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SOCI - Comité permanent

Affaires sociales, sciences et technologie

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie

Fascicule no 37 - Témoignages du 14 février 2018


OTTAWA, le mercredi 14 février 2018

Le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit aujourd’hui, à 16 h 18, pour examiner les questions concernant les affaires sociales, la science et la technologie en général, et plus précisément pour poursuivre l’étude de la création des fonds de financement social.

Le sénateur Art Eggleton (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Bienvenue au Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie.

[Traduction]

Je m’appelle Art Eggleton, sénateur de Toronto et président de ce comité. J’aimerais que les membres du comité se présentent.

[Français]

La sénatrice Petitclerc : Sénatrice Chantal Petitclerc, du Québec.

[Traduction]

La sénatrice Omidvar : Ratna Omidvar, de l’Ontario.

La sénatrice Frum : Linda Frum, de l’Ontario.

La sénatrice Seidman : Judith Seidman, du Québec.

Le président : Nous amorçons aujourd’hui une étude en deux réunions sur la création de fonds de financement social, et nous allons avoir deux discussions cet après-midi. D’autres membres arriveront du Sénat et occuperont quelques-unes de ces autres chaises, mais nous allons commencer tout de suite parce que nous n’avons pas beaucoup de temps pour ces deux discussions.

Pour la première discussion, qui se poursuivra jusqu’à 17 h 15, ce qui nous donne environ une heure, je souhaite la bienvenue à James Tansey, qui se joint à nous par vidéoconférence. Il vient du Centre for Social Innovation and Impact Investing, à Vancouver. Dans notre studio, comme on dit, nous sommes en présence de Stephen Huddart, président et chef de la direction de la Fondation McConnell, et de Marie Bouchard, professeure titulaire à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal.

J’aimerais donc commencer par notre invité en vidéoconférence, James Tansey. Vous avez 7 à 10 minutes pour votre déclaration préliminaire.

James Tansey, directeur général, Centre for Social Innovation and Impact Investing : Merci de la présentation. Je souhaite à tous une joyeuse Saint-Valentin. J’essaierai d’être bref. Je vous ai fourni ma déclaration préliminaire par écrit. De la documentation vous sera aussi distribuée.

Comme vous le savez sans doute, certains d’entre nous avons participé à une étude du gouvernement fédéral sur les mécanismes d’innovation sociale et de financement social au Canada. Dans le cadre de cette étude, nous nous sommes penchés sur les pratiques exemplaires à l’échelle internationale, mais aussi sur l’efficacité des pratiques actuelles au Canada.

Je crois qu’il est juste de dire que la situation est très bien résumée par cette citation de William Gibson : « L’avenir est déjà là; il est simplement réparti de façon très inégale. » J’entends par là que, dans l’ensemble du pays, il y a déjà des exemples de pratiques qui sont exemplaires à divers degrés en ce qui concerne le financement social et l’innovation sociale. Je pense plus particulièrement aux intermédiaires de financement qui offrent de nouvelles façons de fournir du capital pour des entreprises et des initiatives sociales au Canada.

Il importe de souligner que le Canada est dans une situation presque unique par rapport aux autres pays de l’OCDE lorsqu’il s’agit du taux de croissance, puisque le Canada est l’un des rares pays de l’OCDE à connaître une forte croissance démographique liée à l’immigration. Paradoxalement, le Canada est aux prises avec certains problèmes qui découlent de sa réussite au chapitre de la croissance démographique et économique. Pensons notamment à la rapidité du développement urbain, qui, pour une foule de raisons, fait en sorte que l’offre de logements est essentiellement insuffisante par rapport à la demande. Cette situation entraîne des problèmes réels en ce qui a trait à l’insécurité en matière de logement et à la disponibilité des logements abordables partout au pays. Nous croyons que quelques-uns des mécanismes de financement novateurs peuvent remédier à cette situation.

Nous devons aussi composer avec nos échecs, notamment en ce qui a trait aux injustices passées dans nos relations avec les Autochtones du Canada.

Par ailleurs, lorsqu’il est question de bâtir un meilleur système de santé publique, le Canada a les mêmes problèmes que bien d’autres pays, dans la mesure où 97 p. 100 des ressources sont destinées à traiter les symptômes des maladies et, idéalement, à guérir les patients, au lieu d’être consacrées à la prévention. En examinant des mécanismes de financement social novateurs, nous avons constaté que chaque dollar investi dans la prévention peut faire économiser entre 6 et 20 $ en traitement.

Pendant les années qui ont suivi la création du centre, nous avons vu, partout au pays, de nombreux exemples d’innovations sociales qui permettent de mettre à l’essai de nouvelles solutions à ce genre de problèmes sociaux. Cela comprend des modèles de financement pour le logement social, des fonds d’épargne qui contribuent à soutenir des entreprises sociales et à offrir des logements abordables, ainsi que des mécanismes de plus en plus intégrés aux processus d’attribution des marchés publics qui visent à créer des débouchés pour les entreprises sociales et à favoriser l’embauche de personnes qui ont été exclues du marché du travail, qui n’ont pas l’occasion d’apporter leur contribution et qui deviennent alors un fardeau considérable pour les contribuables.

Au cours des six derniers mois, une grande partie de notre travail consistait à étudier des modèles qui fonctionnent au Canada, mais dont la répartition est simplement inégale.

Ce que je tiens à souligner dans ma déclaration préliminaire, c’est que, lorsqu’on met sur pied un fonds pour fournir des capitaux, on a tendance à ne pas penser au fait que, dans le milieu du financement social, comme dans celui du financement privé, les sources de capitaux — c’est-à-dire l’argent — qui ont bien fonctionné font partie d’un système plus vaste. Pour résoudre des problèmes, il ne suffit pas d’investir plus d’argent. Je crois qu’il y a au moins cinq raisons qui expliquent pourquoi il faut voir le fonds non seulement comme une source de capitaux, mais comme un des éléments d’un système.

La première raison, c’est qu’il est très rare qu’un problème de nature sociale ou environnementale soit attribuable à un manque de capitaux. Le Canada dépense des milliards de dollars pour résoudre quelques-uns des problèmes les plus insolubles, qu’ils soient liés à la santé, à l’emploi ou au logement social. Le gouvernement fédéral a consacré 40 milliards de dollars sur 10 ans aux problèmes liés à l’abordabilité. Le problème, ce n’est pas le montant d’argent; il faut plutôt trouver de nouvelles façons de dépenser et d’investir des capitaux afin d’obtenir de meilleurs résultats. Dans cette optique, on peut dire que c’est l’innovation, et pas nécessairement le capital, qui est la ressource la plus rare. Si nous pouvions redistribuer l’innovation, nous pourrions en tirer parti plus efficacement.

Deuxièmement, dans le secteur privé, les fonds ne sont pas qu’une simple source de capitaux que les investisseurs utilisent passivement. On cherche à utiliser l’argent de différentes façons. Avec les fonds d’investissement, il y a un plus haut seuil de tolérance à l’expérimentation et à l’échec constructif que dans le secteur public. N’oublions pas que, dans plus de 80 p. 100 des cas, les nouveaux projets d’affaires échouent en deux ans. Lorsqu’il s’agit d’expérimenter, le secteur public est loin de tolérer un tel niveau d’échec et d’apprentissage. Or, ce cycle permet d’acquérir des connaissances et de l’expérience qui contribuent aux innovations futures.

Bien souvent, lorsque des investisseurs cherchent de nouveaux projets, ils ne se concentrent pas seulement sur l’innovation; ils accordent au moins autant d’attention au talent de l’équipe de direction — son bilan — qu’à l’innovation en tant que telle.

La troisième raison, c’est que, une fois que les gestionnaires de fonds et les investisseurs commencent à avoir du succès, cette expérimentation doit se traduire par des programmes conçus pour générer de la croissance et améliorer le rendement et la qualité. À ce stade, il est essentiel de passer de l’étape de l’expérimentation et de l’apprentissage à celle qui consiste à cerner, accroître et étendre les capacités d’innovation.

Au Canada, il y a eu beaucoup d’expérimentation en matière d’innovation sociale, et nous cherchons maintenant des façons d’appliquer cela à plus grande échelle. Quelques-uns des modèles de financement dont nous avons parlé, y compris les fonds de gros, pourraient fournir les capitaux nécessaires.

En quatrième lieu, un fonds efficace permet d’attirer des capitaux de croissance afin d’appliquer à plus grande échelle des innovations à un stade précoce. Au Canada, lorsque les gouvernements sortent d’une période d’austérité et subissent constamment des pressions pour qu’ils contrôlent les dépenses, toutes les innovations sociales qui peuvent attirer des capitaux — qu’ils proviennent du capital philanthropique de 50 milliards de dollars ou des actifs de 1,5 billion de dollars actuellement gérés au pays — ont de plus fortes chances d’être appliquées à plus grande échelle. Sur les actifs de 1,5 billion de dollars dont j’ai parlé, 38 p. 100 sont actuellement gérés selon certains critères liés à l’environnement, aux mesures sociales et à la gouvernance.

Dans cette optique, le rôle du fonds, du gouvernement et du financement public est d’accroître les capacités et les possibilités de coinvestissement.

La dernière raison — et probablement la plus importante —, c’est que le financement social et l’innovation sociale exigent forcément des efforts de collaboration qui transcendent les différences culturelles entre les secteurs public, social et privé. C’est un défi de taille, car chacun de ces secteurs considère les autres avec un certain degré de méfiance, et une partie des obstacles les plus importants que nous devons surmonter sont attribuables aux différences culturelles entre ces secteurs.

Dans ce contexte, tous les ordres de gouvernement du pays devraient continuer de jouer un rôle de chef de file pour amener les coalitions intersectorielles comme la nôtre à promouvoir une nouvelle culture d’innovation dans le secteur public.

Cela démontre la nécessité de voir le financement social comme un des éléments d’un écosystème général qui permet de soutenir la collectivité, de promouvoir le leadership, d’embrasser l’innovation, de renforcer les capacités d’expérimentation des organismes sociaux et publics, de tirer des leçons des échecs et de faire en sorte que les interventions réussies se traduisent par des programmes appliqués à plus grande échelle.

Si ces efforts portent leurs fruits, le gouvernement, en tant qu’intervenant, ainsi que les investisseurs pourront créer un cadre stratégique permettant de soutenir les investissements publics à l’aide de capitaux privés et philanthropiques. Je crois qu’un tel écosystème peut promouvoir l’innovation nécessaire pour résoudre quelques-uns des problèmes les plus pressants auxquels nous devons faire face.

Le président : Merci beaucoup. Comme je parle fréquemment des problèmes liés à la pauvreté et aux inégalités, je prends note de la citation de William Gibson, que j’aime bien : « L’avenir est déjà là; il est simplement réparti de façon très inégale. »

Nous passons maintenant à Mme Bouchard.

Marie J. Bouchard, professeure titulaire, École des sciences de la gestion, Université du Québec à Montréal, à titre personnel : Je vous remercie de nous donner aujourd’hui l’occasion de vous faire part de notre avis sur ce sujet.

[Français]

Comme je n’ai pas produit le texte de mon allocution à temps pour le fournir aux interprètes, je vais vous le présenter en anglais.

[Traduction]

Mon point de vue est celui d’une universitaire spécialiste de l’économie sociale, mais aussi d’une praticienne du domaine du financement social. Pendant plus de 15 ans, j’ai siégé de façon hebdomadaire au sein des conseils consultatifs de deux fonds d’économie sociale au Québec. Pendant des années, je me suis penchée sur des centaines de plans d’entreprise sociale et sur leur viabilité. J’ai également mené une étude longitudinale des effets et du rendement d’un fonds social au Québec.

J’aimerais vous faire part de quelques-unes des conclusions tirées de mes travaux de recherche et de mes observations.

Premièrement, le financement social peut contribuer — du moins, en partie — à résoudre des problèmes sociaux. Je vais expliquer la relation entre les entreprises sociales, l’innovation sociale et le financement social.

Deuxièmement, le secteur du financement social peut vraiment faire preuve d’innovation. Je vais le démontrer en m’appuyant sur le cas du secteur du financement solidaire au Québec. Je conclus qu’un fonds de financement social peut avoir son utilité. Les gouvernements peuvent contribuer de façon importante au soutien des divers écosystèmes d’innovation en émergence dans les différentes régions du pays ainsi qu’à la création de nouveaux écosystèmes, selon les besoins.

Il y a différentes définitions de ce qui constitue une entreprise sociale, mais celle-ci présente trois caractéristiques : des objectifs sociaux, des contraintes relatives aux profits et une gouvernance démocratique. Les entreprises sociales ne datent pas d’hier, mais elles sont de plus en plus considérées comme l’un des intervenants clés lorsqu’il s’agit de trouver des solutions novatrices aux problèmes sociaux et environnementaux. Cependant, leurs trois caractéristiques distinctives ont souvent pour effet de limiter leur capacité à obtenir les ressources financières nécessaires pour innover, croître et appliquer leurs solutions novatrices à une échelle suffisamment vaste pour les rendre efficaces.

En effet, les institutions financières conventionnelles ne savent pas comment évaluer le niveau de risque associé à de tels projets. Il est difficile d’évaluer les investissements à long terme absolument nécessaires, surtout lorsque l’entreprise est en démarrage ou en expansion, ou lorsqu’elle a besoin de liquidités pour de nouveaux projets.

