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SOCI - Comité permanent

Affaires sociales, sciences et technologie

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie

Fascicule no 38 - Témoignages du 20 mars 2018


OTTAWA, le mardi 20 mars 2018

Le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit aujourd’hui, à 19 h 1, pour examiner les questions concernant les affaires sociales, la science et la technologie en général (sujet : le mandat d’adoption au Canada après la guerre pour les mères célibataires).

Le sénateur Art Eggleton (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Bienvenue au Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie.

[Traduction]

Je m’appelle Art Eggleton, je suis un sénateur originaire de Toronto et président du comité. Je vais demander à mes collègues de se présenter.

La sénatrice Seidman : Judith Seidman, de Montréal. Je suis vice-présidente du comité.

Le sénateur Dean : Tony Dean, représentant de l’Ontario.

[Français]

La sénatrice Poirier : Rose-May Poirier, du Nouveau-Brunswick.

[Traduction]

Le sénateur Duffy : Mike Duffy, de l’Île-du-Prince-Édouard.

Le président : Le sénateur Duffy remplace la sénatrice Omidvar.

[Français]

La sénatrice Mégie : Marie-Françoise Mégie, du Québec.

La sénatrice Petitclerc : Chantal Petitclerc, du Québec.

[Traduction]

Le président : Ce soir, nous amorçons une semaine de trois réunions sur la question du mandat d’adoption au Canada après la guerre pour les mères célibataires. Demain et jeudi, nous tiendrons nos réunions habituelles, et cela mettra fin à notre étude.

Nous avons plusieurs témoins parmi nous ce soir, dont beaucoup sont désignées comme mères dans l’ordre du jour. Il y a trois organisations que j’aimerais brièvement mentionner.

Origins Canada est une organisation qui aide des personnes séparées par l’adoption à se retrouver. Elle leur offre son soutien, cherche à faire reconnaître les pratiques d’adoption immorales et à assurer une reddition de comptes à cet égard, et collabore avec le gouvernement à la réforme des politiques d’adoption au moyen de la recherche et de la sensibilisation.

Parent Finders Canada a été fondée en 1976. Il s’agit d’une organisation communautaire nationale de bénévoles dont la mission consiste à aider toutes les personnes touchées par l’adoption qui cherchent à retrouver des membres de leur famille.

Il y a aussi Adoption, Support, Kinship, ou ASK, une organisation établie à Toronto qui offre des services de recherche et aide les gens à trouver leur famille biologique.

Je vais demander à Valerie Andrews, directrice générale d’Origins Canada, de commencer.

Valerie Andrews, directrice générale, Origins Canada : Je tiens à remercier les sénateurs et les sénatrices de mener cette étude et d’être ici ce soir.

Je suis directrice générale d’Origins Canada, une organisation fédérale à but non lucratif qui offre de l’aide, des ressources, des services de recherche et des séances de sensibilisation à tous ceux qui ont été séparés par l’adoption. Nous aidons également le gouvernement à organiser des ateliers éducatifs sur le traumatisme de l’adoption à l’intention des professionnels de la santé mentale. Origins a été fondée en Australie, en 1995.

Outre mes propres expériences et celles de toutes les mères courageuses des enfants adoptés d’Origins, ma thèse sur le sujet éclaire ce qui suit :

Pour Brian, Jennifer et Janet. La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 stipule que, « La maternité et l’enfance ont droit à une aide et à une assistance spéciales », mais cela ne s’appliquait pas aux mères célibataires et à leurs enfants dans le Canada de l’après-guerre. De nombreux Canadiens ignorent que dans les décennies qui ont immédiatement suivi la guerre, les gouvernements fédéral et provinciaux ont financé des politiques et des pratiques d’adoption draconiennes qui ont eu des répercussions sur les mères célibataires dans tout le Canada. C’est ce que certains érudits désignent sous l’appellation de « mandat d’adoption ».

Mes recherches révèlent que le mandat a eu des répercussions sur plus de 300 000 mères célibataires au Canada, dont beaucoup étaient systématiquement et souvent violemment séparées de leurs bébés par l’adoption.

Dans le Canada de l’après-guerre, plus de 60 foyers dirigés par l’Église et financés par le gouvernement pour les mères célibataires étaient exploités par des organismes religieux chrétiens du courant principal, notamment l’Église catholique, l’Armée du Salut, l’Église anglicane, l’Église unie et l’Église presbytérienne. Obligées de s’inscrire auprès d’un organisme de service social avant d’être admises, les mères étaient alors placées sur la filière d’adoption. C’étaient des lieux quasi carcéraux où les mères célibataires étaient assujetties à des contraintes psychologiques coercitives.

Thaler Singer précise qu’il faut six pratiques systémiques pour assurer le succès des systèmes psychologiques coercitifs : un sentiment d’impuissance, un environnement et un intervalle de contrôle, le maintien d’une personne en état d’ignorance, le recours à des récompenses et à des punitions pour entraver les comportements qui reflètent l’identité préalable, et la même chose pour promouvoir les croyances du groupe.

Telle était l’atmosphère chargée des foyers de maternité dans le Canada d’après-guerre. Une fois placée dans un tel foyer, il était peu probable qu’une mère célibataire le quitte avec son bébé.

Mes recherches démontrent que dans ces foyers de maternité, les taux d’adoption étaient d’environ 95 p. 100. Le taux de remise en dehors de ces foyers était lui aussi élevé, à hauteur d’environ 74 p. 100. Il faut rapprocher cela des taux d’aujourd’hui où les mères célibataires mettent leurs enfants en adoption à un taux d’environ 2 p. 100.

Outre cet environnement de coercition psychologique, les femmes qui étaient placées dans ces foyers affirment avoir été l’objet de sévices sexuels, d’injures et de maltraitance affective. Il est important de noter que les mères célibataires n’habitaient pas toutes dans des foyers de maternité. Certaines étaient envoyées dans des logements sûrs ou prenaient d’autres dispositions.

Dans les hôpitaux canadiens, les mères célibataires affirment avoir été soumises à des injures, des violences physiques et psychologiques ainsi qu’à des traitements punitifs et sévères.

La majorité des hôpitaux canadiens avaient des protocoles pour les mères célibataires qui se déclenchaient dès leur admission. Les mères étaient laissées seules au moment de l’enfantement. Certaines recevaient des surdoses de psychotropes alors que d’autres n’avaient droit à aucun médicament. Les mères étaient séparées des femmes dûment mariées. Le protocole de la rupture franche voulait dire que les bébés étaient arrachés à leurs mères alors que celles-ci en étaient aux derniers stades de l’accouchement. Tout contact oculaire entre la mère et le bébé était évité à l’aide de draps et d’oreillers, d’une aversion pour les miroirs ainsi que d’autres moyens. Certaines mères affirment s’être mises à hurler et tenter de courir derrière leurs bébés. D’autres ont mentionné l’usage de dispositifs de contrainte physique.

On refusait systématiquement aux mères le droit de voir, de tenir ou de nourrir leurs bébés. Sans consentement préalable, les seins de la mère étaient liés et on lui administrait des interrupteurs artificiels de la lactation. Les bébés de sexe masculin étaient systématiquement circoncis sans le consentement des mères. On affirmait même à certaines mères que leur bébé était mort, et ce n’est que des années plus tard qu’elles apprenaient que leur enfant avait été adopté. Il y a toujours des mères qui ignorent si elles ont donné naissance à un garçon ou à une fille, car on leur disait que cela ne les regardait pas.

Les programmes de services sociaux de l’époque souscrivaient à des politiques anti-oppression, mais mes recherches révèlent que la profession n’était pas réglementée et qu’elle était loin d’être un organe anti-oppression pour les mères célibataires dans le Canada d’après-guerre.

Le « plan réaliste », ce qui était un euphémisme des services sociaux pour désigner l’adoption, était la solution individualisée pour les mères célibataires. Les mères ont signalé le recours à des menaces, à la peur, à la contrainte, au mensonge, à la supercherie, aux pressions et même à la force physique pour obtenir des consentements non éclairés sans conseiller juridique, la plupart des mères signant seules en présence peut-être d’un ou deux travailleurs sociaux.

Les mères étaient délibérément maintenues dans la méconnaissance de leurs droits juridiques en tant que mères. On refusait systématiquement de leur remettre une copie d’un document signé et elles ignoraient généralement leur droit de contestation. Les travailleurs sociaux refusaient systématiquement de leur fournir des renseignements sur les ressources qui pouvaient leur venir en aide pour exercer le rôle de mère, même à celles qui déclaraient explicitement vouloir être mères.

On leur expliquait systématiquement qu’elle oublierait très vite le bébé. Une mère de chez Origins s’est fait dire par un travailleur social que c’était comme de perdre un chiot.

Aussitôt après la naissance, la mère réintégrait la communauté, à peine remise des suites de l’accouchement, en état de choc et traumatisée par les traitements sévères et la perte d’un nourrisson qui était généralement leur premier. On leur conseillait de garder le secret et on ne leur offrait aucune séance d’orientation ou de suivi.

Ces mères étaient alors décrites comme des mères indignes qui avaient opté pour l’adoption de leur bébé, des mères dénaturées qui n’avaient pas la fibre maternelle et qui avaient abandonné leur propre bébé. Ces pauvres femmes impuissantes, sans soutien, sans ressources et sous l’effet de la coercition n’avaient pas d’autre choix.

J’ai demandé à ces mères ce qu’elles voulaient que je dise aujourd’hui en leur nom. L’une m’a répondu : « On ne nous offrait aucune option ni aucun choix .» Une autre a dit : « J’ai perdu le seul enfant auquel j’ai jamais donné naissance et je ne m’en suis jamais remise .» Une autre encore a déclaré : « Je veux que ma fille sache qu’elle a toujours été aimée et désirée .»

De nombreuses mères et enfants adoptés au Canada forment l’espoir que cette étude contribuera à éclairer, à reconnaître, à valider et à rendre justice à celles qui ont subi les méfaits de ces politiques et de ces pratiques d’adoption, dont beaucoup étaient manifestement illicites, immorales et constituaient des abus des droits de la personne à l’époque et pas seulement rétrospectivement d’un point de vue moderne.

Je vous remercie infiniment de m’avoir écoutée.

Le président : Merci beaucoup. Voilà qui nous donne matière à réfléchir.

Nous allons maintenant passer à Mme Jarvie.

Sandra Jarvie, mère, Origins Canada : Merci, mesdames et messieurs les sénateurs, de cette étude et de votre présence ce soir.

Je suis tombée enceinte il y a 20 ans. Il n’était pas question de mariage, et mes parents ont refusé d’accueillir mon bébé et moi chez eux. Je vis donc par mes propres moyens depuis l’âge de 17 ans. Même si de nombreuses jeunes filles et femmes sont tombées enceintes avant le mariage, seules celles qui n’avaient aucun soutien et qui n’étaient pas mariées étaient perçues d’un mauvais œil selon la théorie du travail social, alors que leur sexualité et leurs rapports faisaient l’objet d’une vigilance intense.

Le traumatisme d’une grossesse sans appui pour de nombreuses jeunes mères les a déresponsabilisées, en les laissant vulnérables et sans défense face à l’oppression, à l’exploitation et à la coercition familiales, systémiques et sociales.

En avril 1965, le premier ministre Lester B. Pearson a promis 25 millions de dollars par an aux mères dans le besoin et à leurs enfants au moyen du Régime d’assistance publique du Canada.

La travailleuse sociale m’a assuré que j’aurais mon bébé, mais lorsqu’elle a appris que je n’avais pas l’appui de mes parents, elle a commencé la paperasserie en vue de l’adoption. J’ai tenté de lui expliquer mes circonstances. Elle a répondu que je devais faire passer mon bébé avant toute chose. Elle m’a littéralement condamnée au silence. Ce que j’ignorais à l’époque, c’est qu’elle m’avait privée de ressources qui m’étaient accessibles et qui m’auraient permis de garder mon bébé avec moi.

On m’a demandé de payer, en 1968, pour séjourner dans un foyer de maternité. À l’époque, chose que j’ignorais, c’était un foyer subventionné par le gouvernement pour les mères célibataires. Ces foyers de maternité étaient des isoloirs et ils reflétaient l’autorité qui existait au sein de la famille, de l’Église, des services sociaux et de la société. L’autorité patriarcale était remplacée par le responsable du foyer, homme ou femme.

Même si de nombreuses mères avaient fréquenté l’école ou l’université, ou qu’elles avaient débuté une carrière au sein de la population active, les foyers ne leur offraient guère plus que la servitude ménagère.

Dans les années 1960, la plupart des foyers de maternité avaient pris des dispositions pour que les mères puissent faire des études. On ne m’a pas autorisée à poursuivre mes cours par correspondance, en me disant que j’avais dépassé l’âge d’aller à l’école. On me condamnait donc aux tâches ménagères, aux travaux culinaires, à la lessive et au bingo avec les personnes âgées une fois par semaine.

Il y avait des rencontres avec les travailleurs sociaux. Certaines mères ont déclaré qu’on leur cachait leurs droits et leurs choix au sujet de leur grossesse. Par ailleurs, on leur fournissait très peu de renseignements sur le travail, l’accouchement et les services de bien-être à l’enfance, en particulier les ressources qui pourraient les aider à exercer le rôle de mère.

Pour moi, on ne parlait de pratiquement rien d’autre en dehors du contrôle des naissances, de l’illégitimité et des bienfaits de l’adoption pour mon bébé.

