doivent bénéficier d’un certain type de protection et de soutien qui était absent de ces lois colonialistes. Je crois qu’on ne peut pas se tromper en faisant référence à cela dans le préambule ni même en affirmant d’une certaine manière que ce projet de loi devrait servir de fondement au traitement réservé aux enfants et aux familles autochtones à tous les égards. Je crois que cet élément est très riche, mais cela fait beaucoup de choses à examiner en peu de temps, parce qu’il y a beaucoup de changements. En somme, nous devons passer d’une approche très imposée liée à l’histoire coloniale hostile à une approche plus respectueuse des droits de la personne.

La sénatrice Pate : Merci beaucoup.

Le sénateur Christmas : Merci beaucoup. Je souhaitais poser quelques questions. Je vais tenter de m’en tenir à une seule. Madame Turpel-Lafond, vous avez peut-être entendu un peu, même beaucoup, les témoignages du groupe de témoins précédent. Le grand chef Kavanaugh a longuement abordé la possible perte des protocoles traditionnels en matière de soins à l’enfance de la nation Anishinaabe en raison du projet de loi C-92. Dans votre déclaration liminaire, vous avez mentionné que, si vous disposiez d’assez de temps, vous pourriez expliquer comment les lois et les coutumes des Premières Nations pourraient être renforcées par ce projet de loi. Pourriez-vous donner des détails sur la façon dont les coutumes traditionnelles, comme celles de la nation Anishinaabe, seraient traitées dans le cadre du projet de loi C-92? Selon vous, comment ces lois seront-elles touchées?

Mme Turpel-Lafond : Oui, et ce que j’essaie de dire, c’est que j’ai déjà parlé de l’intérêt supérieur de l’enfant; vous pourriez clarifier ce point afin que les gens comprennent mieux qu’on tiendra compte de cet aspect conformément aux lois, aux coutumes et aux traditions des Premières Nations. Je vous invite fortement à le faire. Je pense que cet élément est déjà là. Si je devais me lever demain et représenter quelqu’un de la nation micmaque, anishinaabe, nehiyaw ou haïda, j’estime que je pourrais probablement trouver cet espace et ce respect. Vous ne pouvez jamais vous tromper en clarifiant les choses, puisque nous sommes en train de faire quelque chose de plus important et de plus clair, et que nous réparons les énormes conséquences de ce passé colonial.

Lorsque j’examine les outils du projet de loi, lesquels, comme vous le savez, traitent de la culture et des lois, soit les facteurs à l’article 10 par rapport aux coutumes et aux traditions des peuples, à l’alinéa 10(3)f).

Cela me donne la possibilité de dire que si vous êtes Nisga’a et que vous avez un système de maison, ou si vous êtes Micmac et que vous avez un système de clan, ou si vous êtes Cri et que vous avez un système de matriarche, vous pouvez dire au système de justice canadien : « Non seulement vous devez reconnaître ces facteurs, mais vous devez également vous retirer et permettre l’entrée en vigueur de ces lois. »

Nous sommes dans une nouvelle zone ici. Il s’agit d’une chose pour laquelle la plupart des sénateurs comme vous ont travaillé toute leur vie. Nous voulons nous assurer de bien ouvrir cette porte.

J’estime que c’est ce que fait ce projet de loi. On juge l’arbre à ses fruits. Si ce projet de loi est adopté, nous devons nous assurer d’avoir l’appui nécessaire pour faire reconnaître ces coutumes, ces lois et ces traditions. Elles sont devenues beaucoup moins présentes en raison de la Loi sur les Indiens. Grâce à la résurgence de nos lois et de notre identité, et grâce à la célébration avec nos enfants et nos petits-enfants, le monde est un endroit très différent. Nous sommes entre de bonnes mains avec ces jeunes gens. J’ai moi-même des enfants fougueux, qui me demandent des comptes. Ils disent : « Pourquoi nos lois ne s’appliquent-elles pas? » Nous devons nous souvenir de cette résurgence, puis la célébration de nos lois, de notre culture, de notre langue et de notre identité se traduira sur le terrain. Ce sera impossible à arrêter. C’est un fait que cela existe.

