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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mardi 24 novembre 2020

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd’hui, à 10 heures (HE), avec vidéoconférence, pour examiner la teneur du projet de loi C-7, Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir).

La sénatrice Mobina S. B. Jaffer (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Honorables sénateurs, je déclare la séance ouverte.

Je m’appelle Mobina Jaffer, je viens de la Colombie-Britannique et j’ai l’honneur de présider la présente séance du comité. Nous poursuivons nos délibérations selon une formule hybride. Je vous remercie, chers collègues, de vous montrer patients le temps que nous nous adaptions à cette nouvelle manière de tenir nos réunions.

[Français]

Avant de commencer, j’aimerais vous faire part de plusieurs suggestions utiles. Je vous rappelle que, lorsque vous parlez, vous devez être sur la même chaîne que la langue dans laquelle vous parlez. Si vous éprouvez des difficultés techniques, notamment en ce qui concerne l’interprétation, veuillez le signaler à la présidente ou au greffier, et nous nous efforcerons de résoudre le problème.

[Traduction]

Je vous demanderais à tous de vous assurer que vous pourrez participer pleinement à la réunion. Si, pour une raison quelconque, vous n’entendez pas les interprètes ou les délibérations, veuillez nous en informer sans délai.

Je sais que tous les sénateurs ont des questions pour nos témoins. Si vous n’avez pas de question, je vous prie de le signaler au greffier en utilisant la fonction de clavardage de l’application Zoom. Autrement, je vais appeler chaque membre à tour de rôle et vous pourrez poser vos questions. Si vous n’êtes pas membre du comité, transmettez une notification aux greffiers si vous avez une question et je vais faire de mon mieux pour vous permettre de la poser, mais je vous signale que nous avons des contraintes de temps.

Comme je l’ai proposé hier, chaque sénateur disposera de quatre minutes. Je ferai de mon mieux pour vous permettre de poser vos questions, mais je vous demanderais d’être aussi brefs que possible pour laisser le temps aux témoins de répondre. Si, pour une raison imprévue, la question et la réponse prennent plus que quatre minutes, je devrai interrompre le témoin. Je vous demande pardon à l’avance si cela se produit.

Honorables sénateurs, nous avons le grand bonheur d’accueillir aujourd’hui un premier groupe de témoins formé de M. Trudo Lemmens, professeur et titulaire de la chaire Scholl en droit et politique de la santé à la Faculté de droit de l’Université de Toronto, ainsi que Mme Jocelyn Downie, professeure au Health Law Institute de l’Université Dalhousie.

[Français]

Je voudrais prendre quelques minutes pour présenter les membres du comité qui participent à la réunion d’aujourd’hui.

Il s’agit de la vice-présidente, la sénatrice Batters, du sénateur Boisvenu, de la sénatrice Boyer, du sénateur Carignan, porte-parole du projet de loi, de la sénatrice Petitclerc, la marraine du projet de loi, du sénateur Dalphond, de la sénatrice Dupuis, de la sénatrice Keating, du sénateur Gold et de la sénatrice Martin.

[Traduction]

Les sénateurs Kutcher et Pate participent également aux travaux du comité.

[Français]

Au nom de tous les membres du comité, je vous remercie d’être ici aujourd’hui. Après les présentations, les membres du comité auront des questions à vous poser.

[Traduction]

Je donne sans plus tarder la parole à M. Lemmens.

Trudo Lemmens, professeur et titulaire de la chaire Scholl en droit et politique de la santé, Faculté de droit, Université de Toronto, à titre personnel : Je vous remercie, honorables sénateurs, de me donner l’occasion de m’adresser au comité. Mes travaux sur l’aide médicale à mourir, ou AMM, tirent profit de mes recherches sur les pratiques et le droit en la matière au Canada et dans le reste du monde, ainsi que de ma participation au groupe d’experts du Conseil des académies canadiennes.

Dans le mémoire que nous avons présenté aux sénateurs, nous examinons comment le projet de loi fragilise l’équilibre que la loi actuelle sur l’AMM tente d’établir entre l’intérêt de ceux qui veulent décider par eux-mêmes des circonstances et du moment de leur décès d’une part et, de l’autre, la nécessité de protéger les personnes vulnérables, la confirmation de la valeur égale qu’il faut accorder à la vie des personnes âgées, malades ou handicapées, ainsi que la prévention du suicide.

Le projet de loi fait passer le droit à la liberté de certains avant le devoir de l’État de protéger la vie, et il le fait de manière discriminatoire. La Cour suprême du Canada nous a rappelé l’obligation de protéger la vie qui est inscrite dans la Charte. Le projet de loi manque à cette obligation à l’égard des personnes handicapées et atteintes d’une maladie chronique parce qu’il les prive de la protection contre une mort prématurée dont continuent de jouir toutes les autres personnes à l’extérieur du cadre de l’aide médicale à mourir. Le projet de loi viole en outre les normes internationales en matière de droits de la personne. Voici ce qu’a déclaré à ce sujet la rapporteuse spéciale des Nations unies sur les droits des personnes handicapées :

[...] l’accès à l’aide à mourir doit être restreint aux personnes qui sont en fin de vie. Une déficience ne doit jamais servir de justification pour autoriser l’aide médicale à mourir.

D’autres aspects préoccupants du projet de loi méritent notre attention. Ils sont tous liés au peu de sérieux avec lequel il traite la nature complexe de la souffrance et la manière dont les forces économiques, sociales et culturelles peuvent peser sur cette souffrance et déterminer la capacité d’une personne à y faire face. Il suffit de penser aux répercussions disproportionnées qu’ont eues la pandémie et les mesures politiques associées pour les personnes opprimées et vulnérables qui vivaient déjà dans un contexte difficile. Le projet de loi ne tient pas compte non plus du rôle de soutien des fournisseurs de soins de santé et de la nature radicale et préjudiciable du geste d’aider une personne à mourir.

Tout cela transparaît dans la rhétorique utilisée pour nous convaincre de l’urgence d’adopter le projet de loi, dans l’effritement des mesures de protection et dans les critiques de certains eu égard à la protection déjà insuffisante, selon nous, que procure la période d’évaluation de 90 jours pour les personnes dont la mort n’est pas raisonnablement prévisible.

Je vais m’attarder plus longuement sur l’élimination de la période de réflexion qui est pourtant exigée par d’autres administrations. Elle est jugée nécessaire en raison du phénomène bien établi de l’ambiguïté inhérente au désir de mourir. Cette exigence s’inscrit tout à fait dans la vision de la Cour suprême, qui insiste pour que le consentement soit éclairé. D’ailleurs, le cadre législatif actuel permet déjà de raccourcir la période de réflexion. L’argument invoqué pour éliminer cette période est la souffrance cruelle qu’elle impose aux personnes qui ont déjà pris leur décision, mais il fait fi de la protection qu’elle procure à tous les autres qui ont peut-être des semaines, des mois, voire des années à vivre une vie pleine de sens. À ce que je sache, nous ne disposons d’aucune expertise juridique, éthique ou médicale qui justifie de faire primer la souffrance qu’inflige un délai à certaines personnes sur le risque que d’autres soient prématurément privées de leur vie. À n’en pas douter, il y aurait lieu d’améliorer les modalités prévues pour cette période d’attente et de prendre d’autres mesures pour amoindrir la douleur et la souffrance, mais il n’y a plus rien à faire une fois le décès prononcé. Il serait tout à fait raisonnable d’édicter une politique publique qui pèche par excès de prudence.

Par ailleurs, l’effet combiné du critère de mort raisonnablement prévisible librement interprété et de l’élimination de la confirmation du consentement est de favoriser les demandes anticipées d’aide médicale à mourir. Le débat parlementaire sur cette question devrait être fondé sur l’analyse qu’a faite le groupe d’experts des données probantes complexes et très délicates sur le plan éthique. Rien dans la décision Truchon n’oblige le gouvernement à se précipiter pour adopter cette mesure.

Dans notre mémoire, il est question également de la manière dont le paragraphe intitulé « Précision » vide de son sens la disposition censée nous empêcher de donner la mort à des personnes inaptes qui opposent une résistance physique.

Un dernier grand sujet de préoccupation pour nous tient au fait que le projet de loi, contrairement à ce qui se fait ailleurs, ne nous oblige pas à offrir et à essayer toutes les autres options de traitement pour les personnes qui pourraient vivre encore des années, voire des dizaines d’années. Conséquemment, l’AMM n’est pas présentée comme une solution de dernier recours dans le nouveau projet de loi. Il s’agit d’un écart par rapport aux obligations professionnelles et juridiques que leurs normes de conduite imposent aux fournisseurs de soins. Les patients ne peuvent pas forcer leur médecin à leur prodiguer consciemment un traitement qui serait contraire à ces normes de conduite professionnelle et non indiqué sur le plan médical. Il n’est pas inhabituel que l’accès à certaines interventions soit conditionnel à l’essai d’autres approches, et c’est le moins que l’on puisse exiger si ce qui est demandé au médecin est une aide à mourir. En imposant comme unique condition d’avoir envisagé toutes les options, le projet de loi n’offre pas la protection que garantit la relation unique entre un patient et le fournisseur de soins de santé, il prive le patient du soutien essentiel du fournisseur de soins et il fait fi de la nature radicale de l’aide médicale à mourir. Cela illustre parfaitement la priorité accordée au droit individuel de choisir le moment de sa mort dans le projet de loi, une vision qui est aux antipodes du devoir qui selon nous incombe aux milieux politiques, juridiques et de la santé de promouvoir la santé et de veiller à l’inclusion et à la protection égales de la vie de toutes les personnes.

Merci. Je serai heureux de répondre à vos questions.

La présidente : Merci, monsieur Lemmens. C’est au tour de Mme Downie de nous présenter ses observations.

Jocelyn Downie, professeure, Health Law Institute, Université Dalhousie, à titre personnel : Merci de m’avoir invitée à m’exprimer devant le comité. Je m’appelle Jocelyn Downie, et je suis professeure dans les facultés de droit et de médecine de l’Université Dalhousie. Comme je n’ai pas beaucoup de temps, je vais aller droit au but.

Le projet de loi C-7 renferme des éléments valables qui ne doivent pas être touchés par le processus de réforme en cours. Ces éléments contribueront davantage à l’atteinte des objectifs de la mesure législative, au respect des droits ainsi qu’à la défense des intérêts des Canadiens.

Premièrement, nous appuyons l’élimination du critère d’admissibilité lié à la mort « raisonnablement prévisible », qui est inconstitutionnel.

Deuxièmement, la renonciation au consentement final dans certains cas réduit le risque que des personnes meurent prématurément, qu’elles ne demandent pas d’analgésiques par crainte de perdre leur faculté à consentir, ou qu’elles souffrent indûment si l’aide médicale à mourir leur est refusée parce qu’elles sont devenues inaptes pour une raison inattendue ou avant que le fournisseur puisse leur prodiguer l’aide à mourir.

Troisièmement, l’assouplissement de l’obligation relative aux témoins abolit un obstacle à l’accès qui n’offrait par ailleurs aucune protection.

Quatrièmement, l’élimination du délai arbitraire de 10 jours, qui était à la fois trop long et trop court, permet d’alléger des souffrances qui sont par définition intolérables.

Cinquièmement, l’élargissement des exigences de déclaration nous donnera une meilleure idée de la mise en œuvre, et notamment pour ce qui a trait aux obstacles à l’accès.

Ces aspects positifs du projet de loi C-7 sont fondés sur la décision Truchon et, par conséquent, sur la Charte, sur les résultats de la vaste consultation publique de l’hiver dernier ainsi que sur les données empiriques recueillies par les chercheurs depuis l’entrée en vigueur du projet de loi C-14.

Cependant, d’autres éléments du projet de loi devront être modifiés pour assurer l’atteinte des objectifs législatifs, la protection des droits et des intérêts des Canadiens, la conformité aux jugements Carter et Truchon et le respect de la Charte.

Aujourd’hui, je vais me concentrer sur l’exclusion de la maladie mentale qui, pour de multiples raisons, n’a aucune raison d’être. Cette exclusion stigmatise la maladie mentale parce qu’elle part du principe que toutes les maladies mentales se soignent et nourrit la fausse croyance selon laquelle les personnes atteintes n’ont qu’à se forcer pour aller mieux. Par ailleurs, il ne faut pas être devin pour anticiper qu’un libellé comme « la maladie mentale n’est pas considérée comme une maladie, une affection ou un handicap » risque de perpétuer le préjugé dangereux voulant que la maladie mentale ne soit pas une vraie maladie.

Il est aussi discriminatoire puisqu’il viole l’article 15 de la Charte. Ce libellé à la fois trop large et trop vague contrevient à l’article 7 de la Charte sans pouvoir être sauvegardé par l’article premier. Sur le plan conceptuel, le paragraphe est incohérent puisque le projet de loi autorise l’AMM si la maladie mentale s’accompagne d’une maladie physique concomitante, alors que cette condition pose les mêmes difficultés pour ce qui est du pronostic et de l’évaluation de la capacité à consentir lorsque la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée.

Sur le plan clinique, le libellé est inintelligible. Les cliniciens ne font pas une démarcation aussi tranchée entre la maladie mentale et la maladie physique. Cette distinction contredit l’état des connaissances dans le domaine de la neuroscience. Le gouvernement n’a pas fourni aux cliniciens les données probantes dont ils auraient besoin pour prendre une décision éclairée quant aux troubles mentaux qui sont englobés dans la sous-catégorie de la « maladie mentale ».

Finalement, ce libellé abolit un droit à l’AMM pourtant reconnu dans le texte législatif actuel. Le projet de loi C-14 autorise en effet l’AMM si la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée, et des personnes dans cette situation l’ont d’ailleurs déjà obtenue.

Cela étant dit, je comprends l’inquiétude exprimée par certains cliniciens qui souhaiteraient qu’on leur accorde du temps pour élaborer un guide de pratique clinique en matière d’évaluation et de prestation de l’AMM lorsque la seule condition médicale invoquée est un trouble mental. Le ministre de la Justice a répété à maintes reprises que le gouvernement a besoin de plus de temps. Je présume qu’il a besoin de temps pour déterminer comment, et non si, l’AMM sera offerte lorsque la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée puisque les tribunaux ont déjà tranché cette question dans les jugements Carter et Truchon.

Ces préoccupations sont légitimes et il faut y répondre, mais on peut éviter les répercussions délétères de la disposition sur l’exclusion dont je viens de parler si on ajoute une disposition de temporisation au projet de loi. Cette mesure indiquerait que la disposition d’exclusion de la maladie mentale perdrait son effet au plus tard 12 mois après l’entrée en vigueur du projet de loi. Une disposition de temporisation aurait le même effet qu’une ordonnance de suspension de la déclaration d’invalidité de la cour. Dans les faits, elle confirme que l’exclusion est en soi inconstitutionnelle et qu’il faut l’éliminer, mais elle laisse du temps aux cliniciens et aux organismes professionnels et réglementaires pour établir un guide de pratique, des normes et des formations sur les nouveaux critères d’admissibilité à l’AMM lorsque la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée au sens du projet de loi C-7. Nous avons de bons motifs de croire que c’est possible puisque l’Association des médecins psychiatres du Québec vient tout juste de le faire.

Pour terminer, je vous exhorte à faire pression sur le gouvernement pour qu’il apporte ce changement. On nous avait décrit la disposition d’exclusion comme une mesure temporaire. On nous avait aussi annoncé que la question de l’AMM lorsque la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée serait abordée dans le cadre de l’examen quinquennal, mais nous savons tous qu’il y a loin de la coupe aux lèvres quand on parle de législation. La disposition de temporisation inverse le fardeau et protège les personnes atteintes de maladie mentale d’avoir à se battre pour leurs droits.

Merci.

La présidente : Merci beaucoup, madame Downie. J’aurais besoin d’une précision concernant la disposition de temporisation. Vous avez parlé d’une mesure qui durerait une année. D’après ce que j’ai compris, le ministre a dit qu’il faudrait plus de temps. Pensez-vous vraiment qu’une année suffira?

Mme Downie : J’en suis absolument certaine. L’Association des médecins psychiatres du Québec l’a fait en moins d’un an, et vous ne partez pas de zéro. Les psychiatres des Pays-Bas ont établi des lignes directrices. Ce travail peut être fait en moins de six mois, mais j’ai voulu être généreuse en proposant une disposition qui serait en vigueur pendant un an.

La présidente : Merci, madame Downie.

Nous passons maintenant aux questions. La première intervenante sera la marraine du projet de loi, la sénatrice Chantal Petitclerc.

[Français]

La sénatrice Petitclerc : Merci à nos deux témoins. Ma question s’adresse à Mme Downie.

J’ai lu certains de vos écrits récemment dans lesquels vous avez fait de brefs commentaires sur la protection de la liberté de conscience de tous les Canadiens, conformément à l’article 2 de la Charte. Ce qui m’intéresse, en l’occurrence, concerne les personnes qui pratiquent la médecine. Nous savons que ce droit est protégé par la Charte et il en est question dans le préambule du projet de loi C-7 et à l’article 9 du projet de loi C-14. On en parle aussi dans la décision Carter de la Cour suprême. Malgré tout, vous l’aurez peut-être entendu, cette inquiétude revient régulièrement dans les débats que nous tenons ici et que nous continuerons de tenir.

Puisque vous vous êtes exprimée à ce sujet récemment, j’aimerais beaucoup entendre votre point de vue sur la protection de la liberté de conscience, en particulier pour ceux et celles qui pratiquent la médecine.

[Traduction]

Mme Downie : Le droit à la liberté de conscience est garanti par la Charte, et tout ce qui restreint cette liberté peut être contesté.

En Ontario, l’obligation de recommandation imposée par l’Ordre des médecins et chirurgiens a été perçue comme une restriction de la liberté de conscience et elle a été contestée. Les cliniciens n’ont pas eu gain de cause parce que la cour a statué que l’obligation d’orienter un patient vers un autre professionnel ne contrevenait pas à la Charte. Personne n’est obligé de fournir l’AMM ou de participer à cet acte. Toutefois, nous devons veiller au transfert des soins ou à l’efficacité du processus d’orientation, un devoir que la Cour d’appel de l’Ontario a jugé conforme à la Charte.

Même si ce sujet revient constamment dans nos échanges, il relève des organismes provinciaux et territoriaux. Il ne relève pas du fédéral. La réglementation des fournisseurs de soins de santé relève des provinces et des territoires, qui peuvent déléguer ce pouvoir aux ordres des médecins et des chirurgiens ainsi qu’aux ordres des infirmières et infirmiers. C’est un régime bien établi, qui n’a rien de nouveau. De nombreuses questions suscitent la controverse. Le Canada a convenu avec les provinces et les territoires que les cliniciens ne sont pas tenus de fournir l’aide médicale à mourir, mais qu’ils ont l’obligation d’orienter les personnes qui la demandent vers un autre professionnel, ou de veiller au transfert des soins à quelqu’un qui leur fournira le service prévu par la loi.

[Français]

La sénatrice Petitclerc : Merci beaucoup. La réponse me suffit, madame la présidente.

Le sénateur Carignan : Ma question s’adresse également à Mme Downie. La sénatrice Petitclerc ne semble pas être la seule à avoir lu vos propos. J’ai des notes que vous avez rédigées en octobre 2020 où vous semblez indiquer que le projet de loi C-7 rendrait plus permissives les demandes d’aide médicale à mourir pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou de démence. J’ai un peu de difficulté à suivre votre raisonnement. Pouvez-vous nous confirmer que telle est bien votre interprétation et pouvez-vous nous expliquer comment il en serait ainsi? À mon avis, pour présenter une demande, la personne doit souffrir d’un problème de santé grave et irrémédiable. Or, lorsqu’on regarde quels sont les critères pour déterminer en quoi consiste un état grave et irrémédiable, on dit que la situation médicale se caractérise par un déclin avancé et irréversible des capacités. Pour les personnes souffrant de démence ou de la maladie d’Alzheimer, lorsqu’elles en sont à ce stade, elles ont de la difficulté à se situer dans le temps et dans l’espace. Je me demande donc si on pourrait consentir aux demandes.

[Traduction]

Mme Downie : Merci de me donner la possibilité de préciser mes propos. Un aspect important, d’ordre clinique, est que les personnes atteintes de démence pourraient être admissibles selon les critères du projet de loi C-14. Elles peuvent en effet remplir les quatre volets du critère. Une personne peut être déclarée apte même après qu’il a été déterminé que sa mort est raisonnablement prévisible, que son état est grave et incurable, que le déclin de ses capacités est avancé et irréversible, et que ses souffrances sont intolérables. Par conséquent, des personnes atteintes de démence obtiennent actuellement l’aide médicale à mourir parce qu’elles satisfont aux critères en vigueur.

Quand on me fait dire qu’il y aurait probablement une augmentation... Je crois que les gens ne réalisent pas toujours que les personnes atteintes de démence sont déjà admissibles. Il faut en prendre conscience, mais il faut aussi se rendre compte que la renonciation au consentement final pourra aussi s’appliquer à certaines de ces personnes. Il faut remplir tous les critères d’admissibilité et, pour que la disposition sur la renonciation au consentement final s’applique, il faut remplir le critère de la mort « raisonnablement prévisible » aux termes du projet de loi C-7. Essentiellement, il a été tenu pour acquis que la mort naturelle est raisonnablement prévisible chez une personne atteinte de démence et qu’elle a pu remplir tous les critères avant de perdre sa capacité à consentir. Il ne faut pas confondre la renonciation au consentement final et la demande anticipée d’AMM à laquelle beaucoup de gens songent et qui a une portée très large. Il s’agit d’un consentement final à quelque chose de très précis, mais certaines personnes atteintes de démence peuvent remplir les critères actuellement et continueront de le faire au titre du projet de loi C-7. Elles seront admissibles à l’AMM en vertu du projet de loi C-7 également parce que leur mort naturelle était raisonnablement prévisible avant qu’elles perdent leur capacité à consentir.

La présidente : Je donne maintenant la parole à la sénatrice Batters, la vice-présidente du comité.

La sénatrice Batters : Mes questions s’adressent à M. Lemmens. Dans le rapport publié en février 2020 par votre groupe consultatif d’experts, intitulé Canada at a Crossroads, vous déclarez ce qui suit :

D’aucuns pensent que si l’AMM est offerte aux personnes qui ont un problème médical dont la dégénérescence est prévisible, il pourrait s’avérer discriminatoire d’empêcher les personnes qui ont un trouble mental d’y avoir accès. Or, le fait de donner le droit à l’AMM à une personne atteinte d’un trouble mental dont le caractère irrémédiable ne peut être attesté sous prétexte qu’elle est prodiguée au motif d’un problème de santé irrémédiable serait la forme ultime de la discrimination.

Monsieur Lemmens, vous qui êtes un grand expert juridique en la matière, pouvez-vous nous expliquer en quoi l’exclusion de la maladie mentale comme seule condition médicale invoquée pour obtenir l’AMM dans le projet de loi C-7 prévient la discrimination? Par ailleurs, croyez-vous que des mesures de protection spéciales et l’exclusion de la maladie mentale comme condition de l’admissibilité à l’AMM sont importantes et légalement valides?

M. Lemmens : C’est une excellente question, mais à laquelle il serait fort difficile de répondre en si peu de temps. Le principal problème de ce projet de loi, bien évidemment, est qu’il crée un régime qui cible tout particulièrement les personnes ayant un handicap ou une maladie chronique et dont la mort pourrait être accélérée alors que les personnes qui ne se trouvent pas dans cette situation continuent d’être protégées.

Par conséquent, l’exclusion soi-disant discriminatoire d’une catégorie particulière de personnes atteintes de maladie mentale du groupe admissible n’est pas, à mon avis, discriminatoire simplement parce qu’il existe d’autres raisons pour lesquelles l’admissibilité des personnes ayant une maladie mentale à l’AMM peut poser problème. C’est la nature même de la maladie mentale qui est en cause, et pas le fait qu’elle est d’office ou toujours irrémédiable. C’est plutôt le fait qu’il est extrêmement difficile de prévoir si elle sera irrémédiable chez une personne, et qu’il est difficile de faire une distinction des idées suicidaires des autres éléments diagnostiques d’une maladie. L’évaluation de la capacité est plus complexe. Les données recueillies à l’échelle internationale et les difficultés rencontrées dans les deux seuls pays où l’AMM est autorisée pour les personnes ayant une maladie mentale, les Pays-Bas et la Belgique, montrent à quel point l’application de ces mesures est complexe.

Donc, si on déclarait cette disposition discriminatoire, elle serait sauvegardée par l’article premier au vu des circonstances et compte tenu des données probantes justifiant l’exclusion des personnes ayant une maladie mentale de la portée de la loi. Je tiens à insister sur le fait que l’application de la mesure législative hors du contexte de la fin de vie tend effectivement à compliquer les choses parce que nous parlons de différentes catégories de personnes qui traditionnellement ont été victimes de discrimination. C’est pourquoi il est primordial de cerner les différents facteurs de vulnérabilité afin de justifier la position adoptée au regard de la loi.

La sénatrice Batters : Monsieur Lemmens, compte tenu de la décision Truchon rendue par une juridiction inférieure du Québec, quelles pourraient être les conséquences si le projet de loi C-7 n’est pas adopté?

M. Lemmens : Il s’agit d’une question juridique importante. Nous entendons partout que le gouvernement doit absolument mettre la loi en application avant une date X par suite de la décision Truchon. Cette décision émane d’une juridiction inférieure. Je ne vous apprendrai rien en qualifiant cette décision d’exceptionnelle étant donné qu’elle porte sur une question de vie et de mort, carrément, et qu’elle soulève des questions constitutionnelles fondamentales. Cette jurisprudence ne lie pas les tribunaux des autres provinces ni ceux des instances supérieures. Même si elle pourrait avoir un certain effet persuasif auprès d’autres juridictions, les autres instances d’appel ne sont pas liées par cette décision. La Cour d’appel de l’Ontario vient d’ailleurs de le confirmer dans un jugement. Il est clair que les instances supérieures et les tribunaux des autres provinces ne sont pas liés par la décision Truchon, et que la loi pourra continuer de s’appliquer. Une autre instance pourrait raisonnablement tirer une conclusion contraire à celle à laquelle est parvenue la cour dans la décision Truchon.

Le sénateur Cotter : J’avais une question pour M. Lemmens, mais la sénatrice Batters la lui a déjà posée. Je vais néanmoins y revenir avec un angle un peu plus général, et demander à M. Lemmens d’y répondre. J’ai une autre question pour Mme Downie. Je dois préciser que quand j’ai été nommé sénateur, au printemps de cette année, je savais que nous allions étudier ce texte de loi et j’ai engagé Mme Downie, à qui j’ai versé des honoraires de 1 000 $, je crois, pour qu’elle fasse le point avec moi sur le dossier de l’AMM. Je tenais à en informer le comité avant de poser ma question.

Voici ma question à M. Lemmens. J’ai l’impression que votre argument collectif découle d’une vision particulière de la politique publique qui ne met pas vraiment en jeu les obligations constitutionnelles du gouvernement canadien, et notamment eu égard à la Charte, et que votre point de vue concernant la politique est incompatible avec l’obligation constitutionnelle de se conformer aux exigences de la Charte. Pourriez-vous nous en dire davantage à ce sujet?

Madame Downie, ma question portera sur ce que nous avons observé dans certains pays européens qui sont allés dans la direction que vous semblez préconiser, y compris pour ce qui concerne ce dont vous nous avez parlé, soit la maladie mentale. Les arguments que vous avez présentés nous indiquent que vous êtes tenante d’une vision précise de cette mesure. Une de mes réserves concernant le projet de loi, si je poursuis avec ma comparaison, est le manque de soutien offert aux personnes vulnérables dans des pays comme le Canada. Pour cette raison, il n’est pas dit que leur choix de demander une aide à mourir est aussi délibéré qu’on veut bien le croire. Ces personnes ont peut-être pour seuls autres choix de continuer à vivre pauvrement et sans soutien médical et d’autres services de qualité. Pourriez-vous me dire si, selon vous, nous portons des œillères en nous focalisant sur ce qui se fait sur le plan médical dans des pays comme les Pays-Bas et la Belgique, mais en faisant abstraction de facteurs comme la richesse du réseau social des personnes vulnérables? J’aimerais entendre vos commentaires sur cet aspect.

M. Lemmens : Merci de soulever cette question. Je vous inviterais à lire attentivement notre mémoire. Je commencerai par souligner que la Cour suprême n’a jamais statué que l’exclusion de catégories précises de personnes était discriminatoire. L’arrêt Carter porte sur le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité des personnes. Il confirme le principe voulant que la protection du droit à la vie constitue un devoir fondamental de l’État. Dans un jugement général qui a été interprété de différentes façons pour ce qui concerne l’inclusion d’autres personnes que celles qui appartiennent à la catégorie des plaignants dans l’affaire Carter, la Cour suprême a invité le Parlement à adopter une loi. Pour faire évoluer le dialogue constitutionnel au Canada, la Cour suprême a invité le Parlement à adopter une loi qui mettrait en équilibre l’importance de protéger le droit à la vie garanti par l’article 7 et la nécessité d’établir certains critères de décision importants, notamment dans les cas pour lesquels l’AMM a toujours été envisagée comme étant justifiée. Le critère de la mort raisonnablement prévisible a donc été introduit.