L’illégitimité et l’idéalisation des parents adoptifs étaient deux des principaux éléments qu’on utilisait pour vanter les bienfaits de l’adoption auprès des mères. L’enfant avait tout intérêt à être remis à une famille adoptive. Les travailleurs sociaux ne considéraient pas les mères célibataires et leurs bébés comme une famille, mais comme des unités distinctes. Les mères célibataires étaient jugées inaptes à être mères, et le bébé avait de bien meilleures chances de s’épanouir dans une famille adoptive.

M. Geoff Rickarby, de l’Australie, a affirmé que le recours à l’idéalisation des familles adoptives pour les présenter comme ce qu’il y a de mieux pour le bébé était au cœur de l’obtention du consentement à l’adoption.

On m’a affirmé, sans preuve, qu’il était préférable pour mon enfant d’avoir une mère et un père. Je ne serais pas en mesure de lui payer des études. Il serait considéré comme illégitime, ridiculisé à l’école et élevé par une gardienne, ce qui revenait à insinuer que mon bébé serait bien mieux sans moi. Nous faisions preuve d’égoïsme à vouloir garder notre enfant; il méritait une meilleure vie. On attendait de nous que l’on fasse un sacrifice désintéressé pour que notre enfant ait une vie parfaite avec les parents adoptifs qui l’attendaient. Les parents adoptifs pourraient lui offrir toutes sortes de possibilités, et toute illégitimité était effacée. Si nous aimions vraiment notre enfant, nous devions le faire passer avant toute chose.

Dans les foyers de maternité, nous vivions en l’absence de repères, complètement coupées du monde extérieur. Nous entendions les travailleurs sociaux et les sœurs nous dire toutes sortes de vérités, sans la moindre preuve.

Heather Carlini a affirmé que d’anciennes travailleuses sociales ont déclaré lors de conférences sur l’adoption que si les mères pensent qu’on les a obligées à abandonner leur enfant il y a des années, c’est un fait, on les y a obligées. Ces anciennes travailleuses sociales parlent de contingents qu’elles devaient respecter pour garder leur emploi, de coercition pour atteindre leurs objectifs et de la honte qu’elles ont ressentie à l’égard du rôle qu’elles ont joué dans la séparation des mères et de leurs nouveau-nés.

Nous pouvions choisir la religion de notre bébé, mais la travailleuse sociale affirmait parfois, comme dans mon cas : « Vous ne voulez pas limiter les chances que votre bébé ait un bon foyer, n’est-ce pas? »

Laissées à elles-mêmes, les mères réfléchissaient à l’adoption, mais sans pouvoir faire de comparaison avec d’autres solutions. L’adoption est la seule option qui leur a été offerte. Les travailleuses sociales savaient que nous étions prises au piège.

Dans le cours de ses travaux de recherche et des entrevues qu’elle a réalisés sur les foyers de maternité, Anne Petrie n’a trouvé aucune mère qui se disait satisfaite de son expérience dans ces établissements. On ne m'a donné aucun médicament et, pendant tout le travail, on m’a laissée seule dans une chambre à quatre lits.

Dans la salle d’accouchement, avant l’arrivée du docteur, une infirmière m’a houspillée sans ménagement en me disant la mauvaise opinion qu’elle avait de moi. À la fin de la période de travail, je me sentais impuissante. On m’a séparée de mon nouveau-né dès sa naissance. Il appartenait dorénavant aux services sociaux et à l’hôpital.

Je tenais mon bébé lorsque la travailleuse sociale est arrivée. Elle m'a vivement reproché de ne pas être parvenue à prendre une décision dès le début. Elle m'a donné rendez-vous dans son bureau deux jours plus tard en ajoutant, en colère, que je n’avais pas intérêt à me sauver.

Deux travailleuses sociales m’attendaient et il n’y avait personne pour me défendre. Quand je suis entrée dans la pièce, tout ce j'ai vu était leurs chaussures et les ourlets de leurs vêtements.

Les mères célibataires n’avaient pas les moyens de se défendre contre le personnel autoritaire qui était censé savoir ce qu’il fallait faire, alors que les mères avaient perdu une partie de leurs moyens compte tenu des douleurs du travail, de leur situation de dépendance ainsi que des moments épuisants de la naissance, de la perte immédiate de leur bébé et des médicaments qu’on leur avait donnés avant, pendant et après la naissance.

Avant la venue de la travailleuse sociale, les mères n’avaient bénéficié d’aucun renseignement ni d’aucune préparation à ce qui les attendait. Pendant la rencontre, on ne leur donnait peu d’information.

La travailleuse sociale m’a donné un formulaire à remplir. Elle m’a dit d’y expliquer pourquoi j’abandonnais mon bébé. J’étais sidérée. Ils m’avaient pris mon bébé. Eux seuls savaient où il était maintenant.

On m’a ensuite tendu deux ou trois formulaires à signer sans explication. Tout ce que j’ai vu était l’endroit où il fallait signer. À l’époque, je n’avais pas l’expérience de vie nécessaire pour comprendre que ce qu’ils faisaient était mal. J’étais complètement paralysée. Mon bébé était parti.

La travailleuse sociale s’est postée devant moi et m’a annoncé que je ne reverrais jamais mon bébé de toute ma vie, et que si je cherchais à le retrouver, je détruirais sa vie et celle de ses parents adoptifs.

Le président : Je vous remercie, Sandra.

Nous allons maintenant entendre Mme Powell, qui va également s’exprimer à titre de mère.

Eugenia Powell, mère, Origins Canada : Je tiens à remercier les membres du comité de m’avoir invitée à m’entretenir avec eux aujourd’hui.

Quand je suis tombée enceinte en 1963, j’avais 17 ans et j’étais célibataire. Sur les conseils de notre prêtre, je suis allé à la Humewood House, un foyer de maternité situé à Toronto. Pendant mon séjour, on m’a dit de ne pas divulguer mon nom de famille ni celui du père de mon bébé. Je me souviens que cela m’a donné le sentiment de ne pas avoir d’identité, comme si j’étais invisible. Je n’ai reçu aucune forme de soutien et je me sentais très seule et effrayée. J’avais honte et j’étais triste en permanence.

Lorsque, il y a quelques années, j’ai reçu mon dossier de la Société d'aide à l'enfance, il y était indiqué clairement que j’avais fait part de mon intention de prendre soin de mon bébé, ce qui n’avait rien d’étonnant. Toutefois, les travailleuses sociales de ce foyer de maternité m’ont expliqué que si je l’aimais, le mieux serait de renoncer à ce projet pour qu’il soit confié à la garde d’un couple marié qui lui donnerait une meilleure vie. On m’a expliqué que je me marierai probablement plus tard et que j’oublierai ce bébé. Comment une mère peut-elle oublier son bébé?

C’est là un discours que les travailleuses sociales et les surveillantes des foyers de maternité ont tenu à quantité de femmes à cette époque. Michele Landsberg s’en est fait l’écho dans l’article qu’elle a publié en 1963 dans le Toronto Star :

C’est un point qui était martelé dès le début par le personnel de tous les foyers de maternité et de tous les organismes concernés : le bébé devait être donné en adoption.

Personne ne m’a parlé du profond traumatisme dont je souffrirais toute ma vie même si, comme je l’ai appris par la suite, les travailleuses sociales et les infirmières des foyers de maternité savaient fort bien à l’époque que j’en souffrirais probablement pour le reste de mes jours. Lors d’une conférence organisée par les Ontario Association of Children’s Aid Societies en 1966, la travailleuse sociale Diane Kemp a déclaré : « Il est plus que probable que ces mères vont en souffrir toute leur vie. »

Les infirmières et les travailleuses sociales des foyers de maternité ont fait de nombreux commentaires similaires pendant cette période, qui sont cités dans votre dossier.

Lorsque j’ai quitté la maternité pour retourner dans la société, on m’a dit de garder le secret et de faire comme si rien ne s’était passé. Je n’ai bénéficié d’aucun counselling ou autre soutien. Je me remettais encore de l’accouchement et je venais juste de partir de l’hôpital sans mon nouveau-né, devant prétendre qu’il n’était jamais né. La majorité des mères indique n’avoir jamais reçu de conseils ni bénéficié d’un suivi. L’enquête menée par le Sénat australien a observé que la majorité des mères souffrait d’une forme ou d’une autre de maladie mentale après l’abandon de leur bébé.

Les études révèlent que plus de 82 p. 100 des mères ont été victimes de graves dépressions au cours de leur vie. Nombre d’entre elles souffraient de troubles de stress post-traumatique, de troubles anxieux, de deuil pathologique et d’autres maladies mentales. Certaines mères, ne parvenant pas à y faire face, se sont tournées vers l’alcoolisme ou la toxicomanie pour apaiser leur souffrance. D’autres se sont suicidées.

En 1996, on a découvert que, à Logan, 21 p. 100 des mères avaient essayé de se suicider. Plus de 30 p. 100 d’entre elles souffraient de stérilité secondaire. Certaines indiquaient qu’elle n’avait pas le sentiment de mériter d’être à nouveau mère après la honte de l’abandon de leurs enfants, alors que d’autres étaient tout simplement trop traumatisés pour revivre une grossesse et un accouchement.

Comme c’est le cas de beaucoup d’autres mères, je pouvais donner l’impression, de l’extérieur, d’avoir poursuivi ma vie, et c’était vrai d’une certaine façon. Je suis devenue infirmière autorisée, je me suis mariée et j’ai eu trois autres enfants. La douleur et le deuil profond dus à la perte de mon premier-né ne m’ont toutefois jamais quittée et se sont souvent traduits par des dépressions, de la colère, un sentiment de vide et de l’anxiété qui ont touché mes proches, y compris les enfants que j’ai élevés. Dans leur cas, je suis devenue surprotectrice et j’ai eu peur de les perdre.

Je continue d’éprouver un profond sentiment de vide dans ma vie, et garder le secret, comme on m’a dit de le faire, a eu son prix. Je ne me suis tout simplement jamais remise du traumatisme causé par la perte de mon bébé. De façon inconsciente, je me suis dissociée de ces souvenirs pour réussir à fonctionner. Je continue à avoir du mal à faire confiance aux autres. Je ne me suis non plus jamais remise de mon deuil pathologique, et j’ai eu de la peine toute ma vie à cause de la perte de mon premier bébé. Âgée maintenant de 73 ans, force est pour moi de constater que, fort probablement, je traînerai cette douleur pour le reste de mes jours. Nombre de mères dont les bébés ont été adoptés de force ont vécu les mêmes douleurs et été empreintes de la même tristesse toute leur vie.

Le traumatisme vécu par les mères se répercute sur plusieurs générations. Je suis originaire d’Ukraine et, à mes yeux, la transmission du patrimoine est quelque chose d’important. Mon enfant a été adoptée par des chrétiens évangélistes. Elle a ainsi perdu sa culture, sa langue, son ethnicité et nos différences d’opinions religieuses ont compliqué nos retrouvailles. Même si cela fait 26 ans que j’ai renoué des liens avec ma fille et qu’il semblait, au début, que nous avions construit une relation solide, je n’ai jamais eu droit au titre de grand-mère, même si j’ai bien souvent pris soin de mes petits-enfants quand ils étaient en bas âge. Ce sont mes seuls petits-enfants et cela me blesse profondément de ne pas être considérée comme leur grand-mère.

Ma première arrière-petite-fille est née en novembre dernier. Je ne l’ai vue qu’une fois et je suis considérée comme la dernière roue de la charrette. J’espère toujours recevoir une photo ou une visite, mais en vain. On ne me considère toujours pas comme un membre de la famille. Je continue à espérer que cela changera avec le temps, mais la sagesse m’impose de me faire à l’idée que ce ne sera probablement pas le cas. La douleur et les souffrances refont surface, alors que je voudrais maintenant faire partie de la vie de mon arrière-petite-fille.

Les thérapeutes qui comprennent les traumatismes causés par ces adoptions et les problèmes connexes sont très rares. Les mères et les enfants adoptés affirment souvent devoir leur expliquer ce qu’il en est. Il s’avère très difficile de trouver des services de santé mentale adaptés. L’une des recommandations de l’enquête du Sénat australien était d’offrir des services de conseils spécialisés aux personnes touchées par ces adoptions. Nous demandons que, pour le moins, ce comité recommande de financer une formation supplémentaire des professionnels en santé mentale et d’offrir des services de counselling spécialisés aux personnes séparées par l’adoption partout au Canada, ce qui nous a été refusé pendant de si nombreuses années. Je vous remercie.

Le président : Merci beaucoup, Eugenie.

Je donne maintenant la parole à Mme Monica Byrne, de Parent Finders.

Monica Byrne, directrice et mère, Parent Finders : Bonsoir à tous. Je suis la directrice nationale de Parent Finders of Canada. Vous avez devant vous quatre mères, à l’image des femmes dont je me suis occupée pendant de nombreuses années, ainsi qu’une personne adoptée de ce côté-ci.

L’organisme Parents Finders a été créé en 1974 à Vancouver par un groupe d’enfants adoptés devenus adultes. Dans les années 1990, nous comptions plus de 26 sections d’un bout à l’autre du pays. Il y avait un groupe de Parent Finders dans pratiquement toutes les grandes villes du pays. Les questions concernant l’adoption étaient considérées comme relevant de la sphère privée, et c’était un milieu secret, fermé et non reconnu. La recherche de ses origines était un nouveau phénomène. Les parents biologiques et les membres de leurs familles ont rapidement adhéré à notre organisation dans toutes les provinces. Partout au pays, les dossiers d’adoption étaient considérés comme confidentiels, et on ne pouvait accéder qu’à peu d’information.

