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OLLO - Comité permanent

Langues officielles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Langues officielles

Fascicule no 24 - Témoignages du 30 avril 2018


OTTAWA, le lundi 30 avril 2018

Le Comité sénatorial permanent des langues officielles se réunit aujourd’hui, à 17 h 4, en séance publique, pour poursuivre son étude sur la perspective des Canadiens au sujet d’une modernisation de la Loi sur les langues officielles, et à huis clos, pour étudier un projet d’ordre du jour (travaux futurs).

Le sénateur René Cormier (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Bonsoir, je m’appelle René Cormier, sénateur du Nouveau-Brunswick, et j’ai le plaisir de présider la réunion d’aujourd’hui. Le Comité sénatorial permanent des langues officielles poursuit le troisième volet de son étude qui porte sur la perspective des personnes ayant vécu l’évolution de la loi.

Nous avons le plaisir d’accueillir ce soir Mme Stéphanie Chouinard, professeure adjointe au Département de science politique du Collège militaire royal du Canada. Elle est également chercheure associée à la Chaire de recherche sur la francophonie et les politiques publiques de l’Université d’Ottawa. Nous recevons également M. Martin Normand, stagiaire postdoctoral à la Chaire de recherche sur la francophonie et les politiques publiques de l’Université d’Ottawa.

Avant de passer la parole à nos témoins, j’invite les membres du comité à bien vouloir se présenter, en commençant à ma gauche.

La sénatrice Jaffer : Bienvenue. Je m’appelle Mobina Jaffer, de la Colombie-Britannique.

Le sénateur Maltais : Bonsoir, je suis Ghislain Maltais, du Québec. Bienvenue.

La sénatrice Moncion : Bonsoir. Lucie Moncion, de l’Ontario.

La sénatrice Gagné : Raymonde Gagné, du Manitoba.

Le sénateur McIntyre : Paul McIntyre, du Nouveau-Brunswick.

Le sénateur Smith : Larry Smith, du Québec.

Le président : Merci beaucoup, chers collègues. Je remercie nos témoins d’être avec nous. Madame Chouinard, la parole est à vous.

Stéphanie Chouinard, professeure adjointe, Département de science politique, Collège militaire royal du Canada, à titre personnel : Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, j’aimerais commencer par vous remercier de m’avoir invitée à discuter avec vous du projet de modernisation de la Loi sur les langues officielles. C’est réellement un honneur et un privilège pour moi de me retrouver parmi vous ce soir et de participer à cette étude que vous avez amorcée.

Je suis Stéphanie Chouinard, professeure adjointe au Département de science politique du Collège militaire royal du Canada, où j’enseigne la science politique dans les deux langues officielles. Le Collège militaire royal du Canada est la seule institution postsecondaire au pays qui soit assujettie à la Loi sur les langues officielles. C’est donc dire que la mise en œuvre de la loi fait partie de mon quotidien et que j’en vois les réussites et parfois aussi les difficultés et les ratés au sein de mon milieu de travail.

Néanmoins, le but de mon intervention de ce soir n’est pas de vous entretenir du rapport parfois difficile des Forces armées canadiennes avec ses obligations linguistiques, mais plutôt de vous parler de la façon dont mon expertise de recherche informe une éventuelle refonte de la Loi sur les langues officielles. J’aurais plusieurs choses à dire sur la refonte de la Loi sur les langues officielles, à la fois sur le texte de la loi et sur sa mise en œuvre, mais je vais me limiter à quelques remarques un peu plus précises qui reposent sur mon expertise de recherche sur le rapport entre le droit et les minorités.

Je me suis spécialisée dans le domaine des droits linguistiques, et la grande question qui guide mes recherches depuis les dernières années est la suivante : dans quelle mesure le judiciaire s’est-il démontré apte ou non à répondre aux doléances des minorités, notamment les minorités de langue officielle au pays? À cet effet, j’ai étudié de façon approfondie la jurisprudence liée au droit linguistique au Canada et ses effets sur les politiques publiques. Le constat auquel je suis arrivée est qu’on commence à atteindre la limite de la logique interprétative du régime des droits linguistiques canadien, et cela vaut autant pour la Loi sur les langues officielles que pour la Charte. Autrement dit, le texte de ces législations et l’interprétation qui en a été faite par les juges, aussi libérale et généreuse fut-elle, n’arrivent plus à répondre aux aspirations des minorités de langue officielle au pays, aspirations qui se traduisent par des demandes à la fois en termes d’autonomie et d’habilitation des communautés, mais aussi par une profonde volonté de participer à la vie de l’État.

Alors que les communautés de langue officielle en situation minoritaire, surtout les francophones hors Québec, se sont résolument tournées vers les tribunaux au cours des dernières années afin d’obtenir gain de cause à cet effet, la Loi sur les langues officielles et son interprétation par la Cour fédérale n’ont simplement pas livré la marchandise. Il y aurait plusieurs raisons à cela, à mon avis, mais l’une des raisons majeures est, d’une part, la réticence notoire du Commissariat aux langues officielles à ester en justice depuis 1988 et, d’autre part, parce que la Cour fédérale a le mandat d’entendre ces causes. Je voudrais donc plaider aujourd’hui pour une révision du mandat du commissaire aux langues officielles ainsi que pour la création d’un tribunal administratif chargé d’entendre les causes portant sur les allégations de non-respect de la Loi sur les langues officielles. Mon intervention portera donc surtout sur les parties IX et X de la loi.

Donc, comme vous le savez probablement, le pouvoir de contrainte et de sanction a toujours manqué au Commissariat aux langues officielles. À sa création en 1969, le législateur avait imaginé le poste de commissaire aux langues officielles comme celui d’un ombudsman, c’est-à-dire avec un caractère surtout persuasif. Aucun recours juridique n’était prévu dans les pouvoirs du commissaire dans la première itération de la loi. Le législateur a, en partie, remédié à cette lacune en 1988. Le projet de loi C-72 ne prévoyait toujours pas de pouvoir d’ordonnance pour le commissaire, ce qui veut dire que le résultat d’une enquête qui démontrait un manquement à la Loi sur les langues officielles pouvait rester lettre morte, mais il garantissait toutefois un caractère exécutoire à certaines parties de la loi. Ce caractère exécutoire a été bonifié en 2005 avec le projet de loi S-3.

À partir de 1988, le rôle d’ombudsman du commissaire aux langues officielles a été assorti d’un poste de police, en quelque sorte. La Cour fédérale se voyait, pour sa part, octroyer le rôle de sanctionner les manquements à la loi. Même si certains articles de la Loi sur les langues officielles pouvaient, dès lors, donner lieu à un recours judiciaire une fois une plainte déposée au commissariat, cette possibilité était toujours considérée comme étant de dernier ressort. En 1988, le commissaire de l’époque, D’Iberville Fortier, s’était lui-même montré peu enthousiaste à l’idée d’emprunter la voie des tribunaux, un pouvoir discrétionnaire, somme toute, peu clarifié par la loi. Cette tradition s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui. Rares sont les causes où le commissariat a décidé d’ester en justice lui-même, préférant demander le statut d’intervenant dans les causes intentées par des individus ou des groupes de la société civile devant la Cour fédérale.

Or, déjà en 1988, des voix se faisaient entendre non seulement pour rendre exécutoire la Loi sur les langues officielles, mais aussi pour réclamer la mise sur pied d’un tribunal administratif des droits linguistiques. C’était notamment le cas de la Fédération des francophones hors Québec, qu’on appelle aujourd’hui la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada, qui réclame toujours la création d’un tel tribunal, si je me fie au mémoire qu’elle a présenté à ce comité il y a quelques semaines. Les raisons sont assez simples. Un tribunal serait plus facile d’accès aux Canadiens et aux Canadiennes que la Cour fédérale. Il y aurait plus de sanctions pour manquements directs à la loi plutôt que des décisions sur de grands principes de droit, ce qu’on retrouve plus souvent en Cour fédérale. Une telle modification donnerait, à mon avis, un sens renouvelé à la Loi sur les langues officielles, tant pour les Canadiens et les Canadiennes que pour les institutions politiques qui doivent la respecter. Les uns pourraient enfin obtenir des ordonnances pour les manquements à la loi, et les autres auraient un incitatif tangible à s’engager à l’égard du respect des langues officielles, incitatif qui semble, de toute évidence, manquer dans le système actuel qui privilégie la carotte au bâton, si vous me permettez l’expression, à en croire les nombreux rapports d’enquête du commissariat.

Il existe déjà un régime linguistique dans le monde où on retrouve à la fois un commissariat et un tribunal administratif linguistique. C’est le cas au pays de Galles. Les deux entités ont été créées par la Welsh Language Measure, une loi adoptée par Cardiff en 2011, qui visait à remplacer le Welsh Language Board. Le commissariat a donc vu le jour en 2012, et le tribunal, pour sa part, a été mis sur pied en 2015.

J’aimerais vous inviter à prendre ce modèle en contre-exemple, et laissez-moi vous expliquer pourquoi. Le rôle du Commissariat à la langue galloise est à la fois d’enquêter, mais aussi de sanctionner. La commissaire Meri Huws est donc à la fois juge et partie lorsqu’elle doit enquêter dans le cadre de plaintes reçues de la population galloise. Le tribunal, pour sa part, a le rôle d’entendre les appels aux décisions de la commissaire. Les individus ou sociétés sanctionnés par la commissaire pour le non-respect du statut de la langue galloise peuvent donc faire appel à cette décision devant le tribunal.

Je vous inviterais à ne pas émuler cet exemple qui non seulement dédouble encore le rôle du commissaire, ce qu’on voit en ce moment au Canada et avec lequel le commissariat a déjà des difficultés, mais qui a aussi favorisé l’antagonisme de certaines parties de la société civile envers le poste de commissaire. L’expérience du pays de Galles indique qu’il serait plus sage de laisser un tribunal ordonner des sanctions à la suite des enquêtes du commissariat. Ainsi, le commissaire aux langues officielles du Canada garderait son rôle d’ombudsman et d’enquêteur. Le rôle de sanction serait alors octroyé au tribunal administratif mis en place pour entendre les causes portant sur les différentes parties de la loi qui sont exécutoires.

Un rôle de cour d’appel des décisions du tribunal administratif pourrait être octroyé à la Cour fédérale. Il va de soi que le mandat du commissariat devrait aussi être révisé, notamment à l’article 78 de la loi, afin de préciser quand le Commissariat aux langues officielles se doit d’ester en justice et de présenter son dossier de preuve plutôt que de laisser cette décision à la discrétion du commissaire, comme c’est le cas à l’heure actuelle. Une refonte de la Loi sur les langues officielles pourrait ainsi donner un nouveau souffle au rôle du commissariat en tant qu’enquêteur et lui imposer une présence devant les tribunaux pour veiller à ce que les preuves et les connaissances diverses qu’il détient en matière de langues officielles, et notamment en ce qui a trait aux plaintes récurrentes et aux problèmes systémiques, soient utiles à ce tribunal que je vous propose de créer. Il est important de noter que le nouveau rôle du commissariat nécessiterait des moyens accrus afin qu’il puisse faire face adéquatement à ses obligations judiciaires.

Je vais m’arrêter ici. Je vous remercie encore une fois de l’invitation. Je serai heureuse de poursuivre la discussion.

Le président : Merci beaucoup, madame Chouinard.

Monsieur Normand, la parole est à vous.

Martin Normand, stagiaire postdoctoral, Chaire de recherche sur la francophonie et les politiques publiques, Université d’Ottawa, à titre personnel : Je tiens également à vous remercier de me donner l’occasion de partager avec vous mes propres réflexions sur ce processus ou cette démarche dans laquelle vous vous engagez quant à la modernisation de la Loi sur les langues officielles. J’ajouterais, à la présentation du sénateur Cormier, que je suis aussi affilié à l’Institut du savoir Montfort. D’une certaine façon, cela teinte le genre de contribution et de réflexion que je fais quant à la Loi sur les langues officielles. Vous verrez comment, par exemple, des préoccupations liées au domaine de la santé pourraient faire écho à certains des propos que je vais articuler aujourd’hui.

Pour moi, toute modernisation de la Loi sur les langues officielles doit avoir comme objectif une plus grande conformité des institutions fédérales aux obligations énoncées dans la loi. De nouveaux règlements d’application plus substantiels enjoindraient concrètement les institutions fédérales à s’engager à l’égard de leurs obligations. En ce moment, une grande partie des obligations linguistiques repose toujours sur la volonté politique. On ne peut certes pas légiférer la volonté politique, mais on peut espérer qu’une loi plus robuste permette d’accroître la capacité d’agir des communautés de langue officielle en situation minoritaire sur leur devenir collectif. Un outil à considérer pour donner cette robustesse à la loi est d’y ajouter une nouvelle dimension qui renvoie à la représentation effective. Cette dimension constitue un chaînon manquant dans la présente loi.

Mon intervention s’articulera en trois temps. D’abord, je définirai le concept de « représentation effective » pour expliquer pourquoi il pourrait être ajouté à la loi. J’expliquerai comment la représentation effective pourrait s’articuler dans le cadre des parties IV et VII de la loi. Le point de départ de cette intervention consiste en une proposition d’ajout à l’objet de la loi. À l’heure actuelle, l’alinéa 2b) de la Loi sur les langues officielles stipule que la loi a pour objet « d’appuyer le développement des minorités francophones et anglophones ». Je suggère que ce paragraphe soit modifié de façon à ce que la loi prévoie aussi les mécanismes nécessaires à une représentation effective des minorités de langue officielle du pays.

La représentation effective des minorités est un principe selon lequel une société veille à ce que les aspirations et les besoins des minorités soient pris en compte dans un processus décisionnel. La représentation effective est souvent évoquée dans le contexte des élections dans des sociétés démocratiques, en ce sens qu’un système électoral peut être organisé de façon à assurer une représentation équitable des différentes composantes de la société au sein des assemblées élues. Les tribunaux canadiens ont d’ailleurs déjà eu à se prononcer sur des enjeux liés à la représentation effective des électeurs. La représentation effective va bien au-delà du système électoral, comme en font foi les instruments internationaux de protection des minorités. Certains énoncent que les États ont la responsabilité de créer des conditions favorables à la participation des minorités, à la vie sociale, culturelle et...

Le président : Monsieur Normand, excusez-moi de vous interrompre. Puis-je vous demander de parler plus lentement, pour que l’interprétation puisse suivre?

M. Normand : Oui, sans problème.

Le président : Merci.

M. Normand : Les recommandations de Lund sur la participation effective des minorités nationales à la vie publique sont de deux types. Un premier porte sur la participation des minorités à la gestion des affaires publiques. Un deuxième porte sur l’autonomie dans la gestion de certaines affaires locales ou internes par les minorités. En plaçant la représentation effective dans l’objet de la loi, elle ouvrirait la réflexion sur de nouveaux moyens pour veiller à la participation et à l’autonomie des minorités.