Le financement social peut contribuer à combler cette lacune. Les investisseurs du secteur social sont souvent prêts à faire des compromis sur le rendement financier au profit d’un rendement social plus important. Cependant, les institutions de financement social doivent généralement composer avec un quadruple défi. Premièrement, il faut investir de petits montants dans ce qui est perçu comme des projets à haut risque offrant un faible rendement financier, puisqu’il n’y a pas de source d’investissement permettant une mise en œuvre à plus grande échelle.

Il faut donc créer un environnement propice à la collaboration entre les innovateurs du secteur social, les institutions de financement social et le gouvernement. De tels écosystèmes sont en émergence dans bien des régions du Canada. Je vais démontrer comment ils fonctionnent en m’appuyant sur l’exemple de l’écosystème de financement responsable et solidaire du Québec.

Ce réseau permet de concilier l’offre et la demande en matière de services de financement social. L’offre est constituée par une foule d’institutions financières qui fournissent une aide complémentaire en fonction des divers besoins et stades de développement de l’entreprise sociale. Quant à la demande, elle provient des entrepreneurs locaux du secteur social qui cernent les besoins de leur collectivité et proposent des initiatives pour y répondre. Ils bénéficient généralement d’une aide sous forme de ressources techniques qui les aident à développer le projet et à l’amener à maturité. Ensemble, ces institutions québécoises de financement social ont mis au point une méthode d’analyse des entreprises de l’économie sociale qui établit concrètement des connaissances tacites fondées sur des années d’expérience acquises par les entrepreneurs du domaine social. Le guide sert de référence même à l’extérieur du Québec, puisqu’il a été traduit en six langues, dont le coréen, le japonais, le portugais et l’espagnol.

Le réseau des fonds de solidarité du Québec offre maintenant du financement qui peut atteindre divers montants pouvant aller de 3 000 $ à 100 000 $ et même davantage. Les contributions à ces fonds proviennent de divers intervenants des secteurs privé, public et caritatif. Ces fonds permettent de soutenir les entrepreneurs du secteur social, de la conception d’un projet jusqu’à son développement.

Par exemple, le Réseau d’investissement social du Québec, ou RISQ, se consacre exclusivement à l’économie sociale, aux entreprises sans but lucratif et aux coopératives. Sa mise de fonds initiale provenait, à parts égales, de dons offerts par des banques et des entreprises privées et du gouvernement du Québec. Le RISQ a investi plus de 27 millions de dollars dans plus de 1 000 projets lancés par 800 entreprises sociales. Pour chaque dollar investi par le RISQ, jusqu’à 26 $ supplémentaires ont été investis par des partenaires de financement social, et ces derniers ont investi en moyenne 13 $ pour chaque dollar investi par le RISQ au cours des 20 dernières années.

L’expérience du RISQ a été utile pour créer, en 2006, la Fiducie du Chantier de l’économie sociale, dont la fondation est composée d’investissements privés et institutionnels ainsi que d’une contribution du gouvernement du Canada. La fondation initiale de 56 millions de dollars s’est accrue et a atteint aujourd’hui presque 100 millions de dollars. Jusqu’à maintenant, la fiducie a investi près de 50 millions de dollars dans plus de 190 projets, d’une valeur totale de 337 millions de dollars.

L’une des clés de ce modèle est le partenariat et la gouvernance décentralisée multi-partenaires. Les institutions de finance solidaire sont également regroupées dans un réseau appelé CAP Finance, une structure découlant d’une ancienne alliance de recherche communautaire-universitaire. Un groupe de travail sur la finance solidaire est également actif au sein de l’organisme de liaison et de transmission du savoir Territoires innovants en économie sociale et solidaire. Le partage et la transmission du savoir s’avèrent inséparables de l’innovation sociale et de la finance sociale.

En conclusion, les entreprises sociales et la finance sociale peuvent grandement améliorer l’avenir de nos sociétés. Cela mérite la pleine attention du gouvernement ainsi que d’autres intervenants importants, à commencer par les entrepreneurs sociaux eux-mêmes. Le gouvernement peut appuyer la finance sociale en diminuant les risques, en assumant les pertes initiales, en fournissant des garanties pour pertes et en injectant des fonds pour augmenter le potentiel des fonds existants et aider à en créer de nouveaux. Les investisseurs sociaux et les innovateurs sociaux peuvent échanger des connaissances sur le fonctionnement, en mettant l’accent sur la façon dont les communautés expriment leurs besoins et l’apprentissage de la manière dont ils envisagent des solutions créatives.

Les initiatives abondent partout au Canada et à l’étranger. Il est temps d’apprendre les uns des autres. Il y a de nombreuses façons de concevoir la finance sociale et nous devons élaborer notre propre façon de faire.

L’innovation sociale exige la finance novatrice. Je termine en citant Albert Einstein. « On ne peut pas résoudre un problème avec le même mode de pensée que celui qui a généré le problème. »

Merci de votre attention.

Le président : Une autre bonne citation.

Monsieur Huddart, je vous prie.

Stephen Huddart, président et chef de la direction, Fondation McConnell : Bon après-midi, sénateurs. Je suis ravi d’être ici. Merci de votre intérêt. Merci, sénateur Eggleton et sénatrice Omidvar, de votre leadership en vue de nous rassembler.

Mes collègues du Groupe directeur sur la cocréation d’une Stratégie d’innovation sociale et de finance sociale d’Emploi et Développement social Canada vous ont donné un aperçu général et plus approfondi de l’économie sociale du Québec et de certains de ses aspects, notamment les instruments de finance solidaire.

Je vais commencer par une histoire détaillée qui illustre ce qu’un fonds de finance sociale peut faire. Je vais ensuite conclure par l’occasion urgente pour les secteurs philanthropiques, publics et privés d’investir dans des solutions prometteuses à une panoplie de difficultés sociales et environnementales.

Mon histoire porte sur la nation huronne Wendat, à l’extérieur de la ville de Québec, et sa solution à la situation de logement déplorable qui existe dans de nombreuses réserves des Premières Nations. Sans titre de propriété de leurs terres, les Autochtones qui vivent dans les réserves n’ont pas accès à des fonds hypothécaires pour bâtir des maisons décentes leur appartenant. Ils dépendent des transferts fédéraux aux conseils de bande. Or, lorsqu’on a un budget limité à partir duquel on veut bâtir le plus de maisons possible, les résultats sont souvent de piètre qualité.

Les conseils de bande contrôlent qui peut vivre dans ces maisons et pour combien de temps. Ainsi, en l’absence de sécurité d’occupation, les gens peuvent être expulsés n’importe quand, et il n’y a pas d’incitatif à prendre soin de l’endroit où l’on vit.

Les Hurons-Wendat ont trouvé une solution à ce problème. Ils ont commencé par tenir un référendum où la communauté a convenu de placer ses fonds fédéraux destinés au logement dans un fonds d’emprunt communautaire. Ce fonds a effectué plus de 400 prêts au logement à des membres de la bande, tous à 7 p. 100 d’intérêt et à un taux de défaut de paiement inférieur à 2 p. 100. La nation exploite dans la réserve une école qui forme les jeunes Autochtones de la communauté et d’ailleurs pour en faire des charpentiers, des plombiers et des électriciens. Elle a une petite communauté d’affaires prospère comptant plusieurs entreprises sociales, dont certaines sont en train de devenir assez importantes. L’un des plus grands fabricants de raquettes au Canada se trouve dans cette collectivité.

Cependant, le fonds d’emprunt à l’habitation des Hurons-Wendat n’a pas d’accès aux capitaux boursiers. Son fonds d’emprunt est entièrement engagé, et les remboursements sont insuffisants pour satisfaire la demande croissante de nouveaux prêts. Par conséquent, un organisme sans but lucratif de Wendake appartenant aux Premières Nations et géré par elles appelé Société d’épargne des Autochtones du Canada a été créé pour combler cette lacune. La société amasse des économies des Premières Nations au moyen d’obligations conformément aux autorités des marchés financiers. Depuis 2005, elle a recueilli et investi plus de 35 millions de dollars dans le logement destiné aux Premières Nations, y compris dans le Fonds d’habitation de Wendake, sans perte ni arriéré à ce jour.

La société a approché la Fondation McConnell pour faire croître ce modèle et en reproduire la réussite auprès d’autres Premières Nations, d’abord au Québec, puis dans le reste du Canada. Nous avons commencé par créer deux subventions de 25 000 $ pour étudier et documenter cette approche, et le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien a doublé ces subventions. Grâce à ce financement, on a pu mettre au point les gabarits, les plans et les mesures à prendre pour procéder.

Il y a deux ans, nous avons collectivement amassé 1,4 million de dollars pour réaliser quatre projets de démonstration dans quatre réserves. La composition de ces fonds était la suivante : la fondation a versé une autre subvention de 150 000 $ pour renforcer les capacités dans ces quatre collectivités, puis un prêt sans intérêt de 350 000 $ comme mise de fonds initiale pour les prêts à l’habitation. Le ministère a versé des contributions égales, et les Hurons ont contribué 400 000 $ supplémentaires à partir de leurs propres ressources.

L’été dernier, les travaux ont débuté pour construire plusieurs maisons unifamiliales ainsi qu’une résidence à multiples unités. Ce printemps, tous ces projets seront achevés. À l’heure actuelle, 20 autres collectivités souhaitent adopter ce modèle. Il faudra 10 millions de dollars pour concrétiser le projet. C’est trop pour une fondation comme McConnell, et trop peu pour un investisseur institutionnel. Honnêtement, quelle banque voudrait consentir des prêts non garantis pour des habitations dans des réserves des Premières Nations?

Un fonds institutionnel de finance sociale pourrait accélérer le processus et lui donner l’envergure voulue au moyen de subventions servant de mise de fonds pour financer de nouvelles idées et de nouvelles approches, du financement mixte, des prêts à faible taux d’intérêt, des garanties de prêt et ainsi de suite, afin de mettre à l’essai des idées et de les porter à un autre niveau. Enfin, une combinaison de capitaux patients, accompagnés de dispositions relatives aux premières pertes, de garanties de prêt et ainsi de suite pour permettre l’investissement à une échelle importante.

Selon les estimations du gouvernement, le déficit du logement dans les réserves des Premières Nations partout au Canada atteindra les 80 000 unités d’ici la fin de la décennie. Le modèle de la nation huronne Wendat n’est peut-être pas une solution universelle, mais même s’il servait à combler ne serait-ce que 10 p. 100 de ce déficit, cela représente une occasion d’environ 2 milliards de dollars dont les marchés conventionnels des capitaux ne tiennent pas compte.

Ce n’est là qu’un exemple de la nécessité d’intégrer les ressources des secteurs philanthropique, public et privé, notamment les capitaux, mais aussi d’autres formes de soutien, pour régler les problèmes graves. L’économie des subventions ne peut y arriver seule. Les gouvernements ne peuvent pas facilement prendre le genre de risques nécessaires pour favoriser l’innovation, mais ils peuvent créer des mesures incitatives, aider à reproduire les solutions prometteuses à plus grande échelle, et réduire les barrières réglementaires qui nuisent à l’innovation.

Le secteur privé a aussi du talent et des ressources financières à contribuer, et comme l’a récemment fait observer Larry Fink, de BlackRock, il a une obligation envers le bien public qui, trop souvent, est négligée.

Je me suis récemment entretenu avec le PDG d’un important fonds de pension alors qu’il s’en allait à Davos. Il m’a demandé : “Que faire alors que nous sommes aux prises, d’une part, avec des problèmes sociaux et environnementaux de plus en plus importants et, d’autre part, avec un marché boursier qui continue de générer des rendements records pour les investisseurs? » C’était il y a trois semaines, et non deux, alors les choses ont quelque peu changé. Dans l’ensemble, sa question est importante, c’est-à-dire où est l’incitatif à faire les choses différemment?

Il y a deux réponses à cette question. La première est que le marché boursier n’est pas l’économie. Si nous souhaitons avoir une économie équitable, durable et inclusive, nous devons y investir. Nous avons tous un rôle à jouer.

La deuxième partie de la réponse consiste à voir nos problèmes comme des occasions de croissance inclusive. Cela s’applique à tout, depuis la transition vers une économie à faibles émissions de carbone, jusqu’à la réconciliation économique autochtone, en passant par l’itinérance et l’intégration des nouveaux immigrants.

Un fonds de finance sociale harmonisé avec d’autres innovations et infrastructure sociale peut servir à catalyser et à accélérer cette transition.

Ceci est notre occasion immédiate. En faisant fond sur des exemples tels que le Chantier de l’économie sociale, le modèle québécois, les fonds de finance sociale d’autres pays, nous avons une occasion unique d’améliorer des vies, de générer des innovations sociales de calibre mondial et de contribuer, conformément à notre engagement, à l’atteinte des objectifs de développement durable des Nations Unies. Merci.

La sénatrice Omidvar : Merci à vous et au comité directeur d’avoir répondu aussi rapidement à cette demande d’étude. Nous avons effectivement une occasion, car Emploi et Développement social Canada produira son rapport en mai ou en juin. Ceci arrive donc à point.

J’aimerais décrire le fonds de finance sociale, d’après ce que je comprends. Vous connaissez ces livres tels que Le jardinage pour les nuls. Je vais décrire le fonds de finance sociale pour les nuls. Est-ce que chacun de vous pourrait confirmer si j’ai bien compris? Car j’ai été plongée dans le sujet et j’aimerais profiter de l’occasion pour déconstruire l’idée quelque peu.

