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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule no 55 - Témoignages du 20 février 2019


OTTAWA, le mercredi 20 février 2019

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C-58, Loi modifiant la Loi sur l’accès à l’information, la Loi sur la protection des renseignements personnels et d’autres lois en conséquence, se réunit aujourd’hui, à 16 h 15, pour étudier ce projet de loi et un projet d’ordre du jour (travaux futurs).

Le sénateur Serge Joyal (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Honorables sénateurs, permettez-moi d’attirer votre attention sur l’ouverture de nos travaux cet après-midi. Il m’est agréable de vous souhaiter la bienvenue à cette réunion du Comité des affaires juridiques et constitutionnelles pour l’étude du projet de loi C-58, Loi modifiant la Loi sur l’accès à l’information, la Loi sur la protection des renseignements personnels et d’autres lois en conséquence.

Lors de nos sessions précédentes, nous avons entendu un certain nombre de témoins qui nous ont parlé des implications du principe de l’indépendance judiciaire. Avant que nous puissions conclure nos travaux sur cette question —

[Traduction]

... nous estimions approprié, à la suite de suggestions de sénateurs des deux côtés, d’entendre deux témoins cet après-midi : Karen Eltis, professeure à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, et Trevor C.W. Farrow, professeur et doyen associé (études) à la Faculté de droit Osgoode Hall de l’Université York.

Nous entendrons en premier Mme Eltis. Bienvenue. Nous écouterons votre exposé pour la première partie de la réunion, puis nous pourrons échanger avec vous sur la question de l’indépendance judiciaire. Vous avez la parole.

[Français]

Karen Eltis, professeure titulaire, faculté de droit, Université d’Ottawa, à titre personnel : Merci beaucoup, honorables sénateurs.

[Traduction]

Merci de me donner l’occasion de témoigner devant le comité.

[Français]

Merci de m’avoir invitée, même si je suis à distance, pour offrir mon point de vue.

Dans ma recherche, je m’attarde sur l’impact des nouvelles technologies sur les tribunaux et la gouvernance démocratique. Ainsi, mon plus récent livre s’intitule Courts, Litigants, and the Digital Age. Il est donc très opportun que je m’exprime sur ce thème aujourd’hui et je vous en remercie.

[Traduction]

Je suis heureuse de venir vous parler de l’indépendance judiciaire en ce qui a trait précisément aux changements proposés. Premièrement, il est important de reconnaître que l’objet du projet de loi est louable parce qu’il traite d’un objectif essentiel, soit la transparence.

Cela étant dit, la publication proactive de renseignements  — en ce qui a trait aux juges — ne peut être interprétée que dans le contexte du principe fondamental de l’indépendance judiciaire, ce qui concerne, comme M. Dodek et d’autres l’ont mentionné, des valeurs comme la diversité, le contexte social et l’éducation judiciaire. Je connais bien cette dernière valeur étant donné que j’ai été détachée à titre de conseillère principale à l’Institut national de la magistrature et que je participe à la formation judiciaire.

Je soutiens, ni plus ni moins, que le principe d’indépendance judiciaire doit absolument être interprété en tenant compte des communications modernes et du monde numérique. En fait, les particularités de l’ère d’Internet ou du monde numérique, comme le phénomène des nouvelles en vase clos le démontre, peuvent réussir à décontextualiser et à déformer l’information jusqu’à la rendre méconnaissable, même si cette information est présentée avec les meilleures intentions. Qui plus est, le monde numérique peut avoir des conséquences imprévues très sartriennes.

Par conséquent, j’en parlerai de façon plus détaillée, mais la publication proactive de l’individualisation des dépenses de la magistrature risque d’avoir de graves conséquences imprévues, notamment sous forme de questions de sécurité, d’humiliation et de harcèlement, et cela pourrait avoir des conséquences sur l’éducation judiciaire qui seraient, à mon avis, amplifiées surtout par Internet et l’ère des communications.

J’aimerais prendre un peu de recul pour rapidement souligner les aspects fondamentaux de l’indépendance judiciaire et parler brièvement ensuite de l’ère numérique à laquelle j’ai fait allusion. Comme je sais que d’autres ont déjà fait le tour de la question, je ne vais que souligner un bref passage d’un article que Fabien Gélinas, professeur à l’Université McGill, et moi avons écrit sur l’indépendance judiciaire et les principes non écrits qui entourent les principes écrits.

Le pouvoir et la légitimité des juges reposent sur la confiance du public et la perception du public, soit la confiance du public en la capacité des juges de prendre des décisions de manière impartiale et désintéressée, à l’abri de toute pression politique ou influence externe indue. Par conséquent, il doit y avoir certaines règles et certaines conventions pour isoler la magistrature de la politisation et la protéger d’une influence indue, réelle ou apparente...

Ces mesures prennent évidemment la forme de dispositions constitutionnelles et de lois, mais aussi de conventions et de principes non écrits. L’indépendance judiciaire a trois piliers et deux dimensions, et je suis certaine que vous en avez beaucoup entendu parler. Les trois piliers sont évidemment l’inamovibilité, la sécurité financière et l’indépendance institutionnelle. Les dimensions — et c’est important — sont évidemment la dimension individuelle et la dimension collective.

Bref, les influences dont l’indépendance judiciaire doit protéger les juges sont beaucoup plus subtiles, comme l’a mentionné Russell, que la menace de destitution. C’est à ce chapitre que j’espère que l’ère numérique s’avérera utile concernant le processus de réflexion et les influences subtiles sur l’indépendance judiciaire.

Les décisions administratives sont ici un élément évidemment important. La communication des dépenses individualisées à l’ère numérique peut faire sortir un juge du lot pour une certaine raison. Un juge aura peut-être suivi une formation judiciaire, et il sortira donc du lot par inadvertance.

Avec votre permission, je me concentre sur un aspect qui touche mon domaine de recherche, et c’est le sujet à l’étude, nommément l’ère numérique et la façon dont l’indépendance judiciaire, interprétée dans ce contexte, influe sur les changements proposés et la communication proactive.

Je crois que ce qui s’est passé avec la publication de documents judiciaires est très révélateur. Les cours canadiennes voulaient être proactives et tout publier en ligne pour favoriser le principe de transparence, et c’est ce qu’elles ont fait. Le principe de la publicité des débats judiciaires était au centre des facteurs à prendre en considération jusqu’à l’affaire A.B. c. Bragg Communications Inc. La Cour suprême du Canada a unanimement reconnu les conséquences imprévues, par analogie, de cette communication proactive. En gros, la cour a fait valoir qu’en raison de la publication en ligne des dossiers des tribunaux, contrairement à leur accès en format papier comme c’était le cas par le passé, des parties plaidantes pourraient être victimes d’humiliation, ce qui pourrait par conséquent les dissuader de se prévaloir des recours dont elles pourraient autrement se prévaloir.

Bref, au départ, les tribunaux ont décidé de tout publier en ligne parce que le principe de la publicité des débats judiciaires l’emportait sur la protection des renseignements personnels des individus. Toutefois, les tribunaux ont ensuite reconnu dans l’arrêt A.B. c. Bragg Communications Inc., une décision historique, qu’il y avait une dimension collective : la valeur de l’accès aux tribunaux et le risque que des gens, parce que des renseignements individualisés les concernant seraient publiés en ligne, soient dissuadés d’entamer des procédures judiciaires, en particulier dans le cas des populations vulnérables.

Ainsi, la divulgation proactive, pour ainsi dire, des dossiers des tribunaux devait être restreinte en raison des particularités d’Internet, où les gens peuvent être victimes de blâmes a fortiori, et c’est le cas en particulier des juges. Les juges peuvent donc être la cible de calomnies, mais en raison de leur devoir de réserve, ils ne peuvent pas répondre. Il est donc à craindre que la divulgation proactive puisse par inadvertance, même si ce n’est pas l’intention, compromettre l’indépendance judiciaire, soit la perception d’impartialité individuelle et collective, et qu’elle puisse, à l’ère numérique, accroître la désinformation, car comme nous avons pu le constater — et je serai heureuse de creuser la question — à l’ère d’Internet, plus d’information n’est pas nécessairement synonyme d’information de meilleure qualité.

En fait — et il s’agit là d’une petite digression, mais utile, je l’espère —, les recherches révèlent que la nature des algorithmes fait en sorte que plus un point de vue est extrême, plus il est susceptible d’être propagé et de se répandre en ligne. Le marché des idées est donc complexe à l’ère d’Internet. Des données individualisées et décontextualisées peuvent être déformées et se répandre librement, et par conséquent, miner la primauté du droit et l’indépendance judiciaire en véhiculant une image erronée de la magistrature, sur le plan collectif.

Sur le plan individuel, un juge pourrait prêter le flanc au blâme, à l’humiliation, et même plus. Cela pourrait même créer, essentiellement, de la désinformation. À l’ère d’Internet, un mensonge peut se rendre à l’autre bout de la planète avant que la vérité puisse chausser ses bottes. Des gens peuvent ainsi se voir conforter dans leurs préjugés et perdre confiance dans la démocratie, provoquant alors des conséquences inattendues.

De plus, un régime de publication individualisé et incontrôlé soulève des enjeux qui ne concernent pas seulement l’indépendance judiciaire, individuelle ou collective, mais aussi l’égalité. En effet, les femmes sont particulièrement vulnérables au trollage en ligne et à la cyberintimidation, comme l’ont confirmé des recherches récentes, et cela mérite une attention particulière. Si on veut que les femmes souhaitent se joindre à la magistrature, plutôt que le contraire, et si on veut que les juges, en particulier les femmes et les gens appartenant à des minorités vulnérables, souhaitent suivre de la formation judiciaire comme leurs pairs et que nos institutions démocratiques soient protégées de cette façon, il importe de souligner qu’à l’ère numérique, les femmes ou les minorités peuvent être ciblées de façon disproportionnée. À titre d’exemple, si une femme juge suit une formation judiciaire et qu’elle se trouve ainsi en tête de liste, cela risque, selon une étude récente, de porter atteinte à son image et d’avoir la conséquence inattendue de nuire à l’égalité, à la formation judiciaire, au contexte social et, naturellement, à l’indépendance judiciaire.

En résumé, c’est une question d’indépendance judiciaire, mais comprise dans le contexte de nos outils de communication modernes à l’ère d’Internet, où il faut parvenir à un équilibre entre divulgation individuelle et divulgation entière, quand on sait que la divulgation individuelle peut soulever les préoccupations et les craintes mentionnées ici.

