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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule no 61 - Témoignages du 9 mai 2019


OTTAWA, le jeudi 9 mai 2019

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C-75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, se réunit aujourd’hui, à 10 h 30, pour étudier ce projet de loi.

Le sénateur Serge Joyal (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Honorables sénateurs, bienvenue à cette séance qui marque la suite des témoignages d’experts qui sont invités par le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles dans le cadre de son étude du projet de loi C-75, une loi qui amende le Code criminel —

[Traduction]

... la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois.

Nous avons ce matin le privilège de recevoir Julia Beazley, directrice de l’Evangelical Fellowship of Canada, ainsi que Katherine Hensel, avocate membre de l’Association du Barreau autochtone. Nous sommes enchantés de vous compter parmi nous, madame Beazley.

C’est un plaisir et un honneur de vous recevoir toutes les deux ce matin afin d’entendre votre opinion sur le projet de loi C-75.

[Français]

Par vidéoconférence, nous accueillons du Service de police de Longueuil, M. Ghyslain Vallières, policier préventionniste, projet MOBILIS, qui est un projet spécial mené par la Ville de Longueuil et qui vise à lutter contre le trafic des personnes. Il est accompagné de Mme Joëlle Safadi, coordonnatrice psychosociale, projet MOBILIS. Je vous souhaite la bienvenue.

J’aimerais d’abord inviter Mme Beazley et Mme Hensel à prendre la parole. Par la suite, nous entendrons M. Vallières.

[Traduction]

Julia Beazley, directrice, Politique publique, Evangelical Fellowship of Canada : Monsieur le président, distingués membres du comité, bonjour et merci de m’offrir l’occasion de participer à votre étude sur la modification du Code criminel.

L’Evangelical Fellowship of Canada est l’association nationale des chrétiens évangélistes du Canada. Depuis 1964, il offre un forum national aux quatre millions d’évangélistes du pays et une voix constructive pour les principes bibliques à suivre dans la vie et en société.

Nous nous préoccupons de la reclassification d’un certain nombre d’infractions du Code criminel prévue dans le projet de loi C-75, des infractions qui, pour nous, font intervenir des principes bibliques qui enseignent le respect de la dignité humaine, la protection des personnes vulnérables et la liberté de culte, principes qui se retrouvent également dans la vie et la société canadienne.

Les lois pénales sont l’expression des normes sous-jacentes de la société, exprimant et renforçant les engagements fondamentaux qui cimentent la société. On dit souvent que la loi est un instrument d’enseignement.

Nous devons soigneusement évaluer les répercussions des modifications apportées au code. La classification d’une infraction tend à rendre compte de la gravité du comportement visé. En les reclassifiant, on donne l’impression que ces infractions constituent maintenant des violations moins graves de la dignité humaine et des menaces moins sérieuses à la société et à la cohésion sociale, et qu’elles portent moins préjudice aux plus vulnérables d’entre nous.

Nous croyons comprendre que la reclassification des infractions vise notamment à réduire les retards dans le système de justice pénale, mais notre objectif devrait consister à faire justice en temps opportun, de manière à servir l’intérêt public, à combler les besoins des victimes et à protéger la communauté en général.

Selon nous, la reclassification de certaines infractions proposée dans le projet de loi enverrait le mauvais message et aurait une incidence négative sur l’administration de la justice. Les infractions graves doivent continuer d’être considérées comme telles.

Nous recommandons que le paragraphe 176(1), qui porte sur le fait de gêner un ministre du culte ou de lui faire violence, ne soit pas reclassifié. Les officiants religieux qui accomplissent leur devoir religieux représentent l’ensemble du groupe confessionnel. Les infractions commises à l’endroit de ces officiants et des fidèles ont un caractère et une motivation uniques, et leurs effets se font sentir dans toute la communauté et chez chaque membre.

Nous devons étudier attentivement le message que nous envoyons si on reclassifie l’infraction consistant à gêner un ministre du culte ou à lui faire violence, particulièrement à une époque où se multiplient les incidents et les attaques contre des groupes confessionnels et des officiants. Plus de 40 p. 100 des crimes haineux commis au pays en 2017 ont été perpétrés contre une religion, une augmentation de 83 p. 100 par rapport à l’année précédente.

Nous pensons à la terrible attaque commise contre des musulmans en prière à Québec en 2017. En mars dernier, des prêtres catholiques en devoir ont été victimes d’attaques à Montréal et à Edmonton. Une tendance se fait jour. Compte tenu de la gravité de cette tendance, nous devrions renforcer et non affaiblir la protection, même si les infractions n’ont pas souvent été utilisées jusqu’à maintenant.

La traite de personnes et l’exploitation sexuelle constituent une grave violation des droits de la personne. Nos lois et nos politiques doivent témoigner de manière cohérente de la gravité de ces infractions.

Au Canada, les femmes et les filles sont les principales victimes de la traite des personnes et du commerce du sexe. Environ 95 p. 100 des accusations de trafic portées au Canada au cours des 12 dernières années concernaient des affaires de nature intime, principalement l’exploitation sexuelle. Approximativement 95 p. 100 des victimes étaient des femmes, dont 72 p. 100 avaient moins de 25 ans et le quart avait moins de 18 ans. Nous voulons réduire substantiellement et décourager le plus possible cette exploitation, et non faire en sorte que ceux qui exploitent les victimes subissent des conséquences moindres.

Nous recommandons que le paragraphe 279.02(1) sur l’avantage matériel et le paragraphe 279.03(1) sur la rétention ou la destruction de documents sur les victimes adultes ne soit pas reclassifiés en infractions mixtes.

Les adultes exploités sont souvent des enfants exploités devenus majeurs. Les victimes devenues adultes selon la loi peuvent déjà se sentir abandonnées par un système qui leur offre peu de soutien et de services, et qui considère les crimes commis contre elles comme moins sérieux.

En outre, en raison de la nature du contrôle que les trafiquants exercent sur les victimes, le fait que ces dernières craignent souvent de témoigner nuit à la réussite des poursuites. Les victimes ont peur de faire l’objet de représailles de la part des trafiquants, qui pourraient purger des peines minimales de prison avant d’être libérés.

Nous considérons que le fait de traiter les infractions relatives à la traite de personnes par voie sommaire, ce qui les rend passibles de peines plus légères, fait fi des risques bien réels auxquels s’exposent les victimes et n’encourage pas ces dernières à témoigner. Qui plus est, cela ne tient pas compte de l’impact disproportionné des changements sur les victimes autochtones et marginalisées.

Au paragraphe 286.2(1), l’infraction relative à l’avantage matériel de la traite de personnes ne devrait pas être convertie en infraction mixte. Cette disposition vise les personnes qui profitent de la vente des services sexuels de quelqu’un d’autre. Nos lois ont pour objectif de prévenir l’exploitation. En ciblant la demande de services sexuels rémunérés qui encourage la traite de personnes, elles constituent un outil essentiel dans la lutte contre l’exploitation sexuelle.

Le projet de loi propose enfin de reclassifier l’infraction consistant à tenir une maison de débauche, qui figure à l’article 210. Le comité de la justice a été plus loin en éliminant les dispositions relatives aux maisons de débauche et la définition de maison de débauche. Nous admettons que l’application de cette disposition a toujours été complexe et difficile, d’autant plus qu’elle avait une incidence sur la communauté LGBTQ, et nous respectons le fait que le gouvernement souhaite rectifier la situation. Nous considérons toutefois que ce n’est pas la bonne solution.

Ce qui nous intéresse particulièrement à propos de cette disposition, c’est le fait qu’elle peut servir à lutter contre la propriété et l’exploitation d’installations comme des bordels, des salons de massage ou des centres holistiques où des personnes sont souvent gardées prisonnières afin d’y offrir des services sexuels. Les organismes d’exécution de la loi, les fournisseurs de services et, certainement, les survivants confirment que la traite des personnes est courante dans ces installations.

Nous recommandons que cet outil ne soit pas éliminé du Code criminel, mais plutôt considérablement renforcé afin qu’il s’applique clairement aux endroits où une ou plusieurs personnes en contrôlent ou en gèrent d’autres afin de les exploiter et d’en tirer des avantages matériels.

Notre mémoire écrit contient des recommandations précises auxquelles vous pourrez vous référer une fois qu’il aura été traduit.

Le président : Merci beaucoup, madame Beazley, de votre contribution. Votre mémoire a été remis aux membres du comité ce matin.

[Français]

Encore une fois, bienvenue, madame Hensel.

[Traduction]

Vous avez la parole.

Katherine Hensel, avocate, Association du Barreau autochtone : Bonjour et merci à tous de m’avoir invitée à représenter l’Association du Barreau autochtone devant le comité.

Les membres du comité ne s’étonneront pas que les 18 derniers mois ont été très difficiles pour l’Association du Barreau autochtone et les Autochtones en ce qui concerne leur relation avec le système canadien de justice pénale.

L’Association du Barreau autochtone est composée de juristes, d’avocats et d’étudiants en droit de toutes les régions du pays. Sachez que les avocats autochtones jouent un rôle unique dans le système de justice pénale, dont ils agissent à titre d’observateurs. Nous composons avec un système fondamentalement colonial au lieu d’appliquer des rituels et des protocoles. Nous le faisons de notre propre chef, contrairement à la plupart des Autochtones se trouvant dans les salles d’audience du Canada.

Nombre d’entre nous considèrent que nous devons respecter les lois de notre peuple, dont nous avons le bien-être à cœur, mais nous agissons aussi, ici encore de façon volontaire, à titre d’agents de la cour déterminés à protéger l’intégrité et les valeurs du système et des lois du Canada. Nous pouvons faire en sorte que le système respecte ses propres normes d’équité et d’acuité, et fonctionne de manière à dispenser la justice et à protéger les Autochtones, qu’ils soient des victimes, des plaignants, des accusés, des contrevenants ou des témoins.

Nous le répétons, la dernière année a été très difficile pour les Autochtones sur le plan de leur capacité à garder confiance à l’égard du système canadien de justice pénale. Nous faisons notamment remarquer que les enquêtes policières, les processus juridiques et les verdicts dans les procès de Gerald Stanley et de Raymond Cormier nous révèlent que le système de justice pénale fonctionne actuellement de telle sorte qu’il ne réussit absolument pas à servir les intérêts des Autochtones du Canada, y compris quand vient le temps d’en protéger la vie, la liberté et la sécurité, ou de décourager les contrevenants ou de les tenir responsables de leurs actes quand nous sommes victimes de violence pouvant mener jusqu’à la mort.

En outre, le comité ne s’étonnera pas que l’Association du Barreau autochtone considère, et ce point de vue n’est pas controversé, que les Autochtones continuent de languir parfois dans des conditions cruelles et inhumaines quand ils sont accusés ou condamnés. Les taux d’incarcération et d’isolement des Autochtones au pays sont considérablement plus élevés que ceux des Canadiens non autochtones.

Les avocats autochtones observent ces phénomènes et, malgré tous les efforts déployés, ne peuvent que conclure qu’ils servent parfois un système qui va fondamentalement à l’encontre du bien-être et de la protection des membres et des enfants de notre peuple.

Nous soulignons que le projet de loi C-75 vise à corriger à la pièce plusieurs éléments du système de justice pénale quand la discrimination et d’autres mesures inéquitables ont pour conséquence de rendre les tribunaux canadiens injustes et non sécuritaires pour les Autochtones.

L’Association du Barreau autochtone appuie ces mesures, tout en faisant remarquer qu’il s’agit de conditions nécessaires, mais insuffisantes pour améliorer le système de justice canadien. Nous soutenons notamment les modifications relatives à la caution, à l’abolition de la récusation péremptoire, à d’autres rectificatifs systémiques concernant le système de sélection du jury et à la traite de personnes.

Je remarque que vous entendrez Jonathan Rudin, des Services juridiques pour les Autochtones. Nous appuyons et faisons nôtres ses observations sur les modifications, ainsi que les propos qu’a tenus la commissaire Buller hier.

Le président : Je vous remercie beaucoup, madame Hensel.

[Français]

Nous entendrons maintenant, au nom du Service de police de Longueuil, M. Ghyslain Vallières, qui, je crois, est impliqué dans le projet MOBILIS.

J’imagine que vous aurez l’occasion de nous présenter le projet. Je rappelle que M. Vallières est accompagné de Mme Joëlle Safadi, qui est la psychologue responsable de la coordination du projet.

Monsieur Vallières, nous écoutons votre présentation.

Ghyslain Vallières, policier préventionniste, projet MOBILIS, Service de police de Longueuil : Merci beaucoup. Au nom du directeur du Service de police de l’agglomération de Longueuil, M. Fady Dagher, nous vous remercions de nous avoir permis de nous exprimer aujourd’hui. Nous nous attarderons plus particulièrement sur l’article 386 du projet de loi C-75.

Depuis 2007, le Service de police de l’agglomération de Longueuil s’attaque proactivement à l’exploitation sexuelle et à la traite de personnes sur son territoire. Le projet a vu le jour en 2008 et s’est prolongé jusqu’à aujourd’hui. Nous en sommes maintenant à la troisième phase. La première phase visait à identifier les jeunes filles mineures qui pouvaient être victimes d’exploitation sexuelle, et à traduire devant les tribunaux les proxénètes qui auraient pu abuser de ces jeunes filles et les exploiter. Durant la deuxième phase, de 2011 à 2014, nous avons revu l’ensemble de nos programmes de prévention dans le milieu scolaire primaire et secondaire. La troisième phase nous a permis tout récemment d’obtenir une aide financière de la part du gouvernement fédéral. Nous nous attaquons maintenant, après l’arrêt Bedford, à la victimisation des jeunes femmes.

Ma collègue, Mme Safadi, est experte, intervenante psychosociale et coordonnatrice du projet. Elle pourra vous parler plus particulièrement du volet des victimes. Pour ma part, je m’attarderai davantage sur l’aspect policier des enquêtes.

Depuis 2007, avec nos partenaires du milieu, nous avons évalué que de 300 à 400 femmes seraient exploitées sexuellement sur notre territoire. Ce chiffre est très conservateur, nous tenons à le préciser. Au cours des neuf derniers mois, nous avons pu identifier environ 120 jeunes femmes et mineures qui sont exploitées, ou à risque de l’être, et une quarantaine de proxénètes qui œuvreraient de façon criminelle sur le territoire en exploitant et en abusant de ces victimes.

Il est important pour nous de vous présenter les données statistiques que nous avons obtenues à la suite de recherches qui remontent à 2016. Notre bureau d’analyse de renseignements criminels a clairement identifié auprès des victimes, que nous avons rencontrées de 2007 à 2016, que les deux éléments importants qui font en sorte qu’elles ne souhaitent pas s’engager dans un processus de judiciarisation afin d’accuser leur proxénète et les gens qui auraient abusé d’elles sont tout d’abord un manque de confiance envers l’appareil judiciaire, soit les policiers, les services sociaux, mais également le système judiciaire en soi. Deuxièmement, le délai entre le moment où elles souhaitent porter plainte et le moment où les enquêteurs sont disponibles pour les rencontrer est parfois trop long. La perception des victimes est qu’elles sont laissées à elles-mêmes.

Le problème avec ce délai, pour les enquêteurs, est de devoir monter l’ensemble de la preuve. Actuellement, le système judiciaire, par rapport à cet article, et en particulier en ce qui a trait à la traite des personnes et à l’exploitation sexuelle, avantage largement les gens qui vivent de cette criminalité. Nous devons procéder à de longues périodes d’observation qui peuvent s’étirer sur des mois, voire des années. Tout repose principalement sur le témoignage d’une victime fragilisée et qui doit passer à travers un processus de reconstruction. Ma collègue parlera plus particulièrement de ce point.

Je participe au projet MOBILIS depuis 2007. J’ai rédigé les deuxième et troisième phases du projet. Or, nous constatons malheureusement que nous ne disposons pas d’un article suffisamment fort pour nous permettre d’assurer aux victimes ce lien de confiance envers notre service et nos organisations policières. Nous travaillons avec des agents d’Edmonton, de Halifax, de la GRC et avec les corps de police provinciaux, notamment de l’Ontario. Je puis vous confirmer que cet avis est partagé par l’ensemble des corps policiers canadiens.

Dans le portail de Statistique Canada, on voit des données très importantes pour juin 2018.

La plus importante donnée est à l’effet que 60 p. 100 des accusations portées devant les tribunaux se soldaient par un arrêt ou un retrait des procédures. On avait identifié à ce moment-là, en 2016, grâce à des chercheurs comme Farrell et d’autres, que, étant donné que l’infraction la plus grave dans une cause est représentée par la décision la plus sévère, ces résultats pouvaient être attribuables aux défis qui existent quant à l’établissement de la preuve de la culpabilité de l’auteur présumé et de l’obtention d’un verdict de culpabilité à l’endroit de celui-ci dans les causes de traite de personnes. En raison de la difficulté à poursuivre les contrevenants relativement à des infractions de traite de personnes, les procureurs choisissent souvent de porter des chefs d’accusation pour des infractions connexes ou moindres. On cite différents auteurs, Leary, McCrae, Kaye, Hastie et encore Farrell. Donc, ceci fait exactement le lien avec le constat que nous faisons sur le territoire de la Rive-Sud de Montréal, soit qu’il y a un échec à cet effet. C’est pourquoi nous sommes d’avis que les deux dispositions qui se trouvent à l’article 386, c’est-à-dire le renversement du fardeau de la preuve qui est principalement la responsabilité de l’accusé et la concomitance des peines, sont des éléments majeurs et incontournables. Si nous voulons éliminer ce cancer qu’est l’exploitation sexuelle, qui est très préoccupante depuis les cinq dernières années car elle vise maintenant une nouvelle clientèle de victimes, c’est-à-dire les jeunes aventureuses issues de familles comme la mienne, comme la vôtre, des familles bien nanties et stables, et qui malgré tout tombent dans le piège de l’exploitation sexuelle, nous devons disposer de tous les outils nécessaires pour les protéger. Donc, le SPAL — le Service de police de Longueuil — souscrit aux principes de l’article 386 et souhaite sa mise en vigueur le plus rapidement possible, afin de nous outiller pour lutter efficacement contre l’exploitation sexuelle, qui fait des milliers de victimes, mineures et majeures, au Canada chaque année. Merci.

Le président : Merci, monsieur Vallières. Madame Safadi, pouvez-vous résumer rapidement votre présentation, qui est complémentaire à celle de M. Vallières, puisque nous disposons d’un temps limité et que les questions qui vous seront adressées par les honorables sénateurs vous permettront de détailler votre présentation? Pourriez-vous nous résumer l’essentiel du message que vous voulez nous transmettre en quelques minutes?

Joëlle Safadi, coordonnatrice psychosociale au projet MOBILIS, Service de police de Longueuil : Pour appuyer les propos de mon collègue, il est impératif que le fardeau de la preuve soit vraiment imposé aux proxénètes et au nerf de la guerre de l’exploitation sexuelle, soit les clients, qui génèrent les réseaux de proxénètes qui, de leur côté, sacrifient et brisent des vies humaines, soit celles des victimes. Encore aujourd’hui, le fardeau de la preuve repose sur les épaules de ces victimes, qui ont une énorme méfiance par rapport au système juridique, y compris les policiers, et qui hésitent à porter plainte, parce qu’elles ne se sentent pas appuyées dans toute leur détresse et les blessures psychologiques et physiques qu’elles ont subies et surtout, parce qu’elles se sentent prises dans un processus où elles doivent encore témoigner, alors que, quelques minutes après, leurs criminels vont témoigner à leur tour et ne cesseront de les harceler tout au long de leur processus de plainte, que ce soit par des menaces auprès d’elles, de leur famille ou de leurs pairs. Elles n’ont pas à porter ce fardeau sur leurs épaules, car elles revivent alors une « revictimisation ». Elles sont « refragilisées », elles sont déstabilisées, alors que, socialement parlant, ce qui est souhaitable, c’est que tous les corps professionnels soient en mesure de les appuyer pour qu’elles puissent se remettre, se reconstruire et se réapproprier leur être profond. Voilà.