L’adoption est un élément de la mosaïque de la société canadienne. Elle touche toutes les classes sociales et tous les milieux. La plupart des familles sont, d’une certaine façon, touchées par cette pratique. C’est un mécanisme qui peut et doit constituer une bonne solution en permettant aux enfants victimes de problèmes sociaux d’être accueillis dans des familles aimantes. Elle était perçue comme une solution parfaite et profitable à tous pour résoudre les problèmes de tous les membres du triangle de l’adoption. Malheureusement, nombre de nos façons de procéder au Canada ont pris un mauvais tour, en particulier pour les mères des bébés adoptés.

J’ai adhéré à Parent Finder en 1986 lorsque j’ai appris que les personnes concernées n’avaient pas accès aux dossiers d’adoption. J’écoutais à la radio Peter Gzowski interviewer P.D. James, l’auteure de romans policiers qui expliquait que, en Angleterre, ces dossiers peuvent être consultés. Je me souviens très clairement qu’il était 9 heures lorsque Peter Gzowski a ajouté : « Je ne crois pas qu’il en soit de même ici .» C’était tout le contraire de ce que les travailleuses sociales m’avaient dit en 1966, alors que j’étais une mère célibataire âgée de 20 ans, et que j’ai été contrainte de renoncer à ma fille. On m’avait assuré à l’époque que je pourrais la retrouver lorsqu’elle aurait 18 ans. On m’avait alors dit de rentrer chez moi, de prendre ma vie en main et de me comporter comme une « bonne fille ». Je me souviens très bien du juge qui m’a dit lors de l’audience d’être une « bonne fille ».

En 1986, alors que j’étais mariée et que j’avais trois enfants, je me suis adressée à la société de l’aide à l’enfance d’Ottawa pour demander à retrouver ma fille. Bien sûr, on m’a répondu que c’était absolument impossible. J’ai dû alors jouer à la détective privée pour la trouver. Nos retrouvailles se sont très bien passées. C’était il y a 30 ans. Elle a maintenant deux familles qui l’aiment, et c’est normal pour elle.

Je me suis adressée à Parent Finders pour obtenir de l’aide, et cela fait maintenant 32 ans que j’y suis bénévole. Au cours de ces nombreuses années, j’ai contribué, de façon directe ou indirecte, à quelque 3 000 retrouvailles familiales de parents biologiques et d’enfants adoptés devenus adultes, de membres d’une même famille et même de grands-parents et de petits-enfants. De nombreuses personnes s’adressent à Parent Finders pour faire des recherches, obtenir de l’aide et des conseils. Nous leur fournissons toutes sortes de services de soutien et de renseignements pour poursuivre leur cheminement, et nous n’entendons parfois jamais parler des résultats obtenus, tandis que d’autres restent en relation avec nous pendant des années.

Il y a des personnes qui me téléphonent et me demandent : « Vous souvenez-vous de moi? Je vous ai téléphoné en 1991. » Cela se produit tous les jours. Je parle au téléphone tous les jours au moins quatre ou cinq fois à des personnes adoptées et à des parents biologiques qui cherchent leurs parents pour les uns, leur enfant pour les autres. Cela ne cesse jamais.

Beaucoup d’adoptions ont été faites dans une province autre que celle de la naissance. C’est pourquoi il était assez fréquent que des bébés nés à Ottawa soient adoptés à Hull, qui s’appelle maintenant Gatineau. Chacune des provinces ayant sa propre législation en matière d’adoption, cela a donné des situations inextricables.

Nous recevons des demandes d’aide du Service social international du Canada, des organismes de services sociaux d’autres pays, de Canadiens autochtones pour des cas datant de l’époque de la rafle des bébés ainsi que de personnes nées au Canada, mais adoptées aux États-Unis. C’était très courant à l’époque. Les cas que nous avons à traiter s’étalent des années 1930 à l’époque actuelle.

Autrefois, bon nombre de travailleuses sociales et de psychologues pensaient que vouloir découvrir ses origines quand on avait été adopté, ou chercher à retracer un enfant abandonné, était le symptôme d’une pathologie, d’une incapacité obsessive à laisser son passé derrière soi. Dans certaines familles, on recommandait de faire appel à des soins professionnels. J’ai des brochures qu’on remettait aux parents adoptifs dans le courant des années 1960 dans lesquelles on leur disait que si, un jour, leur enfant cherchait à connaître ses origines, ils pourraient avoir intérêt à consulter un professionnel sur cette question. On estimait donc que ce n’était pas là un comportement normal.

Parlons maintenant des effets des retrouvailles. J’ai été dépassée par l’injustice absolue du système et par la cruauté et la dureté du traitement, en particulier celui qui est infligé aux mères. Elles n’avaient pas l’appui de leur famille, et les organismes auxquels elles s’adressaient ne les soutenaient pas plus. Dans de nombreux cas, le traitement était carrément punitif.

L’effet le plus courant pour les mères était ce que j’appelle « l’effet glaçant » ou l’occultation de tous les souvenirs et de toutes les émotions venant de la naissance et de l’abandon du bébé. Ce n’est, en général, que beaucoup plus tard après les retrouvailles de la personne perdue que les mères réalisent ce qui leur est arrivé et, comme dans le cas du mouvement #MoiAussi, qu’elles se manifestent, donc longtemps après les faits. Elles prennent alors conscience de la nature des traitements que les organismes gouvernementaux, les travailleuses sociales et les tribunaux de la famille leur ont imposés et elles se rendent compte que les troubles psychologiques qu’elles ont subis toute leur vie ne devraient plus rester cachés.

Chez de nombreuses femmes, les retrouvailles de l’enfant perdu depuis longtemps, maintenant devenu adulte, provoquent un réveil. Elles parlent toutes du manque qui a été comblé quelque part dans leur cœur. Elles cessent de chercher l’enfant perdu, ce qui est une préoccupation commune à toutes les mères. Elles dorment enfin la nuit. Les retrouvailles peuvent faire disparaître le fardeau émotionnel de culpabilité et leur permettre de se pardonner. Pour beaucoup d’entre elles, c’est l’occasion de rompre le silence et de parler de la situation avec les membres de leur famille. Nombreuses sont celles qui n’ont pas eu d’autres enfants. L’enfant abandonné en adoption a été le seul qu’elles ont eu. Comme on l’a déjà indiqué, le pourcentage de femmes n’ayant pas d’autres enfants par la suite est de 30 à 36 p. 100, ce qui est très élevé.

Très peu de thérapeutes ont suivi la formation nécessaire pour s’occuper des mères biologiques. On nous a toutes dit qu’on finira par oublier l’enfant, en ajoutant parfois, comme je l’ai déjà mentionné, qu’on doit rentrer chez nous, nous marier, avoir d’autres enfants ou, si nous n’en avons pas d’autres, se trouver un animal domestique. C’est ce qu’on m’a dit : « Trouvez-vous un animal domestique. » Toujours les animaux domestiques…

La reprise de contact mère-enfant est, en soi, un événement unique et bref. Il faut parfois des années pour qu’ils réussissent à nouer des relations normales. Parfois, ils n’y arrivent jamais. On ne s’entend pas toujours bien avec tous les membres de notre famille. Renouer des liens est parfois quelque chose de très compliqué qui nécessite du counselling et du soutien et qui prend tout simplement beaucoup de temps. C’est à ce volet que nous, à Parent Finders, consacrons l’essentiel de notre énergie et de notre temps. Je peux vous dire en toute honnêteté que je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui m’a dit avoir regretté d’avoir fait ce cheminement. Ces personnes ont découvert la vérité, et c’était l’objectif de leur démarche.

Pour terminer, je me suis investie dans ce domaine parce que le caractère confidentiel et intouchable de ces dossiers d’adoption était une abomination à mes yeux. Ensuite, j’ai eu affaire à tous les intervenants dans ce domaine, les enfants adoptés, les travailleuses sociales et les membres des familles, et il m’est apparu que le groupe qui avait été le plus pénalisé par ce système était celui des mères. Elles forment un groupe silencieux, elles sont peu disposées à parler de leurs expériences ou incapables de le faire, trop étouffées qu’elles sont par leur honte et leur douleur.

Comme pour tous les autres événements de la vie, la façon dont se passent les retrouvailles, et leurs répercussions, varient beaucoup d’un cas à l’autre. Ce sont toutes ces histoires qui m’ont donné la volonté, pendant très longtemps, d’œuvrer aux retrouvailles et de permettre à ces femmes de se sentir à l’aise dans la vie et de guérir, et maintenant de voir leur situation reconnue. La dureté du traitement imposé à ces mères était tout à fait inacceptable, peu importe les normes retenues, et il faut reconnaître pleinement ce qu’elles ont vécu. J’ai été témoin de tout ceci et j’en atteste devant vous. Je vous remercie.

Le président : Je vous remercie, madame, de ce témoignage percutant.

Pour terminer, nous allons entendre Mme Wendy Rowney, représentante d’Adoption, Support, Kinship.

Wendy Rowney, présidente, Adoption, Support, Kinship (ASK) : Je vous suis reconnaissante de m’avoir invitée à vous entretenir des adoptions confidentielles, voire secrètes et de leurs répercussions sur la personne au cœur de la pratique, celle qui est adoptée. Au cours des deux dernières décennies, j’ai écouté des adultes qui avaient été adoptés me parler de l’adoption et des répercussions qu’elle avait eues sur leurs vies. J’ai siégé au conseil d’administration de l’Adoption Council of Ontario, du American Adoption Congress et de la Coalition for Open Adoption Records. Cela fait maintenant aussi presque 10 ans que je suis vice-présidente du Conseil d’adoption du Canada.

Depuis 2000, je me suis efforcée de venir en aide aux personnes adoptées adultes et à leurs parents en facilitant les activités d’un groupe de soutien implanté à Toronto. Appelé Adoption, Support, Kinship, ou ASK, les membres de celui-ci se sont réunis une fois par mois au cours des 18 dernières années, et, pendant cette période, des centaines d’adultes adoptés ont franchi nos portes pour obtenir de l’aide, pour être assistés dans leurs démarches et pour obtenir du réconfort. Ce sont les enfants nés de parents célibataires à une époque où la société jugeait la chose inacceptable et qui ont ensuite été adoptés dans un régime de secret absolu. Ils ont maintenant grandi, la plupart d’entre eux se trouvant dans la quarantaine et dans la cinquantaine. Ils ont des carrières, des familles, des vies bien rangées, mais cela ne les empêche pas de souffrir de leurs antécédents et d’en ressentir une profonde tristesse.

Ils nous parlent de la confusion totale qu’ils ressentent à ne jamais se retrouver dans les gens qui les entourent, à ne jamais savoir qui sont leurs ancêtres. Ce dont ils nous parlent toutefois le plus est le sentiment de perte de leur famille, de leur nom, de leur ethnicité, de leur identité profonde. Ils pleurent le décès de leurs mères, de ces femmes qui, jeunes, les ont tenus une fois contre elles avant de les laisser partir, et de la relation qu’ils n’ont jamais eue avec elles.

Ils parlent aussi de l’amour profond qu’ils éprouvent pour leur famille adoptive, pour les parents qui les ont aimés, élevés et qui continuent de leur apporter un soutien affectif. Tout le monde convient que grandir dans une maison aimante n’efface en rien le besoin de savoir qui sont nos ancêtres et qui est la femme qui nous a donné la vie. Vous pouvez fort bien aimer vos parents adoptifs et toujours éprouver le besoin de savoir qui vous êtes.

Lorsqu’elles sont seules entre elles, les personnes adoptées abordent ces questions. Il est bien évident que toutes ne parlent pas de l’ensemble de ces sujets et que celles qui le font peuvent voir leurs sentiments évoluer dans le temps à mesure que la relation qu’ils entretiennent avec leur famille et avec le fait d’avoir été adoptés se développe et prend de l’importance. Les personnes adoptées abordent ces questions, et je les écoute sans cesse et les comprends parce que, moi aussi, j’ai été adoptée.

Lorsque mes grands-parents ont appris que ma mère était enceinte, ils l’ont envoyée loin de la maison. Elle m’a donné naissance par un froid jour de décembre trois semaines avant ses 18 ans. On m’a dit que je l’ai vue brièvement dans la salle d’accouchement et ensuite à travers une vitre, lorsqu’elle m’a identifié comme l’enfant qu’elle abandonnait avec réticence aux services d’adoption. Elle ne m’a jamais tenu dans ses bras, m’a-t-elle dit, parce qu’elle savait que, si elle le faisait, elle ne pourrait plus me laisser partir.

Je me suis retrouvée dans une autre maison que la sienne, où j’ai grandi auprès de parents aimants, mais je pensais tout le temps à elle, cette autre mère dont l’absence était si pesante dans ma vie. Je m’interrogeais sur mes ancêtres : qui étaient les gens dont le sang coule dans mes veines?

Je ne sais pas comment vous expliquer ce qu’on ressent à ne pas savoir. Je peux toutefois vous dire que ce n’est pas rien. C’est une chose qu’on ne réussit jamais à dépasser ni à oublier. J’avais très envie de savoir qui étaient mes ancêtres et qui était ma mère. À quoi ressemblait-elle? Était-elle différente? M’avait-elle désirée?