Je ne sais pas si mon temps est écoulé, mais je vais m’arrêter ici et attendre vos questions. Merci de votre patience.

Le président : Merci beaucoup, madame Eltis. Vous avez soulevé un point qui pourrait avoir des conséquences inattendues sur toute la question de la communication de l’information, car une personne ayant un différend avec le tribunal pourrait utiliser cela pour vraiment harceler quelqu’un. Vous aurez l’occasion de nous en dire plus, naturellement. J’ai déjà une longue liste de clients, car vos propos ont soulevé beaucoup d’intérêt.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Bienvenue, madame Eltis. On sait que la technologie est de plus en plus utilisée dans les communications modernes. J’aimerais avoir votre opinion sur l’incidence de ces technologies sur la portée et le fond de la Loi sur l’accès à l’information. On apprenait récemment que des hauts gradés de la Défense nationale utilisaient un langage codé pour leurs communications électroniques, ce qui signifiait que ces communications échappaient aux demandes d’accès à l’information. J’aimerais avoir votre point de vue sur l’incidence d’une plus grande utilisation des communications électroniques par rapport à la Loi sur l’accès à l’information.

Mme Eltis : Merci, honorable sénateur. Je me penche spécifiquement sur l’impact que pourraient avoir ces changements sur la magistrature, mais il est évident qu’il faut comprendre la loi et le projet de loi dans le contexte de l’ère numérique. Les communications changent et évoluent. Quand j’ai commencé ma recherche à l’université, il y a environ 16 ans, on n’entendait presque pas parler de ce changement. On se demandait s’il s’agissait d’un changement qualitatif ou simplement d’une différente façon de s’exprimer.

Maintenant, on voit que ces questions font la une des journaux, y compris le New York Times aux États-Unis. L’ère numérique a changé non seulement notre façon de nous exprimer, mais a eu un impact considérable sur la gouvernance démocratique. Je pourrais en parler plus amplement, mais, compte tenu du temps qui m’est imparti, je soulignerais l’impact des algorithmes qui viennent magnifier les expressions racistes ou extrêmes, parce que c’est leur nature. Ils captent l’extrême. On voit naître un changement dans la culture démocratique. Les juges risquent d’être visés si leurs données et leurs dépenses sont publiées parce que justement, si quelqu’un est désaffecté et s’exprime contre un juge — ou une juge parce que, comme le montrent les études, les juges visés sont plus souvent des femmes —, cette expression qui, par le passé, n’aurait été qu’un commentaire par un individu désaffecté se voit maintenant octroyer une grande proéminence par les algorithmes et par Internet, ce qui risque de créer de l’élan et d’avoir des conséquences très néfastes sur le ou la juge en question et, donc, sur la magistrature et son indépendance. La perception est remise en question par la forme de communication adoptée et la démocratie comme telle, parce que la démocratie en fait partie.

Je vais conclure ici. Ce qui est important dans l’arrêt que j’ai soulevé, l’arrêt A.B. c. Bragg, même si cela concerne les documents de la cour et non ce projet de loi, c’est qu’il faut soupeser les valeurs qui nous sont chères dans le contexte de l’ère numérique et constater qu’il pourrait y avoir des conséquences inattendues. Lorsqu’on partage de l’information sur Internet, cela risque d’aller ailleurs qu’on le pensait à l’origine. Il est très important de tenir compte de ce contexte.

[Traduction]

Le sénateur Gold : Madame Eltis, je suis heureux de vous voir. Je vous remercie de comparaître devant nous.

Vous avez beaucoup écrit sur de nombreux sujets. J’aimerais que vous nous en disiez davantage sur le lien entre la divulgation proactive et le devoir de réserve des juges.

Mme Eltis : Oui. Merci, sénateur Gold.

Nous avons résumé le tout dans un article récent paru dans la Revue nationale de droit constitutionnel. La difficulté vient du rapport entre le devoir de réserve traditionnel des juges dans la common law et l’ère numérique, les juges devant s’exprimer uniquement dans leurs décisions. Les commentaires extrajudiciaires sont extrêmement rares. Quelques raisons expliquent cela. Les juges ne doivent pas en dire plus ou moins ou être perçus comme en disant plus ou moins que dans leurs décisions, car cela peut compromettre l’indépendance judiciaire et la perception qu’a le public de la magistrature. On s’entend donc généralement sur l’idée, en particulier dans les pays de common law, que les juges doivent s’abstenir de faire des déclarations publiques, dans les médias en particulier, l’expression média moderne ayant un sens entendu.

Par le passé, cela fonctionnait bien, car les nouvelles étaient communiquées aux gens en général par des intermédiaires — des médias qui avaient une équipe de supervision rédactionnelle. Les réseaux de télévision et les journaux rapportaient donc l’information au sujet des décisions des juges sous une forme réglementée et assurément avec un certain degré de civilité. Le devoir de réserve était donc bien servi.

Puis arrive l’ère numérique, où la plupart des gens — et c’est assurément le cas des gens plus jeunes que moi — consultent rarement les médias traditionnels et reçoivent plutôt des nouvelles personnalisées ou provenant de médias sociaux, de l’Internet. Souvent, ces nouvelles sont sélectionnées et organisées. Comme je l’ai dit, les algorithmes ont tendance à magnifier les contenus extrémistes. Donc, si de fausses informations circulent sur l’Internet, comme c’est souvent le cas en raison de la nature des algorithmes, ces fausses nouvelles ont tendance à être amplifiées.

Comme je l’ai mentionné, les attaques sont très souvent... et nous avons cité dans l’article des preuves très regrettables de femmes juges aux États-Unis et ailleurs qui sont des cibles privilégiées de dénigrement en ligne. Tout commence par un plaignant qui est mécontent, pour quelque raison que ce soit, et cela dégénère. Le juge, en raison de son devoir de réserve, ne peut s’exprimer pour se défendre ou nier les allégations, s’il s’agit d’allégations, ou les commentaires, qui sont souvent violents. Qui plus est, l’Internet n’est pas structuré comme les médias traditionnels, si bien qu’un juge peut ignorer la chose jusqu’à ce qu’on s’en aperçoive pour des raisons de sécurité, et cetera.

Dans l’article, nous discutons avec un juge — qui signe l’article avec moi — du devoir de réserve et de la liberté d’expression des juges à l’ère d’Internet et de la question de savoir si, étant donné que les modes d’expression changent et que les juges sont exposés individuellement, et collectivement en tant que membres de la magistrature, à du dénigrement et à des menaces, cela risque de jeter le discrédit sur eux et sur la magistrature.

Pour revenir à ce qui est proposé, et à la lumière de tout ce qui a été dit, le problème est que, si on affiche les dépenses de chaque juge et que l’information est rendue publique, il est possible et même probable qu’un juge sortira du lot. Il est possible que ce soit parce qu’il s’est prévalu de l’indépendance judiciaire ou parce que son juge en chef l’envoie loin de son domicile, pour entendre des affaires, ce qu’il a le pouvoir de faire. Alors, pour une raison ou une autre, ce juge arrivera en tête de liste et sera considéré comme dépensier, une conclusion décontextualisée — on ne tient pas compte du fait que le juge est allé parfaire sa formation ou a été déployé — et cette information, sortie de son contexte, sera affichée en ligne, faisant ainsi du juge une cible. Le juge, en raison de son devoir de réserve, ne peut se défendre, et cette fausse information se répand en compromettant l’indépendance judiciaire, individuelle et collective, des juges, comme on l’a mentionné.

C’est un long article à résumer, mais j’espère que cela aura fait un peu de lumière sur les dangers particuliers de la divulgation de données individuelles à l’ère numérique quand elle est combinée au devoir des juges de ne pas faire de commentaires et de leur pouvoir limité de s’exprimer.

Le président : Merci, madame. Je vais vous demander de vous efforcer de donner des réponses succinctes. Nous avons beaucoup de sénateurs qui veulent poser des questions, et je sais que vous devez partir à 17 h 15. Je surveille ma montre et je veux donner à tous la chance de conclure.

Le sénateur Gold : J’ai une brève question de suivi. Vous pouvez presque répondre par oui ou non seulement.

Vous avez suggéré, comme d’autres, de modifier la divulgation proactive d’individuelle à collective. Est-ce tout ce que cela prend pour remédier à vos craintes au sujet de cet élément du projet de loi?

Mme Eltis : Ce serait un compromis raisonnable, oui.

[Français]

Le sénateur Carignan : Bienvenue. C’est une discussion très intéressante. Je comprends que vous dites que si l’on publie les dépenses et qu’on les individualise de manière proactive, on risque de faire du juge une cible et il risque d’être attaqué par les médias, des individus ou des groupes de pression. Cela peut le placer dans une situation inconfortable, et peut-être même attaquer sa sécurité. Cependant, n’est-ce pas une situation normale pour un juge que, chaque fois qu’il rend un jugement où il individualise — il prend une décision visant un individu, que ce soit en le reconnaissant coupable de meurtre ou en le condamnant à verser une somme substantielle —, il risque d’être une cible ou de compromettre sa sécurité chaque fois qu’il prend une décision qui peut déplaire à quelqu’un? Ne trouvez-vous pas qu’il y a de pires situations, mais elles sont acceptées en raison de la nature de l’emploi, et que cela ne porte pas atteinte à l’indépendance judiciaire?

Mme Eltis : Merci. Voilà pourquoi je parle de l’ère numérique. L’Internet exacerbe la situation. Il est vrai qu’il y a des risques. Je parle souvent de la cybersécurité, et je dis aux gens d’avoir un mot de passe. Si des pirates informatiques veulent entrer, ils vont peut-être réussir, mais, sans mot de passe, c’est comme si vous laissiez votre porte déverrouillée; vous êtes une proie facile.

L’ère numérique fait en sorte que les renseignements normalement disponibles sont décontextualisés et accessibles non seulement plus facilement, mais d’une manière qui réduit la qualité de l’information. Alors oui, c’est vrai, et c’est arrivé dans le cas d’A.B. c. Bragg. L’argument était que si quelqu’un veut trouver un justiciable, les renseignements ne sont-ils pas disponibles de toute façon? La réponse est oui, mais l’ère numérique exacerbe la situation, car on n’a pas à chercher l’individu; on n’a qu’à regarder sur Internet dans son salon, et non seulement on le trouvera facilement ou par inadvertance, mais de manière décontextualisée, ce qui en fait une proie facile.