Le président : Merci beaucoup, madame Safadi. J’invite d’abord le vice-président du comité, le sénateur Boisvenu, à ouvrir la discussion.

Le sénateur Boisvenu : Je souhaite la bienvenue à nos invités ce matin, particulièrement au Service de police de Longueuil, que je tiens à féliciter. Je suis votre projet depuis presque 10 ans maintenant. Comme je suis résidant de la Montérégie, je comprends très bien les efforts que vous avez fournis pour retirer de la circulation des proxénètes sans moralité. J’ai rencontré un groupe de la maison des jeunes qui disait qu’il y avait plus d’une centaine de fillettes de 12, 13 et 14 ans qui étaient aux prises avec des proxénètes, ce que je trouve tout à fait abominable. En 2015, on a adopté le projet de loi C-452, qui faisait en sorte que c’étaient les proxénètes qui devaient renverser le fadeau de la preuve pour prouver qu’ils ne vivaient pas de cette industrie. On introduisait alors la notion de peines passibles d’actions en justice mais, depuis 2015, ce projet de loi dort au sein du gouvernement, même si on a vu depuis quelques moutures. Ce qui est encore pire avec ce projet de loi, c’est que la notion de peines consécutives devrait être adoptée par décret par la suite. Si elle ne l’a pas été depuis 2015, comment le sera-t-elle immédiatement après l’adoption du projet de loi? Les outils que vous avez en main actuellement, sur le plan judiciaire, favorisent-ils davantage l’industrie du sexe chez les jeunes proxénètes? Quelles sont les lacunes au sein du Code criminel actuellement qui font en sorte que vous n’êtes pas en mesure d’arrêter ces jeunes?

Sur l’île de Montréal, on parle de 600 proxénètes qui sévissent, de 2 000 femmes, dont 40 p. 100 sont des mineures qui se prostituent. Je trouve abominable que, depuis quatre ans, on n’ait pas mis en œuvre le projet de loi C-452.

M. Vallières : Si on parle du nombre de victimes que nous avons relevées officiellement sur nos territoires, soit Laval, Longueuil ou Montréal, qui forment le Grand Montréal — qui est la base de l’exploitation sexuelle au Québec —, les chiffres que nous avons, et qui sont toujours conservateurs — par exemple, de 300 à 400 victimes sur le territoire de la Rive-Sud seulement —, sont disproportionnés comparativement au nombre de proxénètes qui se retrouvent derrière les barreaux à la fin d’une enquête. Les enquêtes sont très difficiles à mener, elles sont coûteuses et l’article 386 permet le renversement de la preuve, ce qui vient bousculer un pan important de notre système judiciaire canadien, par le fait d’être innocent jusqu’à preuve du contraire. Par contre, nous ne souhaitons pas amener devant la justice des individus qui sont simplement soupçonnés d’être des exploitants sexuels. Pour répondre à la question sur les lacunes dans le Code criminel, on peut dire que la preuve est tellement lourde à faire quant à ce qui se passe derrière des portes closes que c’est trop difficile pour nous. On repose toute la preuve surtout sur le témoignage des victimes. Ces victimes ont peur; elles vivent encore sous le joug des proxénètes, même après leur arrestation. Il faut avoir des preuves concrètes et solides, soit, mais il faut également s’assurer que certains éléments de preuve soient à la charge du proxénète. « Comment pouviez-vous vivre depuis un an dans un appartement où il y a des victimes reconnues de proxénétisme et dire que vous n’étiez pas partie prenante, alors que vous avez sûrement été témoin de bruits, de sons, que vous avez vu des choses? » On constate qu’elles se cachent derrière le silence et attendent simplement la preuve, qui est fort difficile à présenter pour nous. Il nous faut renverser cette preuve.

Mme Safadi : Sénateur Boisvenu, vous avez tout à fait raison en ce qui a trait à vos préoccupations, qui nous inquiètent également de manière très significative. Les proxénètes sont très au fait de la faible probabilité qu’ils se fassent incriminer, et ils sont encore plus au fait de tout le profit qu’ils peuvent faire au détriment des victimes, étant donné le manque de preuves qu’on peut avoir à leur sujet. Ils sont très au fait du peu de risques qu’ils encourent en pratiquant de tels actes criminels sur des vies humaines.

M. Vallières : Soyez assurés que les policiers, les enquêteurs et les équipes spécialisées de surveillance et de filature ont toute l’expertise, les moyens et les capacités nécessaires pour mener à terme ce genre de procès. Le problème, c’est quand nous devons déposer la preuve devant le procureur. La tâche est trop lourde pour passer outre le concept « hors de tout doute raisonnable ». Sur la base de faits avérés, nous serions capables de convaincre les juges que nous avons suffisamment de preuves pour accuser les contrevenants qui font la traite de personnes. C’est là que nous ne sommes pas en mesure de parvenir au but ultime.

La sénatrice Dupuis : Ma question s’adresse à Me Hensel, à M. Vallières et à Mme Safadi.

Ce qui me frappe dans vos deux témoignages, maître Hensel, c’est que vous avez souligné le fait que nous avons affaire à des changements à la pièce au Code criminel, mais qu’ils sont insuffisants dans la mesure où ils ne prennent pas en compte l’aspect de la discrimination particulière dont sont victimes les Autochtones dans le système judiciaire. Autrement dit, il y a des éléments de discrimination systémique qui sont laissés de côté.

Monsieur Vallières et madame Safadi, vous dites que, selon votre expérience, les victimes ne dénoncent pas parce qu’il y a un manque de confiance dans le système judiciaire dans son ensemble. Il m’a semblé qu’il y a au moins une très bonne raison à cela, soit le fait que 60 p. 100 des accusations sont retirées ou qu’il y a un arrêt des procédures. Autrement dit, est-ce qu’on peut imaginer qu’une victime peut faire confiance à un système où, dans 6 cas sur 10, rien ne va se passer? La personne sera abandonnée à elle-même et à son problème.

Il y a autre chose qui m’a frappée, et ma question s’adresse à vous, madame Safadi. Vous avez dit que nous avons besoin de l’appui de tous les corps professionnels. Autrement dit, le système, ce n’est pas seulement la police, les procureurs de la Couronne et les tribunaux. Je parle de discrimination systémique, parce qu’il y a des éléments qui ne sont pas pris en compte pour faire en sorte que tous les corps professionnels aient l’obligation, à partir du moment où les gens sont victimes de traite de personnes, de suivre les victimes jusqu’au bout et même après. C’est ce que j’appelle de la discrimination systémique.

Est-ce que vous considérez que, tout en améliorant certaines choses, le projet de loi C-75 est formulé dans un langage qui ne reconnaît pas que la traite des personnes comprend la traite des femmes, des filles — vous nous avez parlé des plus jeunes — et maintenant des jeunes de milieux aisés? Voyez-vous un problème dans le fait que la formulation actuelle est neutre, comme s’il n’y avait pas d’enjeux de discrimination contre les femmes ou contre les Autochtones dans le système actuel?

[Traduction]

Mme Hensel : Certaines des modifications que contient le projet de loi visent manifestement à rectifier des situations réelles que vivent principalement les femmes et les hommes autochtones.

Je conviens avec la sénatrice qu’il n’y a pas de formulation précise, même dans les documents d’information publiés par le Parlement, quant à la nature rectificative de plusieurs dispositions en ce qui concerne les Autochtones.

En outre, le gouvernement pourrait en faire bien plus dans ce projet de loi, comme les Services juridiques pour les Autochtones le feront remarquer et comme M. Kent Roach l’a souligné dans le passé. Le commissaire Buller vous aura affirmé qu’on pourrait s’attaquer de manière bien plus proactive et constructive aux situations propres aux Autochtones.

Les mesures que comprend le projet de loi ne fonctionneront que si les divers acteurs exercent le pouvoir discrétionnaire accordé à chaque élément, qu’il s’agisse des enquêtes policières, de la fonction judiciaire ou des professionnels qui interviennent à toutes les étapes du système. Il faut un projet sociétal et intergénérationnel pour changer la donne.

Il serait utile que ce projet de loi et toutes les mesures législatives qui visent à corriger la situation des Autochtones soient formulés de manière plus précise afin de favoriser ce changement sociétal sous la houlette de la législature et du Parlement. Pour l’heure, toutefois, il importe de promulguer ces modifications, car ce grave problème perdure et doit être corrigé le plus tôt possible.

Même si j’exhorte le comité à envisager une formulation plus précise et proactive, potentiellement dans la source du projet de loi et dans l’avenir, la modification du point de vue et de l’approche de tous les éléments de la société canadienne, de ses instances dirigeantes, de ses législateurs et de son système judiciaire constituera une entreprise de bien plus grande envergure.

Le président : Voilà certainement une observation que nous pourrons vouloir inclure dans notre réflexion sur le projet de loi. Comme vous l’avez indiqué, chaque étape du processus doit tenir compte de la réalité des Autochtones, et le tout doit être formulé de façon à souligner le caractère délicat du problème que nous cherchons à résoudre systématiquement, si je puis m’exprimer ainsi.

Votre question s’adressait également à M. Vallières.

[Français]

Monsieur Vallières, la sénatrice Dupuis voulait avoir une précision par rapport à la question qu’elle a posée.

M. Vallières : Je vais être bref, car je veux laisser du temps à ma collègue. Vous avez parlé du fait que 6 femmes sur 10 voyaient les accusations retirées. Si vous me permettez, sénatrice, il faut comprendre que ce sont seulement les causes qui se sont rendues jusqu’au juge, donc devant le tribunal. Vous n’imaginez pas le nombre de causes qui ne se rendent même pas sur le bureau du procureur de la Couronne, parce que les policiers savent d’avance qu’ils ne pourront pas convaincre le procureur qui, à son tour, ne pourra pas convaincre le tribunal, qui voit beaucoup d’argent des contribuables dépensé pour une cause qui, finalement, ne sera probablement pas entendue.

Nous disons qu’elles sont là, les infractions. Les victimes se comptent par milliers seulement au Québec. Nous avons les effectifs, le potentiel et la capacité. La seule chose qui nous manque à l’heure actuelle, c’est la force d’un article comme l’article 386 du projet de loi C-75, qui renverse le fardeau de la preuve. Cessons de générer des victimes encore plus blessées par l’exploitation sexuelle et protégeons-les. Protégeons aussi l’ensemble de nos quartiers, parce que l’exploitation sexuelle — nous devons vous le dire —, depuis cinq ans, nous voyons qu’elle se retrouve dans tous les quartiers, qu’ils soient bien nantis ou défavorisés.

Depuis cinq ans, il y a une émergence de ce type de criminalité et nous devons tous nous en occuper aujourd’hui. Si nous attendons encore plusieurs années, j’ignore à quel point ce fléau aura envahi les écoles secondaires, qu’elles soient publiques ou privées. Tout le monde a un potentiel de victime, à partir du moment où la victime se trouve à être une femme. On commence à les recruter dès l’âge de 12 ans.

Mme Safadi : Cessons de générer des victimes. Afin de renforcer nos positions et pour répondre à votre question, sénatrice, relativement au renversement du fardeau de la preuve, lorsque je parlais plus tôt du réseau de professionnels qui sont présents pour accompagner les victimes, ce que je voulais dire, c’est que le changement systémique devra se faire rapidement. C’est souhaitable.

Avant de laisser aux victimes le fardeau de la preuve, alors qu’elles se sentent incessamment menacées et en détresse psychologique et physique, il faut permettre aux professionnels du milieu de leur venir en aide, tant sur le plan de la santé physique ou psychologique que sur le plan des dépendances en toxicomanie, de l’hébergement sécuritaire et du soutien. Il faut peut-être leur laisser un peu d’air pour qu’elles puissent se réapproprier, avec l’aide de ces professionnels, leur propre identité. Laissons-les tranquilles avec le fardeau de la preuve, qui ne repose que sur leurs épaules en ce moment au nom de procédures qui ne se rendront pas jusqu’au bout pour accuser ces criminels qui détruisent leur vie.

Le président : Merci. Évidemment, je regarde toujours l’horloge. Nous avons d’autres groupes de témoins, honorables sénateurs. Je vous demanderais votre collaboration habituelle afin que nous puissions poursuivre.

Le sénateur McIntyre : Je vous remercie de vos présentations. J’ai deux questions à poser au Service de police de Longueuil.

Nous avons reçu des représentants de l’Association canadienne des chefs de police la semaine dernière. Ils ont dit être extrêmement préoccupés par la reclassification des infractions.

Ils ont dit que cette reclassification va grandement affecter leur collecte d’échantillons d’ADN dans la Banque nationale de données génétiques, puisqu’on pourra ordonner au condamné qui été mis en accusation de fournir un échantillon d’ADN, alors que ce ne sera plus le cas si la Couronne décide de procéder sommairement, puisque ces infractions ne seront plus éligibles pour la collecte d’ADN.

Ils ont dit également que, parmi les 118 infractions reclassifiées, 74 seront affectées. Quelle est votre position à ce sujet?

M. Vallières : Effectivement, c’est un défi qui nous fera perdre beaucoup de terrain quant à notre capacité de procéder de manière efficace. À partir de l’ADN, nous sommes en mesure non seulement de repérer un individu, mais aussi de le classer dans un registre qui nous permettrait à l’avenir de relier cet individu à d’autres victimes, qu’elles aient précédé le moment de son arrestation ou aient été identifiées après sa mise en accusation. On perdrait beaucoup de terrain, mais il faut comprendre que ce n’est pas que la police qui est concernée, c’est aussi l’ensemble des citoyens canadiens et leur sécurité. C’est tout le monde qui se trouve autour de vous, sénateur McIntyre. En tant que père de famille de trois jeunes filles, je suis préoccupé de savoir que cela risque de mettre leur sécurité en péril. Ils l’ont sûrement fait avec plus de détail que moi. Les chefs de police de l’ensemble du Canada vous l’ont bien dit, et je peux vous dire que, sur le terrain, c’est une préoccupation, et qu’on en parle beaucoup depuis les derniers mois. Cela nous inquiète énormément de penser que ce changement puisse voir le jour.

Le sénateur McIntyre : Ma deuxième question concerne la traite de personnes et la reclassification des articles qui ont trait aux avantages matériels ou à la destruction de documents, soit les paragraphes 279.02(1) et 279.03(1).

Nous savons que les gens qui font de la traite de personnes vont mettre la main sur les documents importants, notamment le passeport qu’ils garderont avec eux.

J’aimerais connaître votre opinion sur la reclassification de ces deux dispositions spécifiques, mais aussi sur le fait qu’il y a un grand risque que, à cause de cette reclassification, de plus en plus de personnes faisant partie du crime organisé se retrouvent dans les prisons provinciales plutôt que fédérales.

M. Vallières : Je vous avoue que c’est un domaine très particulier sur lequel je n’ai pas d’expertise. C’est dommage, parce que si j’avais eu la question au préalable, j’aurais sûrement été en mesure de vous répondre. Ce que nous observons, c’est par rapport aux salons de massage érotiques. Nous constatons une migration très importante depuis les 10 dernières années. Le visage de ces salons de massage est fortement représenté par des femmes asiatiques. Plusieurs de ces femmes n’ont pas de papiers. Nous ne sommes pas en mesure de savoir comment elles sont entrées au pays. Après les crises en Haïti dans les années 2000, nous avons vu une forte proportion de jeunes filles d’âge mineur sans papiers, et c’était difficile de retrouver ces documents.

Dans les quelques cas où nous avons pu mener notre enquête à terme, ce sont les proxénètes qui tiennent cette épée de Damoclès au-dessus de la tête de ces personnes, qui sont de nouvelles arrivantes. Les proxénètes utilisent leurs papiers pour les forcer à se vendre sexuellement et les exploiter. On appelle cela une dette de mort, c’est-à-dire qu’ils continuent à demander des frais pour l’hébergement, la nourriture et la consommation de drogues, et qu’ils menacent continuellement de brûler leurs papiers et de les dénoncer. À ce moment-là, c’est un défi supplémentaire pour nos policiers de convaincre ces victimes de leur faire confiance, malgré le fait qu’elles ne possèdent pas de papiers. Je sais que cela ne répond pas particulièrement à votre question, et je m’en excuse encore une fois, mais les passeports sont un enjeu très important et un outil de manipulation primordial pour les nouvelles arrivantes.

En Ontario, on voit beaucoup de femmes scandinaves sur le territoire canadien qui sont toujours sans papiers lorsqu’on les intercepte. Par contre, elles ont dû entrer au pays avec des papiers. Où sont-ils? Ils sont entre les mains des proxénètes.

[Traduction]

Le sénateur Pratte : Ma question s’adresse à Mme Beazley et à Me Hensel.

Je cherche à évaluer les répercussions qu’aura, sur les infractions, la reclassification et le passage de la peine maximale pour les infractions punissables sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire de six mois à deux ans moins un jour.

Madame Beazley, vous semblez penser que la reclassification mènera à des peines allégées. C’est, du moins, le message que cela enverra aux Canadiens.

Maître Hensel, vous avez évoqué le témoignage que M. Rudin fera cet après-midi. Il semble être d’avis que les procureurs de la Couronne réclameront et que les juges imposeront des peines plus sévères, justifiant leur décision par le fait que ces peines témoignent de la volonté du Parlement.

Il me semble que les avis divergent à propos des répercussions de ces modifications parallèles. Pourriez-vous nous expliquer davantage votre point de vue?

Mme Beazley : Ce qui me frappe dans ce projet de loi, c’est qu’il fait tellement de choses et apporte un nombre si substantiel de modifications importantes qu’il a des répercussions considérables sur différents groupes pour diverses infractions.

Les répercussions peuvent se faire sentir de deux manières. Pour certaines infractions, la reclassification est tout à fait inappropriée pour toutes les raisons dont vous ont fait part les organismes d’exécution de la loi qui sont confrontés quotidiennement à ces infractions. D’autres dispositions pourraient avoir des effets disproportionnés sur divers groupes, auquel cas nous devons vérifier s’il conviendrait de les reclassifier et si la peine maximale et l’augmentation de la peine sont appropriées en tenant compte des arguments et des questions soulevées.

Ce qui me préoccupe tant, c’est qu’on reclassifie 118 infractions d’un coup. Le traitement est le même pour toutes. Nous devons prendre un peu plus de temps pour examiner soigneusement chacune d’entre elles pour voir quelles pourraient être les répercussions et décider de la meilleure marche à suivre.

Selon nous, les organismes d’exécution de la loi peuvent confirmer les inquiétudes quant aux infractions relatives à la traite de personnes, mais je considère que le fardeau de la preuve est lourd à porter. Il est déjà difficile de déposer des accusations et d’obtenir une condamnation. Dans bien des cas, la procédure sommaire constituera la solution par défaut, et ce n’est pas ce que nous voulons. Nous souhaitons décourager ce comportement et faire en sorte qu’il n’apporte plus de profits.