Tout commence par un entrepreneur ou, dans le cas que vous avez mentionné, Steven, pour la nation huronne Wendat, une œuvre de bienfaisance. Tout commence par une personne qui se consacre à résoudre un problème difficile. Elle trouve la solution et il y a des preuves à l’appui. La difficulté, c’est qu’elle ne peut pas en réalité accéder aux capitaux nécessaires pour que la solution fonctionne pour l’ensemble du pays ou l’ensemble de la région.

D’autre part, il y a des investisseurs, dont certains sont des fondations privées, certains sont des investisseurs institutionnels tels que la Banque Royale, et certains sont peut-être des particuliers riches faisant affaire avec un administrateur de fonds. Ces investisseurs ne peuvent pas non plus exploiter ce marché, car ils n’y ont pas accès. C’est là que vous parvenez tous, je crois, à la conclusion qu’il nous faut un nouvel écosystème, un nouveau marché qui rassemble les idées éprouvées — elles peuvent être petites et sont habituellement épaulées par un ardent défenseur — ainsi que l’argent. On créera ainsi un fonds de fonds. Il n’est pas seulement question de logement. Il peut être question d’alphabétisation, de santé mentale ou de diabète. Il n’est pas seulement question de prêts; il est question de garanties de prêt, de dispositions relatives aux premières pertes, et j’en passe. Ainsi, tous ces éléments sont rassemblés pour créer un nouveau marché. Je vois cela comme un genre de nouvelle bourse. Ai-je raison?

M. Huddart : Oui. Je crois qu’il est très important de comprendre la dynamique de ce que fait ce marché. Je souligne que, du point de vue d’une fondation philanthropique, nous avons de l’argent que la loi nous oblige à donner. Nous pouvons nous permettre de faire des erreurs. Apprendre rapidement de nos erreurs est notre devise. Nous pouvons créer les conditions pour réunir les autres autour d’approches éprouvées ou prometteuses. Cela crée le genre de pipeline et d’empilage de capitaux pour former des solutions prometteuses dont vous parlez, sénatrice.

Par ailleurs, dans l’espace de l’économie sociale, nous avons un ensemble de relations, d’entreprises, de politiques d’approvisionnement du gouvernement et d’écosystèmes entourant cela que nous pouvons faire croître avec un financement supplémentaire. Oui, je crois que vous avez raison.

Mme Bouchard : Ce n’est pas exactement comme un marché ou une bourse en ce sens que les entrepreneurs doivent comprendre ce qu’est un plan d’entreprise sociale. Ce n’est pas un simple plan d’affaires. Il leur faut un complément et ce qu’ils font doit être compris par la finance sociale. Cela ressemble à un marché, mais ne fonctionne pas vraiment comme un marché.

M. Tansey : Je pense que la sénatrice a fait référence à deux fonds distincts. Tout d’abord, si on pense au fonds de finance sociale du Royaume-Uni, ce genre de fonds ne s’adresse habituellement pas aux entreprises en démarrage, puisque la plupart de leurs investissements visent à aider des entreprises sociales et des organismes de bienfaisance bien établis à élargir leurs programmes, à investir dans des propriétés et des immeubles, à libérer des fonds sur le plan immobilier ou à offrir des subventions dans le domaine du logement abordable.

Ces organisations tendent à être plus matures. Les fonds de finance sociale ont tendance à viser ce genre d’entreprises.

Quant au modèle de fonds de démarrage, auquel on s’est intéressé au Canada et à l’université, il est bien plus explicitement un mélange de capitaux philanthropiques et de dons offerts selon la présomption voulant que la majorité des entreprises échoueront et ne croîtront pas, mais la combinaison de dons de charités et de crédits d’impôt fait en sorte que les investisseurs récupéreront 70 p. 100 de leur argent.

Il s’agit donc de deux formes de fonds différentes. Nous tendons à considérer qu’elles s’adressent aux entrepreneurs et aux entreprises en démarrage, mais les concepts sont en fait différents.

La sénatrice Omidvar : Cela m’aide beaucoup. Vous dites qu’il y a un besoin de renforcer les capacités, tant pour aider l’investisseur à comprendre comment créer des situations à risques ou comment investir dans ce groupe de fonds et dans des démarrages d’entreprise et tolérer l’échec. C’était une précision utile.

Le président : Vous avez parlé de fonds de fonds. Évidemment, nous sommes aussi ici pour tenter de déterminer quel doit être le rôle du gouvernement dans ce domaine. Le gouvernement dirigerait-il ce fonds de fonds en collaboration avec les secteurs privé et de bienfaisance? Est-ce le genre de chose qu’on pourrait confier à une filiale de la Banque de développement du Canada? J’essaie de présenter les choses sous une forme plus concrète pour que nous puissions mieux comprendre comment ce fonds de fonds pourrait fonctionner. Qui pourrait répondre à cette question?

M. Huddart : Pourquoi pas? En fait, nous discutons de cela en ce moment au comité. Je crois que nous recommanderons d’ériger ce fonds de fonds à l’extérieur du gouvernement. Le gouvernement devra y participer, mais pour refléter la diversité des capacités et des intérêts, il doit être indépendant. Je crois que cela protège quelque peu le gouvernement, pour commencer les essais, réaliser les travaux d’élaboration et créer les cas d’utilisation et ainsi de suite.

Malgré tout le respect que je dois à ma collègue, je suis en désaccord avec elle. J’estime que, effectivement, il s’agit d’un marché.

À l’échelle mondiale, des capitaux affluent dans cet espace de sources telles que Goldman Sachs, le secteur bancaire. Je crois donc que nous voulons nous adapter à cette dynamique tout en protégeant les intérêts communautaires et régionaux en faisant progresser la résolution de ces problèmes.

[Français]

La sénatrice Petitclerc : Je vais vous avouer tout de suite en partant que c’est un domaine que je connaissais très peu. Évidemment, on s’est préparé, mais c’est un dossier qui me semble assez complexe. Donc, je vais commencer par une question simple. Je vais tenter de maîtriser ce domaine qui me semble à la fois complexe et assorti de beaucoup de défis, mais qui,en même temps, me semble fascinant. Je parlais un peu plus tôt avec la sénatrice Omidvar et je lui disais qu’on pouvait même aller jusqu’à qualifier ce domaine de « novateur ».

L’une des choses qui m’intéressent, c’est qu’il y a des investisseurs dans ce scénario, et j’essaie de comprendre un peu quelle est la motivation des gens qui vont devenir des investisseurs dans ce contexte, dans le sens où ce n’est pas de la philanthropie. Est-ce que c’en est, mais de façon non traditionnelle? Pouvez-vous m’éclairer un peu? Est-ce que c’est par désir d’équité ou par choix moral? Quelle sorte de stabilité peut-on espérer? Parce qu’on dit que les rendements ne seront pas des rendements traditionnels, si je peux le dire ainsi. Donc, c’est un peu confus dans mon esprit.

Mme Bouchard : Si je peux me permettre, le rendement de ces fonds n’est pas négatif. Ce sont des fonds qui peuvent rouler longtemps. Si je prends le cas du risque, il y a un taux de remboursement complet à 89 p. 100 des prêts. Les intérêts perçus sur ces prêts couvrent largement les pertes. Bien que cela ne soit pas exactement comparable si l’on regarde la finance traditionnelle et la manière dont elle fonctionne, on peut facilement voir que plusieurs de ces fonds d’investissement de jeunes entreprises ont à majorité une perte sur la plupart des prêts. Certains prêts sont rentables et, donc, l’ensemble des fonds devient rentable. Il s’agit d’un marché qui est construit très différemment.

Quelle est la motivation des prêteurs? Il faudrait le leur demander. Il y a des prêteurs qui ont certainement envie de placer des fonds de façon stable sans s’attendre à un rendement énorme, excessif, mais pour lesquels, dans 20 ou 25 ans, le capital doit être maintenu à long terme. Les prêts qui peuvent être consentis aux entreprises sociales sont souvent des prêts à long terme. C’est du capital patient pour lequel les remboursements peuvent être faits après une période de moratoire laissant le temps à l’entreprise de démarrer. Une fois démarrée, elle est en mesure de rembourser son prêt, puisque son plan d’affaires le lui permet. Ce ne sont donc pas des fonds à perte.

[Traduction]

M. Huddart : Puis-je répondre à la question? Je crois que cela dépend du point de vue. Si, comme nous, vous faites partie du secteur philanthropique, vous cherchez à ce que vos subventions aient la plus grande incidence possible. Ainsi, plus de 10 p. 100 du portefeuille de la Fondation McConnell, ce qui équivaut à environ 70 millions de dollars, sont maintenant consacrés à des investissements aux grandes retombées. En moyenne, nous n’accusons aucune perte à ce chapitre. Si nous examinons le bilan du portefeuille, nous obtenons un rendement supérieur ou égal au marché. Fait intéressant, nous sommes capables d’obtenir ce rendement de manière contracyclique. Ces investissements ne fluctuent pas au gré du marché boursier; ce sont des prêts communautaires. Ils sont endossés par la communauté. C’est une dynamique intéressante qui fait son apparition.

Si vous faites partie du secteur public, vous regardez des problèmes tels que la protection de l’enfance au Manitoba, où le gouvernement est responsable de 11 400 enfants au coût de 50 000 $ par enfant. Une telle situation n’est pas viable. Les résultats sont terribles pour bon nombre de ces enfants et de ces familles. Il doit y avoir un moyen moins dispendieux d’obtenir de meilleurs résultats. Ainsi, de meilleurs résultats à coûts réduits représentent une approche très intéressante pour le gouvernement. Pour le secteur privé, trois choses sont importantes.

Premièrement, le secteur privé doit renouveler son approbation sociale. C’est ce qu’a dit Larry Fink, dirigeant du plus important fonds d’investissement au monde, dans sa lettre à toutes les sociétés il y a un mois. Il est temps pour les entreprises de faire le bien et d’être perçues comme faisant le bien, et BlackRock va insister à ce sujet pour que ce soit clair.

Deuxièmement, investir ainsi est une très bonne stratégie pour attirer le meilleur talent et le retenir. Les jeunes d’aujourd’hui veulent des carrières qui ont un but, et les entreprises qui offrent cela vont prendre la tête dans la prochaine vague de croissance économique.

Troisièmement, ceci est une source d’innovation, d’idées. Cela vous met en liaison avec des universités, des jeunes, des communautés et les idées sont si abondantes. Bref, pour chaque secteur, il y a une raison très convaincante de participer à l’édification de cet espace.

Le président : Monsieur Tansey, souhaitez-vous ajouter quelque chose?

M. Tansey : Je n’ai pas compris toute la question, mais je suis d’accord avec les autres intervenants. Je crois qu’ils ont bien résumé la question.

Le président : Merci beaucoup.

La sénatrice Seidman : Merci à chacun pour votre exposé. Je vais également tenter de tirer des parallèles, de sorte que nous puissions tous, ainsi que les téléspectateurs, comprendre plus intuitivement ce dont nous parlons.

De nos jours, on entend beaucoup parler d’innovation. C’est un concept que nous comprenons tous. Le gouvernement investit des sommes importantes dans l’innovation, mais il s’agit d’innovation scientifique. Il est question d’intelligence artificielle, et de tous ces genres de choses dont nous entendons parler quotidiennement.

Toutefois, vous parlez d’innovation sociale. J’aimerais donc comprendre le concept de ce fonds parallèlement à ce que nous comprenons tous, soit l’innovation scientifique et tous les genres de fonds qui existent pour la recherche et le développement.

En ce qui a trait à la progression, je pense que Mme Bouchard a parlé, du côté de la demande, d’entrepreneurs sociaux locaux qui déterminent des besoins et qui proposent des solutions innovatrices à leur collectivité. Du stade de l’incubation jusqu’à ce que l’entreprise sociale atteigne sa vitesse de croisière, ils bénéficient généralement de l’appui de ressources techniques.

Donc, ce n’est pas simplement une question d’argent. Il faut de l’innovation et des fonds de démarrage ou des capitaux de lancement pour financer l’entreprise jusqu’à ce que l’idée porte ses fruits. Nous pouvons tous comprendre cela, car nous en discutons souvent. J’aimerais entendre parler de la question sous cet angle, car, à tout le moins, cela me permettra certainement de mieux comprendre.

Mme Bouchard : Oui, l’innovation sociale ressemble à l’innovation technologique, mais elle fonctionne avec des éléments sociaux, c’est-à-dire qu’elle fonctionne dans le domaine social. Les entrepreneurs ont besoin d’un certain environnement, qu’ils travaillent dans le domaine social ou ailleurs. On peut croire qu’il y a des personnes qui travaillent en solitaire — et ceux-ci sont des héros —, mais il existe d’habitude un environnement de soutien autour de l’entrepreneur, peu importe si c’est un entrepreneur social ou autre. Si l’on observe un entrepreneur social — généralement entouré d’un collectif — on voit que cette personne constate qu’il y a des situations émergentes et de nouveaux besoins dans la collectivité auxquels on n’a pas encore trouvé de solution, et cela permet d’en trouver en conjuguant des ressources que l’on ne réunit pas normalement. Les soins à domicile pour les aînés en sont un exemple : c’est mieux de permettre à une personne de rester chez elle que de l’amener à une clinique, mais elle aura besoin de soutien.

Il y a également beaucoup de travailleurs qui font partie de l’économie parallèle. Bien des femmes n’ont pas d’emploi officiel. Elles accomplissent des tâches domestiques. Il s’agit d’une autre situation; les deux problèmes ne sont pas liés.