Dans notre article, nous avons parlé du concept de « mob justice » sur Internet. On a vu des gens attaqués parce que, dans un gazouillis, une personne en avait traité une autre de telle sorte de criminel. Par le passé, les informations ne circulaient pas aussi rapidement. Ma crainte n’est pas forcément liée à l’information, mais plutôt à la désinformation, c’est-à-dire aux renseignements décontextualisés portant sur une juge qui voulait avoir une formation par rapport au contexte social. Tout à coup, elle se trouve en haut de la liste et quelqu’un sur Internet dit : « Regardez, elle dépense tellement », et ce, sans savoir que cet argent a été dépensé parce que cette juge est allée suivre une formation, comme l’exigeaient les normes ou le juge en chef. Cette information décontextualisée circule et on voit ce phénomène de « mob justice » sur Internet. Voilà pourquoi les grandes plateformes essaient de limiter le nombre de fois où on peut transférer des informations. Par exemple, sur WhatsApp, vous ne pouvez plus transférer des informations au même nombre de personnes qu’auparavant à cause de craintes par rapport à la « mob justice », ce danger exacerbé de manière qualitative.

Le président : Allez-y rapidement, sénateur.

Le sénateur Carignan : Très rapidement. Pensez-vous que l’article 90.22 et les suivants, qui donnent un certain pouvoir pour faire le tri quant à l’information susceptible de porter atteinte à l’indépendance judiciaire, sont suffisants comme ils sont rédigés pour protéger l’indépendance judiciaire et faire en sorte que, à la limite, si le projet de loi est contesté devant les tribunaux, il passera le test?

Mme Eltis : Puisque vous m’avez demandé d’être concise, ce qui est difficile pour moi, je vous dirais que non, ce n’est pas suffisant.

Le sénateur Carignan : Pourquoi?

Le président : Pourquoi croyez-vous que ce n’est pas suffisant ?

Mme Eltis : Je vais essayer de répondre sans trop entrer dans les détails. Au niveau de l’indépendance administrative en particulier, les juges en chef doivent avoir une marge de manœuvre assez importante. Par exemple, si un juge en chef se préoccupe du fait qu’il ne peut pas envoyer tel juge dans un endroit pour se prévaloir d'une formation, ce qui est très important — les tribunaux ont fait la une récemment pour toutes sortes de raisons —, cela diminue la marge de manœuvre administrative des juges en chef et des tribunaux de manière générale. Cela s’immisce trop dans cette marge de manœuvre. Les sauvegardes ne sont pas suffisantes a fortiori, compte tenu des préoccupations soulevées à l’ère numérique.

Quand j’ai cité le passage de l’article et que j’ai parlé des traditions et des principes non écrits et des influences politiques qui agissent de manière subtile, cela pourrait influencer la discrétion et l’attribution des juges, même sans qu’ils le veuillent ou qu’ils le sachent. Les sauvegardes ne sont pas suffisantes compte tenu de ce principe d’indépendance, surtout au niveau de l’indépendance administrative.

[Traduction]

Le sénateur McIntyre : Merci, madame, de votre exposé et de votre mémoire.

Nous sommes tous d’accord avec l’idée, je pense, qu’il faudra revoir minutieusement un jour la doctrine du silence des juges. Toutefois, comme vous l’avez mentionné, avant que cela se produise, les juges devront recevoir de la formation et des lignes directrices pour savoir ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas dire. Cela étant dit, que peut-on faire à ce sujet? Quel genre de directives devrait-on mettre en place? Et parlant de lignes directrices, pouvez-vous nous donner des exemples?

Mme Eltis : Merci, sénateur. Je ne sais pas si l’article vous a été distribué. Je ne peux pas vous le résumer en raison de la contrainte de temps.

Au sujet de la formation liée aux changements proposés, je pense qu’il faudra plus de formation — comme le sénateur l’a mentionné — et de lignes directrices, et non pas moins. Ce qui est à craindre, c’est qu’un juge s’inquiète du fait qu’il pourrait se retrouver en haut de la liste s’il se libère — ce qui est très difficile au départ — pour aller assister à un cours sur le contexte social, qui semble accessoire à première vue, lorsque le temps consacré aux déplacements dans une année est limité et qu’il doit faire du rattrapage en droit administratif.

C’est dans ce contexte que j’ai parlé des influences subtiles sur l’indépendance judiciaire. Au fond de lui-même, le juge peut se dire : « Ai-je vraiment besoin de ce cours? » Non seulement faut-il plus de formation judiciaire en général — nous avons vu quelques incidents dans les médias —, mais tout particulièrement à l’ère d’Internet. Le nouveau juge en chef de la Cour suprême du Canada a parlé de l’importance des communications de la Cour à l’ère numérique et, pour faire rayonner les principes de la démocratie, de l’importance que les gens comprennent en quoi consiste le travail des juges.

Suivant ce qui a été mentionné dans cet article, et je n’ai pas le temps de vous en dire beaucoup, il est important que les juges jouent un rôle dans la révolution Internet en cours. Certains parlent de la quatrième révolution industrielle et ont appris à communiquer à l’ère de l’Internet dans les limites de leur devoir de réserve. À l’ère d’Internet, les échanges et les intermédiaires ont disparu. Les échanges sont façonnés par les obligations de la plateforme et la façon de gérer le contenu. C’est un vaste débat et le sujet de ma recherche.

Les juges vont avoir besoin de plus de formation. L’effet secondaire imprévu de la publication des dépenses de chaque juge est que les juges ou les juges en chef pourraient se dire qu’ils ne peuvent risquer de prêter ainsi le flanc à la critique. Quelqu’un lançant une discussion sur Internet pourrait partir sur une fausse note, et dans l’état actuel des choses, et les normes évoluent lentement, on ne peut rien dire, ou très peu, pour contrer la désinformation. C’est une source d’inquiétudes.

Le président : Madame Eltis, votre article a été distribué aux membres du comité. Je tiens à vous rassurer à cet égard.

[Français]

Le sénateur Pratte : Merci, madame Eltis. Pour ma part, je suis plutôt en faveur d’une divulgation collective des dépenses, notamment à cause des risques que vous avez mentionnés, et parce que les juges ne peuvent pas se défendre, contrairement aux politiciens. Cependant, il serait naïf de penser que même la divulgation collective des dépenses des tribunaux, des juges, des membres d’un tribunal réglera toute la question, car même la publication collective pourrait entraîner des controverses si, par exemple, d’une année à l’autre les dépenses d’un tribunal augmentent de manière significative.

Je me demandais, dans ce contexte, et si on décide d’aller vers une publication collective, qui, selon vous, devra défendre une cour, voire un ou des juges, après que des informations ont été publiées? Est-ce le juge en chef? Le commissaire? Comment voyez-vous cela?

Mme Eltis : Merci, sénateur. Je dirais que les controverses ne sont pas forcément malsaines dans une démocratie. Ce qui me préoccupe, en ce moment, c’est la divulgation individualisée. Si on utilise des moyens moins attentatoires, on pourrait divulguer des informations, et je suis d’avis que l’agrégat est quelque chose qui porte beaucoup moins atteinte à l’indépendance judiciaire, tant sur le plan individuel que collectif.

Dans l’article, on discute, et ce n’est qu’une première étape, de la question de savoir, à l’ère numérique, qui pourrait être le porte-parole pour les tribunaux. Je pense qu’il y a des gens bien plus qualifiés que moi pour se prononcer là-dessus. L’idée, et on en parle un peu dans l’article, est que, dans certains tribunaux, des porte-parole sont désignés à cette fin. C’est comme un intermédiaire auprès des juges, puisque, dans tout ce débat, et c’est difficile à l’ère numérique, même si les juges n’avaient pas un devoir de retenue, je ne sais pas s’il serait sage qu’un juge se défende comme individu sur cette tribune qu’est Internet. Cela n’est pas l’approche que je privilégierais. L’idée serait peut-être d’avoir un intermédiaire qualifié pour répondre de manière adéquate, alors que les données sont disponibles dans l’agrégat.

Il y a une énorme différence quand les tribunaux font l’objet d’un débat public, ce qui n’est pas forcément malsain; au contraire, ce sont des dépenses et le public a certainement le droit d’avoir accès à ces chiffres. La préoccupation se situe au niveau des juges individuels, compte tenu non seulement de l’indépendance, mais aussi de ce phénomène de distorsion.

Pour ce qui est de votre question, à savoir quelle est la personne que l’on devrait assigner, elle est très complexe. Pour ma part, je serais davantage portée à choisir un intermédiaire qualifié. Là encore, cela demande du bon sens avant de répondre, car il n’est pas toujours sage de répondre à n’importe quel commentaire sur Internet. Nous sommes en train de « résoudre », entre guillemets, ce problème à un niveau beaucoup plus large : la propagande haineuse sur Internet, quelle est la responsabilité des plateformes, qui devrait répondre; cela fait partie d’un débat très important, et je pense que c’est une bonne chose de tenir ce débat. Il faut seulement soupeser le danger d’exposer des juges individuels et, donc, les perceptions ironiques que pourraient avoir les gens sur ces juges. Avec l’agrégat, le danger est beaucoup moins prononcé.

[Traduction]

La sénatrice Lankin : J’ai trois petites questions que je peux poser d’un seul coup.

Madame, c’était très intéressant. Les réticences que j’ai entendues au sujet de cette disposition du projet de loi ne m’ont pas beaucoup plu, mais vous nous avez apporté beaucoup de bons points à examiner.

Trois questions : premièrement, dans l’approche ouverte, évolutive des tribunaux dont vous avez parlé, est-ce un sujet qui devrait ou pourrait être examiné à l’avenir? Par exemple, si nous options pour la divulgation collective, devrait-on examiner de nouveau l’évolution de la question et l’apport des divulgations individuelles?

Deuxièmement, savez-vous s’il existe des pratiques différentes dans d’autres tribunaux, dans les tribunaux provinciaux? Je pense aux juges de paix, par exemple. Je sais que les priorités sont différentes, mais beaucoup de gens se présentent devant eux. À maints endroits, les nominations sont faites par décret, et les salaires individuels sont assurément divulgués, et peut-être également les dépenses regroupées.

Enfin, connaissez-vous une autre profession ayant une notion similaire au devoir de réserve? Je pense aux accrochages partisans qui se produisent dans les assemblées législatives provinciales, au Parlement, au cabinet des ministres, de même qu’au secret du Cabinet, et même parfois au sujet d’activités personnelles qui peuvent être compromises et devenir hors de contrôle avant que les gens puissent réagir.