La participation et l’autonomie ne sont pas des innovations dans le régime linguistique canadien. Elles sont déjà mises en œuvre à divers degrés, que ce soit par des mécanismes de consultation institutionnalisés ou par la gestion des conseils scolaires. Dans le cas qui nous occupe, il y a lieu de ramener la participation et l’autonomie dans la mise en œuvre des parties IV et VII pour donner corps à la représentation effective, ce qui pourrait se faire à l’aide de règlements plus robustes.

En ce qui a trait à la partie IV, je limiterai mes propos à l’article 28 de la loi, qui prévoit qu’il incombe aux institutions fédérales d’adhérer au principe de l’offre active. La politique sur les langues officielles du Secrétariat du Conseil du Trésor prévoit aussi que les institutions doivent indiquer clairement, visuellement et oralement que les membres du public peuvent communiquer en français ou en anglais et obtenir les services d’un bureau désigné dans l’une ou l’autre de ces langues. Il énumère divers moyens de le faire. L’offre active a fait l’objet de plusieurs débats et recherches ces dernières années. La définition du principe du Secrétariat du Conseil du Trésor apparaît comme le plus petit dénominateur commun. Sa définition n’a pas suivi la tendance vers des définitions plus dynamiques, renvoyant notamment à une offre de services culturellement appropriés et dans un environnement qui suscite la demande. Il est aussi possible d’imaginer des façons de camper l’offre active dans la représentation effective.

Sur le plan de la participation, le Commissariat aux langues officielles disait déjà en 1978 qu’il serait bon de consulter les clients éventuels et de tenir compte de leur point de vue au moment de déterminer la gamme de services que le gouvernement fédéral peut raisonnablement offrir dans la langue minoritaire.

À la suite du premier rapport du Comité mixte spécial des langues officielles de 1981 — votre lointain prédécesseur —, le Conseil du Trésor a annoncé une nouvelle directive qui comprenait l’offre active et qui a été mise en œuvre le 1er avril 1982. Selon la directive, les membres de la population de langue officielle minoritaire doivent pouvoir faire connaître aux agents ministériels responsables leurs opinions sur les aspects linguistiques des services dispensés. Le Secrétariat du Conseil du Trésor enjoint donc les ministères à mettre sur pied des systèmes de rétroaction portant sur tous les endroits qui fournissent des services au public afin que le public puisse se prononcer sur les aspects linguistiques des services offerts. Autrement dit, on enjoignait aux ministères de permettre aux minorités linguistiques de commenter la qualité et la disponibilité des services. Cette suggestion pourrait être reprise aujourd’hui pour faire en sorte que les utilisateurs des services publics dans la langue de la minorité puissent définir leurs besoins et évaluer les services dans des instances de consultation formelle.

Cette représentation de l’offre active pourrait aller encore plus loin dans l’éventualité où des institutions fédérales auraient recours à des faux-fuyants pour justifier leur incapacité à offrir des services dans la langue minoritaire. C’est ici qu’entre en jeu l’autonomie. Dans son rapport de 1977, le Commissariat aux langues officielles suggérait que, dans tels cas, il y aurait lieu de repenser quelque peu l’emplacement des bureaux de l’État. Ainsi, la plupart des collectivités francophones sises dans les provinces anglophones possèdent des institutions qui sont au cœur de l’activité communautaire. Il va encore plus loin dans son rapport de 1979, où il indique que bon nombre de services fédéraux peuvent faire l’objet de contrats consentis à des organismes non gouvernementaux, ce qui pourrait permettre à l’occasion au gouvernement fédéral de répondre plus facilement aux besoins des minorités.

On pourrait dire que le commissariat proposait déjà à l’époque le recours à la gestion autonome des services gouvernementaux ou au principe du « par et pour », qui signifie que les services gouvernementaux destinés à une communauté de langue officielle soient planifiés, offerts et évalués par les institutions de cette communauté.

Dans la partie VII, à l’article 41, le gouvernement fédéral s’engage à favoriser l’épanouissement des communautés de langue officielle et, depuis 2005, à prendre des mesures positives pour mettre en œuvre cet engagement. Plusieurs ont déjà fait état du fait que cette partie de la loi était généralement mal comprise dans la fonction publique.

Ce n’est pas un phénomène nouveau puisque, même pendant l’étude du projet de loi menée par le comité législatif sur le projet C-72, qui allait devenir la Loi sur les langues officielles en 1988, plusieurs, y compris le commissariat, la Fédération des francophones hors Québec et Canadian Parents for French ont noté les faiblesses de cette partie, qui n’était pas exécutoire à l’époque. De plus, des députés ont admis, avant l’adoption du projet de loi, qu’ils ne comprenaient pas la teneur de la partie et qu’ils doutaient qu’elle puisse être mise en œuvre. La modification apportée en 2005, au lieu d’avoir contribué à clarifier la partie VII, semble avoir compliqué le portrait, comme en témoignent les débats autour de la définition ou non à donner à la notion de mesures positives et le fait que ce nouvel instrument juridique n’a jamais été utilisé avec succès.

Un règlement d’application de la partie VII est dorénavant essentiel pour assurer une mise en œuvre entière des engagements qui s’y retrouvent. Ce nouveau règlement pourrait s’inscrire à l’ombre de la représentation effective. La notion de mesures positives devrait être accompagnée d’une obligation de consultation substantielle. Il s’agit d’aller au-delà de la simple réunion de consultation, soit d’aller jusqu’à la coconstruction et à l’évaluation conjointe des programmes et des politiques en matière de langues officielles. Cette obligation s’inscrirait dans les objectifs de participation propres à la représentation effective. D’ailleurs, le juriste Serge Roussel indiquait qu’une interprétation généreuse de la partie VII impliquait nécessairement une obligation de consultation, mais aussi que les institutions fédérales devaient tenir compte des préoccupations des communautés et donner suite aux mesures positives qu’elles sont tenues de prendre.

Enfin, dans l’esprit des autres instruments internationaux de protection des minorités, la notion des mesures positives pourrait aller encore plus loin et s’inscrire dans les objectifs relatifs à l’autonomie. Une mesure positive pourrait être définie comme devant outiller les communautés minoritaires de langue officielle afin qu’elles puissent définir leurs propres normes et le contenu des droits qui leur sont conférés. À terme, l’État reconnaîtrait la capacité de ces communautés à s’autodéterminer et elles deviendraient les maîtres d’œuvre de leur vitalité.

Un règlement stipulant clairement que la voie du « par et pour » peut être privilégiée pour mettre en œuvre des mesures positives permettrait aux communautés d’agir dans des domaines qu’ils jugent prioritaires pour leur épanouissement plutôt que de se conformer aux priorités définies ailleurs, notamment par le gouvernement fédéral lui-même.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Normand. Nous allons commencer la période des questions.

La sénatrice Jaffer : J’aimerais vous remercier, madame Chouinard et monsieur Normand, de vos témoignages.

Je me questionne sur la collecte des données concernant les francophones hors Québec et les francophiles. Dans ma province, la Colombie-Britannique, les données du recensement offrent un portrait incomplet des titulaires des droits en vertu de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés. Permettez-moi de vous donner un exemple. Une seule question du recensement permet de déterminer si un parent a le droit d’envoyer son enfant dans une école de langue française ou dans sa langue maternelle. Aucune question n’est posée sur la langue de scolarité des parents ou de leurs enfants. À Vancouver, plus de la moitié des enfants d’âge scolaire sont élevés dans une autre langue que l’anglais ou le français. Cela dit, le recensement n’indique qu’une seule langue en guise de réponse. Ainsi, une seule catégorie est prise en compte par Statistique Canada dans le recensement. De plus, la formulation de la question sur la langue maternelle décourage les réponses multiples. Donc, plusieurs personnes doivent n’indiquer qu’une seule langue, même s’ils en ont appris plusieurs.

Que pensez-vous de l’idée d’inclure dans la Loi sur les langues officielles l’obligation pour Statistique Canada de dénombrer les ayants droit en matière d’éducation?

Mme Chouinard : Merci de votre question. De toute évidence, c’est un problème qu’on retrouve en Colombie-Britannique et dans toutes les autres provinces, si je ne m’abuse. À Terre-Neuve-et-Labrador, d’où je viens, et à St. John’s, les citoyens sont confrontés au même problème. Lors de la construction de la dernière école francophone, le nombre d’ayants droit en vertu de l’article 23 a été mal évalué, ce qui fait que l’école déborde et qu’on doit déjà en construire une nouvelle. L’école a été construite il y a tout au plus 10 ans, à St. John’s.

C’est un problème important sur lequel s’est déjà penché Statistique Canada. On avait présenté certaines options à Statistique Canada, notamment celle d’indiquer plus d’une langue pour les réponses au sujet de la première langue parlée à la maison. À cette époque-là, Statistique Canada a décidé de ne pas apporter de modification au formulaire de recensement. C’est une question qui se pose fréquemment, puisque de plus en plus d’arrivants en situation minoritaire, qui s’établissent dans nos communautés, parlent plus d’une langue au sein du cadre familial. Ce sont des réponses qui nuisent à la vitalité de nos communautés. Lorsqu’on n’a pas les bons chiffres, on n’est pas en mesure d’évaluer les besoins en matière de services. Il faudrait s’asseoir avec Statistique Canada.

Je vous inviterais aussi à regarder ce qui se fait en Ontario avec la définition inclusive de ce qu’on considère « un francophone ou une francophone ». Cette définition inclut les gens qui arrivent de l’extérieur du Canada, dont la première langue n’est pas nécessairement l’anglais ou le français, mais qui parlent le français comme langue officielle à la maison. Ces chiffres-là dressent un meilleur tableau de l’étendue des communautés et de la population à desservir par les services.

Je crois que ce serait une piste intéressante à explorer en ce qui concerne Statistique Canada, à savoir si on peut modifier la Loi sur les langues officielles pour obliger Statistique Canada à obtenir des chiffres plus précis. Cela nous permettrait de mieux desservir la population là où le nombre le justifie, selon l’article 23. À mon avis, ce serait une excellente idée.

M. Normand : Il faut faire attention à ce que la Loi sur les langues officielles ne devienne pas un grand fourre-tout. Il y a des bases sur lesquelles on peut réfléchir quant aux questions qui se trouvent dans le recensement. Je ne suis pas un expert en statistique. Je ne pourrais pas vous dire dans quelle mesure les données de Statistique Canada dévient ou non de la réalité des communautés. Comme point de départ, je pense qu’il faut définir ce que l’on veut comme Loi sur les langues officielles dans un processus de modernisation.

À terme, peut-être que certaines mesures désirées afin d’assurer une meilleure vitalité des communautés ou de meilleures données pourraient être insérées ailleurs dans l’appareil législatif que dans la Loi sur les langues officielles. Il y a sûrement des lois qui touchent à Statistique Canada dans lesquelles on pourrait ajouter ce genre de questionnement. Nous savons déjà que nous éprouvons de nombreuses difficultés à mettre pleinement en œuvre la Loi sur les langues officielles. Si nous ajoutons constamment des obligations, rien ne nous garantit, dans l’état actuel de choses, qu’elles soient respectées. Il faut faire attention à cela.

[Traduction]

La sénatrice Jaffer : Je ne suis ni anglophone ni francophone. Lorsque je suis en Colombie-Britannique, je suis considérée comme anglophone puisque c’est ainsi. Pour répondre à votre intervention, monsieur Normand, je trouve important de favoriser l’essor de la langue. Je trouve aussi important d’avoir la possibilité d’envoyer mes enfants à l’école de langue française — ce qui n’était pas possible — plutôt qu’à l’école d’immersion parce que la qualité du français est meilleure dans les écoles de langue française que dans les écoles d’immersion.

Selon moi, les parents devraient avoir ce droit. Je sais que vous dites de ne rien ajouter à la Loi sur les langues officielles, mais je pense que les données sont trompeuses. Par exemple, dans ma province, les enfants syriens qui parlent français sont placés dans des écoles de langue anglaise parce que c’est plus facile. Ce devrait être les parents qui choisissent l’école de leurs enfants, et non les autorités, surtout dans les cas où ils ne sont ni anglophones ni francophones. Ce que je dis, c’est que si nous voulons favoriser l’essor du français, nous devons trouver de nouvelles façons de décider où envoyer les enfants.

L’autre chose, c’est que, dans ma province, de nombreuses personnes parlent français, mais les données ne traduisent pas cette réalité. C’est très frustrant, parce que si ce n’est pas dans les données, on n’obtient pas de ressources. Voilà ce qui me dérange.

[Français]

M. Normand : Je suis tout à fait d’accord avec vous. Je ne dis pas qu’il ne faut rien ajouter à la Loi sur les langues officielles. Il faut d’abord s’entendre sur les objectifs derrière un processus de modernisation et ensuite voir si les propositions qu’on veut faire s’alignent sur cet objectif pour éviter que cela devienne un monstre à plusieurs têtes qu’on n’arrive pas à mettre en œuvre. C’est la mise en garde que je voulais faire. Ce n’est nullement mon intention de minimiser les préoccupations de parents qui n’arrivent pas à inscrire leurs enfants dans les écoles.

[Traduction]

Mme Chouinard : Vous soulignez un point important lorsque vous parlez de la qualité du français enseigné dans les écoles d’immersion. Je pense qu’il faut faire la distinction entre les ayants droit en vertu de l’article 23 de la Charte qui sont refusés et tous les autres enfants canadiens qui aimeraient avoir accès aux écoles d’immersion. Je sais que notre système a certainement ses défauts. Or, nous devons faire attention de ne pas mélanger les deux systèmes. Les deux ont leur place au sein de la société canadienne, mais ils ont aussi des objectifs très différents.

J’aimerais croire que nous avons pris des pas dans la bonne direction avec le nouveau plan d’action pour les langues officielles et le montant important de financement qui a été ajouté pour investir dans de nouveaux professeurs de français à l’extérieur du Québec. Ce montant suffira-t-il? Je suis certaine que nous pourrons en reparler dans cinq ans. Toutefois, je trouve très important de faire la distinction.

Je sais que de nombreuses écoles d’immersion au Canada sont déjà saturées et que l’inscription à ces écoles dépend d’un système apparenté à la loterie. Manifestement, la demande est forte, et en ce moment, elle n’est pas satisfaite. Aussi, il faudrait probablement se pencher sur la qualité à l’intérieur de ces écoles, mais d’après moi, ces enfants et les ayants droit en vertu de l’article 23 ne peuvent pas être regroupés.

[Français]

Le sénateur McIntyre : Merci à nos témoins pour leurs présentations. Je comprends qu’à l’automne dernier, vous avez tous les deux cosigné une lettre dans laquelle vous avez soulevé, de concert avec sept autres chercheurs universitaires, l’importance d’améliorer au Canada le leadership du gouvernement fédéral en matière de langues officielles. Avez-vous reçu des réactions à la suite de la publication de cette lettre? Si oui, lesquelles?