Lorsque la mère d’un bébé décède, d’autres adultes se retrouvent autour de l’enfant en deuil et lui parlent du parent disparu. Avec le temps, ils évoquent les similitudes entre les deux. Ils lui racontent des histoires et entretiennent le souvenir de la mère dans sa mémoire. Lorsqu’un enfant perd sa mère du fait de l’adoption, c’est tout le contraire qui se produit. Personne ne parle de la mère absente. Son importance pour l’enfant n’est pas reconnue. Du point de vue de l’enfant, toutefois, les deux pertes ont des résultats similaires. La mère est partie.

Dans un cas, on s’attend à ce que l’enfant souffre de la disparition de sa mère alors que dans l’autre, on laisse entendre qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez cet enfant s’il ressent le manque de la mère absente. Je ne connais pas d’autre situation dans laquelle on s’attend à ce qu’un enfant soit indifférent à la disparition de sa mère.

Tenter de concilier les sentiments profonds de perte avec les attentes de la société voulant que leur famille biologique ne présente aucun intérêt est source de confusion profonde chez de nombreux enfants adoptés. Ils éprouvent des sentiments qu’ils savent qu’ils ne devraient pas avoir. Cette confusion peut créer chez eux un sentiment d’isolement. Ils se demandent pourquoi ils sont les seuls adoptés à réagir de cette façon et cela les conduit souvent à un sentiment de culpabilité : « Je ne devrais pas éprouver ces sentiments; je devrais être reconnaissant de ce que j’ai. »

Au cœur de ce mélange de sentiments, c’est la perte qui domine : la perte de sa famille, de son nom, de son ethnicité, de son identité.

Lorsque nous prenons le temps d’y réfléchir, nous réalisons alors que ce sentiment de perte est la réaction qui convient dans cette situation. Lorsque les êtres humains perdent quelque chose d’important, ils éprouvent un sentiment de perte. Pour certains adoptés, ce sentiment s’est immiscé en eux pendant leur enfance. Pour d’autres, c’est un sentiment qu’ils ignorent jusqu’à ce qu’ils rencontrent les membres de la famille qu’ils avaient perdue. Il y a toutefois des personnes adoptées qui ne réagissent pas ainsi. Personne ne réagit exactement de la même façon à une série d’événements comparables. Certaines personnes adoptées n’ont pas ce sentiment de confusion génétique ou de perte, mais cela ne réfute ni n’invalide en rien l’expérience de celles dont c’est le cas. Après avoir écouté des personnes adoptées pendant deux décennies, il est manifeste qu’il y a un grand nombre de Canadiens qui ont vécu des expériences assez semblables à celles que j’ai décrites aujourd’hui.

Malheureusement, ce sont des choses qui sont mal connues en dehors du milieu de l’adoption. Il me semble que l’on fait quantité d’hypothèses sur l’adoption. Dans notre société, on a tendance à croire qu’elle contribue à construire des familles, mais cela ne tient pas compte du fait que, tout d’abord, il a fallu pour cela détruire une autre famille. Nous croyons que l’enfant adopté va s’intégrer à la famille au point où il ne posera jamais de questions sur son passé, mais c’est oublier que des milliers de généalogistes cherchent à savoir qui étaient leurs ancêtres.

Nous disons que les personnes adoptées ne sentent pas l’absence de leurs mères biologiques, mais c’est là négliger que cette règle sur les personnes qui peuvent ou non avoir ce sentiment de manque s’applique uniquement à l’adoption. Nous supposons que les personnes adoptées sont reconnaissantes d’avoir été adoptées dans des foyers aimants et qu’elles n’attachent aucune importance au fait de porter un nouveau nom et d’avoir une nouvelle identité, mais nous ne leur demandons jamais ce qu’elles en pensent réellement.

Je me présente aujourd’hui devant vous pour vous dire que nous ne sommes pas indifférents, que nous y attachons beaucoup d’importance. Beaucoup d’entre nous vous diront qu’ils adorent les parents qui les ont élevés, mais nous pleurons la perte des parents qui nous ont donné la vie. Nous disons savoir quelle est notre place sur l’arbre généalogique de la famille, mais nous savons que nous avons notre propre arbre généalogique et nous voulons que cela soit reconnu.

Je vous invite à écouter attentivement ce que disent les adoptés et à comprendre que l’adoption n’est en rien un événement ponctuel dans la vie d’une personne adoptée : c’est un événement qui se répercute sur la totalité de notre vie et qui l’influence. Je vous remercie.

Le président : Je vous remercie toutes beaucoup de vos exposés. Les membres du comité vont maintenant vous poser des questions, et je vais commencer par donner la parole à notre vice-présidente.

La sénatrice Seidman : Je vous remercie toutes infiniment d’avoir répondu à notre invitation et d’être venues ce soir nous faire le récit de votre expérience. Il est évidemment difficile de parler de ces choses. L’émotion est manifeste dans chacun de vos propos. C’est d’ailleurs une émotion que nous ressentons également, tant elle est palpable. Ce sont là des sujets qu’il est difficile d’aborder et nous sommes conscients du courage qu’il vous faut pour comparaître devant le comité et nous parler de ce que vous avez vécu.

Madame Byrne, je pense que vous avez, lors de votre exposé, dit combien vous étiez bouleversée par l’injustice manifeste du système sur lequel nous nous penchons, et du traitement dur et cruel qui était infligé, plus particulièrement aux mères. J’avoue en être moi-même bouleversée. J’ai grandi à une époque où je me souviens avoir entendu chuchoter le nom de certaines de mes jeunes camarades de classe qui, un jour, ont tout simplement disparu, et que l’on n’a jamais revues.

Je suis, en vous écoutant, particulièrement frappée par le sentiment qu’il y a eu une véritable conjuration systémique. J’essaie de comprendre comment cela a pu arriver, et pourquoi. Ces organismes d’adoption étaient, en effet, subventionnés par les gouvernements.

Puis-je vous demander, madame Byrne ou madame Powell, de m’aider à comprendre comment a pu se produire une chose aussi détestable?

Le président : Puisque vous vous adressez à Mme Byrne et à Mme Powell, c’est par elles que nous allons commencer. Je demande à celles qui souhaitent ensuite intervenir de me l’indiquer en levant la main.

Mme Byrne : Il est extrêmement difficile de se mettre à la place des gens qui vivaient à une autre époque. Il y a, en effet, certaines pratiques qui n’existent plus — par exemple la flagellation publique et toutes sortes d’autres traitements infâmes —, mais il s’agissait en l’occurrence de quelque chose d’un peu différent. Il y a, dans la manière dont étaient traitées les mères, quelque chose qui nous interpelle. C’était une sorte d’aberration que ce traitement infligé à des femmes, qui étaient mises au ban de la société, en raison du péché qu’on leur imputait.

Je sais que, au Québec, on faisait grand cas du péché, car il était inconcevable, disait-on, qu’une jeune catholique pratiquante tombe enceinte. Lorsque cela arrivait, l’habitude, au Québec, était de donner à l’enfant un nom fictif, un nom d’emprunt. Il était fréquent que l’on donne à un enfant né le lundi le nom de Laplante, et aux enfants nés le mardi, le nom de Laporte. On donnait à la mère un faux nom et c’est sous ce nom que l’enfant venait au monde. Or, aujourd’hui, une telle pratique est inimaginable.

En réponse à votre question, je dois dire que je ne sais pas comment l’on justifiait cela à l’époque, si ce n’est en y voyant essentiellement une question de péché, puisque la femme qui donnait naissance sans être mariée était considérée comme une femme déchue. On appelait ces bébés des bâtards. On les disait illégitimes. Les mères étaient tenues pour des femmes déchues. On leur attribuait d’autres noms encore. Elles s’attiraient l’opprobre de la société.

Ce qui est grave, c’est que de tels traitements laissent des séquelles. Nous pouvons toutes témoigner de ces effets qui durent toute la vie. C’est d’ailleurs pour cela qu’il nous faut reconnaître à quel point c’était abusif. C’était comme ça, certes, à une époque où, comme j’ai l’habitude de dire, les bas que nous portions avaient des coutures, où nous portions des gaines et où nous avions des modes de vie très différents. On parlait alors de baisers volés, mais essayez de convaincre ainsi les gens de la génération des #MoiAussi, c’est devenu inconcevable.

Cela dit, il s’agissait bien d’un comportement détestable, et il faut le reconnaître.

Mme Powell : Je me souviens surtout de la honte qui a plané sur ma grossesse. On m’a éloignée, et je me souviens encore de cette honte incroyable. Je me souviens de la réaction de ma mère. Il y avait, dans son attitude, quelque chose d’irréel, et quand elle a su que j’étais enceinte, elle m’a battue. Je n’arrive même pas à imaginer une telle réaction de ma part. C’est impensable. On m’a envoyée vivre ailleurs.

De nombreuses personnes souhaitaient adopter un bébé — un bébé de race blanche, on s’entend, avec des cheveux blonds et des yeux bleus. Or, mon bébé avait les cheveux bruns. Mais de nombreuses personnes souhaitaient adopter un bébé et tout dépendait donc de l’offre et de la demande. C’est comme cela que les choses se sont passées.

Mme Andrews : J’ai intitulé ma thèse White, Unwed Mother: The Adoption Mandate in Postwar Canada. Je vois dans ce qui s’est passé à l’époque une conséquence des bouleversements qui ont eu lieu à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. C’était une époque d’impératif maternel. Les femmes qui avaient contribué à l’effort de guerre regagnaient leur foyer. Elles allaient donner naissance à la génération suivante. C’était le baby-boom. Telle était la situation. J’ajoute que cet impératif maternel touchait même les femmes qui ne pouvaient pas elles-mêmes avoir d’enfant.

La fin de la Seconde Guerre mondiale a vu apparaître de nouvelles conceptions sociales concernant l’attachement aux enfants, la théorie de l’attachement développée par John Bowlby, par exemple, les théories de Lorenz et les autres concernant les enfants et leur besoin d’attachement. Certaines théories psychanalytiques faisaient de la mère célibataire une malade. Ce qu’il importe de retenir, c’est qu’à l’époque la femme non mariée qui avait un enfant était tenue pour une malade mentale, car quelle sorte de femme pouvait se comporter ainsi à défaut d’être malade.

Dans la documentation que je vous ai remise, vous trouverez de nombreux travaux de recherche et de nombreuses citations. La simple lecture des citations vous donnera une très bonne idée de la manière dont, à l’époque, les spécialistes envisageaient la question : nous étions des malades et nous ne méritions pas de garder nos enfants. Du simple fait que nous n’étions pas mariées, nous n’étions d’ailleurs pas dignes d’avoir des enfants. Nous étions inaptes à la fonction de mère.

Beaucoup de gens associaient cette situation-là et le fait de se voir retirer son enfant par les services de protection à l’enfance avec un comportement répréhensible. Non, tout cela tenait uniquement au fait que nous n’étions pas mariées. Ce n’était pas, bien sûr, en raison d’un risque que nous aurions posé pour nos enfants. Nous n’étions pas mariées et, par conséquent, nous étions en quelque sorte flétries. Nous étions malades.

Ces nouvelles conceptions sociales et psychanalytiques, cet impératif maternel qui apparaît dans l’après-guerre, tout cela a, comme les nouveaux aliments pour bébé, contribué à séparer l’enfant de sa mère. Les chambardements de l’après-guerre ont contribué à ce climat social qui a favorisé la mise en adoption d’un grand nombre d’enfants.

Les gouvernements y étaient favorables, car ils n’avaient plus alors à contribuer aux besoins des mères et de leurs enfants. Une fois adopté, l’enfant pouvait être radié des registres de l’aide sociale. Il ne ferait désormais plus appel aux deniers de l’État, et ça aussi sert à expliquer ce qui s’est passé. L’impératif maternel a beaucoup joué lui aussi.

Mme Jarvie : Lorsque j’ai eu mon enfant, j’avais 20 ou 21 ans. La travailleuse sociale à qui je me suis adressée était au courant de ma situation. Or, elle n’a rien voulu entendre.

On m’a refusé les aides financières dont j’ignorais d’ailleurs l’existence. Je me suis retrouvée sans argent, alors que j’étais enceinte et que je n’allais pas pouvoir continuer encore longtemps à travailler. On a engagé la procédure d’adoption. Je ne savais pas qu’il existait alors des services auxquelles j’aurais pu prétendre, et la procédure d’adoption a été engagée sans attendre. Une fois rentrée chez moi, si une travailleuse sociale passait me voir, c’était pour me parler des enfants illégitimes, des possibilités d’adoption et de l’intérêt supérieur de mon enfant. Ça n’allait pas plus loin. Il n’y avait naturellement pas à l’époque d’Internet ou de source comparable d’information, et je ne savais pas et n’avais aucun moyen de savoir quels étaient les services auxquels j’aurais pu prétendre.

Si je me suis retrouvée dans cette situation, c’est simplement parce que j’avais été abandonnée par ma famille et que j’ignorais les services dont j’aurais pu disposer. Je n’avais pas d’argent et ne pouvais donc pas partir. J’étais en quelque sorte prise au piège.

Lorsqu’est venu le temps de la capitulation, j’ai pensé qu’on me prenait mon enfant parce que je n’avais pas d’argent. J’estime que l’on m’a joué un tour, lorsque je me suis, pour la dernière fois, rendue dans les locaux des services sociaux. Je vous dis cela maintenant, mais je n’en étais pas consciente à l’époque. J’étais choquée de me voir en train de signer un bout de papier, mais je n’ai pas pensé pouvoir faire autrement.