Avez-vous des commentaires à propos de ces trois questions?

Mme Eltis : Merci, sénatrice. Je vais tenter encore une fois d’être concise. La réponse à votre première question est oui.

Au sujet de votre deuxième question et des modèles juridiques comparables, je n’ai pas examiné le cas des juges de paix, mais j’ai examiné celui d’autres tribunaux, et selon moi, ils n’ont pas de divulgation individuelle. Je n’ai examiné que quelques tribunaux — je n’ai pas sillonné la planète — et d’après ce que j’ai pu constater, dans la plupart des pays démocratiques, il n’y a pas de divulgation proactive comme celle qui est proposée, à moins que cela soit demandé expressément.

Au sujet de votre troisième question, je pense qu’il est important d’examiner la nature particulière du rôle des juges, non seulement en raison de leur devoir de réserve, mais aussi parce qu’ils peuvent être déployés. Donc, contrairement aux ministres pour qui c’est sans doute également pertinent, un juge en chef peut dire à un juge « Vous devez vous rendre à tel endroit pour une affaire ». Bien sûr, certains tribunaux sont plus mobiles que d’autres, et les juges acceptent cette responsabilité. Un juge en chef peut dire « J’aimerais que vous entendiez l’affaire à tel endroit. » Cela fait partie de l’indépendance administrative et du rôle d’un juge.

Si on remet en question les dépenses individuelles, au lieu de les voir de manière collective, on remet sans doute aussi en question les décisions administratives qui les sous-tendent et qui n’ont rien à voir avec les dépenses.

Publier les dépenses des juges, qui se trouvent dans une situation unique, apporte peu de valeur ajoutée, mais encore une fois ce qui m’inquiète ce n’est pas tant l’information comme telle, mais la manipulation de l’information et la désinformation.

Je pense qu’il est utile de comparer les modèles juridiques et de voir ce qui se fait ailleurs. Je n’ai pas passé en revue tout ce qui se fait ailleurs, mais de façon générale dans les pays démocratiques, il n’y a pas de divulgation proactive individuelle.

Le président : Sénatrice Lankin, est-ce que cela répond à votre troisième question?

La sénatrice Lankin : Oui.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : Je vais me faire l’avocate du diable. J’ai été journaliste et ombudsman de presse, donc conseillère en éthique, où on exige une certaine indépendance. Bien sûr, ça n’a rien à voir avec la fonction de juge, mais je me demande si on n’exagère pas un peu les risques pour la magistrature par rapport à toutes sortes d’autres métiers dans notre société qui, étant donné qu’on vit dans une société de plus en plus transparente, exigent ce genre de transparence en ce qui concerne les dépenses.

Je comprends ce que vous dites sur les risques, mais, s’il y a un intermédiaire qui y répond, peut-être que ce risque sera diminué. Le risque associé à l’indépendance des juges vient de toutes sortes de critères autres qu’une liste bien faite de dépenses qui nous permettrait de voir si le juge dépense bien, moyennement ou trop, et s’il faut questionner certaines choses. C’est une question un peu critique.

Mme Eltis : Je comprends très bien votre question. En effet, ce qui me préoccupe, ce n’est pas la transparence, parce que je suis tout à fait d’accord avec vous. Les renseignements qu’on obtient n’éclairent pas la situation, et c’est pour cela que je parle de ce qui est arrivé dans la décision A.B. c. Bragg Communications Inc., alors que les tribunaux se sont dits en faveur de la transparence. Ils se sont dit qu’ils allaient mettre tous ces renseignements sur Internet et, par la suite, ils ont constaté que prendre plus d’informations sur Internet ne veut pas dire avoir plus de renseignements véridiques. Je me permets de donner un petit exemple que j’aime beaucoup. Je ne sais pas si vous connaissez le droit à l’oubli, le fameux arrêt Costeja. M. Costeja a poursuivi Google parce qu’il avait des renseignements véridiques portant sur lui, il avait des ennuis financiers et il ne voulait pas que les gens découvrent cela en effectuant une recherche sur Google. Il a poursuivi Google, ce qui n’est pas une chose insignifiante. Il a gagné. Google a été forcé d’enlever les renseignements de cet homme sur ses préoccupations financières, et là, la seule chose qu’on sait sur lui, partout dans le monde, c’est qu’il a des ennuis financiers.

C’est la seule chose qu’il ne voulait pas qu’on sache de lui et, en gagnant sa cause c’est la seule chose qu’on sait de lui. Donc, ce sont des conséquences inattendues. Devrait-on savoir si un juge dépense trop? Oui, mais la question est que si on publie ces données de manière individualisée, est-ce que cela va nous mener dans les mondes numériques? La conclusion logique est que oui, ce juge dépense trop ou c’est un juge qui se dit : « Ma foi, j’ai un certain âge, je n’en connais pas assez sur la diversité et sur le contexte social. Je vais me prévaloir de la formation sur le contexte social. » La conférence cette année — je le sais, car je travaille pour la magistrature —, disons qu’elle est en Colombie-Britannique, puis ce juge est au Québec ou au Nouveau-Brunswick, donc il lui faudra voyager. Cela coûte une fortune. Ce que les gens voient, ce n’est pas que le juge a compris qu’il est démodé et qu’il faut justement qu’il suive cette formation, mais qu’il est un grand dépensier.

La sénatrice Miville-Dechêne : C’est vrai pour les juges, mais c’est vrai aussi pour d’autres professions assez sensibles où les dépenses peuvent être dénaturées, où tout peut être dénaturé sur Internet.

Mme Eltis : Oui, et c’est pour cela que ma recherche porte sur des questions plus larges, dans un certain sens, comme la responsabilité des plateformes, l’expression sur Internet, parce que les choses ont beaucoup changé après la Révolution industrielle. Cela a pris 100 ans pour que les normes s’ajustent et, en ce moment, on a un vide. Les lois ont toujours été basées sur le territoire et sur la souveraineté, et là, avec les données transfrontalières et le cyberespace, c’est plus flou. Les normes essaient de s’ajuster, mais entre-temps, est-ce qu’on ne ferait pas mieux, au niveau de la transparence, d’avoir des données dans l’agrégat que de partager ces données individuelles qui sont plus facilement dénaturées? Cela revient à l’exemple suivant : est-ce que je verrouille ma porte? Non. Qu’est-ce qui exacerbe le risque? Ce n’est pas seulement le risque pour le juge, et c’est pour cela que je reviens à l’administration de la justice et à l’indépendance. C’est un risque pour le système démocratique et l’indépendance judiciaire non seulement de manière individuelle, mais aussi de manière collective, et c’est peut-être ce qui est particulier dans le cas des juges.

Le sénateur Boisvenu : Je reviens à votre position. Est-ce qu’il y aurait lieu, si on apportait une modification au projet de loi, de discriminer le type d’informations relatives aux juges qui peuvent être rendues publiques? S’il y a un danger, à certains égards, de tout révéler, est-ce qu’il ne pourrait pas y avoir un arbitrage où on viendrait, en quelque sorte, discriminer certaines informations qui pourraient être données par rapport à d’autres qui pourraient être gardées confidentielles?

Mme Eltis : C’est un peu comme quand on parle de la cybersécurité et du piratage; est-ce qu’on peut éliminer tous les risques? Non. Est-ce qu’il faut soupeser la transparence, qui est une valeur très importante, et l’indépendance des juges à l’ère numérique? Oui. Le risque ne sera pas éliminé, mais peut-être mitigé. Personnellement, je suis en faveur de la divulgation comme telle, mais, comme le diraient les Américains, le time, place and manner, c’est la manière. La divulgation à l’échelle individuelle comporte trop de risques pour l’indépendance, alors que l’agrégat servirait l’intérêt de la transparence, mais viendrait mitiger — c’est un peu comme la Charte, ce sont les moyens les moins attentatoires — certains des risques tout en satisfaisant les objectifs de la transparence.

Le président : Madame Eltis, c’est un privilège pour moi de vous remercier de votre contribution cet après-midi. Je pense que c’est une dimension que personne ici ne soupçonnait dans ce contexte, et en particulier le point de vue soulevé par le sénateur Pratte. Si on lance les juges en pâture sur Internet, ne devrait-on pas donner aux tribunaux les moyens de se défendre? Malheureusement, le projet de loi est extrêmement laconique sur cette question. Il n’y a pas de proposition qui permettrait d’équilibrer la diffusion des dépenses individuelles effectuées par un juge, d’une part, et, d’autre part, la capacité du système à se défendre. C’est là où le projet de loi soulève des questions et méritera notre réflexion lorsque nous en viendrons à conclure nos travaux. Merci beaucoup de votre présentation. Nous vous sommes redevables et nous continuerons de lire vos contributions sur le principe de l’indépendance judiciaire à ce comité en particulier. C’est presque un pain quotidien. Merci beaucoup, madame, et au plaisir de vous entendre encore une fois.

Mme Eltis : Merci, monsieur le président, honorables sénateurs, c’est un grand privilège. Bonne journée.

[Traduction]

Le président : J’ai le plaisir de vous présenter aujourd’hui Trevor C.W. Farrow, professeur et doyen associé (études), à la Osgoode Hall Law School, de l’Université York.

Monsieur, nous sommes nombreux à connaître vos écrits et votre contribution aux débats sur les enjeux constitutionnels, en particulier vos inquiétudes à propos de l’indépendance judiciaire. Vous savez que nous examinons aujourd’hui l’article 38 du projet de loi C-58. Je sais que vous connaissez bien le projet de loi en général.

Nous allons vous inviter à présenter vos remarques liminaires. Ensuite, nous échangerons avec vous. Nous disposons d’une heure environ. Nous devons lever la séance à 18 h 15 pour permettre à un autre comité de s’installer, si bien que nous allons nous essayer de vous donner suffisamment de temps pour répondre à toutes nos questions.

Monsieur Farrow, nous vous écoutons.

Trevor C.W. Farrow, professeur et doyen associé (études), Osgoode Hall Law School, Université York, à titre personnel : Merci beaucoup, monsieur le président, et bonjour mesdames et messieurs les sénateurs. Je suis ravi d’être avec vous aujourd’hui. Merci de me permettre de témoigner par vidéoconférence.