Mme Chouinard : Ma réponse sera très courte : non. On nous a dit qu’un plan d’action était en cours d’élaboration. Cela a pris quelques mois, mais nous avons eu la réponse à la fin mars cette année.

Le sénateur McIntyre : Est-ce que cette lettre a été publiée dans les journaux?

Mme Chouinard : Oui. À ma connaissance, aucun des signataires n’a reçu de réponse directe de la part du gouvernement.

Le sénateur McIntyre : Cela a été publié par Francopresse?

Mme Chouinard : Oui, et dans Le Droit.

M. Normand : La lettre a été reprise dans quelques forums, mais je n’en ai pas eu d’écho, pas plus que ma collègue, Mme Chouinard.

Le sénateur McIntyre : Madame Chouinard, dans votre présentation, vous vous êtes surtout concentrée sur les parties IX et X de la Loi sur les langues officielles. La partie X touche les recours judiciaires. Croyez-vous que la Loi sur les langues officielles devrait permettre les recours judiciaires pour l’ensemble de ces parties?

Mme Chouinard : Oui, on pourrait envisager le fait de rendre toutes les parties de la Loi sur les langues officielles exécutoires.

Le sénateur McIntyre : Autrement dit, devrait-on avoir davantage recours aux tribunaux pour faire respecter la Loi sur les langues officielles?

Mme Chouinard : Il me semble que 50 ans plus tard, la bonne volonté a ses limites. Non seulement la bonne volonté du gouvernement a une certaine limite dans la mise en œuvre, mais on n’entend même pas les tribunaux parler des parties qui sont déjà exécutoires. Je pense notamment à la partie VII, qui est exécutoire depuis un nombre d’années et qui n’a jamais fait l’objet de recours devant les tribunaux. Il reste un bout de chemin à faire.

Le sénateur McIntyre : La partie VIII touche la nomination et les pouvoirs du commissaire. Selon vous, devrait-on mieux encadrer le processus de nomination au poste de commissaire? Je vous pose cette question, parce que comme vous le savez, le processus de nomination a fait couler beaucoup d’encre durant la dernière année.

Mme Chouinard : Le processus de nomination au Commissariat aux langues officielles, comme pour tous les ombudsmans et agents du Parlement, devrait être transparent. Il ne devrait pas y avoir de surprise. Les Canadiens et Canadiennes ont le droit de savoir comment le processus se déroule et qui sont les candidats à ces postes importants. Il y a un certain travail de transparence à faire de ce côté-là, non seulement pour la transparence, mais aussi pour que les gens qui reprennent le flambeau à la fin du processus aient une certaine légitimité aux yeux des Canadiens et des Canadiennes. Je crois que c’est absolument important.

Le sénateur McIntyre : Il est important de renforcer les pouvoirs du commissaire, notamment pour assurer un meilleur suivi de ses recommandations. D’autres organismes ont proposé la création d’un tribunal administratif afin de libérer le commissaire de son double mandat de promoteur et de policier des droits linguistiques. Que pensez-vous de cette proposition?

Mme Chouinard : Mon texte d’aujourd’hui allait tout à fait dans le sens de la FCFA à cet égard. Cela libérerait le commissariat de ce double mandat d’être à la fois juge et partie dans certains aspects de son travail. Cela donnerait également à la Loi sur les langues officielles un peu plus de mordant, puisqu’un tel tribunal aurait la chance d’octroyer des sanctions, ce qui est impossible pour le commissaire à l’heure actuelle.

La sénatrice Gagné : Merci beaucoup pour vos excellentes présentations.

Madame Chouinard, vous avez dit que le commissaire devrait jouer un rôle d’ombudsman et que le tribunal administratif s’occuperait des sanctions. Devant un tribunal administratif, qui joue le rôle du procureur?

Mme Chouinard : Dans le meilleur des mondes, ce serait le commissaire.

La sénatrice Gagné : Ce serait le commissaire.

Mme Chouinard : C’est exact, puisque ce serait le commissaire dans son enquête qui aurait le dossier de preuves. Dans ma vision de la chose, si l’article 78 de la loi était révisé, ce dossier devrait être présenté dans les causes traitées par le tribunal.

La sénatrice Gagné : Est-ce que les parties elles-mêmes pourraient amener leur cas devant le tribunal?

Mme Chouinard : Oui, absolument.

La sénatrice Gagné : Merci.

Monsieur Normand, la Cour suprême du Canada a statué que l’article 23 comporte un caractère réparateur, et lors de sa présentation la semaine dernière, M. Gino LeBlanc a aussi fait allusion au fait que la Loi sur les langues officielles, dans son statut quasi constitutionnel, contient la notion de réparation.

Comment pouvons-nous le préciser dans le cadre de la loi? Je me suis posé la question, lorsque vous avez parlé dans votre présentation d’inclure toute la notion de la représentation effective, à savoir si cela vient rejoindre cette notion de réparation. Comment assure-t-on la mise en œuvre de cela?

M. Normand : C’est une façon intéressante de le voir. Je pense que la représentation effective pourrait être vue comme un moyen d’agir sur le caractère réparateur qu’on associe généralement à l’article 23 par la bande et qu’on pourrait associer à la Loi sur les langues officielles, bien que je ne croie pas qu’il soit aussi clair en ce moment qu’un caractère réparateur puisse être associé à la loi. Mais je pense que, dans l’esprit du législateur, derrière la partie VII, et dans l’esprit de la modification apportée à la partie VII en 2005, il y avait certainement là l’objectif d’un rattrapage historique des communautés minoritaires à l’égard de la majorité.

L’obligation de prendre des mesures positives pour les communautés minoritaires signifie nécessairement qu’on doit mieux les appuyer dans leur développement et dans leur épanouissement, parce qu’elles ont subi des torts historiques. Je pense qu’on peut aller jusque là. De cette façon, je ne crois pas que c’est à la loi de prescrire la façon de réparer les torts qui ont été causés aux communautés minoritaires ou les problèmes dans leur épanouissement ou dans leur développement. Je crois qu’il vaut mieux, soit par une obligation de consultation, soit par un règlement qui permettrait une gestion « par et pour », de laisser aux communautés la possibilité de déterminer elles-mêmes comment le gouvernement fédéral pourrait intervenir ou faire une dévolution de ses pouvoirs vers les communautés dans certains domaines de développement ciblés par les communautés elles-mêmes. Ce n’est pas à la loi de prescrire des remèdes à cette réparation, mais d’offrir des mécanismes qui permettraient aux communautés de déterminer elles-mêmes quels seraient les remèdes à apporter.

La sénatrice Gagné : Par exemple, dans le contexte du plan de développement global, est-ce que tout ce concept devrait être inclus dans un règlement?

M. Normand : Le plan de développement global de chaque communauté? L’idée même du plan de développement global provient d’un esprit de gestion axée sur des résultats qui a été imposée par le gouvernement fédéral. Dans l’esprit même d’imposer aux communautés la nécessité de se doter d’un plan de développement global pour répondre à des obligations gouvernementales, à mon avis, déjà là, il y a un problème, parce que c’est aux communautés de se conformer à un cadre déterminé par le gouvernement. Je privilégierais plutôt une solution où la communauté peut se concerter et le gouvernement vient appuyer les décisions qui sont prises.

Dans un travail que j’avais fait, il y a quelques années, j’avais essayé d’évaluer comment le premier plan d’action sur les langues officielles avait structuré l’action des communautés. Ce qu’on constatait, c’est que les plans de développement globaux qui avaient été déposés avant le premier plan d’action étaient très innovateurs, très créatifs. Ceux qui avaient été déposés après le premier plan d’action reprenaient essentiellement les catégories du plan d’action. Les plans globaux reviendraient peut-être à cet esprit-là si le gouvernement fédéral imposait sa façon de réparer ou de déterminer le développement des communautés.

La sénatrice Gagné : Madame Chouinard, est-ce que vous aimeriez ajouter quelque chose?

Mme Chouinard : Non, je pense que cela répondait à la question.

Le sénateur Maltais : La langue française, c’est une langue qui a des particularités. C’est la langue où l’on parle le plus, et nos ancêtres nous ont dit que c’était avec cette langue qu’on agissait le moins. Je viens du Québec. J’ai vécu cinq lois sur le français. Lorsque la Loi sur les langues officielles a été créée, tout le monde a crié victoire. Les francophones du Canada ont dit : « Ça va parler français à Air Canada, ça va parler français dans les différents ministères, ça va parler français dans l’armée. Bravo!  » Cinquante ans plus tard, Air Canada, de Québec à Ottawa, ne parle pas un traître mot de français. Il y a 50 ans, elle ne parlait pas le français, on était en caravelle. Aujourd’hui, on est décalé, on est dans un plus petit avion. Les commissaires aux langues officielles se sont tous succédé, ont tous réprimandé Air Canada avec des pouvoirs qui sont à peu près nuls. Les pouvoirs du commissaire aux langues officielles, c’est comme une tapette à mouches sur un orignal. Air Canada s’en fout complètement.

Les ministères — et vous l’avez dit, monsieur Normand — n’ont pas la volonté. Pour que les francophones hors Québec aient un minimum de services — je ne parle pas de la Cadillac, mais d’un minimum —, il faut une volonté politique. Malheureusement, dans tous les gouvernements qui se sont succédé, on ne sent pas de volonté politique. Et si nous n’avons pas cette volonté politique...

Lorsqu’on a adopté le projet de loi no 178, au Québec, rappelez-vous, il a fallu évoquer deux chartes, la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. La Cour suprême est passée en dernier, parce qu’il y avait une volonté politique. En ce moment, on ne la sent pas. Oui, on va faire des accommodements, des règlements qu’on greffe à la loi. On en a fait un fourre-tout, on envoie tout ça dans la Loi sur les langues officielles. Premièrement, le commissaire aux langues officielles n’a à peu près pas de pouvoirs. Il a les pouvoirs de causer, de parler, de disputer et de taper sur les doigts, mais pas autrement.

J’en reviens à ma question. J’ai demandé au commissaire aux langues officielles s’il voulait avoir des pouvoirs punitifs. Non, ça ne l’intéresse pas. Il n’a pas besoin de cela, c’est ce qu’il a dit carrément ici. Mais le tribunal administratif, s’il est exécutoire et bien organisé, et si ses décisions ne peuvent pas être infirmées par un autre tribunal provincial, il a toute une valeur. Cependant, il faudrait que la cour suivante soit la Cour suprême, parce que quand on parle de la langue, on s’adresse au fédéral. Je ne pense pas que les provinces puissent annuler une cause du tribunal. Si c’est le cas, bravo!, si ce n’est pas le cas, il faudra des balises, parce que les cours provinciales diront que le droit s’applique davantage en fonction d’un tribunal légal que d’un tribunal administratif. Est-ce que j’ai la bonne perception des choses, madame Chouinard?

Mme Chouinard : Je crois que vous avez la bonne perception du type de langage qu’on retrouve dans la Loi sur les langues officielles. Depuis 1969, et déjà dans la première itération de la loi, on retrouvait un langage qui était surtout persuasif et non contraignant. Le législateur a graduellement voulu changer la donne, mais il reste que, comme vous l’avez dit, le commissariat aux langues officielles, encore aujourd’hui, a surtout un pouvoir d’enquête et de recommandation. Il n’a pas de pouvoir de contrainte. C’est l’homme à abattre, dans un sens, avec la création éventuelle de ce tribunat administratif.

Je ne suis pas juriste, mais, si je comprends bien, l’instance d’appel pour ce tribunal administratif ne serait pas directement la Cour suprême, mais la Cour fédérale. Il ne s’agirait pas de la compétence des provinces, mais de celle de la Cour fédérale. Si les gens veulent interjeter appel, cela pourrait aller jusqu’à la Cour suprême, effectivement, mais cela ne passerait pas directement du tribunal administratif à la Cour suprême; il y aurait quelques étapes entre les deux.

Quant à ce que vous percevez comme un manque de volonté politique, on retrouve une possibilité dans le mémoire que la FCFA vous a présenté, en octroyant des pouvoirs plus importants en matière de langues officielles au Conseil du Trésor. Ce serait une autre façon de veiller à ce qu’un manque de volonté politique soit contrebalancé par certaines restrictions.

Le sénateur Maltais : Comment le Conseil du Trésor peut-il influencer la Loi sur les langues officielles?

Mme Chouinard : Dans sa mise en œuvre.

Le sénateur Maltais : Comment?

Mme Chouinard : En voyant à la réglementation en matière de langues officielles au sein des différents ministères. Il y a tout un travail, au-delà du texte de la loi, dans la mise en œuvre au sein des différents ministères. Le Conseil du Trésor pourrait être utile à ce niveau-là.

Le sénateur Maltais : Je suis tout à fait d’accord avec vous à ce sujet, mais les principales revendications qu’on a entendues ici depuis un bon bout de temps concernent les montants transférés aux provinces en vertu de la Loi sur les langues officielles, parce que ces montants ne sont pas consacrés à l’éducation. C’est là le problème au cœur des revendications que nous avons entendues de la part d’à peu près tout le monde. Et le gouvernement fédéral ne peut pas intervenir. Quand il fait des transferts provinciaux, ceux-ci sont faits de façon globale à la province, et la province décide où verser l’argent. C’est là le hic, car cet argent-là n’est pas destiné nécessairement à l’éducation, aux écoles et aux conseils scolaires.

La semaine passée, l’Association francophone des municipalités du Nouveau-Brunswick est venue témoigner. Aussi ridicule que cela puisse paraître, une partie du Nouveau-Brunswick est desservie, en matière de soins de santé fédéraux, par une agence de la Nouvelle-Écosse dans laquelle personne ne parle un traître mot de français. C’est pour vous dire que la répartition des sommes, c’est une chose; rendre bilingues des services offerts par les ministères, cela relève du Conseil du Trésor. Je suis tout à fait d’accord avec vous. Mais est-ce que le président du Conseil du Trésor a la volonté d’imposer cela à tous les ministères? Tous les présidents du Conseil du Trésor que j’ai connus avaient cette volonté. Pourtant...

M. Normand : Je trouve intéressante cette discussion, mais je vais respectueusement être moins d’accord avec ces propositions, et ce, pour deux raisons. D’abord, en ce qui concerne le Conseil du Trésor, je pense qu’on peut être plus ambitieux que de viser à donner de nouvelles obligations au Conseil du Trésor. On pourrait aussi envisager un nouveau ministère en titre qui assumerait les responsabilités en matière de langues officielles au lieu de noyer le poisson encore une fois en mettant les langues officielles dans une autre grosse machine. Cela ne fonctionne pas à Patrimoine canadien, on le sait. Il y a beaucoup de programmes à Patrimoine canadien, et on a souvent de la difficulté à voir comment les langues officielles se démarquent. Je ne pense pas que cela va se régler plus facilement si on passe au Conseil du Trésor. On pourrait être plus ambitieux.