Certes, la décision Truchon conclut à une violation du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, de même que de l’article 15. Toutefois, il n’a jamais été conclu par un tribunal, et certainement pas par la Cour suprême — et il y a d’excellentes raisons pour cela — qu’il serait discriminatoire d’exclure certaines personnes de l’admissibilité à une mesure mettant fin à la vie.

Je suis très déçu que la décision n’ait pas été portée en appel. Cette procédure nous aurait permis de savoir si elle constitue vraiment une base solide.

Je dirais plutôt que la discrimination suppose des mesures de protection équivalentes. Dans ses explications du projet de loi, le gouvernement occulte un élément essentiel concernant les groupes traditionnellement stigmatisés, comme les personnes qui ont un handicap ou une maladie chronique, qui sont ciblés et privés de la protection assurée par la restriction liée à la fin de vie présente dans le projet de loi actuel.

Bref, tout dépend du regard que l’on porte. On peut considérer que le droit à la vie a été traditionnellement protégé, dans une certaine mesure, par l’interdiction pour un tiers d’intervenir dans la mort d’une autre personne, et qu’il continue de l’être, mais qu’une exception peut être faite lorsque des personnes endurent des souffrances intolérables en fin de vie. Dans ces cas, la participation d’un tiers est permise, mais c’est une exception à une interdiction générale.

Cette exception est maintenant élargie à un groupe qui est déjà stigmatisé, et trop souvent désavantagé par le système de santé. Ce groupe désavantagé, dans un contexte de pandémie, a manifestement été exposé à un risque accru de préjudice et de mort prématurée. Nous disons maintenant à ce groupe, qui ne parle peut-être pas d’une même voix, mais que nous n’entendons pas de toute façon... Aucun groupe n’est vraiment visé par un projet de loi qui tente d’améliorer la protection d’une catégorie de personnes en particulier. Vous ne verrez jamais tous les membres d’une catégorie visée par une mesure législative se lever en chœur et déclarer qu’elles ont besoin de la protection de la loi.

Nous faisons une catégorisation trop large quand nous tentons de protéger les groupes vulnérables selon les lois contre la discrimination, ou certains groupes stigmatisés qui ont traditionnellement été exclus ou désavantagés dans la société. Nous établissons des catégories larges de personnes à protéger. Dans le cas qui nous concerne, nous avons fait une catégorisation trop large et nous avons autorisé l’accès à certaines personnes que nous avons toutefois privées de la protection offerte par la restriction liée à la fin de vie.

J’espère avoir été un peu plus clair.

La présidente : Sénateur Cotter, je vais vous inscrire au deuxième tour pour que vous puissiez terminer vos questions.

La sénatrice Boyer : Merci à tous les deux pour vos exposés fort intéressants. J’ai une très brève question pour Mme Downie.

Vous avez exprimé votre appui à l’ajout d’une disposition de temporisation pour laisser du temps à l’élaboration d’un guide de pratique. J’aimerais savoir si vous avez d’autres amendements ou d’autres solutions de rechange à proposer pour améliorer le projet de loi.

Mme Downie : Merci pour cette question. Nous recommandons en effet de supprimer la restriction relative aux adultes. Le sujet des mineurs matures a été étudié en long et en large, et je crois que la Charte n’est pas respectée si on exclut des personnes qui ne sont pas majeures, mais qui sont néanmoins réputées aptes à prendre des décisions.

Comme ce sujet sera l’un de ceux qui seront examinés, je n’ai pas voulu l’aborder aujourd’hui en raison des contraintes de temps. Je me contenterai de dire que c’est une des modifications que j’apporterais parce qu’il s’agit d’une atteinte à la Charte.

Personnellement, du point de vue de la politique, la renonciation au consentement final me préoccupe de manière plus globale... Je pense par exemple à une personne qui a subi un accident vasculaire cérébral et qui risque d’en avoir d’autres. La disposition sur la renonciation au consentement final ne s’appliquerait pas dans son cas. Cela dit, je tiens à souligner que j’invoquerais plutôt des considérations éthiques et politiques que la Charte sur ce sujet en particulier.

Concernant les mesures législatives supplémentaires, les mesures absentes du projet de loi que vous pourriez réclamer... Le gouvernement a annoncé qu’il ajouterait des mesures législatives afin d’améliorer le soutien aux personnes handicapées, et c’est exactement ce qu’il faut faire. On opte pour des voies parallèles : l’accès n’est pas interdit, mais le soutien est amélioré. À votre place, je demanderais au gouvernement d’ajouter des mesures législatives semblables pour la maladie mentale. Là où vous constatez des difficultés d’accès à du soutien et à des solutions de rechange, vous pourriez demander que les mêmes voies parallèles soient suivies, que des mesures législatives supplémentaires soient prises pour améliorer le soutien.

La sénatrice Boyer : Merci.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : J’aimerais m’excuser de mon retard. Ma question s’adresse à M. Lemmens. Je n’ai pas écouté votre témoignage, mais j’ai lu votre mémoire. Par rapport à votre perception de ce projet de loi et du droit à mettre fin à ses souffrances, que la Cour suprême a jugé comme étant un droit fondamental pour l’individu, faites-vous une distinction entre la gestion des maladies physiques et les maladies mentales?

M. Lemmens : Est-ce une question pour moi?

Le sénateur Boisvenu : Oui.

M. Lemmens : Je ne fais pas de distinction fondamentale entre la maladie physique et la maladie mentale en ce qui a trait à la nécessité de protection et la nécessité de prendre en considération la souffrance. Dans le contexte de la loi actuelle [Difficultés techniques] que des personnes qui ont une maladie mentale…

Le sénateur Boisvenu : Je vais préciser ma question. Dans le cadre du débat que le ministre a provoqué, et sur lequel je suis partiellement en désaccord, il semble que, quand le corps est atteint en raison d’une maladie physique ou qu’on fait face à une mort prévisible, le cadre de fin de vie semble être plus précis alors que, pour la santé mentale, la prévision est beaucoup plus difficile à faire sur le plan du diagnostic de fin de vie. La portée du projet de loi limite l’utilisation du critère de la fin de vie pour les personnes qui souffrent de maladies mentales. Dans votre conception, face à un patient qui souffre d’une maladie physique et dont la fin de vie est prévisible, faites-vous une distinction entre la reconnaissance de ce droit, par rapport à quelqu’un qui souffre d’une maladie mentale et dont la fin de vie est imprévisible?

M. Lemmens : C’est ce que j’étais en train de dire. Dans la loi actuelle, une personne souffrant d’une maladie mentale a autant le droit d’avoir accès à l’aide médicale à mourir en fin de vie, mais il y a une restriction de la pratique dans le contexte de la fin de vie. Comme vous le dites dans votre question, faites-vous une distinction à la fin de la vie d’une personne? Non. Je dirais que c’est souvent entendu, quand on dit qu’il doit y avoir une restriction de l’aide médicale à mourir en contexte de fin de vie, qu’on ignore le sérieux de la souffrance des personnes souffrant de maladies mentales ou chroniques. C’est le contraire. À vrai dire, dans le contexte de la maladie mentale, la souffrance est énorme. Elle peut être aussi grande que la souffrance de la maladie physique.

Il y a des difficultés de gestion et il est difficile de savoir ce qui va arriver; il faut voir le genre de soutien qu’on peut offrir aux personnes souffrant de maladie mentale et si l’on peut prédire avec certitude que la personne pourra se rétablir ou non. Même si certaines personnes souffrant d’une maladie mentale ne se rétablissent pas de leur maladie, il est impossible de prédire qui fera partie de cette catégorie. Il y a un impact énorme sur la pratique de la psychiatrie ou de l’aide à la santé mentale quand on commence à introduire, dans un contexte thérapeutique complexe, le devoir d’un psychiatre d’offrir le suicide comme thérapie, qui peut être une composante de la maladie elle-même.

Je vous recommande de lire le rapport que nous avons soumis en collaboration avec un groupe d’experts, dans lequel on évoque cette question. Je vous recommande aussi de lire le rapport du Conseil des académies canadiennes, qui parle de cela en détail. Je vous recommande de prendre le temps d’étudier les difficultés auxquelles on doit faire face quand on commence à offrir l’aide médicale à mourir dans un autre contexte que la fin de la vie, particulièrement aux personnes souffrant de troubles de santé mentale. La preuve est là, avec les difficultés qui se sont posées aux Pays-Bas ou en Belgique, où des psychiatres ont défendu à l’époque l’accès à l’aide médicale à mourir. Ils disent maintenant que c’est une erreur, à titre de psychiatres, de pratiquer l’aide médicale à mourir avec nos patients. Je vous invite à lire ces témoignages de psychiatres qui n’y sont pas opposés en principe, mais, à cause de leur expérience aux Pays-Bas, ils en sont venus à la conclusion que c’est une erreur d’étendre la pratique de l’euthanasie dans le contexte de la maladie mentale.

[Traduction]

La sénatrice Martin : Je remercie nos témoins. J’ai beaucoup apprécié vos exposés et les diverses perspectives que vous nous avez présentées.

Monsieur Lemmens, j’aimerais revenir sur la disposition intitulée « Précision » que vous avez évoquée. Pour la gouverne de nos auditeurs, je vais faire lecture de cette disposition :

Il est entendu que des paroles, des sons ou des gestes involontaires en réponse à un contact ne constituent pas une manifestation de refus ou de résistance pour l’application de l’alinéa (3.2)c).

Personnellement, j’ai été particulièrement troublée par cette disposition du projet de loi. Si un patient a donné son consentement préalable, l’interprétation à savoir s’il a résisté ou non au moment où l’aide médicale à mourir lui est fournie peut être hautement subjective.

Vous y avez fait brièvement allusion dans votre exposé. Pourriez-vous nous en dire un peu plus?

M. Lemmens : Oui. Je vous remercie de me donner cette possibilité. Je suis également très troublé par cette disposition du projet de loi. C’est quelque chose que je trouvais déjà troublant dans la pratique en matière d’aide médicale à mourir en fin de vie dans l’un des pays où elle est autorisée, les Pays-Bas. En Belgique, les demandes anticipées d’aide médicale à mourir sont permises et, en cas de perte de conscience irréversible, la confirmation du consentement n’est pas exigée. Toutefois, aux Pays-Bas, les tribunaux ont confirmé que les médecins peuvent pratiquer l’euthanasie... Ils peuvent fournir l’aide médicale à mourir à un patient qui a perdu la capacité de prendre une décision sans toutefois être inconscient.

Aux Pays-Bas, une personne atteinte de démence... Cette personne n’avait pas perdu conscience de manière irréversible, mais elle souffrait d’une démence grave et n’était pas en mesure de prendre une décision. On lui a administré des somnifères avant de lui faire une injection, mais elle a résisté physiquement. La famille a aidé le médecin à immobiliser la patiente pour qu’il lui fasse l’injection qui a entraîné sa mort. C’est un exemple assez perturbant.

Je pense que le gouvernement comprend que cette pratique peut infliger une détresse morale extrême aux membres des familles et aux fournisseurs de soins de santé. Pour dire le vrai, cela signifie qu’une personne qui a déclaré un jour qu’elle souhaitait recevoir l’aide médicale à mourir, mais qui n’est plus en mesure de résister physiquement le moment venu... Je trouve cette éventualité tout simplement odieuse.

La seule précision apportée par cette disposition est qu’il faut considérer comme normal qu’une personne bouge, mais qu’une certaine liberté doit être permise pour déterminer si elle oppose une résistance ou non. Dans la disposition « Précision », il est question de gestes involontaires. On parle de personnes inaptes. On ne parle nulle part de la volonté, de la manière de déterminer si des gestes sont volontaires ou non.

Si cette pratique est autorisée — ce qui selon moi serait une erreur —, il faudra ajouter que les fournisseurs de soins de santé et la famille devront interrompre la procédure visant à mettre fin à la vie d’une personne si celle-ci manifeste le moindre signe de résistance. C’est pourquoi je m’oppose si farouchement à la disposition « Précision ». Elle laisse beaucoup trop matière à interprétation. Le médecin pourrait prétendre que la personne était inapte et complètement incapable d’exprimer sa volonté, qu’elle avait fait une demande anticipée ou donné son consentement deux mois auparavant, et qu’il était justifié à poursuivre puisqu’il s’agissait d’une réaction purement physique.

Même si la plupart des médecins et des praticiens qui fournissent l’aide médicale à mourir sont prudents, je suis mal à l’aise de penser que certains pourraient être imprudents ou peu rigoureux. Je trouve cette disposition inquiétante. Selon moi, elle enfreint la Convention relative aux droits des personnes handicapées, suivant laquelle la perte de la capacité n’entraîne pas une perte des droits, y compris celui d’exprimer, le moment venu et d’une manière quelconque, une résistance à l’égard d’un geste ou un changement d’idée.

La sénatrice Martin : Merci infiniment. Ma mère est atteinte de démence avancée, et l’exemple que vous avez donné frappe une corde assez sensible chez moi.

M. Lemmens : Je peux comprendre. Ma mère est aussi atteinte de démence. Quand je lis cette disposition, je peux facilement m’imaginer ce qu’elle signifie pour les personnes visées, et j’en suis fort troublé.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Ma première question s’adresse à M. Lemmens.

Professeur, avec votre groupe d’experts, avez-vous analysé l’expérience d’une dizaine d’années de la mise en œuvre de la Loi québécoise concernant les soins de fin de vie?

M. Lemmens : Vous voulez parler de notre groupe d’experts en psychiatrie? De quel groupe d’experts parlez-vous?

La sénatrice Dupuis : Je parle des travaux que vous avez menés de manière générale. Vous pouvez inclure les groupes d’experts que vous voulez, vous pouvez les choisir. Avez-vous eu l’occasion d’analyser de façon précise l’expérience qui a été menée au Québec depuis 2010 en matière d’aide médicale à mourir?

M. Lemmens : Dans quel contexte? J’ai fait partie d’un groupe d’experts qui a examiné certains éléments de la mise en œuvre de la loi dans le domaine de la psychiatrie, de la santé mentale. Si vous parlez du Conseil des académies canadiennes, nous avons étudié en comité toutes les pratiques à travers les provinces. Nous avons examiné la preuve et, bien évidemment, ce que nous savons sur les directives anticipées.

La sénatrice Dupuis : Avez-vous eu l’occasion de consulter le rapport du groupe d’experts québécois intitulé L’aide médicale à mourir pour les personnes en situation d’inaptitude? Il s’agit d’un rapport publié en 2019 dont le sous-titre est le suivant : le juste équilibre entre le droit à l’autodétermination, la compassion et la prudence.

M. Lemmens : J’ai examiné ce document. Je ne pourrais pas le citer, mais je l’ai examiné, oui.

La sénatrice Dupuis : Merci.

M. Lemmens : C’est un document assez prudent, mais je ne suis pas d’accord avec certaines recommandations dans le contexte de l’incapacité.

La sénatrice Dupuis : J’apprécie que vous reconnaissiez que c’est un document prudent, compte tenu du fait que ce groupe d’experts a une connaissance très intime du processus d’aide médicale à mourir au Québec.

[Traduction]

La présidente : Sénatrice Dupuis, je suis désolée de vous interrompre, mais l’interprète n’a pas entendu le titre du document. Pouvez-vous le répéter?

[Français]

La sénatrice Dupuis : C’est un rapport d’un groupe d’experts québécois dont le titre officiel est L’aide médicale à mourir pour les personnes en situation d’inaptitude. Dans ce rapport, il y a une discussion assez complète au sujet des personnes qui ont des déficiences et au sujet de leur droit d’avoir accès, en vertu du droit à l’autodétermination, à l’aide médicale à mourir.

Ma question au professeur Lemmens est la suivante. La démarche de Mme Gladu et de M. Truchon, qui a mené au jugement de la juge Baudouin, est un exemple très clair de deux cas très concrets de personnes qui vivaient en situation de handicap majeur et qui ont réclamé que l’on respecte leur droit à l’autodétermination, un droit que reconnaissent de plus en plus clairement les tribunaux et qui inclut non seulement le refus des soins, mais aussi l’obtention de l’aide médicale à mourir.

M. Lemmens : Je suis d’accord avec vous pour dire que ce sont des exemples très concrets. Il est toujours très difficile de faire des commentaires spécifiques sur des demandes individuelles. Toutefois, je dirais deux choses. Dans le contexte de la pandémie, les choix de M. Truchon — qui vient de mourir, tout juste avant la pandémie — expriment l’inquiétude que vivent certaines personnes face au fait que les individus aux prises avec des maladies sérieuses, chroniques et dévastatrices doivent prendre leur décision dans un contexte social, économique et sociétal très concret, où des facteurs peuvent influencer et limiter leur choix.

Je constate que M. Truchon, que je comprends totalement, avait une peur bleue des répercussions de la pandémie sur sa situation personnelle. La question est de savoir si on peut dire à des personnes qui vivent des situations difficiles que oui, ils ont un droit...

[Traduction]

La présidente : Monsieur Lemmens, je dois vous interrompre parce que le temps est largement dépassé.

Le sénateur Kutcher : Ma question s’adresse aux deux témoins. Je serai bref, et je vous demanderais d’en faire de même.

L’aide médicale à mourir est déjà offerte aux personnes qui ont des troubles mentaux et physiques concomitants. Il est impossible de déterminer si la demande d’aide médicale à mourir découle du trouble mental. Par conséquent, comment l’exclusion de l’aide médicale à mourir si la maladie mentale est l’unique condition invoquée est-elle compatible avec la pratique actuelle?

Mme Downie : Je crois que cette exclusion est incompatible. Il est impossible de justifier que l’aide médicale à mourir soit autorisée si une personne a des problèmes de santé concomitants, mais qu’elle soit interdite si la maladie mentale est la seule condition invoquée. Les préoccupations liées à la capacité, au pronostic et au caractère irrémédiable valent tout autant s’il existe un problème physique concomitant. Il faudra faire un choix, mais ce sera impossible si les critères sont incohérents.

M. Lemmens : Je sais que vous recevrez d’autres psychiatres et experts de la prévention du suicide. Je vous inviterais à leur poser la question. Toutefois, et je le dis en toute humilité, j’ai eu la possibilité de collaborer avec des psychiatres sur cette question, et je crois que pour ce qui concerne les problèmes concomitants, il est très [Difficultés techniques]... Les situations dans lesquelles il sera impossible de faire une distinction seront celles qui ne mènent pas habituellement à une demande d’aide médicale à mourir. Je vous invite néanmoins à en discuter avec des personnes qui ont examiné les données sur la situation en Belgique et aux Pays-Bas. Quand il est impossible de faire cette distinction, s’il faut nécessairement...

La présidente : Bien. Merci.

La sénatrice Pate : Merci à vous deux pour le travail formidable que vous faites dans ce domaine. J’ai une question pour chacun de vous. Monsieur Lemmens, la pandémie de COVID-19 a mis au grand jour des problèmes de longue date de discrimination, d’insuffisance des services et d’accès eu égard aux établissements de soins de longue durée et à d’autres types de logements sociaux, ainsi qu’aux soins de santé qui sont de première nécessité pour les personnes handicapées.

À votre avis, compte tenu des événements des derniers mois, la décision Truchon aurait-elle été différente si elle était rendue aujourd’hui?

Madame Downie, l’enquêteur correctionnel a imposé des contraintes relativement à l’AMM pour les détenus après avoir constaté des manquements à leurs droits en matière de consentement éclairé, de liberté de choix et d’accès à des soins de santé adéquats, ainsi que le refus de leur accorder une libération conditionnelle pour des motifs d’ordre humanitaire... Plus précisément, l’enquêteur a recommandé une supervision judiciaire de l’AMM dans les prisons et le transfert des détenus hors des établissements. Je suis curieuse de savoir ce que vous pensez des recommandations de l’enquêteur correctionnel, et quels autres mécanismes de supervision devraient être appliqués relativement à l’AMM pour les personnes détenues dans ces établissements.

M. Lemmens : C’est une question cruciale que j’invite instamment le Sénat à examiner. Je fais la même demande à la Chambre.

Je ne sais pas si la décision serait différente aujourd’hui, mais j’espère qu’un juge prendrait en considération les conséquences déjà apparentes d’une certaine dérive qui consiste à imposer une vision capacitiste et stigmatisante de la manière dont les choses devraient se passer pour les personnes qui souffrent et qui vivent dans des conditions sociales et économiques difficiles.

Je suis extrêmement troublé que des personnes demandent l’aide médicale à mourir en invoquant explicitement leur isolement ou leurs difficultés financières, ou qu’une travailleuse sociale déclare qu’elle aide ses clients à demander l’aide médicale à mourir en raison des diverses répercussions de la COVID. Je suis troublé aussi quand j’observe des réactions qui indiquent que devant le changement radical de la pratique qui s’amorce actuellement, les gens en viennent à considérer que c’est normal, que l’interruption de la vie est une solution comme une autre contre la souffrance créée par le contexte institutionnel et social. Cela me préoccupe énormément.

Mme Downie : Merci, sénatrice Pate. Je suis très contente que vous me posiez cette question. J’ai oublié quelque chose dans ma réponse à la sénatrice Boyer et vous me donnez l’occasion de me reprendre.

Je crois qu’une supervision est nécessaire. Je m’interroge au sujet de la gestion d’un cas sur lequel j’ai lu, mais je crois qu’il ne faut pas refuser l’AMM aux détenus. Les Règles Mandela existent déjà. Des personnes qui souffrent énormément seront en mesure de faire le choix libre et éclairé de recourir à l’AMM. Cela dit, il serait vraiment utile que le Sénat inclue les détenus dans l’examen quinquennal, qu’il recommande que l’accès à l’AMM en fasse partie et qu’on s’attaque de front aux enjeux de la libération pour des motifs d’ordre humanitaire et de l’absence de programme adéquat à cet égard au Canada. C’est le nœud du problème et il faut absolument aborder ce sujet dans l’examen quinquennal. C’est ce qui serait le plus utile.

La sénatrice Batters : J’ai une brève question pour Mme Downie. Dans votre réponse à une question qui vous a été posée tout à l’heure, vous avez affirmé que les mineurs devraient avoir droit au suicide assisté. Selon vous, quel devrait être l’âge minimum pour avoir accès au suicide assisté?

Mme Downie : Au Canada, les lois canadiennes ne fixent pas d’âge minimum pour le consentement à un traitement médical. Nous utilisons le concept de « mineur mature », qui fait référence à une personne qui n’est pas majeure, mais qui est apte à prendre des décisions au même titre qu’une personne de 21 ans. Je n’aurais pas tendance à fixer un âge minimum. À mon avis, le mieux serait de nous aligner sur le processus de common law — et le cadre législatif des provinces — relativement au refus d’un traitement de survie.

La sénatrice Batters : Donc, vous ne préconisez pas un âge minimum? Ne pourrait-il pas être fixé à 14 ans? En pratique, quel devrait être l’âge minimum?

Mme Downie : Il ne faut pas fixer d’âge minimum. Un jeune de 14 ans, par exemple, qui a refusé un traitement de survie et qui comprend bien la nature et les conséquences, pourrait prendre cette décision.

Je vous renvoie au rapport du groupe d’experts du Conseil des académies canadiennes sur les mineurs matures, de même qu’à celui du comité mixte de la Chambre et du Sénat sur l’aide médicale à mourir, qui traitent explicitement de cette question. Elle a aussi été étudiée par le Groupe consultatif provincial-territorial d’experts sur l’aide médicale à mourir, comme il s’appelait à l’époque. Tous recommandent que la mesure législative reconnaisse que des mineurs peuvent être matures et qu’il faut appliquer le même principe que pour le refus d’un traitement de survie.

Le sénateur Cotter : J’aimerais inviter Mme Downie à répondre à la question concernant les mesures de soutien social et les mécanismes de soutien plus complets qui sont offerts dans certains pays européens, et qui font en sorte que la liberté de choix d’une personne relativement à l’aide à mourir n’est peut-être pas comparable dans le contexte canadien. J’aimerais aussi avoir votre opinion sur ce qu’il faudrait faire au Canada pour offrir le niveau de soutien qui assurerait une véritable liberté de choix.

Mme Downie : Je ne crois pas que des choix ont été faits entre le soutien médical et le soutien social. Ces deux aspects ont été examinés très consciencieusement. C’est précisément ce que nous étudions au Conseil des académies canadiennes. Nous examinons les mesures de soutien offertes et nous cherchons à comprendre notre culture pour ce qui concerne la liberté de choix, entre autres. Cette question fait également l’objet d’une analyse rigoureuse dans la décision Truchon.

Dans cette décision, le juge insiste notamment sur l’importance d’envisager tout cela dans le contexte canadien. Nous pouvons regarder ce qui se passe en Europe, mais il faut réfléchir avant tout à la manière dont le système s’appliquera au Canada. Ces arguments ont été plaidés dans l’affaire Truchon, mais la preuve a été rejetée. Par ailleurs, comme l’a fait observer la juge Smith dans la décision Carter, il faut examiner la situation individuelle de chaque personne afin qu’elle ne devienne pas l’otage des lacunes de notre filet social. Il faut toujours proposer des voies parallèles, en autorisant d’un côté l’accès à l’AMM et, de l’autre, en prenant les mesures voulues pour améliorer le soutien. C’est ce qui a été fait pour les soins palliatifs. C’est en bonne partie ce qui a été fait au Québec pour le régime des soins palliatifs. C’est le cadre d’analyse qu’il convient d’appliquer, selon la juge Smith, pour l’AMM et les soins palliatifs. Selon moi, il en va de même pour les mesures de soutien aux personnes handicapées et, comme je l’ai déjà dit, je demande au gouvernement d’intégrer, parallèlement aux modifications proposées à la loi, des mesures de soutien pour les personnes qui ont un trouble mental.

Le sénateur Cotter : Merci.

La présidente : Merci, madame Downie, et merci, monsieur Lemmens, pour vos exposés. Vous avez soulevé plusieurs questions intéressantes. Je vous remercie énormément de toujours vous montrer aussi généreux de votre temps. Le Comité sénatorial des affaires juridiques vous en est reconnaissant.

Mme Downie : Je vous en prie.

M. Lemmens : Merci beaucoup.

La présidente : Nous allons accueillir le groupe de témoins suivant. Il sera composé de M. Sean Krausert, le directeur général de l’Association canadienne pour la prévention du suicide, ainsi que d’un représentant de l’Université du Québec à Montréal.

[Français]

Brian Mishara est directeur du Centre de recherche et d’intervention sur le suicide, enjeux éthiques et pratiques de fin de vie, et il est aussi professeur au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal.

[Traduction]

Deux autres témoins se joindront à eux. Le premier, M. Mark Henick, est un défenseur de la santé mentale, et le second, M. Alex Schadenberg, est le directeur général de l’organisme Euthanasia Prevention Coalition of Ontario.

Je donne la parole au premier témoin. Nous vous écoutons.

Sean Krausert, directeur général, Association canadienne pour la prévention du suicide : Bonjour, honorables membres du comité sénatorial. Je m’appelle Sean Krausert, et je suis directeur général de l’Association canadienne pour la prévention du suicide. Je vous remercie de me donner la possibilité de me prononcer sur le projet de loi C-7, Loi modifiant le Code criminel (aide médicale à mourir).

Mon organisme reconnaît la nécessité de respecter la liberté de choix de chacun et le droit de recourir à l’aide médicale à mourir, ou AMM, dans le cas des Canadiens qui sont jugés aptes à prendre une telle décision alors qu’ils sont déjà en fin de vie et qu’ils souhaitent exercer un contrôle sur le processus.

En revanche, nos efforts de prévention du suicide, qui comprennent notamment des messages d’intérêt public pour favoriser un mode de vie sain, devront faire en sorte à l’avenir que personne au Canada n’envisage la mort comme une solution pour mettre fin à une vie pénible. L’élargissement de l’accès à l’AMM aux personnes qui ne sont pas en fin de vie soulève plusieurs préoccupations liées au suicide.

Premièrement, chaque vie vaut la peine d’être vécue. Il est impératif que notre société investisse dans la recherche de moyens pour alléger la souffrance et aider chaque personne à découvrir un sens à sa vie. L’AMM, telle qu’elle se concevait initialement au Canada, n’est pas incompatible avec cette vision puisque son objectif est d’empêcher une pénible agonie. Cependant, l’élargissement du droit à l’AMM aux personnes qui ne sont pas en fin de vie comporte le risque intrinsèque que l’on considère que certaines vies n’ont aucune valeur et n’en auront jamais.

Deuxièmement, nos messages de prévention du suicide risquent de rater leur cible si on envoie un autre message qui dit que la mort est parfois la meilleure solution à une vie pénible. L’AMM doit être présentée comme une option inhabituelle et extraordinaire pour éviter qu’il devienne socialement acceptable de considérer que la mort est une stratégie comme une autre contre l’adversité.

Le troisième élément est ce qu’on appelle l’obligation de mourir. Un changement normatif pourrait créer une pression sociale et faire sentir aux personnes qui souffrent d’une maladie chronique qu’elles ont l’obligation de mourir. Ces personnes pourraient en venir à vouloir mourir pour alléger le fardeau qu’elles pensent imposer à leur entourage. Là encore, cette dérive irait à l’encontre des efforts déployés pour prévenir le suicide et amener ceux qui se perçoivent comme un fardeau à lutter contre ces idées et à voir ce qu’ils apportent au monde.