Quelqu’un a parlé de l’entrée en vigueur des dispositions du projet de loi C-452. Nous voulons porter un coup aux profits des contrevenants. L’autre disposition autorise la saisie des produits de la criminalité pour rendre la profession moins lucrative.

Je sais que le temps manque, mais il me semble qu’il faudrait prendre le temps d’étudier attentivement toutes ces infractions différentes pour en évaluer les répercussions.

Mme Hensel : Je suis d’accord avec Mme Beazley. Ici encore, les modifications peuvent avoir différentes répercussions. Les femmes et les filles autochtones sont, comme vous le savez, touchées de manière très disproportionnée par la traite de personnes, alors que les Autochtones accusés d’une infraction pourraient subir des répercussions moindres en raison de la reclassification de l’infraction.

Malgré toutes les mesures, les dispositions du Code criminel, les nombreuses missions d’enquête et les jugements de la Cour suprême, nous constatons que dans l’ensemble, les peines infligées aux contrevenants autochtones déclarés coupables ou plaidant coupable tendent vers le maximum.

À quelque égard que ce soit, en dépit de la volonté du Parlement ou de l’ouverture aux peines de deux ans moins un jour, les contrevenants autochtones subiront des effets disproportionnés. Nous savons que c’est le cas, malgré les efforts.

Il incombe au Parlement de se pencher sur la question et d’examiner toutes ces infractions afin d’en évaluer les répercussions disproportionnées, à défaut de quoi ces infractions pourraient soulever des contestations parce que d’autres peines maximales ou initiatives connexes ont été contestées avec succès.

Comme vous l’avez entendu et continuerez de l’entendre, de nombreux éléments de ce projet de loi ont des répercussions diverses pour les Autochtones, notamment au chapitre de la violence familiale et de la traite de personnes. Pour tout ce qui pourrait faire augmenter les peines ou avoir cet effet, votre comité et le Parlement doivent écouter attentivement ceux et celles qui dénoncent les infractions et les dispositions concernées.

Le président : Maître Hensel, proposeriez-vous en fait que les nombreuses et vastes modifications que le présent projet de loi propose d’apporter au Code criminel fassent l’objet d’une analyse d’impact sur les Autochtones et soient rendues publiques pour que nous sachions exactement quel en sera le résultat?

Mme Hensel : Oui, particulièrement ceux des dispositions dont les effets sur les Autochtones sont si excessifs et si nocifs. Ça, nous le savons.

Le sénateur Pratte : Très brièvement, avez-vous des observations sur la logique du gouvernement? Il dit que ces modifications n’auront aucun effet sur les peines, mais qu’elles donneront seulement aux procureurs le pouvoir discrétionnaire de procéder par voie sommaire, s’ils croient être saisis d’un exemple mineur de crime grave.

Mme Hensel : Si c’était vrai, je vous renvoie à mes observations antérieures sur la discrimination qui se manifeste chaque fois qu’on intègre un pouvoir discrétionnaire dans le système et que, sur le plan des institutions et des structures, le Code et le Parlement s’en remettent à chaque acteur pour exercer équitablement et sans discrimination son pouvoir discrétionnaire.

Mme Beazley : J’ajouterais, comme l’a dit Mme Hensel, que nous savons que les femmes et les filles autochtones sont considérablement surreprésentées dans l’industrie du sexe, particulièrement dans le trafic de personnes.

Dans une étude sur les femmes autochtones victimisées, le Sénat a constaté que lorsqu’elles étaient victimes d’un crime avec violence, leurs agresseurs avaient tendance à purger de peines atténuées. La réduction des peines aura un effet disproportionné comme celui dont nous parlons.

Je l’ai dit et je le maintiens, nous voulons faire tout ce que nous pouvons pour dissuader et décourager l’exploitation d’autrui. Ça semble bizarre à entendre. Ça transmet le mauvais message, mais la loi est un pédagogue et le Code criminel a un rôle dans notre apprentissage des comportements acceptables en société. Il y a des infractions sur lesquelles nous devons bien peser nos mots quand nous disons qu’on peut désormais les considérer comme moins graves.

[Français]

Le sénateur Dalphond : Ce que j’ai retenu des témoignages des représentants du Service de police de Longueuil, c’est que les infractions hybrides proposées dans le projet de loi n’auraient pas d’impact sur le nombre de plaintes ni sur les enquêtes. Cependant, je comprends que ce que vous considérez comme étant la chose la plus importante, c’est le renversement du fardeau de preuve en matière d’infractions relatives à l’exploitation et à la traite de personnes plutôt que de dire aux contrevenants que cela les expose à la prison à vie ou à la pendaison, à la limite.

La réalité est que les condamnations ne sont pas au bout du processus. Très peu de gens entrent dans le processus. Très peu de dossiers se rendent devant la cour et, de ceux qui y arrivent, très peu résultent en condamnations. Le message qui peut être envoyé à la société n’est pas celui de dire aux criminels qu’ils s’exposent à 20 ans de prison, c’est de faire la une des journaux qui disent que tel criminel est en prison. Même si c’est seulement pour 10 ans, cela envoie un message fort. Tous les autres dossiers n’envoient pas de message, parce qu’ils disparaissent dans le système. Ils ne se rendent jamais au bout.

Si je résume bien votre pensée, l’article 386, en mettant en vigueur le renversement du fardeau de la preuve, est vraiment la solution la plus avantageuse au problème, pas le fait de prétendre que l’infraction exposera une personne à la prison pendant 20 ans.

M. Vallières : Effectivement, parce que si vous prenez l’ensemble des mises en accusation qui ont mené à une condamnation au Canada depuis les sept ou huit dernières années, vous constaterez que le chiffre représente le nombre de victimes que nous avons identifiées seulement sur la Rive-Sud. Si vous me permettez de faire l’exercice suivant, ce serait de dire que, en fait, nous n’avons pas de problème d’exploitation sexuelle au Canada, puisque nous n’avons que quelques centaines d’accusés par année qui sont reconnus coupables. En fait, ce sont des milliers de personnes, seulement dans le Grand Montréal, que nous sommes en mesure d’identifier comme étant des proxénètes qui vivent de l’exploitation des femmes.

Jusqu’à ce jour, en 2019, et je ne suis pas ici depuis 20 ans, je suis en mesure de constater que nous en sommes au même point à ce titre, c’est-à-dire que nous ne sommes pas en mesure d’amener ces criminels jusqu’à la condamnation. Je vous parle maintenant à titre personnel. Si vous me demandez si c’est le nombre d’années passées derrière les barreaux qui est le plus important en ce moment plutôt que le fait de renverser la preuve, je crois que le fait de renverser la preuve devient primordial, parce qu’on peut au moins identifier l’individu comme étant un criminel reconnu. La sentence subséquente, s’il commet un geste après sa sentence, sera encore plus élevée et les conditions suivront, et nous serons en mesure de le suivre dans toutes les étapes du système carcéral de réhabilitation. N’oublions pas que, s’il intègre le système de réhabilitation, nous aurons au moins une porte d’entrée pour l’amener à réfléchir sur son mode de vie actuel.

Mme Safadi : En ce sens, cela procure encore plus d’outils pour intervenir auprès d’eux, pour ne pas les laisser agir en toute impunité.

Le sénateur Dalphond : Merci.

[Traduction]

La sénatrice Dyck : Je remercie nos témoins d’être ici. J’adresse mes questions à Mme Hensel, de l’Association du Barreau autochtone.

Pour commencer, le sénateur Joyal demandait si l’examen de ce projet de loi aurait dû se faire sous un prisme autochtone. Ce prisme aurait-il dû aussi tenir compte des femmes, par ricochet de la situation particulière des femmes autochtones, différente de celle des hommes autochtones?

Mme Hensel : Oui, les deux prismes, l’autochtone et celui de la femme autochtone sont essentiels, vu le contact particulier et distinct des femmes autochtones avec le système de justice pénale, en leur qualité de plaignantes, de victimes, d’accusées et de contrevenantes.

La sénatrice Dyck : Ce qui me conduit à cette autre question : Souvent, on a tendance à mettre dans le même sac les femmes autochtones et les femmes d’autres minorités. D’après vous, les premières se distinguent-elles des secondes?

Mme Hensel : Absolument. Du fait de l’histoire de la colonisation, des séquelles tragiques des pensionnats, elles subissent dans le système de justice pénale une forme distincte de discrimination. Dans la population de notre pays, aucun autre groupe de femmes ne subit autant de victimisation, de violence, de criminalisation et d’incarcération. Pas dans notre pays, de toute façon.

La sénatrice Dyck : Vous avez également dit que vous étiez d’accord avec les recommandations officielles de la commissaire en chef Buller, et je tiens à vous demander votre opinion sur la violence familiale.

Diriez-vous que le projet de loi devrait être amendé pour englober la violence familiale en plus de la violence conjugale?

Mme Hensel : Oui. Vu l’expérience des Autochtones, les séquelles des pensionnats et les conditions dans lesquelles vivent beaucoup de nos familles et de nos communautés, la violence familiale est un facteur à considérer à court terme.

La sénatrice Dyck : La commissaire Buller a également dit qu’elle croyait que ce devrait être un facteur aggravant quand la victime est une autochtone ou un membre des autres catégories.

D’après vous, le Code criminel devrait-il préciser ce facteur aggravant?

Mme Hensel : De nombreuses manières, ça permettrait de ranger l’acte dans la même catégorie qu’un crime motivé par la haine et comme une manifestation de discrimination. Les éventuels contrevenants et la société canadienne en général devraient être d’autant plus avertis qu’il ne sera pas toléré qu’on nous prenne pour cibles, parce que nous, nos filles, nos mères et nous-mêmes, nous semblons en porter la marque au dos et au front, dans nos rapports avec la société canadienne.

Je n’irai pas jusqu’à dire que la saison de la chasse est ouverte, mais, visiblement, des remèdes sont nécessaires, parce que la perception est que nos prédateurs, nos bourreaux et nos tueurs n’auront aucun compte à rendre.

La sénatrice Batters : Pour commencer, madame Hensel, pourriez-vous éclaircir une partie de votre témoignage que j’aurais mal entendue? Avez-vous communiqué un mémoire, aujourd’hui, à notre comité ou avez-vous dit que vous vous appuyiez sur celui de M. Rudin?

Mme Hensel : J’ai communiqué des notes d’allocution peu avant ma comparution. Nous ne nous appuyons pas sur les notes de M. Rudin, mais nous les adoptons et les avalisons.

La sénatrice Batters : Vous faisiez donc allusion aux notes d’un témoin à venir.

Mme Hensel : Oui, plus quelques autres détails ensuite.

La sénatrice Batters : J’ai bien hâte de l’entendre. Vous avez dit que votre organisation appuyait les dispositions du projet de loi C-75 sur la mise en liberté sous caution, mais je me demande ce que vous pensez de l’exigence qu’il formule pour limiter l’inversion de la charge de la preuve de violence conjugale au seul cas de la récidive.

Êtes-vous d’accord ou croyez-vous qu’il faudrait supprimer cette exigence?

Mme Hensel : Nous avalisons la version originelle des amendements. La difficulté que pose toute disposition susceptible d’entraîner l’incarcération d’un Autochtone est que son effet sera beaucoup plus dérangeant et plus large que chez un non-Autochtone.

Bien que la prévention de la violence conjugale soit capitale, et c’est l’intérêt de la libération conditionnelle, on ne s’attaque pas au problème parce que, techniquement, il reste des innocents à l’étape de la mise en liberté sous caution. La libération sous caution vise à prévenir la violence. Il faut aussi tenir compte de la possibilité que, en même temps, les accusations et les enquêtes incriminent beaucoup de personnes dont la place n’est pas en prison ou risque de ne pas l’être.

Le projet de loi renverse la charge de la preuve seulement en cas de récidive. J’ai vous comprends, madame, en ce qui concerne la première infraction. La récidive pourrait entraîner des conséquences graves, et les risques sont élevés. Ils sont également élevés d’imposer une peine inutile d’incarcération, dont l’effet sera contraire à celui qu’on recherche et franchement nuisible, notamment pour les femmes autochtones vivant en couple.

La sénatrice Batters : Je demande au représentant du service de police de Longueuil la possibilité de m’instruire sur la disposition du projet de loi C-75 prévoyant des peines consécutives, particulièrement pour la traite de personnes.

Comme je le disais hier à l’un de nos témoins, je ne crois pas qu’un trafiquant de personnes ait droit à un traitement de faveur quand il a fait cinq victimes. Peut-être pourriez-vous parler un peu de cet aspect particulier.

[Français]

M. Vallières : Effectivement, c’est un des enjeux majeurs que nous avons évoqués dans les notes qui sont sûrement disponibles pour vous. La peine consécutive doit être comprise dans le nouveau projet de loi. Il y a trois semaines, lors d’une opération, nous avons une fois de plus attrapé un proxénète dans nos filets. La sentence était telle que, à la fin du processus judiciaire, il n’a purgé que quelques mois de prison et il est retourné dans la société. Les jeunes filles qu’il avait exploitées étaient encore dans des centres jeunesse et il a pu les récupérer.

Lors de nos opérations, nous retrouvons souvent cet amalgame d’infractions — possession d’arme à feu, trafic de stupéfiants et exploitation sexuelle — pour lesquelles il serait souhaitable de rendre les peines consécutives.

À ce moment-là, la personne resterait plus longtemps derrière les barreaux. À mon sens, cela est tout à fait logique, puisque la personne a abusé de ses victimes pendant des années. Il est normal qu’elle se retrouve privée de sa liberté pour les gestes qu’elle a commis. Cependant, ce n’est pas ce qui se passe actuellement.

Pendant que le contrevenant passera du temps en prison, et Mme Safadi pourra vous le confirmer, on fournira des services en parallèle pour venir en aide à la victime, le temps qu’elle se reconstruise. Dans un tel cas, on parle d’années de reconstruction. Il est anormal que la jeune victime ne puisse pas disposer du temps nécessaire pour se reconstruire après avoir été détruite par cet individu, alors que ce dernier peut retrouver sa liberté, dans certains cas, après seulement quelques mois.

Dans le cas qui nous occupe, l’événement qui s’est produit il y a trois semaines, nous parlons d’une jeune femme qui a été vendue au prix d’un animal, c’est-à-dire 2 000 $. Voyez à quel point tout cela est banalisé, et c’est plus que préoccupant. Il est urgent de tenir compte de cet élément.

Mme Safadi : J’aimerais ajouter un commentaire à ce qu’a dit M. Vallières. Il est fondamental que les victimes se sentent protégées, et non constamment menacées parce qu’un tel est sorti de prison pour briser des vies humaines encore une fois.

Le président : Merci beaucoup.

[Traduction]

La sénatrice Lankin : Merci beaucoup. J’apprécie tous vos exposés et j’ai beaucoup de questions. Je pose celle-ci à Mme Hensel et à nos deux témoins du service de police, à qui voudra répondre.

Madame Hensel, sur la question du renversement de la charge de la preuve dans des affaires de violence conjugale, je comprends ce que vous avez dit. Je fais remarquer que, dans son mémoire, M. Rudin, des Services juridiques autochtones, adopte une position contraire à la vôtre. Je suppose que vos deux opinions permettent de trouver le juste milieu.

Ça m’amène à mon initiative sur le phénomène de la double mise en accusation, quand l’agresseur principal conteste les allégations de violence, et à la position de principe adoptée par beaucoup de forces policières. Beaucoup d’entre nous ont pensé, au début, que la bonne marche à suivre était de toujours porter des accusations, mais ç’a conduit à une aggravation de la situation. Même si le ministère de la Justice nous a informés que le premier rapport sur cette tendance concernait les femmes autochtones d’au moins 15 ans, la mesure a cependant été élargie à d’autres groupes, mais, comme vous dites, elle porte plus particulièrement sur les femmes autochtones.

Avez-vous une observation à formuler sur cette tendance? J’envisage de demander à mes collègues d’examiner une observation qui réclamerait une évaluation ou une analyse d’impact des modifications de la politique.

De la part de nos collègues qui se sont joints à nous, depuis la région de Montréal, j’apprécierais votre avis sur cette question. On m’a dit que la double mise en accusation ne cause pas vraiment de problème au Québec, mais je peux certainement vous dire que dans les grands centres urbains d’autres régions du Canada et dans les communautés éloignées, on y a recours de plus en plus souvent. On y a beaucoup moins accès à beaucoup de services, que ce soit le maintien de l’ordre ou le soutien juridique, et cetera. Cela a certainement toujours été connu, dans le cas des femmes autochtones, mais, en ce qui concerne les femmes de couleur et les femmes nouvellement arrivées au Canada, c’est maintenant de plus en plus fréquent.

Pourriez-vous nous dire ce que vous en pensez?

Mme Hensel : Je suis d’accord pour dire que, dans les circonstances, une observation serait indiquée. Nous constatons certainement, sur le terrain, dans nos communautés et dans quelques localités, que la double mise en accusation a un effet disproportionné sur les femmes autochtones.

J’ajouterais que, pour l’immense majorité des cas de violence conjugale, mais pas tous, il existe des mesures d’intervention plus efficaces que l’incarcération pour prévenir des maux plus graves et faire changer durablement les relations, les familles, les communautés et la société.

Les mémoires adressés aux comités qui ont étudié le même projet de loi révèlent qu’on y fait allusion aux conjoints, au Programme d’intervention auprès des partenaires violents, destiné aux hommes autochtones, ainsi qu’à d’autres mesures précises, adaptées à la culture, qui s’attaqueront aux causes sous-jacentes, contrairement à l’incarcération qui est une solution à court terme et presque toujours temporaire. Contrairement aux mesures prises sous l’influence ou sur les conseils d’autrui, d’autres mesures de réadaptation, ancrées dans la culture, destinées à toutes les familles touchées et rongées par la violence, seraient plus efficaces que la simple incarcération, et elles sont visiblement et immédiatement nécessaires dans de nombreux cas.

[Français]

Le président : Merci, madame Hensel. Monsieur Vallières, pouvez-vous conclure, s’il vous plaît? Notre prochain groupe de témoins est maintenant arrivé.

M. Vallières : Madame la sénatrice, ce que nous avons constaté au cours des 10 dernières années, c’est que le soutien de nos partenaires dans le milieu se manifeste non seulement pour les femmes, mais aussi pour les hommes qui sont aux prises avec ce problème. Cela limite le nombre d’accusations.

Le problème de la double accusation ne se pose pas nécessairement sur notre territoire, et ce, grâce à l’accessibilité à un grand nombre de services. J’abonde dans le même sens que Mme Hensel pour dire que, finalement, il faut prendre conscience du fait que, quand nous entrons dans les résidences de ces gens, il y a des valeurs qui leur appartiennent, et que nous devons nous adapter sur le plan professionnel. Le respect de la loi s’applique pour tous, certes. Par contre, il y a la causalité liée aux gestes, et c’est à ce titre que nous travaillons toujours en amont afin de prévenir les problèmes.

En ce qui concerne les nouveaux arrivants, nous avons mis en place un processus par lequel nous rencontrons les conjoints et les conjointes. Nous leur expliquons le processus judiciaire et les impacts de la perte d’un emploi, notamment sur la vie privée. Nous leur expliquons aussi qu’il est socialement inacceptable de s’en prendre physiquement à sa conjointe et que tous, hommes femmes, sont égaux et ont des droits.