Comme le président l’a mentionné, je comprends que vous examinez l’article 38 du projet de loi C-58. J’ai un point principalement à faire valoir au sujet de cet article et des modifications correspondantes qu’il contient. À mon point de vue, les modifications, telles que rédigées, soulèvent des inquiétudes importantes au sujet de l’indépendance judiciaire, en particulier le rôle et l’importance de l’indépendance judiciaire dans le contexte de la primauté du droit dans la démocratie canadienne. Je vais me concentrer sur ces éléments comme m’a invité à le faire le président.

Si le comité le souhaite, j’ai également quelques commentaires à faire au sujet de l’article 15, qui se trouve dans une autre section du projet de loi, concernant le secret professionnel de l’avocat et les documents de l’administration fédérale, mais je vais attendre d’y être invité par le président pour faire ces commentaires à la fin.

Au sujet de l’article 38, je vais soulever tout d’abord quelques points. Premièrement, j’appuie pleinement l’objectif du projet de loi et les modifications touchant l’accès à l’information. Mon point de vue cadre avec les objectifs de la loi en général, à savoir que l’accès à l’information est une bonne chose. L’accès à l’information détenue par les institutions publiques, en particulier, est une bonne chose. À mon avis, cela favorise la confiance à l’égard de notre appareil gouvernemental.

Je pense aussi qu’un accès approprié à l’information permet de surveiller l’exercice du pouvoir et, en particulier, l’abus de pouvoir dans les institutions publiques. Alors je veux, d’emblée, insister sur le fait que je suis très favorable à l’objectif de ces modifications.

Il est important de noter qu’il existe un lien important entre la justice, la primauté du droit et l’information publique. La publicité n’est pas contraire à la justice. Je pense même qu’elle est très conforme à la notion de justice.

C’est Bentham qui a dit que la publicité est l’âme même de la justice. Je pense que la justice publique sous forme d’audiences publiques, de lois publiées, ainsi que d’institutions et de tribunaux publics explique en grande partie pourquoi le système pénal du Canada fonctionne si bien et est essentiel à notre notion de primauté du droit. Non seulement l’accès à l’information est important, mais l’information publique concernant la justice et la primauté du droit est un élément clé du fonctionnement de ces institutions.

Un autre élément clé de la primauté du droit qui, selon moi, est au cœur de ce que vous examinez est la notion de l’indépendance de la magistrature. Dès les débuts de la Magna Carta jusqu’aux arrêtés actuels de la Cour suprême du Canada, il a été crucial pour le fonctionnement de la démocratie canadienne que nous soyons gouvernés par des lois et non des humains. C’est un élément fondamental de notre système démocratique.

Peut-être que le moyen d’y arriver dans notre démocratie moderne est de pouvoir compter sur un système judiciaire indépendant. Alors il est important que nous ayons ce type de système et que nous le maintenions. À mon sens, le fonctionnement de la démocratie et, en particulier, la séparation entre les différents organes et bureaux du gouvernement sont essentiels dans le contexte de la primauté du droit en général.

Compte tenu des documents que vous avez étudiés, je suis certain que vous ne serez pas surpris d’entendre certaines de mes déclarations. Je crois qu’il est important aussi de penser à la nature d’un système judiciaire indépendant et aux questions sur lesquelles il se penche. Il n’y a pas de secret. J’estime que l’indépendance judiciaire compte trois éléments : les notions d’inamovibilité, les notions de sécurité financière et, dans le cas particulier qui nous intéresse, l’indépendance administrative.

Lorsque nous pensons à l’indépendance judiciaire, nous tenons compte de deux aspects particuliers : les tribunaux en général et les juges en particulier. Je n’ai pas inventé ces règles. Elles découlent d’un certain nombre de décisions de la Cour suprême, comme l’affaire Valente, comme la référence juridique. Ils sont conformes aux premiers principes de notre Constitution qui s’inspirent beaucoup d’une démocratie constitutionnelle anglaise. Je pense qu’il en est question à l’alinéa 11d) de la Charte et dans l’interprétation que la cour a faite de ce document. Ils sont très conformes aux principes sous-jacents de la Loi sur les juges et des principes éthiques des juges qui guident les magistrats nommés par le gouvernement fédéral.

Ils sont aussi conformes aux documents internationaux. Je pense, par exemple, aux Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature des Nations Unies. Il est possible de trouver ces principes à divers endroits. À mon sens, la notion d’un système judiciaire indépendant est établie. Elle tient compte au moins de ces éléments.

Un autre aspect de l’indépendance judiciaire qui est aussi essentiel dans le contexte de la présente discussion et qui pourrait être soulevé dans les questions concerne l’impartialité des juges. Un juge indépendant est une exigence, une condition préalable pour faciliter la notion de l’impartialité de la magistrature. Je pense que l’impartialité des juges, qu’exige la notion de la primauté du droit, dépend au moins en partie de l’indépendance, non seulement de nos tribunaux, mais aussi de celle des juges chacun de leur côté. Ce n’est pas simplement une question d’impartialité, mais aussi une perception d’impartialité qui est primordiale dans cette discussion.

Pourquoi nous en soucions-nous? Si la question est aussi établie, alors peut-être que nous n’avons nul besoin de nous inquiéter. J’estime qu’il y a un certain nombre de raisons pour lesquelles je ne crois pas que la question soit aussi réglée, notamment l’étude en tant que telle que votre comité mène en ce moment. Je crois que vous examinez des éléments d’indépendance judiciaire qui représenteraient, à mon sens, un défi et une préoccupation si ces modifications étaient adoptées.

L’indépendance judiciaire n’est pas une garantie. Ce n’est pas quelque chose de naturel, mais bien une chose pour laquelle nous avons dû travailler fort. Comme nous l’avons vu dès le départ dans nos documents constitutionnels et les interprétations de la Charte, c’est quelque chose que non seulement nous gardons jalousement, mais pour laquelle nous avons travaillé très fort au Canada afin d’en arriver au point où nous en sommes. Peut-être comme nombre d’entre vous, j’ai travaillé dans bien des régions du monde et dans des systèmes juridiques et judiciaires qui ne sont pas indépendants et qui, pour cette raison, font face à de sérieuses difficultés et essaient vraiment d’avoir ce que nous avons. Il est important de remarquer que notre indépendance n’est pas garantie. Dans mon esprit, nous ne sommes pas chanceux de l’avoir, car nous avons travaillé fort pour y arriver.

L’autre aspect est que l’indépendance judiciaire peut être compromise. Nous le voyons dans diverses régions du monde. Nous le voyons près de chez nous, du moins à mon avis, si on prend, par exemple, les récentes audiences de confirmation de la nomination d’un juge à la Cour suprême des États-Unis. On a soulevé un certain nombre de questions concernant l’impartialité et l’indépendance qui n’ont pas, selon moi, milité en faveur de l’indépendance des tribunaux étatsuniens. Alors je pense que l’indépendance peut être compromise.

Selon votre point de vue à cet égard, encore plus près de nous il y a quelques années, nous avons été témoins de ce que je décrirais comme une remise en question, du moins dans une certaine mesure, de l’indépendance judiciaire, dans les interactions entre l’ancien premier ministre Stephen Harper et l’ancienne juge en chef Beverley McLachlin. Je ne pense pas que l’indépendance soit garantie, et je pense qu’elle peut être compromise. Il faut la garder et la protéger jalousement en raison de son importance dans notre démocratie constitutionnelle.

Alors que j’arrive à la fin de mon exposé, je ne serai pas désinvolte, mais lorsque je réfléchis attentivement aux modifications que vous envisagez d’apporter à la Loi sur l’accès à l’information, je dirais qu’il faut faire attention à ce que l’on souhaite.

Si on cernait un problème concernant notre système judiciaire et qu’on voyait que les dépenses qui s’y rapportent sont démesurées et que le public manque de confiance à son égard en raison de ses dépenses ou de son fonctionnement, je me préoccuperais alors davantage de l’orientation que prend ce projet de loi.

Je ne vois pas ces problèmes. Je ne vois pas qu’il y a lieu de s’inquiéter à l’heure actuelle. À mon sens, c’est plutôt une solution en quête d’un problème ou, si vous voulez, certaines solutions pourraient créer un problème que nous n’avons pas actuellement au chapitre de l’indépendance.

Les modifications qu’on propose d’apporter aux nouveaux articles 90.06 à 90.09 me préoccupent vivement. Si elles devaient être adoptées, elles pourraient soulever un certain nombre de problèmes. Les dépenses varient d’un tribunal à l’autre. Dans différentes parties du pays, il est nécessaire de se rendre dans différentes régions. Bien sûr, comme tout le monde le sait, divers déplacements sont coûteux. Je pourrais imaginer que les niveaux de dépenses varient grandement d’un tribunal à l’autre. Je pourrais ensuite imaginer que les médias tombent sur ces dépenses et que la couverture médiatique qu’ils en font puisse soulever des questions à cet égard que le public pourrait ne pas bien comprendre. Il est clair que les juges ne pourraient pas se défendre contre les attaques des médias ou apaiser les préoccupations concernant ces dépenses.

Enfin, le projet de loi envisage la surveillance — je pense notamment au nouvel article 90.22 — d’une façon qui s’attaque, à mon avis, à la séparation des pouvoirs administratifs. Il pourrait envisager la possibilité de confier au commissaire des exceptions appropriées en matière de divulgation qui reviendraient normalement aux juges.

Je vois donc un certain nombre de problèmes.

Les deux derniers arguments que j’aimerais faire valoir seraient que je vois déjà des solutions qui sont adéquates. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de surveillance — il y en a par l’intermédiaire du Conseil canadien de la magistrature — et les juges en chef de chaque cour jouent un rôle important. La Loi sur les juges et la réglementation en vigueur qui détermine quelles sont les dépenses appropriées ou non sont donc applicables. Il est probable que si vous vous préoccupez des types de dépenses, il serait possible de les examiner. Alors je ne prévois pas de problème de taille et, à l’heure actuelle, j’estime aussi qu’on exerce une surveillance adéquate.

La dernière chose que je dirai est que je comprends, après avoir lu un certain nombre de ces mémoires, qu’une approche de rechange pourrait être d’opter pour des types de données globales publiées. Je vois cela comme une meilleure solution ou une meilleur option que ce que propose le projet de loi, mais je ne suis toujours pas certain que ce soit nécessaire. Je m’inquiète que ce soit trop ou trop peu; trop peu pour vraiment être utile au public d’une façon que nous n’avons pas déjà, et trop en ce sens que cela fournira un « guichet » inadéquat qui donnerait à ceux qui avaient cette information du matériel avec lequel travailler, mais pas du matériel suffisamment adéquat pour en tirer quelque chose. À mon sens, ce serait peut-être plus dangereux que rien du tout.