Quand le premier Plan d’action sur les langues officielles a été présenté par le ministre Dion, celui-ci était à l’époque ministre des Affaires intergouvernementales et était affilié au Bureau du Conseil privé. Il avait donc pu être plus directif dans la façon dont le plan d’action avait été élaboré et évalué par la suite.

J’aimerais ajouter quelque chose sur le Commissariat aux langues officielles. Ce que je crains avec la proposition de la création d’un tribunal administratif, c’est que le commissaire ait encore moins de crédibilité dans l’appareil fédéral. Parce que, peu importe le rapport qu’il déposera, une institution pourrait choisir de se retrouver devant un tribunal administratif au lieu d’agir directement sur les propositions du commissaire. Je crains que de déplacer certaines des responsabilités du commissaire ailleurs ait comme conséquence de diluer encore plus sa marge de manœuvre. Je suis d’accord avec vous sur le fait qu’il y a des problèmes.

Le sénateur Maltais : Cependant, le commissaire n’a pas de pouvoirs. Il faudrait quelqu’un, quelque part, qui a des pouvoirs, et je pense qu’un tribunal administratif a des pouvoirs. Il y a différentes sortes de tribunaux administratifs, au sein du gouvernement fédéral et dans les gouvernements provinciaux, qui rendent des décisions. Et si elles sont contestées, c’est parce qu’elles ne font pas l’affaire de tout le monde. Au moins, ils rendent des décisions, alors que le commissaire ne fait que se plaindre. Cela fait 50 ans que les commissaires successifs se plaignent d’Air Canada et ça n’a rien changé.

M. Normand : Je vous dirais tout de même que, dans le premier rapport du commissaire aux langues officielles, il disait déjà qu’il y avait des problèmes liés à la mise en œuvre de la loi. Pour cela, je suis complètement d’accord avec vous. Il faut voir les deux options ici : soit on déplace certaines responsabilités vers un tribunal administratif, soit on augmente les pouvoirs du Commissariat aux langues officielles. Peut-être que celui qui est en poste en ce moment ne veut pas se voir octroyer ces pouvoirs-là, mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas tenir cette discussion malgré tout.

La sénatrice Moncion : J’ai une question d’interprétation. Pourquoi est-ce que la Loi sur les langues officielles est si peu dérangeante pour l’ensemble de la population? Pourquoi n’a-t-on pas peur de la Loi sur les langues officielles? Pourquoi se moque-t-on souvent des dispositions de la loi? Vous allez me dire que la loi n’a pas assez de mordant, et cetera. Mais cette loi existe depuis longtemps, alors je pose la question : pourquoi, à votre avis, n’a-t-on pas encore vu de poursuites devant les tribunaux au titre de la Loi sur les langues officielles? Est-ce qu’il y a un autre ministère, une autre loi à l’intérieur du gouvernement, qui permet le recours aux tribunaux?

Mme Chouinard : L’un des problèmes, c’est non seulement que, à l’heure actuelle, comme vous l’avez dit, la loi manque de mordant, mais, d’un autre côté, c’est que le commissaire a refusé d’aller devant les tribunaux à de nombreuses reprises, alors qu’il ou elle aurait pu choisir de le faire. Le commissariat, à maintes reprises, aurait pu décider d’ester en justice, mais il a décidé de ne pas le faire. C’est l’une des traditions du commissariat depuis 1988, depuis qu’il a le pouvoir d’ester en justice; il a décidé de ne pas trop embarquer dans ce jeu. C’est malheureux.

J’aurais voulu répondre à M. le sénateur Maltais sur ce point. Il faut bien dire les choses : le Commissariat aux langues officielles, avec toutes les enquêtes qu’il mène, est un peu comme le registre des mauvais garçons au sein du gouvernement fédéral en ce qui a trait aux langues officielles. Or, toute cette information n’est pas utilisée pour le bien des Canadiens en matière de langues officielles. La grande majorité de cette information n’est pas utilisée pour obtenir des sanctions lorsqu’on a affaire à un manque de respect des différents articles de la loi.

La sénatrice Moncion : Mais vous nous dites qu’il a tout de même le pouvoir de le faire, n’est-ce pas?

Mme Chouinard : Oui.

La sénatrice Moncion : Donc, il ne le fait pas.

Mme Chouinard : Exactement.

M. Normand : J’ajouterais à cela que plusieurs rapports de recherche et des rapports du commissaire aux langues officielles ont aussi permis d’observer que la loi est souvent mal comprise dans la fonction publique. Parfois, ce n’est pas un manque de volonté politique, c’est un manque de maîtrise du contenu de la loi. Si vous demandez à des fonctionnaires de vous expliquer ce qu’est une mesure positive, dans la plupart des cas, ils vous demanderont où sont inscrites les mesures positives et en quoi ils sont tenus de mettre en œuvre cette notion. Il y a tout un devoir d’éducation, je crois, qui doit être fait auprès de la fonction publique, que ce soit par la Commission de la fonction publique ou autre. On peut trouver le moyen nécessaire de mieux faire connaître les obligations des institutions fédérales. À ce chapitre, le gouvernement et la fonction publique ont échoué, parce que, encore aujourd’hui, les obligations linguistiques de chacun sont très mal comprises.

La sénatrice Moncion : En fait, il s’agit d’un « je-m’en-foutisme »; si vous essayez d’appeler à l’Agence du revenu du Canada, les messages sont presque exclusivement en anglais. Vous serez chanceux de trouver un message en français.

M. Normand : Je ne dirais pas nécessairement que c’est du « je-m’en-foutisme ». Si la personne qui s’occupe de produire ce message ne sait pas qu’elle a des obligations linguistiques, elle ne peut pas les mettre en œuvre non plus. Il peut y avoir une part de « je-m’en-foutisme », je suis d’accord avec vous. Il y a aussi une part de méconnaissance des obligations.

La sénatrice Moncion : Quand les lois existent, l’option de dire « je ne savais pas » n’existe pas. Elle n’existe donc ni pour les employés du gouvernement fédéral ni pour le public en général.

Mme Chouinard : Dès qu’il y a absence de sanction pour le non-respect, on peut tomber dans l’ignorance ou le « je-m’en-foutisme » pour le client, mais pour le Canadien qui est au bout du téléphone avec l’Agence du revenu, le résultat est le même, malheureusement.

M. Normand : Ce n’est pas en faisant une réprimande à la personne au comptoir d’accueil qu’on va régler les problèmes systémiques. Il ne faut donc pas faire reposer tous les défauts du système sur la personne qui répond au téléphone. C’est pourquoi on doit revoir les obligations de chacun et bien les définir.

Le président : Nous approchons de la fin de la séance. J’aurais aussi une question à poser.

Je crois que vous avez fait de la politique comparée. Dans le domaine de la gouvernance, vous avez parlé plus tôt de la possibilité, comme option, que le Conseil du Trésor soit l’instance centrale. Vous avez évoqué certains arguments pour et contre.

Qu’est-ce qui se fait dans d’autres pays en ce qui a trait à ce type de gouvernance? Sur la question des mesures positives, avez-vous, dans vos recherches, trouvé des informations que vous pourriez nous transmettre?

Mme Chouinard : Bien qu’il y ait encore des problèmes avec la mise en œuvre de la Loi sur les langues officielles, selon une perspective comparée, le Canada est souvent l’exemple à suivre et non le contraire. Par exemple, lorsque le pays de Galles a proposé de créer un commissariat, il s’est tourné vers l’exemple canadien. Évidemment, il a choisi de faire certaines choses différemment, mais en ce qui concerne le pouvoir et la mise en œuvre d’un Commissariat aux langues officielles, l’exemple canadien a été scruté de très près par Cardiff à cette époque.

En Écosse, avec la langue gaélique, on retrouve une situation qui ressemble davantage à celle de Patrimoine canadien. Un ministère qui s’occupe du tourisme, de la culture et de la langue écossaise a plusieurs responsabilités, y compris le devoir de promotion de la langue écossaise. Encore une fois, le mandat est très restreint. D’ailleurs, plusieurs chercheurs, en Écosse, se sont tournés vers notre Charte et ont élaboré une proposition prévoyant qu’un article 23 se retrouve dans les droits des Écossais afin que la langue gaélique ait un espace dans les écoles.

Ce sont là quelques exemples. Souvent, le Canada est l’exemple à suivre et non l’exemple à corriger. Nous devrons encore innover si nous voulons nous améliorer.

Le président : On a encore du bon travail à faire. Nous en sommes presque à la fin. Je vais céder la parole à la sénatrice Jaffer et au sénateur McIntyre. Je vous demanderai d’être très brefs dans vos questions et vos réponses afin que nous puissions conclure.

[Traduction]

La sénatrice Jaffer : Ma question est longue; peut-être pourriez-vous y répondre par écrit.

Je comprends ce que vous dites lorsque vous parlez des droits des gens; je connais la loi. Voici ce que j’aimerais savoir : à l’ère du nouveau Canada, d’après vous, qui devrait avoir le droit, en vertu de la politique, de recevoir une formation linguistique en français ou de fréquenter l’école de langue française?

Mme Chouinard : D’après moi, tous les Canadiens au Canada devraient avoir le droit d’apprendre les deux langues officielles.

La sénatrice Jaffer : Non, qu’entendez-vous par « droit »?

Mme Chouinard : Pardon. Les ayants droit?

La sénatrice Jaffer : Oui.

Mme Chouinard : Je suis d’avis qu’il y a encore une place pour des organismes communautaires homogènes.

La sénatrice Jaffer : Donnez-moi une définition. Qu’entendez-vous par « droit » dans ce contexte? Quelle est la définition?

Je ne veux pas vous mettre sur la sellette. Peut-être pourriez-vous y réfléchir et envoyer votre réponse au greffier, parce que c’est très important. Je ne veux pas ouvrir un débat parce que notre temps est écoulé. J’aimerais recevoir une définition de chacun de vous. Envoyez-la au greffier, s’il vous plaît.

Mme Chouinard : Oui, avec plaisir.

[Français]

Le sénateur McIntyre : Madame Chouinard, en décembre dernier, vous avez publié un article sur le bilinguisme obligatoire des juges de la Cour suprême du Canada. Selon vous, pourquoi y a-t-il cette réticence de la part du gouvernement fédéral à nommer des juges bilingues à cette cour?

Mme Chouinard : On nomme des juges bilingues. La réticence du gouvernement est d’enchâsser ce mandat au sein de la Loi sur la Cour suprême. La grande majorité des juges de la Cour suprême, au cours des 20 dernières années, ont une maîtrise à tout le moins passive des deux langues officielles. La réticence est liée au fait que la connaissance des deux langues officielles soit obligatoire. En ce moment, on demande aux candidats et candidates de s’auto-identifier. On leur demande s’ils comprennent les deux langues officielles, mais on ne les teste pas sur ces capacités. C’est là la différence à ce moment-ci.

Le président : Madame Chouinard, monsieur Normand, merci beaucoup de vos présentations. Merci surtout pour vos réponses très éclairantes.

(La séance se poursuit à huis clos.)

(La séance publique reprend.)

Je rappelle que, dans le cadre de son étude sur la modernisation de la Loi sur les langues officielles, le Comité sénatorial permanent des langues officielles poursuit le troisième volet de son étude portant sur la perspective des personnes ayant vécu l’évolution de la Loi.

Nous avons l’honneur de recevoir aujourd’hui l’honorable Serge Joyal, C.P., sénateur. Le sénateur Joyal était partie prenante à plusieurs étapes de l’évolution du régime linguistique canadien et est en mesure de témoigner de son expérience parlementaire et législative concernant la gestion des langues officielles. Comme notre témoin connaît bien les gens autour de la table, je vais tout de suite lui céder la parole. Bienvenue parmi nous, sénateur Joyal. La parole est à vous.

L’honorable Serge Joyal, C.P., sénateur, à titre personnel : Je suis très honoré de pouvoir échanger avec vous sur mon expérience personnelle de la Loi sur les langues officielles. Comme vous l’avez dit, depuis près de 50 ans, je suis directement ou indirectement impliqué dans l’application de la loi, et ce, pratiquement depuis sa conception.

Je rappellerai aux honorables sénateurs qu’au cours des années 1960, il y a eu la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, la Commission Laurendeau-Dunton. Certains d’entre vous — j’allais dire les plus âgés, excusez-moi de vous le dire — s’en souviendront. Cette commission avait conclu que le Canada était engagé dans une voie sans issue s’il ne redéfinissait pas ses rapports avec la communauté francophone.

Au Québec, à cette époque, il y avait déjà des velléités de séparation. Le gouvernement canadien n’était pas perçu comme le gouvernement de tous les Québécois ni des francophones hors Québec. Une des recommandations majeures des fameuses pages bleues de la Commission Laurendeau-Dunton — je parle ici du rapport préliminaire rendu public en 1965 — était de redéfinir le régime linguistique au Canada.

J’ai été recruté par Jean Marchand, qui était le ministre de l’Expansion économique régionale à cette époque et dont le mandat était de recruter de nouveaux candidats pour la prochaine élection. Ces candidats seraient en mesure de participer au débat parlementaire et auraient une formation professionnelle leur permettant d’être parties prenantes du débat parlementaire et non pas uniquement des porte-parole des préoccupations de leurs circonscriptions électorales.

Évidemment, comme le débat au Québec à cette époque était engagé dans une voie nationaliste — vous vous souviendrez que le 24 juillet 1967, le général de Gaulle a déclaré que le Québec devrait être libre —, il y avait un mouvement effervescent au Québec extrêmement puissant pour, en somme, rassembler les forces autour du mouvement nationaliste. Je suis de la génération de Bernard Landry, de Louise Harel, de Claude Charron et de tous ceux qui sont devenus ministres à Québec dans les gouvernements successifs du Parti québécois. J’étais l’un des rares de ma génération qui ne partageaient pas cette approche. Ma responsabilité auprès de Jean Marchand était de recruter de jeunes candidats qui pourraient participer à la vie politique canadienne dans une perspective fédérale, mais également dans une perspective de respect de leur identité.

Quand la Loi sur les langues officielles a été proposée et adoptée en 1969, elle m’apparaissait satisfaire cet objectif d’égalité linguistique, c’est-à-dire de la capacité des francophones de participer de plain-pied à la gestion des affaires canadiennes, de faire entendre leur voix et d’avoir toutes les responsabilités possibles au sein du gouvernement canadien. Je vous fais remarquer qu’à cette époque-là, il n’y avait jamais eu de réel ministre francophone des Finances ou des Affaires étrangères. Il y avait des portefeuilles ministériels qui échappaient aux francophones. Au mieux, un francophone pouvait espérer d’être ministre de la Justice s’il était avocat ou encore ministre des Postes ou ministre du Revenu, des postes secondaires au sein du Cabinet. Il n’y avait aucun ministre francophone de l’Industrie ou du Commerce; ce n’était pas le domaine des francophones.