Nous présentons bien aux femmes les droits et les services qui leur sont offerts. Lorsqu’elles entrent dans un milieu de travail, ces éléments leur sont souvent répétés. C’est peut-être ce qui explique que, dans les grands centres comme Montréal, Longueuil, Laval et Québec, nous n’avons pas les mêmes problèmes que ceux que vous avez identifiés par rapport à la double accusation.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Vallières.

[Traduction]

Mesdames Beazley et Hensel, je vous remercie de votre participation. Vous entendre a été un grand privilège. Vous comprenez les préoccupations de la majorité des sénateurs à l’endroit de la détresse des femmes et des filles autochtones que leur cause le Code criminel.

[Français]

Monsieur Vallières, madame Safadi, merci d’avoir contribué à notre réflexion ce matin. Vos propos ont été très utiles pour la compréhension du projet de loi, les observations et les commentaires que nous voudrions y joindre.

[Traduction]

Je vous remercie tous de votre contribution.

Les prochains témoins sont maintenant arrivés.

[Français]

Honorables sénateurs, nous poursuivons notre étude du projet de loi C-75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois. Nous avons le plaisir d’accueillir, d’abord à titre personnel, M. Fady Mansour.

[Traduction]

Bonjour. Me Mansour est criminaliste. Comparaissent aussi à titre personnel, par vidéoconférence, M. Don Stuart, qui est professeur à la faculté de droit de l’Université Queen’s; Me David A. Bird, avocat retraité du ministère fédéral de la Justice et, représentant la Defence Counsel Association of Ottawa, Me Michael A. Johnston, avocat plaidant.

Quel plaisir de vous revoir, maître Bird. Je suis heureux de constater qu’il y a toujours un avenir après une brillante carrière au ministère de la Justice.

Fady Mansour, criminaliste, à titre personnel : Je vous remercie de votre invitation. Je suis criminaliste, exerçant dans le privé, à Ottawa. J’ai aussi exercé le droit en Alberta et dans les Territoires du Nord-Ouest. Je centrerai mes observations sur les amendements visant les dispositions sur les enquêtes préliminaires.

Tous peuvent être d’accord avec les objectifs du projet de loi, qui sont de servir les intérêts de la justice et d’aider à l’administration méthodique et efficace de la justice pénale. Plutôt que de servir ces objectifs, la suppression des enquêtes préliminaires aboutira au résultat contraire. Elle ralentira les procès et multipliera les arrêts de procédures en raison des demandes fondées sur l’alinéa 11b). Les procès seront obligatoirement morcelés, et le processus frappera plus durement les témoins et les plaignants.

Partons de ce point. Les enquêtes préliminaires, en général, sont plus courtes et moins dérangeantes que les procès. En effet, elles portent sur des questions beaucoup moins complexes. De plus, la poursuite est en mesure de présenter une grande partie de ses arguments, conformément à l’article 540 du Code criminel qui lui permet de le faire par écrit plutôt que d’exiger le témoignage principal du témoin ou du plaignant.

Essentiellement, non seulement les questions sont en soi d’une portée plus réduite, mais lorsqu’on fait témoigner les témoins, on leur offre généralement la possibilité de seulement leur faire subir un contre-interrogatoire, et ils n’ont pas à livrer un témoignage principal.

Après les enquêtes préliminaires, les deux parties ont pu assister à l’examen de la plupart des questions essentielles, et, habituellement, une résolution se dessine. Si elle ne touche pas la totalité de l’affaire, à tout le moins on pourra s’entendre sur certaines des questions qui feront l’objet du procès, des accusations seront abandonnées ou pourront faire l’objet d’un plaidoyer. En supprimant les enquêtes préliminaires, on se prive de tous ces avantages.

En ce qui concerne les procès morcelés, un problème particulier est que dès qu’une enquête préliminaire a lieu, l’une de ses fonctions est de faire découvrir la nécessité de motions préalables concernant les demandes de communication de dossiers de tiers et les demandes fondées sur l’article 276 ou 278.

Après l’enquête préliminaire, la demande est censée précéder le procès. On entend la motion préalable, et le procès peut débuter, d’un seul tenant. Mais, faute d’enquête préliminaire, les propos des témoins feront invariablement naître le besoin de formuler ces demandes.

Le procès sera ajourné. Nous devrons mettre en contact le plaignant et l’avocat du témoin et fixer de nouvelles dates avec l’avocat saisi, ainsi qu’un certain juge de première instance. Tout est retardé, parfois d’au moins un an, pour entendre les demandes préalables au procès. L’accusé veut un procès rapide, tandis que le plaignant ne veut pas que son témoignage soit morcelé pendant un an ou un an et demi, ce qui exige qu’il revienne encore.

Un autre problème est les éventuels retards graves dans les tribunaux provinciaux. Quand nous choisissons l’enquête préliminaire, l’affaire se retrouve en Cour supérieure. Faute d’enquête préliminaire, je soupçonne que, la plupart du temps, l’accusé choisira de poursuivre en cour provinciale. En effet, le juge de ce tribunal spécialisé n’y entend que des affaires criminelles. Nul besoin d’y invoquer des faits bien établis en droit, parce que le juge a entendu la même affaire des centaines de fois. De plus, on peut habituellement obtenir une date plus rapprochée pour le procès.

La conséquence est le renvoi de toutes ces affaires dans les tribunaux provinciaux, qui ne peuvent pas absorber autant de procès longs. Habituellement, ces tribunaux, de toute manière, organiseront une enquête préliminaire qui prendra un peu plus qu’une journée ou deux, habituellement jusqu’à trois semaines.

Très récemment, le juge Boxall a exprimé cette crainte dans son arrêt du 19 mars 2019, sous le régime de l’alinéa 11b), en réponse à la demande de l’accusé d’abandonner les accusations contre lui parce que le délai pour entamer le procès était trop long. Dans le paragraphe 186 de son jugement, il a déclaré :

Je fais remarquer que la suppression des enquêtes préliminaires, dans les affaires d’agression sexuelle, sont susceptibles d’en faire juger encore plus par des tribunaux provinciaux.

Pour résumer ces deux arguments, la plupart des accusés, d’abord, choisiront d’être jugés par un tribunal spécial. Ensuite, dans cette éventualité, ils feront déposer des motions préalables pour l’ajournement des procès en cour provinciale, à mi-chemin dans les procédures. Les dates à venir deviendront inutilisables, parce que personne d’autre n’aura été inscrit pour ces dates. Il faut ajourner le procès pendant encore un an ou un an et demi, avant de le reprendre, et ça pose de graves questions sous le régime de l’alinéa 11b) pour l’accusé et le plaignant.

C’est l’une des modifications les plus importantes à survenir dans notre système de justice pénale. Malgré la noblesse des objectifs, je crains qu’on ait mal réfléchi aux conséquences, qui auront un effet en chaîne. Mes collègues et moi convenons que les objectifs ne seront très probablement pas atteints, mais vous exacerberez les problèmes que vous essayez de corriger.

Michael A. Johnston, avocat plaidant, Defence Counsel Association of Ottawa : L’histoire de la liberté a été en grande partie l’histoire du respect des garanties procédurales. Les récusations péremptoires sont une garantie procédurale à la disposition des accusés depuis au moins 1305. Le recours à la méthode des jurés en rotation pour déterminer le bien-fondé d’une récusation remonte bien avant la Confédération.

Ces deux procédures sont importantes pour assurer la confiance de l’accusé à l’égard de l’indépendance et de l’impartialité du petit jury qui déterminera son sort. L’élimination de ces garanties supprime le rôle petit, mais manifeste de l’accusé dans la sélection du jury, et ébranle aussi sa confiance en ce qui a trait à l’équité de la procédure.

Le procès devant jury fait grandement contrepoids au gouvernement. La Commission de réforme du droit du pays l’a décrit d’ailleurs comme un rempart contre les machinations oppressives de l’État. En éliminant des procédures qui existent à titre de contrepoids aux mesures prises par l’État, vous portez atteinte à l’esprit même de cette institution qui évolue depuis plus de mille ans. Je ne dis pas que les procès devant jury sont parfaits dans leur forme actuelle, mais une compréhension non partisane et factuelle est nécessaire avant que nous osions tout simplement les changer. Nous craignons que le projet de loi C-75 vise à éliminer ces importantes garanties procédurales sans que l’étude qui s’impose soit faite.

Je soutiens respectueusement que la procédure criminelle est trop importante et trop nuancée pour tout simplement être victime des vicissitudes et de la partisanerie du processus politique. Nous avons besoin d’une réforme du droit fondée sur des données probantes.

La dernière fois que la Commission de réforme du droit a étudié les importantes récusations péremptoires — vous trouverez l’information à la page 8 du mémoire que j’ai présenté à la Chambre des communes —, elle a constaté que l’importance des récusations péremptoires réside dans la notion d’une justice rendue, en donnant à l’accusé un petit mot à dire dans la composition du jury.

La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Regina c. Sherratt en 1991 — la même année de la parution du rapport de l’Enquête publique sur l’administration de la justice et les peuples autochtones au Manitoba qui a recommandé l’élimination des récusations péremptoires —, a parlé d’au moins trois avantages des récusations péremptoires.

Je veux prendre un instant pour dire qu’il est possible qu’une récusation péremptoire ait un caractère discriminatoire. C’est un vice, mais que dire de toutes les vertus? On ne jette pas le bébé avec l’eau du bain. Ne pouvons-nous pas trouver un moyen de préserver les avantages et de limiter les dégâts? C’est exactement la raison pour laquelle je mentionne respectueusement que M. Frank Iacobucci, lorsqu’il a étudié en 2013 la représentation des Premières Nations au sein des jurys ontariens, n’a pas recommandé leur élimination, avec tout le respect. Vous verrez ce que dit vraiment la recommandation 15 à l’onglet 1 du recueil de jurisprudence que j’ai présenté.

Plus précisément, le ministère de la Procureure générale a discuté avec le comité de mise en œuvre de la pertinence de recommander au procureur général du Canada une modification au Code criminel pour prévenir le recours aux récusations péremptoires dans le but de faire preuve de discrimination contre les membres des Premières Nations qui font partie d’un jury. Il mentionne ensuite la pratique américaine qui s’appelle une récusation de Batson.

Fait important, ce n’est pas ce que M. Frank Iacobucci a recommandé. À vrai dire, il a plutôt cité le rapport d’enquête manitobain de 1991, mais je tiens à signaler au comité sénatorial que le rapport doit être compris en tenant compte du contexte. Il a été rédigé en 1991 lorsque la Couronne avait encore le pouvoir de tenir des jurés à l’écart. En 1991, elle avait le pouvoir de mettre 48 jurés à l’écart et avait quatre récusations péremptoires à sa disposition. Si vous revenez en arrière et que vous citez le rapport pour soutenir d’une certaine façon ce projet de loi, je suis désolé, mais cela revient à faire un copier-coller inapproprié.

Fait important, avec tout le respect que je dois au commissaire Sinclair, c’est le titre qu’il portait à l’époque, il est important de souligner que le commissaire comprenait comment les récusations péremptoires éclairaient la procédure de récusation motivée. Vous ne pouvez pas tout simplement les éliminer sans comprendre que cela porte atteinte à cet autre contrepoids. C’est pourquoi, si les récusations péremptoires sont éliminées, il a suggéré de réformer la procédure de récusation motivée de manière à avoir quelque chose qui ressemble davantage à un voir-dire à l’américaine dans le cadre duquel les jurés sont questionnés. De toute évidence, il faudra plus de temps pour sélectionner les jurés.

Je ne suis pas fondamentalement opposé à cette possibilité. Cependant, si vous essayez de citer le rapport de 1991 du commissaire Sinclair pour soutenir d’une certaine façon ce qui est prévu dans le projet de loi C-75, soit l’élimination des récusations péremptoires sans modifier substantiellement la procédure de récusation motivée, je vous dirais que c’est problématique.

Il est important de noter que l’on propose de modifier la procédure de récusation motivée, mais pas de façon substantielle. C’est procédural et fondamentalement problématique étant donné que le recours à la méthode des jurés en rotation pour déterminer le bien-fondé des récusations motivées, comme je l’ai dit, est une importante protection procédurale qui fait en sorte qu’un jury demeure indépendant du gouvernement. L’un des principes fondamentaux d’un procès devant jury est de veiller à ce que le jury qui est finalement constitué soit indépendant du gouvernement afin de former une entité indépendante d’enquête.

Je m’écarte un peu du sujet et je n’ai peut-être plus de temps, mais je voulais souligner pour le comité que selon la Cour suprême du Canada, les récusations péremptoires présentent trois avantages si l’accusé n’a pas assez d’information pour engager une procédure de récusation motivée, mais qu’il estime que des jurés devraient être mis à l’écart.

Je vous donne un exemple concret. Au moment de constituer un jury, je suis avec mon client qui doit regarder les personnes qui pourraient entendre sa cause, les personnes convoquées, les éventuels jurés. Les jurés regardent l’accusé et l’accusé les regarde. Il arrive souvent que ces personnes ne regardent même pas le visage de mon client. Lorsque, avant même que des éléments de preuve soient présentés, une personne ne regarde même pas le visage de mon client, celui-ci peut avoir l’impression qu’il n’aura pas droit à un procès équitable. Dans ces circonstances, une récusation péremptoire donne alors la possibilité d’écarter cette personne. La Cour suprême l’a reconnu.

Les récusations péremptoires peuvent également, dans certaines circonstances, se traduire par un jury plus représentatif, selon la nature de la collectivité et de l’accusé. La Cour suprême a dit que c’est un fait. Le sénateur Sinclair, lorsqu’il discutait de la question le 1er mai, a dit avoir peut-être constaté que ce n’est pas nécessairement ce qui se produit, et la Cour suprême en a dit autant en 1991. Elle affirme aussi que ce genre de récusations renforce l’impression que l’accusé a d’avoir un jury composé de manière équitable.

Ce sont des choses très importantes qui protègent les droits procéduraux des gens. J’ajouterais aussi le fait que les récusations péremptoires sont des garanties pour la procédure proprement dite de récusation motivée. C’est ce qu’ont admis des juristes éminents, et ce n’est pas d’hier. En effet, Blackstone a dit :

Parce qu’il se peut, lorsque les raisons invoquées pour une récusation pour cause ne justifient pas la mise à l’écart du juré, que le seul fait de mettre en doute son impartialité crée un ressentiment, alors le prisonnier a encore la possibilité, s’il le veut, de récuser péremptoirement le juré pour empêcher toute conséquence nuisible.

Le président : Je vous invite à conclure, maître Johnston.

M. Johnston : J’ai soumis un mémoire. J’ai depuis tenté d’y ajouter 10 annexes pour répondre à des questions ayant fait l’objet de discussions au Sénat et à la Chambre des communes. J’espère vraiment pouvoir discuter d’une partie ou de la totalité de ces choses, et je suis honoré d’être ici.

Merci.

Don Stuart, professeur, Faculté de droit, Université Queen’s, à titre personnel : J’aurais aimé, au nom d’environ 50 professeurs de droit, que nous soyons ici pour parler de la création d’une commission permanente de réforme du droit pour le Canada ou d’une commission spéciale pour simplifier radicalement le Code criminel afin de tenir compte de la façon dont nous concevons nos normes constitutionnelles uniques de réflexion et dont cela ne cadre souvent pas avec toutes les dispositions désuètes du Code. Nous ne sommes toutefois pas ici pour cette raison. Le sénateur Flynn, sous le gouvernement Clark, est le dernier qui a fait valoir cette idée, et son gouvernement n’a pas survécu assez longtemps pour passer à l’action.

En passant, nous avons présenté l’idée à la ministre de la Justice il y a deux ans, mais sans succès. Nous sommes en partie ici à cause du rapport de 2017 du comité, intitulé Justice différée, justice refusée. Votre comité devrait être fier d’avoir amené le gouvernement à produire un projet de loi qui donne suite à ce que la Cour suprême a avancé, à savoir qu’il y a une culture de complaisance en ce qui a trait aux retards dans le système de justice pénale. Vous êtes également à l’origine de la volonté d’éliminer les enquêtes préliminaires, et il en est question dans le projet de loi.

Notre principale position aujourd’hui est très pragmatique. Je ne souscris pas à tous les aspects du projet de loi. Je suppose que nous avons tous raison d’être en désaccord, mais il y a tellement de bonnes choses dans le projet de loi qu’il est important de l’adopter avant la prorogation du Parlement et de ne pas voir tout ce travail fait au ministère de la Justice et au Sénat disparaître.

J’exhorte le comité et les sénateurs à ne pas se montrer tatillons à propos de différents aspects de la mesure. Des juges indépendants qui doivent accepter une disposition qui ne fonctionne pas se pencheront sur certains des problèmes dans le projet de loi, et on peut toujours citer la Charte.

Je veux parler brièvement de cinq choses. Premièrement, la transformation de 115 actes criminels en infractions mixtes est un moyen de transférer des responsabilités au tribunal provincial. J’appuie vraiment cette mesure. Pour la raison mentionnée brièvement par les intervenants précédents, il y a dans ce tribunal un engagement spécial à l’égard du système de justice pénale. Je connais plus de 115 juges provinciaux en Ontario. Ce sont d’excellents juristes. J’aurais aimé qu’on écoute Ian Scott il y a de nombreuses années lorsqu’il a dit que si nous nous intéressons à la justice, nous devrions nous contenter d’un tribunal pénal spécialisé et fusionner la cour fédérale avec le tribunal provincial. Il a été mis au pilori par des juges de la Cour suprême et certains avocats, et il n’est abouti à rien. C’est dommage.

Je voulais ensuite en venir aux dispositions relatives à la libération sous caution, que j’appuie. Nous savons depuis très longtemps que nous plaçons en détention beaucoup plus de personnes avant le procès qu’après le procès, et il y a des problèmes systémiques. Les dispositions de ce projet de loi sont très complexes et certaines sont peut-être controversées, mais elles cadrent avec ce qu’on a tendance à observer dans les causes renvoyées à la Cour suprême, comme dans l’affaire Antic, à savoir que même lorsqu’on s’apprête à libérer quelqu’un, il faut se servir du pouvoir le moins restrictif. Selon la décision rendue récemment dans l’affaire Myers, lorsqu’on examine un refus de mise en liberté sous caution, il faut procéder rapidement. Tout cela cadre avec ce que dit la Cour suprême.

Pour ce qui est de la sélection des jurés, c’est beaucoup plus controversé. L’idée est manifestement d’abolir les récusations péremptoires pour éviter une situation où un avocat, d’un côté ou de l’autre, réussit à empêcher un Autochtone a être membre du jury sans devoir justifier sa position.

La solution dans le projet de loi est de recourir aux récusations motivées. Je pense que cela pose de réels problèmes parce qu’on donne maintenant tout le pouvoir aux juges.

Cela signifie qu’on aura toujours recours à des récusations motivées, qui ne peuvent actuellement être justifiées qu’en invoquant la race ou la publicité antérieure au procès, pas le sexe et la représentation dans un jury. Les juges doivent maintenant régler tout cela. Aucune disposition n’indique comment les juges peuvent mettre un juré à l’écart pour le maintien de la confiance du public. C’est beaucoup trop vague, mais je suppose que cela se traduira par des procédures judiciaires engagées par des juges qui savent beaucoup mieux que moi comment présider convenablement un procès devant jury. Tout le processus sera suivi, et des modifications seront apportées.

Mon quatrième point est qu’un des avantages de l’adoption du projet de loi C-75 est le rétablissement des suramendes compensatoires. Une disposition du projet de loi prévoit une application discrétionnaire. Il est très important que nous nous rappelions tous que dans l’affaire Boudreault, la Cour suprême du Canada, par l’entremise de la juge Martin, a affirmé avec force que les suramendes compensatoires imposées étaient anticonstitutionnelles. Dans ce cas-ci, il est question d’une application discrétionnaire.