L’entrepreneur social dira que si nous arrivons à réunir ces deux problèmes et à trouver un moyen d’offrir des emplois formels à ces femmes dans des organismes qui offrent des services de soins à domicile pour les aînés ou pour des personnes en perte d’autonomie, nous pourrons trouver une nouvelle solution aux deux problèmes et réduire en même temps les coûts des soins de santé. Nous pourrons améliorer à la fois la vie des personnes âgées et la situation d’emploi des femmes qui offrent des soins à domicile. Voilà un exemple typique d’innovation sociale. Cela se fait avec l’appui d’une clinique locale, qui identifie les aînés qui sont à domicile et qui ont besoin de soutien, et avec des travailleurs sociaux, qui identifient les femmes qui n’ont pas d’emploi formel. Une multitude d’organismes collaborent pour faire en sorte que cela fonctionne, et l’idée pourra, par la suite, se diffuser.

Le président : Y a-t-il d’autres observations?

M. Huddart : Je suis tout à fait d’accord avec la représentation faite par Mme Bouchard. J’aimerais ajouter que, à l’heure actuelle, la technologie et la société suivent un cheminement coévolutionnaire. Il y a une place où ces deux domaines peuvent beaucoup apprendre l’un de l’autre. Nous pouvons parler du contexte social de l’innovation technologique, et il faut le faire. Au moment où Sidewalk Labs, de Google, s’installe à Toronto et commence à parler de systèmes d’exploitation pour les villes, nous devons garantir que les préoccupations, les intérêts et la créativité des citoyens feront partie de la formule. Nous avons des exemples, au Canada, d’innovations technologiques sociales de premier plan. Par exemple, Hacking Health est présent dans 35 villes du monde entier. Cet organisme réunit des gens qui codent et des personnes qui sont aux premières lignes des soins de santé afin d’élaborer des applications, des protocoles et des moyens d’utiliser les données pour rendre la prestation des services plus efficiente, plus efficace et moins stressante. Il s’agit d’une plateforme remarquable. Le mouvement Art Hive de l’Université Concordia est déjà présent dans 100 endroits dans le monde. Des studios d’art ouverts et gratuits rendent disponibles les moyens de production créative aux gens à faible revenu. C’est de l’innovation sociale extraordinaire qui adopte maintenant l’aspect technologique et qui intègre des espaces en commun et d’autres domaines d’activités.

Il existe une riche zone d’innovation qui peut être financée par l’expérimentation et par des fonds qui permettent la croissance des innovations les plus prometteuses. Je tiens à ajouter cette perspective à la conversation sur l’écosystème social.

M. Tansey : Il y a de forts parallèles à faire avec l’innovation technologique conventionnelle. Un de ces parallèles est que nous avons tendance à penser qu’il s’agit surtout de jeunes entreprises qui ont une nouvelle idée qu’elles développent jusqu’à devenir des entreprises à part entière. Dans le cadre universitaire, nous avons un système pour appuyer les nouvelles idées des employés et des étudiants, ainsi que le développement précoce de ces idées jusqu’à en arriver à un accélérateur et un financement initial qui en assurera la croissance. Cependant, il faut aussi se rappeler que l’innovation vient du domaine des affaires et du gouvernement, et qu’il y a davantage d’entrepreneuriat dans les organismes de ces milieux, dans des installations comme des laboratoires de conception; comme nous l’avons vu en Nouvelle-Zélande et au Danemark. L’innovation n’appartient pas uniquement aux jeunes entreprises; elle doit être intégrée dans les organismes et les institutions existantes.

À une extrémité du spectre, nous avons aidé une jeune entreprise à se développer et à fabriquer des instruments médicaux peu coûteux pour les économies émergentes, ce qui a permis de réduire considérablement les coûts. Dans ce cas, c’était une véritable entreprise naissante. À l’autre extrémité du spectre, il y a eu des innovations sociales où l’on a examiné la manière d’intégrer des mesures de prévention dans le système de soins de santé, en collaboration avec des laboratoires de conditionnement physique, des médecins et des cohortes de deux à 5 000 participants. Les activités étaient complètement intégrées dans le système de soins de santé.

Cela reflète exactement la façon d’innover de l’économie courante, mais nous avons tendance à favoriser les jeunes entreprises qui emploient presque uniquement des milléniaux, pleins d’énergie et qui changent le monde. Je pense que ce n’est que la moitié du portrait.

La sénatrice Bernard : Je vous remercie tous d’avoir comparu ce soir.

Je crois que ma question s’adresse à vous, monsieur Huddart. J’ai été vraiment inspirée par les exemples que vous avez fournis de ce qui a fonctionné dans les collectivités autochtones. J’ai tout de suite pensé aux collectivités que je connais en Nouvelle-Écosse. Il y a environ 43 collectivités noires. Elles existent depuis les années 1700, et elles ont toutes été marginalisées. Je sais que, dans nombre de ces collectivités, les gens se sont évertués pendant de longues années à essayer de trouver un moyen de sortir des cycles systémiques et structurels de pauvreté et d’inégalités d’accès.

Je pense à toute cette idée d’un fonds de financement social. Comment un tel fonds pourrait-il bénéficier à ces collectivités?

M. Huddart : Il y aurait plusieurs façons. C’est précisément ici, je pense, qu’il est important de comprendre le but d’un fonds de financement social. Un des buts est d’uniformiser les règles du jeu pour libérer le capital humain latent. Pour vous donner un exemple, la Saskatchewan a des données qui montrent que le fait de garder les gens en prison produit en réalité plus de criminels — et de meilleurs criminels —, mais ne règle en rien aucun autre problème. La province cherche à dépeupler les prisons et à utiliser les capitaux libérés pour mettre sur pied des programmes de formation, mais elle manque de fonds pour créer des entreprises sociales, c’est-à-dire des entreprises qui embaucheront les gens qui terminent leur programme de formation dans les 72 heures suivant leur réussite, pour qu’ils ne risquent pas de se retrouver de nouveau dans le cycle d’activités criminelles qui ont été la source principale de leurs problèmes.

Une entreprise sociale n’est pas une solution magique. Elle doit faire partie d’une approche coordonnée qui comprend aussi une politique publique évoluée et lucide, ainsi que la capacité de collaborer avec la collectivité à des solutions communautaires.

Au Manitoba, dans une des collectivités les plus pauvres du Canada, Winnipeg-Nord, un groupe de femmes a repensé et réinventé la façon dont les services à la famille et aux enfants appuient les mères vulnérables. Cela donne de meilleurs résultats pour les enfants et les familles. Il s’agit d’un modèle, créé et géré par la communauté, qui a suscité l’intérêt du gouvernement, qui dépense 500 millions de dollars par année pour la tutelle d’enfants qui, dans bien des cas, il n’a pas à prendre en charge. Cet argent devrait plutôt aller aux collectivités et aux familles.

L’approche de l’innovation sociale consiste à tenir compte de ceux qui sont les plus touchés et à les écouter. En se concentrant sur ces personnes et leurs problèmes, on favorise la création d’idées, qui feront l’objet d’un soutien. Voilà les nouveaux outils du processus social. M. Tansey a parlé du laboratoire d’innovation sociale. C’est ce qu’on a fait à Winnipeg. On a créé un groupe de parents facilitateurs, un groupe d’aînés facilitateurs, un groupe de chercheurs facilitateurs, un groupe d’employés des services sociaux et un groupe de bailleurs de fonds. Ensemble, pendant quatre ans, ils ont proposé 40 solutions pour transformer le paysage économique et social de Winnipeg-Nord.

Il s’agit d’outils précieux. Il n’est pas seulement question d’argent, mais de la participation des collectivités, de la confiance, qu’il faut gagner avec le temps, et de la capacité de faire des essais et de faire les choses autrement; c’est ce qui fera une différence.

La sénatrice Bernard : Selon votre expérience, d’où viennent les idées? Qui rassemble ces groupes de gens?

M. Huddart : Les idées viennent du secteur communautaire. La société civile compte 80 000 organismes de bienfaisance au Canada, en plus de 80 000 organismes à but non lucratif. Le Canada possède le deuxième plus grand secteur de la société civile au monde; et il représente donc des possibilités considérables.

Collaborer avec des personnes de la collectivité et qui assument des rôles prépondérants dans celle-ci, mais aussi faciliter les initiatives… Un autre outil social est d’amener le secteur privé à participer aux discussions. Il faut inviter les organismes du secteur public et collaborer avec les collectivités pour démarrer la conversation sur notre compréhension de la situation, sur où nous voyons des occasions de faire les choses autrement, sur ce que nous pourrions essayer, sur les hypothèses qui existent. Engageons-nous sur le chemin de l’apprentissage, amenons des gens de la collectivité au centre-ville, dans les bureaux gouvernementaux où les décisions sont prises; parlons à ces personnes et écoutons-les.

Il y a une dynamique qui entoure tout cela; il s’agit d’établir de nouveaux rapports, et c’est pour atteindre l’égalité économique au pays qu’il est le plus important et le plus nécessaire de le faire; de même que pour réaliser une réconciliation avec les Autochtones et une réconciliation économique.

Le président : Merci. Y a-t-il d’autres commentaires?

Avant d’entamer le deuxième tour, j’aimerais rapidement poser quelques questions.

Vous avez beaucoup parlé de résultats. Vous avez parlé des différents problèmes. Vous avez très bien décrit dans vos commentaires, monsieur Huddart, un projet spécifique concernant les peuples autochtones. Cependant, il n’y a pas encore eu suffisamment de discussions au sujet des intrants, de la création du fonds, des sources du fonds et de la manière dont il sera utilisé, par exemple, sous forme de prêts, de subventions ou d’incitatifs fiscaux.

Vous avez dit que, selon vous, ce n’est pas le gouvernement qui devrait le gérer ni une société d’État. J’ai l’impression qu’il devrait y avoir un partenariat qui implique le secteur privé, le secteur public, le secteur caritatif, et cetera, peu importe. À votre avis, comment le partenariat pourrait-il être établi? D’après vous, le gouvernement devrait-il fournir des fonds pour l’établir, mais le laisser ensuite s’autogérer?

Que devrait-il faire d’autre? Le mot « incitatif » a été mentionné. Les incitatifs du gouvernement pourraient être sous forme de subventions, de prêts ou d’incitatifs fiscaux. Selon vous, que faudrait-il faire à cet égard? Après tout, nous devons nous concentrer sur le rôle que le gouvernement devrait jouer pour faire en sorte que tout cela se réalise.

M. Huddart : Je vous remercie de votre question. Elle est fondamentale pour notre travail au comité, et c’est pourquoi nous recommandons tout d’abord au gouvernement d’envoyer le message très clair qu’il s’engage à développer ce fonds et les infrastructures sociales connexes qui appuieront tous ces changements.

Nous pensons que le gouvernement devrait considérer les comptes bancaires inactifs comme une source de capitaux qui pourraient servir à des fins publiques plus utiles. Comme on l’a fait au Royaume-Uni — et comme on s’apprête à le faire au Japon et dans d’autres pays — on peut aller chercher ces capitaux et ainsi favoriser des investissements privés. Je pense qu’on devrait inviter les banques à participer. Je sais que les fondations ont un rôle à jouer; nous en discutons déjà entre nous pour trouver des moyens de participer.

En ce qui concerne les incitatifs fiscaux, je ne suis pas certain que ce serait ce qu’on privilégierait. Cependant, un consultant de notre comité a parlé d’un fonds enregistré pour le développement des entreprises sociales, avec un crédit d’impôt pour attirer ce genre de capitaux.

Quant à savoir s’il devrait s’agir d’une société d’État ou non, je crois qu’une société d’État ne serait pas nécessairement une mauvaise idée. Les sociétés d’État sont exploitées en dehors du gouvernement, elles ont leur propre conseil, elles peuvent gérer leurs propres affaires et elles peuvent faire rapport au gouvernement sans être soumises aux résultats des élections. C’est une possibilité.

Vous avez aussi parlé plus tôt de la Banque de développement du Canada. Nous pensons qu’elle a une énorme capacité, en ce qui concerne les systèmes d’incubation et de soutien, pour appliquer le genre de mesures dont parlait Mme Bouchard concernant les besoins des entrepreneurs sociaux. Si nous pouvons faire en sorte que la banque participe à une telle entreprise, elle représenterait une capacité supplémentaire phénoménale.

C’est aussi quelque chose dont les différents ordres de gouvernement peuvent se parler. Quand il s’agit des soins de santé ou de l’éducation, ce sont souvent des questions d’ordre provincial. Il s’agit donc ici d’un domaine où la collaboration entre les différents ordres de gouvernement pourrait accélérer le développement de cette capacité.

Le président : Avez-vous autre chose à ajouter? Nous écouterons Mme Bouchard, et ensuite M. Tansey.

Mme Bouchard : Merci. Nous avons mené de vastes consultations à travers le Canada et on nous a dit que le besoin ne se limite pas à financer les fonds qui existent, mais aussi à aider ces fonds à réduire les risques associés aux investissements.

Ce dont on a vraiment besoin, ce sont des prêts sans garantie pour les entreprises sociales. C’est très important de réduire les risques, c’est-à-dire d’accepter les premières pertes et d’offrir des garanties de prêt. On a besoin non seulement de financement, mais aussi d’outils financiers pour aider le secteur du financement social à avoir plus de liquidités.