J’ai le sentiment d’avoir été piégée.

Mme Byrne : J’ajoute, au sujet de ces femmes jugées mentalement inaptes, que dans les années 1950 et 1960, de nombreux organismes faisaient passer des tests aux mères avant de donner leurs enfants en adoption. On considérait en effet que parce que la femme avait eu un enfant alors qu’elle n’était pas mariée, elle n’était peut-être pas normale. On faisait également subir des tests aux enfants. C’est ce que m’ont dit de nombreuses mères à qui l’on a fait subir des tests psychologiques.

Vous vous demandiez plus tôt comment cela a pu arriver. Comment se peut-il que l’on ait demandé à une femme de se mettre sur la tête un sac avant d’accoucher, afin qu’elle ne voie pas son enfant? J’avoue ne pas comprendre. Je trouve cela inqualifiable.

[Français]

La sénatrice Petitclerc : Je vous remercie d’avoir partagé avec générosité ces histoires qui sont troublantes, mais dont le témoignage est essentiel et important.

J’essaie de comprendre. Mes questions feront suite à celles de la sénatrice Seidman, mais j’essaierai peut-être de franchir une étape supplémentaire afin de mieux comprendre.

Très honnêtement, quand j’ai commencé à lire sur ce sujet et à lire tous vos témoignages, ma première impression était celle de me trouver face à des histoires isolées qui faisaient partie d’une époque, d’une culture ou d’une religion.

Madame Andrews, parmi toutes vos recherches et selon ce que vous avez appris et recherché, l’implication des gouvernements se limitait-elle à l’observation? S’agissait-il d’une implication délibérée, coordonnée ou organisée? J’essaie de comprendre quels étaient le rôle et la responsabilité des gouvernements de l’époque.

[Traduction]

Mme Andrews : Oui, les gouvernements ont effectivement joué leur rôle dans tout cela, notamment par le financement, dans le cadre du Régime d’assistance publique du Canada, des foyers de maternité. Il était expressément prévu, en effet, que ces foyers seraient subventionnés par le Régime d’assistance publique du Canada et les gouvernements provinciaux, naturellement, puisque l’adoption relève de manière générale des provinces. Il est donc clair que les gouvernements provinciaux ont, eux aussi, joué un rôle dans tout cela.

Dans un de mes travaux de recherche, j’évoque le cas d’un coordinateur à l’adoption de l’Ontario qui, dans un de ces foyers de maternité, a déclaré que ces femmes ne semblaient rien savoir et qu’il faudrait peut-être préparer à leur intention une brochure leur expliquant leurs droits? Le ministère a alors répondu qu’il n’en était pas question. Cela témoigne du rôle des gouvernements dans tout cela; ils savaient pertinemment comment cela se passait.

Je précise que de nombreux enfants ont quitté le Canada, ont perdu leur citoyenneté et ont été adoptés à l’étranger. Des organismes fédéraux leur remettaient un passeport et remplissaient les formalités. Nous savons que cela s’est fait à tous les paliers de gouvernement, même au sein des administrations municipales.

Les dossiers étaient confiés à divers organismes, selon la province en cause, bien entendu. Par exemple, en Ontario, il y a 50 sociétés de l’aide à l’enfance, alors qu’en Colombie-Britannique c’est le gouvernement provincial qui s’en occupe directement.

Cela dit, peu importe la province, telles étaient, en matière d’action sociale, les politiques en vigueur à l’époque, et les travailleurs sociaux qui s’occupaient de ces dossiers étaient des employés des divers gouvernements provinciaux. Or, ces personnes chargées de l’aide à l’enfance se trouvaient en situation de conflit d’intérêts étant donné qu’elles étaient chargées de piloter les adoptions en même temps qu’il leur revenait de retirer les enfants à leur mère.

Je sais que tout cela donne l’impression d’un complot, mais lorsqu’on examine les recherches menées dans le domaine, on s’aperçoit que c’est effectivement comme cela que les choses se sont déroulées.

La sénatrice Petitclerc : Je crois que je connaissais déjà la réponse, mais je voulais qu’elle figure au compte rendu.

On se rend compte, en vous écoutant, que les mères en question se trouvaient à un moment de leur existence où elles étaient particulièrement vulnérables et où il leur aurait fallu de l’aide, que ce soit de leur famille, des services sociaux ou de quelqu’un d’autre. Elles se retrouvaient pourtant seules.

Si je comprends bien ce que j’ai lu et ce que j’ai entendu, au moment où l’on vous faisait signer ces papiers, vous vous retrouviez seules. On n’appelait pas vos parents pour leur demander, par exemple, de contacter le père. C’est peut-être un détail, mais ce n’est pas comme cela qu’on aurait dû procéder. Je veux être certaine d’avoir bien compris que personne n’était là pour vous aider à prendre une décision.

Mme Byrne : Je peux vous répondre sur ce point. Je me suis rendue au tribunal de la famille, ici à Ottawa, au coin des rues Sunnyside et Bronson. J’avais 20 ans, et je n’étais donc pas encore majeure. J’ai été tout de suite accueillie par une travailleuse sociale qui m’a dit : « Il vous faut un tuteur légal; nous vous en avons affecté un .» Je n’avais jamais auparavant vu cet homme.

On m’a amenée dans une petite salle où on me l’a présenté. Je me souviens de lui. Il était assis devant moi et il m’a dit que je n’avais pas d’autre choix, que je devais signer les papiers, qu’il était mon tuteur et que c’est ce qu’il me disait de faire, un point c’est tout.

Lorsque je suis entrée dans la salle d’audience, le juge m’a fixée en regardant au-dessus de ses lunettes. Je me souviens encore de son nom, c’était le juge Good. Il m’a alors dit : « Une jeune fille comme vous n’est pas à sa place devant le tribunal .» Après cela, il m’a simplement dit de rentrer chez moi et de bien me tenir. C’est tout. J’ai signé les papiers. On ne m’a pas dit que j’avais en fait la possibilité de changer d’avis. On ne m’a pas informée de mes droits, rien de tout cela.

Le président : Vous êtes toutes, me semble-t-il, sensiblement d’accord sur ce point.

Mme Andrews : La plupart des femmes n’ont même pas eu à se présenter au tribunal. Elles ont, pour la plupart, effectué les formalités dans les locaux des services sociaux, en présence d’une ou deux travailleuses sociales et sans avocat. Aucune des mères que j’ai pu rencontrer n’a reçu une copie des documents qu’elle a signés. On ne leur a pas remis le moindre bout de papier attestant les mesures prises à leur encontre. Elles ne possédaient aucune preuve de ce qui s’était passé.

Personne ne leur a dit qu’elles avaient le droit de revenir sur ce qui avait été décidé. Selon la province, elles avaient en effet le droit de changer d’avis dans les 20 ou 30 jours suivants, mais personne ne leur a fait savoir.

Je me suis retrouvée dans une pièce en présence de trois travailleuses sociales et j’hésitais beaucoup, car j’avais effectivement exprimé le désir d’élever moi-même mon enfant. Mais elles m’ont dit : « Allez-y; c’est dans son intérêt .» On invoquait, pour forcer la main de la mère, l’amour qu’elle éprouvait pour son enfant : « Si vous aimez vraiment votre enfant, vous […] .» C’était l’essentiel de leur argument.

Voilà la situation dans laquelle je me suis retrouvée, une fille de 17 ans devant trois travailleuses sociales, sans la présence d’un avocat ni, bien sûr, celle des parents. Aujourd’hui encore, même à 14 ou 15 ans, une mère peut légitimement signer ce genre de document sans les conseils d’un avocat ou d’une autre personne.

[Français]

La sénatrice Mégie : Je vais poser ma question en français. Merci de vos témoignages très touchants. Je sais qu’on vous a toutes dit que vous n’alliez plus revoir votre enfant pour le reste de vos jours. À quel moment avez-vous décidé d’aller à la recherche de votre enfant? Quel a été l’élément déclencheur?

[Traduction]

Mme Powell : C’était au début des années 1990. J’ai vécu des années passablement embrumées, car ce n’est que comme cela que j’arrivais à faire face à mon existence. La fille que j’ai élevée avait alors 14 ou 15 ans et nos relations étaient devenues un peu problématiques. Je me suis rendue chez une conseillère et je ne sais pas très bien comment elle a pu le deviner, mais elle a dû sentir que j’avais perdu un bébé donné en adoption. C’est cela qui m’a lancée à la recherche de mon enfant.

J’ai cherché et cherché, ayant, je ne sais pas trop comment, une assez bonne idée d’où chercher. Je me suis rendue au musée de la petite collectivité et j’ai trouvé l’avis d’adoption dans un journal. C’était la clé de l’énigme. J’ai retrouvé mon enfant en 1992, mais je ne faisais alors qu’émerger très lentement du brouillard de mon existence. C’était un moment de vérité, certes, mais cela a été très dur.

Et puis, j’ai dû expliquer aux enfants que j’avais élevés que j’avais, avant eux, eu ce bébé. Je ne savais trop comment m’y prendre, mais j’y suis tout de même parvenue. Ils m’ont embrassée et j’ai senti le brouillard se lever.

Le président : Je vais demander à Wendy Rowney d’intervenir, de nous livrer le point de vue d’une personne adoptée et de nous parler des efforts qu’exige la recherche de sa mère biologique. Pourriez-vous nous parler de ce que vivent les personnes, comme vous, qui ont été données en adoption, des difficultés que cela entraîne? La situation est-elle à cet égard meilleure qu’elle ne l’était à l’époque?

Mme Rowney : De combien de temps disposons-nous?

Bon nombre de provinces canadiennes ont modifié leur législation sur la divulgation des renseignements concernant les adoptions, et les adultes qui ont été adoptés et leurs parents naturels ont désormais accès à certains renseignements leur permettant de se retrouver. Certaines modifications des textes applicables facilitent donc les recherches, mais les documents qui vous sont communiqués remontent évidemment au moins à 18 ou 19 ans. On n’y trouve ni l’adresse actuelle ni une invitation à dîner.

Il y a donc, bien sûr, les étapes de la recherche et, au départ, c’est surtout là-dessus que mettent l’accent les personnes adoptées, qui ne saisissent pas toujours la dimension émotionnelle de leurs efforts. Le fait de retrouver votre mère, votre père ou vos frères et sœurs, va changer votre vie. Cela transforme la conception que vous avez de vous-même.

Contrairement à ce qu’il en a été pour certaines autres, ma mère n’a pas cherché à me retrouver. C’est moi qui l’ai retrouvée. Elle m’a dit avoir été certaine qu’une fille à qui elle avait donné naissance se lancerait à sa recherche, et elle avait raison.

Je m’attendais à trouver quelqu’un qui me ressemblait. C’est ce que j’avais toujours voulu. Dans mon enfance, il n’y avait que quatre choses que je savais à propos de mes parents. Je savais que ma mère était d’origine irlandaise. Je savais qu’elle faisait à l’époque ses études secondaires. Je savais qu’elle aimait mon père et qu’elle avait de longs cheveux bruns foncés. C’est assez mince comme fondement d’une identité. Je voulais donc vraiment retrouver quelqu’un qui me ressemblait.

Or, quand je l’ai enfin retrouvée, elle ne me ressemblait pas du tout, mais nous avions en commun plusieurs choses auxquelles je ne m’attendais pas. Ainsi, nous aimions la même nourriture. Nous avions des goûts semblables en matière de loisirs. Nous partagions les mêmes idées politiques et, chez nous, nous avions la même sorte de porcelaine. Je n’avais jamais imaginé que c’étaient là des choses qui pouvaient se transmettre, et pourtant, c’est bien le cas.

J’ai grandi chez des gens qui m’aimaient, mais avec qui je n’avais aucun lien biologique. J’avais toujours pensé que les gens sont comme ils sont, tout simplement. Je n’avais jamais imaginé qu’à bien des égards, si les gens sont comme ils sont, c’est en raison de ce qu’ont pu leur transmettre ceux qui les ont précédé. Lorsque vous comprenez cela, que vous le constatez, cela transforme la conception que vous avez de vous-même, l’idée que vous avez de qui vous êtes et de la personne que vous souhaitez devenir.

Le sénateur Duffy : Je tiens à remercier nos témoins du courage étonnant dont elles font preuve en comparaissant devant le comité pour nous livrer ces récits : « Si vous aimez vraiment votre bébé, vous y renoncerez .»

Il y a environ 40 ans, je me souviens d’une conférence à laquelle j’ai assisté. En soirée, comme c’est parfois le cas, les participants se sont réunis autour d’un verre. J’y ai rencontré un homme grand et solide, riche à millions. Il avait largement dominé la conférence à laquelle j’assistais. C’était dans une université.

Ce soir-là, alors que nous conversions, il s’est mis à pleurer. Il était Américain et cela se passait aux États-Unis. Nous ne nous connaissions pas. Alors que je m’interrogeais à son sujet, il m’a demandé si je lui trouvais des qualités. Je lui ai répondu que c’était lui le conférencier principal, qu’il avait gagné des millions de dollars, qu’il avait des milliers d’employés, qu’il avait réussi et qu’il avait évidemment des qualités. Comment pouvait-il en douter? Il m’a répondu qu’un jour d’hiver, dans une petite église du Maine, un bébé a été laissé dans un panier sur les marches de l’église. J’ai trouvé cela assez invraisemblable, car cela ressemblait à de la littérature. Il m’a ensuite dit que c’était lui, qu’il ne sait pas du tout d’où il vient ni pourquoi il mesure 1,90 m.