Quatrièmement, dans le domaine des soins cliniques en santé mentale, le plus important est d’aider les patients à retrouver l’espoir et une raison de vivre. L’ajout de l’AMM à l’éventail des traitements offerts aux personnes qui ont un trouble mental contrecarre de manière fondamentale cet objectif et risque de nuire à l’efficacité de certaines interventions thérapeutiques, en plus d’amener autant les patients que les fournisseurs de soins à abandonner prématurément un traitement.

Cinquièmement, à l’égard des politiques en matière de soins psychiatriques, les questions sont du même ordre dans les bureaux des cliniciens qu’à une échelle macroscopique. Mettre fin à la vie d’une personne qui présente des problèmes de santé complexes est plus simple et sans doute beaucoup moins coûteux que de lui offrir des soins de qualité et continus. Il peut en découler une propension malheureuse pour le système de santé à encourager le recours à l’AMM plutôt que de fournir des ressources adéquates aux patients. C’est inacceptable.

Il est clair pour notre association qu’il faut tenir compte du contexte global de la prévention du suicide et de la promotion de la vie pour l’ensemble des Canadiens. Dans cette optique, notre première recommandation serait de faire preuve d’une extrême prudence. Parce qu’il peut parfois être difficile de tracer la ligne entre le suicide et l’AMM, et parce que les messages d’intérêt public concernant cette dernière risquent d’interférer avec les messages de prévention du suicide, le gouvernement doit prendre grand soin de tenir compte des préoccupations relatives au suicide dans toute réforme de la législation sur l’AMM. Par ailleurs, il faut s’appuyer sur des données probantes. Avant d’autoriser l’accès à l’AMM, il faut nous assurer d’avoir la preuve incontestable que la maladie mentale est incurable, que le déclin d’une personne est irréversible et que sa souffrance ne peut être rendue tolérable. À notre connaissance, il n’existe actuellement aucune preuve qui justifierait l’admissibilité à l’AMM en cas de maladie mentale.

En résumé, l’Association canadienne pour la prévention du suicide appuie sans réserve le libellé de la disposition du projet de loi C-7 interdisant le recours à l’aide médicale à mourir pour une personne atteinte de maladie mentale. Cette disposition est absolument indispensable pour éviter la mort prématurée lorsque la maladie mentale est la seule condition invoquée et, partant, la légitimation malencontreuse du suicide comme étant une avenue acceptable pour mettre fin à une vie pénible et de souffrance. Merci de m’avoir consacré votre temps.

La présidente : Merci beaucoup. Nous allons maintenant entendre notre prochain témoin, M. Mishara.

Brian L. Mishara, directeur, Centre de recherche et d’intervention sur le suicide, enjeux éthiques et pratiques de fin de vie, et professeur, Département de psychologie, Université du Québec à Montréal : Merci de me donner l’occasion de partager avec vous le fruit de mes réflexions. Parce que le temps m’est compté, je vais me limiter à trois points.

Je crois que la souffrance attribuable à un trouble mental n’est pas moindre que celle que peut engendrer une maladie physique. Toutefois, au Canada, l’accès à l’AMM est conditionné par la présence d’un problème de santé irrémédiable, d’un déclin irréversible et d’une souffrance insurmontable.

Selon moi, on confond trop souvent le fait d’avoir un problème de santé irrémédiable et la souffrance, une confusion qui est à l’origine du critère du caractère irrémédiable d’un problème pour autoriser l’AMM. Il n’existe pas de technique d’analyse sanguine ou d’imagerie cérébrale, ou quelque forme d’examen médical que ce soit pour diagnostiquer avec certitude un trouble mental. Le seul moyen d’y arriver est de discuter avec le patient.

L’un des critères essentiels de l’admissibilité à l’AMM est le caractère irrémédiable d’un problème de santé. L’évolution des maladies mentales n’est jamais prévisible. Selon l’état actuel des connaissances, personne ne peut prédire comment une maladie mentale évoluera ou s’il sera possible de soulager la souffrance. Parmi les personnes qui se suicident au Canada, 90 % ont une maladie mentale. Les intervenants dans le domaine de la prévention du suicide sont tous les jours en contact avec des personnes qui ont une maladie mentale, qui sont convaincues de souffrir et que cette souffrance est sans fin. Elles sont désespérées, aucun traitement ne leur vient en aide, elles n’en peuvent plus et elles veulent mourir.

Pendant des années, j’ai répondu à des appels à des lignes d’écoute. Chaque jour, je recevais des appels de personnes qui me disaient répondre à tous les critères de l’AMM, même avant que cette option n’existe légalement au Canada. Presque invariablement, à la fin de l’appel, la personne devant son flacon de pilules mortelles, qui avait dit qu’elle allait les prendre, la personne qui avait dit : « Je ne veux pas vraiment d’aide » avait changé d’avis. Elle jetait les pilules dans la toilette. Elle recevait de l’aide ou se rendait à l’hôpital. Dans de rares cas où la personne a refusé de l’aide, l’appel a été retracé et la personne a été transportée d’urgence à l’hôpital contre sa volonté. La plupart d’entre elles, plus de 90 %, ne tenteront plus jamais de se suicider et, en général, elles rappellent pour vous remercier de leur avoir sauvé la vie.

Je suis un chercheur et tant que je n’aurai pas vu de données concrètes me montrant que les psychiatres ou les psychologues sont capables de prédire avec fiabilité qui est désespérément condamné à continuer à souffrir ou qui peut bénéficier d’un traitement et sera heureux de continuer à vivre, je ne peux accepter que nous mettions fin à la vie de personnes atteintes d’une maladie mentale, sachant que beaucoup d’entre elles auraient pu être en vie et heureuses de l’être.

J’aimerais avoir le temps de passer en revue les détails de la recherche sur le sujet.

Deuxièmement, et Trudo Lemmens en a parlé, même aux Pays-Bas, où environ 4,1 % de la population meurt maintenant de l’aide médicale à mourir — et le pays est considéré comme une société très libérale, il y a une exigence que nous n’avons pas. Aux Pays-Bas, les médecins doivent établir hors de tout doute qu’aucun traitement, médical ou autre, ne peut faire changer d’avis la personne qui veut mourir. Si les médecins estiment qu’il existe un traitement qui n’a pas été prodigué, médical ou autre, ils sont tenus, en vertu du règlement sur les soins diligents, de refuser de mettre fin à la vie de la personne.

Nous n’avons pas cette exigence. Nous exigeons seulement que le médecin explique ce qui est disponible. Les médecins ne peuvent pas refuser, même s’il est possible de traiter la souffrance.

Le troisième point concerne la déclaration. Si nous prenons l’exemple d’autres pays, ils ont un mécanisme de rapport transparent et des enquêtes détaillées. Nous ne pouvons répondre à aucune question de recherche sur l’aide médicale à mourir parce que nous n’avons aucune enquête détaillée pour savoir ce qui se passe.

La présidente : Merci. Monsieur Henick, la parole est à vous.

Mark Henick, défenseur en santé mentale, à titre personnel : Je vous remercie de m’offrir l’occasion de vous parler aujourd’hui de cette importante question. Puisque j’ai une expérience professionnelle et, surtout, une expérience personnelle, je vais axer mes remarques exclusivement sur l’aide médicale à mourir, l’AMM, pour la maladie mentale comme seule condition. Je dis cela parce que mes remarques ne sont pas destinées à s’appliquer à des situations où il y a une maladie concomitante, ni à faire une analogie avec des maladies non mentales. La dépression n’est pas le cancer. La dépression, c’est la dépression. Les maladies mentales doivent être désignées de leur nom, non de ce qu’elles sont, et je crois que nous avons fait au moins ce chemin maintenant en matière de sensibilisation à la santé mentale. Cela étant, j’aimerais aborder trois questions : la capacité, l’irrémédiabilité et les défaillances systémiques.

Premièrement, il y a la capacité. Étant donné qu’une personne sur cinq chaque année, et la majorité des gens au cours de leur vie, vivra personnellement une quelconque forme de maladie mentale, la perte de la capacité décisionnelle dans ce contexte, à cette échelle, est relativement rare. Par conséquent, les personnes qui demandent l’AMM exclusivement pour une maladie mentale ne doivent pas automatiquement être considérées comme inaptes à prendre des décisions en raison de leur seule maladie mentale. Leurs préoccupations et leurs souffrances sont valables. Toutefois, les véritables causes de leurs souffrances doivent être prises en compte. Les maladies mentales ne sont pas toutes dans la tête, autrement dit, pas entièrement ni pas exclusivement dans le cerveau. Des déterminants sociaux de la santé sont tout aussi importants, peut-être même plus, pour déterminer qui souffre et qui s’épanouit en vivant avec une maladie mentale. C’est la mesure dans laquelle cela est vrai qui sépare la maladie mentale des autres affections pour lesquelles l’AMM peut être demandée et accordée.

Même les personnes souffrant de maladies mentales graves et persistantes méritent autant que les autres un emploi, un revenu, un logement, des soins de santé, la sécurité, l’amour et le respect. Actuellement, beaucoup d’entre elles ne les obtiennent pas. Tant que nous n’aurons pas surmonté la stigmatisation et la discrimination qui les privent de ces droits, elles ne seront jamais aussi libres de prendre certaines des mêmes décisions que d’autres Canadiens ont le privilège de tenir pour acquises.

Même si nous, les personnes atteintes de maladies mentales, ne perdons pas notre capacité, notre état de santé influe par définition sur nos décisions. La rigidité cognitive, la valence psychologique négative, le désespoir et l’impuissance sont des caractéristiques communes à la plupart des maladies mentales. Elles peuvent engendrer beaucoup de contraintes. Par conséquent, un choix apparemment libre fait sous une telle contrainte peut-il jamais être un choix entièrement libre? J’ai vécu peu d’expériences personnelles dans ma vie de contraintes plus grandes que celles qui ont accompagné ma maladie mentale. J’ai pris des décisions que j’aurais prises différemment si je n’avais pas été sous cette contrainte.

En ce qui concerne l’irrémédiabilité, rien ne prouve qu’une maladie mentale soit irrémédiable. Le fait que, si souvent, nous ne parvenions pas à remédier à la maladie mentale n’est pas une preuve de son caractère irrémédiable. Au mieux, c’est la preuve non pas que les gens ne répondent pas au traitement, mais que le traitement ne répond pas aux gens. Si les questions que vous posez n’obtiennent pas de réponses, peut-être posez-vous les mauvaises questions. Le patient n’est pas le problème.

En ce qui concerne les défaillances systémiques, aucune province ni aucun territoire au Canada ne s’acquitte actuellement de ses obligations en vertu de la Loi canadienne sur la santé en ce qui concerne les soins en santé mentale, notamment les conditions d’accessibilité et d’exhaustivité, l’attente, les traitements limités, l’accès inéquitable, les coûts et l’absence d’un système solide de psychothérapie financé par l’État. Ces obstacles, entre autres, empêchent systématiquement des gens de se rétablir et contribuent régulièrement à l’aggravation de leur état. La psychothérapie est médicalement nécessaire. Le traitement des dépendances est médicalement nécessaire. Différentes options de médications abordables sont médicalement nécessaires.

Pour conclure, je voudrais dire que pendant la majeure partie de ma vie, et de façon aiguë entre 10 et 17 ans, puis de façon épisodique depuis, ma dépression résistante au traitement m’a posé un problème convaincant et proposé une solution tout aussi convaincante.

« Rien ne s’améliorera jamais, m’a dit ma dépression. Il n’y a pas d’espoir pour toi. Tu ne vaux rien. Tu ne peux pas aller plus loin ». C’était convaincant quand ma dépression me mentait ainsi, parce que la dépression me mentait en empruntant ma propre voix, dans ma propre tête. Elle a infecté et piraté mes propres pensées et sentiments et les a retournés contre moi. Ensuite, cette menteuse, la dépression, une fois qu’elle était pleinement en contrôle, a murmuré ces mots de pitié perverse : « Tu serais mieux mort », disait-elle. Elle offrait une solution au problème qu’elle avait elle-même créé. Je vous invite donc à ne pas employer les tactiques de la menteuse. Une solution basée sur une fausse prémisse peut avoir une logique interne. Elle peut sembler productive, compatissante et adaptée au problème qu’elle tente de résoudre, mais tant que vous ne reconnaîtrez pas et ne rectifierez pas votre rôle dans la création et le maintien du problème à la racine, la solution proposée, surtout une telle solution définitive, ne peut être valable.

Je vous demande, en tant que défenseur en santé mentale et que personne ayant vécu à la fois une grave maladie mentale et un rétablissement, de ne pas le faire. Ne renoncez pas à votre responsabilité de mieux prendre soin des plus vulnérables d’entre nous sous un faux prétexte de liberté ou une mauvaise application de ce que le principe d’équité signifie réellement. L’aide médicale à mourir uniquement pour une maladie mentale, le suicide assisté sous un nom aseptisé, fera reculer d’une génération le mouvement de rétablissement en santé mentale. Au lieu de cela, battons-nous plus fort, ensemble, pour le droit au rétablissement.

La présidente : Merci, monsieur Henick, pour votre exposé. Nous donnerons la parole à notre prochain témoin. Monsieur Schadenberg, la parole est à vous.

Alex Schadenberg, directeur exécutif, Coalition de prévention de l’euthanasie : Mon intervention est similaire, mais un peu différente, de celle des intervenants précédents. Je m’appelle Alex Schadenberg, le directeur de la Coalition de prévention de l’euthanasie. Nous sommes une organisation nationale qui compte près de 50 000 sympathisants au Canada, et nous sommes composés de professionnels de la santé, de personnes handicapées et de Canadiens ordinaires. Lorsque la CPE a reconnu que l’arrêt Carter de la Cour suprême du Canada légalisait l’euthanasie et le suicide assisté au Canada — ce que nous appelons désormais l’aide médicale à mourir — nous étions opposés au projet de loi C-14 parce que son libellé ne permettrait pas d’accomplir ce que l’arrêt Carter exigeait, à savoir un système conçu avec soin, imposant des limites rigoureuses qui seraient scrupuleusement contrôlées et appliquées. Le projet de loi C-14 ne le faisait pas. Le projet de loi C-7 aggrave en fait le problème en éliminant certaines garanties qui étaient prévues dans le projet de loi C-14.

Tout d’abord, la décision Truchon aurait dû être portée en appel. Même si le gouvernement a souscrit à l’issue de la décision Truchon en n’interjetant pas appel de la décision, cela devient un précédent, qui est préoccupant vu le libellé de la décision. Néanmoins, la décision Truchon obligeait le gouvernement à modifier la loi en supprimant l’exigence selon laquelle la mort naturelle doit être raisonnablement prévisible. Le projet de loi C-7 va au-delà de la décision Truchon.

La deuxième préoccupation tient au fait que l’expression « la mort naturelle est raisonnablement prévisible » n’est pas définie. Par conséquent, il lui manque un sens effectif. L’absence de définition a conduit à des décès que les législateurs n’avaient pas prévus à l’origine en 2016. Par exemple, dans un article de Joan Bryden, que l’Associated Press a publié récemment, on rapporte des entrevues avec le psychiatre de Vancouver, Derryck Smith, qui a déclaré avoir personnellement participé à deux cas dans lesquels les personnes souffraient uniquement de troubles mentaux graves et il a dit avoir connaissance de cas similaires. Smith ne respectait pas l’intention de la loi lorsqu’il a injecté une dose mortelle à ces personnes. Pourtant, comme la loi ne définit pas la mort effective, personne ne parle de poursuivre le Dr Smith.

Les propos du Dr Smith ne m’ont pas surpris, vu le décès d’Alan Nichols en juillet 2019. Nichols est mort par injection létale, par aide médicale à mourir, à Chilliwack, en Colombie-Britannique, même si la famille avait exhorté les médecins à revoir leur décision. Alan Nichols n’était pas physiquement malade, mais il vivait avec une dépression chronique. Dans son cas, son déclin était lié au fait que son frère, qui l’aidait avec ses opérations bancaires, ses achats et sa subsistance de base, était parti pour des vacances planifiées, un voyage de rêve pour son frère. En son absence, sa santé mentale s’est nettement détériorée. Il est préoccupant que le projet de loi C-7 utilise encore l’expression « la mort naturelle est raisonnablement prévisible » et qu’il continue de ne pas la définir.

Nous sommes aussi préoccupés par le fait que l’expression « souffrance psychologique » demeure sans définition. Le projet de loi C-7 prétend prévenir l’aide médicale à mourir pour la seule maladie mentale, mais faute de définition de la souffrance psychologique, il semble que l’affirmation concernant la maladie mentale ne soit que de l’encre sur le papier. Si la mort naturelle d’une personne est considérée comme raisonnablement prévisible, le projet de loi C-7 crée un processus décisionnel à deux niveaux. Si la mort naturelle d’une personne est considérée comme raisonnablement prévisible, il n’y a pas de délai de réflexion, ce qui permet dans certains cas d’envisager la mort le jour même. C’est préoccupant, car une personne qui a des problèmes de santé importants peut mourir une mauvaise journée et ne jamais avoir l’occasion de vivre une bonne journée. Des recherches de Dr Harney Chochinov, du Canada, prouvent que la volonté de vivre d’une personne fluctue au fil du temps. Si la mort naturelle d’une personne n’est pas considérée comme étant raisonnablement prévisible, il y aurait alors une période d’attente de 90 jours. Cette approche pose des problèmes. Sans définir le sens de l’expression « la mort naturelle est raisonnablement prévisible », comment les évaluateurs détermineront-ils si une personne peut mourir immédiatement ou devra attendre 90 jours? Ainsi, certaines personnes souffrant de la même affection mourront immédiatement et d’autres devront attendre 90 jours. Cette approche crée une iniquité intenable en droit. Si elle n’est pas modifiée, cette partie de la loi sera invalidée par une future décision judiciaire.

Nous conseillons que le projet de loi C-7 définisse l’expression « la mort naturelle est raisonnablement prévisible » et maintienne le délai de réflexion actuel de 10 jours.

J’ai évoqué plus tôt le problème de la maladie mentale. Il a beaucoup été question de l’affirmation selon laquelle le projet de loi C-7 interdit l’aide médicale à mourir, l’AMM, pour la seule maladie mentale. Je suis d’avis que le projet de loi C-14 n’empêchait pas l’AMM pour la seule maladie mentale et que le projet de loi C-7 n’empêche pas non plus l’AMM dans ces situations, puisque les deux projets de loi ne définissent pas l’expression « souffrance psychologique ». La loi autorise l’AMM pour les personnes qui vivent des souffrances physiques ou psychologiques si la maladie ou le handicap, ou cet état de déclin, leur cause des souffrances qui leur sont intolérables et qui ne peuvent être apaisées dans des conditions qu’elles jugent acceptables. La maladie mentale est vue comme une forme de souffrance psychologique. Comme la loi est basée sur des paramètres subjectifs et non objectifs, sans définir la souffrance psychologique, le projet de loi n’interdit pas son application en cas de maladie mentale.

La présidente : Merci beaucoup. Vous pourrez vous étendre sur le sujet dans les réponses aux questions qui vous seront posées.

Nous allons passer à la première question de la sénatrice Petitclerc, la marraine de ce projet de loi.

[Français]

La sénatrice Petitclerc : Merci à tous nos témoins pour leurs commentaires d’introduction, qui aident beaucoup à notre réflexion.

Ma question s’adresse à M. Krausert, mais si quelqu’un d’autre veut ajouter quelque chose, je l’invite à le faire. La question est assez précise. Le projet de loi C-7 ajoute, quand la mort n’est pas raisonnablement prévisible, certaines mesures de sauvegarde. On parle entre autres du minimum de 90 jours d’évaluation. Certains nous ont donné des exemples, précisément dans le cas où une personne aurait été victime d’un accident ou d’un traumatisme et qu’elle serait devenue paraplégique ou quadriplégique. Dans ces circonstances, on voit souvent une forme d’idéation suicidaire — et « idéation suicidaire » ne veut pas dire passer à l’acte. J’aimerais vous entendre à ce sujet, en particulier sur la mesure de sauvegarde qui dit, à l’article (3.1) du projet de loi, que la personne doit être informée par le médecin ou l’infirmier praticien des moyens disponibles pour soulager ses souffrances, notamment lorsque des services de consultation psychologique et des services de soutien en santé mentale sont indiqués. J’aimerais savoir si vous trouvez ces mesures efficaces et suffisantes.

[Traduction]

M. Krausert : Merci beaucoup pour cette question. Vous avez soulevé quelques points qui, je pense, peuvent recevoir une réponse similaire à celle que M. Henick nous a donnée.

Premièrement, en ce qui concerne les 90 jours, la dépression ne tient pas compte du calendrier. J’ai souffert de dépression majeure à de nombreuses reprises dans ma vie, et lors des pires épisodes, il m’a fallu au moins six mois avant que les choses ne commencent à changer. L’échéancier est différent pour chacun, en fonction aussi du type de soutien reçu.

Je me suis vraiment senti interpelé par ce que M. Henick a dit à propos de la voix mensongère à l’intérieur qui emprunte votre propre voix. Cette voix est très forte. Elle est plus forte que beaucoup d’autres voix qui viennent de l’extérieur. C’est pourquoi, si on vous propose des solutions de rechange, des choses que vous pourriez essayer, bien honnêtement, la tête en dépression n’a peut-être même pas l’énergie nécessaire pour envisager l’une ou l’autre de ces suggestions et elles peuvent même ne pas sembler du tout attrayantes.

C’est dans cet état très vulnérable que j’ai certainement envisagé le pire. Je pouvais certainement voir un pas facile à franchir vers la volonté de mettre fin à tout cela pour le bien des autres, pour que je ne sois plus un fardeau. Maintenant que de nombreuses années se sont écoulées après ce stade, je suis si heureux de ne jamais avoir eu à suivre cette voix. Je ne suis pas si sûr que ces garanties sont suffisantes. Je pense que la seule garantie suffisante est de n’absolument pas permettre l’admissibilité à l’aide médicale à mourir pour un seul trouble mental.

[Français]

La sénatrice Petitclerc : Je ne sais pas si quelqu’un d’autre aimerait ajouter quelque chose.

M. Mishara : Il existe des recherches sur les personnes qui ont été victimes d’un accident de voiture...

[Traduction]

La présidente : Les quatre minutes de la sénatrice Petitclerc sont écoulées. Je suis désolée. Nous devons poursuivre.

Sénateurs, je vis un dilemme. Le temps s’est écoulé parce que j’ai manqué un peu de rigueur avec le groupe de témoins précédent. Puis-je vous demander de vous en tenir à des questions brèves? Et aux témoins, je vous demande respectueusement de vous en tenir à des réponses brèves.

Monsieur Mishara, vous aurez une autre occasion avec d’autres sénateurs.

[Français]

Le sénateur Carignan : Je demanderais à M. Mishara de poursuivre sa réponse, dans un premier temps. Deuxièmement, j’aimerais que vous fassiez la différence entre les termes « suicide assisté » ou « euthanasie », et « aide médicale à mourir ». Pouvez-vous faire la distinction et expliquer le danger d’utiliser un terme plutôt que l’autre?

M. Mishara : L’expression « aide médicale à mourir » inclut les deux pratiques qui, ailleurs dans le monde, sont appelées « euthanasie ». C’est quand le médecin intervient pour mettre fin à la vie d’une personne. Le suicide assisté, c’est l’intervention où le médecin prescrit ou donne un médicament que la personne peut prendre elle-même pour se suicider. Aux États-Unis, le suicide assisté est la seule méthode qui est légale. La différence est la suivante. Dans le cas du suicide assisté, la personne elle-même peut plus facilement contrôler le moment de sa mort.

Par exemple, en Oregon, 40 % des personnes qui convainquent le médecin qu’elles souffrent tellement qu’elles doivent mourir obtiennent le poison, mais ne le prennent pas. Elles le gardent au cas où elles en auraient besoin. Par contre, dans la situation où le médecin prend rendez-vous pour administrer l’aide médicale à mourir, qu’on appelle ailleurs l’euthanasie, il est très rare que la personne dise : « Pouvez-vous revenir la semaine prochaine? Je vivrai peut-être une autre semaine. » Les deux sont actuellement légales au Canada. Évidemment, il est plus facile de l’appeler « aide médicale à mourir » qu’« euthanasie », mais il s’agit de la mort quand même.

Ce que j’allais dire, c’est que les recherches indiquent qu’en général, les personnes gravement handicapées, les quadriplégiques qui ont de gros handicaps désirent moins souvent mourir que les personnes qui n’ont pas ces handicaps. Toutes les recherches indiquent que c’est le cas. Cependant, pour les personnes qui ont perdu subitement leurs capacités dans un accident, par exemple — il y a des recherches sur des accidents où les personnes étaient devenues paralysées —, il peut s’écouler une année ou plus avant que la personne reprenne vraiment le goût de vivre. La question fondamentale qu’on doit se poser est la suivante : y a-t-il une possibilité que les raisons qui ont motivé la personne à vouloir mourir puissent être modifiées par des interventions?

Le Canada est le seul pays au monde qui a légalisé l’aide médicale à mourir, mais qui n’oblige pas les médecins à ne pas donner l’aide médicale à mourir pour traiter la souffrance s’il y a d’autres façons d’abréger la souffrance d’un patient. Ici, le médecin est obligé d’expliquer ce qui est disponible. Dans le projet de loi C-7, on indique que le médecin et le patient doivent s’entendre sur le fait qu’ils ont considéré sérieusement toutes les autres options pour soulager la souffrance. Partout ailleurs dans le monde, il y a une obligation selon laquelle le médecin et le patient doivent être convaincus qu’il n’existe pas d’autres façons.

[Traduction]

La présidente : Merci, monsieur Mishara, mais nous devons poursuivre.

La sénatrice Batters : Ma question s’adresse à Mark Henick.

Monsieur Henick, je vous connais depuis quelques années. Je vous ai rencontré parce que vous êtes un remarquable défenseur d’intérêts en santé mentale. Vous avez utilisé votre vécu convaincant comme survivant d’une grave tentative de suicide pour aider tant de Canadiens.

Au cours de cette étude, nous avons entendu des experts, des professeurs et des avocats nous dire que le fait d’exclure la maladie mentale du suicide assisté est discriminatoire et stigmatisant pour ceux qui souffrent de maladie mentale. Cependant, plutôt que d’entendre ces professeurs et ces avocats avec des idées issues de leur tour d’ivoire, je veux entendre des personnes qui luttent réellement contre la maladie mentale et qui ont résisté à des pulsions suicidaires, les millions de Canadiens qui souffrent de dépression et d’anxiété et qui ont besoin d’espoir. Pour eux, le suicide assisté pour cause de maladie mentale n’est pas une question théorique et légaliste qu’il faut soupeser; c’est un enjeu d’une réalité choquante.

Par conséquent, monsieur Henick, comme personne ayant vécu les moments les plus sombres, pensez-vous que le fait d’exclure la maladie mentale de l’aide médicale à mourir soit discriminatoire ou stigmatisant?

M. Henick : Merci, madame la sénatrice Batters.

Non, je ne crois pas qu’il y ait un effet d’exclusion. En réalité, je pense plutôt le contraire. Nous avons accompli un très bon travail depuis une dizaine d’années en ce qui concerne la sensibilisation à la santé mentale et pour permettre aux gens d’en parler dans plus de contextes qu’avant. Cependant, comme depuis pratiquement l’aube de l’humanité, nous avons vu la maladie mentale de la même façon stigmatisante et discriminatoire, nous n’avons qu’effleuré la surface. Ce niveau de sensibilisation, de connaissance de la santé mentale, n’est pas encore très sophistiqué, donc quand nous disons des choses comme « la dépression, c’est comme le cancer », ce n’est pas du tout le cas. Cette approche escamote des différences importantes, surtout en ce qui concerne les déterminants sociaux de la santé.

La Dre Heather Stuart, une chercheuse à l’Université Queen’s, a fait allusion au fait que lorsque nous battons trop fort le tambour du déterminisme biologique, cela accentue encore la stigmatisation. Autrement dit, lorsque nous disons que le cerveau d’une personne a été brisé et qu’elle est née ainsi, par exemple, et qu’elle ne peut pas changer parce qu’elle fait partie des rares malchanceux, ce n’est pas utile et ce n’est pas scientifiquement vrai; c’est inexact. Nous savons que la guérison de maladies mentales, même de maladies graves et persistantes, est non seulement possible, mais lorsque les gens reçoivent les soins de santé et le soutien dont ils ont besoin, et la quantité et le type de soins dont ils ont besoin au moment où ils en ont besoin, la guérison est en fait prévisible. Le rétablissement est probable lorsque les gens reçoivent l’aide dont ils ont besoin.

Notre échec à le faire, à les aider à vivre, et la façon dont nous sautons à la conclusion qu’il faut les aider à mourir, est inadmissible.

Si nous voulons vraiment améliorer la sensibilisation à la santé mentale et aider ceux qui vivent des difficultés, nous devons les aider vraiment. Nous avons encore un long chemin à parcourir avant de réaliser cet objectif.

La sénatrice Batters : Oui, et dans votre cas, lorsque vous viviez ces moments les plus sombres, si le suicide assisté avait été disponible pour les personnes souffrant uniquement de maladie mentale, en auriez-vous profité à l’époque? Qu’en pensez-vous aujourd’hui?

M. Henick : Absolument, je l’aurais fait. La souffrance était si grave que je ne voyais rien d’autre. La façon dont la maladie mentale agit, et j’en ai déjà parlé, est qu’elle provoque l’effondrement de tout ce qui vous entoure et vous met des œillères de sorte que même si d’autres options s’offrent à vous, vous ne pouvez pas toujours les voir.