M. Tansey : Au sujet du coinvestissement, nous en avons examiné certains aspects, dont le premier est qu’une institution qui fournit du financement de gros n’effectue pas nécessairement des investissements directs. Elle pourrait le faire, mais elle travaille avec des institutions financières existantes qui investissent déjà dans le secteur social. Cela lui permet de tirer profit du savoir-faire et des rapports déjà existants et de devenir une autre source de capital. C’est vraiment important pour les investisseurs philanthropiques et privés de ne pas être à la merci des cycles politiques liés aux élections, pour avoir la confiance que leur investissement sera en sécurité, qu’il permettra de créer un effet de levier et qu’il n’est pas lié au cycle budgétaire normal. Pour que cela fonctionne, les autres investisseurs exposent aussi des capitaux au risque, et ils doivent savoir qu’il existe ce genre d’indépendance.

C’est certainement un des moyens dont cela a fonctionné au Royaume-Uni.

En ce qui concerne les différents types d’investissements, je pense que Mme Bouchard a parlé de l’importance des prêts dans le contexte du Royaume-Uni et d’autres pays. On y trouve des capitaux propres, mais la grande partie représente des titres de créance — garantis ou non — fournis aux entreprises et remboursés à long terme. L’effet de cela sur les liquidités des organismes du secteur social peut être considérable.

Nous avons aussi constaté la valeur véritable des fonds de réserve pour pertes, prévus par le gouvernement canadien dans le financement du développement par des organismes. Cela a donné la confiance aux investisseurs privés d’investir, sachant qu’il existe un certain capital patient.

Je ne crois pas qu’il existe une seule solution, mais plutôt de multiples solutions et une combinaison d’outils qui fonctionnent bien.

Le président : Quelle est votre définition des fonds de gros?

M. Tansey : On utilise ces fonds comme un raccourci, mais cela fait plutôt partie du modèle du secteur privé. Un fonds de gros est constitué de capitaux qui sont investis dans des intermédiaires financiers existants, c’est-à-dire des fonds existants. On dit « de gros » parce que l’institution ne choisit pas directement les investissements en tant que tels; elle se fie à des intermédiaires pour le faire. Il peut s’agir d’un fonds existant pour les logements, comme le fonds New Market en Colombie-Britannique, ou nombre de fonds qui existent au Québec.

Il s’agit plutôt de choisir les gestionnaires de fonds en fonction de leur bilan, mais on ne choisit pas directement les investissements. Cela garantit que l’investissement se fait près de la circonscription ou de la collectivité géographique.

La sénatrice Omidvar : Vous avez parlé du rôle fédéral dans l’établissement d’un fonds de gros, d’un fonds de financement social, d’un fonds de fonds, ou peu importe comment vous l’appelez. Pourriez-vous nous aider à comprendre dans quoi ce fonds de fonds investirait, car il existe toute une multitude de problèmes sociaux au Canada. Au Sénat, nous entendons quotidiennement parler des questions concernant les anciens combattants, la pauvreté, les étudiants, et cetera. Ce fonds devrait-il mettre l’accent sur des priorités — j’hésite à employer le mot « nationales », car il y a des intervenants provinciaux, ou devrait-il permettre aux intervenants concernés d’investir selon leurs besoins et leur bon jugement? Pourriez-vous m’aider à comprendre s’il existe des tensions ou des rivalités?

M. Tansey : Je dirais simplement que la première règle à observer doit être de ne pas considérer un mécanisme de financement qui vient d’être lancé comme une panacée pour tous les problèmes sociaux et environnementaux que nous devons régler. Établir la priorité dans une ville donnée relève d’un choix de politique publique. N’essayons pas de lancer quelque chose qui tente de tout régler à la fois. Choisissons plutôt les dossiers dans lesquels nous pourrons réaliser des progrès.

La deuxième règle, selon moi, est qu’il y aura toujours différentes priorités nationales où il y a un véritable besoin d’avoir un programme — par exemple, le logement destiné aux Autochtones ou les soins de santé préventifs — qu’il faudra gérer en partenariat avec des intermédiaires qui connaissent mieux les collectivités géographiques. Je pense que le fonds doit avoir une perspective sectorielle, combinée à la flexibilité de pouvoir choisir les intermédiaires en fonction de leurs compétences.

Voilà le rôle du gouvernement. Ce n’est pas simplement de verser l’argent aux régions; il faut avoir un organe indépendant qui peut attester que les intermédiaires peuvent obtenir des rendements financiers et employer une approche ciblée et que les projets dans lesquels ils investiront auront un impact, car il est question de sommes privées et publiques, qui doivent être investies par des intermédiaires compétents.

La sénatrice Omidvar : J’aimerais connaître l’opinion de Mme Bouchard.

Le président : Rapidement, parce qu’il ne reste plus de temps.

Mme Bouchard : Merci. Je pense que chaque région du Canada présente un niveau distinct de développement en ce qui a trait à ces institutions, et que là où elles existent et où elles sont déjà bien organisées, ce n’est pas nécessaire, selon moi, d’en doubler la gouvernance. Il faut organiser le fonds de fonds fédéral en fonction de ce qui existe, surtout au Québec, mais aussi dans d’autres provinces où les institutions existent déjà.

Le président : Je suis désolé que le temps soit écoulé, car nous avons vraiment d’autres questions que nous aimerions poser. Nous sommes prêts à entendre les témoins suivants, qui viennent de l’Australie et des États-Unis.

Permettez-moi de remercier M. Tansey, M. Huddart et Mme Bouchard de nous avoir aidés à comprendre et à faire avancer la notion de finance sociale.

Nous poursuivons la réunion du Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie avec le second groupe de témoins, dont certains se joignent à nous de l’Australie et des États-Unis.

Je vous les présente. Nous accueillons Rosemary Addis, présidente de l’Australien Advisory Board on Impact Investing, organisme chef de file en matière de stratégie pour accélérer la croissance du marché de l’investissement à retombées sociales en Australie et pour l’Australie. Mme Addis est également membre du groupe d’experts de l’OCDE sur l’investissement à retombées sociales et elle représente l’Australie au sein du Global Social Impact Investment Steering Group.

Se joint également à nous M. Antony Bugg-Levine, président de Nonprofit Finance Fund, organisme qui appuie des missions sociales et le progrès social au moyen de financement, de partenariats de consultation et de partage des connaissances et qui habilite les dirigeants et les organisateurs d’initiatives tout en faisant la promotion de certaines idées. Avant de se joindre au Nonprofit Finance Fund, M. Bugg-Levine a conçu et dirigé les initiatives d’investissement à retombées sociales de la Fondation Rockefeller et il est coauteur de l’ouvrage intitulé Impact Investing: Transforming How We Make Money While Making a Difference, publié en 2011. Toutes ces questions s’inscrivent dans le cadre de notre étude d’aujourd’hui.

Je vous souhaite la bienvenue. J’invite chacun de vous à faire une présentation de sept minutes au plus, après quoi les membres du comité vous poseront des questions.

Commençons par Mme Rosemary Addis. Bienvenue de l’Australie.

Pourriez-vous attendre un instant, s’il vous plaît, madame Addis? La communication n’est pas bonne. Nous avons apparemment un problème de ligne et nous ne vous entendons pas bien. Puis-je passer à l’autre témoin pendant que vous vérifiez la ligne?

Monsieur Bugg-Levine, pendant que nous essayons de rétablir la communication avec l’Australie, nous commençons avec vous. La parole est à vous.

Antony Bugg-Levine, président, Nonprofit Finance Fund : Merci beaucoup. Veuillez m’indiquer si vous ne m’entendez pas bien moi non plus.

Comme le président vient de le mentionner, je représente le Nonprofit Finance Fund.

Le président : Je suis désolé. Il semble que le problème de communication s’applique aux deux témoins qui participent par téléconférence. Nous devons suspendre la séance quelques minutes pendant que les techniciens essaient de régler le problème. J’imagine que vous pouvez m’entendre. Les techniciens se penchent sur le problème et nous reviendrons à vous dès que possible.

Parfait, nous sommes prêts à reprendre. Essayons de nouveau. J’essaie encore une fois de commencer par Mme Rosemary Addis.

Rosemary Addis, présidente et directrice exécutive, stratège en matière d’impact, Australian Advisory Board on Impact Investing : Je remercie le président et le comité de me donner l’occasion de participer à la réunion d’aujourd’hui. Je suis ravie de parler du travail de l’Australian Advisory Board on Impact Investing et des efforts que nous avons déployés pour promouvoir, en collaboration avec nos collègues canadiens, l’investissement socialement rentable. Nous estimons que nos efforts peuvent contribuer substantiellement à ce que davantage de ressources soient consacrées aux entreprises et à la fourniture de biens et de services qui amélioreront vraiment la vie des gens.

Aujourd’hui, je vous fais part très brièvement de ce que notre travail sur la scène mondiale nous a appris. Il a notamment amené le conseil consultatif national de l’Australie à la conclusion qu’un financement de gros à retombées sociales contribuerait à faire changer la donne sur le marché australien et, possiblement, d’autres marchés. Je signale au passage que nous avons nommé Impact Capital Australia l’étude de cas et l’initiative de mise en œuvre que nous avons élaborée.

À titre d’information, je précise que le cadre stratégique avec lequel a travaillé le conseil consultatif australien est principalement axé sur le leadership, les initiatives et les politiques. Nous avons mis l’accent sur les secteurs où nous estimions pouvoir faire de véritables percées dans le marché. J’estime qu’il s’agit d’un élément de base important pour la discussion d’aujourd’hui. Nous nous sommes concentrés très précisément sur les initiatives que nous croyions susceptibles de faire croître et progresser le marché. Impact Capital Australia est l’une de ces initiatives.

Pour vous donner une idée très sommaire du marché de l’investissement socialement rentable en Australie, je précise que, comme ailleurs dans le monde, ce type d’investissement suscite un intérêt croissant, et que, depuis les cinq dernières années, nous avons certainement noté un changement positif et un accroissement notable des activités. Cependant, comme dans d’autres pays et écosystèmes, il reste encore énormément de travail à faire et des obstacles et des défis à surmonter. Je songe notamment aux lacunes en matière d’infrastructure de coordination et à la nécessité d’augmenter le nombre d’intermédiaires, d’accroître la capacité et de concevoir et de mener sérieusement des initiatives axées sur les retombées et sur les collectivités et d’un niveau susceptible d’attirer davantage de ressources.

À la fin de l’année dernière, nous avons mené une autre consultation de marché. Du côté positif, les personnes interrogées ont fait état de progrès considérables et, par surcroît, d’un énorme potentiel à exploiter. Néanmoins, elles ont mentionné certains enjeux et défis auxquels il faut s’attaquer pour atteindre le niveau et le potentiel souhaités. Elles ont particulièrement souligné la nécessité de recourir à des intermédiaires qualifiés capables de mettre en contact les détenteurs de ressources et de capitaux et les organisations axées sur les retombées et les activités, parce qu’il y a une lacune grave à cet égard.

Il est important de remédier à cette lacune notamment parce qu’elle n’est unique ni à l’Australie ni aux marchés nouveaux et émergents, que ce soit dans le domaine de l’énergie ou d’autres domaines d’innovation. Par conséquent, un examen de certains éléments peut indiquer, de façon générale, ce qui pourrait aider à surmonter les obstacles et à améliorer la situation.

Les initiatives précédentes, notamment dans les pays de l’OCDE, en ce qui concerne la stimulation de l’innovation et des entreprises en démarrage, révèlent que le fait d’habiliter les intermédiaires, de remédier aux asymétries en matière d’information et de permettre la création de fonds, sont des mécanismes régulièrement utilisés en politique économique à l’échelle de l’OCDE, pour obtenir un effet catalyseur et combler les lacunes dans une dynamique de marché.

Dans le contexte de l’investissement à retombées sociales, comme d’autres témoins l’ont indiqué ce matin, l’accent a certainement été mis sur les investissements socialement rentables, en particulier les fonds de gros. Ce choix tient au fait qu’on les considère comme un mécanisme fiable pour accroître l’efficacité, notamment des dépenses gouvernementales compte tenu des enjeux prioritaires. L’objectif consiste donc à obtenir de meilleurs résultats et à libérer des capitaux privés pour les diriger, il va sans dire, vers des initiatives qui importent vraiment pour les collectivités tout en améliorant les résultats. De notre point de vue, il est crucial que nos initiatives débouchent sur de meilleurs résultats en termes qualitatifs et quantitatifs.

Les grossistes en investissement socialement rentable peuvent avoir un véritable effet catalyseur sur les activités parce qu’ils contribuent à l’intervention d’intermédiaires. Comme vous l’avez entendu lors de la période de questions précédente, ce genre de financement assure une base de capitaux, un mandat et la capacité d’offrir une plateforme à long terme susceptible de stimuler l’activité et de libérer une masse critique de nouveaux capitaux et de nouvelles façons de faire.

Nous considérons que l’investissement en gros a un effet multiplicateur. Si on fait 10 investissements directs, autrement dit, si on investit dans 10 fonds qui font 10 investissements chacun, on obtient 100 nouveaux investissements. Par conséquent, davantage de capitaux sont investis, sans compter qu’il y a une plus grande diversité dans les façons de procéder et de mettre différents modèles à l’essai.

Si elles sont bien conçues, nous estimons que ces initiatives peuvent donner des résultats meilleurs, voire supérieurs à ceux qui pourraient être obtenus au moyen d’investissements directs dans des initiatives stratégiques individuelles. Plus important encore, les résultats vont bien au-delà de l’aspect financier. L’appui d’intermédiaires multiplie les possibilités de montrer de nouveaux modèles et de parfaire ceux qui fonctionnent bien, ce qui peut vraiment améliorer la vie des familles et des collectivités et offrir de nouvelles solutions à des problèmes complexes.