Vous pouvez accumuler les réussites, mais si vous ne savez pas d’où vous venez, il vous manque quelque chose d’essentiel. Je n’ai pas su quoi dire. J’ai dû répondre par une formule toute faite telle que « Vous m’en voyez désolé ».

Une des choses qui me plaisent dans mes fonctions de sénateur, c’est que tout d’un coup des gens vous téléphonent, vous écrivent ou vous envoient un courriel pour vous dire qu’ils ont besoin d’aide, qu’ils pensent un lien avec l’Île-du-Prince-Édouard et qu’ils éprouvent le besoin de retrouver leurs parents biologiques.

Je me suis toutefois aperçu que l’Île-du-Prince-Édouard est une des régions du Canada où il est le plus difficile de percer cette énigme.

Vous avez, madame Andrews, parlé de cela dans un article du Toronto Star. Que pourriez-vous nous dire à sujet, non seulement pour ce qui est de l’Île-du-Prince-Édouard, mais aussi de toutes les autres provinces où ces renseignements demeurent secrets?

Mme Andrews : La question mérite en effet qu’on la pose. À l’heure actuelle, dans huit provinces, les dossiers d’adoption sont à moitié ouverts. J’entends par cela qu’une personne qui a été adoptée peut demander qu’on lui communique les renseignements sur sa mère biologique. Si on ne s’oppose pas à sa demande, cette personne obtiendra les renseignements qu’elle cherche, et cela vaut aussi pour sa mère.

Le sénateur Duffy : Mais comment savoir à quelle province s’adresser. La personne qui recherche ses parents doit-elle s’adresser en même temps à toutes les provinces?

Mme Andrews : Non, elle s’adressera aux autorités de la province où a eu lieu l’adoption. Par exemple, si l’adoption a eu lieu en Ontario, c’est aux autorités ontariennes qu’il convient de s’adresser.

Comme l’a dit Monica, des problèmes surviennent parfois lorsque l’adoption s’est faite entre deux provinces. En Ontario, les dossiers sont accessibles, ou du moins à moitié, alors qu’en Nouvelle-Écosse, ils ne le sont pas. Si le bébé a été donné en adoption en Nouvelle-Écosse, on ne pourra pas obtenir les renseignements voulus, même si les formalités d’adoption ont été effectuées en Ontario.

À l’heure actuelle, la Nouvelle-Écosse, l’Île-du-Prince-Édouard et le Québec hésitent encore à donner accès à certains dossiers.

Le problème se complique en ce qui concerne l’Île-du-Prince-Édouard, car de nombreux bébés avaient quitté l’île en vue de leur adoption par des personnes vivant aux États-Unis. Ils ont ainsi été adoptés à l’étranger. De nombreuses mères qui s’étaient rendues à l’Île-du-Prince-Édouard pour y être accueillies dans des foyers de maternité étaient, en fait, originaires de Nouvelle-Écosse ou du Nouveau-Brunswick. Cela s’est beaucoup fait dans l’Est du Canada, afin d’échapper à la honte et de cacher l’identité de la mère.

Je pense pouvoir dire qu’au cours de cette trentaine d’années, il y a eu environ 4 500 adoptions à l’Île-du-Prince-Édouard.

Une pétition a été déposée devant l’Assemblée législative de l’Île-du-Prince-Édouard, et les autorités provinciales ont organisé une consultation publique qui, me semble-t-il, est en cours d’achèvement. Je crois savoir qu’un projet de loi sur l’ouverture des dossiers d’adoption doit être déposé lors de la session d’automne.

Dans les cas où on s’oppose à la communication des renseignements, on invoque surtout la protection des renseignements personnels tout en rejetant la faute sur nous, les mères, en faisant valoir que l’on nous avait promis de respecter notre anonymat. Mais, en fait, on ne nous a jamais rien promis et on nous a traitées comme des moins que rien. Nous leur servons simplement de prétexte. Je le vois bien aux États-Unis, et un peu partout ailleurs où les autorités avancent l’argument du respect de l’anonymat des mères. Mais aucune mère n’a jamais reçu d’attestation du caractère confidentiel de l’adoption, ou de promesse écrite. C’est toujours nous qui sommes mises en cause.

Je tiens à affirmer qu’à ma connaissance, au Canada, aucune femme n’a jamais reçu une telle garantie. Il est possible que des travailleuses sociales leur aient affirmé cela, mais de telles garanties ne se retrouvent dans aucun document juridique.

Le sénateur Duffy : Y a-t-il quelque chose que nous pourrions faire? Comment pouvons-nous contribuer à corriger cette énorme injustice?

Mme Andrews : Je sais que la commission d’enquête nommée par le Sénat australien a recommandé — je crois savoir que vous allez demain avoir l’occasion d’entendre le témoignage de certains de ses représentants — que les dossiers d’adoption soient désormais accessibles, non seulement ceux qui se trouvent dans les archives des divers États, mais également ceux qui se trouvent dans des foyers de maternité ou autres organismes, afin que les intéressés puissent avoir accès à leur dossier, prendre connaissance de ce qui leur est arrivé et entamer enfin leur guérison.

La recommandation touchant l’accès aux dossiers sur l’ensemble du territoire national me paraît une bonne chose. L’ouverture des dossiers ne me semble pas avoir d’aspect négatif. Les administrations qui ont ouvert les dossiers n’ont pas constaté de problème particulier. En Ontario, les dossiers ont été ouverts en 2009. C’était la hantise générale. Tout s’est pourtant bien passé. Les intéressés peuvent désormais obtenir leur dossier en quelques semaines. Nous espérons que cela sera bientôt possible dans l’ensemble du pays. Nous sommes nombreux à avoir œuvré en ce sens. Au Nouveau-Brunswick, les dossiers seront accessibles à partir du 1er avril. C’est également un grand pas en avant pour l’Est du pays. À Terre-Neuve, les dossiers sont accessibles depuis déjà très longtemps. L’Île-du-Prince-Édouard, la Nouvelle-Écosse et le Québec sont désormais les seuls réfractaires.

Que de secrets ici aussi, car beaucoup de nourrissons ont quitté le territoire, sans oublier les foyers de maternité et l’Église catholique. Malheureusement, les histoires d’horreur sont nombreuses. Nous avons tous entendu parler des « Butterbox Babies », de ce genre d’histoires.

Mme Byrne : Nous nous inquiétons beaucoup du Québec en raison de la difficulté.

Le président : Nous entendrons un témoin du Québec jeudi.

La sénatrice Bernard : Afin d’être pleinement transparente, je vais d’abord mentionner que, avant d’être sénatrice, j’ai été travailleuse sociale et éducatrice.

Permettez-moi également de préciser que dans ma pratique et dans mon enseignement du service social, il m’a fallu tirer un trait. J’ose affirmer qu’il y avait un groupe de travailleurs sociaux qui considéraient l’exercice du service social comme une forme de contrôle social, tandis qu’un autre groupe voyait cela comme une forme de justice sociale. Permettez-moi de vous assurer que j’ai toujours été du côté de la justice sociale. Mais je tiens également à vous assurer que manifestement, vos expériences sont toutes attribuables à une forme de contrôle social.

Je tiens à souligner le traumatisme et la douleur attribuables à ce que vous avez vécu. Je tiens aussi à vous remercier d’être venues nous en parler pour nous avoir aidés à mieux comprendre votre réalité.

Nous sommes tous au courant de la rafle des années 1960. L’une de vous l’a mentionnée. Nous savons ce qui est arrivé aux enfants autochtones qui ont été mis en adoption. Pendant que vous prenez la parole chacune votre tour, vous relatez des vérités qui sont enfouies depuis de nombreuses années.

Ma fille a elle-même exercé le métier de travailleuse sociale. Elle est aujourd’hui à la retraite. Son premier emploi était dans le domaine de la divulgation des adoptions en Nouvelle-Écosse. Nous parlions abondamment des retrouvailles à la suite d’adoptions. C’était absolument extraordinaire lorsque les choses fonctionnaient bien, mais beaucoup moins extraordinaire lorsqu’elles fonctionnaient mal. Une partie du problème tenait au manque de ressources, et je pense que Wendy a parlé de l’aspect émotionnel de la question, qui n’a même pas été reconnu. On n’a manifestement jamais parlé avec vous de votre expérience en tant que mères contraintes d’abandonner leur enfant ni de l’aspect émotionnel de cette perte.

J’aimerais vous poser une ou deux questions, dont une qui est, en fait, très émotive.

Le président : C’est une question à deux volets.

La sénatrice Bernard : Je vous remercie de votre indulgence. Je crois être la seule travailleuse sociale ici, ce qui explique qu’on fasse preuve d’un peu d’indulgence à mon égard.

L’une d’entre vous a mentionné le fait qu’il y avait une forte demande, en particulier pour des bébés blonds aux yeux bleus. Dans les travaux que vous avez accomplis dans vos organisations respectives et votre cheminement personnel, savez-vous ce qu’il est advenu des bébés qui n’étaient pas blonds et n’avaient pas les yeux bleus, c’est-à-dire les bébés qui me ressemblaient un peu?

Mme Andrews : Les bébés de couleur dans le Canada d’après-guerre étaient considérés — j’en ai la preuve dans des dossiers de services sociaux — comme handicapés, inadoptables ou indésirables, pour ne citer que quelques exemples. Il y avait toutes sortes d’étiquettes pour désigner les bébés de couleur.

Les mères de couleur bénéficiaient de ressources, dans la plupart des cas, pour élever leurs nourrissons, car ces derniers n’étaient pas des « bébés de premier choix » — comme les petites filles blanches, blondes et aux yeux bleus qui vous faisaient fondre le cœur. Malheureusement, j’affirme toujours que c’est sans doute le seul moment de l’histoire où une femme de couleur a connu un meilleur sort, car elle recevait les moyens d’élever son bébé, alors que nos bébés étaient jugés précieux et que le sien ne l’était pas. La femme de couleur recevait des ressources pour élever son enfant.

Certains enfants de couleur étaient envoyés hors du pays, jusqu’en France. J’ai lu sur des enfants envoyés en France et aux États-Unis pour y trouver des foyers d’adoption, car il n’y avait pas un si grand nombre de bébés de couleur dans le système à l’époque. Beaucoup étaient destinés à des foyers d’accueil et, bien entendu, ils n’ont jamais été adoptés. Ils étaient qualifiés d’inadoptables.

Pour l’essentiel, je pense que cela s’inscrit dans la lignée de l’esclavage, de toutes ces choses horribles. Je pense que la communauté noire entourait ces mères sans doute plus que notre propre communauté. C’est essentiellement ce que révèlent mes travaux de recherche.

La sénatrice Poirier : Je dois dire que je suis sous le choc d’entendre ce que vous avez raconté. Je tiens vraiment à vous remercier d’avoir raconté ces récits émotifs avec nous. Je suis reconnaissante et je me félicite grandement que ces pratiques honteuses aient pris fin et qu’au moins, nous n’ayons plus à subir aujourd’hui ce genre de choses en tant que femmes.

Si je comprends bien, d’après ce que j’ai entendu dire, le Canada n’avait pas l’apanage de ce genre de chose; cela se faisait aussi dans d’autres pays, notamment en Australie, comme vous l’avez mentionné tout à l’heure, en Nouvelle-Zélande, au Royaume-Uni, aux États-Unis et dans différents autres pays. Si je comprends bien, il semble que c’était un phénomène organisé et contrôlé par les Églises et les gouvernements provinciaux et fédéral, à tous les niveaux à cette époque.

Quelle justification le gouvernement donnait-il au sujet de cette pratique honteuse qui était monnaie courante à l’époque? Et avez-vous eu la chance de rencontrer des membres du Cabinet ou des députés des gouvernements actuels pour amorcer un dialogue sur cette pratique honteuse? Qu’allons-nous faire maintenant?

Mme Andrews : Oui, nous avons eu de nombreuses rencontres ici même sur la Colline du Parlement. La dernière rencontre a eu lieu il y a un an, si mes souvenirs sont exacts. Nous avons parlé à environ 50 députés, à certains sénateurs et à deux représentants du cabinet du premier ministre. J’ai donné une présentation PowerPoint inspirée de mes travaux de recherche sur les foyers de maternité et les femmes qui y séjournaient. Les images sont bonnes étant donné que les gens peuvent voir des femmes dans ces foyers.

Nous avons bénéficié d’un important soutien à cet égard de la part de députés fédéraux et provinciaux. À chaque occasion, tout le monde est prêt à participer et comprend ce qui s’est passé à l’époque. On sait que, dans bien des cas, c’étaient des actes illégaux, en tout cas immoraux, en particulier dans le domaine des services sociaux et, comme vous le dites, sur le plan du contrôle social.

Il y a eu sans aucun doute des violations des droits de la personne. Des femmes ont été sexuellement agressées dans les foyers de maternité, alors que le prêtre venait donner la communion hebdomadaire à ces pauvres jeunes filles et qu’il se livrait à des attouchements. Cela remonte à toutes ces vieilles institutions que nous avions au Canada. Si vous n’avez pas entendu parler des foyers de maternité, c’est que ces pauvres femmes étaient contraintes au silence. Tout s’y déroulait en secret; on gardait le secret. On nous disait de rester muettes et de ne rien dire. Je pense que c’est la raison pour laquelle les gens ne l’apprennent qu’aujourd’hui. Nous élevons maintenant la voix pour dire ce que nous avons à dire.