C’est une fonction de ce que la maladie fait. La dépression ne veut pas se laisser prendre au piège ou se laisser expulser; elle se terre en vous.

C’est pourquoi je pense que je l’aurais fait, sans aucun doute. En raison de mes antécédents traumatiques, des études montrent que les jeunes enfants, en particulier, qui ont des antécédents traumatiques, ont tendance à vieillir et à mûrir plus vite parce qu’ils doivent se protéger par nécessité, j’aurais facilement été un mineur mature. Quiconque me connaissait à l’âge mineur l’aurait dit aussi, et j’aurais été admissible. En raison de mes antécédents psychiatriques considérables, je pense que je serais encore admissible certains jours. J’espère donc ne plus jamais sombrer dans cette situation où je ne peux voir plus loin que mes propres œillères, les œillères que la maladie m’a imposées, parce que je ne pense pas que cela devrait être une option. J’ai une belle vie depuis que j’ai pu atteindre l’autre versant de cette montagne.

La sénatrice Batters : Je vous remercie.

[Français]

Le sénateur Dalphond : Ma question s’adresse à M. Mishara. Je vois que vous êtes fondateur d’un centre de recherche et d’intervention sur le suicide et l’euthanasie qui a été renommé après l’adoption de la loi québécoise sur l’aide médicale à mourir. Votre centre a-t-il noté un impact découlant de l’adoption et de la mise en vigueur de la loi sur l’aide médicale à mourir au Québec?

M. Mishara : Ce qui m’intéresse particulièrement est l’impact sur la prévention du suicide. Maintenant, il arrive qu’il y ait des personnes qu’on amène à l’hôpital parce qu’elles ont fait une tentative de suicide, et qui ensuite demandent l’aide médicale à mourir. Il y a des centres de prévention du suicide qui reçoivent des appels de personnes qui sont suicidaires et qui disent : « Oui, je veux l’aide médicale à mourir maintenant. »

Le sénateur Dalphond : Avez-vous vu des gens qui ont obtenu l’aide médicale à mourir? Qu’on la demande est une chose, mais le système l’accorde-t-il? Avez-vous constaté si le système l’accorde ou non?

M. Mishara : Absolument, le système l’accorde. C’est un fait aujourd’hui. Ce qui m’inquiète, c’est l’absence d’obligation de pas autoriser l’aide médicale à mourir pour les personnes qui ont la possibilité de profiter des interventions et l’absence de contrôle à ce sujet au Canada.

Le sénateur Dalphond : Au Québec, avez-vous vu des gens recevoir l’aide médicale à mourir en vertu de la loi québécoise qui, selon vous, n’auraient pas dû la recevoir?

M. Mishara : Un des problèmes, c’est le troisième point que j’essayais de soulever, soit que notre système de surveillance est très différent des systèmes de surveillance qui existent ailleurs, aux Pays-Bas par exemple. Là-bas, il y a des enquêtes et suffisamment de détails. Le processus est public et transparent. Des rapports annuels sont publiés avec des cas précis. Les chercheurs ont accès aux données. Ils peuvent vérifier le pourcentage de cas où quelqu’un a reçu l’aide médicale à mourir et les situations où ce n’était pas approprié. Ici, il n’y a pas de données là-dessus, car….

Le sénateur Dalphond : Ce que vous dites, c’est qu’il n’y a pas de preuve?

M. Mishara : Il n’y a pas de preuve en aucun sens. Nous avons une obligation...

Le sénateur Dalphond : Si ce n’est que 66 % des gens qui avaient un cancer.

M. Mishara : ... quand on met fin à la vie de quelqu’un, de nous assurer que c’est fait selon des règles et que cela concerne quelqu’un pour qui il n’y a pas d’espoir.

Le sénateur Dalphond : Bien. Merci.

[Traduction]

La sénatrice Boyer : La question s’adresse à M. Krausert.

Je tiens à vous remercier tous pour vos exposés. Comme vous le savez, le taux de suicide est plus élevé chez les Premières Nations, les Métis et les Inuits que chez les non-Autochtones. De nombreux facteurs expliquent ce taux plus élevé, y compris les inégalités socioéconomiques et le traumatisme intergénérationnel que les Autochtones vivent, mais le manque d’accès à des services de santé mentale culturellement adaptés joue aussi un rôle important.

Si des personnes qui ont une maladie mentale peuvent avoir accès à l’aide médicale à mourir, à quel point serait-t-il important que le gouvernement investisse aussi dans l’amélioration de l’accès à des services de santé mentale, surtout pour les personnes vivant dans des collectivités autochtones éloignées où les mesures de soutien en santé mentale adaptées à la culture font cruellement défaut?

M. Krausert : Merci pour la question. Il est extrêmement important d’investir davantage au Canada en santé mentale. Le domaine est sous-financé et certaines populations manquent de soutien. Lorsqu’on observe une augmentation du suicide dans certains secteurs, l’une des causes est le manque de soutien dans ce domaine. Pour ceux qui pourraient envisager de s’enlever la vie, au lieu de les aider à mourir, nous devrions les aider à vivre. Nous devrions investir dans des messages, des mesures de soutien et d’aide psychiatriques et psychologiques, adaptées à la culture, bien entendu, qui contribuent à donner de l’espoir et à promouvoir la vie.

La sénatrice Boyer : Je vous remercie.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Je n’ai pas de question, merci.

Le sénateur Boisvenu : Je suis très sensible au problème du suicide. J’ai parfois l’impression qu’on ne fait pas de distinction avec des patients qui sont en fin de vie et qui souffrent énormément, pour qui il est impossible de retrouver une qualité de vie. Ma question s’adresse à M. Mishara. Au Québec, il y a eu des témoignages de personnes qui souffraient de maladies dégénératives et qui, pour mettre fin à leurs souffrances, se sont suicidées par le jeûne, parce que le corps médical refusait de les libérer de leurs souffrances avec une fin de vie honorable. Qu’est-ce que vous répondez à ces témoignages? Les témoignages que j’ai entendus venaient surtout de dames qui souffraient d’une maladie dégénérative sans possibilité de médication pour alléger leurs souffrances et qui, pour mettre fin à ces souffrances, se sont suicidées en arrêtant de se nourrir. Qu’est-ce que vous répondez à ces patients?

M. Mishara : La question s’adresse à moi? Il y a certainement des cas où les personnes souffrent, et c’est pour cette raison que nous voyons un élargissement juridique de l’aide médicale à mourir. Pour moi, cependant, le diable est dans les détails.

Le sénateur Boisvenu : Ma question est fondamentale. Vous savez, le droit de vivre et le droit à la souffrance sont deux notions morales très différentes. Dans votre discours, vous semblez faire abstraction des droits d’une personne qui souffre énormément, ce qui fait en sorte qu’elle n’a plus aucune qualité de vie, et pour qui la fin de vie peut être prévisible dans six mois, un an ou deux ans. De façon consciencieuse, son choix est de mettre fin à ses souffrances. Je répète la question : est-ce qu’on laisse cette personne se suicider à petit feu? Le corps médical n’a-t-il pas une obligation morale de mettre fin à ses souffrances?

M. Mishara : Pour moi, la question fondamentale est la suivante : est-ce que ses souffrances sont incontournables? Le fait que quelqu’un a une maladie dégénérative grave ne veut pas dire que la raison pour laquelle elle souffre n’est pas traitable. Les travailleurs en soins palliatifs diraient que, dans la grande majorité des cas, toutes les souffrances physiques peuvent être soulagées. Les souffrances morales peuvent souvent être soulagées. Je suis d’accord avec vous...

Le sénateur Boisvenu : Monsieur Mishara, six membres de ma famille sont décédés d’un cancer. Pour mettre fin à leurs souffrances, il a fallu les geler complètement, avec de la morphine au maximum.

M. Mishara : Les traitements contre la douleur ont évolué. Ce n’est pas simplement en rendant la personne inconsciente qu’on traite la souffrance maintenant, quand on donne de bons soins palliatifs. Je suis d’accord avec vous pour dire qu’il existe certains cas où je ne suis pas contre l’élargissement de l’aide médicale à mourir, mais j’ai une grande crainte. Je ne veux pas que des personnes qui pourraient continuer à vivre même une autre semaine ou quelques semaines à la fin de leur vie, et pourraient avoir une belle vie pendant cette période de temps, meurent à cause de l’absence d’obligation, alors qu’il y a des traitements contre la souffrance…

Le sénateur Boisvenu : Êtes-vous d’accord avec moi…

[Traduction]

La présidente : Sénateur Boisvenu, je suis désolée, nous devons poursuivre.

Le sénateur Kutcher : Merci à tous pour la passion avec laquelle vous traitez de cet enjeu important. Comme M. Krausert nous l’a rappelé, nous devons aussi nous fier aux données probantes.

Monsieur Krausert, cette question s’adresse à vous. En Belgique, une étude intéressante a montré que les personnes qui se voyaient refuser l’aide médicale à mourir étaient deux fois plus nombreuses à mourir de suicide que celles pour qui l’accès était approuvé. Depuis 2002, le taux de suicide en Belgique a diminué d’environ 20 %. Aux Pays-Bas, il est resté inchangé. En Suisse, il a aussi diminué.

Compte tenu de cette preuve d’une absence de lien entre l’aide médicale à mourir et le suicide, pourquoi craignez-vous que l’AMM en cas de troubles mentaux au Canada augmente le taux de suicide au Canada?

M. Krausert : Merci pour votre question. Mes propos portaient sur la question de savoir si des personnes qui auront accès à l’aide médicale à mourir auraient autrement eu une vie bénéfique et riche pendant de nombreuses années.

Je pense qu’il faut étudier les corrélations de façon beaucoup plus approfondie, mais je cherche à savoir si des preuves sont disponibles pour confirmer qu’une affection satisfait aux critères d’admissibilité à l’AMM. Je ne peux pas me prononcer sur ce qui se passe dans d’autres pays, mais ici au Canada, nous devons nous poser cette question : pour les seuls troubles mentaux, allons-nous autoriser l’aide à mourir qui, en fait, privera les membres de leurs familles et eux-mêmes d’une vie potentielle de contribution à la société et de bienfait pour leurs familles? C’est ce dont je parlais quand je disais que les preuves font défaut. C’est une voie dangereuse à emprunter, car tout comme dans le système pénal, nous préférons que des coupables restent en liberté plutôt qu’un innocent soit jeté en prison, le même genre d’analogie s’applique lorsqu’il s’agit d’autoriser une personne à se diriger vers sa mort avec une aide médicale.

Le sénateur Kutcher : À votre avis, est-ce une attitude paternaliste que de décider si une personne a une vie qui vaut la peine d’être vécue, ou est-ce une décision individuelle qui doit être fondée sur les convictions de chacun?

M. Krausert : Je ne parle pas de la décision de savoir si la vie a un sens. Je parle de la possibilité d’avoir une vie qui a un sens. L’état d’esprit dans lequel une personne qui présente un trouble mental évolue n’est pas un état d’esprit dans lequel une décision subjective devrait être fiable. Beaucoup de choses peuvent être faites pour apaiser la souffrance. Rien ne prouve que leur état ne puisse s’améliorer. Par conséquent, nous ne devrions pas nous engager à permettre l’aide médicale à mourir pour les personnes dont les souffrances sont dues à un trouble mental.

La présidente : Je tiens à remercier nos quatre témoins. Le sujet que vous avez soulevé est très important. Nous ne le prenons pas à la légère, et vous nous avez certainement donné beaucoup de matière à réflexion. Pendant notre étude cette semaine, si vous souhaitez nous fournir d’autres documents, n’hésitez pas à les envoyer au greffier et je peux vous assurer que nous les lirons. Je vous remercie beaucoup pour vos interventions.

Chers collègues, nous sommes maintenant prêts pour notre troisième groupe de témoins de la journée. Je suis très heureuse de vous dire que nous accueillons aujourd’hui, de l’Association des infirmières et infirmiers du Canada, Michael Villeneuve, chef de la direction; du Collège des médecins de famille du Canada, Dre Francine Lemire, chef de la direction et Dre Catherine Cervin, présidente; et du Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada, Dre Susan Moffatt-Bruce, chef de la direction.

Je suis très heureuse de vous accueillir tous les trois. Nous sommes impatients de vous entendre. Je sais que le greffier vous l’a déjà dit, mais chaque groupe dispose de cinq minutes. Nous commencerons par l’Association des infirmières et infirmiers du Canada. Je vous en prie.

Michael Villeneuve, chef de la direction, Association des infirmières et infirmiers du Canada : Merci, madame la présidente, et merci aux membres du comité.

Bonjour et salutations aux autres témoins qui sont présents aussi aujourd’hui. J’aimerais reconnaître d’abord les peuples algonquins anishnaabeg. Je m’adresse à vous aujourd’hui de leurs terres ancestrales, dans l’Est de l’Ontario. Je vous remercie de m’offrir la chance de vous parler de ce sujet très important, l’aide médicale à mourir.

Cette année a été très difficile pour tous les habitants du pays. Assurément, en ce qui concerne les soins infirmiers, ce ne fut certainement pas l’Année des sages-femmes et du personnel infirmier que nous avions imaginée et planifiée. Cependant, nous sommes très heureux de participer à cet important travail législatif.

J’ai travaillé dans les réseaux de la santé depuis plus de 40 ans, dont 37 comme infirmier autorisé. J’ai l’honneur d’être le chef de la direction de l’Association des infirmières et infirmiers du Canada depuis 2017.

Pour ceux d’entre vous qui ne le savent peut-être pas, l’AIIC est le porte-parole national et international de la profession infirmière au Canada. Nous représentons les infirmières et infirmiers des 13 provinces et territoires et bon nombre de nos membres vivent dans des collectivités autochtones.

Les 440 000 infirmières et infirmiers du Canada touchent la vie des patients à chaque point de service. Rien que par notre nombre, aucun fournisseur de soins n’a autant de contacts directs avec la population au moment où ces questions complexes et souvent profondément morales et très humaines se posent. Les décisions législatives et morales transformatrices proposées par le projet de loi C-7 ont d’énormes répercussions pour les infirmières et les infirmiers qui auront la responsabilité de vivre avec elles dans leur milieu d’exercice chaque jour.

Le personnel infirmier fait partie intégrante de la prestation de l’AMM et il est essentiel que vous entendiez leurs voix. C’est pourquoi je suis heureux que nous ayons été invités. Le personnel infirmier a acquis des connaissances et une expérience considérables au cours de près de cinq années de mise en œuvre de l’AMM et possède une connaissance précieuse pour guider les changements législatifs imminents.

L’AIIC participe activement aux travaux concernant l’AMM depuis plusieurs années et a été l’un des principaux intervenants lorsque le projet de loi C-14 a été adopté en 2016, et dans le cadre des consultations menées par le gouvernement au début de 2020. L’AIIC plaide pour des garanties visant à protéger les droits des patients et du personnel infirmier, et pour des changements systémiques, notamment en matière d’accès à d’excellents soins palliatifs et à des mécanismes de responsabilisation.

Je vais maintenant aborder le projet de loi C-7, madame la présidente.

Dans l’ensemble, l’AIIC estime que le gouvernement fédéral a écouté nos premières réactions lors de la phase de consultation menée plus tôt cette année. Nous sommes heureux de constater que certaines de nos recommandations ont été prises en compte, comme l’élimination de la période de réflexion de 10 jours, l’élimination du consentement définitif pour les personnes qui perdent la capacité de consentir et la modification du projet de loi pour permettre la présence d’un témoin indépendant.

En ce qui concerne la nouvelle avenue dans les cas où la mort naturelle n’est pas prévisible, nous avons entendu de la part de spécialistes des soins infirmiers que les garanties proposées sont adéquates et suffisantes. Nous soulignons que le savoir-faire juridique pour mettre à jour la documentation des lignes directrices relatives à l’aide médicale à mourir sera essentiel pour garantir que tous les nouveaux éléments du projet de loi sont connus et compris des patients et des praticiens.

En général, nous souscrivons au projet de loi C-7 du gouvernement. Cependant, nous croyons que d’autres améliorations et précisions renforceraient le projet de loi et permettraient de mieux soigner les patients et de mieux protéger légalement le personnel infirmier.

Nous formulons quatre recommandations à propos du projet de loi C-7.

Premièrement, nous recommandons vivement que le projet de loi C-7 prévoit une période d’examen quinquennal supplémentaire de l’AMM par un comité du Parlement.

Deuxièmement, nous recommandons de supprimer le libellé qui stipule que le praticien qui pratique l’AMM ne sait pas ou ne croit pas être lié à l’autre praticien qui en évalue les critères.

Troisièmement, l’AIIC recommande de préciser que les praticiens peuvent amorcer une discussion sur la prestation licite de l’AMM.

Quatrièmement, nous recommandons de préciser l’« évaluation préliminaire » proposée. Cette disposition est source de confusion et d’inquiétude chez le personnel infirmier.

De plus, l’AIIC recommande vivement aux parlementaires de mener dès que possible l’examen plus large de l’AMM afin de prendre en compte les enjeux importants qui dépassent la portée du projet de loi C-7.

Pour conclure, madame la présidente, je voudrais exprimer notre gratitude envers la Société de protection des infirmières et infirmiers du Canada qui a été un partenaire important dans le cadre des travaux sur l’AMM.

L’AIIC soumettra au comité un mémoire écrit renfermant de plus amples renseignements. En attendant, je serais heureux de répondre à vos questions.

Encore une fois, madame la présidente, je vous remercie de m’offrir l’occasion de m’adresser au comité aujourd’hui.

La présidente : Merci beaucoup, monsieur Villeneuve. Nous allons maintenant entendre le Collège des médecins de famille du Canada.

Dre Francine Lemire, chef de la direction, Collège des médecins de famille du Canada : Merci, madame la présidente. Je vous remercie d’avoir invité le Collège des médecins de famille du Canada, ou CMFC, à participer à la discussion sur le projet de loi C-7.

Je suis Francine Lemire, médecin de famille et chef de la direction du CMFC et de sa Fondation pour l’avancement de la médecine familiale. Je suis accompagnée aujourd’hui par notre présidente, Dre Catherine Cervin, qui a longtemps exercé en Nouvelle-Écosse et qui a plus récemment été vice-doyenne de l’École de médecine du Nord de l’Ontario.

Le Collège des médecins de famille du Canada représente 40 000 membres dans tout le pays. C’est l’organisation professionnelle chargée d’établir des normes pour la formation, l’agrément et l’éducation permanente des médecins de famille. Le Collège accrédite la formation postdoctorale en médecine familiale dans les 17 facultés de médecine du Canada. Nous sommes aussi une organisation professionnelle qui fait la promotion de pratiques exemplaires et défend les intérêts de la médecine familiale, des médecins de famille et des patients qu’ils servent.

Nous comprenons la nature délicate et l’importance de ce projet de loi. Nous sommes généralement favorables aux amendements recommandés, y compris l’élimination de la période d’attente de 10 jours dans les situations où le décès est prévisible. Nous souscrivons aussi à la nécessité d’une période d’attente dans les cas où une maladie limitant la durée de vie est en jeu, mais où le moment du décès n’est pas prévisible.

Notre réaction au projet de loi C-7 s’appuie sur le Guide de réflexion sur les enjeux éthiques liés au suicide assisté et à l’euthanasie volontaire que nous avons publié en 2015.

Notre principe premier qui y est décrit est que les médecins doivent être conscients de l’étendue de leur responsabilité à l’égard de la prestation de soins à un patient. Le CMFC s’oppose en principe à toute action qui laisserait un patient sans option ni orientation. Cela s’applique à la fois à la question de l’objection de conscience et à notre appui aux changements décrits dans le projet de loi C-7, car ils visent à combler les besoins des patients.

Nous ne sommes pas en mesure de nous prononcer sans équivoque sur les demandes d’aide à mourir dans les cas où la maladie mentale grave est la seule raison de la demande. Cela dit, nous reconnaissons l’importance de pouvoir déterminer l’aptitude mentale en ce qui concerne la décision à prendre. Nous tenons aussi à reconnaître les souffrances insolubles qui peuvent être associées à une maladie mentale grave et les questions de droit de la personne qui s’y rattachent. Je vais demander à la Dre Cervin de terminer notre exposé.

Dre Catherine Cervin, présidente, Collège des médecins de famille du Canada : Merci, docteure Lemire, et merci à vous. Au Canada, nous avons le programme de formation postuniversitaire le plus court du monde pour les médecins de famille, soit deux ans. Nos attentes à l’égard de la formation de base comprennent tous les éléments d’accompagnement d’un patient dans les décisions à prendre face à une maladie limitant la durée de vie. Elle ne comprend pas obligatoirement la procédure pour offrir l’AMM. En qualité d’organisme d’accréditation pour la formation professionnelle continue des médecins de famille, nous avons plutôt certifié plusieurs activités éducatives couvrant ce domaine, et nous serions heureux de collaborer avec d’autres organisations médicales pour créer des programmes éducatifs solides qui répondent à une norme acceptée en matière de prestation de l’AMM.

Nous reconnaissons qu’une norme éducative constitue une garantie procédurale nécessaire à la fois pour l’évaluation des patients qui demandent l’AMM et pour garantir que ce service est rendu par des fournisseurs de soins de santé qui possèdent un savoir-faire et une compétence établis.

En ce qui concerne l’équité en matière de santé, il est important que nous puissions assurer l’accès à des soins palliatifs de qualité ou à l’AMM à proximité du lieu de résidence des patients. C’est particulièrement important dans les milieux, les collectivités rurales ou éloignées ou les collectivités autochtones dans lesquelles les ressources sont limitées.

Le Groupe-ressource sur l’aide médicale à mourir du CMFC a été consulté avant nos rencontres avec les sénateurs Kutcher et Ravalia et en vue de la séance d’aujourd’hui. Nos prochaines étapes consisteront à publier une déclaration sur le projet de loi C-7 et à communiquer le projet de loi amendé à nos membres une fois qu’il sera arrêté. Nous sommes reconnaissants d’avoir été inclus dans la consultation sur cet important projet de loi. Merci.

La présidente : Merci, docteure Cervin. Nous entendrons maintenant la Dre Moffatt-Bruce, je vous en prie.

Dre Susan Moffatt-Bruce, chef de la direction, Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada : Merci beaucoup. Je suis Susan Moffatt-Bruce, chef de la direction du Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada. Je tiens à reconnaître que je vous parle aujourd’hui des terres ancestrales des Micmacs, puisque je me trouve aujourd’hui sur l’Île-du-Prince-Édouard.

Le Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada établit les normes pour la résidence, le programme d’études et l’évaluation de plus de 70 spécialités dans les disciplines médicales et chirurgicales. Nous fixons également les normes d’agrément des lieux d’apprentissage et nous favorisons l’apprentissage continu pour tous nos membres, qui sont plus de 49 000.

Par conséquent, en ce qui concerne ce projet de loi très important et le fait que l’aide médicale à mourir, l’AMM, soit un choix prévu par la loi pour les Canadiens, nous, le Collège royal, estimons que notre rôle principal est de faire connaître le contenu, les effets et les changements et d’assurer la formation continue par rapport au projet de loi initial et à ses révisions ultérieures.

Nos membres ont des voix, et tout au long de ces audiences, nous sommes très heureux qu’elles soient entendues. Nous soutenons nos membres et nous cherchons à les soutenir continuellement par la sensibilisation et l’éducation permanente. L’évaluation et la réévaluation sont des éléments importants de tout texte de loi nouveau et marquant et nous sommes là pour soutenir nos membres et les patients qu’ils servent au fil de ce changement.

La prise en charge des patients en fin de vie est une compétence importante et nous estimons qu’elle doit être intégrée dans l’ensemble de nos normes, programmes d’études et formation continue. Nous avons à cœur d’améliorer cette compétence en accord et en collaboration avec nos collèges frères, afin de servir les Canadiens tout au long de la formation en résidence et de la formation postdoctorale, qui représente une vie de pratique clinique.

Nous nous engageons à travailler avec nos comités internes, nos collèges frères, le Conseil médical du Canada, le CMFC et d’autres organisations nationales, l’Association des infirmières et infirmiers du Canada, l’Association médicale canadienne et nos sociétés nationales de spécialistes, même en tant qu’organisateurs, afin que nous puissions nous réunir et avoir un apprentissage cohérent et collaboratif continu.

Nous sommes vraiment reconnaissants de participer à ces discussions afin que nous puissions tenir nos membres au courant, contribuer à informer nos membres des changements et y donner suite, et nous engager dans des modalités d’apprentissage continu. Cela contribuera à garantir que l’AMM est prodiguée de façon sûre et efficace aux patients qui pourraient en avoir besoin dans un chapitre très important de leur vie. Je vous remercie. Nous sommes reconnaissants d’être inclus.

La présidente : Merci beaucoup. Merci à vous tous d’avoir pris le temps de nous parler aujourd’hui. Veuillez ne pas considérer que c’est votre seule chance. Si vous avez un complément d’information, n’hésitez pas à le transmettre au greffier du comité. Je vais demander à la sénatrice Petitclerc, la marraine de ce projet de loi, de lancer la période de questions.

[Français]

La sénatrice Petitclerc : Merci à nos témoins d’être là aujourd’hui et de leurs présentations. Merci aussi à vos membres pour leur approche à la fois sensible et pleine de rigueur, mais aussi pour leur compassion envers ceux qui, depuis plus de cinq ans maintenant, ont accès à l’aide médicale à mourir.

Ma question sera brève et j’aimerais vous entendre tous à ce sujet. Le projet de loi C-7 ajoute, comme vous le savez, des mesures de sauvegarde pour ceux dont la mort n’est pas raisonnablement prévisible. Vos membres seront sur le terrain pour appliquer ces nouvelles mesures de sauvegarde. Entre autres, je pense à l’alinéa g) du paragraphe (3.1) de l’article 241.2, qui dit que le médecin ou l’infirmier praticien va devoir s’assurer que la personne a été informée de tous les moyens possibles pour soulager ses souffrances. Cette disposition est assez précise, car elle fait mention de services de consultation psychologique, de services de soutien en santé mentale et de services de soutien aux personnes handicapées. Je pense aux mesures de sauvegarde et à ce qu’elles impliquent pour vos membres. J’aimerais vous entendre sur la protection supplémentaire apportée aux individus qui, peut-être, sont en situation de vulnérabilité. Donnez-nous votre point de vue sur ces mesures de sauvegarde supplémentaires.

[Traduction]

M. Villeneuve : Je ferai un bref commentaire. Nous nous sommes entretenus avec des infirmières et des infirmiers avant l’examen initial prévu de l’AMM au début de l’année, nous avons donc mené des travaux l’année précédente en parlant à des spécialistes des soins infirmiers, tant le personnel infirmier qui aide les médecins et les infirmières praticiennes à prodiguer l’AMM et aux infirmières praticiennes elles-mêmes qui le font. Les experts auxquels nous avons parlé ont l’impression que les garanties sont bien intégrées et suffisantes.

La sénatrice Petitclerc : Je vous remercie. Puis-je avoir les commentaires des autres témoins, si nous en avons le temps?

La présidente : Nous avons un peu de temps, deux minutes encore.

[Français]

Dre Lemire : Brièvement, je crois que les mesures mentionnées dans le projet de loi sont adéquates. Mon commentaire sera le même que celui de M. Villeneuve. Le défi se posera plutôt dans la mise en œuvre. Il faut que les mesures soient appropriées pour offrir une protection adéquate. En même temps, il ne faut pas qu’elles constituent une barrière ou un contretemps inapproprié dans une situation de souffrance importante en fin de vie. Je crois que c’est là que le défi se posera. Toutefois, nous croyons que ces mesures sont appropriées.

[Traduction]

Dre Moffatt-Bruce : En général, je suis d’accord avec la Dre Lemire pour dire que les mesures sont raisonnables. Il est de notre responsabilité de nous assurer que nos confrères, nos membres, les comprennent et comprennent comment collaborer au mieux avec d’autres médecins dans cette très importante prestation de soins. Je pense aussi qu’il est très important, tout comme nous le faisons ici aujourd’hui, d’évaluer sans cesse si elles sont suffisantes ou non, si elles comblent ou non les besoins du patient et je pense que l’amélioration continue et l’amélioration de la qualité sont absolument essentielles à un programme aussi important.

[Français]

Le sénateur Carignan : J’ai deux questions. La première concerne le délai pour le début des 90 jours. Cela commence à la première évaluation. Cela ne reflète pas nécessairement le moment où la personne fait la demande, mais plutôt celui où la première évaluation peut avoir lieu. En fonction de votre expérience sur le terrain, est-ce que cette évaluation commencera dans des délais raisonnables? Dans l’affirmative, quels seront les délais et quelles seront les disparités entre les régions? Deuxièmement, pour ce qui est de discuter des services ou des soins disponibles, notamment les soins palliatifs, il existe beaucoup de disparités entre les régions. Jusqu’où pensez-vous pouvoir mettre le tout en œuvre, et que fait-on si l’on affirme à quelqu’un que des soins palliatifs sont offerts, mais que, dans les faits, il y a une liste d’attente et que cette offre est théorique dans certaines régions? J’aimerais vous entendre là-dessus.

[Traduction]

M. Villeneuve : Je vous remercie de cette question. Je vous dirai que l’enjeu que vous avez soulevé à propos des soins palliatifs est l’une de nos préoccupations en tant qu’organisme de représentation du personnel infirmier. Nous en avons parlé avec un autre comité plus tôt cette année.