On vous a parlé de l’expérience du Royaume-Uni. Il est également possible d’examiner ce qui se fait ailleurs. Par exemple, dans le secteur de l’énergie, on trouve des précédents comme le Global Energy Efficiency and Renewable Energy Fund, ou GEEREF, qui a démarré avec 154 millions d’euros et a réussi à obtenir environ 2,4 milliards d’euros du secteur privé. Plus important encore, le GEEREF a réussi à investir dans des projets qui ont créé plus de 5 000 emplois et assuré l’approvisionnement en énergie à 308 000 ménages dans des marchés en développement et à aider les intermédiaires — avec lesquels il collaborait — à accroître le niveau d’activité.

Maintenant, j’explique brièvement pourquoi nous estimons que le gouvernement a un important rôle à jouer à cet égard. Je présenterai ensuite rapidement l’initiative Impact Capital Australia.

Les gouvernements ont vraiment un rôle proactif à jouer dans le développement du marché. Si on jette un coup d’œil sur d’autres secteurs du marché, on constate que les gouvernements y sont toujours présents. De toute évidence, les gouvernements, particulièrement les gouvernements fédéraux, sont d’importants partenaires parce qu’ils sont les principaux bénéficiaires et acteurs des investissements à retombées sociales. Le message qu’envoient leur collaboration et leur engagement peut être crucial pour instaurer la confiance et assurer que les initiatives d’investissement à retombées sociales, notamment les fonds de gros, servent l’intérêt public tout en stimulant la croissance et en renforçant la capacité, ce qui peut avoir une incidence nettement plus vaste.

Lorsqu’il s’est agi d’établir nos priorités, nous avons examiné ce qui se fait ailleurs dans le monde dans différents marchés et nous nous sommes notamment intéressés à certaines caractéristiques des fonds de gros. Les achats gouvernementaux jouent certainement un rôle de premier plan dans ces fonds. Nous pouvons présenter au comité nos conclusions à cet égard.

Le conseil consultatif australien et nombre d’intervenants avec lesquels il collabore dans un cadre partisan depuis plusieurs années maintenant en sont arrivés à la conclusion qu’il n’y a pas de solutions simples, mais que cette formule peut assurément changer la donne. Ainsi, l’Australie a mis l’accent sur un fonds de gros pour changer la donne et a investi dans l’élaboration d’une initiative appelée Impact Capital Australia. Nous avons collaboré avec le gouvernement, les banques et d’autres institutions financières pour élaborer cette proposition clés en main. Nous cherchons actuellement à obtenir des capitaux pour la mettre en œuvre sur le marché australien.

Pour ce qui est des principales caractéristiques de cette initiative, mentionnons qu’il s’agit d’un fonds de 300 millions de dollars, principalement détenu par une institution de gros résultant d’un partenariat entre les secteurs public, privé et communautaire. Impact Capital Australia aura deux principales fonctions. La première consistera à faire des investissements de gros, l’autre, à agir comme chef de file sur le marché et comme véritable centre d’excellence capable d’investir dans des intermédiaires, d’obtenir des investissements et de mettre en œuvre une stratégie susceptible de favoriser la diversité, l’innovation et la croissance à l’échelle du système.

En tant que grossiste, cette institution fournira des capitaux sûrs à de nouveaux fonds à retombées sociales mis sur le marché par d’autres entités et aidera ceux qui sont déjà sur le marché à croître pour qu’ils puissent investir dans des entreprises, des biens ou des mécanismes de prestation de services. La modélisation que nous avons faite indique que Impact Capital Australia aura un effet multiplicateur. J’ai donné des renseignements généraux sur cette initiative au secrétariat du comité. L’objectif est de faire en sorte que, au départ, une combinaison d’institutions financières et d’organisations communautaires australiennes investissent le même montant que le gouvernement. Cette institution nécessitera une contribution unique de la part du gouvernement et deviendra autosuffisante sur une période d’approximativement 10 ans.

Nous prévoyons que Impact Capital Australia investira dans divers fonds qui évoluent dans 10 secteurs clés à retombées sociales. Les investissements serviront principalement à créer des possibilités dans une combinaison de biens ou d’organisations, de programmes et de prestation de services. Par exemple, il pourrait s’agir d’investissement dans un fonds offrant de nouvelles occasions d’affaires dans des collectivités qui souffrent de sous-financement, ce qui créerait des emplois et stimulerait l’économie locale. Il pourrait s’agir d’un investissement dans le logement, pour financer la construction d’un édifice sur mesure et la prestation de services adaptés destinés à des personnes handicapées. L’investissement pourrait également soutenir de nouveaux modèles d’entreprises qui s’attaquent vraiment à des enjeux sociaux difficiles et qui s’emploient à instaurer la collaboration sur le marché. L’institution pourrait aussi investir dans un fonds d’obligations à retombées sociales. Nous avons examiné de nombreux exemples de plus près et nous pouvons vous faire part de nos conclusions.

En tant que chef de file sur le marché, Impact Capital Australia ciblera les obstacles à la croissance. Elle créera un centre d’excellence capable d’élaborer une expertise, de la partager ouvertement avec d’autres intervenants et de fournir des connaissances et des outils sur le marché. En outre, elle s’engagera de façon substantielle dans les collectivités pour mener des projets du début à la fin avec la collaboration du milieu de l’investissement, des experts du secteur et du gouvernement.

Le président : Pourriez-vous conclure, s’il vous plaît?

Mme Addis : Ce type d’investissement change la donne. Je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de vous faire part de ce que nous avons appris.

Le président : Nous vous remercions à notre tour de nous avoir fourni énormément d’information sur ce qui se fait en Australie en matière de financement social, un enjeu qui suscite un vif intérêt au Canada. L’Australie a acquis une expérience considérable dans le domaine.

Nous accueillons maintenant M. Bugg-Levine, qui est à New York, dans le même fuseau horaire que nous.

M. Bugg-Levine : Merci beaucoup. Je suis honoré de témoigner devant vous aujourd’hui. Je suis présentement à New York. Je suis Américain, mais comme de nombreuses personnes de ma famille vivent en Ontario et en Colombie-Britannique, je suis de près tout ce qui se fait au Canada, particulièrement le travail que vous faites. Au cours des dernières années, nous avons collaboré de près avec le Centre de la découverte MaRS à Toronto et avec le Centre des investissements à retombées sociales. Le Canada possède de grands atouts et la présente discussion arrive à point nommé.

Je vous présente mon point de vue à titre de président-directeur général du Nonprofit Finance Fund, un fond de prêts sans but lucratif enregistré auprès du département du Trésor des États-Unis. En 38 ans, nous avons fourni environ 700 millions de dollars à des refuges pour sans-abri, des cliniques de santé, des banques alimentaires et d’autres organisations de services sociaux. Notre feuille de route montre que nous profitons depuis longtemps des programmes gouvernementaux créés pour soutenir les activités que nous menons aux États-Unis.

Je témoigne devant vous également à titre de président fondateur du Global Impact Investing Network, un réseau mondial d’investissement à retombées sociales, créé en 2009 pour répondre, d’une part, à l’intérêt croissant manifesté partout dans le monde par un large éventail d’investisseurs désireux d’utiliser leurs capitaux pour résoudre des problèmes sociaux et, d’autre part, au besoin d’un ensemble de mécanismes d’appui pour faciliter ces investissements.

Au fil des ans, en qualité de président du Global Impact Investing Network, j’ai conseillé des banques, des fonds de pension, des fondations privées et d’autres organisations. Par conséquent, j’ai vraiment une bonne idée des débouchés compte tenu de tout le travail qui se fait au Canada.

Je me suis engagé dans ce travail non pas à titre de banquier. J’ai peut-être l’allure d’un banquier — du moins aujourd’hui à partir de la ceinture, mais je n’ai pas l’intention de me lever pour vous montrer de quoi j’ai l’air en bas de la ceinture. Trêve de plaisanteries. J’interviens du point de vue d’un défenseur des droits de la personne et de la justice sociale. Je ne me suis pas engagé dans ce travail pour faciliter la vie des banquiers, mais plutôt parce que j’ai pris conscience des grandes possibilités qui s’offrent à nous pour résoudre des problèmes sociaux qui exigent davantage de capitaux que ceux qu’offrent les organisations philanthropiques et les gouvernements. J’ai également été frappé par le fait que 100 billions de dollars circulent sur le marché mondial des capitaux sans être utilisés à des fins sociales alors qu’ils pourraient servir à tellement d’endroits. J’estime que mon travail consiste essentiellement à élaborer des instruments pour établir le lien entre la source des capitaux et leurs destinations possibles à des fins sociales.

À cet égard, j’affirme devant vous que les possibilités sont bien réelles. Les investisseurs sur le marché mondial des capitaux sont plus intéressés que jamais auparavant à investir à des fins sociales. Plus tôt, la sénatrice Omidvar a fait mention du marché. Il faut effectivement un marché pour ce genre d’investissements, mais le marché actuel ne le permet pas. J’estime qu’il incombe au gouvernement d’appuyer les groupes de travail et certains acteurs du secteur privé, comme M. Huddart et le travail qu’il accomplit à la Fondation McConnell, alors que de formidables possibilités s’offrent pour créer un marché capable d’établir le lien entre les investisseurs qui souhaitent de plus en plus investir leurs capitaux dans des causes sociales et des projets susceptibles d’entraîner des retombées sociales et des investissements. Au Canada, des groupes comme RBC — j’ai également été en communication avec les représentants de fonds de pension provinciaux — souhaitent investir des capitaux dans des initiatives sans but lucratif dont la mission est de résoudre des problèmes sociaux. Le gouvernement a la possibilité de prendre des mesures pour que de tels investissements se concrétisent.

Je prends quelques minutes pour préciser ce qu’un gouvernement peut faire à cet égard. La sénatrice Omidvar m’a entendu en parler hier. Il peut sembler paradoxal d’affirmer qu’il y a énormément de capitaux, mais que nous avons besoin de l’appui gouvernemental. L’expérience mondiale montre que les gouvernements ont quatre fonctions essentielles pour aider à bâtir un marché d’investissement fonctionnel.

La première fonction consiste à créer des conditions de marché permettant de faire des investissements dans des secteurs où les risques sont actuellement mal évalués. Aux États-Unis, l’exemple le plus frappant est celui du mouvement de capitaux dans le logement abordable et pour les ménages à faible revenu. Au cours des trois dernières décennies, c’est principalement dans ce secteur que se sont faits les investissements à retombées sociales. Les grandes banques n’ont tout simplement pas compris ce marché, considérant de tels investissements comme plus risqués qu’ils ne le sont vraiment. Elles n’auraient pas fait de tels investissements si ce n’avait été d’un ensemble de politiques gouvernementales qui ont créé des conditions favorables prouvant aux investisseurs que de telles initiatives étaient moins risquées qu’ils ne le croyaient.

La deuxième fonction consiste à subventionner des intermédiaires experts. Mme Addis a mentionné qu’il fallait des organisations capables de comprendre le risque sur le marché. Par exemple, l’organisation que je dirige a récemment consenti un prêt à un refuge pour sans-abri bien géré, ici même à New York. Ce refuge avait besoin d’un prêt de 2 millions de dollars. Les experts de mon équipe savent qu’il s’agit d’un prêt à faible risque, mais le modèle d’affaire des banques ne les incite tout simplement pas à acquérir l’expertise nécessaire pour évaluer le risque que présente une telle organisation. Bref, ce prêt est trop petit et les activités de l’organisation trop complexes pour une grande banque. À défaut de l’intermédiation d’experts et d’une subvention pour permettre à mon équipe de poursuivre son travail, il est fort probable qu’aucune entité n’aurait consenti ce prêt.

La troisième fonction consiste à réduire le risque, parfois bien réel. Il se peut que le marché ne fasse pas nécessairement une mauvaise évaluation du risque. Les banquiers peuvent être très compétents et ils peuvent reconnaître qu’un prêt est trop risqué pour eux. En pareil cas, le gouvernement peut fournir des subventions pour atténuer le risque.

Ici aux États-Unis, lorsqu’il s’est agi d’élargir la prestation des soins de santé primaires suite à la bonification du régime d’assurance, il fallait construire un nombre considérable de cliniques pour desservir les collectivités qui n’avaient pas ce genre de services auparavant. Ces prêts étaient encore risqués, mais le gouvernement a réservé et libéré des fonds à cette fin. Dans ce cas, il y a eu un effet multiplicateur. Plutôt que de dépenser 10 millions de dollars pour construire une nouvelle clinique, le gouvernement a accordé une subvention de 2 millions de dollars qui a créé les conditions économiques voulues et a permis à mon organisation et à d’autres de fournir un prêt additionnel de 8 millions de dollars, ce qui maximise l’appui gouvernemental.

Enfin, je souligne que, dans le contexte d’une transition vers un financement axé sur les résultats et les obligations à retombées sociales et payées en fonction des résultats — je sais que certains groupes de travail canadiens se penchent sur cette question —, l’une des choses les plus importantes que puisse faire un gouvernement pour soutenir les investissements en capitaux est d’assurer la fiabilité des recettes. M. Huddart a fait mention du placement familial. L’organisation que je dirige a récemment consenti un prêt à une organisation dans le comté de Cuyahoga juste de l’autre côté du lac, à Cleveland, en Ohio. L’emprunteur appuiera des familles réunifiées, dont les enfants avaient été placés temporairement dans une autre famille, et créera des conditions permettant aux parents d’assumer leurs responsabilités parentales. Cette initiative enlève à l’État le fardeau que constitue le placement d’enfants en foyer d’accueil.