Je me souviens d’avoir participé à une manifestation en 1962 devant l’hôtel Reine Elizabeth, à Montréal. Je regarde mon collègue, le sénateur Smith. C’était une manifestation pour dénoncer une déclaration de Donald Gordon, le président du CN à l’époque. On lui avait demandé pourquoi il n’y avait pas de francophones au sein du conseil d’administration du CN; il a répondu qu’il en nommerait quand il y en aurait de compétents. C’était un jugement lapidaire et injuste, mais il servait à caricaturer l’idée que les francophones n’étaient pas faits pour les affaires et les grandes responsabilités.

Évidemment, cette perception de marginalisation était répandue et vécue non seulement au Québec, mais dans les autres provinces canadiennes. Vous connaissez assez bien l’histoire canadienne pour savoir qu’en 1890, le Manitoba a adopté une loi pour se déclarer unilingue, à l’encontre de la Loi de 1870 sur le Manitoba, dont le fameux article 23 obligeait le Manitoba à adopter les lois dans les deux langues officielles. Vous vous souviendrez également de la situation de la langue dans les Territoires du Nord-Ouest en 1890 et du Règlement 17 en Ontario en 1912. L’histoire canadienne est truffée de décisions qui étaient perçues comme étant contraires aux intérêts de la minorité : le Canada était un pays avec un visage anglais, le Québec était une enclave francophone et, dans le reste du pays, il fallait se faire oublier.

Je me retrouve à recruter des candidats aux postes de députés. Il y avait, entre autres, Francis Fox, Monique Bégin, Jacques Olivier — tous de jeunes députés qui deviendront ministres — Yvon Pinard, à Drummond, et Charles Lapointe, dans Charlevoix. Ils étaient des jeunes qui sortaient de l’université, qui avaient des diplômes universitaires et qui entraient dans la politique canadienne avec l’idée qu’ils seraient reconnus et auraient la même chance que les autres d’assumer des responsabilités fédérales.

Je refuse d’être candidat en 1972. Je suis élu en 1974. Survient, deux ans plus tard, un événement qui va marquer l’interprétation de la Loi sur les langues officielles. Ce que je viens de vous décrire était le préambule pour vous expliquer pourquoi je me suis impliqué dans ce débat. En 1976, le ministre des Transports de l’époque, l’honorable Otto Lang, émet la directive NOTAM 18 ayant pour effet de prohiber l’usage du français dans les cabines de pilotage. L’Association canadienne des pilotes de ligne avait démontré au ministre qu’il était dangereux d’utiliser le français dans les cabines de pilotage, parce que les pilotes ne se comprendraient pas avec la tour de contrôle et que cela mettrait en jeu la sécurité des passagers. Donc, il y a eu le Règlement 17 en Ontario, et maintenant il y a cette directive 18.

Dans la même foulée, la compagnie Air Canada, qui était à ce moment-là une société d’État, décide que, dans ses ateliers d’entretien, l’anglais serait la langue de travail. Ils émettent une directive pour obliger en définitive des personnes travaillant dans une agence fédérale d’utiliser uniquement l’anglais dans un secteur qui était promu à un secteur d’avenir. L’aéronautique, comme vous pouvez le constater aujourd’hui, n’a pas perdu de sa pertinence. C’est une industrie très importante, une industrie d’avenir. Le français se voyait donc exclu d’une industrie d’avenir. Je n’ai pas à ouvrir une parenthèse sur Bombardier. Je vois des sénateurs de Montréal, y compris le sénateur Smith, qui connaissent bien l’entreprise. Les francophones ont donc l’interdiction d’utiliser leur langue dans une industrie de pointe et d’avenir.

Évidemment, quand j’ai lu la Loi sur les langues officielles, j’ai lu l’article 2 qui affirmait très clairement que le français avait un statut et des droits d’usage égaux à ceux de la langue anglaise. Alors, je me suis dit qu’on avait une loi et qu’on allait l’appliquer. Le ministère de la Justice m’a répondu que la Loi sur les langues officielles n’était pas, comme on le disait à l’époque « enforceable in court ». En d’autres mots, on ne pouvait pas aller devant un tribunal pour faire constater une violation de la loi et obtenir une décision pour redresser le tort subi par le fait qu’on ne respectait pas la loi. Donc, la loi n’était pas en somme justiciable. La loi valait le papier sur lequel elle était imprimée, c’est-à-dire que c’était une loi d’intention exprimant un objectif général, mais qu’en fait, ce n’était pas un objectif qui pouvait faire l’objet d’une décision de la part d’un tribunal si un citoyen canadien devait constater que son droit à l’usage de la langue n’était pas respecté.

J’ai décidé à ce moment-là d’aller devant le tribunal, soit d’être demandeur, de mener une action contre le ministre des Transports. Vous pourrez lire les décisions de la cour dans les arrêts Association des Gens de l’Air du Québec Inc. c. Lang et Joyal c. Air Canada, où il s’agissait de faire annuler la directive du ministre et celle d’Air Canada. Ce sont deux actions simultanées devant la Cour supérieure à Montréal. C’était le juge en chef, l’honorable Jules Deschênes, qui a décidé de prendre la cause sous sa responsabilité, puisque c’était une question de principe extrêmement importante.

Vous allez me dire que je poursuivais mon propre gouvernement. Oui, effectivement, j’étais député du Parti libéral du Canada. J’avais été élu sous cette étiquette et je poursuivais le ministre des Transports de mon propre gouvernement et la société Air Canada, dirigée à l’époque par Claude Taylor. J’ai déjà mentionné le ministre Otto Lang. Tout cela, évidemment, a occasionné des coûts.

On ne poursuit pas Air Canada comme on veut. Lorsque j’ai contacté les pilotes d’Air Canada qui subissaient la directive d’Air Canada, ceux-ci m’ont dit qu’ils voulaient bien être demandeurs, mais qu’ils ne pouvaient encourir de responsabilités financières, advenant le cas où je perdais, parce qu’ils avaient une hypothèque, des paiements de voiture, des enfants inscrits à l’école, et cetera. Ils m’ont dit qu’ils n’avaient pas les moyens financiers de perdre devant les tribunaux. Donc, ils ont dit qu’ils accepteraient d’être demandeurs à la condition que je signe une lettre dans laquelle j’indiquerais que j’assumerais la responsabilité financière. Puis, j’ai demandé à d’autres avocats qui travaillaient avec moi, comme Gino Castiglio et Michel Décary, quels en seraient les coûts. Ils m’ont répondu que ça coûterait environ 50 000 $.

Entre-temps, Air Canada, qui avait engagé des avocats provenant des plus grands cabinets de Montréal, a demandé aux juges l’autorisation de se déplacer en commission rogatoire à Paris et à Bruxelles pour aller voir comment on utilisait le français dans les tours de contrôle de Paris et de Bruxelles. Lors d’une commission rogatoire, tout le tribunal se déplace. Il faut payer les billets d’avion, les séjours à l’hôtel, les sténographes, les traducteurs, les avocats, et cetera. C’est la cour en bloc qui déménage. Alors vous pouvez vous imaginer tous les coûts que cela peut représenter.

En faisant le total de toutes les dépenses, cela augmentait considérablement le coût de la responsabilité financière. Évidemment, tout cela s’inscrivait dans un débat politique national, puisque, évidemment, les médias s’étaient emparés de l’affaire. Et pour exercer une pression sur le gouvernement, le syndicat dont je vous ai parlé tantôt décide de faire une grève nationale à une semaine de l’ouverture des Jeux olympiques de Montréal. Les cérémonies d’ouverture des Jeux olympiques ont eu lieu le 17 juillet 1976. La semaine précédente, il y a eu une grève nationale. Les aéroports du pays étaient fermés. M. Trudeau a dû adresser un message à la nation pour indiquer que le gouvernement ne forcerait pas l’usage du français aux dépens de la sécurité des gens. L’argument qu’on brandissait à ce moment-là était celui-ci : « S’ils parlent en français, l’avion va tomber. Voulez-vous qu’ils parlent en français? » Les gens ont répondu que cela ne valait pas la peine. La communication entre le pilote et la tour de contrôle est un langage codé. Donc, on ne raconte pas sa vie dans la communication aérienne. C’est un langage limité et codé.

Évidemment, il y avait cette crise nationale. Pour s’en sortir, le gouvernement a décidé de nommer une commission d’enquête, soit la Commission Julien Chouinard. Cet ancien juge avait reçu le mandat du gouvernement de déterminer comment les deux langues pouvaient être utilisées dans les communications aériennes. À Paris, la communication lors de l’atterrissage se fait en français; à Bruxelles, elle se fait en français et en flamand; en Chine, elle se fait en chinois et en anglais. L’anglais est la langue subsidiaire. La première langue est toujours celle que le pilote et la tour de contrôle comprennent, c’est la langue qui est la plus sûre. La commission a enquêté à ce sujet. Entre-temps, la poursuite s’engage, les témoins sont convoqués, et le jugement est rendu. Évidemment, il fallait payer pour tout ça.

On a recueilli de l’argent, entre autres, en vendant ce macaron que je vous montre : « Il y a du français dans l’air. » Tout le monde portait ce macaron à cette époque-là, au Québec. On en a vendu je ne sais plus combien de millions, parce que c’était la façon pour nous d’avoir un minimum d’argent pour maintenir la poursuite. On vendait aussi toutes sortes d’autres colifichets. Il s’agissait, si vous me le permettez, de produits dérivés, parce que cela avait un effet mobilisateur dans l’opinion publique. Il fallait équilibrer l’argument de la sécurité qui faisait peur à tout le monde.

On a gagné le jugement en première instance. Je n’ai pas besoin de vous dire que, sur le plan politique, en tant que demandeur, je retournais au Parlement quand le tribunal ne siégeait pas. Je n’avais pas que des amis au sein du gouvernement à ce moment-là. Il y avait des pressions pour que je démissionne du caucus. Certains d’entre vous ont déjà fait de la politique, vous pouvez donc vous imaginer quel était le contexte politique de tout cela.

J’ai retenu deux choses de cette expérience. Premièrement, on ne peut pas obliger une personne au Canada, qui estime que ses droits linguistiques ne sont pas respectés, à l’héroïsme. Le pays ne peut pas fonctionner ainsi. Les principes fondamentaux qui structurent le Canada ne peuvent pas reposer sur les épaules d’un individu qui prend la responsabilité de défendre tous les autres.

Deuxièmement, j’ai assumé moi-même le risque financier. Je pouvais me le permettre. Bon nombre de gens ont la perception que leurs droits ne sont pas respectés, et ce ne peut pas être une justice pour les riches. Il faut qu’il y ait, d’une manière ou d’une autre, un moyen de soutenir l’action légitime d’une personne qui décide d’aller faire reconnaître ses droits devant le tribunal. Il fallait qu’il y ait quelque part un programme de soutien financier pour que le jugement statue que la Loi sur les langues officielles était, comme je l’ai dit plus tôt en anglais, « enforceable in court ». En d’autres mots, si votre droit est violé, vous avez le droit d’aller voir un juge. Et vous avez le droit d’aller devant le juge, parce que c’est une affaire d’intérêt public.

Je n’allais pas devant le juge pour parler français dans la cabine de pilotage. Je ne suis pas un pilote d’avion, je ne suis pas un membre de la tour de contrôle et je ne travaille pas pour Air Canada. J’utilisais les services d’Air Canada, et je vous fais grâce des détails lorsque je montais à bord d’un avion d’Air Canada. Ma tête était mise à prix. Alors, il fallait vraiment s’assurer à l’avenir que la loi, qui avait été déclarée comme étant obligatoire pour le gouvernement, prévoit la capacité d’appuyer un citoyen qui avait une cause raisonnable de se présenter devant le tribunal. Cela m’était resté dans la tête.

Arrive le référendum au Québec, en 1980, et là, évidemment, on est placé devant l’échéance du rapatriement de la Constitution et de la Charte canadienne des droits et libertés. M. Trudeau me contacte pour me demander de coprésider, avec le sénateur Hays, le Comité conjoint du Sénat et de la Chambre des communes sur le projet de rapatriement de la Constitution et de la Charte canadienne des droits. Évidemment, M. Trudeau me tenait à distance respectable, parce que j’avais poursuivi son gouvernement et que j’avais gagné.

Donc, j’avais obligé le gouvernement à revoir son approche en matière de langues officielles. Comme on dit au Québec, je n’étais pas « en odeur de sainteté ». D’autre part, le gouvernement avait devant lui une échéance extrêmement précise qui était celle de revoir le texte de la Charte. Lorsque j’ai rencontré M. Trudeau, je lui ai dit qu’une chose m’apparaissait très importante dans cette charte. Premièrement, c’était que les droits linguistiques figurent très clairement dans la Charte et, deuxièmement, qu’il y ait dans la Charte un article qui reconnaisse qu’un citoyen dont les droits ne sont pas respectés en vertu de la Charte, quels qu’ils soient, linguistiques ou autres, puisse faire appel à un tribunal. Il m’a dit : « Laisse-moi vérifier auprès des autres personnes qui sont impliquées. » À l’époque, c’était M. Bill Davis, premier ministre de l’Ontario, et M. Richard Hatfield, premier ministre du Nouveau-Brunswick. Ce dernier — je regarde la sénatrice Poirier — a dit qu’il n’avait pas de problèmes avec cela, puisqu’il voulait une province officiellement bilingue. Bill Davis, évidemment, n’était pas touché directement, alors il a dit que c’était notre problème et pas le sien.

On s’est retrouvé avec les articles 16 à 23 de la Charte qui sont les droits linguistiques, et surtout l’article 24, qui reconnaît qu’un citoyen peut aller devant le tribunal pour obtenir le respect d’un ordre de la cour qui serait réparateur de ses droits. Donc, on se retrouve avec une Charte canadienne des droits et libertés qui reconnaît clairement les droits linguistiques et, évidemment, la capacité de faire appel à un tribunal.

Entre-temps, il m’était apparu que le fait d’avoir une Loi sur les langues officielles qui était maintenant justiciable n’était pas suffisant pour maintenir cet objectif visible aux yeux du Parlement. Je m’explique. J’avais été vice-président du Comité des comptes publics à la Chambre des communes de 1974 à 1976, pas parce que le sujet me mobilisait outre mesure, mais parce que j’avais une licence en droit administratif. Évidemment, le Comité des comptes publics était dirigé par un député de l’opposition officielle, comme c’est le cas pour le Comité sénatorial des finances nationales. Je voyais défiler tous les sous-ministres qui venaient répondre au rapport du vérificateur général, qui devaient dire pourquoi ils n’avaient pas respecté les normes administratives et qui devaient s’engager, dans un certain délai, à faire les mesures de correction.