Il est important de dire et d’être très clair que l’AMM ne devrait pas être une solution à un manque de soins palliatifs. Vous énumérez toutes les autres options auxquelles un patient devrait avoir droit, mais si vous ne pouvez pas fournir ces autres options, c’est un peu une fausse décision. Nous sommes donc très inquiets.

Je n’ai pas besoin de vous dire à tous que la plupart des Canadiens bénéficieraient d’une quelconque forme de soins palliatifs en fin de vie et que la plupart d’entre eux ne les obtiennent pas. Lorsqu’ils en bénéficient, c’est au cours du dernier mois de leur vie. Nous sommes préoccupés par la disponibilité de soins primaires.

Pour répondre à votre première question, j’ai perdu une partie de l’interprétation. Nous sommes préoccupés par l’iniquité entre, par exemple, les collectivités autochtones, les régions plutôt rurales et éloignées, et cetera, à savoir si elles jouiront du même accès que les personnes qui vivent en milieu urbain.

J’espère que cela répond à la question, du moins en partie.

[Français]

Dre Lemire : Je demanderais à ma collègue de répondre à cette question, car son milieu de travail comprend un secteur rural actuellement.

[Traduction]

Docteure Cervin, aimeriez-vous commenter en fonction de votre expérience dans un environnement où les ressources sont limitées?

Dre Cervin : Je dirai d’abord que dans les milieux ruraux, les médecins de famille sans qualifications particulières sont capables d’offrir des soins palliatifs à leurs patients et ils le font. Un manque d’accès à des personnes possédant des qualifications particulières n’est pas synonyme de manque d’accès aux soins palliatifs. En réalité, l’un des domaines de recherche de mon collègue en milieu rural est précisément l’enseignement de soins palliatifs dans les régions rurales.

Comme vous l’avez entendu, nous partageons la crainte que les populations vulnérables des régions éloignées n’aient pas un accès adéquat même à des soins primaires, ce qui est absolument préoccupant.

En ce qui concerne la préoccupation relative au délai précédant la période d’attente de 90 jours, je ne pense pas pouvoir me prononcer sur sa durée éventuelle, car cela varierait beaucoup d’une région à une autre, mais je pense que tout le monde a réfléchi au défi que représentent au Canada les disparités régionales en matière d’accès à toutes sortes de soins de santé, y compris l’AMM et les soins palliatifs.

La sénatrice Batters : Ma première question s’adresse au Collège des médecins de famille du Canada. Je veux parler de la période d’évaluation obligatoire de 90 jours proposée pour les personnes dont le décès n’est pas raisonnablement prévisible.

Nous savons qu’il faut souvent au moins 90 jours pour obtenir un rendez-vous chez un rhumatologue, et avec de nombreux autres spécialistes de la douleur, et qu’il faut souvent entre 150 et 200 jours pour obtenir une place dans un véritable établissement de soins de longue durée en Ontario. En conséquence, la période d’attente de 90 jours ne paraît-elle pas nettement insuffisante et ne donnerait-elle pas à penser que, dans bien des cas, l’élargissement de l’accès au suicide assisté fait parfois qu’il est plus facile de mourir que de vivre?

Dre Lemire : Je vais commencer, mais la Dre Cervin aura peut-être des choses à ajouter.

Je ne pense pas que nous puissions prétendre être catégoriques à propos des 90 jours. Bon nombre d’entre nous sommes d’avis que cette période est raisonnable en se basant sur le jugement raisonnable des gens comme point de départ, et je pense que les difficultés d’accès aux soins, à tous les niveaux de soins, sont réelles, et vous en avez donné des exemples très concrets.

Cependant, l’autre aspect qui vient avec l’accès aux soins, c’est que même dans un système qui n’offre pas un accès aussi facile que nous le souhaiterions, une priorité est accordée et il y a des cas où l’urgence est reconnue et où les priorités peuvent être ajustées selon les besoins des patients que nous voyons. Je m’imagine que cela s’appliquerait aussi à ce domaine, comme c’est le cas dans d’autres secteurs de soins.

Est-ce que ce sera parfait? Non, selon toute vraisemblance. C’est pourquoi je souscris aussi à la recommandation de l’Association des infirmières et infirmiers du Canada de procéder à une évaluation convenable de ce projet de loi et de son application après un délai raisonnable afin que nous puissions déterminer si, en fait, c’est ce qui se produit.

La sénatrice Batters : Merci, je l’apprécie.

Ma deuxième question s’adresse à l’Association des infirmières et infirmiers du Canada. Une chose que beaucoup de Canadiens ne savent pas, c’est que le premier projet de loi sur le suicide assisté, le projet de loi C-14, permet non seulement aux médecins de pratiquer le suicide assisté, mais aussi aux infirmières praticiennes de l’approuver et de le pratiquer. Je me demande combien d’infirmières praticiennes au Canada peuvent approuver ou pratiquer les suicides assistés? Par exemple, combien y a-t-il d’infirmières praticiennes au Canada?

J’ai été étonnée de vous entendre dire dans vos remarques préliminaires que vous souhaitez que le personnel infirmier puisse amorcer de manière proactive une discussion avec leurs patients sur le suicide assisté. Hier, nous avons entendu des médecins déclarer qu’ils estiment crucial que l’initiative du suicide assisté revienne au patient. Nous avons entendu parler du cas de Roger Foley dans lequel on lui a proposé l’AMM alors qu’il demandait de l’information sur les possibilités de soins à domicile.

Ne croyez-vous pas que, comme dans d’autres pays, ces conversations devraient vraiment être amorcées par le patient pour éviter le risque de coercition, qu’elle soit subtile, manifeste ou perçue, par rapport à une procédure aussi grave et définitive que le suicide assisté.

M. Villeneuve : Je vous remercie de cette question. On dénombre environ 6 000 infirmières praticiennes au pays, mais votre question sur combien d’entre elles pratiquent réellement l’aide médicale à mourir est pertinente. Je me renseignerai pour vous.

Le nombre de ces procédures réalisées par des infirmières praticiennes demeure assez faible. Si ma mémoire est bonne, d’après l’étude la plus récente, le taux se situait à environ 6 %. Il augmente avec le temps, mais la procédure est en grande partie pratiquée par des médecins avec l’appui du personnel infirmier.

En ce qui concerne la discussion, l’enjeu tient au fait que la relation avec les patients, tout comme celle des médecins, est un lieu sacré. Je peux vous dire, pour avoir été infirmier pendant très longtemps, qu’il arrive parfois que des conversations ont lieu à 3 heures du matin ou dans les endroits les plus improbables.

Quand nous leur avons posé la question, des membres du personnel infirmier nous ont dit que dans de telles situations, il aurait été utile qu’ils disent : « Avez-vous réfléchi à telle ou telle option »?

De ma vie, je n’ai jamais été témoin de coercition que ce soit dans le cadre des soins intensifs, des dons d’organes ou d’autres domaines. C’est plutôt le contraire, nous hésitons un peu à en parler. Cependant, il arrive que cela fasse débloquer la conversation si un infirmier ou un médecin dit : « Que pensez-vous de ceci? Avez-vous pensé à votre vie? Avez-vous pensé à votre mort? »

L’intention n’est pas d’exercer des pressions, mais plutôt de lancer une conversation avec les patients sur les options relatives à un service légal.

La présidente : Merci beaucoup.

Le sénateur Dalphond : Ma question fait suite à celle du sénateur Carignan, à laquelle nous n’avons pas vraiment obtenu de réponse.

Nous comprenons que la première évaluation est la date critique qui démarre le chronomètre pour la période de 90 jours. Avons-nous des données sur le temps qu’il faut à quelqu’un pour faire une demande d’AMM et obtenir la première évaluation?

M. Villeneuve : Je vous remercie de cette question. Je ne sais pas si elle m’était adressée. J’allais demander à mes collègues médecins si elles le savent. Je n’ai pas ces données.

Dre Moffatt-Bruce : Nous non plus.

Dre Lemire : Nous n’avons pas ces données.

Le sénateur Dalphond : D’accord, alors peut-être une autre question. Il s’agit des régions rurales. La prestation de l’AMM dans les régions rurales serait assurée par le médecin de famille, dans certains cas. Je suppose qu’il s’agirait du même médecin qui aura fait l’évaluation quelques mois ou semaines auparavant. Cela pose-t-il un problème, par rapport au milieu urbain où vous aurez très probablement affaire à un fournisseur de soins de santé différent à chaque étape?

M. Villeneuve : Je répondrai brièvement. Si cela peut vous aider, je viens de terminer mon mandat à la présidence du conseil d’administration d’un hôpital rural dans l’Est de l’Ontario où nous avons offert ce service. Bien sûr, il est parfois rendu par des infirmières praticiennes et pas seulement par des médecins de famille ou d’autres médecins.

Toutefois, d’après notre expérience, cela n’a pas posé de problème. Toutefois, nous sommes situés à une heure de la grande ville. Je ne peux pas me prononcer sur des endroits plus éloignés, mais nous craignons que cela soit plus difficile dans des régions éloignées, par exemple dans des collectivités des Premières Nations.

Dre Cervin : Je peux me prononcer, dans une certaine mesure, sur les collectivités éloignées comme celle du Nord-Ouest de l’Ontario qui font partie de la zone de desserte scolaire du Nord de l’Ontario. Dans ces collectivités éloignées, on trouvera plusieurs médecins qui dispensent des soins, généralement à raison d’une semaine sur trois chacun. La ruralité ne signifie donc pas forcément l’accès à un seul médecin.

J’ai bien peur de ne pas connaître les détails, mais il me semble raisonnable de penser que si une garantie selon laquelle un autre avis peut être demandé, cela pourrait être fait. Par exemple, je sais qu’en Nouvelle-Écosse, où j’ai aussi eu des contacts, des fournisseurs de soins sont envoyés par avion dans les collectivités lorsque l’aide médicale à mourir est envisagée afin de permettre une consultation et l’accès à l’AMM, au besoin.

Je pense qu’il y a une certaine latitude et une consultation raisonnable avec des pairs est une réelle possibilité, je dirais.

Le sénateur Dalphond : Je vous remercie.

La sénatrice Martin : En ce qui concerne les soins en milieu rural, je me demande simplement, même dans les villes — je suis à Vancouver — et dans la situation actuelle de la pandémie de la COVID-19, il y a beaucoup de soins en ligne. Il y a aussi eu des retards importants dans presque tous les domaines de la prestation de soins de santé. Je m’inquiète de l’adoption de ce projet de loi, du moment où cela se produit; avec l’accès à distance, il y a des problèmes de connectivité et ce dont nous discutons doit être fait face à face. Ce n’est pas quelque chose que nous pouvons faire en ligne.

Je m’inquiète du moment de tout cela, parce que nous sommes dans une situation où nous constatons des retards généralisés. Nous ne savons pas combien de temps la situation va durer. Pourriez-vous nous parler de ces préoccupations, en ce qui concerne les retards aggravés par la situation actuelle de pandémie?

Dre Moffatt-Bruce : C’est une préoccupation très importante. Nous sommes au cœur d’un nombre considérable de changements, et celui-ci en est un. Malheureusement, je pense qu’avec tous les changements et toute l’incertitude entourant la COVID, nous avons encore des patients en fin de vie qui pourraient bénéficier et qui bénéficieront de l’AMM.

Dans la mesure du possible, nous devons en tenir compte, penser au patient et penser à la façon dont nous pouvons donner la priorité à l’accès et à la capacité d’offrir ce service de manière sûre et efficace, sans savoir comment la COVID va modifier notre monde. D’abord et avant tout, nous devons chercher une façon d’avoir un impact sur nos patients.

Dre Cervin : Si vous me le permettez, j’aimerais ajouter simplement qu’en effet, une bonne partie des consultations s’effectue de manière virtuelle, et que les médecins de famille voient aussi des patients en personne, lorsque c’est nécessaire. L’un des aspects essentiels dans ces cas, c’est de disposer de l’équipement de protection individuelle adéquat. Pour le moment, la situation s’est beaucoup améliorée comparativement au début de la pandémie. Mais, comme vous le mentionnez, c’est absolument essentiel pour bien s’occuper des patients de pouvoir revêtir un EPI pour les voir en personne, lorsqu’il est nécessaire de tenir ce genre de discussion.

La sénatrice Martin : Merci.

J’entretiens d’autres sujets d’inquiétude sur de nombreuses questions, notamment sur le fait que nous vivons dans un pays très diversifié où les patients peuvent parler des langues d’origine très variées. Lorsque vient le moment de discuter, d’offrir ou d’administrer l’aide médicale à mourir, je m’inquiète beaucoup au sujet de ce qui pourrait se perdre dans la traduction, de l’accès aux services et du counselling dans la langue appropriée. Il me semble que les lacunes sont nombreuses.

Pourriez-vous nous éclairer au sujet de ces préoccupations et nous dire si, dans ce pays, nous sommes prêts à envisager les soins de fin de vie et de compassion de ce genre alors que nous ne parlons pas tous la même langue? C’est un sujet très délicat pour les familles. Je m’inquiète au sujet de ces lacunes aussi.

M. Villeneuve : Je vais faire un commentaire qui, je l’espère, sera bref. Premièrement, je dirais que vous avez tout à fait raison, sénatrice. Nous pouvons toujours faire mieux, et nous avons dû entreprendre une réflexion à l’échelle nationale sur le racisme systémique, et ainsi de suite, cette année tout particulièrement.

Cependant, un certain nombre de mesures de protection ont été mises en place depuis plusieurs années. Par exemple, en ce qui a trait au don d’organes, et pour nous assurer que les choses soient très claires avec les patients qui ont des lésions cérébrales irrémédiables, par exemple, et dont les organes vont être prélevés. Ces patients proviennent de tous les horizons. Bien entendu, l’aide médicale à mourir existe depuis cinq ans, donc ces mesures de sauvegarde existent déjà.

Selon nous, oui, il est toujours possible d’améliorer les choses. Mais les Canadiens parlent de cette question depuis 30 ans, et y semblent favorables. Nous tenons seulement à ce que les mesures de sauvegarde appropriées soient adoptées.

La sénatrice Martin : Ai-je le temps de poser une dernière question?

La présidente : Malheureusement, non.

La sénatrice Martin : Je poursuivrai lors du deuxième tour, s’il reste du temps.

[Français]

La sénatrice Keating : Ma question s’adresse à la Dre Lemire.

Tous ceux et celles qui ont comparu avant vous aujourd’hui ont surtout parlé de leur appui pour ce qui est des politiques gouvernementales, pour dire s’ils étaient en faveur ou contre la loi. À mon avis, ils ont donné des options très personnelles et institutionnelles.

Or, personne n’a témoigné de l’expérience des fournisseurs de l’aide médicale à mourir sur le terrain. J’aimerais connaître vos impressions face aux personnes qui demandent l’aide médicale à mourir. Est-ce qu’à votre avis ces personnes comprennent bien les choix et les options qui leur sont présentés? En effet, la suggestion contraire a également été faite.

Dre Lemire : Je ne crois pas être en mesure de répondre à cette question avec des données probantes. Tout ce dont je peux vous parler, c’est d’une expérience anecdotique que mes collègues ont vécue. Mes collègues se disent en mesure d’avoir une discussion de qualité et éclairée avec leurs patients qui veulent s’informer sur l’aide médicale à mourir. Là où ils ont eu des problèmes, c’est sur le plan du délai.

Nous avons discuté du délai de 90 jours, et ce dont j’ai été témoin par l’intermédiaire de mes collègues, c’est l’attente de 10 jours pour ceux qui ont fait un choix éclairé. C’est au sujet du délai que j’ai entendu le plus d’inquiétudes de la part de mes collègues et de la part des patients qu’ils soignent.

La sénatrice Keating : Je vous remercie beaucoup. C’est la question que je vous posais. En fait, je ne m’attendais pas à avoir des chiffres; je voulais en apprendre davantage sur le côté humain du processus.

Le sénateur Boisvenu : Je remercie les témoins de traiter de sujets fort complexes, fort émotifs surtout, et qui sont en situation d’équilibre précaire entre un débat moral et un débat scientifique.

Ma question s’adresse à nos trois témoins. La crainte que les gens ont souvent exprimée à l’extérieur de ce débat, c’est la réduction du délai lorsqu’un patient est en état de perte de conscience et qu’on a autorisé, par procuration ou comme le prévoit la loi, l’administration de l’aide médicale à mourir.

Sur quels critères se basent les professionnels de la médecine pour réduire le délai, qui est actuellement de 90 jours, lorsqu’un patient est en perte de conscience?

Dre Lemire : Je n’ai pas de réponse complète à cette question. J’espère que l’encadrement législatif nous aidera, en tant que médecins et infirmières praticiennes, dans des conditions qui seront difficiles. Je ne crois pas que notre position à ce sujet soit définitive.

Le sénateur Boisvenu : Est-ce que la loi prévoit un tel encadrement? Après avoir lu le texte de loi, je n’ai vu aucune directive médicale qui expose les critères sur lesquels vous allez exercer votre jugement professionnel si le délai est raccourci.

Dre Lemire : Je ne peux rien ajouter à cela.

[Traduction]

Pourriez-vous ajouter quelque chose?

Dre Moffatt-Bruce : J’ajouterai que je pense, malheureusement, que lorsque les patients atteignent ce stade de leur existence, que c’est assez imprévisible. À mon avis, il nous incombe de travailler avec ceux qui assurent la prestation de l’AMM, ainsi qu’avec les familles qui ont vécu une telle expérience, pour comprendre exactement en quoi devrait consister le mécanisme pour écourter cette période pour le bien de la famille et du patient.

La sénatrice Boyer : Ma question s’adresse à tous les témoins, et elle porte sur le champ de compétences. Avez-vous déjà éprouvé des difficultés relativement au champ de compétences du gouvernement fédéral dans les réserves et le champ de compétences provincial dans le domaine des soins de santé eu égard à l’aide médicale à mourir? Et pensez-vous que le projet de loi C-7 puisse atténuer ces problèmes de quelque manière?

M. Villeneuve : Je n’ai rien entendu à ce sujet de la part du personnel infirmier. Comme vous le savez, surtout dans les collectivités autochtones éloignées, une large part des soins sont assurés par le personnel infirmier. Je ne l’ai pas entendu exprimer d’inquiétudes à ce sujet; je ne peux pas vous aider.

La sénatrice Boyer : Merci. Quelqu’un d’autre aimerait ajouter quelque chose?

Dre Moffatt-Bruce : Nous n’avons rien entendu de la part des responsables de la défense des droits. Quoique, comme toujours, un projet de loi clair et définitif, comme celui qui est à l’étude, serait utile pour la prestation de ces soins.

La sénatrice Boyer : Merci.

Le sénateur Cotter : Je remercie tous les témoins de leurs exposés et des éclaircissements qu’ils ont apportés. Ma question est d’ordre général, et elle se rapporte à l’autonomie dans le choix de l’aide médicale à mourir. Certains témoins et commentateurs se sont dits préoccupés au sujet de l’autonomie des personnes susceptibles de choisir l’aide médicale à mourir. Ils se sont dits inquiets de la mesure dans laquelle les circonstances particulières de chacune sont compromises, ou potentiellement compromises, dans leurs choix de fin de vie et si, à certains égards, cela limite l’autonomie de leur processus décisionnel. Étant donné que vous représentez beaucoup de personnes qui fournissent des services relatifs à l’AMM, pourriez-vous faire des commentaires sur la mesure dans laquelle cette situation aurait pu se présenter à certains de vos collègues dans le cadre de la prestation de ces services? Merci.

M. Villeneuve : Je vais m’engager à faire quelque chose, si vous le jugez utile. Je vais revenir vers les groupes de discussion formés de nombreux membres du personnel infirmier — l’échéancier de l’étude a été bousculé lorsque l’échéancier de l’étude du projet de loi a changé — et je vais voir si nous pourrions vous fournir davantage de renseignements à cet égard. Je me ferai un plaisir d’inclure ces renseignements dans notre mémoire. Je ne peux pas vraiment répondre à cette question, mais elle est très bonne.

Dre Lemire : Je ne peux pas y répondre moi non plus, si ce n’est en soulignant ce que nous avons déjà mentionné. C’est-à-dire que l’une de nos préoccupations consiste à nous assurer que l’AMM ne devienne pas un choix par défaut parce que les patients n’ont pas accès à des soins palliatifs appropriés près de chez eux. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous trouvions important d’accorder autant d’attention à la prestation de soins palliatifs de qualité près du domicile qu’à l’accès à l’AMM. En effet, l’accès aux soins palliatifs est un secteur où nous sommes d’avis qu’il faudrait continuer d’apporter des améliorations. Nous nous inquiétons à l’idée que des patients pourraient choisir l’AMM par dépit, c’est-à-dire parce qu’ils n’ont pas accès à des soins palliatifs de qualité près de chez eux. Cette question est assurément un sujet de tension pour nous, et c’est également un sujet de tension que nous confient les médecins de famille sur le terrain.

Le sénateur Cotter : Il devait y avoir une autre réponse. Docteure Cervin, je pense que vous vouliez intervenir...

Dre Cervin : Merci. Je voulais ajouter quelque chose à ce qu’a dit la Dre Lemire. Voici une autre raison pour commencer à offrir une éducation plus poussée aux prestataires de l’AMM afin qu’ils soient bien formés et qu’ils atteignent un certain standard du point de vue de l’évaluation des patients. J’aimerais ajouter aussi que nous, les médecins et les médecins de famille, tenons des conversations pénibles et difficiles avec les patients au sujet de la fin de vie dans bien des situations où l’autonomie joue un rôle essentiel. Ce sont des compétences que nous apportons, en tant que médecins, pour nous assurer d’agir selon les vœux et les directives des patients.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Merci aux témoins d’être parmi nous aujourd’hui. Les témoignages que vous nous apportez sont extrêmement importants. Ils nous permettent de mieux juger de la réalité sur le terrain, qu’il s’agisse des infirmières ou des médecins, peu importe le domaine de pratique ou la spécialité.

Prenons l’exemple de Mme Gladu et de M. Truchon. Ces deux personnes vivaient avec un handicap important. Elles sont allées devant la Cour supérieure du Québec pour demander l’aide médicale à mourir. Un jugement a alors invalidé le concept de mort raisonnablement prévisible.

En se basant sur le contenu du projet de loi C-7, ma question est la suivante. À l’heure actuelle, vous pouvez discuter avec un patient d’un éventail de solutions, y compris l’aide médicale à mourir, et vous pouvez décider d’administrer l’aide médicale à mourir. Si on adopte le nouveau projet de loi C-7, qui inclut de nouvelles mesures de sauvegarde, on introduit ces mesures sans toutefois justifier les raisons pour lesquelles on a choisi une période de 90 jours, plutôt que de 150 jours ou de 32 jours. Ne vient-on pas créer ici un obstacle inutile dans la relation entre l’infirmière traitante ou le médecin traitant et le patient dans cette discussion, qui, comme vous l’avez très bien dit, est déjà très difficile, tant pour le patient que pour le médecin ou l’infirmière?

[Traduction]

Dre Cervin : Concernant la période d’attente de 90 jours, à ce moment-ci, de mon point de vue, nous ne savons pas vraiment comment cela va fonctionner. Comme nous l’avons entendu, lorsque le décès est raisonnablement prévisible, il arrive parfois qu’une période d’attente même de 10 jours se révèle très pénible et douloureuse pour le patient. Comme vous le dites, pourquoi cette période ne pourrait-elle être de 30 jours ou de 150 jours? C’est pourquoi je ne pense pas pouvoir offrir une réponse plus précise que celle que j’ai déjà donnée. Cela me semble raisonnable. Nous avons parlé de la nécessité d’une évaluation et d’une réflexion au fur et à mesure que la situation progressera. Je pense qu’il est très important d’écouter ce que disent les patients et aussi ce que disent les prestataires, et de s’engager à améliorer la loi et les soins si tout ne fonctionne pas correctement.

La sénatrice Dupuis : Monsieur Villeneuve, aimeriez-vous ajouter quelque chose?

M. Villeneuve : Je serai très bref dans mon commentaire à l’appui de ce que la Dre Cervin a dit. Nous avons entendu les mêmes commentaires de la part du personnel infirmier, comme vient de le dire le sénateur. L’inquiétude tient au caractère arbitraire de la décision — est-ce que le délai convenable est de 10 jours, de 100 jours — et aussi au fait que le patient continue de souffrir pendant cette période. Nos collègues nous confient que les patients en arrivent à ce point dans la discussion — le consentement et ainsi de suite — après y avoir réfléchi pendant un long moment. Les gens ne prennent pas cette décision pour qu’elle se concrétise le même jour. Ils y réfléchissent probablement depuis des années. Il suffit de penser à Sue Rodriguez qui avait reçu un diagnostic en 1991. Nous tenons cette conversation depuis un bon moment déjà. Les Canadiens nous disent, « Nous y réfléchissons. » Le moment de l’évaluation, le moment du consentement, arrive à la fin d’un long cheminement déjà accompli. Alors, comment déterminer quel est le bon nombre de jours pour la période d’attente? C’est très difficile de le savoir.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Merci beaucoup de confirmer cette donnée, qui semble assez généralisée, du moins au Québec, à savoir que les gens qui font une demande d’aide médicale à mourir y ont réfléchi depuis nombre d’années. Une des raisons pour lesquelles ils doivent attendre d’être en fin de vie est attribuable au fait qu’on ne permet pas le recours aux directives médicales anticipées. Si je comprends bien ce que vous dites, monsieur Villeneuve, c’est aussi le cas et l’expérience des infirmières qui pratiquent l’aide médicale à mourir ailleurs au Canada.

[Traduction]

Le sénateur Kutcher : Merci à tous les témoins pour leurs exposés pertinents. Avant de poser ma question, j’aimerais faire part de ma réflexion à mes collègues. Après avoir écouté la conversation et les questions de mes collègues, j’en suis arrivé à la conclusion qu’il est important pour nous de pouvoir entendre directement ce que les cliniciens, qui sont à la fois prestataires de soins de santé et prestataires de l’AMM, ont à dire au sujet de leur expérience, et aussi pour notre comité, d’entendre ce que les membres des familles qui ont vécu cette expérience de l’aide médicale à mourir ont à dire. Je pense que cela enrichirait notre compréhension de façon radicale.

Ma question s’adresse à tous les témoins. Bien que l’exclusion de la maladie mentale dans le projet de loi C-7 puisse ne pas résister à l’examen, il serait peut-être prudent d’améliorer les mesures de sauvegarde pour de telles personnes en apportant des amendements au projet de loi. Pensez-vous qu’un programme de perfectionnement professionnel continu robuste, créé et certifié par des organisations professionnelles travaillant en collaboration, qui porterait sur l’évaluation et la prestation de l’aide médicale à mourir, pourrait constituer l’une de ces mesures de sauvegarde s’il était ajouté à titre de modification à ce projet de loi?

Dre Moffatt-Bruce : Madame la présidente, je me ferai un plaisir d’amorcer la conversation.

La présidente : Oui, je vous en prie.

Dre Moffatt-Bruce : Je vous remercie beaucoup de cette question. Je crois en effet que c’est possible. Avec la collaboration et l’harmonisation appropriées entre nous, et en suivant le continuum de l’éducation, c’est possible. Nous, au Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada, serions très intéressés à faire partie de la solution, et nous travaillerions harmonieusement avec nos membres, les résidents et les collègues de partout au pays.

Dre Lemire : Nous sommes d’accord avec ce qu’a dit la Dre Moffatt-Bruce. Vous aurez l’occasion, plus tard aujourd’hui, de parler avec un fournisseur de soins de première ligne qui passe la majeure partie de son temps à offrir l’aide médicale à mourir. En effet, le Dr Alain Naud, un médecin de famille, nous a présenté des exposés et il est un conseiller apprécié. Je suis impatiente de l’entendre.

La présidente : Quelque chose à ajouter, sénateur Kutcher?

Le sénateur Kutcher : Non, aussi étrange que cela puisse paraître à mes collègues, je n’ai pas d’autres questions.

La sénatrice Pate : Je remercie les témoins. Je suis frappée par les difficultés que certains groupes de la communauté des personnes handicapées nous ont confiées. Je suis aussi frappée par les parallèles avec certains problèmes qu’éprouvent d’autres personnes se trouvant dans des établissements, comme les prisons. Je suis frappée aussi par le fait que bon nombre de vos membres ont exprimé dans d’autres tribunes leur inquiétude à l’idée de fournir quelque service que ce soit à des individus dont les choix sont tellement limités par leurs capacités d’effectuer des choix significatifs, ou par la capacité des professionnels des soins de la santé de vérifier si leur choix est volontaire.

Dans sa déclaration au comité de la Chambre des communes, l’Association des infirmières et infirmiers du Canada a indiqué que des progrès dans l’offre des soins palliatifs disponibles à la grandeur du système est une condition préalable nécessaire à l’élaboration d’une aide médicale à mourir sûre et éthique au Canada. Étant donné que nous savons, et que cela a été clairement indiqué pendant cette pandémie, que ces services sont insuffisants, je suis curieuse de connaître votre position, si ces mesures ne sont pas mises en place. Je pense que vous avez déjà répondu en partie à la question, mais j’aimerais que les choses soient très claires. Pensez-vous que des personnes seront exposées au risque de devoir faire le choix de mettre fin à leur existence compte tenu de l’insuffisance des soins palliatifs? Seriez-vous en faveur de l’adoption de normes nationales pour que les patients aient accès aux soins palliatifs, et à d’autres mesures de soutien en matière de soins de santé, de revenu, sur le plan social et du logement afin que personne, en particulier les personnes handicapées, celles qui vivent dans la pauvreté, qui sont racialisées, incarcérées en région éloignée, autochtones ou autre, et font face à l’inégalité systémique n’aient l’impression que l’aide médicale à mourir est la seule solution?