Notre organisation est en mesure de consentir ce prêt parce que, si le programme est une réussite, le gouvernement s’est engagé à le subventionner parce que les enfants ne relèveront plus de la responsabilité de l’État. Un financement fiable en aval constitue un ingrédient crucial que peut fournir un gouvernement pour permettre aux organisations comme la nôtre et aux investisseurs d’obtenir des capitaux privés pour de telles initiatives.

Enfin, je souligne que, si on jette un coup d’œil à l’exemple que M. Huddart a donné au sujet des Premières Nations et du logement, on constate que les quatre éléments de la dynamique sont présents. Il est probable que le marché évaluait mal le risque et qu’il fallait subventionner les experts pour que le projet se concrétise. Il fallait réduire le risque. Au final, un financement fiable en aval — dans ce cas, il pourrait s’agir de paiements de loyer ou d’hypothèque par les bénéficiaires — crée les conditions permettant de mener les projets.

La sénatrice Bernard a fait mention de la situation en Nouvelle-Écosse. J’imagine que cette dynamique entre en jeu à divers degrés. Il se peut que le marché évalue mal le risque associé au fait de servir ces collectivités. Je répète qu’une politique gouvernementale judicieuse peut régler ces problèmes.

Enfin, la sénatrice Petitclerc a affirmé qu’il s’agit d’une approche révolutionnaire. J’estime que ce n’est pas le cas. Néanmoins, comme cette approche n’accuse pas vraiment de retard, elle peut laisser place à l’innovation. J’estime que c’est un moment important pour le Canada. Dans le secteur privé canadien, certains intervenants ont réfléchi à la question de façon judicieuse. Par surcroît, il y a au Canada des modèles desquels s’inspirer, comme en Australie et ailleurs. Les Canadiens peuvent vraiment faire figure de chefs de file dans le domaine des investissements de capitaux essentiellement axés sur des retombées sociales, pour créer des solutions nouvelles où tous les intervenants y trouvent leur compte.

Le président : Merci beaucoup. L’information que vous nous avez donnée est extrêmement utile. Comme on le dit si justement, il s’agit de mobiliser des capitaux privés pour le bien collectif.

La sénatrice Omidvar : J’ai deux questions très distinctes à poser aux témoins que nous venons d’entendre. Ai-je la permission?

Le président : Bien sûr. Ce serait parfait. Comme nos deux témoins comparaissent par vidéoconférence et qu’il y a un décalage sonore, chaque membre du comité peut préciser à qui s’adresse la question, et je peux donner à l’autre témoin la possibilité de répondre aussi.

La sénatrice Omidvar : Ma première question s’adresse à Mme Addis. J’aimerais mieux comprendre le rôle du gouvernement de l’Australie dans la création du fonds Impact Capital Australia. Le gouvernement australien y participe-t-il à titre d’investisseur? Siège-t-il au conseil d’administration? Le fonds Impact Capital Australia est-il une entité indépendante du gouvernement? Quel est son lien avec les gouvernements des États? Si je ne m’abuse, le Canada et l’Australie se ressemblent en termes de structure administrative. J’aimerais avoir des précisions sur le rôle du gouvernement à l’égard de cette entité et comment il se traduit dans le contexte australien.

Monsieur Bugg-Levine, j’ai de nombreuses questions à vous poser. Comment suivez-vous les différents types de capitaux? D’où viennent les capitaux? Votre organisation agit-elle comme grossiste? Si oui, investit-elle dans un éventail limité d’initiatives? Comment faites-vous les choix? Ou votre organisation offre-t-elle ses services à toutes les initiatives indistinctement? Je dois peut-être m’arrêter ici.

Mme Addis : Je vous remercie de la question. Comme je l’ai mentionné, le fonds Impact Capital Australia est une proposition clés en main. Par conséquent, nous invitons actuellement toutes les parties intéressées à y participer. Nous avons obtenu un engagement de principe de la part de deux grandes banques australiennes et nous sommes en pourparlers avec le gouvernement pour savoir s’il peut participer.

En réponse à vos questions sur la conception de ce fonds, je dirai que nous avons prévu que l’investissement du gouvernement représenterait la moitié des capitaux de départ, soit 150 millions de dollars sur 300 millions de dollars, et qu’il s’agirait d’un prêt subordonné. Le fonds peut être structuré de nombreuses façons. À certains égards, la subvention est la formule la plus simple et la plus directe, mais il est également possible que la structure s’apparente davantage à un investissement en capital ou à une obligation à coupon zéro. Nous avons modélisé plusieurs possibilités et nous avons amorcé des discussions avec le gouvernement pour connaître le fonctionnement de certains de ces modèles. De toute évidence, nous en sommes arrivés à cette étape. Il faut ensuite savoir si le fonctionnement de chaque modèle respecte les règles budgétaires actuelles. Nous sommes donc en discussions avec le gouvernement pour savoir si nous pouvons aller de l’avant dans le contexte du budget actuel durant...

Nous avons conçu le fonds Impact Capital Australia comme une entité indépendante. Comme vous l’avez entendu au cours de la séance, les institutions financières nous ont fait savoir qu’elles devaient nécessairement faire participer leurs clients investisseurs aux discussions sur cette proposition. Nous avons énormément travaillé avec le cabinet d’avocats international Ashurst sur la constitution d’Impact Capital Australia pour obtenir l’indépendance recherchée et une garantie de mission pouvant susciter la confiance du gouvernement à l’égard du rôle et des objectifs de ce fonds, et pour assurer que ces éléments se traduisent dans son fonctionnement.

Nous envisageons bien sûr que le gouvernement ne serait pas uniquement un investisseur, mais également un important intervenant à d’autres égards. Compte tenu de l’importance que le gouvernement australien accorde à la probité, il pourrait ne pas souhaiter être directement représenté au conseil d’administration. Cependant, il pourrait prendre des dispositions pour nommer une personne dument qualifiée pour y siéger. Pour le moment, nous proposons que ce soit une initiative du gouvernement fédéral. Par ailleurs, nos gouvernements d’État sont très actifs dans divers secteurs, notamment l’investissement à retombées sociales, les obligations à retombées sociales — leur grande priorité — et aussi le logement.

Dans le contexte australien, nous estimons qu’il serait difficile d’obtenir des investissements uniquement des États, parce que chaque État devrait segmenter sa contribution par région ce qui engendrerait des contraintes quant au mandat et rendrait plus difficile le choix de l’une des solutions les plus prometteuses, notamment en matière de retombées, à l’échelle nationale.

Je précise également que, depuis quelques années, le gouvernement fédéral australien est de plus en plus actif dans le secteur de l’investissement à retombées sociales. L’an dernier, il a publié des principes s’appliquant à l’investissement social. Dans le respect de l’un de ces principes, le gouvernement cherche à prendre davantage de mesures pour stimuler et soutenir la croissance de marché. Il nous ferait plaisir de vous faire part de ces principes.

Pour ce qui est des détails, nous pouvons également préciser certains éléments de la structure et de la façon dont elle doit fonctionner à des niveaux très concrets, notamment en ce qui concerne les dispositions constitutionnelles.

Le président : Merci beaucoup. Nous passons maintenant à M. Bugg-Levine.

M. Bugg-Levine : Merci. En réponse à la question concernant l’origine des capitaux et nos décisions en matière d’investissement, je précise que, l’an dernier, nous avons obtenu 48 millions de dollars de nouveaux prêts. Nous avons emprunté 48 millions de dollars additionnels principalement de banques et de compagnies d’assurances américaines. La Banque TD est également un de nos prêteurs depuis qu’elle a acheté une filiale américaine.

Depuis 1977, nous avons principalement obtenu des capitaux de banques désireuses de satisfaire à une disposition réglementaire — il ne s’agit toutefois pas d’une exigence. Cependant, en 1977, les États-Unis ont adopté la Community Reinvestment Act. Cette loi visait à faire en sorte que les banques de détail offrent du capital d’emprunt dans les collectivités pauvres. Or, après les manifestations du mouvement pour la défense des droits civiques, il a été démontré que, pour des motifs racistes, le capital d’emprunt était systématiquement mis hors de portée principalement des Afro-Américains vivant dans des centres urbains. En fait, on a reconnu que le marché n’allait pas régler ce problème tout seul.

Il n’y a pas eu de mandat précis, mais la loi qui a été adoptée visait à faire en sorte que les organismes de réglementation vérifient aux trois ans dans quelle mesure les banques mettent du capital d’emprunt à la disposition de ces collectivités. Plutôt que de prêter elles-mêmes, les banques se sont rendu compte qu’il serait préférable que des organisations comme la mienne puissent faire des prêts. Ainsi, chaque fois qu’une banque nous prête de l’argent, on lui reconnaît le mérite d’avoir contribué au respect de cette exigence réglementaire. C’est ainsi que se sont multipliées les organisations semblables à la mienne. On compte approximativement 1 300 institutions financières vouées au développement communautaire, comme la nôtre, qui sont enregistrées auprès du département du Trésor américain et qui peuvent contracter des prêts bancaires.

Les capitaux que nous prêtons proviennent principalement d’emprunts. Nous empruntons et nous remboursons avec intérêts. En 38 années d’activité, notre organisation n’a jamais perdu un dollar des capitaux des investisseurs. Compte tenu de cette excellente feuille de route, les banques sont à l’aise de nous prêter des fonds, car elles ont l’assurance qu’il s’agit de prêts sûrs et que, par surcroît, les autorités de réglementation leur en reconnaîtront le mérite. Mon organisation paie un peu moins qu’un autre emprunteur compte tenu des risques prévus — jusqu’ici, nous n’avons fait courir aucun risque aux investisseurs —, mais les banques ne nous prêteraient pas si ce n’était de cette exigence réglementaire.

Les possibilités pour le Canada et d’autres pays sont davantage axées sur l’avenir. Il faut se demander comment tirer parti des capitaux qui ne sont pas liés à une exigence réglementaire. Bon nombre de fiduciaires de fonds de pension, d’investisseurs institutionnels, de familles riches et de fondations souhaitent faire des investissements à retombées sociales, parce que le mouvement a pris de l’ampleur et qu’ils sont convaincus de son bien-fondé. Comme il n’en était pas ainsi dans les années 1970, la réglementation s’imposait.

La dernière chose que j’aimerais ajouter à ce sujet c’est qu’il n’aurait tout simplement pas été possible de faire fonctionner ce modèle seulement grâce une exigence réglementaire pour motiver les banques à consentir des prêts à des organisations comme la nôtre. Les banques n’auraient jamais accepté de nous prêter de l’argent si nous n’avions pas eu des activités stables soutenues par des capitaux de participation ou des capitaux propres bloqués. D’ailleurs, les banques ne nous prêtent pas tout l’argent que nous prêtons nous-mêmes; elles tiennent à s’assurer que nous conservons des fonds pour couvrir les pertes.

Au fil des ans, les subventions directes du gouvernement fédéral ont été l’une de nos principales sources de financement. Nos organisations bénéficient de crédits annuels de plusieurs milliards de dollars dans le cadre du fonds CDFI, plus précisément le Community Development Financial Institutions Fund, qui relève du département du Trésor. Ce fonds accorde des subventions annuelles directes, selon un processus concurrentiel, à des organisations comme celle que je dirige, qui doivent démontrer que si elles reçoivent une subvention d’exploitation, elles seront en mesure de multiplier les sommes investies dans le marché. Ce modèle fonctionne grâce à la combinaison de deux politiques : d’une part, celle qui motive les banques à consentir des prêts à nos organisations et, d’autre part, celle qui nous aide à subventionner nos activités.

En réponse à votre question concernant nos choix d’investissement, la réglementation exige simplement que nous nous assurions que les emprunteurs mènent leurs activités dans des secteurs de recensement à faible revenu. Tous les 10 ans, lorsque le gouvernement des États-Unis effectue un recensement, il désigne des secteurs à faible revenu et tous les investissements qui y sont faits sont admissibles à une subvention en vertu de la Community Reinvestment Act. Voilà une façon de cibler les interventions. Toutefois, cette formule pose certains problèmes notamment parce qu’elle incite les intervenants du marché à chercher des secteurs de recensement qui s’embourgeoisent et à construire un hôtel à proximité. C’est l’investissement le plus sûr. Cette formule n’incite pas nécessairement à chercher les collectivités les plus marginalisées où nous pourrions aider vraiment, mais force est de reconnaître que c’est le genre d’investissement le plus risqué.

Pour répondre aux règles gouvernementales, nous ne prêtons qu’à des gens de collectivités pauvres. Indépendante et concentrée sur sa mission, notre organisation est gouvernée par un conseil d’administration qui demande des comptes par rapport à la concrétisation de cette mission. Nous portons une attention toute particulière aux services que nos emprunteurs offrent à la collectivité et à leur clientèle.

Le président : Très bien. Je vous remercie tous les deux de vos réponses.

La sénatrice Seidman : Merci à vous deux. Vos présentations ont été très instructives.

Je vais d’abord m’adresser à Mme Addis, puis à M. Bugg-Levine. Comme vous l’avez tous les deux souligné, nous sommes avantagés, car nous nous y prenons quelques décennies plus tard, alors que la chose est pour ainsi dire à la mode. Les gens veulent faire bouger les choses et investir dans leur société.

Existe-t-il un modèle à suivre? Y a-t-il un pays à prendre en exemple? Où faut-il se tourner pour qu’on nous oriente en matière de financement social et d’investissement dans l’innovation sociale? Dites-moi en quelques mots s’il existe un tel exemple et pourquoi il mérite d’être émulé. Quels sont les avantages?