Dans l’arrêt Boudreault, on mentionne ce projet de loi. On a dit qu’il ne serait pas adopté à ce stade-ci, qu’il faut déterminer si les nouvelles normes constitutionnelles, qui parlent du besoin de proportionnalité, sont respectées. Après tout, les suramendes compensatoires sont là pour financer des services aux victimes. Pour avoir un système juste et discrétionnaire qui n’est pas discriminatoire envers les personnes extrêmement pauvres ou désavantagées d’une autre manière, c’est une bonne idée, et nous devrions ajouter cela au libellé.

Mon dernier point se rapporte à ce que les universitaires appellent actuellement des lois fantômes. Ce sont des dispositions déclarées inconstitutionnelles par les tribunaux, mais qui se trouvent encore dans le Code criminel. Des projets de loi adoptés récemment nous ont débarrassés de la majorité de ces dispositions. On n’a toutefois pas touché à l’alinéa 229c) ni à l’article 230 sur le meurtre. Nous savons tous qu’on a dû ordonner de nouveau des procès pour meurtre parce que le juge ne savait pas que ces dispositions ont été supprimées il y a 30 ans.

Il y a beaucoup de bonnes choses dans ce projet de loi, et j’espère que le Sénat procède rapidement afin qu’il soit adopté avant le départ des parlementaires pour l’été.

David A. Bird, avocat retraité, ministère de la Justice du Canada, à titre personnel : Lorsque j’ai comparu devant le comité le 2 novembre 2016, j’ai fait valoir qu’il fallait pour l’instant prélever automatiquement un échantillon d’ADN à la déclaration de culpabilité et qu’il faudrait à la fin faire ce même prélèvement avec la prise des empreintes digitales et des clichés à l’arrestation.

Je suis heureux de constater que mon témoignage aura joué un rôle dans une recommandation faite par le comité dans son rapport définitif au Parlement, le 20 juin 2017, en vue de l’élargissement des prélèvements d’ADN.

Voici ce que dit la recommandation 24 :

Le comité recommande que la ministre de la Justice dépose une proposition de modification législative au Code criminel pour autoriser le prélèvement systématique d’un échantillon d’ADN sur tout adulte ayant été reconnu coupable au Canada d’une infraction désignée au sens de l’article 487.04 du Code criminel.

Le 15 novembre 2017, le gouvernement a communiqué au comité sa réponse à ce rapport. Malheureusement, il n’y traitait pas de la recommandation 24 ni ne faisait même mention des renseignements génétiques.

Ma crainte est que, comme pour les recommandations antérieures au Parlement en vue de modifications législatives destinées à étendre l’utilisation de l’ADN — des modifications formulées par le comité permanent de la sécurité publique et nationale en juin 2009 et par le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles en juin 2010 —, le gouvernement décide une fois de plus de ne pas agir.

Ce que je n’avais pas prévu cependant, c’est que le gouvernement proposerait en fait des mesures législatives qui rendraient la Banque nationale de données génétiques, la BNDG, moins efficace dans l’aide à apporter aux services d’application de la loi en matière de résolution des crimes.

Je parle ici de la proposition faite dans le projet de loi C-75 de transformer en infractions mixtes plus de 100 infractions commandant une peine de 10 ans ou moins par voie de mise en accusation. Pour comprendre en quoi cette proposition aurait des répercussions négatives sur la BNDG, il faut saisir le degré de complexité du système canadien.

C’est la Loi sur l’identification par les empreintes génétiques, la LIEG, qui crée et réglemente la BNDG. Cette banque comporte deux grands fichiers : le fichier de criminalistique provenant des profils d’identification génétique recueillis lors d’enquêtes sur des infractions désignées, sur la scène du crime; et le fichier des condamnés provenant des profils d’identification génétique recueillis auprès des personnes reconnues coupables de certaines infractions désignées.

La BNDG compare ces deux fichiers entre eux et confronte individuellement les renseignements du premier. Premièrement, il peut y avoir une absence d’appariement. La BNDG n’a pas facilité l’enquête sauf si la police avait l’œil sur quelqu’un dont l’empreinte génétique connue figurait au fichier des condamnés. Le délinquant se trouve alors éliminé comme suspect si l’échantillon de la scène de crime ne concorde pas avec cette empreinte.

Deuxièmement, en cas d’appariement avec le fichier des condamnés, les données d’identification sont communiquées à la police qui peut alors centrer son enquête. Souvent, ce sera là l’information première de règlement d’une affaire. Dans bien des cas, la piste est froide et la police ne dispose d’aucun autre indice.

Troisièmement, lorsqu’il y a appariement possible, les profils sont comparés et le profil du fichier des condamnés ne peut être exclu comme appariement, principalement parce que l’empreinte génétique est confuse, dégradée ou contaminée.

L’efficacité de la Banque nationale de données génétiques et de toutes les banques semblables de renseignements génétiques dans le monde dépend du nombre de profils contenus dans le fichier des condamnés et de l’ajout de profils dans le fichier de criminalistique. Il est clair que plus il y a de profils, plus les chances d’appariement sont grandes. Le Code criminel détermine qui peut avoir l’obligation à la déclaration de culpabilité de fournir un échantillon pour analyse, de sorte que le profil en question puisse être ajouté au fichier des condamnés.

Aux termes du Code criminel, les tribunaux ne peuvent émettre des ordonnances de prélèvement de substances corporelles qu’aux gens reconnus coupables des infractions désignées énumérées à l’article 487.04. Toutefois, tous les auteurs d’infractions désignées ne sont pas assujettis au prélèvement de substances corporelles. Les infractions désignées sont divisées en quatre catégories.

Premièrement, pour les infractions super primaires, qui comprennent 40 des infractions les plus graves, comme le meurtre, l’agression grave et l’agression sexuelle, le tribunal doit émettre une ordonnance en ce sens.

Deuxièmement, il y a les infractions primaires désignées, qui comprennent 39 infractions graves, comme les infractions liées au terrorisme ou à une organisation criminelle, la prise d’otages et l’introduction par effraction dans une maison d’habitation. Le tribunal doit émettre une ordonnance, sauf si le délinquant le convainc que l’incidence sur sa vie privée et la sécurité de sa personne est nettement démesurée au regard de l’intérêt public pour la protection de la société et la bonne administration de la justice.

Troisièmement, les infractions secondaires comprennent 14 infractions mixtes, y compris les voies de fait, le harcèlement criminel et la profération de menaces. Le tribunal peut émettre une ordonnance à la demande de la poursuite, en tenant compte du casier judiciaire du délinquant, de la nature et des circonstances de l’infraction, ainsi que de l’incidence sur la vie privée et la sécurité de la personne.

Quatrièmement, les infractions secondaires résiduelles comprennent environ 200 infractions relevant du Code criminel, de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances et de la Loi sur le cannabis. Ces infractions sont passibles d’un emprisonnement de cinq ans ou plus par voie de mise en accusation. Comme dans le cas d’une infraction secondaire, le juge a la discrétion de ne pas émettre l’ordonnance, mais le ministère public doit avoir procédé par mise en accusation.

Le système canadien est pour moi le plus complexe au monde pour les prélèvements d’échantillons d’ADN. Comparativement aux autres, il se trouve à réduire le nombre de délinquants échantillonnés. La plupart des pays et des États américains ont commencé par dresser une liste des infractions les plus graves obligeant à prendre un échantillon et l’ont ensuite élargie pour inclure toutes les personnes condamnées pour actes délictueux graves, qui correspondent en gros à nos infractions punissables par voie de mise en accusation.

Le président : Malheureusement, monsieur Bird, je dois vous inviter à conclure.

M. Bird : Je vais essayer de passer au vif du sujet.

Le président : Vous pouvez passer directement au projet de loi C-75. Nous savons quels articles du projet de loi ont une incidence sur les échantillons d’ADN. Vous pouvez donc vous concentrer là-dessus.

M. Bird : Je vais tenter de conclure rapidement.

Le grand problème qui limite l’utilisation du fichier des condamnés est que le ministère public doit procéder par mise en accusation. Ce problème se trouve aggravé par le projet de loi C-75, qui vise à encourager la poursuite à opter pour la procédure sommaire, et j’ai la conviction qu’elle le fera dans la plupart des cas. C’est une procédure plus simple et, le plus souvent, le ministère public ne recherchera pas une peine excédant la nouvelle peine maximale de deux ans moins un jour. Chaque fois que la poursuite choisira la voie sommaire, elle se privera de la possibilité de demander une ordonnance de prélèvement d’ADN.

J’ai lu le mémoire que l’Association canadienne des chefs de police a présenté au Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes lorsqu’il étudiait le projet de loi C-75. Je présume qu’elle a tiré ses chiffres de la Banque nationale de données génétiques. Le comité pourrait vouloir demander aux représentants du gouvernement combien des appariements pour les 588 infractions, dont 19 homicides et 24 agressions sexuelles, n’auraient pas été obtenus si le ministère public avait opté pour la procédure sommaire.

Ces problèmes ont pour résultat que le fichier des condamnés est bien moindre, en nombre de cas par habitant, que les banques de données génétiques d’autres pays. Je n’ai pas les derniers chiffres, mais je crois que le Royaume-Uni a près de 10 p. 100 de sa population dans sa banque de données génétiques, et les États-Unis, approximativement 5 p. 100. Dans notre cas, c’est environ 1 p. 100. Pourtant, il s’agit d’une question de chiffres. Quand un échantillon prélevé sur le lieu d’un crime est versé dans la banque, il est 10 fois plus probable que le Royaume-Uni fasse un appariement, et 5 fois plus probable que les États-Unis fassent un appariement, comparativement à la Banque nationale de données génétiques. Nous progressons à pas de tortue.

Le 2 juin, j’ai écrit à l’honorable Ralph Goodale, ministre de la Sécurité publique, pour porter à son attention l’inaction du gouvernement. Le 13 décembre 2016, il m’a répondu : « mes fonctionnaires continueront à examiner les possibilités d’améliorer le recours à l’analyse d’ADN aux fins des enquêtes, tout en s’en tenant aux considérations en matière d’application de la loi et de protection de la vie privée et en prévoyant des consultations avec les provinces et territoires, les forces de l’ordre, les intervenants et le public, de sorte que les Canadiens jouissent des plus hautes normes de protection. »

Le président : Pouvez-vous conclure, monsieur Bird? Je regarde l’heure et j’ai une liste de témoins qui veulent vous poser des questions.

M. Bird : Puis-je avoir deux minutes?

Le président : Malheureusement, vous n’avez que 30 secondes.

M. Bird : Je prie le comité de considérer la possibilité d’amender le projet de loi de façon à rendre automatique le prélèvement d’échantillons d’ADN pour toutes les infractions désignées. Le mémoire que je vous ai soumis propose des formulations pour les amendements. Je ne suis pas rédacteur législatif, mais les conseillers juridiques du Parlement devraient pouvoir trouver les bonnes formulations. Pour atténuer temporairement les effets néfastes de la reclassification sur l’efficacité de la Banque nationale de données génétiques, je recommande au comité de proposer, au moins, d’amender le projet de loi en modifiant la définition du terme « infraction secondaire » prévue à l’alinéa 487.04a) par adjonction, après « par voie de mise en accusation », des mots « ou par procédure sommaire ». L’amendement plus complexe établirait la liste de toutes les nouvelles infractions mixtes ayant une incidence sur la définition.

Enfin, je recommande respectueusement au comité d’envisager la possibilité d’ajouter l’obligation pour le Parlement d’examiner, après trois ans, les répercussions de la reclassification des infractions prévue par le projet de loi C-75 sur le système de justice. Le comité pourrait également considérer la possibilité d’ajouter tout commentaire qu’il juge pertinent.

Le président : J’invite maintenant le sénateur Boisvenu, vice-président du comité, à poser la première question.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup à nos invités. Je regarde l’heure, comme vous. Il nous reste à peu près 10 minutes, alors je vais me contenter de poser une seule question.

Monsieur Bird, nous sommes effectivement préoccupés de savoir que le fait de combiner beaucoup d’accusations fera en sorte qu’il y aura un risque que le taux d’échantillonnage soit beaucoup réduit relativement à ces crimes. Parmi la série de nouveaux types d’accusations, lesquels sont les plus à risque en matière de sécurité si on les laisse tomber? Pouvez-vous identifier quelques-unes des accusations incluses dans le projet de loi où l’on devrait absolument maintenir la prise d’échantillons?

[Traduction]

M. Bird : Malheureusement, monsieur le sénateur, je n’ai pas la liste devant moi en ce moment.

Le président : Pouvez-vous nous la transmettre, monsieur Bird? Il reste plusieurs jours avant que nous commencions l’étude article par article du projet de loi. Si vous nous l’envoyez, nous nous assurerons que les membres du comité la reçoivent.

M. Bird : Je vais vous la transmettre.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Je vais poser ma question différemment. Êtes-vous d’accord pour qu’un amendement soit apporté afin de faire en sorte que, à la suite à l’adoption du projet de loi, les infractions qui deviendront hybrides n’échappent pas aux prélèvements d’ADN?

[Traduction]

M. Bird : Monsieur le sénateur, si nous rédigeons un amendement qui inclut toutes les infractions résiduelles poursuivies par procédure sommaire, elles n’échapperont pas aux prélèvements. Autrement, les infractions y échapperont si l’on opte pour la procédure sommaire.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Merci.

La sénatrice Dupuis : Ma question s’adresse à Me Mansour. Plusieurs témoins que nous avons entendus ont affirmé que le système de justice criminelle est un processus lourd et difficile pour les victimes qui deviennent des témoins de la Couronne, dans les cas où la cause se rend jusqu’au procès en matière d’agressions sexuelles, entre autres. Vous dites que l’élimination des enquêtes préliminaires rendra le processus plus difficile pour les victimes et pour les témoins. Qu’entendez-vous par là?

[Traduction]

M. Mansour : Bien sûr. Il y a quelques raisons.

Les agressions sexuelles sont le type d’affaires dans lesquelles il est le plus probable que des motions préalables au procès soient présentées parce qu’il y a des dossiers à obtenir. Les nouvelles modifications apportées à la loi augmentent le nombre de motions préalables que la défense doit déposer avant de pouvoir présenter la preuve. De plus, la plaignante a maintenant qualité pour agir par rapport à bon nombre des motions préalables.

Je vous donne un exemple de ce qui arrivera : il n’y a pas de fondement factuel ou on ne sait pas qu’il faut déposer une motion préalable au procès. On commence par le procès parce qu’il n’y a pas d’enquête préliminaire. On prend alors connaissance du fondement factuel, et l’affaire est ajournée au milieu de la preuve de la plaignante, qui doit essayer de se trouver un avocat à la dernière minute. Il faut maintenant trouver de nouvelles dates où les avocats et le juge saisi de l’affaire sont libres et où le tribunal peut entendre la motion préalable, puis il faut attendre la décision sur la motion avant de pouvoir poursuivre le procès. La nouvelle procédure est extrêmement lourde et elle n’élimine rien. En fait, elle complique considérablement les choses et elle reporte le problème.

L’enquête préliminaire permet de régler toutes ces questions et d’établir le programme longtemps à l’avance. À de nombreux égards, il est plus rapide de procéder ainsi que d’attendre le procès, puis d’avoir à l’ajourner au milieu.

En procédant de l’autre façon, on dépassera la limite de 30 mois établie par l’arrêt Jordan pour les demandes présentées sur le fondement de l’article 11b), ce qui veut dire qu’un grand nombre d’accusés demanderont l’arrêt des procédures. Ce n’est pas le résultat souhaité par les plaignantes, mais elles n’y peuvent absolument rien. Les demandes sont déposées, les choses sont reportées, puis une autre demande est présentée pour arrêter les procédures en raison du délai.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Maître Johnston, vous avez parlé du besoin d’une instance. Vous avez fait référence à une commission de réforme du droit. Si j’ai bien compris, vous suggérez qu’un système quelconque reconstitué par le gouvernement ait pour mission de revoir en profondeur le système de justice criminelle et le système basé sur la preuve. Je crois que nous avons des preuves très claires de la discrimination à l’endroit des femmes dans le système de justice actuel. Vous dites qu’une quelconque instance de réforme du droit serait utile à ce moment-ci, par opposition au projet de loi que nous avons devant nous.

Je ne dis pas que nous devons le rejeter ou l’accepter, mais nous ne pouvons pas mener une opération ciblée sur un certain nombre d’articles précis sans entreprendre une réflexion globale sur la raison qui nous incite à apporter ces changements.

[Traduction]

M. Johnston : J’écoutais attentivement pour être sûr de bien comprendre la question.

Ma position fondamentale et, à ma connaissance, la position d’un grand nombre d’individus faisant partie du système de justice, c’est que nous tirions tous avantage d’une instance comme une commission de réforme du droit ou d’une initiative comme une analyse impartiale des questions relatives à la justice pénale.

Bien sûr, les politiciens et le système politique sont bien placés pour cerner les problèmes, et c’est ce qu’ils devraient faire. Les problèmes devraient être cernés, puis ils devraient être retirés de l’arène politique et examinés par des individus impartiaux.

Prenez l’exemple de l’Irlande. J’ai inclus dans un de mes onglets que la commission de réforme du droit de l’Irlande s’est demandé si les récusations péremptoires ou, pour reprendre son expression, les récusations sans fondement devraient être maintenues. Elle a examiné les régimes de différents territoires, y compris ceux du Royaume-Uni, des États-Unis, du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Elle a examiné tous ces différents régimes avant de prendre position en se fondant sur les données probantes. Elle n’a pas cherché des données probantes pour venir appuyer la position qu’elle avait déjà prise.

Sauf le respect que je vous dois, je suis convaincu qu’il faut retirer ce type de questions du processus politique à cause de la nature partiale de la politique. Les décisions importantes sur les questions de justice pénale devraient être fondées sur des interprétations de la Constitution, et non, sauf votre respect, sur la position des partis politiques.

[Français]

Le sénateur Dalphond : Ma première question concerne les enquêtes préliminaires.

[Traduction]

Me Mansour peut peut-être y répondre. Vous savez sans doute que dans les 20 dernières années, depuis l’arrêt Stinchcombe, le nombre d’enquêtes préliminaires a diminué considérablement. Des enquêtes préliminaires sont menées dans seulement 2 ou 3 p. 100 des cas. Or, vous avez laissé entendre, dans une réponse précédente, qu’elles sont beaucoup utilisées dans les affaires d’agression sexuelle.

Êtes-vous bel et bien en train de dire qu’elles sont beaucoup utilisées dans les affaires d’agression sexuelle?

M. Mansour : Je n’ai pas les données nécessaires pour vous dire dans quel type d’affaires elles sont le plus utilisées. Toutefois, d’après mon expérience personnelle et l’expérience de mes collègues aux trois endroits où j’ai travaillé, on y a plus couramment recours dans les affaires d’agression sexuelle pour la raison que je viens de présenter.

Certains détails ne seront pas dévoilés en vertu de l’arrêt Stinchcombe. L’arrêt Stinchcombe porte sur l’interrogation du plaignant ou de la plaignante par la police, mais il y a invariablement beaucoup d’autres questions qui peuvent être posées au plaignant ou à la plaignante et qui peuvent donner lieu à d’autres problèmes. Il est aussi possible que le plaignant ou la plaignante ait parlé à quelqu’un d’autre après son entretien avec la police. Cela veut dire qu’il y a une autre déclaration que nous n’avons pas, et nous le découvrons seulement soit durant le procès, soit durant l’enquête préliminaire.