Cette situation m’a donné l’idée d’un comité mixte sur les langues officielles. Je me suis dit que, s’il y a un rapport du Commissaire aux langues officielles qui cerne chaque année les failles dans l’administration, il y aura le jour où le rapport sera présenté, et les médias en feront des titres. Après, tout retombera dans l’anonymat du reste de l’administration, et personne n’en entendra parler jusqu’à l’année suivante. Par contre, avec un comité mixte sur les langues officielles, chaque semaine, il y aurait une réunion, un ministère qui comparaîtrait et des témoins qui viendraient s’exprimer et expliquer les raisons pour lesquelles les lois et le principe d’égalité ne sont pas respectés, pour la langue de travail, et cetera. Donc, je me suis dit que ce serait un élément de pression dynamique au sein du système. J’ai présenté une motion à la Chambre des communes avec l’appui du sénateur De Bané et du sénateur Gauthier, qui étaient des députés à cette époque, et nous avons réussi à convaincre le gouvernement de l’adopter en 1981. C’est ainsi que le Comité mixte des langues officielles a été créé. C’était une initiative de parlementaires et non pas une initiative ministérielle.

Après le rapatriement est arrivé ce que vous savez. Certains d’entre vous s’en souviendront. J’ai été nommé secrétaire d’État, et il me restait toujours dans la tête cette idée de la façon dont on finance les poursuites contre le gouvernement. Au Québec — et encore une fois, je regarde mon collègue, le sénateur Smith, car il se souviendra probablement de l’affaire Blaikie. Elle a fait suite à l’adoption de la loi 101 au Québec qui ne respectait pas le principe de l’article 133 de la Constitution, lequel stipule que les lois doivent être adoptées en même temps en anglais et en français. Vous savez que le Barreau poursuit actuellement le gouvernement du Québec sur la même question. Donc, M. Blaikie, l’associé principal du grand bureau d’avocats Heenan Blaikie — pas un petit avocat de campagne, avec tout le respect que j’ai pour lui, mais l’un des avocats les plus en vue de Montréal —, veut poursuivre le gouvernement de René Lévesque pour inconstitutionnalité de la loi 101. Cela a été vraiment la première poursuite à la suite de l’adoption de la loi 101.

Évidemment, M. Blaikie a fait face à la même question que moi : où trouver l’argent pour financer tout cela? Il est comme moi, il n’est pas touché directement par les lois adoptées uniquement en anglais. Alors, il parle à son ami Don Johnston, président du Conseil du Trésor, pour demander des fonds au gouvernement fédéral, et ce dernier accepte de mettre à la disposition des Canadiens des fonds dans le cadre du respect des articles 133 et 93 de la Constitution.

Il y avait un précédent qui avait été créé quelques années avant que je ne me retrouve secrétaire d’État. Alors, que pensez-vous que j’ai fait? Je me suis dit que si c’était bon pour les articles 93 et 133, c’était bon aussi pour l’article 23.

[Traduction]

Ce qui est bon pour l’un est bon pour l’autre.

[Français]

J’ai demandé l’autorisation au Cabinet de mettre sur pied le Programme de contestation judiciaire. Si vous vous demandez d’où vient ce programme, vous pourrez dire que c’est de ma faute. Le Programme de contestation judiciaire... Vous en connaissez probablement les résultats. J’aurais aimé pouvoir vous donner copie d’un texte que je vais publier plus tard cette année avec d’autres textes. Il est intitulé « L’espace francophone et sa dimension politique ».

Les résultats sont assez formidables. De 1984 à 1992, il y a eu 97 jugements impliquant les droits linguistiques. La majorité a été financée par le Programme de contestation judiciaire, de sorte que toutes les actions devant les tribunaux pour obtenir la gestion des écoles ont été financées par ce programme-là. Et en 1992, le gouvernement de l’époque a voulu l’abolir, parce qu’il y avait d’énormes pressions de la part des provinces. C’était évidemment le programme qui était « l’empêcheur de danser en rond ». Il forçait les provinces à revoir leurs lois et leurs réglementations.

Je ne vous raconte pas les détails de l’affaire Forest, au Manitoba. Je pense que la sénatrice Gagné doit la connaître. L’affaire Forest, c’est tout simplement M. Forest qui décide de contester une contravention municipale de stationnement uniquement rédigée en anglais. Quatre ans plus tard, cela se termine par un jugement de la Cour suprême du Canada qui stipule que toutes les lois adoptées par le Manitoba depuis 1890 sont inconstitutionnelles. Voulez-vous que je répète? Je n’ai pas besoin de vous dire le tollé qu’il y a eu dans les médias à cette époque au Canada. La Cour suprême avait donné dans son jugement deux ans au Manitoba pour traduire toutes ses lois. Il n’y avait pas un seul traducteur au Manitoba. J’étais secrétaire d’État, et il a fallu dépêcher des fonctionnaires fédéraux traducteurs pour aller au secours du Manitoba, parce qu’ils n’avaient que deux ans pour traduire les lois. Je vous fais grâce des détails, mais ce programme-là a été extrêmement stratégique pour appuyer le développement des droits linguistiques comme les articles 16 à 23 le proposaient.

Le programme est aboli en 1992, et le gouvernement suivant, le gouvernement de M. Mulroney, avait pris dans son livre rouge l’engagement de le rétablir. J’étais à cette époque-là président de la Commission politique du Parti libéral du Québec. J’avais accès à la rédaction du livre rouge, qui était le programme électoral de l’époque, et j’ai rédigé la section sur le rétablissement du programme.

Le programme a donc été rétabli, et voici ce qui s’est passé; je vous donne les chiffres. À la suite du rétablissement du programme en 1994, il y a eu, au cours des 12 ans qui ont suivi, 51 jugements des tribunaux. Donc, 51 plus 97.

Le Programme de contestation judiciaire, c’est le nerf de la guerre. C’est les macarons qu’on vend et les produits dérivés. Sans ce programme, vous condamnez des individus à prendre sur l’argent de leur hypothèque ou de leurs vacances pour financer une cause qui en est une de principe et pour laquelle il n’y aura pas de dommages, car la loi le prévoit ainsi. Vous ne pouvez donc pas dire : « J’ai subi pour 20 000 $ de préjudice, je réclame donc en plus 20 000 $ de dommages. » Il n’y a pas de dommages, c’est un financement à fonds perdu.

Ce que je veux souligner, c’est que, quand ce programme a été aboli par la suite en 2007, quand la décision a été connue et expliquée, j’ai relu la partie VII de la loi. On avait adopté au Sénat un amendement, présenté par le sénateur Gauthier, qui était le fameux amendement de la partie VII de la loi. Ai-je besoin de souligner que c’est la partie qui oblige le gouvernement à prendre des initiatives pour la promotion des droits linguistiques? Or, cette partie VII m’apparaissait très importante et, lorsque la crise de l’hôpital Montfort a éclaté, j’ai envoyé une lettre au gouvernement de l’époque, à M. Chrétien. Je tiens à souligner, monsieur le président, à l’attention de votre service de recherche de la Bibliothèque du Parlement, que je me réfère à la préface de l’ouvrage que j’ai rédigé en 2005.

Je vous lis la lettre que j’avais envoyée au gouvernement canadien relativement à l’affaire de l’hôpital Montfort, parce que j’estimais que c’était une régression par rapport aux droits reconnus d’avoir accès à des services de soins de santé dans l’une ou l’autre des langues officielles. J’estimais que le gouvernement ne pouvait laisser ce précédent s’établir, parce que d’autres gouvernements au Canada auraient pu en profiter pour réduire ou abolir des services.

Voici donc ce que j’ai écrit au premier ministre de l’époque :

Aux yeux des minorités du pays et des divers gouvernements provinciaux, c’est la crédibilité de notre gouvernement qui est en jeu en tant qu’institution capable d’assumer sa responsabilité de protéger les droits et les principes qui nous définissent et constituent les fondements de la société canadienne.

Comment le gouvernement national peut-il refuser d’intervenir (en faveur de Montfort devant la Cour d’appel de l’Ontario), tant pour bloquer les actions d’autres gouvernements qui pourraient être tentés d’imiter l’Ontario et de revenir sur des concessions antérieures, que pour démontrer aux critiques de l’option canadienne que le gouvernement fédéral se tient debout lorsqu’une minorité est traitée injustement?

Le principe de Montfort m’apparaissait tellement important que j’ai écrit cette lettre. J’ai contacté les gens de Montfort et je leur ai dit qu’il fallait poursuivre devant les tribunaux, qu’il fallait que le gouvernement canadien vienne à leur rescousse. Je me souviens que, en 1976, le commissaire aux langues officielles était intervenu dans l’action, mais pour dire alors que je n’avais pas raison, que la Loi sur les langues officielles était purement déclaratoire, c’est-à-dire généreuse d’intention, mais inefficace dans son application.

Le président : Monsieur le sénateur Joyal, vos propos sont fascinants, mais le temps viendra à nous manquer bientôt.

Le sénateur Joyal : Je vais terminer rapidement. Ce que je crois, monsieur le président, sur la base de mon expérience personnelle depuis toutes ces années, c’est que, d’abord, les objectifs de la loi doivent être revus. La Loi sur les langues officielles, c’est une loi qui doit avoir un objectif réparateur. Il y a eu pendant 100 ans de la discrimination linguistique au Canada à l’égard des francophones. On a tenté de réduire tant qu’on le pouvait le développement du fait français au pays. Et pendant toutes ces années, on a accumulé, évidemment, des dommages : les gens se sont assimilés, ont perdu leur langue, ont cessé de la parler et de demander des services en français, parce qu’ils ne voulaient pas se marginaliser dans une mer anglophone. Au Québec, on avait l’impression que la société anglophone devait vivre en marge du reste du Québec. Elle ne faisait pas partie de nous. Et cela, à mon avis, c’est contraire à l’esprit canadien.

Voici la liste de mes recommandations : premièrement, que les objectifs de la loi soient redéfinis; deuxièmement, que le programme d’aide financière soit légalisé, c’est-à-dire inclus dans la loi, parce que depuis 20 ans, on a connu à deux reprises l’abolition du Programme de contestation judiciaire. Et cela, à mon avis, est absolument inacceptable. Regardez ce qui se passe au Québec avec le Barreau : il est obligé de contester pour obtenir la reconnaissance de l’usage de l’anglais sur un pied d’égalité dans le travail législatif. Si on croit que tout cela est réglé, ce n’est pas le cas. Dans ce cas comme dans tant d’autres, l’adage prévaut : cent fois sur le métier remettez votre ouvrage. Il est absolument important que le Programme de contestation judiciaire soit inscrit dans la loi.

Troisièmement, il est essentiel que le commissaire aux langues officielles ait le droit de faire appel aux tribunaux. On ne peut pas toujours s’en remettre, comme je l’ai dit, à l’héroïsme individuel des Canadiens. Le système doit avoir une réponse institutionnelle aux violations alléguées qui sont estimées sérieuses à première vue — comme on dit en droit, prima facie. Il est absolument essentiel que cette position soit institutionnalisée et qu’on puisse obtenir des dommages. Comme je l’ai dit tantôt, il n’y a pas de dommages, à l’heure actuelle. On fait cela pour son salut éternel. On peut toujours penser qu’on aura un salut éternel meilleur que sur Terre, mais on ne peut pas estimer que c’est cela qui va motiver les gens.

Ensuite, il est absolument important que l’effort réparateur qui doit être entrepris tienne compte des pressions que les communautés minoritaires devront vivre au cours des prochaines années, compte tenu de la diversité canadienne. Il est absolument important que les règlements d’accès aux services tiennent compte du fait que ce n’est pas nécessairement parce que vous vous appelez Gagnon ou Tremblay que vous avez le droit de requérir le service. Si vous vous appelez Smith ou Blow, et que vous parlez français, vous devez compter parmi ceux qui ont le droit de recevoir les services en français, car il y a une tautologie dans le système : on finance les gens pour qu’ils apprennent l’autre langue, mais on ne les compte pas parmi les demandeurs de services. La main gauche défait ce que fait la main droite. C’est complètement irrationnel.

Enfin, toute la question de l’immigration est essentielle pour le maintien du poids relatif des communautés minoritaires. Cela vaut aussi bien au Québec que pour toutes les autres minorités.

Voilà, monsieur le président; je sais que j’ai abusé de votre patience. Il est dommage que je ne puisse pas vous donner le texte, parce qu’il est présentement sous presse. Il sera publié aux Presses des Universités McGill et Queen’s cette année, et il y a dans cela l’essentiel des propos que j’ai tenus devant vous aujourd’hui.

Encore une fois, je suis très honoré d’avoir eu l’occasion d’être entendu par votre comité. Merci bien.

Le président : Merci beaucoup, monsieur le sénateur. Vous avez certainement suscité notre intérêt à lire ce texte quand il sera publié.

Nous allons passer à la période des questions.

La sénatrice Poirier : J’ai deux brèves questions qui touchent le Nouveau-Brunswick, que je représente. J’aimerais avoir votre opinion. Selon vous, la Loi sur les langues officielles devrait-elle reconnaître le statut distinct du Nouveau-Brunswick en matière de langues officielles? Et d’après vous, quels en seraient les avantages pour les communautés acadiennes?

Le sénateur Joyal : Je vous ferai ma réponse en mémoire du sénateur Robichaud et du sénateur Hatfield, puisque j’ai eu l’occasion de travailler avec M. Hatfield à l’époque où il était premier ministre de la province et que j’étais secrétaire d’État, et à l’époque également où, vous vous en souviendrez peut-être, le quotidien L’Évangéline avait fermé ses portes, faute de fonds.

Depuis les années 1970, le Nouveau-Brunswick a toujours été la province qui a fait des efforts honnêtes pour tenter de maintenir cet équilibre linguistique qui, à mon avis, sert de modèle au Canada. Il est absolument essentiel que ce bilinguisme réel, au Nouveau-Brunswick, soit reconnu dans la Loi sur les langues officielles.

Comme vous le savez, les articles 16 à 22 de la Charte font référence au Nouveau-Brunswick, et des amendements, par la suite, ont même confirmé le statut bilingue du Nouveau-Brunswick. À mon avis, il est essentiel que ce soit fait. Si c’est fait dans le contexte de ce que je vous propose comme amendement, c’est-à-dire qu’il y ait un élément réparateur sous-jacent à cette égalité, je crois qu’on aiderait les communautés francophones et anglophones du Nouveau-Brunswick, puisque les deux vivent en synergie l’une par rapport à l’autre. Je crois qu’il serait absolument utile qu’elles reçoivent la reconnaissance et l’appui de la loi dans l’évolution à laquelle elles seront confrontées.

Croyez-moi, le texte du chapitre que j’ai écrit, pour ce livre à paraître, est le suivant : « L’espace francophone et sa dimension politique : Des défis bien réels à l’horizon ». Les défis que je décris dans ce texte touchent autant le Nouveau-Brunswick que les communautés francophones de l’Ontario, du Manitoba, ou des communautés anglophones du Québec ou d’ailleurs au pays. Quand je vois la façon dont cela se passe en Colombie-Britannique, soit le cas de l’école Rose-des-Vents dont la lutte a duré 10 ans devant les tribunaux, et que le gouvernement actuel hésite à ouvrir une école francophone qui serait de qualité comparable à l’école anglaise, c’est une honte.