Je le répète, si vous devez agir, comme l’ont suggéré les juges dans leurs mémoires, une approche globale est certainement préférable à une approche individualisée. Je vous suggère de laisser aux juges le soin de traiter ces dépenses, surtout en ce qui les concerne eux et la fonction de juge.

Monsieur le président, voilà ce qui conclut mes remarques liminaires. Je me ferai un plaisir de répondre à des questions.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Farrow.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Professeur, merci beaucoup pour votre mémoire, qui est très clair. J’aimerais vous poser plusieurs questions.

En plus d’avoir une incidence appréhendée en ce qui a trait à l’indépendance de la magistrature, vous avez mis l’accent sur le fait que l’on créerait des problèmes. Pouvez-vous préciser le genre de problèmes qui seraient créés?

[Traduction]

M. Farrow : Merci, sénateur Boisvenu.

J’aimerais commencer par dire, bien sûr, que les problèmes que j’entrevois sont des suppositions, mais des suppositions mûrement réfléchies.

Ma préoccupation serait d’ordre très pratique et concernerait surtout la publication des dépenses des juges et l’incidence que cela pourrait avoir tant sur le rôle de chaque juge que sur la confiance du public à l’égard des tribunaux.

Je vais commencer par les juges. Si les dépenses de chacun étaient publiées dans les médias et remises en question — et je vais prendre l’exemple d’un juge dans un des territoires ou une grande province ou, peut-être, n’importe où — il serait naturel qu’on commence à comparer ces dépenses avec celles d’autres juges. C’est donc dire qu’on se demanderait pourquoi la juge X a un certain nombre de dépenses alors que le nombre du juge Y est différent. On pourrait commencer à se demander si cette juge a un train de vie fastueux, si elle voyage plus qu’elle le devrait, si elle dépense adéquatement les deniers publics.

Je pense qu’on commencerait ensuite à comparer le nombre de décisions qu’un juge a rendues en fonction de ses dépenses. On pourrait se demander si un juge en particulier est suffisamment productif pour justifier ses dépenses et si le public en a pour son argent.

Inversement, on pourrait s’interroger lorsque quelqu’un ne dépense vraiment pas beaucoup — le public pourrait se demander si ce juge assiste a des conférences, s’il reçoit de la formation, s’il prend son rôle éducatif au sérieux et s’il se prépare de façon adéquate.

Je suis certain que vous pouvez trouver autant de ces hypothèses que moi, mais ce sont des possibilités très réelles concernant les types de choses que les juges font et les types de comparaisons qu’on pourrait faire au sujet de juges donnés. Et, bien sûr, on pourrait ne rien dire à ce sujet.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Du côté des sénateurs ou des députés, nous n’éprouvons pas cette difficulté. Par exemple, pour un sénateur qui habite à Ottawa ou à Montréal, ses dépenses sont publiées et il s’agit dans ce cas-là d’un niveau de dépenses relativement bas. Cependant, pour le sénateur ou le député qui habite à Vancouver et qui prend l’avion toutes les semaines ou toutes les deux semaines, la publication de ses dépenses comportera des sommes très importantes.

Vous semblez croire que le public ne serait pas capable de faire cette distinction, à savoir que, pour un juge qui exerce ses fonctions au Nunavut ou dans les Territoires du Nord-Ouest, les dépenses seront certainement beaucoup plus importantes que celles d’un juge qui exerce ses fonctions au centre-ville de Montréal et qui habite dans le district de Montréal. Vous croyez que le public ne serait pas à même de faire ces distinctions?

[Traduction]

M. Farrow : Je vais répondre à votre question. Je crois qu’elle contient deux parties importantes. Premièrement, vous donnez l’exemple des sénateurs, des députés ou d’autres membres de notre fonction publique, mais je pense que les juges sont différents, et je le dis avec le plus grand respect. Je ne pense pas qu’on puisse facilement comparer le rôle de la magistrature dans le contexte de la primauté du droit au rôle également, mais différemment, important du Sénat ou de la Chambre des communes. Les rôles sont différents, tout autant que les attentes à leur égard, et celui de l’indépendance de la magistrature est un facteur de taille dans ce contexte.

Je ne critique pas votre question, mais je ne suis pas d’accord avec le fait de comparer des sénateurs et des juges ou des universitaires et des juges. Mes dépenses sont aussi publiques, au bout du compte. Bien entendu, les miennes ne sont pas aussi importantes que les vôtres, mais je suis aussi payé par le secteur public. Je pense qu’il est approprié que tout ce que je fais publiquement à titre d’universitaire rémunéré puisse être publié à la une du Globe and Mail, que je sois tenu de rendre des comptes et que je puisse justifier mes dépenses. Je l’accepte comme faisant partie de mon rôle, comme je parie que vous le faites tous dans votre rôle à vous.

Cependant, les juges jouent un rôle différent selon moi. Mon premier argument est que je ne pense pas que nous puissions comparer facilement le rôle des juges, qui requiert impartialité et indépendance, à d’autres rôles publics importants, mais différents.

Ensuite, le public peut-il faire la distinction et comprendre? Avec tout le respect que je lui dois, parfois oui et parfois non. Vous savez beaucoup mieux que moi où nous avons vu des scandales des dépenses, en particulier au Sénat, mais pas seulement. À mon avis, certains de ces scandales ont été vraiment injustes. Les renseignements les concernant n’ont pas été fournis adéquatement, et je ne pense pas que le public comprenne toujours pourquoi c’est important pour les gens de voyager différemment, les types de déplacements que les gens font, et cetera.

Alors je ne suis pas sûr de faire aussi confiance au public que certains. Cela dépend aussi du type de renseignements qu’on lui donne quand cela survient.

Le sénateur Gold : Je ne peux pas résister, mais à titre d’ancien professeur et d’ancien doyen associé à Osgoode Hall Law School, c’est pour moi un plaisir de vous voir ici aujourd’hui. Vous me faites me sentir vieux, car c’était il y a longtemps, et nous ne nous connaissions pas. Merci d’être ici.

Je crois savoir que, bien que vous pensiez qu’il s’agit d’une solution en quête d’un problème, vous préféreriez une approche collective plutôt qu’individuelle. Alors ma question est la suivante : vous préoccuperiez-vous toujours du fait que même si nous options pour l’approche globale collective, le public pourrait continuer à mal comprendre la distinction entre différentes administrations et instances dans lesquelles les coûts de déplacement et autres dépenses du genre varient? À cet égard, qui devrait être le porte-parole du tribunal qui fait l’objet de critiques pour avoir dépensé beaucoup plus que son homologue ailleurs au Canada?

Et si nous privilégions une approche globale, seriez-vous toujours préoccupé par le nouvel article 90.22 et le fait que le rôle de déterminer quels renseignements sont ou non publiés est confié au greffier, à l’administrateur en chef ou au commissaire au lieu du juge en chef?

M. Farrow : Merci beaucoup. Merci d’avoir souligné notre ancien rôle commun de doyens associés.

Pour répondre à votre première question concernant la globalité, oui, j’estime toujours que cela pose problème. À quoi cela pourrait-il ressembler?

Laissez-moi vous expliquer mon raisonnement. De toute évidence, je ne suis pas juge, et il est clair que si nous nous adressions à des juges, ils auraient une expérience plus directe concernant leurs déplacements réels et tout.

J’offre pas mal de formation aux juges à l’Institut national de la magistrature. Je passe pas mal de temps avec des juges en chef adjoints et des juges en chef en contexte éducatif dans différentes régions du pays. J’ai donc eu de nombreuses occasions de voir les différents niveaux de participation de divers tribunaux et de divers programmes, qui seraient tous, globalement, assortis de renseignements quelconques, sans doute, en fonction de ce que vous recommandez et de ce qui finit par être approuvé.

Alors encore une fois, je vous demanderais de faire preuve de patience, car je fais des suppositions. Je travaille avec des hypothèses, mais je pourrais facilement imaginer un type de concurrence douteuse ou de perspective selon laquelle les juges de l’Alberta doivent, en quelque sorte, être plus instruits parce qu’ils passent plus de temps à assister aux séances de l’Institut national de la magistrature ici. Le Nouveau-Brunswick, qui est votre province, je crois, si je ne m’abuse... peut-être que je me trompe. Désolé si j’ai commis une erreur.

Le sénateur Gold : Ce n’est pas grave. Je viens du Québec.

M. Farrow : Je suis désolé. Les juges du Québec sont sûrement les mieux instruits grâce à leurs déplacements, au calibre des gens qui les forment, et j’en passe. On peut imaginer comment ces différences frôlent déjà le voyeurisme en ce qui concerne les activités des juges et les différents niveaux d’éducation, d’autant plus que les juges en chef adjoints et les juges en chef seront ensuite appelés à défendre ces différences. Je peux facilement imaginer un tel article dans le Globe and Mail.

Dans un autre contexte, nous voyons depuis quelques années les juges en chef des tribunaux de première instance en Alberta réclamer la nomination d’un plus grand nombre de juges, mais nous commençons alors à entendre d’autres juges en chef dire : « Eh bien, qu’en est-il de nous? Nous avons, nous aussi, plusieurs postes vacants à pourvoir. » Personne n’aime voir une telle situation dans notre système de justice parce que, selon moi, cela ne contribue en rien à renforcer la confiance. Au contraire, les choses prennent une autre tournure.

Est-ce que ce sera le plus gros problème auquel nous ferons face dans le secteur de la justice au Canada? Non. Par contre, est-ce que cette pratique ajoutera de la valeur, ou risque-t-elle plutôt d’avoir l’effet contraire? Pour moi, cela soulève certaines inquiétudes.

La deuxième partie de votre question était de savoir si je serais toujours préoccupé par l’article 90.22 si nous privilégions une approche globale. Je vous répondrai que oui, non seulement à cause du risque d’un parti pris réel ou d’un manque d’indépendance du point de vue administratif, mais aussi en raison de l’indépendance perçue.

Pour revenir à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Valente ou au renvoi du juge, la troisième condition, à savoir l’indépendance administrative, est essentielle à toute cette notion. Si nous confions au commissaire le rôle d’arbitre chargé de déterminer ce qui compte et ce qui ne compte pas ou quelles données ne devraient pas être produites, cela ira à l’encontre non seulement de ce que nous essayons d’accomplir en matière d’indépendance, mais aussi de la raison pour laquelle nous avons créé le Conseil canadien de la magistrature.