C’est là qu’on constate la valeur de l’enquête préliminaire. Soit on a recours à une enquête préliminaire, une procédure qui prend un jour ou deux et qui est très ciblée, soit on attend la tenue d’un procès de sept jours qu’il faudra ajourner parce qu’un problème surviendra et prolongera le processus.

Le sénateur Dalphond : Après les enquêtes préliminaires, combien d’affaires ne donnent pas lieu à un procès?

M. Mansour : Encore une fois, c’est difficile à dire parce qu’il n’y a pas d’étude à ce sujet. Je ne peux pas répondre à cette question.

Le sénateur Dalphond : D’après votre expérience, est-ce que la moitié des affaires ou toutes les affaires donnent lieu à un procès, surtout en matière d’agression sexuelle?

M. Mansour : Elles ne donnent certainement pas toutes lieu à un procès. D’après mon expérience, il y a deux issues possibles. Soit l’accusé plaide coupable parce qu’il voit que la preuve est crédible et qu’il n’y a pas de raison de subir un procès, ce qui évite à la plaignante ou au plaignant sept jours de procédure; soit le ministère public, en voyant qu’il est à court d’options et qu’il n’existe pas une possibilité raisonnable de condamnation, parle à la plaignante ou au plaignant et retire les accusations.

Le sénateur Dalphond : Vous venez de me décrire ce qui peut arriver en théorie, mais ce que je veux savoir, c’est ce qui arrive dans les faits, d’après votre expérience. Vous dites que selon votre expérience, les enquêtes préliminaires sont utiles. D’après votre expérience, combien d’affaires ont été closes à cette étape-là, évitant ainsi à la plaignante d’avoir à témoigner deux fois plutôt qu’une?

M. Mansour : Encore une fois, c’est difficile pour moi de répondre, car il aurait fallu que je consigne des données depuis le début de ma carrière pour pouvoir vous donner le nombre exact. Je peux vous dire que dans la majorité des cas, l’enquête préliminaire permet de régler une partie des questions au préalable ou élimine totalement le besoin d’avoir un procès.

Je ne peux pas vous donner le nombre d’affaires, mais je peux vous dire que dans toutes mes années d’expérience, aucune enquête préliminaire n’a été vaine; elles ont toutes permis soit de raccourcir le procès, soit de l’éliminer complètement.

Le sénateur Dalphond : J’ai une brève question au sujet de la sélection des jurés. Si je comprends bien, en Ontario, les jurés sont sélectionnés à partir de listes de propriétaires. Vous avez dit que c’était un très bon système fondé sur la confiance.

À votre avis, l’accusé peut-il faire confiance à un système basé sur la propriété?

M. Johnston : Non. Je m’excuse si on a cru que cela faisait partie de mon mémoire.

Vous avez raison de dire qu’il y avait un problème quant à la façon dont le gouvernement provincial dressait la liste des jurés car il utilisait une liste de propriétaires, et ce ne sont évidemment pas tous les citoyens qui possèdent une propriété. Je crois qu’on propose de passer à une liste comme celle des bénéficiaires de soins de santé.

C’est la réalité du problème de la sélection des jurés. La représentativité relève davantage des gouvernements provinciaux que la sélection finale ou l’effet qu’un accusé pourrait avoir pour déterminer si 4, 12 ou 20 jurés devraient être rejetés péremptoirement. Si vous avez un groupe représentatif de jurés, l’effet de quelques récusations péremptoires serait relativement modeste.

À mon humble avis, c’est le principal problème que le projet de loi C-75 ne règle pas et ne peut pas régler en raison de la répartition des pouvoirs constitutionnels.

Le sénateur Dalphond : Le projet de loi propose, à l’article 633, que le juge se verrait attribuer des pouvoirs étendus pour décider de rejeter le jury proposé pour tout motif raisonnable.

M. Johnston : C’est le problème. Pourquoi le juge aurait-il le droit, dans un procès devant jury, d’ordonner une récusation péremptoire, alors que ce droit serait retiré à l’accusé?

Le sénateur Dalphond : Ce n’est pas péremptoire. Quelqu’un demandera au juge de rendre la décision.

M. Johnston : Il y a aussi une mesure visant à accroître le pouvoir du juge de mettre à l’écart et de rejeter des jurés. C’est curieux car le projet de loi C-75 vise à accroître les pouvoirs du juge pour sélectionner le jury. Si vous comprenez le système et l’institution, vous êtes censé avoir un petit jury qui est un groupe indépendant qui recherche des faits.

Le sénateur Dalphond : Préférez-vous que les deux premiers journalistes qui entrent dans la salle sélectionnent le jury? Vous savez ce qui se passe lorsque vous n’avez pas le jury en premier. Nous choisissons deux personnes dans la salle pour prendre les décisions. Elles ne savent rien à propos de l’affaire, bien entendu, et rien à propos de la loi. Croyez-vous que ces personnes sont mieux outillées que les juges pour faire cette sélection?

M. Johnston : Tout ce qu’elles font, c’est déterminer si elles croient les candidats jurés et, en bout de ligne, vous confiez au jury la tâche de se prononcer sur les faits à la fin de l’affaire également.

Le sénateur Dalphond : Lorsqu’il en reçoit l’instruction.

M. Johnston : Il reçoit l’instruction d’assumer ces fonctions. Vous voyez à l’onglet 7A de la documentation que j’ai fournie la procédure de récusation motivée que le juge Watt décrit en termes simples dans l’ouvrage « Watt’s Manual of Criminal Jury Instructions ». C’est une procédure très simple et, à mon humble avis, c’est ce qui pose problème.

J’ai fait quelques recherches, et on semble vouloir changer la procédure de récusation motivée simplement pour accélérer le processus judiciaire. Je demanderais au Sénat de bien vouloir examiner l’onglet 7 où la Cour d’appel de l’Ontario mentionne l’importance de répartir le pouvoir pour la prise de décision dans le cas d’une procédure de récusation, puisque l’article 642 garantit que diverses opinions et perspectives seront prises en compte concernant la question fondamentale de la constitution du jury.

Je dirais respectueusement que c’est très important, et nous faisons confiance aux jurés en ce sens depuis plus d’un siècle. Je ne sais pas pourquoi nous décidons maintenant qu’ils sont incapables de s’acquitter de cette tâche.

Le sénateur Pratte : Maître Mansour, l’Association du Barreau canadien est en grande partie d’accord avec vous en ce qui concerne les enquêtes préliminaires, mais elle propose un compromis, à savoir que les enquêtes préliminaires soient disponibles seulement dans les cas où les deux parties y consentent ou si le tribunal est convaincu que c’est dans l’intérêt de la justice. Ensuite, il y a un ensemble de critères que le juge doit examiner.

Approuvez-vous ce compromis?

M. Mansour : Je l’approuve certainement. Je suis d’avis que si on n’a pas les preuves, on ne devrait pas apporter le changement avant de les avoir.

Pour revenir à la question du sénateur Dalphond qui voulait savoir où se trouvent les statistiques, je ne le sais pas. Sauf votre respect, vous ne le savez pas non plus, et c’est là le problème. Jusqu’à ce que nous ayons les chiffres, ne changez pas quelque chose qui est si radical et si grave dans le système de justice pénale.

Si vous le changez, ayez à tout le moins un mécanisme qui permet aux deux parties, lorsqu’ils l’acceptent, de le faire. C’est l’une des quelques sections du projet de loi auxquelles s’opposent la poursuite et la défense. Les deux s’entendent pour dire qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice de les éliminer complètement.

Ce mécanisme permettrait au moins de faire un compromis. Je l’approuve et je l’appuierais, mais d’emblée, je ne pense pas que nous soyons obligés d’apporter ce changement. Ne les éliminez pas avant d’avoir les preuves. Si les preuves démontrent que c’est pour le mieux, alors nous pourrons le faire.

Le sénateur McIntyre : Premièrement, monsieur Bird, je partage vos préoccupations concernant la reclassification des infractions, ce qui aura une incidence sur la collecte d’ADN et l’identification des délinquants, de même que sur la comparution pour manquement.

Ma question s’adresse à Me Mansour. C’est en fait une question complémentaire à celles qui ont été posées par les sénateurs Dalphond et Pratte concernant les enquêtes préliminaires.

Maître Mansour, dans l’arrêt Jordan, la Cour suprême du Canada a invité le Parlement à considérer la valeur des enquêtes préliminaires à la lumière des obligations accrues en matière de communication.

En juin 2017, ce comité a déposé un rapport qui faisait écho à l’invitation et à la recommandation de la Cour suprême du Canada voulant que le ministre de la Justice prenne des mesures pour éliminer les enquêtes préliminaires ou en limiter l’utilisation. Par ailleurs, à la lumière des obligations strictes de la Couronne en matière de communication, la Cour suprême du Canada, dans l’affaire R. v. S.J.L. de 2009 a statué qu’il n’existait aucun droit constitutionnel à une enquête préliminaire.

Ne pensez-vous pas que la Cour suprême du Canada a été claire sur cette question?

M. Mansour : Pas du tout. Je pense que la Cour suprême du Canada a laissé entendre, de façon incidente, qu’il faut envisager quelque chose, qu’il faut trouver les preuves, et ensuite nous pouvons tenir une discussion pour décider si nous nous en débarrassons ou pas.

L’objectif initial des enquêtes préliminaires était la divulgation. Comme je l’ai signalé, elles ont maintenant un objectif différent. Elles ont une autre utilité. Si nous éliminons cette autre utilité, nous verrons quelles en seront les conséquences. La défense et la poursuite parlent des conséquences, et il n’existe aucun mécanisme pour empêcher ces conséquences.

Si la préoccupation, c’est l’arrêt Jordan, si la préoccupation, c’est que le processus sera trop long, la Couronne a déjà la capacité de présenter un acte d’accusation direct et de passer immédiatement à l’étape du procès. Nous avons déjà un mécanisme en vertu duquel la Couronne peut choisir de faire avancer l’affaire et de sauter l’enquête préliminaire.

Entretemps, étudions la question et examinons ce que nous pouvons faire de plus pour remplacer les conséquences.

La sénatrice Batters : Merci à vous tous de votre présence ici et de votre importante contribution à cette étude.

Maître Johnston, je voulais vous remercier d’avoir clarifié la recommandation du juge Iacobucci concernant les récusations péremptoires et d’avoir fourni le contexte historique entourant les pouvoirs que la Couronne détenait antérieurement pour mettre à l’écart des jurés en 1991 et tous les nombreux aspects à propos du système de jury actuel qui sont différents de ce qu’il était en 1991.

Vous avez utilisé l’exemple d’un juré qui regarde l’accusé et de l’accusé qui regarde le juré, et de la réaction que l’avocat peut observer. C’est exactement ce que j’ai vu et souvent entendu en Saskatchewan, une province qui compte un pourcentage élevé d’Autochtones. C’est en grande partie la raison pour laquelle j’ai de vives inquiétudes concernant le changement que le gouvernement fédéral entend apporter à ce projet de loi pour les récusations péremptoires.

Je veux donner à M. Stuart un peu plus de temps pour aborder ce point. Monsieur Stuart, vous avez dit qu’en ce qui concerne les récusations péremptoires, il y a de véritables problèmes. Vous avez parlé des circonstances limitées pour les récusations motivées. Bien entendu, cela pourrait entraîner des retards judiciaires si la procédure de récusation motivée est longue dans des cas où nous aurions plutôt dû procéder à des récusations péremptoires. Je voulais vous donner un peu plus de temps, monsieur Stuart, pour pouvoir clarifier ce point.

M. Stuart : Je suis certainement d’accord pour dire que dans le cas des récusations péremptoires dans les affaires Stanley et Kill, de très graves préoccupations ont été soulevées voulant qu’il était dans l’intérêt des avocats de se débarrasser de toute personne qui semblait être ou qui était autochtone. C’est une préoccupation très grave. Il semble un peu curieux de remettre en cause le droit d’une personne de faire partie d’un jury sans devoir fournir de justifications à quiconque.

Je suis arrivé à la conclusion qu’il est probablement temps de se départir des récusations péremptoires. Le hic, c’est si nous le faisons seulement avec les récusations motivées, nous allons prolonger les procès car il n’y a actuellement aucune entente parmi les juges qui président les procès sur la façon de procéder.

Par exemple, si une personne dit, « Je m’inquiète au sujet du fait que ce jury semble être exclusivement composé d’hommes, et j’aimerais contester cela pour ce motif », ce n’est pas possible pour le moment. On peut seulement déposer une demande de récusation motivée pour des raisons liées à la race et à la publicité avant le procès.

Les tribunaux ont rejeté des demandes de récusation motivée fondées sur des infractions ou autres motifs. Il n’est donc pas surprenant qu’il y ait beaucoup de controverse parmi les juges pour déterminer s’ils accèdent ou non à ces demandes et pour établir la façon de procéder en cas de contestation judiciaire.

Je suppose que les avocats des deux parties en cause sont très pragmatiques et disent, « Il y a parfois des problèmes avec les récusations péremptoires, mais habituellement, nous choisissons les jurés au Canada en l’espace de deux heures à l’aide de récusations péremptoires et nous faisons avancer les choses ».

C’est le pragmatisme additionnel à l’égard de certaines personnes qui ont été touchées par les récusations péremptoires dans les deux procès que j’ai mentionnés.

La sénatrice Lankin : Je suis consciente du temps. Je vous remercie tous de votre comparution et de vos observations.

Monsieur Stuart, je vous remercie de nous rappeler la proposition du regretté Ian Scott concernant le tribunal unifié. Il est peut-être temps de relancer la conversation à ce sujet.

Ma question s’adresse aux avocats de la défense. Hier, nous avons entendu le témoignage de l’honorable Marion Buller, commissaire en chef de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. En ce qui concerne la classification de meurtre, qui se trouve à l’article 231 du Code criminel, elle a signalé qu’avec les dispositions sur les exclusions, il y a meurtre au premier degré lorsqu’il a été prévu conformément à l’explication, à moins qu’il s’agisse d’un agent de police ou d’un gardien de prison, et cetera. Il y a un certain nombre d’éléments qui sont définis. Elle a recommandé d’envisager d’incorporer une exclusion, sauf lorsque la personne assassinée est une fille ou une femme autochtone.

Elle a mentionné qu’il est temps pour nous, comme nous l’avons fait avec les agents de police et d’autres, de sensibiliser les gens à la gravité de ces actes. De plus, en raison du manque global d’égalité et d’un grave problème de discrimination dans le système de justice pénale, et plus particulièrement concernant les répercussions sur les filles et les femmes autochtones, il est temps de dire que nous ne tolérerons pas ces situations et que nous ne ferons aucunement preuve d’indulgence lorsque la personne assassinée est une fille ou une femme autochtone.

Je comprends que vous n’avez peut-être pas entendu ce témoignage hier ou que vous n’avez peut-être pas eu le temps d’en prendre connaissance. Si vous avez des observations à faire maintenant, je vous saurais gré de les formuler. Autrement, si vous avez des renseignements à nous faire parvenir ultérieurement, je vous en serais reconnaissante. Le temps est précieux, comme vous le savez.

M. Mansour : Je vais faire une brève observation. Je ne suis pas et je ne peux pas être contre le motif qui sous-tend cet amendement. Si vous regardez la liste ici, ce sont toutes des personnes associées au système judiciaire. L’idée, c’est que les circonstances sont plus aggravantes si l’on commet un crime à l’encontre du système judiciaire. La même logique ne s’applique pas ici.

Je ne dis pas que la logique proposée est moins importante, mais on ne peut pas faire une analogie, car le motif sous-jacent n’existe pas avec l’amendement. Est-ce là quelque chose que nous voulons faire? Je ne le sais pas, mais je ne pense pas que l’on puisse faire une analogie entre les deux classifications.

M. Johnston : Je n’ai pas eu l’occasion d’approfondir la question, mais je crois comprendre, comme Me Mansour l’a dit, que ces exclusions concernant les personnes associées au système judiciaire représentaient officiellement ce qui constituait des crimes punissables de la peine de mort. Il est curieux de réfléchir à cela de ce point de vue.

L’idée qu’une personne perde malheureusement la vie est terrible, mais je ne sais pas trop quelle devrait être la classification pour les dispositions relatives aux homicides. Je ne pourrais pas me prononcer là-dessus.

La sénatrice Lankin : Je suis désolée de vous mettre sur la sellette. J’en suis consciente.

Le président : Merci, messieurs Mansour et Johnston, de vous être libérés ce matin.

Monsieur Stuart, merci infiniment de votre exposé. J’ai noté les cinq points que vous avez soulevés dans votre déclaration. J’en ai pris bonne note.

Monsieur Bird, vos préoccupations ont certainement été mises sur la table, et nous vous remercions de votre contribution.

Nous recevons un autre groupe de témoins et, à 13 h 30, honorables sénateurs, nous nous rendrons au Sénat pour la séance de cet après-midi.

[Français]

Honorables sénateurs, nous allons donc poursuivre avec la troisième partie de notre séance de ce matin sur l’étude du projet de loi C-75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois.

[Traduction]

Honorables sénateurs, sachez que nous avons une contrainte de temps. À 13 h 30, le timbre se fera entendre et je vais clore la réunion. Je vous demanderais d’être le plus succinct possible dans vos déclarations pour que nous puissions entendre les questions des honorables sénateurs.

De Services juridiques autochtones, nous accueillons Jonathan Rudin, directeur de programme. Vous avez cinq minutes pour faire un exposé efficace. Nous sommes ravis de vous voir ce matin.

Jonathan Rudin, directeur de programme, Services juridiques autochtones : Nous sommes ravis d’avoir l’occasion de vous faire part de notre perspective sur le projet de loi C-75. Notre mémoire mettra l’accent sur quatre aspects du projet de loi qui, d’après nous, sont des mesures concrètes progressistes, sur deux dispositions du projet de loi que nous considérons comme étant rétrogrades, et sur une omission flagrante qui constitue une promesse brisée aux Autochtones.

Nous appuyons l’élimination des récusations péremptoires dans les procès avec jury. Depuis plus de 10 ans, nous consacrons beaucoup d’efforts à la question de la représentation au sein des jurys ou, plus précisément, de la sous-représentation des Autochtones au sein des jurys. La négligence du gouvernement et le recours aux récusations péremptoires ont eu un effet corrosif sur les efforts en vue d’encourager les Autochtones à se porter volontaires pour être jurés. Nous sommes ravis que le gouvernement a enfin adopté les recommandations de l’Enquête sur la justice autochtone du Manitoba et de l’examen du système de jury par le juge Iacobucci. Nous savons que le comité a reçu un mémoire de M. Ken Roach sur cette question, et nous appuyons sans réserve ces recommandations.

Deuxièmement, nous appuyons les mesures du projet de loi visant à décriminaliser de nombreuses infractions contre l’administration de la justice. De nombreuses études ont démontré que les Autochtones sont largement surreprésentés parmi les personnes accusées d’infractions contre l’administration de la justice. Ces infractions entraînent souvent des peines d’emprisonnement. Il est important de souligner que ces condamnations font souvent obstacle à la libération lors d’une arrestation subséquente. Cela amène les gens à plaider coupable pour des actes pour lesquels ils sont innocents. Le problème fondamental est le recours abusif à des conditions inutiles imposées pour la libération sous caution par des juges et des juges de paix qui imposent des conditions de non-consommation d’alcool et de drogue, notamment. Il est à espérer que l’utilisation de ces conditions diminuera lorsqu’il sera clair que les violations de ces conditions n’entraîneront plus de condamnations au criminel ou des peines d’emprisonnement supplémentaires.