M. Villeneuve : Merci de la question. Oui, nous sommes en faveur de cette suggestion. Et nous l’avons fait savoir pendant toute la période d’élaboration des travaux relatifs aux soins palliatifs au niveau fédéral. Nous l’avons exprimé relativement aux pratiques exemplaires, aux pratiques avisées et aux normes nationales. Nous l’avons aussi indiqué quant à la consolidation des déterminants sociaux et autres de la santé afin que l’AMM ne soit pas vue comme la seule solution dans un contexte autrement très sombre, soit sur le plan économique, de la prise en charge de la douleur ou de quoi que ce soit d’autre.

La difficulté, comme la sénatrice le sait, tient au partage des compétences dans ce pays, et à la résistance envers ce genre de normes dont nous avons parlé dans les soins de longue durée, par exemple. On constate passablement de réactions négatives. Mais l’AIIC appuierait fortement cette idée.

En terminant, je dirais que le personnel infirmier nous a confié son inquiétude à ce sujet, mais personne n’a dit que de telles situations se sont réellement produites. Cela ne veut pas dire que cela ne s’est pas produit, mais le personnel infirmier a néanmoins exprimé son inquiétude à ce sujet. Je vais m’arrêter ici.

La sénatrice Pate : Quelqu’un d’autre aurait-il quelque chose à ajouter?

Dre Moffatt-Bruce : Grâce à l’éducation, nous devons nous assurer que cela n’arrive pas — et je veux parler de l’éducation du public, de nos praticiens et de nos patients — afin qu’ils sachent que l’AMM n’est pas la seule option. Cette mesure s’inscrit dans une conversation collective et une relation avec le médecin qui donne les soins.

La sénatrice Pate : C’est excellent. Je vous remercie beaucoup.

La sénatrice Martin : L’un de nos précédents témoins, M. Lemmens, a écrit que contrairement à tout autre pays dans le monde, parce que moins d’une poignée permettaient l’administration de l’AMM en dehors du contexte de fin de vie, le projet de loi du Canada n’exigera pas que des options relatives à des soins et des traitements soient mises à la disposition du patient et examinées au préalable. Le nouveau projet de loi du Canada ne traite donc pas l’AMM comme une option exceptionnelle et de dernier recours comme le font quelques pays qui permettent avec raison de la considérer comme telle. En Belgique et aux Pays-Bas, les pays où l’on administre le plus libéralement l’aide médicale à mourir, les médecins doivent reconnaître qu’il n’existe aucune autre option avant d’administrer l’AMM.

Où se dirige le Canada par rapport au reste du monde? Je sais qu’il y a quelques autres pays qui le font, mais j’ai aussi entendu dire que notre nouveau régime pourrait faire du Canada l’un des systèmes les plus ouverts et les plus libéraux. Pourriez-vous nous faire part de vos commentaires concernant la direction que semble prendre le Canada? Est-ce que nous nous rapprochons des Pays-Bas et de son régime élargi d’aide médicale à mourir? On a déjà pris note de diverses inquiétudes, aussi je voulais simplement connaître votre avis sur l’orientation que prend le Canada en optant pour un modèle élargi comme celui-ci.

Dre Lemire : Je ne pense pas être en mesure de formuler des commentaires à ce sujet. Je suis plutôt témoin d’une approche raisonnablement prudente qui est mise de l’avant avec les mesures de sauvegarde appropriées qui sont recommandées. C’est une approche qui place l’aide médicale à mourir dans le continuum de soins, dans le contexte d’une relation privilégiée entre patients et fournisseurs de soins pour qu’ils puissent envisager ensemble les décisions appropriées concernant la fin de vie. Je vois cela comme faisant partie d’un cheminement qui, à mon avis, semble relativement prudent.

La sénatrice Martin : Docteure Lemire, diriez-vous que vous êtes favorable à ce que l’aide médicale à mourir soit considérée comme une option de dernier recours? Que nous devons examiner toutes les autres options? Est-ce que c’est ce dont vous êtes témoin au Canada? Vous dites que nous sommes très prudents. Cela signifie-t-il que l’aide médicale à mourir n’est pas proposée comme l’une des nombreuses options, mais plutôt comme la toute dernière option?

Dre Lemire : J’ai l’impression, à tort ou à raison, que les Canadiens nous ont fait savoir qu’ils ne souhaitent pas que l’aide médicale à mourir soit considérée seulement une fois que l’on a constaté la présence ou l’absence de soins palliatifs. Je pense que les Canadiens souhaitent voir l’AMM comme une option, au même titre que de bons soins palliatifs. C’est ce que nous essayons de faire à ce moment-ci.

M. Villeneuve : Madame la présidente, je souhaitais ajouter quelque chose aux commentaires de la Dre Lemire. Nous sommes chanceux d’avoir devant nous la génération la mieux formée d’infirmières et d’infirmiers de notre histoire, ainsi que la génération la mieux formée de médecins qui sont rigoureusement attachés à des codes de déontologie qui ne les mèneraient à aucune conclusion qui soit une décision hâtive. Je n’entends que le contraire, autrement dit que parfois nous hésitons à tenir cette conversation et que l’AMM n’est pas abordée au moment où elle pourrait l’être, devant des gens qui sont terriblement malades, évidemment.

Je ne crains pas particulièrement que nous nous précipitions vers quoi que ce soit ou encore que cela soit offert trop tôt.

La sénatrice Martin : Je sais que vous n’êtes pas un spécialiste de ce qui se passe ailleurs, mais nous avons entendu dire que le Canada comptera parmi les pays les plus libéraux en décidant d’offrir l’AMM suivant des critères moins restrictifs. J’ignore si vous vous êtes intéressé à ce qui se passe dans d’autres pays, mais il semble que c’est l’orientation que prend le Canada. C’était mon sujet de préoccupation.

M. Villeneuve : En discutant avec le personnel infirmier, nous avons eu l’impression — et je parlais récemment avec un anesthésiste qui assure la prestation de l’AMM et qui l’a décrite comme la partie la plus sacrée de toute sa pratique — que l’approche est très prudente. Je vois les mesures de sauvegarde qui entourent la pratique. Je constate seulement que la pratique est très soigneusement réglementée et prudente.

La sénatrice Martin : Je suis d’accord avec vous que nous aurons besoin de mesures de protection. Ce sera très important. Merci.

[Français]

Le sénateur Carignan : Merci, la sénatrice Martin a déjà couvert le point que je voulais soulever.

[Traduction]

La présidente : Voilà qui met fin à notre rencontre avec ce groupe de témoins. Avant que je n’oublie, demain après-midi, nous accueillerons la ministre de la Santé. Je tenais seulement à vous prévenir. Nous allons maintenant entreprendre notre réunion avec le quatrième groupe de témoins. Si vous avez quelque chose à ajouter, n’hésitez pas à nous en faire part. Je vous remercie beaucoup.

J’ai le plaisir d’accueillir le Dr James Downar, chef et professeur agrégé, Division des soins palliatifs, Université d’Ottawa. Je vous remercie de vous être rendu disponible dans des délais aussi courts.

James Downar, chef et professeur agrégé, Division des soins palliatifs, Université d’Ottawa, à titre personnel : Je vous remercie de m’avoir invité. C’est un honneur et un plaisir.

Comme vous l’avez mentionné, je suis chef de la Division des soins palliatifs à l’Université d’Ottawa et titulaire d’une chaire de recherche dans le domaine des soins palliatifs et de fin de vie.

Pour vous situer, je participe aux discussions entourant la politique et les pratiques en matière d’aide médicale à mourir depuis les tout débuts au Canada. Auparavant, j’ai coprésidé le Comité consultatif des médecins pour Mourir dans la dignité Canada. J’ai agi à titre de témoin expert dans Truchon et j’ai aussi été appelé à témoigner dans Lamb, et ce, même si la cause n’a pas été portée devant les tribunaux. J’ai fourni des conseils sur la législation et le matériel éducatif en Australie, en Nouvelle-Zélande ainsi qu’ici même au Canada.

Cependant, je ne représente aucune organisation. Je suis actuellement employé par une organisation confessionnelle. Il se pourrait donc que certaines questions me placent en conflit d’intérêts, et je ne pourrai alors pas répondre.

Je vais m’efforcer de livrer les points essentiels de ma déclaration rapidement.

Premièrement, je trouve problématique le fait que l’expression « mort raisonnablement prévisible » continue de figurer dans la mesure législative.

Deuxièmement, le désir d’obtenir l’AMM et ce qui motive l’intérêt pour l’AMM au Canada et ailleurs ne sont pas le manque d’accès aux soins palliatifs ou aux services de soutien ou encore la vulnérabilité socioéconomique. C’est une description erronée des faits qui est souvent répétée. Continuer à défendre cette idée est potentiellement nuisible à notre système de soins de santé et à nos services de soins palliatifs. Il faudrait plutôt dire qu’il est impérieux de promouvoir la disponibilité des services de soins palliatifs pour d’autres raisons, d’améliorer la disponibilité des ressources psychiatriques pour d’autres raisons, ainsi que de soutenir la recherche sur les soins palliatifs et sur l’amélioration générale de la qualité parce que c’est ce que nous devrions faire en tant que société mature.

Pour résumer mes réflexions entourant le projet de loi C-7, disons que je suis heureux qu’il établisse désormais la distinction entre un critère d’admissibilité, une mesure de sauvegarde et un obstacle. Les critères d’admissibilité sont censés définir une population. La mort raisonnablement prévisible était censée être un critère d’admissibilité, mais ce critère a échoué parce qu’il ne contribuait pas à définir les populations et qu’il était trop vague pour être utilisé de manière cohérente.

Les mesures de sauvegarde sont censées être des étapes du processus visant à faire en sorte que les personnes remplissent les critères d’admissibilité. Il faut veiller à ce que les mesures de sauvegarde aient un lien avec des critères précis. Mais il ne faut pas ajouter des mesures de sauvegarde trop lourdes, sans les avoir associées à un critère d’admissibilité.

Ce que nous avons appris, c’est que lorsque l’on tente d’imposer des règles procédurales qui ne sont associées à aucun critère d’admissibilité, elles ne constituent plus des mesures de sauvegarde, elles deviennent des obstacles. Les tribunaux abolissent les obstacles et remettent le problème entre nos mains pour que nous tentions de le résoudre, habituellement dans des délais trop serrés.

Je pense que nous avons tout intérêt à adopter une loi qui soit viable et qui durera vraisemblablement plus de 11 jours avant d’être contestée devant les tribunaux comme ce fut le cas du projet de loi C-14. Je crois que la leçon à tirer de Truchon est la suivante : si vous ajoutez des critères sans rapport avec le sujet sous le couvert d’adopter des mesures de sauvegarde, nous allons tous être pénalisés. La loi va nous être renvoyée, probablement durant une année d’élection encore une fois, et nous ne disposerons que de quelques mois pour résoudre des questions de politique très compliquées, comme nous tentons de le faire actuellement.

Le critère d’une « mort raisonnablement prévisible » a échoué, pas seulement parce qu’il était incompatible avec Carter mais aussi parce qu’il était trop vague et qu’il était interprété de manière incohérente. J’ai apprécié les tentatives de créer deux séries de mesures de sauvegarde, soit pour les scénarios dans lesquels les personnes approchent de la mort et ceux dans lesquels elles ne sont pas si proches de la mort. Mais, selon moi, l’utilisation persistante de l’expression « mort raisonnablement prévisible » est problématique.

Comme je l’ai déjà expliqué dans Truchon, personnellement, je ne peux pas imaginer de situation dans laquelle une personne satisferait aux trois autres critères — problème de santé grave et irrémédiable, déclin avancé et irréversible et souffrance intolérable — sans que sa mort soit raisonnablement prévisible. C’est pourquoi je ne trouve pas ce critère utile dans les circonstances.

Encore une fois, je peux comprendre que vous souhaitiez créer une série de mesures de sauvegarde différentes pour les personnes dont l’espérance de vie est plus longue et dont la décision pourrait écourter la vie. Je pense qu’il serait plus utile de définir une durée précise, tout en reconnaissant qu’il s’agit d’un processus imparfait et qu’il risque d’imposer des limites à certaines personnes. Encore une fois, je pense que c’est plus viable que les durées que l’on utilise actuellement.

Je suis heureux de voir des dispositions exigeant d’informer les personnes de l’existence d’autres options. Toutefois, je m’inquiète à l’idée que ces dispositions ne parviennent pas à accomplir ce que le gouvernement cherche à faire. J’aimerais vous faire des suggestions pour corriger la situation.

L’accès aux soins palliatifs pose problème dans de nombreuses régions du Canada. Nous savons que la situation est pire pour certaines tranches d’âge et pour certaines maladies, comme les maladies autres que le cancer. Le gouvernement fédéral ne peut exercer son influence que dans une certaine mesure. Cependant, j’aime le Plan d’action sur les soins palliatifs du gouvernement du Canada. Je n’ai pas l’intention de le passer en revue, mais je pense qu’insister sur l’amélioration de la collecte de données et la recherche et aborder ce problème au moyen d’un processus ciblé et rationnel d’amélioration de la qualité sera indispensable. J’aimerais que l’on veille à ce que le gouvernement l’applique vraiment, pas seulement avec des rapports, mais avec du financement et des infrastructures.

Aux fins du projet de loi C-7, je pense que nous pouvons tous nous sentir rassurés en sachant que la majorité écrasante des Canadiens ayant bénéficié de l’aide médicale à mourir recevaient des services de soins palliatifs avant de présenter leur demande, et assurément avant de se faire administrer l’AMM.

Nous savons que comparativement aux personnes qui n’ont pas reçu l’AMM, celles qui l’ont reçue étaient plus riches, plus souvent mariées, moins susceptibles d’être veufs ou veuves et beaucoup moins susceptibles d’être institutionnalisées. Bref, il n’y a aucune raison de croire que la pratique de l’AMM au Canada est de quelque façon motivée par le manque d’accès aux soins palliatifs ou par le dénuement socioéconomique ou l’isolement.

Il est important d’insister sur ce point parce que je pense que certains continuent d’essayer de nous convaincre que ce sont les causes de l’AMM, et cela contribue effectivement à stigmatiser la pratique. Cela nous empêche de comprendre les motivations réelles.

De nombreuses publications récentes ont montré ce que nous avions appris déjà d’autres sources, c’est-à-dire que la perte d’autonomie, la perte de la dignité et la perte de la capacité de s’adonner à des activités agréables sont les préoccupations universelles qui motivent les demandes d’AMM. Ces préoccupations sont souvent regroupées sous la rubrique de la « détresse existentielle ». La détresse existentielle, il faut le comprendre, ne consiste pas simplement à se sentir un fardeau pour autrui. En effet, pour la majorité d’entre nous, notre raison d’être est motivée par la manière dont nous entrons en relation avec les autres, dans le cadre de notre travail, de notre vie sociale, de nos activités et des événements de notre vie. La présence d’une maladie grave incurable peut nous faire perdre la capacité d’entrer en communication avec les autres de cette manière. Nous pouvons perdre le sentiment d’avoir une raison d’être. Pour certains, cette perte de la raison d’être est tellement pénible qu’elle éclipse tout symptôme physique que nous pourrions ressentir. Certains sont capables de s’adapter à la nouvelle réalité. D’autres non. Il n’existe assurément aucun moyen efficace et éprouvé d’aider les gens à réaliser cette adaptation.

Pour dire les choses clairement, la détresse existentielle n’est pas causée par le manque de soutien. Ces personnes bénéficient généralement d’un bon soutien affectif et de beaucoup de moyens pour obtenir du soutien sur le plan physique. La détresse est occasionnée par le fait qu’elles ont besoin de ces mesures de soutien.

Depuis l’adoption de la loi sur l’AMM ou de la loi sur l’aide médicale à mourir, j’en suis venu à considérer le fardeau de la détresse existentielle comme un fardeau beaucoup plus lourd que ce que je croyais auparavant. Je travaille actuellement à de nouveaux programmes de recherche visant à trouver de nouveaux traitements pour ce problème, et je pense que si le gouvernement peut faire quoi que ce soit pour intercéder, ce serait de soutenir les programmes innovateurs cherchant des moyens de comprendre et de traiter la détresse existentielle. C’est ce qui motive l’aide médicale à mourir plus que n’importe quoi d’autre.

Mon espoir est que nous reconnaissions tous que, en plus d’informer les personnes sur le counselling et les autres services, le soutien à la recherche sur la détresse, y compris de nouvelles thérapies, est réellement la clé. Si nous voulons réduire le recours à l’AMM — et il me semble que c’est un objectif raisonnable pour quiconque s’intéresse à ce débat — nous devrions reconnaître respectueusement la complexité de la souffrance qui incite les gens à en faire la demande, et nous devrions trouver les moyens appropriés de traiter cette souffrance. Nous ne devrions pas essayer de banaliser la souffrance en affirmant faussement que nous pouvons aisément la traiter. Nous ne devrions pas continuer de répandre des affirmations stigmatisantes comme quoi l’AMM est motivée par un manque d’accès aux services ou l’absence de soutien affectif. Nous ne devrions pas essayer de créer des obstacles administratifs qui ne font vraiment rien pour alléger la souffrance humaine parce que ces obstacles seront rapidement démolis par les tribunaux, et que nous n’en aurons que plus de travail.

Je vais m’arrêter ici, et laisser le Dr Chochinov parler et ensuite, nous allons répondre aux questions. Merci.

La présidente : Merci beaucoup, docteur Downar. Nous allons maintenant céder la parole au Dr Chochinov, professeur distingué à l’Université du Manitoba. Bienvenue, professeur.

Dr Harvey Max Chochinov, professeur distingué, University of Manitoba, à titre personnel : Merci. Je suis persuadé que les données que je vais vous communiquer sont importantes et que le comité devrait les examiner. Voici des extraits du mémoire écrit que je vous ai transmis.

Pour vous situer, je suis un professeur distingué de psychiatrie à l’Université du Manitoba. Je suis l’ancien président du Comité externe sur les options de réponse législative à Carter c. Canada et un chercheur de longue date dans le domaine des soins palliatifs qui a publié de nombreux articles sur des questions psychologiques relatives aux soins palliatifs.

Le projet de loi C-7 propose l’élimination de toute période d’attente entre le moment où un patient en train de mourir voit sa demande d’AMM approuvée et celui où l’aide lui est administrée. Notre groupe de recherche a rapporté que la volonté de vivre peut fluctuer considérablement sur des périodes aussi courtes que de 12 à 24 heures. De fait, 40 % des patients auxquels on avait prescrit une dose létale de médicament en Oregon ont décidé de ne pas prendre la surdose létale, préférant laisser la maladie invoquée suivre son cours naturel.

Le projet de loi C-7 propose aussi d’éliminer l’exigence qu’un patient soit condamné à une mort raisonnablement prévisible. Pour les patients dont l’espérance de vie peut se mesurer en années ou même en décennies, le projet de loi C-7 recommande une période d’évaluation de 90 jours.

Le taux de suicide des patients atteints de nombreuses maladies chroniques est élevé. Pour ces patients, la suicidalité est souvent moins associée aux limitations physiques qu’à un manque de soutien sur le plan social, à l’invalidité et aux ressources liées à la rééducation, ainsi qu’au sentiment d’être un fardeau pour les autres. Une étude réalisée avec 496 patients ayant subi un traumatisme cérébral, un accident vasculaire cérébral ou une compression médullaire a révélé que ceux qui étaient suicidaires avaient sept fois plus de chances de souffrir d’un trouble dépressif. Lorsque la dépression était traitée, la suicidalité diminuait. Lorsque les patients suicidaires étaient suivis, de 3 à 24 mois plus tard, ils n’étaient plus suicidaires.

Le projet de loi C-7 indique aussi qu’il ne sera plus nécessaire de réaffirmer sa compétence au moment de l’administration de l’AMM.

Les Pays-Bas autorisent une demande anticipée d’euthanasie pour ceux qui craignent de perdre leurs capacités. Selon un sondage mené auprès de 410 médecins néerlandais, seulement 3 % d’entre eux avaient répondu à une demande anticipée d’euthanasie, tandis que 44 % ne l’avaient jamais fait, mais jugeaient concevable que cela se produise dans le futur; et 54 % ne l’avaient jamais fait et jugeaient inconcevable de le faire un jour.

Le respect d’une demande anticipée était presque toujours exigé par une personne autre que le patient. Dans 72 % des cas, les proches ou les représentants du patient ne se sentaient pas à l’aise de procéder à l’euthanasie, mais acceptaient plutôt de mettre fin au traitement qui prolonge la vie, tout comme les médecins.

Finalement, le projet de loi C-7 indique que la maladie mentale seule est insuffisante pour être admissible à l’aide médicale à mourir. La maladie mentale s’accompagne souvent d’autres problèmes de santé. Les deux réunis, cela pourrait ouvrir la porte à l’AMM pour ces patients.

Une étude marquante réalisée sur des patients souffrant de troubles psychiatriques qui avaient reçu l’euthanasie ou le suicide assisté aux Pays-Bas a montré que près de 60 % d’entre eux étaient atteints d’autres problèmes de santé tels que le cancer, une maladie cardiaque ou des troubles neurologiques. Ils souffraient de dépression, de psychose, de chagrin, et même d’autisme, des problèmes qui nécessitent des soins psychiatriques spécialisés et concertés.

En conclusion, les données suggèrent de faire preuve de prudence à l’égard des modifications législatives suivantes : premièrement, élimination de la période d’attente de 10 jours. Les données indiquent que le souhait de mourir ou le désir de mourir dans le contexte d’une maladie mortelle peuvent fluctuer au fil du temps, par conséquent, une période de réflexion semblerait prudente.

Deuxièmement, instituer une période d’évaluation de 90 jours pour les patients dont la mort n’est pas raisonnablement prévisible. Le souhait de mourir chez les patients qui souffrent d’une maladie potentiellement mortelle, mais dont la mort n’est pas imminente, comme les maladies chroniques et l’invalidité, n’est pas rare et peut varier au fil des mois et des années. Lorsque les facteurs déterminants du souhait de mourir des patients qui vivent avec ces maladies chroniques ou ces invalidités sont pris en charge, il arrive que la suicidalité diminue.

Troisièmement, renoncer à la réaffirmation de la compétence au moment de l’administration de l’AMM. Les données montrent clairement que ni les médecins ni les proches ne se sentent à l’aise d’administrer l’AMM aux patients qui sont incapables d’exprimer leur souhait ou de communiquer que leurs souffrances sont intolérables.

Quatrièmement, éliminer la disposition relative à la mort raisonnablement prévisible. En faisant cela, on ouvre la porte aux patients atteints de diverses maladies chroniques et invalidités, y compris ceux qui sont atteints d’une maladie mentale concomitante. Éliminer l’article sur la mort raisonnablement prévisible change fondamentalement une loi qui vise à aider ceux qui sont en train de mourir pour en faire une loi qui met fin à la vie de personnes vivant avec divers types de souffrances physiques et mentales.

Tous ces faits sont essentiels pour comprendre et alléger les souffrances de ceux qui ont perdu la volonté de vivre. Je vous remercie de votre aimable attention.

La présidente : Merci à vous aussi. Nous allons commencer avec les questions qui s’adressent à vous deux, tout d’abord avec la marraine du projet de loi, la sénatrice Petitclerc.

La sénatrice Petitclerc : Je remercie les témoins.

Docteur Downar, voici une question que j’ai déjà posée à d’autres témoins, mais c’est un sujet sur lequel nous avons, à mon avis, besoin de beaucoup d’information. Je sais que vous avez mentionné certains aspects eu égard au fait que la mort serait prévisible ou non raisonnablement prévisible, donc ça, c’est une chose.

J’aimerais vous entendre sur la deuxième série de mesures de sauvegarde lorsque la mort n’est pas raisonnablement prévisible. Vous avez abordé brièvement le sujet, et j’aimerais connaître votre opinion, à savoir si ce serait efficace pour protéger certaines personnes qui pourraient se retrouver dans une situation de vulnérabilité tout en respectant, bien entendu, la liberté des personnes à prendre leurs propres décisions.

Si vous pouviez me faire part de votre opinion et de vos idées à ce sujet, ce serait formidable. Si vous pouviez aussi prendre un moment pour nous expliquer ce que vous pensez de l’élimination de la période de réflexion de 10 jours, je l’apprécierais beaucoup.

Dr Downar : Je vous remercie de la question. Peut-être que je devrai vous rappeler l’un des points soulevés par le Dr Chochinov, à savoir quel est l’objectif de ces périodes d’attente. Il ne s’agit pas à proprement parler de périodes d’attente, mais plutôt de périodes de réflexion. Elles sont censées représenter une occasion. De nombreuses personnes qui souhaitent mettre fin à leur jour verront ce désir connaître des hauts et des bas. Et assurément, les symptômes dépressifs connaîtront eux aussi des hauts et des bas.

D’après mon expérience, et après avoir vu des patients qui ont demandé l’aide médicale à mourir, je peux vous dire que la grande majorité des personnes qui en arrivent à demander l’aide médicale à mourir, ce qui n’est pas la même chose que de se sentir déprimé, éprouvent en réalité un désir très persistant. Encore une fois, déterminer pendant combien de temps il faut attendre avant de pouvoir établir s’il s’agit d’un désir persistant est une question de jugement. Je ne pense pas qu’il existe un chiffre idéal. Bien des gens sont favorables à un délai de 10 jours ou de 14 jours. Ces chiffres proviennent d’une étude réalisée par le Dr Chochinov il y a plus de 20 ans. L’étude consistait à procéder de manière répétée à l’évaluation de diverses personnes et de leurs états d’âme. L’échantillon qu’il avait retenu s’étendait sur deux semaines. C’est de là que vient le délai de deux semaines. J’ignore si un délai de deux semaines est parfait, ou s’il devrait être plus ou moins long. Je ne pense pas que cette durée repose nécessairement sur de solides bases scientifiques.

Sur le plan de l’éthique, de la morale et de la logique, l’objet de cette loi — et je ne dis pas que c’est bien ou mal — consiste à s’assurer que les gens ne prennent pas une décision irréfléchie ni une décision mal avisée. Vous n’êtes pas autorisé à prendre cette décision après avoir seulement fait l’objet d’une évaluation.

Les deux situations sont très différentes. En ce qui concerne une personne dont la mort n’est pas prévue dans un avenir rapproché, dont la santé ne se détériore pas rapidement, et pour laquelle le facteur temps n’est pas d’une grande importance, je pense qu’il est raisonnable d’offrir une plus longue période de réflexion afin de s’assurer, premièrement, que la décision est persistante. Il se peut que cette personne décide d’écourter sa vie de nombreuses années. Il me semble donc raisonnable de prendre un peu plus de temps pour s’assurer que la décision est cohérente et qu’elle correspond réellement à ce qu’elle veut. Deuxièmement, on peut utiliser cette période pour faire appel à un véritable spécialiste dans ce qui pourrait être une condition inhabituelle afin qu’il s’attaque à cette souffrance.

La situation est différente pour les personnes qui se rapprochent beaucoup de la fin de leur vie naturelle, une situation que le Dr Chochinov a soulignée. La raison des modifications telles que celle demandée par Audrey Parker est très claire. Ce que nous avons constaté, comme dans ma propre expérience, c’est que lorsque les gens en arrivent à ce point, il est très rare que le désir de mettre fin à ses jours varie. Ce désir est très persistant pour les personnes qui se rendent aussi loin. D’ici à ce que vous soyez arrivé au moment de subir une évaluation, cela fait déjà longtemps que vous voulez en finir. Ce n’est pas que nous ayons perdu tout intérêt pour la période de réflexion de 10 jours. C’est plutôt qu’une grande partie de cette période peut se dérouler avant que vous ayez pu subir cette évaluation en bonne et due forme, et que vous pouvez être relativement sûr qu’il ne s’agit pas d’un désir fluctuant.

La sénatrice Petitclerc : Je pense que je n’ai plus de temps pour poser d’autres questions. Madame la présidente, pourriez-vous m’inscrire pour la deuxième série de questions, parce que j’aimerais bien entendre ce que les témoins ont à dire sur les mesures de sauvegarde?

La présidente : Oui, bien entendu.

[Français]

Le sénateur Carignan : Ma question s’adresse au professeur Chochinov. Est-ce qu’il n’y a pas un problème avec la construction du projet de loi? J’ai entendu les témoins parler de l’importance du délai de réflexion; par ailleurs, il y a des maladies qui semblent être couvertes par le projet de loi, notamment la maladie d’Alzheimer, car il semble que cela ne fasse pas partie de l’exclusion liée à la maladie mentale.