Mme Addis : Je vous remercie de votre question. À bien des égards, nous en sommes tout au début, mais, comme l’a indiqué M. Bugg-Levine, il y a des expériences dont nous pouvons nous inspirer. Son fonds existe depuis presque 40 ans, à l’instar d’autres fonds dans d’autres marchés. D’après ce que je comprends, le Canada est semblable à l’Australie dans la mesure où ses entreprises sociales et communautaires ont un passé riche et offrent de nombreux exemples de réussites.

Pour trouver des modèles susceptibles de guider Impact Capital Australia, nous avons observé ce qui se passait à l’étranger dans le même marché. Nous avons beaucoup travaillé avec nos collègues du Royaume-Uni, où Big Society Capital constitue l’exemple prédominant d’un fonds d’investissement d’impact de gros. Les gens de Big Society Capital ont collaboré avec nous et nous avons pu décortiquer les leçons qu’ils avaient tirées et les adapter au contexte australien.

Il y a lieu aussi de se demander ce qu’ils feraient différemment s’ils en avaient l’occasion. Nous avons beaucoup à apprendre de leur modèle et de l’expérience qu’ils ont acquise sur le terrain au cours des cinq dernières années.

Nous nous sommes aussi intéressés à d’autres marchés, comme le financement de l’énergie propre, le microfinancement, et à des activités fondées sur des marchés en développement dont le mandat comporte un élément social, culturel ou environnemental. Le fonds GEEREF dont j’ai parlé tout à l’heure est un exemple. En outre, nous avons trouvé très utiles les travaux de l’OCDE sur ce qui a permis de stimuler les investissements dans l’innovation et de renforcer les capacités d’organisations en début de croissance dans les pays membres de l’OCDE. Il y a là des ressources vers lesquelles nous pourrions vous aiguiller.

En fait, j’ai contribué avec des collègues d’Oxford à la rédaction de documents sur le financement social. Dans un chapitre sur le rôle du gouvernement et des politiques publiques, on présente divers exemples d’interventions gouvernementales, notamment en matière de capitaux catalyseurs. Je vous transmettrai volontiers ces informations.

L’expérience de l’Union européenne offre également de nombreux exemples pertinents pour un pays qui, comme le Canada, fonctionne selon un système de gouvernement fédéral. Les documents remis au secrétariat renferment des détails concrets sur ces exemples. En Australie, nous avons clairement constaté l’existence de certains facteurs, notamment lorsqu’il s’agit de fonds d’investissement de gros comme ceux dont il est question ici.

Comme je l’ai mentionné, cela comprend les cas où le gouvernement contribue à ce genre d’initiatives ou les cas où on relie les capitaux aux entreprises de manière stratégique, ce qui est plus efficace que lorsqu’on laisse les choses se faire d’elles-mêmes. On insiste alors sur la mise en place d’intermédiaires, afin de se rapprocher du terrain et de créer un effet multiplicateur. Il s’agit de concevoir l’approche en collaboration, de façon à obtenir le point de vue des intervenants, en vue de devenir autosuffisant éventuellement, tout en gardant à l’esprit les retombées et l’origine des capitaux.

M. Bugg-Levine : Nos patineurs de vitesse à Séoul pourraient nous servir de métaphore. Les vôtres sont bien meilleurs que les nôtres. S’il s’agissait d’une course de 1 500 mètres, personne n’aurait encore fait un premier tour. Selon moi, le Canada a encore des choses à apprendre, mais, si les parties concernées y accordent l’attention nécessaire, rien ne l’empêche de mettre en œuvre une politique qui fonctionne dans le contexte canadien. Soit dit en passant, une telle politique pourrait servir d’exemple à bien des égards et aussi faire avancer ce mouvement altruiste. Selon moi, il n’y a pas un pays en particulier que vous devriez émuler. Votre situation est unique : un secteur de services financiers florissant; des problèmes de marginalisation, notamment chez les Premières Nations; l’intégration de populations d’immigrants. La dynamique dans votre pays est unique et fascinante. Inspirez-vous des expériences d’autrui pour vous inspirer des meilleures facettes plutôt que d’adopter une approche en bloc. Il y a 10 ans, j’ai utilisé l’épreuve du sprint de 100 mètres comme métaphore pour expliquer aux Britanniques que, puisque personne ne se trouvait à plus de deux mètres des blocs de départ, il leur était possible, avec des efforts concertés, de prendre la tête même s’ils se sentaient en retard.

Assurément, l’exemple du Royaume-Uni montre qu’il est possible de combiner deux choses : d’une part, le gouvernement fédéral choisit un grossiste de finance, le subventionne et amène les banques à lui fournir des capitaux et, d’autre part, engage une réforme et trouve une façon de financer les services. Combinées, ces deux démarches créent des possibilités intéressantes au Royaume-Uni pour ce qui est d’investir dans des organismes afin de financer des approches axées sur les retombées. C’est le modèle dont il faut s’inspirer, selon moi. Le Centre MaRS et d’autres organismes effectuent des travaux en ce sens. M. Huddart a mentionné les travaux préliminaires qui sont en cours au Manitoba. Il s’agit là aussi d’un autre exemple intéressant.

Les États-Unis ont quant à eux choisi d’offrir une mesure incitative aux banques qui financent ce genre de projets, en plus de subventionner directement des intermédiaires. On a tiré d’excellentes leçons de cette expérience.

Le Nord de l’Europe a des années d’avance sur nous en ce qui concerne les investissements dans la lutte contre les changements climatiques, pour lesquels ils mobilisent les actifs de caisses de retraite. Toutefois, je ne me limiterais pas au pays du Nord. L’Inde et l’Afrique du Sud ont mis en œuvre des dispositions obligeant les fournisseurs de services financiers réguliers à travailler dans des collectivités qu’ils auraient ignorées autrement. Il existe des outils qui méritent d’être étudiés, même s’ils sont imparfaits. Il n’y a pas de panacée. Je vous encourage à mettre en œuvre le financement de gros dans votre propre contexte.

La sénatrice Petitclerc : Je vais d’abord m’adresser à Mme Addis, car M. Bugg-Levine a déjà répondu en partie à ma question.

En ce qui concerne le financement social, nous voulons bien entendu respecter les principes de justice et d’équité. Je me demande comment nous pouvons assurer…en fait, l’exemple de la sénatrice Bernard est très pertinent à mes yeux, car elle a parlé de petites collectivités et de divers organismes sociaux. Il me semble nécessaire que les différents acteurs, comme les investisseurs gouvernementaux et le secteur social, travaillent de concert. On ne voudrait pas que de bons projets tombent à l’eau, pour quelque raison que ce soit.

Comment pouvons-nous faire en sorte que les organismes dans le besoin qui pourraient avoir d’excellentes idées ne soient pas laissés pour compte en raison de leur endroit ou de leur nature, ou encore parce qu’ils ne savent rien du financement social?

Mme Addis : La question que vous soulevez est très importante et comporte diverses facettes.

Comme l’a mentionné M. Bugg-Levine, la solution ne réside pas dans une seule initiative, mais dans une série de mesures complémentaires.

Par ailleurs, nous avons longuement réfléchi à la tendance que nous avons de tracer des frontières bien définies entre les secteurs public, privé et social, en particulier lorsqu’il s’agit de politiques sociales au sens traditionnel du terme. Il faudra prêter de moins en moins d’attention au type d’organisations ou d’entités, pour nous concentrer sur ce qu’elles font et sur les retombées qu’elles génèrent. Nous devons être prêts à faire cela.

Vous avez entendu parler d’exemples, dont celui des investissements communautaires, où on offre des incitatifs comme ceux prévus par la Community Reinvestment Act. Il y a aussi des initiatives comme celles mises en œuvre par la Bridges Fund Management, qui offre d’investir des capitaux dans des projets ambitieux devant avoir lieu dans des collectivités figurant parmi les 25 p. 100 les plus défavorisées sur le plan des perspectives sociales et économiques ou des collectivités considérées comme mal desservies selon d’autres critères. Il est possible d’établir un cadre clair à cette fin.

Le travail mené par Bridges Fund Management — notamment dans le projet de gestion des effets, qui étudie les effets en amont et en aval de la chaîne des valeurs — fournit de formidables outils permettant de discuter concrètement des objectifs d’un projet, sa clientèle, l’ampleur des résultats cherchés et l’intention que le projet vient concrétiser.

Lorsqu’on réfléchit à cela dans une perspective de politique gouvernementale, il est possible de se servir des mêmes questions et outils, pour ensuite voir comment les intégrer dans le modèle.

En plus de ce que M. Bugg-Levine a mentionné, différents distributeurs et initiatives peuvent, pour mettre en lumière certains champs d’intérêt et ouvrir la voie à des idées et à des organisations souvent exclues du processus d’approvisionnement habituel, lancer un appel au marché et voir ce qui en ressort, puis travailler en collaboration pour donner suite aux idées prometteuses.

M. Bugg-Levine : Je vous remercie de poser cette excellente question, sénatrice Petitclerc. Il faut toujours penser à l’équité pendant que nous accélérons ce mouvement. En effet, si les nouvelles façons de faire ne sont pas conçues avec soin, elles creuseront davantage les inégalités existantes et soutiendront surtout les organismes les mieux placés pour profiter de ce mouvement, qui sont, de manière générale, les organismes les moins marginalisés.

La conception des politiques est cruciale. Aux États-Unis, la réglementation nous pousse à accorder des prêts à certaines régions. Le gouvernement pourrait décider de définir des critères très étroits. Il pourrait décider, par exemple, que la politique ne s’appliquera qu’aux régions les plus pauvres et les plus vulnérables.

Le défi qui se pose parfois, c’est qu’il se produit des défaillances du marché parce que les principaux investisseurs, sous l’influence du racisme ou d’autres perceptions erronées, comprennent mal les facteurs de risque. Il peut être très rentable pour eux de desservir ces collectivités. Dans bien des cas, le marché fonctionne déjà bien. S’ils n’accordent pas de prêts, c’est en raison du degré de difficulté et de risque. La sénatrice Bernard a parlé de collectivités isolées de la Nouvelle-Écosse. Il se peut que personne, ni mon fonds ni un autre, ne puisse accorder à ces collectivités des prêts qui seraient rentables, parce que les sommes en jeu seraient trop peu élevées et l’administration des prêts, trop coûteuse pour que cela en vaille la peine.

Par conséquent, le gouvernement doit être conscient qu’il devra faire certains compromis au sujet des subventions qu’il est prêt à verser ou de la portée qu’il souhaite donner au programme.

Il est tout à fait possible de rejoindre ces collectivités grâce au programme dont nous discutons. Cela suppose toutefois de subventionner trois aspects différents. Premièrement, vous devrez payer une personne qui aidera les collectivités à acquérir une expertise et à mieux comprendre comment tirer parti de cette possibilité. Quelqu’un devra subventionner ce travail. On ne peut pas s’attendre à ce que les fondations privées s’occupent de tout.

Deuxièmement, vous devrez réduire le risque associé à ces prêts. Nous pouvons accorder des prêts lorsqu’un autre intervenant est prêt à accepter une part du risque et à obtenir des fonds.

Troisièmement, vous devrez probablement subventionner les frais de transaction des prêteurs qui rendront ce programme possible. Cela pourra se faire au moyen d’une politique. Tôt au tard, vous devrez toutefois faire certains choix et voir si le fait de cibler les collectivités les plus marginalisées vous permettra d’obtenir la combinaison souhaitée de capitaux privés et de subventions gouvernementales. Ce sont des questions difficiles.

Il y a une chose que je dois souvent répéter aux États-Unis, mais que j’espère devoir dire moins souvent au Canada : vous ne pouvez pas vous attendre à ce que les capitaux provenant d’investissements privés remplacent les dépenses sociales du gouvernement. Il s’agit plutôt d’accroître l’efficacité de vos dépenses sociales et d’en avoir plus pour votre argent.

L’exemple qu’a donné M. Huddart, au sujet des Premières Nations, illustre ce point à merveille. Le gouvernement devrait-il financer la construction des maisons, ou devrait-il verser 10 p. 100 de la somme requise et voir à ce qu’on utilise un fonds de crédit renouvelable pour réaliser le projet? Ce serait une façon de faire d’accroître les résultats qui découlent des dépenses du gouvernement. Je me méfierais toutefois si une personne soutenait qu’en combinant cette approche à un budget d’austérité, on pourrait préserver la justice sociale et l’équité dans la collectivité tout en éliminant les dépenses gouvernementales.

Le président : Nous voyons très bien ce que vous voulez dire.

Notre réunion tire maintenant à sa fin. La perspective internationale que vous nous avez présentée tous les deux, au sujet de l’Australie, des États-Unis et d’autres pays, nous sera fort utile. Je vous remercie d’avoir participé à nos travaux, et je tiens aussi à remercier mes collègues. Nous nous retrouvons demain matin pour poursuivre notre étude de ce dossier.

La sénatrice Seidman : Je suis désolée de vous interrompre, mais les témoins, particulièrement Mme Addis, ont offert de nous envoyer des renseignements.

Le président : En effet. Si vous avez des renseignements à nous transmettre, je vous prie de les envoyer à la greffière du comité. Nous serons ravis de les utiliser.

La sénatrice Omidvar : Madame Addis, le chapitre que vous avez publié au sujet des principes de gouvernance nous serait particulièrement utile.

Le président : C’est exact. Sur ce, je vous souhaite à tous une joyeuse Saint-Valentin.

(La séance est levée.)

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