Il faut donc appuyer cet objectif. L’objectif ne concerne pas que l’école Rose-des-Vents; l’objectif, c’est aussi la conception qu’on se fait du pays. Si cette conception n’est pas maintenue de façon réelle dans la loi, c’est toute la cohésion que l’on perd, ce qui nous rassemble, compte tenu du fait qu’on parle différentes langues, et notre certitude que les institutions fonctionnent dans le respect de ce que nous sommes. Si on laisse distendre cette conviction, si on la laisse s’étioler, le pays sera condamné à faire face à d’énormes tiraillements.

La sénatrice Poirier : En modifiant la partie IV de la loi, est-ce que l’on devrait rendre obligatoire l’offre des services fédéraux, dans les deux langues officielles, dans toute la province du Nouveau-Brunswick?

Le sénateur Joyal : D’après moi, oui, puisque c’est une province qui pratique l’égalité linguistique et le bilinguisme. C’est la seule province au Canada qui est exemplaire quant à la reconnaissance législative constitutionnelle de l’égalité. Et, à mon avis, comme je le soulignais plus tôt, le gouvernement canadien et la loi doivent toujours maintenir ce principe réparateur, c’est-à-dire le fait qu’antérieurement, pendant 100 ans, on n’a pas vécu de cette façon. Il faut s’assurer que la pression à laquelle on est assujetti, en tant que francophone, sur les réseaux sociaux, Internet, Netflix et tout le reste, n’est pas liée au fait qu’on cohabite avec des anglophones au Canada, mais bien parce qu’on est maintenant mondialisé. Si on veut s’assurer de maintenir cette capacité francophone, il faut tenir compte des conditions changeantes d’aujourd’hui.

Le français est exposé à être marginalisé, tout comme le sont l’italien, l’allemand, le hollandais ou le danois, parce qu’évidemment, il y a une langue qui occupe tout l’espace de communication. Le commerce fait sur Amazon se fait en anglais, et regardez comment ce commerce se déplace actuellement. Ce n’est plus un commerce de proximité, mais un commerce qui se fait devant l’ordinateur et qui s’exprime en anglais.

Il est fondamental que le gouvernement fédéral utilise toutes les occasions qu’il a à sa disposition pour soutenir, au Nouveau-Brunswick, le principe d’égalité qui, à mon avis, reste exemplaire. Je le dis aussi pour les gouvernements qui se sont succédé au Nouveau-Brunswick; cela n’avait rien à voir avec la couleur politique, c’était vraiment l’identité fondamentale de ce qu’est le Nouveau-Brunswick. On a besoin d’une province exemplaire et, Dieu merci, le Nouveau-Brunswick, à mon avis, a un comportement et un sens des responsabilités qui sont importants, parce que son impact a des répercussions ailleurs au pays. C’est en ce sens que je comprends votre question.

Le sénateur Maltais : Sénateur Joyal, vous avez fait des efforts extraordinaires, entre autres lors de votre participation à l’élaboration de la Loi sur les langues officielles, dont 150 individus se sont prévalus dans le cadre de conflits linguistiques.

À l’époque, ces individus étaient protégés au Canada, mais au Québec, c’était la collectivité que nous devions protéger. C’était un peu différent de la Loi pour promouvoir la langue française au Québec, aussi appelée le projet de loi no 63, du projet de loi no 22, soit la Loi sur la langue officielle, et de la loi 101, la Charte de la langue française. Faut-il se rappeler que la loi 101 a été adoptée, au Québec, avant que la Charte canadienne des droits et libertés ne soit adoptée et que le rapatriement soit fait? Dès que le rapatriement a été fait, certaines personnes de différentes communautés se sont servies de la Charte pour charcuter la loi 101 afin d’arriver, en 1986, avec le projet de loi no 178, la Loi modifiant la Charte de la langue française. À l’époque, ce n’était pas évident, et je crois que c’est la seule fois au pays où nous avons appliqué la disposition de dérogation pour les deux Chartes.

Le sénateur Joyal : Dérogation que M. Bourassa a appliquée au moment des négociations du lac Meech.

Le sénateur Maltais : Tout cela pour dire que la langue française, au Canada, comme vous l’avez si bien dit, est une question de volonté politique. S’il n’y a aucune volonté politique, on aura beau se consulter pendant des jours et des semaines, il faut que l’encadrement politique se fasse à l’aide d’une loi qui pourra faire face aux tribunaux, dont les tribunaux seront tributaires et seront le gardien de la langue française. Est-ce que j’ai raison?

Le sénateur Joyal : Autrefois, c’était la langue qui était gardienne de la foi; vous vous souvenez de cette expression du XIXe siècle. Quand on pratiquait la religion catholique, non seulement on sauvait sa foi, mais on sauvait aussi sa langue, parce que la religion catholique s’exprimait et était pratiquée principalement par des francophones. Et donc, si on était d’allégeance anglicane ou protestante, on parlait anglais. Il y avait cette espèce de scission dans la société canadienne entre les francophones et les anglophones.

J’écrirai peut-être un jour mes mémoires, mais quand j’allais à l’école primaire, les religieuses nous disaient de ne pas passer devant les maisons sur la rue où habitaient des protestants; il fallait changer de côté de rue. Sur la rue où j’habitais, il y avait deux résidences occupées par des anglophones protestants. C’était l’anathème, vous le comprendrez.

L’idée que notre identité nationale était protégée par notre foi était évidente. Aujourd’hui, comme vous le savez, on peut être encore religieux, il n’y a aucun doute à ce sujet, l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés est là pour le prouver, et il y a quantité de jugements de la Cour suprême sur cette question. Mais ce sont les tribunaux qui sont les gardiens de nos droits.

Le Canada est fondé sur deux principes dont le deuxième est la primauté du droit. La primauté du droit, c’est évidemment le fait que la loi nous protège. Or, qui interprète la loi? Ce sont les tribunaux. Si on n’a pas, comme je le soulignais plus tôt, accès à un programme de soutien financier permettant d’engager des poursuites pour tenir le gouvernement responsable des engagements constitutionnels qui nous protègent individuellement, on se retrouve en 1976, c’est-à-dire avec une loi très généreuse dans ses intentions, mais qui est, en pratique, inefficace.

La sénatrice Gagné : Merci pour ce survol historique. C’était intéressant et enrichissant, et ça m’a rappelé des souvenirs.

Le sénateur Joyal : À l’époque Forest, comme on dit au Québec, vous étiez certainement là.

La sénatrice Gagné : C’est ça, Forest, Bilodeau, M. Léo Robert, qui était président à ce moment-là et qui a eu des menaces de mort. Il y a eu énormément de tension autour des questions linguistiques. Je crois qu’il est important de pouvoir raconter toutes ces histoires, parce que cette période a été très difficile et pénible pour les communautés de langue officielle, surtout les communautés francophones en situation minoritaire.

Je suis d’accord avec le sénateur Maltais, il y a un problème systémique. Le leadership n’est pas suffisamment décisif dans la mise en application. Il faut qu’il y ait des messages clairs pour s’assurer qu’on est en mesure d’appliquer une loi, tant et aussi longtemps qu’on est en mesure de la faire respecter.

Vous avez aussi parlé de toute la question de l’élément réparateur de cette loi. Maintenant, comment la mettre en application? Comment mettre en application cet élément réparateur? Si cela fait partie de l’objectif de la loi, est-ce que vous croyez que son application devrait être asymétrique?

Le sénateur Joyal : Oui, certainement, parce que le statut des communautés linguistiques varie considérablement entre les provinces. Tantôt, la sénatrice Poirier parlait du Nouveau-Brunswick, et j’ai de l’admiration personnelle pour la province du Nouveau-Brunswick avec laquelle j’ai collaboré à l’époque où j’avais la capacité de prendre des décisions de soutien à la communauté francophone du Nouveau-Brunswick, et également au niveau anglophone.

Le niveau de risque, c’est un peu comme une compagnie d’assurance, si vous voulez. Le niveau de risque varie d’un assuré à l’autre. Si vous assurez une maison, on va tenir compte des types de matériau qui sont utilisés; est-ce que c’est ignifuge ou non, est-ce près d’une borne-fontaine? Il y a toute une évaluation qu’on fait. Les communautés de langue officielle en situation minoritaire sont dans des environnements différents et ont des niveaux de développement différents.

Regardez ce qui s’est passé en Ontario avec le projet de loi no 117. La sénatrice Moncion l’a probablement lu. Dans cette loi, on reconnaît le statut bilingue d’Ottawa et on se propose de créer une université de langue française. On est loin de l’époque où — excusez l’expression — je me battais contre Bill Davis au sujet du statut bilingue de la capitale nationale. On y est arrivé, et personne ne s’est arraché les cheveux quand la loi a été adoptée. Au contraire, il y avait là un progrès qu’il fallait faire, bien sûr. Les Franco-Ontariens se trouvent dans une situation qui est bien différente de celle de la communauté francophone de Vancouver, qui se bat encore pour avoir une école primaire dont les services sont comparables à l’école primaire anglaise.

Je caricature presque en disant cela. D’un côté, vous avez une province, l’Ontario, qui avance, et de l’autre, une province qui chipote et qui a l’esprit mesquin. C’est une province qui ne peut pas dire qu’elle est démunie. Elle ne peut pas dire qu’elle n’a pas d’argent pour financer l’école. La Cour suprême a très, très bien déterminé que les obligations constitutionnelles ne peuvent pas faire l’objet de coupes budgétaires, car ce serait trop facile. On pourrait toujours dire qu’il y a des coupes budgétaires à faire et que les droits linguistiques doivent passer par la trappe avec le reste. La cour a été très claire là-dessus et l’a répété à plusieurs reprises.

Dans la volonté politique, il faut tenir compte du fait que le niveau de développement et le niveau d’exposition aux risques d’assimilation et de pression varient d’une province à l’autre. Cela varie très souvent, il faut bien le reconnaître. Certains d’entre vous ont fait de la politique. Ça dépend du gouvernement du jour.

On reste une minorité. Moi, j’en suis une au Canada, je l’ai dit au Sénat quand le candidat au poste de commissaire aux langues officielles est venu. Il me représente aussi, comme il vous représente, comme il représente le sénateur Smith au Québec. C’est le commissaire sur lequel vous devez vous reposer pour faire respecter vos droits constitutionnels au Québec.

Donc, il y a là un élément extrêmement important et, encore une fois, je reviens au sénateur Maltais; c’est la loi qui nous protège. Alors, la loi doit être la plus complète possible pour faire tenir debout des gouvernements qui ont les genoux mous. À mon avis, en tant que minorité, mon salut est dans la loi et le tribunal, et dans l’argent nécessaire pour m’aider à y arriver, parce qu’autrement, comme je vous le dis, tout le monde n’a pas 200 000 $ dans ses poches pour défendre devant le tribunal des objectifs publics. Ça ne vous donne rien comme individu.

Moi, quand je poursuivais Air Canada, je vous l’ai dit, ça ne me donnait rien en pratique, sinon ce que je percevais comme étant l’idéal pour le pays et comme étant la structure constitutionnelle du Canada, ce sur quoi se sont entendus en 1867 George-Étienne Cartier et John A. Macdonald. C’était pour que les deux communautés puissent vivre côte à côte et s’entendre sur des objectifs de développement commun. C’était l’idée du Canada au départ. Alors, il faut garder cette confiance qu’on a les uns envers les autres. Si on veut la garder, il faut que la loi soutienne des gouvernements dont la volonté politique est chancelante ou vacillante ou indifférente.

Le sénateur McIntyre : Sénateur Joyal, décidément, vous avez toute une expérience parlementaire et législative concernant la question des langues officielles. Je comprends que, dans votre rôle de député et de sénateur, vous êtes intervenu à plusieurs reprises dans les questions qui touchent aux langues officielles et aux droits linguistiques. Félicitations! Chapeau! Je vous admire et tous les membres du comité vous admirent quant à cette réussite.

Maintenant, la question porte sur la mise en œuvre de la Loi sur les langues officielles. Je pense que c’est là le problème. Quels sont les mécanismes manquants pour assurer que la Loi sur les langues officielles soit pleinement appliquée? Par exemple, faudrait-il renforcer les pouvoirs accordés au Conseil du Trésor? Je vous pose cette question, parce que la très grande majorité des personnes qui ont témoigné devant ce comité exige que la mise en œuvre de la loi soit transférée aux mains d’une agence centrale. D’ailleurs, plusieurs proposent d’inclure ces pouvoirs dans le mandat du président du Conseil du Trésor, y compris la mise en œuvre de la partie VII, et je sais que vous avez joué un rôle important en ce qui concerne la partie VII de la Loi sur les langues officielles.

Le sénateur Joyal : Écoutez, je vous regarde, sénateur, parce que j’étais assis dans le siège de la sénatrice Poirier au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Les projets de loi du sénateur Gauthier nous étaient transmis d’une session à l’autre et mouraient au Feuilleton d’une session à l’autre — je le dis avec le plus grand respect pour le gouvernement de l’époque, qui était un gouvernement libéral, soit dit en passant. Le gouvernement ne voulait pas que la partie VII soit amendée, c’était clair. Ça traînait, ça traînait, ça mourait au Feuilleton. C’était prorogé, ça revenait, et cetera. Évidemment, le gouvernement avait l’œil sur l’horloge et se disait : « Bon, il reste combien de mois au sénateur Gauthier? Quand il ne sera plus là, le problème disparaîtra comme par enchantement. »

L’objectif était personnalisé sur l’identité du sénateur Gauthier, et il est arrivé ce qui est arrivé : le sénateur Gauthier a pris sa retraite, il a atteint l’âge de 75 ans. Le projet de loi était à l’étape de l’étude par le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Là, évidemment, le leader du gouvernement au Sénat a déterminé que ce n’était pas un projet de loi prioritaire, et que le projet de loi finirait par mourir au Feuilleton. Je suis intervenu avec d’autres pour préciser qu’il y avait eu un engagement selon lequel ce projet de loi ferait l’objet d’un rapport du comité à la Chambre, et qu’on voterait. Je vous dis qu’on a voté le projet de loi du sénateur Gauthier à l’encontre de la volonté du gouvernement. Le sénateur Gauthier était assis dans la tribune des visiteurs le jour où on a voté.