Cette loi permet une reconnaissance. Nous n’avons pas à nous présenter devant un tribunal, l’air piteux, et dire : « Pourriez-vous, s’il vous plaît, en vous fondant sur une multitude de témoignages oraux, reconnaître que nous avons des droits? » Nous allons plutôt dire : « Nous reconnaissons que nous avons des droits. Voici comment ils s’appliquent. » Oui, nous avons des conflits à résoudre, mais nous avons également la capacité de régler des différends par rapport à nos lois et de faire respecter ces lois.

Il s’agit d’un projet de loi très intéressant. Je comprends et je respecte pleinement la réticence et les préoccupations des chefs. Pour quelqu’un qui évolue dans le système, pourquoi ces changements apportés à l’article 10 et à l’article 9 sur l’égalité réelle, et même quelque chose comme le fait de ne pas retirer un enfant en raison de la pauvreté, au titre de l’article 11, sont-ils importants? Chez les Cris et les Nehiyaw, nous retirons la personne qui pose problème; nous ne retirons pas l’enfant. C’est la loi. Vous n’entrez pas dans une maison pour prendre l’enfant.

Vous constaterez que Cross Lake et d’autres Premières Nations tentent de faire de même, mais cela n’est pas reconnu en vertu du système provincial de protection de l’enfance.

Voici un exemple de loi. Nous voulons retirer la personne qui pose problème et garder la famille intacte. Cela sera dûment reconnu en vertu du droit canadien, puisque c’est ainsi que nous procédons.

Nous devrons rendre ce point explicite et l’expliquer. Je pense qu’il y a de multiples exemples dans ce projet de loi de façons dont les choses seront plus faciles qu’auparavant. Comme je l’ai dit au départ, aucune loi ne change le monde. Il faut des gens pour le changer.

Le sénateur Christmas : Merci.

La sénatrice LaBoucane-Benson : Nous avons parlé avec des gens de la possibilité de changer l’examen quinquennal pour un examen triennal, parce que ce projet sera tellement révolutionnaire qu’il faudra probablement le peaufiner. De plus, il faudrait peut-être y inscrire quelque chose comme quoi la Chambre doit présenter un rapport au Sénat après deux ans, lequel porterait sur le déroulement de la mise en œuvre, afin de nous donner l’occasion d’entamer une enquête dans le cas où les choses ne vont pas bien et ensuite de prendre de l’avance relativement à cet examen triennal pour ne pas nous retrouver au point où nous en sommes à l’heure actuelle : les élections s’en viennent, il faut adopter ce projet de loi. Nous n’avons pas le temps de nous asseoir et de réfléchir. La pression est trop forte. Que pensez-vous de la possibilité de changer ce délai afin que peut-être, à la troisième année, nous soyons en mesure de déterminer quels changements doivent être apportés?

Mme Turpel-Lafond : Je pense qu’il s’agit d’une bonne idée. Les premières fois que vous entamez quelque chose, c’est difficile, puis la routine s’installe. C’est peut-être en raison de l’énorme pression que vous subissez à cause des multiples projets de loi que vous avez devant vous et du climat actuel. Vous voudrez peut-être dire que l’examen se fera tous les cinq ans, mais le premier examen prendra la forme d’un rapport fait à la troisième année, lequel pourrait faire l’objet d’une étude approfondie par la Chambre des communes et le Sénat avant d’être renvoyé. Par conséquent, cela pourrait prendre cinq ans. Vous devez alors faire avancer les choses.

Je vous suggère même de recommander une disposition prévoyant un rapport annuel sur l’état d’avancement de la mise en œuvre. Vous pourriez définir d’autres outils. Je pense que, comme pour tout, quelqu’un doit être responsable de l’évaluation. Vous devez savoir, en tant que sénateurs, combien de lois ont été adoptées. Comment se portent-elles? Quelles sont les questions épineuses? Nous devons voir la chose comme un chemin à suivre. Vous ne devriez pas attendre trop longtemps.

Si vous sentez de la pression aujourd’hui, je ne vois pas de mal à raccourcir ce délai pour la première période.

La sénatrice LaBoucane-Benson : Merci.

La présidente : Merci. Nous n’avons plus de temps. Au nom des membres du comité, j’aimerais remercier nos témoins aujourd’hui, monsieur le grand chef Awashish, président du Conseil de la Nation Atikamekw, et Mary Ellen Turpel-Lafond, professeure de droit à l’Université de la Colombie-Britannique. Merci beaucoup.

(La séance se poursuit à huis clos.)

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