Dans le cas d’une personne souffrant de la maladie d’Alzheimer, pour avoir droit à l’aide médicale à mourir, lorsqu’elle en fait la demande ou lorsqu’on fait l’évaluation de la demande, la personne doit être atteinte de problèmes de santé graves et irrémédiables et, parmi les critères d’évaluation de problèmes de santé graves ou irrémédiables, il y a ceci : « [...] sa situation médicale se caractérise par un déclin avancé et irréversible de ses capacités [...] ». Un déclin avancé, pour une personne qui souffre de la maladie d’Alzheimer, risque fort, en premier lieu, d’altérer sa capacité à consentir ou à faire sa demande; deuxièmement, le délai de 90 jours est un élément de structure dans le projet de loi qui rend difficilement praticable l’aide médicale à mourir pour des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer.

J’aimerais vous entendre sur la possibilité pour ces personnes d’obtenir l’aide médicale à mourir, non pas de façon théorique, mais de façon pratico-pratique, en fonction des critères qui nous sont présentés.

[Traduction]

Dr Chochinov : Je vous demande pardon, je n’ai entendu que la dernière partie de votre question.

Vous posez une importante question, c’est-à-dire si les personnes qui vivent les affres de la perte de leur capacité cognitive ont accès à l’aide médicale à mourir. La réalité est que tant et aussi longtemps qu’elles conservent leur capacité et l’aptitude à comprendre les répercussions des options de traitement qui leur sont offertes, elles peuvent demander l’AMM et remplissent, effectivement, au titre de la nouvelle loi, les critères d’admissibilité.

L’un des enjeux les plus controversés, toutefois, consiste à déterminer si les personnes pourraient formuler une demande anticipée d’euthanasie, en prévision du moment où elles ne seraient plus compétentes. C’est ici que les données peuvent se révéler fort utiles et éclairantes. La première étude que j’ai citée aux Pays-Bas — et la deuxième étude au même endroit arrive sensiblement aux mêmes conclusions — pointe vers le fait que peu de médecins et de membres de la famille se sentent capables de respecter une demande anticipée d’euthanasie une fois que le patient n’est plus compétent. Lorsque l’on a demandé aux médecins et aux membres de la famille pourquoi ils avaient été incapables de respecter ce genre de demande, ils ont répondu que c’était parce qu’ils ne pouvaient pas réaffirmer que le patient souffrait. Autrement dit, le patient ne peut plus réaffirmer qu’il souhaite le suicide assisté.

Par conséquent, dans 85 % des cas et même plus, les directives d’euthanasie associées à une demande anticipée ne sont pas respectées. Mais tant les médecins que les membres de la famille s’entendent pour renoncer au traitement qui maintient le patient en vie.

[Français]

Le sénateur Carignan : Cependant, ici, on n’a pas la directive anticipée. Je comprends que la possibilité de se prévaloir de l’aide médicale à mourir, pour des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, est presque théorique, compte tenu du fait que, lorsqu’elles font la demande, elles doivent présenter un déclin avancé et irréversible de leurs capacités. Donc, elles sont déjà affectées dans leur capacité à faire la demande.

[Traduction]

Dr Chochinov : Oui, si les personnes n’ont plus toutes leurs capacités cognitives, elles ne sont plus admissibles. Mais tant qu’elles conservent ces capacités, elles ont la possibilité de demander l’AMM.

[Français]

Le sénateur Carignan : Ma question portait plutôt sur l’aspect théorique. Comme il faut présenter un « déclin avancé et irréversible » de ses capacités, pour la personne atteinte de la maladie d’Alzheimer, si elle présente un déclin avancé de ses capacités, elle respecte la condition exigée qui lui permet de faire la demande, mais elle n’a déjà plus la pleine capacité à consentir. C’est le point que je voulais faire valoir.

[Traduction]

Dr Chochinov : Oui, je comprends. Du moment qu’elles maintiennent leurs capacités, dans l’éventualité de l’adoption du projet de loi C-7, selon lequel il n’est plus obligatoire que la mort des personnes soit raisonnablement prévisible, on pourrait voir des personnes vivre durant des années pendant lesquelles leurs facultés cognitives diminuent ou se détériorent, mais qui pourraient néanmoins conserver leurs capacités, et par conséquent, demeurer admissibles.

La présidente : Je vous remercie beaucoup.

La sénatrice Batters : De votre point de vue en tant que psychiatre, docteur Chochinov, trouvez-vous qu’il est discriminatoire d’exclure du suicide assisté les personnes dont la maladie mentale est le seul problème médical invoqué?

Dr Chochinov : Merci. C’est une question intéressante. Je sais que le comité a entendu hier un témoin de l’Association des psychiatres du Canada qui a laissé entendre que c’était discriminatoire. Je peux vous dire que c’est une question controversée au sein de l’Association des psychiatres du Canada. Même si je ne fais pas partie du conseil d’administration, je suis néanmoins membre de l’APC. Il y a eu des échanges de correspondance suggérant l’existence d’une dissension au sein de l’association, et que cette idée ne fait pas l’unanimité.

Je pense que si nous voulions regarder ce que les psychiatres pensent de cette question, il faudrait revenir à une étude réalisée en 2016. Elle a été publiée dans la Revue canadienne de psychiatrie. Sur 500 psychiatres, bien que la majorité de ces psychiatres étaient en faveur de l’AMM dans les contextes d’une maladie physique, 71 % s’opposaient à l’idée que l’AMM soit offerte aux patients pour des motifs de santé mentale seulement. Soit dit en passant, dans la même étude, 52 % ont déclaré avoir eu dans le cadre de leur pratique un patient qui aurait demandé l’AMM si elle avait été disponible, mais qui maintenant n’en voudrait plus.

Donc, de toute évidence, les professionnels de la santé mentale considèrent que l’AMM pour les patients en psychiatrie est très problématique.

Quant à savoir s’ils sont victimes de discrimination, je répondrais : est-il discriminatoire d’exiger que les patients atteints d’une insuffisance rénale passent plusieurs heures par jour, plusieurs jours par semaine, à faire une dialyse? Est-il discriminatoire d’exiger des patients diabétiques qu’ils reçoivent plusieurs injections par jour? Si nous soutenons que c’est discriminatoire et qu’ils devraient être traités comme tous les autres patients, et ce, peu importe la dialyse et les aiguilles, cela reviendrait à ignorer la nature de leur problème médical.

La maladie mentale inflige une souffrance profonde et peut amener les patients à se voir eux-mêmes, le monde qui les entoure et l’avenir comme étant sans espoir. Cet état d’âme les incite à se voir eux-mêmes comme inutiles, sans valeur et à ressentir un désir de mort. C’est pourquoi dire que les patients qui souffrent de troubles mentaux devraient avoir le même accès au suicide assisté ou à l’euthanasie revient vraiment à ignorer la nature de leur problème médical. On les prive ainsi de la capacité à voir leur existence comme digne d’être vécue.

La sénatrice Batters : Merci. Docteur Chochinov, est-il exact que les idées suicidaires pourraient être un effet secondaire important de nombreux antidépresseurs? Autrement dit, le problème que ces médicaments tentent d’empêcher pourrait devenir un effet secondaire de ce même médicament.

Dr Chochinov : C’est un léger effet secondaire qu’il faut connaître lorsque l’on prend des antidépresseurs. Mais il est hors de tout doute que les antidépresseurs peuvent être efficaces dans le traitement de la dépression, et que le traitement de la dépression peut réduire la suicidalité.

La sénatrice Batters : Docteur Chochinov, vous voudrez peut-être revenir sur ce point plus tard, si vous en avez l’occasion. Lors de votre témoignage devant le comité de la Chambre des communes, vous avez fourni des renseignements importants fondés sur des recherches poussées que vous avez menées sur des données. Les résultats de ces recherches suggéraient la prudence. Les données en question indiquaient que le souhait de mourir et le désir de mort dans le contexte d’une maladie terminale pouvaient fluctuer considérablement au fil du temps, et qu’une période de réflexion semblait prudente. Le souhait de mourir chez les patients souffrant d’une maladie potentiellement mortelle, mais dont la mort n’est pas imminente, n’est pas rare et, encore une fois, peut fluctuer au fil des mois et des années.

En quelques mots, auriez-vous d’autres renseignements à fournir à notre comité à ce sujet? Ou encore, pourriez-vous nous transmettre par écrit d’autres renseignements sur les problèmes de ce genre et la nécessité d’une période de réflexion?

Dr Chochinov : Oui. On a mené au Manitoba une étude épidémiologique dans laquelle on se penchait sur la suicidalité chez les patients atteints de problèmes médicaux invalidants comme les lésions médullaires, les traumatismes crâniens et les accidents vasculaires cérébraux. L’étude a montré que les patients ressentaient des idées suicidaires surtout pendant les trois premiers mois. Les morts par suicide et les tentatives de suicide diminuaient après les trois premiers mois, mais demeuraient élevées pendant la première année suivant le diagnostic et continuaient de demeurer plus élevées que dans le groupe témoin apparié de façon permanente.

Une psychiatre, la Dre Thienpont, a mené une autre étude importante en Belgique. Elle a étudié les cas de 100 patients qui lui avaient été recommandés et qui avaient demandé l’euthanasie pour des troubles mentaux qui étaient les seuls problèmes médicaux invoqués. Parmi ces 100 patients, 38 ont fini par retirer leur demande, et de ce nombre, 11 avaient déjà vu leur demande acceptée. Par conséquent, l’idée selon laquelle une personne prend sa décision aujourd’hui et n’en démord plus n’est pas corroborée par les données.

La sénatrice Batters : Merci.

Le sénateur Dalphond : Ma question s’adresse au Dr Downar. Vous avez dit que le concept d’une mort raisonnablement prévisible est difficile à cerner et vague. Mais ne pensez-vous pas que l’on améliorerait la situation aujourd’hui en créant deux cheminements, un pour les patients dont la mort est raisonnablement prévisible et un autre pour ceux dont la mort ne l’est pas. Ainsi, les médecins et les évaluateurs pourraient bénéficier d’une plus grande liberté dans leur évaluation étant donné qu’elle n’entraînerait pas de conséquences aussi radicales sur l’admissibilité du patient? Ainsi, ils sauraient que la mort est raisonnablement prévisible ou qu’elle ne l’est pas, et il existerait deux cheminements possibles pour le patient.

Dr Downar : Oui, et je crois que je serais mieux placé pour répondre à la question que la sénatrice Petitclerc m’a posée tout à l’heure qui, je crois, abordait ce point.

Pour respecter l’arrêt Truchon et l’arrêt Carter, il me semble effectivement approprié de prévoir deux cheminements séparés. Pourquoi cela? Encore une fois, nous avons parlé de la fluctuation du désir de mourir.

Je vais toutefois ajouter quelque chose. Je vais me montrer très impertinent, si vous me le permettez, parce que je vais citer l’étude du Dr Chochinov alors qu’il se trouve dans la pièce. C’est très impertinent. L’étude du Dr Chochinov est excellente. Elle est très bien réalisée et tout le monde devrait la lire.

Dans l’étude du Dr Chochinov, la question ayant suscité le plus de fluctuation n’était pas, « Souhaitez-vous recevoir l’aide médicale à mourir? » Non, c’était plutôt, « Souhaiteriez-vous que la mort arrive plus rapidement? » Ce n’est pas la même chose que, « Souhaitez-vous recevoir le suicide assisté? » C’est ce sentiment qui fluctue de façon extraordinaire, et c’est très répandu. Je pense que 44,5 % des patients avaient approuvé cet énoncé.

Si vous lisez les petits caractères dans cette même étude, vous verrez qu’un seul patient sur les 200 qu’il a étudiés a effectivement souscrit au désir de recevoir l’aide médicale à mourir, et que son désir n’a pas varié entre les périodes d’évaluation. Il est donc important de faire la distinction entre les symptômes dépressifs et le désir d’être mort. C’est le désir de mourir contre le désir d’une mort plus rapide, autrement dit que quelqu’un accélère le moment de votre mort. Le désir de mourir plus rapidement ne fluctue pas tellement en réalité. Il est habituellement très persistant, ce qui est très différent de l’adhésion plus répandue au désir de mourir.

Ce que je viens de faire est très injuste, aussi je pense que le Dr Chochinov devrait avoir l’occasion de répondre, mais puis-je me prononcer sur le sujet? Ensuite, je vais laisser le temps qui me reste au Dr Chochinov. Je suis désolé, docteur Chochinov; ne m’en veuillez pas trop.

La question de se doter ou non de deux cheminements est importante. Je pense que nous devrions l’envisager dans l’autre sens. Pour une personne dont la mort n’est pas prévue dans un avenir rapproché et qui a peut-être encore de nombreuses années à vivre, disposer d’une longue période de réflexion est une très bonne idée. La dernière chose que l’on souhaite, en effet, c’est qu’une personne prenne une décision impulsive sous le coup d’une période de souffrance profonde ou d’un facteur de stress grave dans sa vie qui ne sont que passagers. Si une personne veut vraiment prendre cette décision, il faut que ce soit une décision mûrement réfléchie, alimentée par une foule d’informations et une réflexion profonde.

La situation est différente pour une personne dont la mort est imminente. Ces dernières années, nous avons très souvent entendu parler de personnes qui demandent l’AMM alors qu’elles sont très proches de la fin de leur vie. La majorité de ces personnes se trouvent dans les derniers mois de leur existence, et nombre d’entre elles, dans les toutes dernières semaines de leur existence. Il faut beaucoup de temps pour franchir toutes les étapes du système et les diverses mesures de sauvegarde. Aussi, avant d’avoir franchi toutes ces étapes, elles ont réellement été très persistantes dans leur demande, soit beaucoup plus longtemps que pendant 10, 14 ou 20 jours. C’est tout simplement que ces situations n’ont pas été documentées.

Ce qui se passe en réalité, c’est qu’elles approchent du moment de leur mort, et pour conserver leur compétence, elles refusent volontairement les médicaments susceptibles de leur offrir plus de confort. Elles agissent ainsi afin que leurs fonctions cognitives demeurent intactes, et c’est alors que la douleur empire. C’est une situation tragique. Accorder une période de réflexion plus courte aux patients dont la mort est imminente n’empêche pas d’atteindre le but visé qui est de s’assurer que le désir est persistant. On éviterait ainsi de les forcer à prendre ces décisions affreuses consistant à refuser leur médication, ou de les punir en raison du fait qu’il faut beaucoup de temps pour franchir toutes les étapes du système.

Je vais m’arrêter ici.

La présidente : Je vous en prie. Vous disposez d’une minute.

Dr Chochinov : Il est vrai que nous avons étudié le désir de mourir, mais si vous regardez l’intérêt pour le suicide assisté, l’étude réalisée par la Dre Thienpont s’est en réalité attachée à des patients qui avaient demandé de mourir, et 38 patients sur 100 sont par la suite revenus sur leur demande de mourir — non sur le désir de mourir, mais sur la demande de mourir — et 11 patients ont changé d’avis même après que leur demande a été acceptée. Si vous regardez ce qui se passe en Oregon, entre 20 et 40 % des personnes qui se donnent la peine de demander des doses létales de médicaments en réalité ne les prennent jamais.

Nous pouvons donc affirmer que le désir de mort fluctue. Il faut aussi dire que la demande de suicide assisté fluctue. Pas parce que je le dis; mais parce que c’est ce que les données révèlent.

L’autre chose, puisque nous en sommes à nous citer les uns les autres, le Dr James Downar a cité sa propre étude, une étude très importante en vérité. Cette étude nous a beaucoup appris sur le suicide assisté en Ontario pendant les premières années après sa légalisation. L’un des points qu’il a fait valoir — et je pense que nous devrions y revenir — en se fondant sur sa propre étude, c’est que ces patients avaient accès à des soins palliatifs complets et de qualité. Je pense qu’il faut faire preuve d’une grande prudence dans notre interprétation de cette affirmation.

Près de 25 % des patients auxquels on a administré l’AMM n’avaient pas reçu de soins palliatifs, et 75 % ont été en contact avec des soins palliatifs. Nous ignorons toutefois ce que cela signifie. Ont-ils obtenu une seule consultation? Santé Canada a effectué une étude et produit un rapport intérimaire sur l’aide médicale à mourir. Selon ce rapport, approximativement 40 % des patients ont été aiguillés vers les soins palliatifs depuis un mois ou deux. Ce sont des patients qui ont enduré durant des mois une souffrance physique, existentielle et psychologique. Par conséquent, même s’ils ont été en contact avec des soins palliatifs depuis un mois ou deux, on peut vraiment parler d’un échec du système parce qu’ils n’ont pas été aiguillés vers des soins palliatifs au moment où ils auraient pu éviter cette souffrance.

La sénatrice Martin : J’ai parfois l’impression d’interrompre une formidable conversation entre nos deux témoins. Avant que je ne pose une question à tous les deux, au chapitre de la perte de la dignité, je tenais à dire que je pense parfois que nous imposons notre propre compréhension, de personnes en bonne santé, de ce à quoi devrait ressembler la dignité. En ce qui concerne ma mère par exemple, qui est atteinte de démence à un stade avancé, et qui se retrouve dans une couche souillée, elle peut sembler avoir perdu sa dignité. Mais quelque chose dans son comportement, certains signes me laissent entendre que sa dignité est absolument intacte. C’est seulement l’un des facteurs que nous devons considérer avec soin. Comme vous le dites, c’est tellement complexe. La souffrance est quelque chose de complexe. La dignité, telle que nous la comprenons, peut être complexe.

Ma question s’adresse à vous deux. Nous avons discuté de la question, à savoir si nous devrions raisonnablement faire la distinction entre les raisons pour lesquelles une personne demande l’aide médicale à mourir et les idées suicidaires. C’est une question tellement importante que nous devons examiner. Est-ce que vous voudriez nous faire part de vos commentaires concernant l’importance de faire une distinction encore plus poussée entre les deux? Merci.

Dr Chochinov : J’ai consacré une bonne partie de ma carrière à réfléchir au sujet de la dignité et à l’étudier. Nous avons réalisé certaines des toutes premières études empiriques sur la dignité des personnes en phase terminale. Nous avons commencé à nous intéresser à la dignité parce que, en Hollande, la perte de la dignité était la raison la plus souvent citée par les médecins néerlandais qui fournissaient à leurs patients un suicide assisté. Ce que nous avons appris au cours de ces 20 années de recherche, c’est que la dignité est complexe, qu’elle comporte de nombreuses facettes, et qu’elle va bien au-delà de la capacité à maîtriser son autonomie eu égard au moment et aux circonstances de la mort. Vous venez de parler de votre mère et des difficultés auxquelles elle doit faire face dans la vie de tous les jours. Nous avons constaté que l’un des facteurs les plus puissants pouvant influencer le sentiment de dignité chez un patient est la manière dont il perçoit que les autres le voient. Est-ce que les autres semblent penser que le sentiment de leur identité individuelle s’affirme ou est diminué? Il est extrêmement important de comprendre la dignité, car nous savons que la perte de la dignité peut avoir un lien non seulement avec la demande de mourir, mais aussi avec la diminution du désir de continuer à vivre.

Je pense que vous posez une très importante question lorsque vous parlez de faire la distinction entre la suicidalité et la demande de mourir. Selon l’American Association of Suicidology, la principale distinction entre les idées suicidaires et une demande d’aide médicale à mourir réside dans le fait que les patients qui ont demandé l’aide médicale à mourir doivent avoir une espérance de vie d’au plus six mois. Votre question ouvre un très large champ dont nous ne parlons pas. Nous sommes en train de parler de ces critères très précis qui détermineront qui aura droit à l’aide médicale à mourir et qui sera exclu. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il s’agit d’un enjeu clinique beaucoup plus vaste. Le fait est que lorsque les gens doivent affronter la mort, il leur arrive souvent d’être submergés par une grande angoisse, parfois de regrets, de remords, de l’anxiété ou de la dépression. Il faut s’intéresser à eux — comme mon collègue des soins palliatifs M. Mike Harlos avait l’habitude de le dire — et demander aux gens, comment ils se sentent? À quoi ressemble leur vie en ce moment? Ont-ils l’impression de pouvoir continuer? Il faut leur demander de nous aider à comprendre ce qui sape leur désir de continuer à vivre.

Je vais conclure sur ce point. Lorsque je présidais le Comité externe sur les options de réponse législative à Carter c. Canada nous avons fait un voyage en Hollande et nous avons parlé avec quelques psychiatres néerlandais. L’un de ces psychiatres qui effectuait des évaluations de la capacité m’avait confié que le rôle d’un psychiatre va au-delà de déterminer si une personne comprend les options de traitement qui lui sont offertes, les différences entre ces options et les répercussions de chacune d’elles. En effet, selon ce médecin néerlandais, le rôle du psychiatre qui participe à ces décisions consiste à comprendre les raisons pour lesquelles quelqu’un a l’impression que sa vie ne vaut plus la peine d’être vécue.

La présidente : Merci.

Le sénateur Cotter : Je vous remercie, messieurs, pour vos exposés très pertinents. Je les apprécie beaucoup. Ma question s’adresse au Dr Downar. La série de réflexions que vous venez de livrer m’a jeté dans la confusion, l’incompréhension ou l’inquiétude. J’aimerais vous reposer la question, et peut-être que vous pourriez me dire si j’ai mal compris ou si les aspects que vous abordez sont trop pointus pour ma gouverne.

Si j’ai bien compris, vous avez dit que la vaste majorité des gens ayant demandé l’aide médicale à mourir avaient eu accès à des soins palliatifs. Ces personnes appartiennent à la classe moyenne, elles sont mariées, et n’ont pas de problèmes d’argent, ou de ce genre. Cette affirmation m’a causé une préoccupation réelle, parce qu’elle concerne une large part de la discussion que nous tenons — et si j’ai bien compris, vous avez aussi indiqué que nous ne devrions pas prêter trop d’attention au verbiage. Donc, bien qu’il existe réellement des populations vulnérables qui cherchent à obtenir l’AMM, elles risquent de nous distraire de la question centrale. Mais nous avons entendu parler — et je sais que quelques sénateurs entretiennent des inquiétudes réelles à ce sujet — de populations défavorisées ou vulnérables dont les choix pourraient ne pas être aussi autonomes que ceux de vos patients ou de patients dont vous avez entendu parler. Je me demande s’il n’est pas dans la nature de votre pratique de ne pas avoir affaire aux personnes se retrouvant dans ce genre de situations. Je me demande aussi si ces préoccupations sont véritablement exagérées, ou si nous devrions réellement nous inquiéter quant au risque relatif à l’autonomie dans les décisions que ces gens prennent?

Dr Downar : C’est toujours une bonne idée de réfléchir et d’être attentif à l’idée de tenter tout ce qu’il est raisonnable de faire pour empêcher quiconque de réclamer et de recevoir l’AMM en raison d’une demande irréfléchie, du manque d’options, d’un manque de capacité ou encore à cause d’un mauvais traitement des symptômes, et ainsi de suite. Nous éprouvons des problèmes eu égard à l’accès aux soins palliatifs dans ce pays. Nous éprouvons des problèmes avec l’accès aux soins psychiatriques dans ce pays. Les services de soutien à domicile sont inadéquats dans ce pays. Tous ces problèmes existent sans aucun doute. Mais ce que je peux vous dire, c’est qu’il est très peu probable que l’un ou l’autre de ces problèmes motive la demande de l’AMM dans une mesure importante compte tenu des données dont nous disposons. Ce sont des données démographiques.

Je vais répondre rapidement aux questions sur la qualité des soins palliatifs reçus par les personnes ayant participé à l’étude que j’ai publiée et celles visées par l’étude réalisée par le gouvernement fédéral. Ces études montrent qu’entre 75 et 80 % des patients ayant reçu l’AMM recevaient des soins palliatifs auparavant. L’inquiétude à ce sujet tient au fait que nous ignorons si ces soins palliatifs étaient appropriés. S’agissait-il d’une brève et unique consultation dans le corridor ou de soins palliatifs de très bonne qualité pendant toute la durée du séjour? Il n’existe aucun moyen de mesurer ou de vérifier la qualité des soins palliatifs qu’une personne a reçus, c’est pourquoi je ne peux rien prouver dans un sens ou dans l’autre. En revanche, ce que je peux vous dire, c’est que cela n’aurait aucun sens. Si on pouvait réellement affirmer que bénéficier de soins palliatifs de haute qualité réduit le recours à l’AMM, et que les soins palliatifs de piètre qualité ne réduisent pas le recours à l’AMM, eh bien, qu’en serait-il des personnes qui ne reçoivent pas de soins palliatifs? Elles devraient afficher les taux les plus élevés de recours à l’AMM, mais ce n’est pas le cas.

Je vais vous donner l’exemple de deux personnes à qui il reste six mois à vivre. La première est atteinte d’un cancer des poumons, et l’autre se trouve au stade final de la bronchopneumopathie chronique obstructive, ou BPCO. La personne atteinte d’un cancer des poumons est beaucoup plus susceptible de recevoir des soins palliatifs. Elle est en effet plus susceptible de recevoir des soins palliatifs précoces, plus fréquents, et de meilleure qualité. Elle est aussi beaucoup plus susceptible d’obtenir des services de soins à domicile et un éventail complet de services de maintien à domicile en raison d’un pronostic mieux reconnu. Laquelle de ces deux personnes est la plus susceptible de recevoir l’AMM? Le patient atteint d’un cancer du poumon. En dépit du fait que ses chances sont plus favorables à tous les égards. Encore une fois, peu importe les autres facteurs dans l’équation, ce patient est beaucoup plus susceptible de s’en sortir. Et pourtant, celui qui est atteint du cancer est de 5 à 10 fois plus susceptible de recevoir l’AMM que celui qui souffre d’une maladie pulmonaire chronique.

Cet exemple montre que c’est un facteur complètement différent qui motive ce résultat. Cela ne veut pas dire pour autant que cette situation ne posera jamais de problème. Bien entendu, les facteurs de stress, les tensions et l’isolement occasionnés par le confinement résultant de la pandémie de COVID influent sérieusement sur la santé mentale et le bien-être des gens. Nous entendons dire qu’ils en viennent à demander l’AMM. Personnellement, je trouve que ce n’est pas un argument contre l’AMM. C’est un sujet de préoccupation qui résulte des périodes de confinement qui, nous l’espérons, seront temporaires et se relâcheront dans les mois qui viennent. La grande question, c’est que ce n’est pas une raison de ne pas améliorer ces services ou de ne pas s’occuper des problèmes que vous avez mentionnés. Il faut faire cela aussi. Mais nous devons le faire pour les 98 % de Canadiens qui n’obtiennent pas l’AMM. C’est à eux que nous devons penser.

Ce projet de loi ne va en réalité toucher qu’un très faible pourcentage de la population. Il donne le choix à tout le monde, et c’est une bonne chose. Les gens veulent avoir le choix. Pour revenir au point soulevé par le Dr Chochinov, bien des gens se sentent réconfortés d’avoir le choix et la capacité. Cela ne veut pas dire qu’ils vont aller jusqu’au bout. Il faut réfléchir à une politique qui s’applique à tout le monde, et ce, peu importe les répercussions sur l’AMM.

Le sénateur Cotter : Merci.

Dr Downar : Merci.

Le sénateur Cotter : Je pense que j’ai utilisé tout le temps qui était à ma disposition. En réalité, le Dr Downar a utilisé tout mon temps.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Ma question s’adresse au Dr Downar.

Le Québec a une certaine expérience avec l’aide médicale à mourir, soit une dizaine d’années d’expérience environ. Dans nos vies personnelles, nous avons autour de nous des personnes qui vivent plus âgées qu’il y a 50 ou 30 ans. On s’aperçoit également que notre génération vivra plus longtemps, surtout les femmes, qui ont une espérance de vie plus élevée. Donc, on ne forme pas la première génération, mais la deuxième ou la troisième génération de gens qui deviendront âgés et qui auront l’expérience de parents et de grands-parents qui auront été atteints de maladies dégénératives comme l’alzheimer.

Ma réflexion a commencé il y a 10 ans, en participant à un groupe de travail du Barreau du Québec sur le droit de mourir dans la dignité. Vous avez parlé plus tôt du désir de mourir qui fluctue. La question de la dignité, c’est aussi la question de la projection personnelle que l’on fait et les conditions qui doivent être réunies pour respecter notre propre dignité avant que le jugement de nos enfants sur notre dignité s’applique. Ne faudrait-il pas tenir compte, non seulement dans la réflexion et la révision à venir, mais à l’occasion même du débat sur le projet de loi C-7, de cette réalité qui s’est installée ici?

Dr Downar : Merci, sénatrice, pour cette question. C’est une question à laquelle il est très difficile de répondre, mais je vais essayer. Oui, la question de la dignité est différente d’une personne à l’autre.

Environ 95 % des Canadiens et des Canadiennes répondent aux critères pour obtenir l’aide médicale à mourir avant de mourir. Cependant, ce n’est pas plus de 2 % de ces gens qui choisissent l’aide médicale à mourir. Chez ces 2 % de gens, on note souvent qu’ils répondaient aux critères d’admissibilité de l’aide médicale à mourir quelques mois ou même quelques années avant de la demander.

Vous posez des questions très importantes sur ce que veut dire la dignité et sur la projection de ce qui arrivera dans l’avenir. C’est la question la plus importante, qui détermine si vous ou moi allons demander l’aide médicale à mourir, plutôt que les critères dont nous débattons aujourd’hui. C’est comme une chute d’eau. Si on parle du niveau au bas d’une chute d’eau, peu importe le niveau, la quantité d’eau qui va passer sera la même. La question de la souffrance est la chose la plus importante qui déterminera si quelqu’un va demander l’aide médicale à mourir, plutôt que les critères qu’il faut remplir. Ai-je bien répondu à la question?