Je suis d’avis, pour répondre à votre question, qu’il faut que la loi soit structurée de telle manière qu’on soutienne la volonté politique. Évidemment, la volonté politique sera toujours entre les mains des politiciens, et ce sera toujours le président du Conseil du Trésor qui va finir par répondre à la Chambre. Mais il faut que l’appareil institutionnel qui appuie l’autorité politique soit le mieux structuré et le mieux en mesure d’exiger des décisions pour réduire la marge d’appréciation, de sorte qu’on ne se retrouve pas devant une situation où, tout à coup, il y a des restrictions budgétaires. Je n’ai pas besoin de présumer du débat politique dans un ou deux ans. On voudra faire face au déficit et on dira que le président du Conseil du Trésor a les ciseaux pour couper les programmes. Celui-ci voudra démontrer qu’il est au-dessus de tout soupçon et qu’il est exemplaire. Si on lui donne la paire de ciseaux à l’égard des langues officielles, je voudrais m’assurer qu’ils ne seront pas très bien aiguisés et qu’ils n’auront pas de tranchant.

Il faut tenter d’encadrer l’exercice de la responsabilité de manière institutionnelle, de façon à ce que, si le président du Conseil du Trésor ou l’autorité politique qui sera identifiée décide de couper et de réduire pour qu’on descende de deux étages les acquis, on ait la possibilité d’aller devant le tribunal et de dire : « Vous n’assumez pas la responsabilité constitutionnelle qui est la vôtre  », comme on peut le faire, comme des parents peuvent le faire pour demander d’avoir accès à une école secondaire de qualité comparable à celle dont dispose la communauté de l’autre langue.

Je vous souligne qu’il ne faut pas projeter tous ses espoirs dans un poste qui comporte aussi un risque. Il faut minimiser le risque. Il s’agit de bonne gestion. Je regarde encore mon ami, le sénateur Smith. Quand on fait des affaires, qu’on est administrateur d’une entreprise et qu’on investit dans une entreprise qui nous attire, parce que c’est dans notre domaine, et cetera, on se demande quel est le risque, parce qu’on gère l’argent des actionnaires. La sénatrice Moncion pourrait en parler avec plus d’éloquence que moi. Si on remet l’autorité ultime au président du Conseil du Trésor, dans un contexte de compressions budgétaires, il faut être sûr qu’on n’a pas mis sa tête sur le billot du bourreau. J’ai vécu les compressions budgétaires de 1993, et je me souviens très bien des interventions que j’ai faites. Il faut être très stratégique dans son affaire. Je vous le dis, comme j’ai évolué dans le système pendant plusieurs années, ce qui apparaît être votre salut peut devenir votre cauchemar.

Il faut s’assurer que la partie VII sera rédigée d’une manière telle qu’elle reprendra les principes de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Montfort. En d’autres mots, le pire qui puisse arriver, c’est le statu quo, mais il ne faut pas retourner en arrière. Si on fait cela, on contredit fondamentalement la nature réparatrice du soutien que la loi représente pour les communautés. Soyez très vigilants. Il faut être stratégique. C’est la raison pour laquelle des principes ont été très bien énoncés par les tribunaux dans la jurisprudence, et il faut s’en inspirer pour définir la manière d’approcher la réponse à la situation.

La sénatrice Mégie : Sénateur Joyal, c’était fascinant et passionnant de vous entendre. Vous avez utilisé le terme « réparateur ». J’essayais de voir, dans les objectifs qui sont d’assurer le respect du français, d’appuyer le développement des communautés francophones, de préciser les pouvoirs et les obligations, comment on pourrait appeler la réparation. Faut-il ajouter un autre objectif ou est-ce dans le libellé de nos objectifs qu’il faudrait trouver un terme qui puisse soutenir l’idée de réparation?

Le sénateur Joyal : Sans aucun doute, il faut ajouter un objectif au préambule de la loi.

Lorsque la Cour suprême s’est retrouvée avec cela sur les bras en 1984, elle s’est demandé comment aborder la Charte canadienne des droits et libertés. Elle a recouru à l’approche qu’elle avait développée pour l’autre partie de la Constitution. Quelle était cette approche? Une approche fondée sur le fait que la Constitution n’est pas figée dans son texte, mais qu’elle peut évoluer dans son interprétation.

La cour a donné l’exemple avec la fameuse décision Edwards, qui a reconnu que les femmes pouvaient être nommées au Sénat, en 1929, et que dans le mot « personne » de la Constitution, à l’article 24, toute personne qui remplit les conditions peut être nommée au Sénat. Il est sûr que l’expression « toute personne », en 1867, ne désignait que les hommes. Mais en 1929, est-ce que les femmes étaient aussi considérées comme des personnes au sens de la loi? Elles avaient obtenu le droit de vote depuis 1917, depuis la réforme de la Loi du service militaire. On avait d’abord donné le droit de vote aux épouses, aux sœurs et aux filles des personnes impliquées dans le conflit et qui servaient leur pays. Selon le raisonnement, si le gars donne sa vie, la femme à la maison prend autant de risque que lui, parce que s’il perd la vie, elle aura la responsabilité de la famille. Donc, on estimait que le risque était comparable à la fois chez l’homme et chez la femme, et que les femmes servaient autant leur pays que leur mari dans les forces armées, parce qu’elles avaient été exclues des forces armées. À Montréal, au début de la guerre, des femmes s’étaient regroupées et elles voulaient servir dans l’armée. Elles se disaient soldates, mais l’armée n’a pas voulu d’elles. Je vous fais grâce des arguments, mais c’est une histoire fascinante à lire.

Alors, à la fin de la guerre, on s’est retrouvé avec le droit de vote des femmes. La question qui se posait alors était la suivante : si les femmes ont le droit de vote, comment les empêcher d’être législatrices? Il y avait une incongruité dans la situation, et la cour a décrété qu’on ne pouvait pas appliquer la définition du mot « personne » comme en 1867, parce que la réalité sociale avait évolué.

Il faut que, dans le texte du préambule, on énonce cet objectif de l’interprétation constitutionnelle. La Cour suprême a utilisé cette expression, et cela n’avait aucun impact politique : « liberal and purposive ». C’étaient les termes prononcés par le juge Dickson, alors juge en chef, le premier à interpréter la Charte. Donc, il fallait avoir une attitude ouverte. C’est ce que voulait dire « liberal », et « purposive » renvoyait à l’objectif à atteindre. Quel est l’objectif de cette loi? Pour arriver à préciser les objectifs, il faut dire qu’on a vécu une situation qu’on ne veut plus revivre, et que c’est de cette situation qu’on est responsable. Il faut s’assurer de faire face aux conséquences liées au fait que les minorités ont fait l’objet de discrimination, et que c’est peut-être encore le cas aujourd’hui.

Je pense en particulier à la situation des communautés anglophones dans les zones rurales du Québec. C’est une situation que je connais personnellement. Si vous êtes à Stanstead, que vous avez un journal et que vous essayez de soutenir votre communauté de langue anglaise, comme on le disait autrefois lorsque j’étais étudiant, vous « pédalerez dans la choucroute ».

Il faut absolument que le préambule exprime cette reconnaissance de notre point de départ, sans tenir pour acquis que tout le monde est égal dès le départ. Les situations varient d’une communauté à l’autre. À mon avis, la loi doit avoir cette souplesse d’interprétation et elle doit être rédigée noir sur blanc.

N’oubliez pas que vous êtes une minorité comme moi. Vous êtes comme tous les Canadiens, en fin de compte. Vous êtes protégés par cette disposition et par le juge qui aura à l’interpréter. Vous devez disposer de bases juridiques suffisantes pour plaider votre cause. La loi aura 50 ans en 2019. Avec cette perspective historique, je crois que le moment est venu pour cela.

La sénatrice Moncion : Je serai brève. Plus tôt, vous avez parlé du projet de loi no 117 en Ontario. Cette loi a mis du temps à arriver. Elle aurait dû exister depuis longtemps. Cependant, le progrès qu’il fallait a été réalisé.

Le sénateur Joyal : Regardez les objectifs du préambule de la Loi sur les langues officielles. À l’avant-dernier paragraphe, il est indiqué ceci : « qu’il s’est engagé à promouvoir le caractère bilingue de la capitale nationale » . Cet énoncé se trouve dans le texte depuis longtemps. Il a mis du temps à arriver.

La sénatrice Moncion : Oui.

Le sénateur Joyal : Une situation comme celle-là n’a fait de mal à personne. Il faut qu’on puisse se fonder sur des textes qui ne sont pas uniquement, comme je vous le souligne, déclaratoires d’intentions très généreuses, et qui, en fait, restent lettre morte. Entre-temps, des gens vivent cette situation tous les jours.

La sénatrice Moncion : Cela m’amène à vous demander une opinion. Ces fameuses batailles juridiques, il n’y en a pas eu beaucoup. Vous disiez qu’il y avait eu 97 causes et que, un peu plus tard, il y en a eu 51. Toutefois, il y a toujours eu des craintes associées aux batailles juridiques reliées à la langue, et surtout à la langue française. On parle des préjugés associés à la langue française et à nos droits qui ont été brimés. Nous pourrions, nous aussi, avoir besoin d’être réconciliés avec ce qui s’est passé un peu partout d’un océan à l’autre.

J’aime beaucoup le commentaire que vous avez fait en disant qu’on ne veut pas faire régresser le statu quo. Cependant, même avec le statu quo, on régresse. On ne perd pas nos acquis, mais on n’avance plus.

Le sénateur Joyal : C’est ce que je voulais vous dire dans mon propos un peu plus tôt.

La sénatrice Moncion : J’aimerais entendre vos commentaires sur les craintes associées aux préjugés et à tous les effets négatifs associés aux jugements qui pourraient être rendus en faveur de la francophonie et qui viennent enrager l’anglophonie.

Le sénateur Joyal : Les anglophones le vivent aussi au Québec. Je ne pense pas que l’une ou l’autre des communautés minoritaires vivent des situations différentes. Elles vivent aussi une certaine forme d’ostracisme.

Encore une fois, je ne veux pas citer mon cas en exemple, mais ne pensez pas que je n’ai eu que des lettres de félicitations quand j’ai poursuivi Air Canada. On a demandé mon expulsion du caucus. J’ai reçu le message par la porte de derrière que je n’entrerais jamais au Cabinet, que mes ambitions de carrière seraient terminées, que je n’avais pas ma place au sein du Parti libéral. Je les comprends parfaitement, mais cela n’a pas changé mes opinions personnelles à ce sujet. Toute personne qui conteste une situation devant un tribunal, pendant un certain temps, risque d’être ostracisée, marginalisée et portera des stigmates, c’est-à-dire des séquelles qui demeurent. Peut-être qu’on devient plus sage avec le temps. J’ai 73 ans, et je me demande si j’avais bien agi en 1976. Je réponds à cette question en disant que je me couche aujourd’hui l’âme en paix. J’ai fait ce que je pouvais faire, modestement, et j’avais les moyens de le faire.

Tout le monde n’a pas le même entêtement. On n’a pas tous l’épiderme ou l’écorce aussi épaisse. Certaines personnes se sentent marginalisées dans leur milieu. Je crois que la communauté a un rôle à jouer en ce sens.

Si vous êtes au Manitoba, à Saint-Boniface, et que vous poursuivez le gouvernement du Manitoba ou la Ville de Winnipeg, je crois que la communauté, votre milieu de vie, pourra vous soutenir. On a besoin de se faire dire « vas-y ». La tape dans le dos est importante parfois, même si ce n’est pas grand-chose.

Vous êtes sénateurs, vous intervenez sur des questions. Je suis certain que parfois vous entrez dans votre bureau, vous regardez à l’ordinateur et vous voyez quelqu’un qui vous dit : « Je vous ai vu hier soir, vous étiez bon, ne lâchez pas. » On ne sait pas qui sont ces gens, mais ils vous permettent de sentir que vous n’êtes pas seul sur terre ni sur une île déserte. Bien souvent, ce sont des gens qui vous sont totalement inconnus et qui vous encouragent à poursuivre en vous exprimant, de façon anonyme, leur soutien psychologique et social. Les communautés doivent développer cette empathie à l’égard de ceux et celles qui croisent le fer et qui, pendant un certain temps, vont en subir les conséquences. On ne veut pas qu’il y ait de conséquences financières.

Lorsqu’on tient un débat linguistique, on ne le fait pas uniquement pour les francophones. Il faut voir le genre de dynamique dans laquelle nous sommes engagés au Canada. Notre pays va se minoriser de plus en plus. Si on ne développe pas cette philosophie du respect de la diversité, on est encore captif du syndrome de ce que j’appelle la « boîte de Corn Flakes » : vous ne pouvez pas la voir en français; tournez-la de l’autre côté et vous ne la verrez pas non plus. Si vous pensez que le Canada est engagé dans un processus où la diversité culturelle ne sera pas plus présente, je ne sais pas dans quel pays ou sur quelle planète vous vivez.

Le débat que nous faisons, en tant que minorités linguistiques, nous le faisons dans le contexte des principes fondamentaux qui définissent ce pays. Ce n’est pas moi qui l’ai dit, mais la Cour suprême dans sa référence à la sécession. Elle a dit que l’un des principes fondateurs du Canada, c’est la protection des minorités. Elle n’a pas parlé simplement des minorités anglophones ou francophones, mais de toutes les minorités. Le débat que nous faisons et la responsabilité que nous avons comme minorités linguistiques portent en définitive les principes qui font du Canada le pays qu’il est et où la paix sociale existe.

J’ai fait des débats linguistiques pendant 50 ans, et personne ne m’a donné de coup de pied ou de gifle. Je me suis fait engueuler sur les tribunes, mais mon intégrité physique n’a jamais été atteinte. C’est un débat démocratique, et on le fait, comme je vous le souligne, en étant profondément attaché à ce qu’est la nature du Canada. Je vous renvoie encore une fois à la décision de la Cour suprême dans la référence au Sénat. Dans cette référence, la Cour suprême dit très clairement que le Sénat a été structuré de manière à refléter la présence des intérêts régionaux et des minorités. On était alors en 2014, dans la référence sur le Sénat. Cette idée est dans la nature même, dans l’empreinte génétique, dans l’ADN de nos institutions nationales. C’est ce qu’il faut vendre. Il faut être très fier de se battre pour cette idée parce que, à mon avis, elle est profondément canadienne.

Le président : Monsieur le sénateur, je vais vous lancer le défi de répondre en 30 secondes à la question suivante. Vous avez été au gouvernement, vous êtes sénateur, et la Loi sur les langues officielles aura 50 ans en 2019; qu’est-ce qui serait le plus utile pour permettre au gouvernement du Canada de moderniser la loi?

Le sénateur Joyal : Faire des recommandations précises sur les amendements et demander au Sénat d’exiger du gouvernement qu’il réponde dans les trois mois qui suivent, à temps pour qu’en 2019 on puisse procéder aux amendements à la loi et au renforcement de la loi. C’est mon plus grand souhait après 50 ans de pratique du respect des droits des minorités linguistiques au Canada.

Le président : Sur ce, monsieur le sénateur Joyal, merci beaucoup de votre comparution et de votre témoignage.

Cela met fin à notre séance. Merci, honorables sénateurs.

(La séance est levée.)

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