Le sénateur McIntyre : Merci, monsieur Farrow, de votre exposé. J’ai deux brèves questions sur le projet de loi C-58.

Tout d’abord, le projet de loi précise que certaines dispositions ne s’appliquent pas aux activités du Conseil canadien de la magistrature. J’aimerais savoir ce que vous en pensez.

Vous avez peut-être répondu en partie à ma deuxième question, mais en tout cas, le projet de loi demande au registraire de la Cour suprême du Canada, à l’administrateur en chef ou au commissaire à la magistrature fédérale de prendre la décision définitive quant à savoir si une publication pourrait nuire à l’indépendance judiciaire.

Pensez-vous que la décision devrait relever du juge en chef du tribunal concerné, ou pourrait-on mettre en place un autre processus pour veiller à ce qu’un membre de l’exécutif n’ait pas le dernier mot sur cette question? Le cas échéant, en quoi pourrait consister ce processus?

M. Farrow : En réponse à la première partie de votre question, à savoir que certaines dispositions ne s’appliquent pas à la magistrature ou au Conseil canadien de la magistrature — et j’ai le projet de loi devant moi, mais je ne vais pas le consulter à moins que ce soit nécessaire parce que je l’ai lu très attentivement —, ce qui me préoccupe, ce sont les aspects précis qui se limitent aux juges au chapitre des dépenses, alors que les juges — si je comprends bien votre question — ne seraient pas assujettis, par exemple, aux contrats de plus de 10 000 $; autrement dit, les articles concernant les juges se limitent vraiment aux dépenses.

Est-ce le fond de votre question en ce qui concerne la première partie?

Le sénateur McIntyre : Oui.

M. Farrow : Je suppose que la première partie comporte deux aspects. Supposons un instant que vous vouliez faire adopter ces modifications. Selon moi, plus l’objet est limité, mieux c’est; par conséquent, il serait préférable de prévoir des montants limités de dépenses plutôt que d’adopter une perspective plus large.

Par ailleurs, les dépenses des juges seraient en quelque sorte exemptées, mais celles du registraire et de l’administration d’un tribunal seraient plus ouvertes; ce serait mieux que rien, mais je ne suis toujours pas rassuré de savoir que nous mettons trop l’accent sur les dépenses administratives des tribunaux sans vraiment tenir compte de l’impartialité. Je tiendrais quand même à ce qu’il y ait une zone de protection ou de confidentialité pour le bon fonctionnement du bureau du juge en chef ou du juge en chef adjoint, de sorte que leurs dépenses et les renseignements soient bien arrimés aux décisions administratives qu’ils prennent; par exemple, quels juges devraient se déplacer et à quelle fréquence, et est-ce que leurs registraires dépensent, eux aussi, certaines sommes d’argent? Voilà autant de questions qui touchent directement à la notion d’indépendance.

Je sais que ce n’est pas une réponse parfaite, mais je ne veux pas que nous provoquions, par inadvertance, des conséquences inattendues en accordant trop d’attention aux dépenses liées à l’administration des tribunaux, ce qui, à mon sens, n’est pas totalement séparé de la notion de pouvoir judiciaire et d’indépendance judiciaire. Voilà une réponse nébuleuse à la première partie de votre question, mais en somme, j’ai des réserves à cet égard.

Relativement à la deuxième partie de votre question — si je ne me trompe pas et si je ne simplifie pas les choses à outrance —, advenant l’adoption du nouvel article 90.22 ou de toute autre version connexe quant à la désignation d’un arbitre ultime en ce qui concerne la question de savoir qui est la bonne personne ou le bon organisme pour décider si les dépenses judiciaires sont appropriées, cette décision doit relever des juges, et non de l’exécutif. Elle doit continuer d’être prise individuellement par les juges en chef des tribunaux ou, collectivement, par l’entremise du Conseil canadien de la magistrature.

Ce que j’éviterais de faire à tout prix, c’est d’aller au-delà du pouvoir judiciaire et d’empiéter sur ce qui pourrait être décrit comme le pouvoir exécutif ou administratif.

Le sénateur McIntyre : Merci.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Si je comprends bien votre exposé, vous avez examiné d’autres magistratures?

[Traduction]

M. Farrow : Oui. Je faisais allusion aux autres pays où j’ai travaillé avec des juges et des avocats, en particulier sur la question de l’indépendance.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Où se situe le Canada, si on le compare aux pays modernes, par rapport à la divulgation du type d’informations que prévoit le projet de loi?

[Traduction]

M. Farrow : Permettez-moi de dire deux choses. Tout d’abord, je dois admettre mon incapacité de donner une réponse parfaite à votre question. Je n’ai pas l’impression d’avoir toutes les données à ce sujet. Il se pourrait que vous ayez des renseignements qui soient plus à jour que les miens. Je ne pense pas que je puisse vous dire avec certitude où se situe au juste le Canada par rapport au Royaume-Uni, aux États-Unis, à l’Australie, à l’Inde, à l’Afrique du Sud ou à d’autres pays potentiellement comparables.

Cela dit, à ma connaissance, aucun pays semblable au nôtre n’exige la divulgation des dépenses judiciaires de façon aussi poussée que ce qui est prévu dans le projet de loi. Je me trompe peut-être, mais pour autant que je sache, ce serait contraire aux principes de ces pays. Je ne peux pas l’affirmer en toute confiance parce que, comme je l’ai dit au début, je ne pense pas que mes données soient complètes.

Il y a peut-être une question qui sous-tend la vôtre : comparativement aux pays semblables, ainsi qu’à d’autres pays, quelle place cette mesure législative conférerait-elle au Canada? Pour ma part, je crois que nous ferions un pas arrière par rapport aux pays semblables.

Comme je l’ai dit dans mes observations préliminaires, je trouve inquiétant que nous nous engagions dans cette voie en vue d’essayer d’accroître l’accès aux renseignements — ce qui est une bonne chose, comme nous en convenons probablement tous dans une certaine mesure —, car même si cela permet peut-être d’améliorer un aspect, nous risquons d’accuser un retard par rapport à certains des pays semblables au chapitre de l’indépendance judiciaire. Je m’inquiète de l’érosion de la primauté de droit. Je ne vais pas répéter ce que j’ai dit au début, mais je crois que ce n’est pas une mince affaire à envisager. Je le pense vraiment.

Voilà donc la situation dans les pays semblables au nôtre.

Je peux penser à des pays où l’indépendance relève beaucoup plus d’une aspiration, comme certains pays d’Asie où j’ai travaillé, certains systèmes en ex-Yougoslavie et les systèmes inspirés surtout du droit civil napoléonien, comme la Russie ou l’Union soviétique et la Chine. Tous sont dotés de régimes sophistiqués selon leurs propres mérites, mais ils ne pourraient pas s’octroyer le mérite d’avoir une magistrature particulièrement indépendante. Pour avoir travaillé avec des représentants de ces pays, je peux également dire qu’ils aspirent, à plusieurs égards, à accroître l’indépendance de la magistrature.

Parlant de pays semblables, je crois que cela nous ramènerait en arrière. Je pense aussi que, dans le cas des pays qui essaient de se rapprocher d’un tel modèle, ce serait incompatible avec les aspirations de nombreux pays qui visent à se conformer à un ensemble commun de principes — par exemple, la déclaration des Nations Unies sur l’indépendance judiciaire.

Ce n’est pas une réponse parfaite à votre question, mais je suis content que vous l’ayez posée parce que je pense que l’expérience internationale, compte tenu de la réalité et de certains des risques et des aspirations, nous amène à nous éloigner de ce genre de modifications, au lieu de nous en rapprocher.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : J’aurais dû poser ma question différemment, mais je vous remercie tout de même de la réponse. Dans les sociétés démocratiques, un courant existe au sein de la population en ce qui concerne l’exigence de responsabilité de la part des administrateurs, que ce soit sur le plan de la magistrature, de la politique ou de l’administration publique. Les exigences en matière de transparence sont beaucoup plus grandes pour ce qui est des fonds publics. Je pense que le projet de loi C-58 s’inscrit dans cette philosophie de transparence en ce qui a trait aux dépenses de la magistrature. Ce genre de courant est-il strictement nord-américain, ou est-ce qu’on l’observe également en Europe et dans d’autres démocraties ?

[Traduction]

M. Farrow : Je comprends bien votre question maintenant, et je suis désolé d’y avoir répondu sous un autre angle.

Oui, les sociétés démocratiques devraient prôner la reddition de comptes, et je ne pense pas que les tribunaux ou les juges soient exemptés de cette notion. À mon avis, ce serait, en pratique, une mauvaise idée si les tribunaux et les juges pouvaient simplement dire : « Nous sommes au-dessus de tout cela. » Si j’étais un juge en chef, je me déroberais ainsi à mes responsabilités. Je doute que ce soit conforme à l’essentiel des discussions tenues actuellement à la Cour suprême du Canada sur l’accès à la justice et les changements de culture concernant le rôle des juges dans le but de rendre la justice plus accessible, plus conviviale et, en fait, plus efficace pour les Canadiens.

Je pense donc que des pressions sont exercées en faveur de la reddition de comptes. La magistrature est appelée à assumer une responsabilité et à jouer un rôle important à cet égard, faute de quoi le public contournera les tribunaux pour recourir à l’arbitrage privé, à eBay ou à toute autre notion de justice, ce qui serait, à mon sens, très inquiétant. Par conséquent, les juges n’échappent pas à l’obligation de rendre des comptes.

Cela dit, je ne pense pas que la reddition de comptes passe par la publication des états de dépenses. Elle repose plutôt sur le rôle des tribunaux dans la prestation de la justice aux Canadiens. C’est là un autre sujet de conversation. Votre question ne portait pas là-dessus, mais je pense que la reddition de comptes et les résultats attendus de la part de notre système de justice dépendent de la question de savoir si nos tribunaux sont accessibles, fonctionnels et efficaces pour les Canadiens. Selon moi, ce serait une discussion à tenir une autre fois.

Toutefois, la reddition de comptes dont nous parlons aujourd’hui n’améliorera en rien la situation. Au contraire, je crois que les juges craindront davantage de prendre des décisions courageuses. Les juges s’inquiéteront ainsi de leur indépendance et de leur impartialité perçue. Cela ajoutera une couche de complexité qui ira à l’encontre d’une magistrature brave et indépendante dont nous avons besoin, non seulement pour les cas difficiles, mais aussi pour les plaideurs ordinaires qui se représentent eux-mêmes et pour les affaires courantes où nous voulons que les juges interviennent de manière active et rigoureuse.