La sénatrice Poirier : Je crois que le gouvernement australien a présenté des excuses.

Mme Andrews : En effet.

La sénatrice Poirier : Compte tenu de ce qui s’est fait en Australie, y a-t-il quelque chose que vous aimeriez que le gouvernement canadien fasse différemment? Y a-t-il autre chose que vous aimeriez nous dire, en tant que groupe, et voir se matérialiser?

Mme Andrews : Je pense qu’elles ont fait un travail assez remarquable. Je crois savoir que les femmes d’Origins Australia ont été extrêmement satisfaites et qu’elles ont grandement contribué à la formulation des excuses et à toutes les autres mesures prises par le gouvernement. Elles disposent d’une installation permanente aux archives. Les services de santé mentale ont reçu des fonds. Pour l’essentiel, on a donné suite aux recommandations issues de l’enquête. Nous avons été en fait très contentes de la manière dont le tout s’est déroulé.

On n’est pas toujours heureux de ce que font les gouvernements. En tant que groupe, nous avons en général été très satisfaites, étant donné que le gouvernement a rendu illicites certaines des pratiques. Elles ont été mentionnées dans les excuses. Si jamais vous avez la chance de visionner les cinq premières minutes de ces excuses, vous verrez toute l’émotion qui s’en dégage. Les excuses ont été présentées par Julia Gillard lorsqu’elle était première ministre.

La sénatrice Poirier : Je suis de tout cœur avec chacune de vous. Je vous remercie du fond du cœur de ce que vous avez échangé avec nous aujourd’hui.

Le président : Madame Andrews, vous avez affirmé que 95 p. 100 des enfants dans les foyers de maternité ont été mis en adoption, alors qu’aujourd’hui, le taux d’adoption est d’environ 2 p. 100. Manifestement, les choses ont évolué.

Peut-on parler de persistance d’anciennes pratiques, ou les choses sont-elles radicalement différentes aujourd’hui? Et en quoi sont-elles différentes?

Mme Andrews : Voilà une question fort intéressante. Avant le mandat d’adoption, les foyers de maternité étaient en réalité des foyers pour mères et enfants. Les enfants habitaient dans ces foyers. Dans votre dossier, vous verrez une photo de certains de ces foyers et des berceaux qui s’y trouvaient.

Lorsqu’on pense à l’impératif maternel et à toutes les autres pratiques qui ont été réunies, comme celle qui consiste à faire sortir les bébés des foyers après la rupture franche, même aujourd’hui, on constate que la majeure partie des pratiques d’adoption se fondent sur le mandat, comme la rupture franche et les liens avec les parents adoptifs lorsqu’ils se trouvent dans la salle d’accouchement. De nombreuses pratiques s’inspirent encore du mandat, même si elles sont différentes.

Je ne pense pas que les jeunes femmes des classes moyennes optent pour l’adoption à proprement parler. Elles décident peut-être de se faire avorter ou de garder l’enfant plus souvent qu’elles ne choisissent l’adoption. C’est sans aucun doute l’un des changements observés.

Nous ne cachons plus ces jeunes filles. Nous ne les isolons plus dans des milieux quasi carcéraux où elles sont véritablement programmées pour agir d’une certaine façon. Là aussi, je pense qu’il s’agit d’un profond changement.

Le sénateur Munson : Merci beaucoup d’être ici. Vos témoignages sont très émotionnels. Nous ne pouvons pas effacer le passé, mais nous pouvons parler du présent et du futur.

J’aimerais donner suite à la question de la sénatrice Poirier. Je ne pense pas que quelqu’un y ait répondu expressément. Faut-il que le gouvernement et les gouvernements provinciaux, de même que les organisations religieuses qui ont participé à tout ce processus, présentent des excuses publiques. Faut-il verser des dédommagements? Nous ne pouvons pas effacer le passé, mais nous pouvons contribuer à éclairer l’avenir.

Mme Andrews : La réponse est oui.

Le président : Quelqu’un d’autre veut-il entamer une réponse afin que tout le monde participe à la discussion? Vous pouvez vous reporter à Mme Andrews si vous le voulez.

Mme Powell : Des excuses seraient extraordinaires, de même que le financement de services professionnels de santé mentale et de services pour les mères. Il y a des mères qui ont eu beaucoup de mal à suivre une thérapie, car certains types de thérapie coûtent très cher.

La thérapie qui est la référence absolue en la matière porte le nom d’EMDR, mais beaucoup de gens ne peuvent tout simplement pas se l’offrir. Un financement serait donc une excellente idée.

Le président : Que signifie le sigle?

Mme Powell : C’est une thérapie qui vous ramène à la situation et qui la redéfinit pour vous, la remanie. Elle est très efficace.

Mme Byrne : Les écoles de travail social sont l’un des endroits qui m’attristent beaucoup. Rares sont les travailleurs sociaux qui ont suivi une formation sur les retrouvailles à la suite d’une adoption, ce qui explique que nous soyons submergés de gens qui n’ont nulle part où aller, à l’exception du secteur du bénévolat où en tant que ménagère au début de la soixante-dizaine, j’essaie de les aider. Très rares sont les thérapeutes qui comprennent les questions liées à l’adoption. Il y a notamment différentes périodes : postérieure à l’adoption, antérieure à l’adoption, antérieure aux retrouvailles, postérieure aux retrouvailles.

Il y a une foule de psychologues. Je dis aux personnes qui doivent absolument voir un thérapeute de d’abord lui demander s’il sait quelque chose à ce sujet. La question est mal traitée. L’éducation est un facteur très important.

Je fréquentais jadis l’Université Carleton et j’ai rencontré quelqu’un à l’école de travail social. J’organisais chaque année une activité sur les recherches et les retrouvailles, sur ce que cela veut dire, sur la raison pour laquelle on peut vouloir le faire et sur ce que cela entraîne.

Mme Rowney : Je crois que ce que nous recherchons de bien des façons, c’est l’aveu que cela s’est bien produit et que sous une forme légèrement différente, cela continue de se produire, peu importe que vous soyez une mère ou un père qui a mis son enfant en adoption — nous n’avons d’ailleurs pas beaucoup parlé des pères. Les pères étaient systématiquement exclus du processus à l’époque dont nous parlons. Même lorsque les parents formaient un couple et que le père voulait apporter une contribution, il n’y était généralement pas autorisé. Ainsi, que vous soyez mère, que vous soyez père ou que vous soyez un enfant adopté, c’est quelque chose qui a des répercussions sur votre vie quotidienne.

D’une certaine façon, pour de nombreux adoptés, il y a eu de grands avantages, mais ceux-ci doivent être comparés aux grandes pertes que tous les adoptés subissent. Il faut reconnaître que c’est une chose qui a eu une incidence sur la vie des gens.

À cette fin, il faut, entre autres, reconnaître que les gens ont le droit de se connaître l’un l’autre. Nous ne sommes pas une espèce distincte. Nous n’avons pas besoin de lois spéciales pour notre protection.

Je n’ai pas besoin d’une loi qui me dit qui je peux ou ne peux pas connaître, surtout quand cette personne m’a donné naissance. Cela ne signifie pas que je vais avoir une excellente relation avec elle, ou même une relation. C’est tout simplement une reconnaissance de la part du Canada que toute personne a le droit de savoir qui elle est et que les parents ont le droit de savoir qui sont leurs enfants.

Le président : Très bien dit.

Mme Jarvie : À mon avis, des excuses sont importantes pour que nos filles et nos fils sachent tous qu’ils étaient désirés, parce que tout cela a eu pour résultat qu’ils ont été abandonnés par nous, mais ce n’est pas vrai. C’est important de le préciser dans les excuses, et important pour eux aussi.

Mme Andrews : Pour la question au sujet du gouvernement, il doit en effet absolument reconnaître et valider le fait que ces choses ont eu lieu.

Les mesures réparatrices pourraient prendre n’importe quelle forme. J’ai demandé aux mères à qui j’ai parlé ce qu’elles voulaient. Nous avons fait un petit sondage pour leur demander ce qu’elles voulaient que les Églises et le gouvernement fassent. Je crois que Mme Rowney l’a très bien dit : la plupart veulent une reconnaissance et une validation. Ce sont des choses choquantes. Parfois, les gens ne croient pas que de telles choses ont réellement eu lieu, mais elles se sont vraiment produites.

Voilà pourquoi nous faisons de la recherche pour le prouver. Nous utilisons l’enquête du Sénat australien pour donner crédibilité au fait que c’est bien arrivé.

Oui, la reconnaissance de la validation et, assurément, des mesures réparatrices pour les mères. Je ne connais pas de mères qui cherchent précisément de l’argent, mais elles cherchent certainement de l’aide en santé mentale. C’est une des choses que nous avons fréquemment entendues. Il y a la thérapie EMDR ou d’autres sortes de thérapie de traitement des traumatismes.

Oui, le gouvernement devrait agir comme l’a fait celui de l’Australie.

Le sénateur Munson : De combien de femmes parlons-nous? Nous parlons des survivantes des pensionnats autochtones. Quand on parle de ces pensionnats et des excuses, nous disposons de chiffres. J’aimerais avoir des chiffres.

Mme Andrews : Ma recherche démontre que, entre 1940 et 1970 au Canada, plus de 300 000 mères ont été touchées par ces politiques et pratiques qui étaient illégales, contraires à l’éthique et une violation des droits de la personne. Cela ne signifie pas que 300 000 femmes sont d’accord. Certaines d’entre elles disent : « J’ai fait ça et je crois que c’était ce qu’il y avait de mieux pour mon bébé. » Nous ne pouvons pas parler de toutes ces femmes, mais nous savons que 300 000 femmes ont été touchées par ces politiques.

Ces enfants ont été adoptés. Ce sont les chiffres d’adoption au Canada d’enfants de mères célibataires entre 1940 et 1970. De nombreuses provinces ont ventilé ces nombres séparément, sénateur Munson. Si vous consultez les dossiers de l’Ontario, vous trouverez les adoptions d’enfants de mères célibataires. Vous pouvez extraire ces chiffres d’année en année et les additionner.

Le sénateur Dean : Toujours sur le thème de la fin de ce premier tour de questions, j’aimerais joindre ma voix à celle de mes collègues en vous remerciant d’être venues nous raconter ces récits. C’est pénible, et j’espère que l’expérience en sera cathartique, mais ce sont des histoires très dures à entendre. C’est important que nous ayons ici des mères et une fille.

Nous avons entendu les histoires personnelles, et elles sont pénibles et dramatiques. Nous avons aussi entendu de vous, madame Andrews, un récit contextuel. C’était dans le contexte d’une période historique d’après-guerre, mais ce n’était peut-être pas vraiment inhabituel à l’époque. C’était partiellement motivé par la moralité, et partiellement par la religion. Comme l’a demandé la sénatrice Seidman, était-ce systémique? Cela me semble être systémique pour toutes ces raisons. C’était certainement contraire à l’éthique et nous avons entendu dire que c’est peut-être même allé beaucoup plus loin.

On nous dit qu’une reconnaissance est importante, qu’il est important d’appuyer les personnes touchées qui vivent avec les séquelles de ces pratiques.

Nous entendrons nos collègues australiens, ce qui sera important. Nous avons porté attention quand vous avez dit que nous devrions les écouter.

J’aimerais donner suite à la notion d’excuses inclusives. Nous pouvons certainement demander à nos collègues australiens quelles étapes ils ont suivies pour rendre ces excuses inclusives. Mais comme vous êtes ici et que les choses ont un aspect culturel et personnel, il serait important pour nous de savoir ce que l’inclusion signifie pour vous. Si vous ne vous sentez pas prêtes à nous donner ce conseil maintenant, nous vous invitons à nous le fournir plus tard. Cela semble être d’une importance cruciale dans les situations de ce genre, et nous vous avons entendu dire à quel point c’est important pour vous. Qu’entendez-vous vous par inclusion?

Le président : Vous pouvez toujours répondre plus tard, si vous le préférez.

Est-ce tout, sénateur Dean?

Le sénateur Dean : Oui.

Le président : Nous passons maintenant au deuxième tour de questions.

La sénatrice Petitclerc : Ce que j’ai entendu a répondu à ma question en grande partie. Je m’inquiétais du mal qui a été fait au fil du temps par l’absence de reconnaissance pour ce qui est des soins et de la guérison. Le processus de guérison et le soutien dont vous avez besoin pour guérir, qu’il s’agisse de financement ou tout simplement de la reconnaissance de ce traumatisme, ne sont pas ce qu’ils devraient être selon moi. C’était ma question, mais y vous avez essentiellement répondu. Vous pourriez peut-être tout simplement dire que j’ai raison en supposant cela.

Aussi, parce que nous n’en avons pas parlé, et pour que cela figure au compte rendu, quelle impression avez-vous des pères dans toute cette situation? Ou est-ce un sujet totalement distinct que vous n’abordez pas dans les groupes que vous représentez? Sont-ils organisés? Nous n’avons pas vraiment lu là-dessus. Indépendamment de ce qui s’est passé, s’ils ont disparu, comme je l’ai lu dans certains témoignages — je suis sûre qu’il y a, pour eux aussi, des conséquences. Je ne sais pas si c’est une question à laquelle vous pouvez répondre.