Voilà qui nous amène à la troisième partie du projet de loi que nous appuyons, à savoir l’amendement qui prévoit l’application des principes de l’arrêt Gladue à la mise en liberté sous caution. Bien que les tribunaux dans la majorité des régions du pays soient arrivés à cette conclusion par eux-mêmes, cela veillera à ce que la loi soit appliquée partout.

Enfin, nous appuyons la suramende compensatoire. C’est une bonne chose que le projet de loi mette en œuvre ce que la Cour suprême du Canada a fait dans l’affaire Boudreault lorsqu’elle a invalidé le caractère obligatoire de la suramende compensatoire. Il est regrettable que le projet de loi ne réponde pas à la requête de la cour de fournir une réponse législative à ces personnes qui ont reçu la suramende compensatoire obligatoire avant que la loi soit invalidée.

Passons maintenant à deux dispositions que nous estimons malavisées et qui devraient être revues. La première est la disposition qui inverse la charge de la preuve pour les demandes de mise en liberté sous caution de personnes accusées de violence familiale ayant été condamnées auparavant pour la même infraction.

Je tiens à préciser que les SJA prennent très au sérieux la violence familiale et ne connaissent que trop bien les conséquences de cette violence pour les femmes et les filles autochtones. Cependant, nous savons aussi très bien que de nombreuses tentatives bien intentionnées de contrer le fléau de la violence familiale ont non seulement échoué, mais ont eu des effets inattendus néfastes pour les personnes mêmes qu’elles visaient à aider.

Dans ce contexte, soulignons que le phénomène de la double accusation — dans lequel un homme accusé d’agression contre un membre de la famille déclare que c’est l’autre « qui a commencé » et devrait aussi être accusé — fait que de plus en plus de femmes sont entraînées dans le système de justice pénale. Ce problème est exacerbé par les politiques des services de police qui, en ne leur accordant pas de pouvoir discrétionnaire, obligent les policiers à procéder à l’arrestation dans tous les cas allégués de violence familiale.

L’un des effets de la double accusation est que des femmes reçoivent, à tort, des condamnations pour agression. Si ces dispositions sont adoptées et que leur partenaire allègue à nouveau avoir subi de la violence, des femmes pourraient avoir de la difficulté à inverser la charge de la preuve. Cela signifie qu’elles seront détenues, qu’elles enregistreront probablement un plaidoyer de culpabilité et que le cycle se poursuivra. Plus de 40 p. 100 des femmes incarcérées aujourd’hui sont autochtones. Cette disposition du projet de loi aura pour effet d’empirer cette situation déjà honteuse.

Notre autre préoccupation concerne le nombre de super infractions sommaires. L’adoption du projet de loi signifierait la fin des super infractions sommaires et la peine maximale de deux ans moins un jour deviendrait la norme. Notre expérience de près de 30 ans auprès d’Autochtones ayant des démêlés avec les tribunaux pénaux nous a appris ce qui arrivera si la peine maximale pour des infractions punissables sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire devient deux ans moins un jour. La Couronne exigera ces peines plus lourdes, que les juges imposeront, et l’une des justifications sera que l’imposition de peines plus sévères reflète la volonté du Parlement.

C’est l’exemple parfait de ce que les criminologues appellent « l’élargissement du filet ». Si de super infractions sommaires sont nécessaires avec l’érection d’actes criminels en infractions mixtes — et j’insiste sur le « si » —, alors leur utilisation est peut-être justifiée. Cependant, dans l’état actuel des choses, la promesse du recours accru à l’infraction mixte est utilisée comme cheval de Troie pour favoriser une augmentation étendue et injustifiée de la peine maximale pour des délits mineurs.

Enfin, je parlerai de l’élément manquant du projet de loi. Étant donné que le projet de loi se veut exhaustif et qu’il couvre tant les grands enjeux que les points de détail, nous ne comprenons pas comment il peut passer sous silence une question aussi importante que la prolifération des peines minimales obligatoires et les restrictions injustifiées dans l’accès aux peines d’emprisonnement avec sursis. C’est là le changement le plus important au système de justice pénale canadien du XXIe siècle. Ce projet de loi ne fait aucune mention de ce changement que le gouvernement s’est explicitement engagé à apporter.

Les gains d’efficacité et le désengorgement des tribunaux comptent parmi les objectifs du projet de loi. Or, les peines minimales obligatoires font actuellement l’objet de très nombreuses contestations fondées sur la Charte et d’autres encore sont envisagées. Ayant déjà participé à certaines de ces contestations au titre de la Charte, je peux vous dire qu’elles exigent beaucoup de temps des tribunaux.

Les juristes parlent souvent du concept de dialogue, c’est-à-dire les discussions entre les tribunaux et les membres des corps législatifs. Dans l’arrêt Lloyd de 2016, la Cour suprême du Canada a imploré les gouvernements d’établir un processus dans lequel les tribunaux n’auraient pas à statuer sur la constitutionnalité de chaque peine minimale obligatoire. La législature n’a pas participé au dialogue sur cette question pressante, choisissant plutôt de faire la sourde oreille.

La question de la prolifération des peines minimales obligatoires n’est pas difficile à régler. La solution la plus simple et la plus rapide consiste à mettre en place une soupape de sûreté qui permettrait à un juge d’éviter l’imposition d’une peine minimale obligatoire lorsque la peine en question serait jugée choquante par les Canadiens. Le juge aurait l’obligation de justifier sa décision par écrit et sa justification pourrait être examinée par une cour d’appel.

Le président : Veuillez conclure, monsieur Rudin.

M. Rudin : Je conclus sans tarder. J’encourage simplement le législateur à répondre à cet appel à l’action de la Commission de vérité et de réconciliation; elle a fait les mêmes recommandations. Il n’y a aucune raison d’attendre plus longtemps.

Mesdames et messieurs, nous savons ce qu’il faut faire, et nous devons le faire maintenant. Je vous remercie. Meegwetch.

[Français]

Le président : Merci beaucoup, monsieur Rudin.

J’invite nos témoins du Barreau du Québec, M. Le Grand Alary et M. Lévesque, à faire leurs présentations. Je vous rappelle que nous avons un horaire très strict. Vous avez cinq minutes.

Nicolas Le Grand Alary, avocat, Secrétariat de l’ordre et Affaires juridiques, Barreau du Québec : Bonjour. Je suis Nicolas Le Grand Alary, avocat au Secrétariat de l’ordre et Affaires juridiques du Barreau du Québec.

Je suis accompagné de Pascal Lévesque, président du Comité en droit criminel du Barreau du Québec.

C’est avec beaucoup d’intérêt que le Barreau du Québec témoigne devant vous relativement au projet de loi C-75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois.

En tant qu’ordre professionnel, le Barreau du Québec a pour mission la protection du public. Les modifications d’envergure qui sont envisagées, tant dans la procédure criminelle que dans l’administration de la justice criminelle au Canada, interpellent le Barreau dans l’exercice de cette mission. Ce faisant, nous vous remercions d’avoir convié le Barreau du Québec à partager avec vous sa position sur ces importantes questions.

Le Barreau du Québec appuie l’objet du projet de loi. Toutefois, nous sommes déçus de constater que le projet de loi ne prévoit aucune mesure concernant les peines minimales d’emprisonnement obligatoires. Le Barreau du Québec rappelle son opposition aux peines minimales, en particulier les peines d’emprisonnement, sauf pour les cas les plus graves. Les peines minimales enlèvent aux intervenants judiciaires de première ligne, tels que le procureur de la Couronne, les avocats de la défense et le juge de première instance, la flexibilité nécessaire pour bien appliquer le principe de proportionnalité des peines.

Imposer des peines minimales permet peut-être à court terme d’assurer un certain sentiment de sécurité chez les citoyens, mais à long terme, ces mesures sont contre-productives pour le système de justice. Les procureurs de la Couronne perdent un incitatif pour amener un accusé à plaider coupable lorsque les circonstances entourant la commission de l’infraction justifient une peine qui serait en deçà du minimum obligatoire. À l’inverse, lorsque la poursuite réclame une peine dans un dossier pour lequel il serait justifié d’imposer légèrement plus que la peine minimale, les tribunaux ont tendance à s’y tenir.

Le projet de loi aurait été une bonne occasion d’abandonner ce type de peine, qui ne favorise pas une administration efficiente et flexible du système de justice pénale. Malheureusement, nous prenons acte qu’il faudra attendre une prochaine fois.

Le Barreau du Québec croit qu’il est urgent que le gouvernement modifie le Code criminel afin de conférer au tribunal un pouvoir discrétionnaire résiduel qui lui permet de ne pas imposer une peine minimale obligatoire.

Les justiciables ont droit à cette protection constitutionnelle. De plus, chaque accusé n’aurait plus à supporter le lourd fardeau d’une contestation constitutionnelle jusqu’en Cour suprême. Les peines minimales obligatoires peuvent s’avérer profondément injustes dans certains cas, car la seule peine envisageable est l’emprisonnement, alors que d’autres solutions sont parfois susceptibles de favoriser la réhabilitation et, donc, de réduire le risque de récidive. Il faut faire confiance aux juges pour appliquer la loi de manière juste et équitable, de sorte que les peines imposées soient proportionnelles à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant.

Je cède maintenant la parole à Me Pascal Lévesque pour la suite.

Pascal Lévesque, président du Comité en droit criminel, Barreau du Québec : Je vais vous parler de trois points. Les deux premiers concernent le projet de loi et le troisième vous invite à faire une réflexion sur la suite des choses.

Le premier point porte sur la suppression de l’enquête préliminaire. Le projet de loi propose de limiter la tenue d’une enquête préliminaire au seul cas des infractions passibles de l’emprisonnement à perpétuité. Il renforce également les pouvoirs du juge de paix afin de limiter l’enquête à des questions données et le nombre de témoins qui peuvent y être entendus.

Le Barreau du Québec s’oppose à cette modification. En limitant le recours à l’enquête préliminaire, certains affirment que l’on pourra accélérer les procédures judiciaires et, ainsi, réduire les délais. Nous croyons que cette limitation de l’enquête préliminaire serait inefficace, voire contre-productive.

Selon Statistique Canada, seulement 3 p. 100 des dossiers admissibles ont fait l’objet d’une enquête préliminaire. Parmi les cas qui ont imposé des délais au-delà des seuils établis par les arrêts Jordan et Cody, seulement 7 p. 100 comprenaient une enquête préliminaire. Il n’y a pas de données probantes, outre des événements anecdotiques, qui nous permettent de conclure que les enquêtes préliminaires sont génératrices de délais indus dans le système judiciaire ni qu’il est nécessaire de modifier les règles actuelles les entourant.

Dans certains dossiers, l’enquête préliminaire peut être pratique, notamment quand la preuve d’une infraction peut reposer sur une preuve testimoniale. L’enquête préliminaire peut permettre de tester la solidité de la position des parties

L’enquête préliminaire peut être bénéfique tant pour l’accusé que pour la poursuite, car ils pourront évaluer la crédibilité des témoins, ce qui pourrait inciter une partie comme une autre à vouloir régler le dossier par le dépôt d’un plaidoyer de culpabilité ou par le retrait des accusations.

Au Barreau du Québec, nous sommes conscients du fait que certains pourraient utiliser l’enquête préliminaire à mauvais escient, mais les juges d’instance ont déjà de nombreux pouvoirs en matière de gestion.

Le président : Votre deuxième point, monsieur?

M. Lévesque : J’en arrive justement à mon deuxième point. Le projet de loi abolit la récusation péremptoire de jurés. Cette mesure semble s’inspirer d’un procès fortement médiatisé en Saskatchewan, pour lequel le jury constitué ne reflétait pas la diversité de la communauté où se tenait le procès.

Le Barreau du Québec considère que la mesure proposée par le projet de loi rate sa cible. Bien entendu, nous déplorons la tactique de certains avocats qui utilisent les demandes péremptoires pour écarter systématiquement des candidats jurés pour un motif discriminatoire, notamment la race ou l’origine ethnique.

Nous considérons toutefois qu’abolir tout simplement les récusations péremptoires n’est pas la solution. Les récusations péremptoires ont toujours leur utilité pour l’ensemble des plaideurs rompus aux procès devant jury. Les avocats perçoivent en effet dans l’apparence, les propos et le langage non verbal d’un candidat juré qu’il ou qu’elle n’aura pas la capacité d’écoute objective suffisante pour entendre la preuve qu’il compte présenter et poser un jugement impartial sur celle-ci. Elles permettent également de s’assurer que l’accusé accepte la légitimité du jury et, par extension, le verdict et la sentence qui seront proposés.

Le Barreau du Québec est toutefois d’accord pour dire que la composition des jurys doit refléter la diversité de la société canadienne. Ainsi, nous proposons que le Code criminel soit modifié afin de prévoir qu’une ou l’autre des parties puisse demander au juge d’aiguiller la composition du jury lorsqu’une partie semble de mauvaise foi dans l’utilisation des demandes péremptoires ou lorsque le jury, pour des raisons autres, n’est pas représentatif de la communauté. Le juge, en tenant une audition à cet effet, pourrait alors intervenir dans la composition du jury pour respecter le principe de la diversité.

En ce qui concerne notre troisième et dernier point, nous invitons les honorables sénateurs à réfléchir sur la pertinence de permettre uniquement à des procureurs de déposer des accusations. En complément de ce qui est prévu au projet de loi, le Barreau du Québec propose que les accusations pour des infractions au Code criminel puissent être déposées uniquement par des procureurs.

La Colombie-Britannique, le Nouveau-Brunswick et le Québec ont fait le choix d’octroyer uniquement aux procureurs le pouvoir de porter des accusations. Au Québec, cette mesure est d’autant plus efficace que les procureurs ont la discrétion, lorsque les circonstances s’y prêtent, d’appliquer une alternative à la judiciarisation, notamment par le traitement non judiciaire du dossier ou un programme de mesures de rechange lorsque la personne admet sa responsabilité. Cela permet de réduire les délais en désengorgeant le système d’une partie des cas qui peuvent être traités autrement sans nuire à l’intérêt public, ou qui n’auraient vraisemblablement pas tenu la route au procès.

Le président : Merci beaucoup, maître Lévesque.

[Traduction]

Elizabeth Sheehy, professeure émérite de droit, Université d’Ottawa, à titre personnel : Je vous remercie. J’appuie les nombreuses dispositions du projet de loi qui ont une incidence sur la réponse du système de justice pénale à la violence familiale et aux agressions sexuelles. Toutefois, les bonnes intentions qui sous-tendent nombre d’amendements sont sapées par d’importantes faiblesses.

Premièrement, le projet de loi aura pour effet d’alourdir les peines. Il touchera diverses dispositions. Il y a une nouvelle définition de « conjoint »; on parle maintenant de « partenaire intime », actuel ou ancien, ce qui inclut un partenaire amoureux. Toutefois, cet amendement n’inclut pas les hommes obsédés par les femmes qui refusent d’avoir une relation amoureuse avec eux, des hommes comme Basil Borutski qui, comme nous le savons, a développé une obsession pour Carol Culleton et l’a ensuite harcelée — de même que deux autres femmes —, malgré son refus d’avoir une relation amoureuse avec lui.

Ces hommes peuvent être aussi dangereux que ceux qui battent leur femme ou leur ancienne partenaire. La menace qu’ils représentent pour les femmes qu’ils harcèlent devrait être consignée dans leur casier judiciaire. Cela aiderait à évaluer les risques qu’ils représentent pour d’autres victimes.

La nouvelle définition ne traite pas non plus des cas où l’auteur des crimes cible d’autres personnes, comme le nouvel amoureux, les proches et les amis de la victime. Il arrive que les agresseurs blessent ou menacent d’autres personnes dans le but d’intimider et de contrôler la femme. Ils peuvent s’en prendre à ceux qui tentent de la protéger. Ces formes de violence font partie de la dynamique de la violence conjugale. Cela devrait être pris en compte dans ces modifications.

Deuxièmement, le projet de loi rétablira à deux ans la peine maximale par défaut pour les infractions punissables par procédure sommaire, comme l’a mentionné M. Rudin. Je ne suis pas favorable à l’augmentation des peines, mais j’attire votre attention sur une divergence : cette nouvelle peine maximale s’appliquera à toutes les formes d’agression, sauf les agressions sexuelles. Je pense que c’est assez bizarre. C’est une anomalie assez étrange qui nécessite des correctifs. La peine maximale devrait être identique dans tous les cas.

Nous savons que dans les faits, la grande majorité des agressions sexuelles sont commises dans le cadre d’une relation conjugale ou d’une relation amoureuse. Établir des paramètres de détermination de la peine différents pour les cas d’agression et les cas d’agression sexuelle a un caractère dichotomique.

Troisièmement, le projet de loi ajouterait le fait d’étouffer, de suffoquer ou d’étrangler la victime comme facteur aggravant de l’infraction d’agression ou de l’infraction d’agression sexuelle. C’est un amendement important. Je l’appuie sans réserve, mais d’autres modifications au Code sont nécessaires pour donner vie à cette disposition, car il semble y avoir dans la loi une incertitude quant à savoir si les femmes peuvent consentir à l’étranglement, en particulier dans le contexte de relations sexuelles.

L’arrêt R. c. Gardiner, une décision de la Cour d’appel de l’Alberta rendue en 2018, est la décision la plus récente et sans doute la plus alarmante sur cette question. Le juge de première instance a conclu qu’aux termes de la loi, la partie plaignante n’avait pas donné son consentement à la bagarre ou à l’étranglement. La Cour d’appel a jugé qu’il y avait là une erreur de droit et a ordonné l’arrêt des procédures.

Il ne fait aucun doute que les hommes accusés de ces nouvelles formes d’agression et d’agression sexuelle diront que c’était consensuel. Par exemple, dans le cadre de la campagne « We Can’t Consent To This » au Royaume-Uni, on a recensé 52 homicides pour lesquels des hommes qui ont tué des femmes ont affirmé qu’elles avaient donné leur consentement en disant que c’était un jeu sexuel qui avait mal tourné. Les deux tiers de ces victimes sont mortes par strangulation. Depuis 2010, le recours à cette défense a augmenté de 90 p. 100. Cela ne comprend pas les cas, beaucoup plus nombreux, d’agression et d’agression sexuelle, où le consentement est invoqué comme moyen de défense dans des cas d’étranglement. En droit pénal, rien ne justifie que l’étranglement ne soit pas explicitement interdit.

Quatrièmement, comme vous le savez et comme M. Rudin l’a déjà mentionné, il y a une nouvelle disposition qui inverse la charge de la preuve pour les personnes accusées de violence familiale ayant déjà été condamnées pour la même infraction. Cette disposition obligera les juges qui président les enquêtes sur le cautionnement à examiner attentivement le risque que représente l’accusé pour la femme qu’il est accusé d’avoir agressé ou menacé. Il s’agit d’une réforme importante, car l’étude commandée par le ministère de la Justice a montré que 50 p. 100 des délinquants coupables de violence familiale qui étaient en liberté sous caution ne respectaient pas les conditions qui leur étaient imposées, qui plus est en commettant des infractions violentes dans 50 p. 100 des cas.