À mon avis, les tribunaux ne sont pas à l’abri d’un examen minutieux, mais ce dont nous parlons aujourd’hui concerne une autre forme d’examen minutieux.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : J’ai une troisième question peut-être plus embêtante en ce qui concerne les énormes délais dans notre système judiciaire qui varient d’une province à l’autre. Notre système judiciaire va jusqu’à libérer des assassins qui n’ont pas subi de procès. Notre comité a mené une étude magistrale à ce sujet. Est-ce que cela met de la pression sur les politiciens pour ce qui est de la transparence des budgets dépensés dans le système judiciaire? Les juges sont les premiers boucs émissaires de la population. On entend parfois dire que si les délais sont aussi longs dans le système judiciaire, c’est parce que nos juges ne travaillent pas assez fort et que les palais de justice n’ont pas des heures de travail aussi longues qu’ailleurs. Cette situation ne vient-elle pas aussi mettre davantage de pression sur les magistrats, pour qu’ils soient plus redevables envers la population en ce qui a trait à la performance du système?

[Traduction]

M. Farrow : Je ne dirais pas que les questions précédentes étaient faciles, mais je suis d’accord avec vous pour dire qu’il s’agit d’une question difficile.

Je songe au contexte de ce dont vous parlez, à savoir la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Jordan, décision qui a été rendue il n’y a pas si longtemps et qui a créé des pressions immenses sur les tribunaux. D’ailleurs, la Cour suprême du Canada examinait hier le contexte de certains de ces problèmes, surtout en ce qui a trait aux retards mettant en cause de jeunes accusés. C’est un problème auquel la cour fait face. Je crois qu’il serait juste de dire — et je suis sûr que votre comité en sait plus que moi — que les tribunaux subissent de fortes pressions pour produire des résultats et en faire davantage avec ce qu’ils ont. Nous avons certainement entendu ce message de la part des juges en chef adjoints partout au pays, ainsi que des juges en chef, en ce qui concerne les préoccupations liées à l’effectif et aux nominations. Alors, oui, c’est un sujet très important à l’heure actuelle.

Est-ce que cela signifie qu’il y a une intensification des pressions au chapitre de la transparence quant à la façon dont les tribunaux fonctionnent? Je pense que cela mérite probablement une réponse plus étoffée. Je ne sais pas si je vais y parvenir dans le peu de temps dont je dispose, mais je vais tenter le coup.

Quand les citoyens jettent un coup d’œil au registre des dossiers, j’entends souvent des gens dire: « C’est incroyable de voir à quel point les heures de travail d’un juge sont courtes. » Ce qu’ils ne savent pas, c’est que le juge se présente au travail à 8 heures, s’occupe des requêtes préalables aux procès, répond aux courriels à l’heure du dîner, établit son programme de formation judiciaire et lit des mémoires de 16 heures à minuit afin de se préparer pour la journée suivante. Aucune de ces tâches n’est publiée, et rien de tout cela n’est vraiment pris en considération. Les gens ont donc l’impression que la cour travaille selon un horaire d’été. Bien entendu, les juges ne peuvent pas en parler, et personne ne s’en soucie vraiment. C’est un exemple d’information imparfaite qui me préoccupe.

Si nous devions publier des renseignements sur les dépenses — chose à laquelle je m’oppose —, il faudrait que nous nous y prenions avec beaucoup de prudence et d’attention, mais le contexte actuel des médias et d’Internet ne rendra pas justice à cet objectif. Nous nous retrouverons alors dans une situation imparfaite où les juges auront à défendre une dépense qui ne signifie pas grand-chose.

Je préfère de loin que nous — et j’entends là les universitaires, le gouvernement et les juges — travaillions ensemble sur les résultats attendus de la part des tribunaux en ce qui concerne l’accès à la justice pour les Canadiens. C’est là que la question de reddition de comptes entre en ligne de compte, et je sais que les juges en chef déploient des efforts en ce sens.

Ce n’est pas, me semble-t-il, la bonne question à me poser. J’espère que je ne froisse personne. Je ne me moque vraiment pas du projet de loi; je le prends très au sérieux. Je ne pense tout simplement pas que ce soit le bon objectif pour le genre de redditions de comptes que nous devrions envisager.

Le président : Monsieur Farrow, vous avez dit, dans votre déclaration liminaire, que vous vouliez faire une brève observation au sujet de l’article 15 du projet de loi, qui porte sur le secret professionnel de l’avocat. Cette disposition permettrait au commissaire à l’information d’examiner les documents et d’avoir accès à la relation visée par ce privilège.

Voulez-vous en parler brièvement? Il nous reste cinq minutes. Nous serions certes disposés à écouter votre point de vue avec attention.

M. Farrow : Mes observations reposent sur mon expérience à titre d’ancien avocat plaidant qui enseigne maintenant l’éthique juridique et le processus judiciaire, surtout dans le domaine du secret professionnel et de la confidentialité. C’est un sujet que je connais assez bien.

J’ai assurément d’importantes réserves quant à l’article 15 et à l’idée de remplacer le paragraphe 36(2) de la loi. Compte tenu du peu de temps dont je dispose, je ne m’attarderai pas sur l’importance du secret professionnel. Je me contenterai de dire que, de l’avis de bien des gens — et je n’insinue pas que les sénateurs ici présents pensent de la sorte —, les gouvernements devraient être traités différemment des clients réguliers. À certains égards, je pense que c’est vrai. En effet, vu l’importance de l’intérêt public et le mandat de protéger essentiellement l’intérêt public, le gouvernement est différent de certains plaideurs privés, par exemple.

Cela dit, je ne crois pas que l’importance du secret professionnel soit nettement différente dans le cas d’un client gouvernemental par rapport à un client privé. Pour dire les choses simplement, en tant que membre du public, je voudrais encourager les organismes gouvernementaux à se doter d’un espace propice au débat, à l’examen et à la réflexion afin de déterminer le recours juridique qui s’impose pour une ligne de conduite donnée.

S’il était vrai qu’en ce moment, nous causions en quelque sorte l’érosion du secret professionnel sur le plan des documents et des renseignements gouvernementaux, comme le propose la disposition, cela mettrait en péril cet espace sûr pour les gouvernements — espace qui est, à mon avis, d’une très grande importance —, pour discuter de la ligne de conduite appropriée. J’encouragerais la protection de cet espace, plutôt que son érosion. Je pense que c’est crucial.

Je n’entrevois pas non plus un problème considérable jusqu’à maintenant, en dépit de ce que nous voyons actuellement partout dans les médias. J’espère que cet espace sera protégé.

Par ailleurs, si vous deviez adopter ces modifications — chose que je ne vous conseille pas —, je crois que vous ratisseriez trop large en raison de la portée beaucoup trop vaste des dispositions. Vous serez au courant des arrêts de la Cour suprême du Canada, mais le mandat de suspendre ou d’enfreindre le secret professionnel exige que nous procédions de manière très étroite, très ciblée et, je dirais, au cas par cas. À mon avis, ce n’est pas ce qui est prévu dans les modifications actuelles.

J’ai donc des réserves à cet égard. Il s’agit principalement de protéger cet espace sûr pour les clients gouvernementaux, ce qui est, selon moi, d’une grande importance pour le bon fonctionnement du gouvernement.

Le président : Comme il n’y a pas d’autres questions et puisque nous devons évidemment libérer la salle pour le prochain comité, je tiens à vous offrir, monsieur Farrow, au nom de tous les sénateurs ici présents, nos remerciements respectueux. Nous vous sommes très reconnaissants d’avoir mis à profit vos connaissances et votre expérience concernant le système judiciaire, surtout la façon dont la magistrature doit s’adapter aux besoins d’aujourd’hui et les mesures que nous pouvons prendre pour concilier tous ces objectifs concurrents.

Merci infiniment de votre contribution.

M. Farrow : Merci beaucoup et bonne chance dans vos délibérations.

Le président : Quelqu’un peut-il proposer une motion pour l’autorisation d’un budget de 6 000 $ en vue d’acheter des copies du nouveau Code criminel pour tous les membres permanents du comité permanent?

La sénatrice Boyer en fait la proposition.

Le sénateur Boisvenu : En débat.

[Français]

Le sénateur Carignan : Je comprends que la motion vise l’achat de copies du nouveau Code criminel. Depuis quelque temps, j’aimerais avoir accès à des banques de données comme Quicklaw, mais nous n’y avons pas accès. Seule la Bibliothèque du Parlement y a accès, malheureusement. Serait-il possible de vérifier si la Bibliothèque du Parlement peut étendre sa licence ou si nous devons payer? Ce serait intéressant d’avoir accès à la banque de données Quicklaw.

[Traduction]

Le président : Je crois que nous aurions à nous y abonner individuellement, mais je pourrais me renseigner.

Avant tout, j’ai besoin que la motion soit appuyée pour autoriser l’achat des copies du Code criminel. La question de Quicklaw relève d’une autre motion, et je vous reviendrai là-dessus.

Ai-je le consentement des sénateurs pour autoriser le montant de 6 000 $?

Des voix : D’accord.

Le président : D’accord. Merci.

[Français]

Maintenant, sénateur Carignan, bien sûr, je vous écoute sur l’abonnement des membres du comité à Quicklaw.

Le sénateur Carignan : Comme nous adoptions un budget de 6 000 $ sous la rubrique « livres, journaux, périodiques et frais divers », je croyais que nous pourrions inclure Quicklaw dans ces éléments.

Le président : Nous devons faire des recherches pour déterminer si le budget de 6 000 $ est suffisant pour couvrir l’abonnement individuel des sénateurs à Quicklaw. Si ce n’est pas le cas, je soulèverai la question au Comité de la régie interne, où les honorables sénateurs sont représentés des deux côtés, et je vous reviendrai plus tard avec une proposition.

Le sénateur Carignan : Avec un budget modifié, s’il vous plaît.

Le président : Comme on dit en mauvais français, sécurisons l’achat des copies du Code criminel, car nous en avons besoin.

Le sénateur Carignan : Au moins, nous aurons nos marteaux.

Le président : Pour la question de l’abonnement à Quicklaw, je pourrai à ce moment-là vous revenir à la prochaine réunion et demander votre soutien pour couvrir cet abonnement, si cela vous agrée.

Le sénateur Carignan : Oui.

[Traduction]

Le président : Y a-t-il d’autres questions à ce sujet?

Merci, chers collègues.

(La séance est levée.)

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