Mme Byrne : D’après mon expérience, les pères biologiques n’étaient pas souvent informés; ils ne savaient pas qu’ils étaient pères. Si la mère était célibataire et mettait le nom du père dans l’enregistrement de la naissance, en Ontario, il était supprimé. Il était retiré et elle n’était pas autorisée à nommer le père si elle était célibataire.

Si elle était mariée, le nom de son époux figurait automatiquement dans le document, même si ce n’était pas le père, parce qu’à cette époque tout enfant né d’une femme mariée était automatiquement l’enfant de son époux. De qui d’autre l’enfant aurait-il pu être?

Nous nous sommes toujours plaintes de la suppression de l’information de documents juridiques signés et timbrés. À mon sens, c’est extrêmement irrégulier.

Nous avons de la difficulté avec les pères, parce qu’ils étaient systématiquement exclus de bon nombre de ces discussions. Plusieurs d’entre eux ne se présentaient pas. Dans les documents, ils étaient toujours appelés le père putatif, parce que c’est la mère qui donnait les renseignements. Quand on accède à ces anciens dossiers, on peut lire que le père putatif ne s’est pas manifesté, qu’il n’est pas venu à la réunion et que tous les renseignements que nous avons viennent de la mère. Ces pères étaient encouragés à ne pas se présenter, et la mère était encouragée à ne pas le laisser participer de quelque façon que ce soit.

J’ai épousé le père beaucoup plus tard. Mon mari était à l’université en Nouvelle-Écosse à l’époque. Il s’est présenté aux services sociaux pour leur dire que sa petite amie était enceinte et leur a demandé quoi faire. La bonne travailleuse sociale, qui était une religieuse, lui a dit que ça ne le regardait pas, que ce n’était pas ses affaires, que c’était mon problème et qu’il ne devrait pas s’en mêler. Cela a mis fin à ses démarches.

Il est revenu, parce que je vivais à Ottawa, et il est venu avec moi aux services sociaux. Nous avons donné tous ses renseignements à la travailleuse sociale à ce moment-là. Quand il a fait une demande à Thunder Bay, au bureau de l’état civil, pour obtenir le certificat de naissance modifié de notre fille, on le lui a refusé, parce qu’il n’avait jamais été invité à signer la demande d’enregistrement de naissance.

Ces pères ne sont pas très visibles dans le tableau, mais seulement parce qu’ils en ont été écartés.

Mme Rowney : J’ai parlé avec beaucoup de pères récemment. À bien des égards, leur histoire ressemble à celle des jeunes mères dans la mesure où ils se sentaient tout à fait impuissants. Ils étaient exclus et ils se sont sentis exclus du système. Ils ne savaient pas très bien quoi faire. Combien de jeunes garçons de 17 ou 18 ans sont en mesure de défendre leurs droits ou de savoir quelle question poser pour les connaître dans une telle situation?

Plusieurs d’entre eux mentionnent s’être sentis émasculés au fil des ans parce qu’ils avaient été incapables de protéger leur enfant et la femme qu’ils aimaient. Dans notre société, certainement à l’époque, c’était perçu comme le rôle de l’homme. Parce qu’ils n’avaient pas été capables de faire cela à un moment très difficile de leur vie, ils ont continué pendant 40, 50 ou 60 ans à se sentir comme une personne indigne qui n’apporte aucune contribution à la société.

La plupart d’entre eux ont été silencieux pendant la plupart de ces décennies, parce que c’est très gênant. Certains aussi avaient honte de ne pas être intervenus pour protéger leur petite amie.

Les femmes ici disent à quel point elles étaient confrontées à une absence de choix. Les pères n’en avaient pas plus. Pour qu’il y ait un choix, il faut pouvoir choisir entre deux choses. S’il n’y a rien à choisir, ce n’est pas un choix; on ne fait que subir. Pourtant, ils pensaient qu’ils auraient dû avoir fait les choses différemment, même si aucune autre avenue ne s’offrait à eux à ce moment-là.

Par conséquent, ils ont été encore plus réticents que les mères à s’adresser à des groupes de soutien pour obtenir des renseignements. Et lorsqu’ils essayaient d’obtenir des renseignements au sujet de leur enfant, c’était souvent impossible parce que, comme Monica l’a dit, leur nom ne figurait pas sur le certificat de naissance original, et le gouvernement et les sociétés de l’aide à l’enfance ne reconnaissaient donc pas leur droit à l’information.

La sénatrice Bernard : J’aimerais revenir à une chose que je pense que vous avez dite, madame Andrews, en répondant à une de mes questions. Vous avez dit que les mères racialisées avaient les ressources pour élever leur enfant. J’ignore si votre recherche couvre la Nouvelle-Écosse, mais dans le cas des mères racialisées, les enfants, les adultes ayant été adoptés et les enfants en foyer d’accueil avec qui j’ai travaillé pendant des années n’en diraient pas autant. Pouvez-vous en dire un peu plus à ce sujet, s’il vous plaît?

Aussi, comment les enfants de race mixte étaient-ils perçus, les enfants nés d’une mère blanche, par exemple, et d’un père noir?

Mme Andrews : Nous parlions principalement de la période des années 1940 à 1960. Je ne sais pas auprès de quelle cohorte vous avez travaillé.

J’ai aussi fait un peu de recherche en Nouvelle-Écosse. La plupart de ces foyers pour mères célibataires étaient essentiellement remplis de filles blanches de la classe moyenne. Si vous preniez les renseignements démographiques de ces foyers de l’époque et que vous posiez la question aux mères qui s’y trouvaient, vous déduiriez qu’il n’y avait aucune femme de couleur.

En Nouvelle-Écosse, à ma connaissance, nous avions un ou deux foyers privés. Je parle de foyers de mères dans les années 1960. Il y avait certains foyers privés.

Aujourd’hui, bien sûr, nous savons que le système d’aide à l’enfance est extrêmement racialisé et que ces enfants et les enfants autochtones sont très nombreux. Au Canada, à cette époque, et aussi dans les autres provinces — pas tant en Nouvelle-Écosse —, la population noire n’était pas aussi grande. Mais d’après l’étude que j’ai vue, les mères noires n’ont peut-être pas été aussi contraintes que nous l’étions parce qu’elles n’étaient pas dans ces foyers ni dans le système qui forçait les mères à faire adopter leur enfant.

En avez-vous trouvé?

La sénatrice Bernard : Oui.

Mme Andrews : Je trouve cela très intéressant. Au cours de la même période?

La sénatrice Bernard : Certainement au cours des années 1960 et vers la fin des années 1950.

Connaissez-vous l’association des travailleuses et travailleurs sociaux noirs, l’Association of Black Social Workers?

Mme Andrews : Oui.

La sénatrice Bernard : Je fais partie des membres fondateurs de cette organisation.

Mme Andrews : Je suis au courant. Je sais aussi que les travailleurs sociaux noirs aux États-Unis ont demandé pourquoi ils n’avaient pas de maternités pour femmes noires. Ils voulaient la même chose. Ce n’était malheureusement pas des endroits où l’on voulait être, parce que résider dans un tel foyer signifiait perdre son bébé. Je suis certainement disposée à examiner cette question davantage.

Je ne suis pas experte de l’aide sociale en Nouvelle-Écosse, mais ce n’est pas ce que mes recherches ont révélé. De fait, j’ai consulté un document de recherche, du gouvernement de la Nouvelle-Écosse, dans lequel les auteurs se disent grandement surpris d’apprendre qu’il y a, dans les termes de l’époque, une « négresse » dans le foyer étudié. C’est ce qu’indiquent des rapports du gouvernement.

Cela semble être une anomalie, à mon sens, mais ma recherche est limitée et je n’ai trouvé qu’une ou deux choses là-dessus. C’est ce que j’ai trouvé.

Le président : Nous allons avoir deux autres intervenants. Je vous demande de poser les questions d’abord, puis d’écouter la réponse du groupe de témoins.

La sénatrice Poirier : Premièrement, nous avons parlé d’obtenir des excuses, une reconnaissance de la part du gouvernement en ce qui concerne cette pratique utilisée au cours de ces années. Vous êtes-vous adressées aux Églises pour obtenir le même genre de reconnaissance?

Deuxièmement, compte tenu du grand nombre de mères à qui c’est arrivé, avez-vous une idée du nombre d’entre elles qui ont pu retrouver leur fille ou leur fils?

Le sénateur Duffy : J’aimerais remercier tous nos témoins. Une des choses que nous avons apprises ici, et j’espère que les spectateurs de la chaîne CPAC, qui diffusera cette réunion, l’ont apprise aussi, c’est la honte ressentie par les adoptés et par les mères qui n’ont pas rencontré leur enfant.

Deux personnes ont appelé mon bureau. Elles ont communiqué avec leurs mères biologiques, mais elles ont été rejetées. Ce que nous avons entendu ce soir nous donne une meilleure idée — et j’espère que ce sera la même chose pour les adoptés à l’échelle du pays — de la honte dont les institutions ont accablé leurs mères, et qu’elles portent encore en elles. Je crois que, pour ces deux jeunes personnes qui m’ont appelé, c’est la honte qui était le motif du rejet, parce que la mère biologique avait été profondément blessée et n’arrivait pas à faire face à la situation. Cela souligne le point que vous présentez ici et pour lequel le comité a montré beaucoup de compassion.

Le président : Quelqu’un veut-il répondre à la question en deux parties de la sénatrice Poirier?

Mme Byrne : Puis-je répondre au sénateur Duffy?

Le président : Vous pouvez lui répondre aussi. Je croyais que c’était davantage une observation qu’une question.

Mme Byrne : Je serai très brève. Je viens d’organiser deux réunions avec deux mères de 91 ans. Les deux ont déclaré qu’elles ne voulaient pas que les services sociaux provinciaux communiquent avec elles parce que leurs enfants n’étaient pas au courant. Les enfants sont septuagénaires. Néanmoins, les deux adoptés ont trouvé ces deux mamans séparément et sont entrés en communication avec elles. Elles ont toutes les deux déclaré : « Je suis si heureuse que tu m’aies trouvée, mais ne le dis surtout pas aux enfants; je ne veux pas qu’ils le sachent. » La honte les a suivies jusqu’à l’âge de 91 ans.

Par conséquent, oui, il y a des raisons pour lesquelles les mères refusent le contact, et ce n’est pas parce qu’elles n’aiment pas leur enfant.

Le président : Je ne veux pas perdre le fil des questions de la sénatrice Poirier. La première disait ceci : vous avez précisé ce que vous voulez du gouvernement, mais qu’en est-il des Églises? Jeudi, nous allons accueillir l’Église unie.

La deuxième question était : quel est le nombre ou le pourcentage de personnes avec qui vous avez communiqué qui ont fini par établir le contact?

Mme Andrews : En ce qui concerne les Églises, Origins Canada a organisé la réunion historique de mères, en tant que groupe de témoins semblable à celui-ci, avec l’Église presbytérienne, l’Armée du Salut, l’Église catholique, l’Église unie et l’Église anglicane. Elles ont toutes envoyé des représentants haut placés à notre réunion pour écouter les récits des mères. Nous avions des mères qui représentaient ces ordres religieux, qui s’étaient trouvées dans ces foyers de maternité.

Les Églises ont été très bonnes pour écouter, mais pas tellement pour agir, à l’exception de l’Église unie qui a effectivement produit un certain nombre de choses pour nous et, au moins, travaille avec nous pour reconnaître et valider ces choses avec nous.

Nous avons donc tendu la main à ces Églises. Nous avons été très déçues d’apprendre que, à l’exception de l’Église unie, les Églises invitées à participer à l’étude ont refusé.

Le président : Je précise aussi que le fédéral et les gouvernements provinciaux contactés ont aussi refusé, mais nous allons entendre la représentante de l’Association ontarienne des sociétés de l’aide à l’enfance. Le Mouvement Retrouvailles, du Québec, sera là jeudi et, demain, ce sera au tour de la représentante de l’Australie.

Avant de remercier nos témoins, j’aimerais signaler aux membres du comité que je présenterai une motion au Sénat. Le projet de loi C-45, Loi sur le cannabis, occupera la majeure partie de notre temps au cours des deux mois qui suivront l’étude en cours. Il nous faudra tenir quelques séances spéciales. Je présenterai donc une motion à cet effet au Sénat. Vous avez entendu à de nombreuses reprises ce genre de motion pour que nous puissions nous rencontrer même si le Sénat siège.

Nous envisageons de tenir une ou deux séances le lundi et de prolonger d’une heure les séances d’un ou deux mercredis et jeudis pour notre étude du projet de loi C-45.

La sénatrice Poirier : Qu’en est-il de la deuxième partie de ma question?

Le président : C’est vrai. Vous avez une minute.

Mme Byrne : Nous n’en avons aucune idée, parce que, comme je l’ai déjà mentionné, les gens s’adressent à nous et posent un million de questions, puis ils s’en vont vaquer à leurs occupations et nous n’en entendons plus jamais parler. Quelquefois, je les talonne et je demande ce qui est arrivé. Mais je fais ça tout le temps. Je remonte 25 à 30 ans en arrière. Je les appelle et elles me disent : « Oui, j’ai trouvé ma fille il y a 20 ans. » Je les remercie de l’information. Les dossiers sont toujours ouverts.

Le président : Je dois dire que vous avez toutes les cinq apporté une énorme contribution à notre étude. Vous nous avez raconté des histoires personnelles. Vous nous avez parlé d’une grande partie de vos travaux de recherche. C’est très utile pour nous en ce début d’étude.

(La séance est levée.)

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