L’inversion proposée du fardeau de la preuve ne s’applique qu’aux personnes déjà reconnues coupables d’une infraction. Cela exclut donc les hommes reconnus coupables, mais ayant obtenu une absolution inconditionnelle ou conditionnelle du juge chargé de la détermination de la peine. Il n’est pas rare que les hommes coupables d’agression contre leur partenaire de sexe féminin soient libérés, parfois même dans des cas d’agression très graves. Par conséquent, dans le cas présent, l’inversion du fardeau de la preuve a une portée trop étroite. Cela devrait s’étendre à toutes les personnes reconnues coupables d’infractions de violence familiale.

Brian R. Pfefferle, avocat de la défense, à titre personnel : Je comparais de Saskatoon. Je suis heureux d’avoir l’occasion de comparaître devant vous par vidéoconférence.

Je pratique le droit à Saskatoon, en Saskatchewan, le territoire visé par le Traité no 6, le territoire qui englobe la région de Battlefords, où a récemment eu lieu le procès devant jury de Gerald Stanley, procès qui a mené à diverses modifications à la loi sur les jurys dont vous êtes saisis.

Je suis en outre chargé de cours à temps partiel au College of Law de l’Université de la Saskatchewan. J’enseigne un cours pratique appelé « Advanced Criminal Law in Practicum ». Dans le cadre de ce cours, les étudiants sont jumelés à des avocats en droit pénal de la communauté. Beaucoup d’étudiants offrent des services inestimables à nos avocats et à notre collectivité, car dans bien des cas, ils aident les personnes moins fortunées, des personnes qui ne sont pas admissibles aux régimes d’aide juridique et qui, autrement, ne seraient même pas représentées.

Mes commentaires représentent mon opinion personnelle. Je ne parle pas au nom de l’Université de la Saskatchewan ou de mes collègues. Je m’en tiendrai à deux domaines, soit les récusations péremptoires et les changements liés aux infractions hybrides, qui me préoccupent beaucoup. En tant que coordonnateur de stage, je crois que cela aura une incidence importante sur les enjeux d’accès à la justice.

J’ai examiné certains mémoires. Vous avez entendu plusieurs éminents spécialistes. Je ne reprendrai donc pas les points qu’ils ont soulevés. Je sais que beaucoup d’entre eux ont parlé d’histoire et d’autres dispositions. J’ai essayé de fournir des renseignements anecdotiques. J’ai passé en revue certains dossiers. J’ai représenté quelque 1 500 criminels en 12 ans de pratique. La plupart d’entre eux étaient dans ma province natale, la Saskatchewan, mais aussi dans d’autres régions.

D’après mes calculs, j’ai participé à 26 procès devant jury. Je dirais que 15 de mes clients se considèreraient comme Autochtones. Donc, quelques-uns seraient des Autochtones ou d’ascendance autochtone, mais sans se considérer comme membres de la communauté autochtone. Il y avait une personne d’une minorité visible qui n’était pas canadienne.

Dans l’ensemble, d’après mon expérience, il est extrêmement difficile d’avoir des jurés autochtones dans nos jurys. Cela découle de divers facteurs, mais selon mon expérience, les récusations péremptoires n’en font pas partie. En fait, c’est tout le contraire. J’ai recours aux récusations péremptoires pour accroître le nombre de jurés autochtones dans mes jurys.

Je tiens aussi à faire un commentaire sur un aspect que je trouve factuellement inexact. Le processus de sélection du jury n’est pas un processus aveugle. Nous recevons des listes de noms, et nous pouvons faire des recherches, qui se limitent à ce qu’on trouve sur Internet. Souvent, de nos jours, ce n’est pas si mal. Nous pouvons trouver des commentaires sur Facebook, Twitter, Instagram et d’autres sites.

Nous récusons rarement un juré simplement à cause de son apparence, mais il nous arrive de le faire lorsqu’une personne jette un coup d’œil vers nos clients ou lorsqu’elle les dévisage. Nous sommes des avocats, et on parvient, humainement, à détecter ceux qui ne seront pas impartiaux.

Selon mon expérience, la récusation péremptoire est un outil précieux pour favoriser la diversité. Après le procès de Gerald Stanley, par exemple, j’ai fini par diriger un procès devant jury dans la région de Battlefords. Je représentais un homme autochtone qui habitait à 600 kilomètres de la communauté où il était jugé. Nous avons utilisé la récusation péremptoire trois fois de suite pour qu’une personne autochtone siège au jury. L’accusé a finalement été acquitté des accusations d’homicide qui pesaient contre lui.

Les exemples sont nombreux et c’est avec plaisir que j’en discuterai avec vous. Je vais en rester là, compte tenu des commentaires des autres témoins.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Pfefferle.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Ma question s’adresse à Mme Sheehy. Le projet de loi C-75 contient des dispositions intéressantes en ce qui a trait à la violence faite aux conjointes ou aux ex-conjointes. Toutefois, un élément me préoccupe en particulier, et c’est le fait que le renversement de la preuve s’appliquerait seulement dans les cas d’une récidive. Les organisations de femmes victimes de violence me disent que, dans le cas d’une deuxième récidive, c’est bien souvent la mort qui guette les femmes. Cela est attribuable au fait qu’on n’a pas forcé l’individu à faire la preuve qu’il était dangereux. C’est comme si on lui donnait la permission de récidiver.

À votre avis, la prescription dont parle le projet de loi au sujet du renversement de la preuve dans les cas d’une deuxième récidive devrait-elle s’appliquer dès qu’il y a violence, surtout physique, pour faire en sorte que le conjoint ou l’ex-conjoint fasse la preuve qu’il ne pose pas de danger pour la victime?

[Traduction]

Mme Sheehy : J’y serais favorable, personnellement, mais je pense simplement que cela ne se fera pas, sur le plan politique. C’est ainsi que nous devrions traiter les personnes qui sont accusées de telles infractions. Nous devrions demander à des juges de faire une enquête approfondie sur le degré de dangerosité de la personne.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Pourquoi dites-vous que, d’un point de vue politique, ce serait irréalisable?

[Traduction]

Mme Sheehy : Je pense que le débat est assez large. L’exemple le plus proche est celui du renversement du fardeau de la preuve dans les cas du trafic de stupéfiants. On parle du renversement du fardeau de la preuve pour une personne qui est accusée. Elle n’a pas été condamnée; elle vient juste d’être inculpée.

Il pourrait être très difficile de démontrer que les personnes accusées de violence familiale présentent nécessairement le genre de risque justifiant le renversement du fardeau de la preuve. Je pense que ce serait difficile. Il est beaucoup plus simple de justifier le renversement du fardeau de la preuve lorsqu’ils ont été condamnés, qu’ils ont plaidé coupables ou qu’ils ont été déclarés coupables de violence conjugale.

Le sénateur Boisvenu : Je comprends.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Ma question s’adresse aux représentants du Barreau du Québec. Merci d’être ici.

Vous avez dit que, si on élimine les enquêtes préliminaires sauf pour des accusations très graves, cela aurait un effet contre-productif. Nous avons entendu beaucoup de témoignages à l’effet que les enquêtes préliminaires ne sont que des procédures — et je comprends que ce ne sont pas la majorité des dossiers qui font l’objet d’enquêtes préliminaires — qui servent à jeter le discrédit sur les femmes victimes de violence. Pour quelle raison jugez-vous que l’élimination de ces enquêtes serait contre-productive, notamment pour les victimes?

M. Lévesque : Elles peuvent être contre-productives dans certains cas. Nous avons posé la question aux membres du comité, qui comprend des gens de la poursuite, des gens de la défense, des personnes qui travaillent sur le terrain ou qui jouent un rôle stratégique. Certains nous ont dit que, parfois, ces enquêtes peuvent désamorcer le cas. Je vous donne deux exemples. Du point de vue de la poursuite, nous avons un plaignant, pas nécessairement en matière de violence sexuelle, et nous devons tester la preuve. Bien souvent, les documents n’en disent pas long lorsqu’on examine un dossier. Le procureur parfois peut choisir de dire que c’est un dossier où il accepterait qu’il y ait une enquête préliminaire, ne serait-ce que pour voir si la preuve pourra tenir la route au procès. Évidemment, il y a l’expectative de probabilité raisonnable de condamnation, mais parfois, les choses ne sont pas nécessairement si évidentes dans les documents. Il arrive que ce soit différent en cour.

Le contraire est aussi vrai. Un avocat de la défense peut tenter de convaincre son client que la preuve est si forte que ses chances pour le procès sont minimes, au fond. Toutefois, le client, pour une raison ou pour une autre, n’en est pas là, et il n’est pas en mesure d’accepter ce que l’avocat lui recommande. On fait donc une enquête préliminaire pour tester le client, en quelque sorte, qui verra la preuve présentée. Cet exercice permet parfois d’amener le client à de meilleurs sentiments en vue d’un règlement car, quand il voit la preuve devant lui, il peut être cité à procès très rapidement. Cela fera en sorte que nous aurons alors un règlement.

On a peur de jeter le bébé avec l’eau du bain. J’entendais plus tôt le sénateur Dalphond dire que, selon les statistiques, ces éventualités se produisent de plus en plus rarement, parce que la cueillette d’information est moins utilisée. Toutefois, la nécessité de tester la preuve est encore là pour les plaideurs. Il arrive qu’il soit utile de tenir une enquête préliminaire. Cela permet d’éviter d’avoir un procès, au fond.

[Traduction]

La sénatrice Lankin : Merci beaucoup.

Le sénateur Boisvenu a abordé le sujet de ma question dans son intervention, mais je reconnais que M. Rudin a un point de vue différent sur l’enjeu précis du renversement du fardeau de la preuve. Nous en avons beaucoup entendu parler.

Monsieur le président, avant de passer céder la parole, je tiens à souligner, en ce qui concerne les infractions hybrides, que nous attendons des renseignements supplémentaires sur les conséquences pour les immigrants qui attendent d’obtenir la citoyenneté ou qui risquent d’être expulsés en raison de peines plus lourdes.

Étant donné que nous serons nombreux, avec notre personnel respectif, à travailler à la rédaction d’amendements au cours de la fin de semaine, si nous pouvions faire des démarches quelconques pour avoir une réponse plus rapidement à la question que vous avez soulevée, je vous en serais reconnaissante.

Le président : Je ferai de mon mieux pour communiquer avec les témoins que nous avons entendus à ce sujet. Je me souviens très bien de la déclaration qui a été faite à ce moment-là. Je veillerai à ce que ce soit transmis à mes collègues dès que possible.

La sénatrice Lankin : Merci beaucoup.

La sénatrice Batters : Maître Pfefferle, j’ai des questions pour vous. Merci beaucoup d’être venu aujourd’hui. Fort de votre expérience pratique en votre qualité d’avocat de renom en Saskatchewan, vous qui avez représenté de nombreux accusés autochtones, notamment dans le cadre de procès devant jury, vous nous donnez une excellente perspective sur la question des récusations péremptoires. Vous avez vu comment fonctionnent les récusations péremptoires dans la pratique lorsque vous représentez des Autochtones qui sont au banc des accusés. Comme vous l’avez dit, vous y avez souvent recours pour mieux défendre vos clients autochtones.

J’aimerais utiliser le peu de temps que nous avons aujourd’hui afin de vous permettre de nous en dire plus sur les raisons pour lesquelles vous vous opposez à l’élimination des récusions péremptoires.

M. Pfefferle : Selon mon expérience, on utilise des récusations péremptoires pour créer de la diversité au sein des jurys.

Par exemple, pour un jury typique en Saskatchewan, on sommerait 500 personnes. Ces 500 personnes sont choisies de façon aléatoire au moyen des cartes de santé provinciales. Elles doivent se présenter au palais de justice. Presque la moitié d’entre elles ne viendront pas. Ou bien les shérifs les récuseront d’avance, ou bien il y aura un problème quelconque. Il se peut que les personnes soient exclues légalement en raison de l’un des critères prévus. Selon les recherches Internet que j’effectue sur les jurés potentiels, la grande majorité de ceux qui ne se présentent pas au palais de justice provient de minorités visibles. Le bassin original dont nous disposons sous-estime grandement le nombre de personnes autochtones dans nos collectivités.

Nous, les avocats finissons en général avec 20 noms tirés de façon aléatoire de ce bassin, et ces 20 personnes se présentent. Dans bien des cas, nous en savons déjà quelque chose sur elles. Ce n’est pas suffisant pour remettre leur candidature en question, mais nous savons que ces gens ne seront pas forcément les plus justes ou favorables, pour être franc.

Ensuite, le greffier demande au juré de regarder l’accusé et l’accusé doit regarder le juré. Il est presque impossible de décrire cette expérience. Ce n’est pas une question de profilage racial ou de quelque chose de semblable, selon mon expérience. Si le juré ne peut même pas regarder mon client, je n’en veux pas. Puis-je prouver qu’il y a partialité? Non, je ne le peux pas. Il peut être très difficile pour une personne autochtone d’être membre du jury, notamment de se mettre debout devant un groupe intimidant. C’est comme l’annonce de Head & Shoulders des années 1990 : on n’a pas de deuxième chance pour faire une bonne première impression. Le même principe qui s’applique ici.

Nous avons des personnes vulnérables accusées de crimes graves qui devraient pouvoir choisir leurs jurés. Je reconnais qu’à l’occasion, la Couronne s’est opposée aux jurés que j’aurais voulu avoir. Leur façon d’utiliser les récusations a mené certaines personnes à s’en plaindre. En ma qualité d’avocat de la défense, cependant, je n’ai pas eu cette expérience. L’élimination va mener à des retards considérables qui coûteront cher dans le processus de constitution d’un jury, et encore une fois les personnes autochtones seront surreprésentées au banc des accusés, alors qu’elles seront sous-représentées au sein des jurys.

La sénatrice Batters : Merci beaucoup.

[Français]

Le sénateur Pratte : Ma question s’adresse à M. Lévesque. Elle concerne la création de nombreuses infractions mixtes. Dans votre mémoire, vous vous montrez essentiellement favorable à ce concept. Nous avons entendu des témoins des deux côtés au sujet de la création d’infractions mixtes et de l’augmentation de la sentence maximale pour les infractions par voie sommaire. Le gouvernement est d’avis que cela ne changera rien aux sentences et que cela ne fera que donner une discrétion aux procureurs. Certains nous ont dit s’attendre à ce que tout cela entraîne une augmentation des sentences imposées par voie sommaire et, dans le cas des infractions mixtes, cela aura l’effet contraire, soit de faire diminuer le nombre de sentences imposées par les tribunaux. Qu’en pensez-vous?

M. Lévesque : On peut le voir en pratique. Cela peut dépendre aussi de chaque province, qui décideront quelle discrétion sera accordée aux procureurs avec ces modifications. Va-t-on baliser le travail des procureurs? Il y a un pouvoir discrétionnaire en ce qui a trait à chacune des poursuites. Il y a des disparités entre les provinces et les territoires du Canada. Les provinces tiendront probablement des conférences pour savoir s’il y a une manière d’établir des balises pour ne pas avoir trop de disparités. On le verra à la pratique. Cela dépendra beaucoup de la manière dont le pouvoir discrétionnaire du procureur sera balisé.

La règle d’or en matière de poursuite, c’est la temporisation, soit d’y aller de manière pondérée. Pour avoir été procureur pendant un certain temps, je peux vous dire que c’est la règle d’or. Vont-ils l’appliquer? On peut raisonnablement le penser, si l’on se base sur notre expérience.

Que feront les juges? C’est une autre paire de manches. Est-ce qu’ils vont présumer, parce que le législateur a voulu dire quelque chose, qu’ils commencent avec ce que l’on appelle un starting point, soit un plancher ou un moment précis. Au Barreau, nous sommes favorables à cette pratique, parce que cela donne de la flexibilité aux gens qui sont sur le terrain et c’est ce qui est important. Il faut se rappeler qu’il y a des gens dans les régions et d’autres qui travaillent dans les grands centres. Ce sont des réalités différentes et cela donne de la flexibilité.

Le sénateur Pratte : Merci.

Le président : Monsieur Lévesque, nous sommes bien au courant de la position que le Barreau canadien défend ou propose comme compromis ou comme approche modulée à l’égard des enquêtes préliminaires.

Le Barreau du Québec partage-t-il le point de vue du Barreau canadien relativement à cette approche? Peut-être M. Le Grand Alary pourrait-il répondre?

M. Le Grand Alary : Nous n’avons pas réfléchi à cette question, parce que nous proposions dans le mémoire une mesure additionnelle en ce qui a trait à l’enquête préliminaire. On proposait de remplacer l’enquête préliminaire par des interrogatoires hors cour. Donc, on en était arrivé à une autre solution qui, dans les faits, lorsqu’on l’étudie en même temps que la position du Barreau canadien, se recoupe en ce qui a trait au consentement. C’est un mécanisme, dans les deux cas, qui vise à réduire les enquêtes préliminaires qui ne devraient pas avoir lieu pour réserver ces enquêtes aux dossiers qui l’exigent pour diverses raisons.

Le président : L’objectif que vous poursuivez est globalement le même que celui du Barreau canadien?

M. Le Grand Alary : Oui. Nous avons proposé une autre mesure basée sur des projets pilotes qui sont réalisés actuellement au Québec. Nous nous sommes basés sur notre expérience locale.

Le sénateur Dalphond : Faites-vous référence à l’expérience à la Cour du Québec, où le juge envoie systématiquement les gens faire des interrogatoires hors cour ou au civil, et pas des enquêtes préliminaires devant le juge?

M. Lévesque : Effectivement, cette approche est un peu révolutionnaire pour quelqu’un qui fait du droit criminel. On se demande ce que sont les interrogatoires au préalable. Je vais faire un parallèle. Il y a quelques années, 10 ou 20 ans, la facilitation en matière criminelle n’existait pas et, lorsque le juge Rolland est arrivé, il a amené progressivement les joueurs à...

Le sénateur Dalphond : En fait, c’est la juge Otis qui a lancé cette initiative. Elle a même amené ce concept au sein du système pénal.

M. Lévesque : Effectivement. Donc, la question est de savoir si l’accusé doit être présent à son procès. C’est une difficulté en droit pénal, mais il y a plusieurs façons d’en arriver au même résultat.

Le sénateur Dalphond : Le Barreau canadien propose que le juge puisse ordonner des interrogatoires sur demande, avec un certain nombre de critères. Cela ouvre une porte beaucoup plus grande que le seul consentement. Êtes-vous favorable à cela? Ce ne sont pas les critères qui ont été proposés. Je ne veux pas vous mettre dans une situation impossible.

M. Lévesque : Nous n’y avons pas réfléchi, mais tout cela est lié à l’esprit des recommandations que nous proposons, c’est-à-dire de ne pas faire table rase de l’enquête préliminaire. Nous pourrions avoir un système de contrepoids ou une soupape de sécurité, afin que le juge ait le pouvoir sur cette requête en fonction d’une série de critères qui feraient en sorte que cette pratique serait limitée. Cela éliminerait les situations anecdotiques où quelqu’un fixe une enquête préliminaire avec témoins et, le matin du procès, il dit : « Finalement, je renonce à mon enquête préliminaire », ce qui fait que tout le monde est exaspéré.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Lévesque.

[Traduction]

Monsieur Rudin, merci d’avoir témoigné au nom des Services juridiques autochtones. Maître Pfefferle, si je me fie à votre longue expérience, vous avez encore une belle carrière devant vous. Madame Sheehy, merci beaucoup d’être venue ce matin, et je remercie également les représentants du Barreau du Québec.

(Le comité s’ajourne.)

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