La sénatrice Dupuis : Oui. Si je comprends bien, ce que vous nous expliquez revient à dire que la discussion doit se tenir entre le patient et le médecin, à partir des souffrances de la personne et du caractère très subjectif du fait que ces souffrances sont tolérables ou non?

Dr Downar : C’est cela. Le Dr Chochinov a passé toute sa carrière à faire de la recherche sur ces questions et sur ce que veut dire la dignité. Depuis cinq ans, j’ai décidé de réorienter ma recherche et de me concentrer sur cette question, car c’est cela le plus important. C’est beaucoup plus important que les critères que contient le projet de loi C-7.

Le sénateur Boisvenu : Ma question s’adresse au Dr Downar et concerne le libellé du projet de loi. Il est évident qu’une loi qui autorise une personne à demander la mort et qui autorise un professionnel à la lui accorder doit être claire dans ses objectifs, dans son encadrement et, surtout, dans son libellé.

Vous dites dans votre mémoire qu’il faut éviter d’établir des critères trop stricts, sinon il y aura des contestations, mais vous affirmez également que le concept de mort relativement prévisible est trop flou.

La loi devrait-elle définir plus clairement les patients qui seraient admissibles à l’aide médicale à mourir ou doit-on plutôt laisser ce flou, comme dans le projet de loi de 2016?

Dr Downar : Je crois qu’il est temps d’être plus clair et de supprimer le concept de mort relativement prévisible. Comme je l’ai déjà mentionné, si quelqu’un répond aux trois autres critères, pour moi, cela veut dire qu’il va répondre au quatrième, c’est-à-dire la mort relativement prévisible. Ce critère n’ajoute rien. Aucun patient qui répondrait aux trois autres critères ne répondrait à un critère de mort non prévisible.

Une partie du problème, c’est qu’il y a des médecins qui ne sont pas d’accord avec moi et qui pensent qu’il y a des gens qui répondent aux autres critères, mais pas au critère de mort relativement prévisible. Cela veut dire que c’est un problème, car nous allons interpréter la même loi de façon différente.

Le sénateur Boisvenu : Est-ce que cela s’applique autant aux gens souffrant de maladies physiques qu’à ceux qui sont atteints de problèmes psychiatriques ou de maladies mentales très graves?

Dr Downar : Je ne suis pas psychiatre; je suis chercheur. Pour moi, la question, ce n’est pas de savoir si la maladie mentale est une maladie, car bien sûr, une maladie mentale est une maladie. La question est plutôt de savoir si c’est une maladie incurable. Pour moi, c’est cela la question qui doit être posée aux psychiatres et à la communauté de la recherche. Les mots qu’on lit maintenant dans le projet de loi, qui dit que la maladie mentale n’est pas une maladie, cela ne durera pas, car les tribunaux n’aimeront pas ce libellé. Pour moi, la question n’est pas de savoir si c’est une véritable maladie, mais plutôt si c’est une maladie incurable. Il est important de poser la même question.

La vision de ce projet de loi est que, si quelqu’un a une maladie incurable, que ses souffrances sont intolérables et qu’il n’y a aucune possibilité réaliste que ces souffrances puissent être soulagées dans l’avenir, cette personne devrait avoir droit à l’aide médicale à mourir. Ce sera la même question que l’on appliquera aux maladies mentales et aux maladies physiques.

Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup.

[Traduction]

La sénatrice Keating : Docteur Chochinov, aujourd’hui nous avons beaucoup entendu l’autre témoin nous parler de l’expérience menée aux Pays-Bas, de celle menée en Europe et de celle menée aux États-Unis. Je vous prie de pardonner mon ignorance si je vous pose la question suivante, mais est-ce que l’une ou l’autre de vos études comprend une expérience menée au Canada eu égard à l’application de l’AMM? Parce que, comme l’a signalé vivement la sénatrice Dupuis, elle est en vigueur au Québec depuis 10 ans. J’aimerais savoir ce que vous en pensez.

Dr Chochinov : Merci. C’est une excellente question. Mes études ne portaient pas précisément sur l’aide médicale à mourir. Nous commençons tout juste à lancer des études dans ce domaine. L’étude réalisée par le Dr Downar portait sur les tout débuts de l’AMM. Et un autre aspect important de l’étude du Dr Downar, à mon avis, est le fait qu’elle précède le projet de loi C-7. Alors, à quoi ressemblera la situation après l’adoption du projet de loi C-7, une fois que l’on aura éliminé le critère de la mort raisonnablement prévisible, nous l’ignorons complètement.

J’ai été en contact avec la Société canadienne du cancer récemment. Il semble qu’un chercheur du Réseau universitaire de santé ait obtenu du financement pour réaliser une étude de l’AMM parce que, de toute évidence, ces enjeux sont très complexes.

Les études comme celle du Dr Downar sont importantes. Elles nous donnent une grande vue d’ensemble, lorsque l’on analyse les données administratives pour comprendre quelque chose d’aussi texturé et multidimensionnel que l’aide médicale à mourir, à l’instar des études financées par la Société canadienne du cancer. Ces études seront à la fois quantitatives et qualitatives.

Mais ce qui manque à bon nombre de ces études, c’est la voix des patients. Il nous faut des études sur les patients visés par l’AMM, les patients qui songent à demander l’AMM, des entrevues avec eux, avec les membres de leur famille aussi afin de découvrir la vraie nature de leur souffrance.

À mon avis, il est important que nous le comprenions, car l’expression du désir de mourir est une façon d’exprimer une angoisse existentielle. C’est l’une des façons d’exprimer le fait que l’on souffre. Je suis donc d’avis qu’une étude sur l’aide médicale à mourir et sur ceux qui demandent l’AMM ne va pas seulement éclairer les pratiques en matière d’aide à mourir, mais aussi les pratiques exemplaires en matière de soins palliatifs.

La sénatrice Keating : Je suis d’accord. Je vous remercie.

Docteur Downar, avez-vous quelque chose à ajouter, rapidement?

La présidente : Il a ajouté quelque chose.

Dr Downar : Mon pouce.

La présidente : Sénateur Kutcher, vous avez demandé d’autres témoins, des cliniciens et des personnes ayant l’expérience de l’aide médicale à mourir. Nous avons invité et nous attendons la confirmation de personnes qui en ont fait l’expérience. Nous sommes en train de le faire. Le greffier a travaillé fort sur ce point.

Le sénateur Kutcher : Merci beaucoup, madame la présidente. Je vous remercie de m’en informer. Je pense qu’il est important que nous entendions des personnes sur le terrain et non pas seulement des physiciens théoriques.

J’ai des questions pour chacun des membres du groupe de témoins. Elles ne seront pas trop longues, mais j’aimerais vraiment que les réponses soient brèves, car mes collègues ont des questions importantes à poser.

Docteur Chochinov, dans une de vos réponses précédentes, vous avez cité une étude de 2016 sur les psychiatres canadiens. Nous sommes maintenant en 2020. Nous savons que les attitudes changent au fil du temps. Il est intéressant de noter que vous n’avez pas cité un rapport de 2020 de l’Association des médecins psychiatres du Québec qui montre que la majorité des psychiatres de cette province sont pour l’accès à l’aide médicale à mourir dans le cas d’un trouble mental, surtout si des garanties sont en place. Est-il juste d’utiliser dans votre témoignage des données périmées qui soutiennent votre opinion et d’ignorer d’autres, plus récentes, qui ne la soutiennent pas?

La deuxième question s’adresse au Dr Downar. Considérez-vous l’exclusion de l’aide médicale à mourir si la maladie mentale est la seule raison invoquée comme étant un critère non pertinent ou une garantie dans le projet de loi C-7?

Dr Chochinov : Je vais commencer. Je ne savais pas qu’il existait une étude québécoise qui montre que la majorité des psychiatres sont pour l’aide médicale à mourir pour des raisons psychiatriques uniquement. J’ai hâte d’en obtenir copie.

Dr Downar : Je nous déconseille fortement de nous appuyer trop lourdement sur des données d’enquête qui vont dans un sens ou dans l’autre. Comme vous venez de le souligner avec élégance, sénateur Kutcher, en 2016, tout le monde a dit une chose et en 2020 tout le monde a dit autre chose. Cela ne signifie pas qu’un groupe a raison ou qu’un autre a tort. Cela signifie simplement que nous devons être prudents dans la manière dont nous interprétons les enquêtes.

Ma réponse concernant la maladie mentale est le fait que, par définition, c’est un critère d’admissibilité en ce moment. Ce n’est pas une garantie selon la formulation actuelle.

Si vous voulez laisser cet aspect-là, dites-le clairement afin qu’il y ait un examen par un comité qui doit déterminer s’il s’agit d’une maladie incurable et si les préoccupations éventuelles que le Dr Chochinov a soulignées sont primordiales; autrement dit, il serait tout simplement beaucoup trop difficile d’être sûr qu’il s’agit d’un souhait compétent ou si l’on conclut, indépendamment de ces risques, que nous pensons toujours que l’argument des droits est convaincant. Voilà ma réponse.

Dr Chochinov : J’ajouterais que si nous nous intéressons aux maladies psychiatriques dans le contexte de l’AMM, je renvoie le comité à une étude vraiment importante de M. Scott Kim qui a examiné le dossier de 66 patients, tous euthanasiés pour motif de maladie mentale uniquement. Je pense qu’il sera utile pour le comité de prendre connaissance des raisons pour lesquelles les patients souffrant de maladie mentale demandent une aide à la mort.

La présidente : Je tiens à remercier le Dr Downar et le Dr Chochinov de leurs présentations exceptionnellement intéressantes. Comme l’a dit la sénatrice Martin, nous pourrions simplement vous écouter et nous n’aurions pas de questions. Mais ce n’est pas le mandat qui m’a été confié et je ne saurais changer les règles. Je sais que tous les membres du comité ont aimé vos deux exposés. Je suis sûre que nous vous demanderons de revenir. Peut-être que la prochaine fois, nous vous ferons simplement parler. Je vous remercie grandement.

Dr Downar : Merci beaucoup de tout votre travail. Nous vous en sommes reconnaissants.

Dr Chochinov : C’est un honneur pour moi.

La présidente : Nous abordons maintenant notre cinquième groupe de témoins. Je tiens tout d’abord à remercier M. Baillie et la Dre Ferrier de nous avoir aidés à la toute dernière minute à changer les heures auxquelles ils allaient nous rencontrer. Vous nous avez accueillis tous les trois dans des délais très courts. Nous tenons à ce que vous sachiez à quel point nous vous sommes reconnaissants de tout ce que vous avez fait pour être des nôtres aujourd’hui.

J’ai le plaisir d’accueillir le Dr Alain Naud, professeur clinique titulaire au Département de médecine de famille et de médicine d’urgence de l’Université Laval. De la Commission de la santé mentale du Canada, nous accueillons M. Patrick Baillie, psychologue et avocat, à titre personnel; enfin, de l’Alliance des médecins contre l’euthanasie, nous accueillons la Dre Catherine Ferrier, présidente.

Comme beaucoup de choses ont changé, j’aimerais m’assurer que tous les sénateurs ont les cinq noms du dernier groupe de témoins. Merci beaucoup.

Docteur Alain Naud, vous avez la parole.

[Français]

Dr Alain Naud, professeur clinique titulaire, Département de médecine de famille et de médecine d’urgence, Université Laval : Merci, madame la présidente. Je tiens à remercier sincèrement les membres du comité de l’invitation à venir partager avec vous mon expérience concrète de l’aide médicale à mourir.

Je suis médecin de famille et médecin de soins palliatifs depuis 35 ans et professeur clinique titulaire à l’Université Laval. J’ai agi comme expert médical en aide médicale à mourir et soins palliatifs au moment des audiences dans les affaires de Gladu et Truchon devant la Cour supérieure du Québec, et j’ai une expérience personnelle d’évaluation et d’accompagnement de plus d’une centaine de malades qui ont reçu l’aide médicale à mourir.

Après cinq années d’expérience concrète avec l’aide médicale à mourir au Québec, et presque autant au Canada, il est important d’ancrer dorénavant nos réflexions et nos décisions sur l’expérience et la réalité concrète du terrain, et d’écouter les témoignages des malades, de leurs proches et des soignants qui sont impliqués.

J’aimerais faire quelques constats, tout d’abord, sur le terrain québécois. L’aide médicale à mourir est un soin de compassion qui est prodigué par toute une équipe médicale et une équipe de soignants, pas seulement deux médecins ou deux infirmières, et dans le respect absolu du choix libre et éclairé d’un malade.

La décision d’un malade de recourir à l’aide médicale à mourir n’est jamais un choix impulsif; c’est l’aboutissement d’une longue réflexion qui est ancrée dans sa souffrance et dans sa chair, une réflexion qui dure depuis des journées, des semaines, des mois et parfois des années. Ce n’est jamais un geste impulsif.

Le droit à l’objection de conscience des soignants est important; il est, à l’heure actuelle, bien protégé par les lois et n’a pas besoin d’être renforcé. Il ne confère toutefois aucunement à celui qui l’invoque le droit de l’imposer au malade ou de nuire à une demande d’aide médicale à mourir. L’invoquer pour refuser de transférer une demande à un collègue relève d’une faute clinique, déontologique, éthique et professionnelle grave.

Environ 80 % des malades au Québec qui ont reçu l’aide médicale à mourir recevaient déjà des soins palliatifs, alors que les autres ont refusé librement ces soins. Il faut comprendre qu’il n’y a aucune opposition entre les soins palliatifs et l’aide médicale à mourir; ce sont des options légitimes et légales de fin de vie qui sont interreliées et complémentaires.

Depuis cinq ans, au Québec, l’aide médicale à mourir a été administrée de façon très rigoureuse, et tous les dérapages ont été observés dans l’obstruction faite par certains médecins ou certains établissements à un accès légitime. C’est là où l’on retrouve les malades qui sont vulnérables et qui ne sont pas protégés. Cela représente un malade sur trois au Québec qui a signé une demande officielle.

Les éléments du projet de loi C-7 à conserver sont les suivants : un seul témoin à la signature, qui peut être un soignant, est extrêmement important; l’abrogation de la période d’attente obligatoire de 10 jours qui, dans les faits, ne représentait que du sadisme et de la cruauté pour ces malades, qui sont forcés à attendre; la possibilité de renoncer à l’avance à l’obligation d’être encore apte au moment de la procédure.

Il y a des éléments à modifier. Le concept de « mort naturelle raisonnablement prévisible », qui représente, à mon avis, le plus grand écueil de ce projet de loi, ne répond à aucun concept ni aucune définition médicale et n’existe dans aucun manuel de médecine, alors que ce sont pourtant les médecins qui ont la responsabilité de l’appliquer. Supprimer ce critère pour en faire une mesure de sauvegarde ne lui donne pas plus de sens et certainement pas de définition médicale standardisée et reconnue, alors que le maintenir continuerait de faire porter sur les épaules des médecins évaluateurs le poids intolérable et inacceptable d’interpréter un critère qui n’a aucune signification médicale. Il devrait être tout simplement supprimé. La Cour supérieure du Québec a statué que les autres critères étaient amplement suffisants pour assurer la protection des malades vulnérables. Si le législateur souhaite maintenir des mesures de sauvegarde différentes, je suggère alors d’établir un critère beaucoup plus concret, soit un pronostic de décès de 12 mois ou moins, ou de 12 mois et plus, ce qui permettrait, dans le cas des pronostics de 12 mois et plus, d’avoir des mesures de sauvegarde différentes.

En ce qui concerne la santé mentale, je crois qu’il n’est pas justifié de discriminer les malades qui ont un problème de santé mentale. Vous entendrez plusieurs autres personnes s’exprimer sur le sujet.

Par ailleurs, dans les éléments qui ne sont pas couverts par le projet de loi C-7 et qui sont à considérer, il y a les directives médicales anticipées, qui permettraient à un malade, après avoir reçu un diagnostic de démence ou d’alzheimer, par exemple, de faire une demande anticipée. Vous trouverez dans mon mémoire quelques balises qui seraient très simples à mettre en œuvre. Il y a aussi l’examen des demandes d’aide médicale à mourir refusées ou non administrées, pour lesquelles on devrait prévoir un processus beaucoup plus rigoureux, qui n’existe pas actuellement. Comme je le mentionnais, c’est là que l’on retrouve les malades vulnérables qui ne sont pas protégés en ce moment.

Je vous remercie, madame la présidente.

[Traduction]

La présidente : Merci beaucoup, docteur Naud.

Nous passons maintenant à la Commission de la santé mentale du Canada.

M. Patrick Baillie, psychologue et avocat, à titre personnel : Merci, sénatrice Jaffer.

Je tiens à préciser d’emblée que, bien que j’aie fait partie du Comité consultatif sur la santé mentale et la loi de la Commission de la santé mentale du Canada et que j’en ai ensuite assuré la présidence, en raison des délais serrés dans lesquels ces audiences ont été organisées, la commission n’a pas été en mesure de formuler sa position officielle sur la nouvelle loi. On m’a donc demandé de préciser que je me présente en tant que personne ayant déjà comparu devant ce comité en 2016, mais que mon opinion n’est pas celle de la commission, car celle-ci est encore en train de la formuler.

La présidente : Merci beaucoup de cette précision.

M. Baillie : Merci.

La question qui se pose fondamentalement pour moi est de savoir si les personnes dont la seule pathologie sous-jacente est une maladie mentale doivent avoir accès à l’aide médicale à mourir. À ce stade, je dis simplement non, et ce, parce que je ne crois pas que nous ayons mis en place des garanties adéquates. Plus tôt dans la journée, le sénateur Kutcher a posé une question au Dr Downar au sujet, je crois, de l’étude québécoise selon laquelle la plupart des psychiatres sont de fait favorables à ce que l’AMM soit disponible pour les personnes dont la seule pathologie est une maladie mentale; dans sa réponse, le Dr Downar a ajouté la phrase « avec des garanties appropriées ». Je ne pense pas que ces garanties soient encore instituées.

En 2016, ce que la commission a suggéré était une approche progressive, comme c’est le cas actuel, ainsi que la consultation de personnes qui ont eu des maladies mentales graves, de membres de leur famille qui ont été touchés par cela et de personnes qui ont changé leur décision de se suicider ou des membres de la famille qui ont été touchés par le suicide. Cette démarche visait à réduire les risques d’une mort injustifiée. Le défi est que les maladies mentales sont intrinsèquement différentes des nombreuses maladies physiques qui relèvent généralement du régime de l’AMM, et je préférerais donc qu’il y ait un débat plus approfondi sur les types de mesures qui peuvent être mises en place comme garanties appropriées pour les personnes qui peuvent choisir l’aide médicale à mourir pour cause de maladie mentale.

Vous avez entendu parler plus tôt dans la journée d’études menées en Belgique et aux Pays-Bas au sujet des personnes qui ont recours à l’aide médicale à mourir pour des maladies mentales. L’étude belge portait sur 100 patients psychiatriques; 50 de ces personnes ont été diagnostiquées comme souffrant d’un trouble de la personnalité, 48 comme souffrant de dépression, 10 de trouble bipolaire et relativement peu de maladies psychotiques. Il y a eu assurément un certain chevauchement et c’est la raison pour laquelle le total est plus élevé que 100.

Lorsqu’il a témoigné devant le comité en 2016, le Dr Kim a parlé du fait que nous pouvons tous nous entendre sur les cas évidents dans lesquels une maladie mentale pourrait être le seul facteur d’admissibilité à l’aide médicale à mourir.

Mais les choses se compliquent dans les cas ambigus; voilà pourquoi le gouvernement fédéral m’a demandé de présenter un témoignage d’expert dans les affaires du Québec et de la Colombie-Britannique. Bien sûr, l’affaire de la Colombie-Britannique n’a jamais eu lieu, et j’ai été exclu de l’affaire du Québec en raison du nombre excessif d’experts, ce qui a amené le tribunal à décider d’exclure certains d’entre eux. Mais une partie de ce dont je voulais parler portait sur un cas particulièrement ambigu, un cas réel dans mon travail de psychologue. C’était un homme de 52 ans travaillant comme ingénieur depuis plus de deux décennies dans la même entreprise, marié, avec trois enfants adultes. À l’occasion d’une fête dans l’entreprise, dans un contexte d’abus d’alcool, il a eu un contact de flirt avec une employée. Il pensait que c’était consensuel, mais elle non, et il a été accusé d’agression sexuelle. En conséquence, il a perdu son emploi, sa famille s’est éloignée de lui et les médias ont fait pleins feux sur lui.

Cet homme est devenu dépressif, ce qui est tout à fait compréhensif. Il voit sa vie défiler devant ses yeux — la perte de ses revenus, la perte de son statut dans la collectivité, la perte de sa résidence, la perte de sa famille, la perte de tous ses soutiens habituels. Alors que la date de son procès approche, son illustre avocat lui dit : « C’est un procès impliquant une femme qui était lucide lorsque vous étiez sous l’influence de l’alcool et qui dit que ce n’était pas consensuel. L’État vous propose un marché. Si vous plaidez coupable, il demandera une peine plus courte. » Cet homme me dit : « Je n’ai plus de raison de vivre. Il n’y a pas d’avenir pour moi. C’est ainsi que j’aimerais mettre fin à ma vie. » En tant que psychologue, je dois débattre entre le fait de savoir s’il s’agit d’une personne qui envisage le suicide en raison de circonstances peut-être passagères, ou s’il s’agit d’une personne dont la souffrance est devenue si importante qu’elle souhaite mettre fin à celle-ci au moyen de cette démarche particulière.

Sans des garanties adéquates, nous n’avons pas de réponse claire à cette question, et cela risque de saper les efforts du gouvernement pour faire de la prévention du suicide une priorité.

Une fois de plus, nous n’avons tout simplement pas le régime en place à ce stade. Je serais heureux de collaborer avec ceux qui tentent d’établir un régime approprié, mais faute de cela, je recommande que le comité continue de soutenir que la maladie mentale est exempte dans le cadre de cette loi. Je vous remercie.

La présidente : Docteure Ferrier, vous avez la parole.

Dre Catherine Ferrier, présidente, Collectif des médecins contre l’euthanasie : Je vous remercie de m’avoir invitée. Je m’appelle Catherine Ferrier. Je travaille depuis 1984 dans une clinique gériatrique du Centre universitaire de santé McGill. Je travaille avec des patients souffrant de troubles cognitifs, j’évalue les capacités et je témoigne devant les tribunaux pour mes patients. Mes collègues me demandent conseil pour l’évaluation des capacités et m’envoient leurs cas les plus difficiles.

Ce travail nous donne, à mes collègues et à moi, un aperçu des contraintes et des pressions auxquelles nos patients sont confrontés lorsqu’ils doivent prendre des décisions importantes. Nous voyons souvent des personnes qui font des choix contraires à leur intérêt et à leurs véritables souhaits pour de nombreuses raisons, notamment un manque de ressources financières et de soutien social, des pressions directes ou indirectes de la part d’autres personnes, y compris des professionnels de la santé, et une incapacité de faire fonctionner le système à leur avantage.

Je vois de nombreuses victimes de la maltraitance des personnes âgées. L’une d’entre elles était une veuve, sans famille au Canada. Quelqu’un a obtenu frauduleusement une procuration, a vidé son compte en banque et l’a placée dans une maison de retraite contre sa volonté. Elle s’est enfuie au milieu de l’hiver avec son déambulateur et on me l’a amenée plus tard pour évaluation. Elle n’était pas atteinte de démence avancée; elle ne parlait pas couramment l’anglais. Elle était tout à fait capable.

Ce ne sont pas tous les adultes compétents qui ont la capacité d’agir pour protéger leurs propres intérêts sans aucune aide. En écoutant le Comité de la justice de la Chambre des communes, je me suis rendu compte que certains députés n’ont aucune idée de la différence de pouvoir qui existe entre eux — des personnes très performantes qui ont une carrière réussie — et la majorité des Canadiens qui n’ont pas la même capacité de défendre leurs droits. Un député a demandé à au moins deux reprises s’il y avait eu des plaintes ou des poursuites de personnes qui avaient été contraintes de demander l’aide médicale à mourir, sous-entendant de toute évidence que s’il n’y en a pas, cela ne se produit pas. C’est faux.

Les personnes qui seront lésées par le projet de loi C-7 ne sont pas, pour la plupart, des personnes comme vous. Pensez à toutes les personnes âgées qui sont mortes cette année de la COVID ou de la détérioration due à l’isolement et à la solitude. Si nous avions investi dans des soins de longue durée adéquats et soutenu les soins à domicile, les choses auraient pu être différentes. Au Québec, 19 % des cas de COVID concernaient des patients de plus de 70 ans, mais 92 % des décès venaient de ce groupe. Prenons le cas de M. Raymond Bourbonnais, qui souffrait d’amyotrophie spinale et qui vivait dans un CHSLD, une maison de soins infirmiers au Québec. Citant de nombreux cas de soins inadéquats, y compris des personnes errant dans sa chambre lorsqu’il a dû laisser la porte ouverte en raison d’une vague de chaleur sans climatisation, il a produit une vidéo annonçant son intention de demander l’aide médicale à mourir. Le mouvement du droit de mourir a si rapidement écrasé les instincts de prévention du suicide qu’au lieu de se précipiter pour prévenir une mort qui n’avait rien à voir avec son handicap et tout à voir avec l’insuffisance des ressources, sa demande a été honorée après que toutes ses demandes de soins aient été ignorées.

Voyez toutes les personnes handicapées et les maladies chroniques. Nos patients âgés ont souvent une longue liste de diagnostics, dont un seul pourrait justifier l’euthanasie dans le cadre de ce projet de loi. Il y a des millions de Canadiens dont le suicide pourrait être encouragé si cette loi est adoptée. Plus de 2 millions de Canadiens souffrent de maladie pulmonaire chronique, 600 000 d’insuffisance cardiaque, 700 000 sont des survivants d’accidents vasculaires cérébraux et près de 5 millions souffrent d’arthrose. Ajoutons à cela le fait que les enthousiastes de l’aide médicale à mourir sont d’avis que les médecins devraient avoir le devoir d’informer chaque patient admissible en vertu de la loi que c’est une de leurs options, de sorte que des millions de Canadiens se verront proposer le suicide alors qu’il existe de nombreuses autres façons de répondre à leur détresse. C’est tout simplement la promotion du suicide.

Le cadre du projet de loi C-7 pour les personnes qui ne sont pas près de leur mort naturelle exige seulement de donner des renseignements sur un autre moyen de soulager la souffrance et une période d’attente de 90 jours. Fournir des renseignements n’a aucune valeur si l’accès au service n’est pas disponible. Ce délai n’est généralement pas respecté; souvent, il n’y a même pas le temps de voir un spécialiste et certainement pas le temps de retrouver un espoir de guérison.

Les personnes qui ont été victimes d’un accident débilitant ou ont subi un AVC mettent plusieurs années à atteindre un nouvel équilibre, et leur taux de suicide est plus élevé que celui de la population en général pendant cette période. Elles ne sont pas forcément déprimées ou incapables de prendre des décisions; leurs options ont été tragiquement réduites et il faut beaucoup de temps pour les réajuster. Mais elles le font, comme nous l’avons entendu lors de la conférence de presse de ce matin avec les personnes atteintes de lésions de la moelle épinière et leurs médecins.

Si le gouvernement est déterminé à adopter cette loi, elle ne sera jamais sûre, mais si vous voulez un minimum de sécurité, je vous propose d’abord de rendre illégal le fait de proposer l’aide médicale à mourir à quelqu’un qui ne l’a pas demandé.

Deuxièmement, oubliez les 90 jours. Assurez-vous que la personne n’a pas seulement été informée, mais a effectivement reçu tout ce dont elle a besoin pour surmonter ses souffrances tout en restant en vie, y compris les soins médicaux, la réadaptation, le soutien psychosocial, un revenu adéquat — et bien plus encore — et beaucoup de temps, quelques années au moins.

Troisièmement, créez des espaces où aucun patient n’entendra parler de l’aide médicale à mourir. C’est ce que la plupart des gens veulent — des soins, pas la mort. La mentalité de l’AMM a envahi tous les espaces de soins de santé au Canada et elle est imposée aux établissements et aux médecins qui veulent soutenir des patients vivants et non pas causer leur mort. Il faut que cela cesse. Appliquez tout cela aux personnes en fin de vie. Je vous remercie.

La présidente : Merci beaucoup, docteure Ferrier. Merci à tous les présentateurs. Nous allons maintenant passer aux questions en commençant par la marraine du projet de loi, la sénatrice Petitclerc.

[Français]

La sénatrice Petitclerc : J’ai une question qui s’adresse au Dr Naud. Par ailleurs, je remercie tous nos témoins de leur présence aujourd’hui. J’aimerais clarifier une certaine notion de coercition.

Depuis le début du débat, on a entendu certaines personnes et certaines organisations qui craignent que des personnes puissent être incitées ou même encouragées à recourir à l’aide médicale à mourir en raison d’une certaine pression ou coercition. Je voulais vous entendre là-dessus en particulier, à la lumière de ce que vous avez dit au Comité de la justice — et je vais vous citer brièvement :

La coercition que nous observons depuis cinq ans, au Québec et au Canada, n’est pas dans l’administration de l’aide médicale à mourir, mais bien, comme je l’ai mentionné, dans l’obstruction qu’opposent certains individus et certains établissements à l’accès libre et légitime à cette aide.

Donc, des gens subissent des pressions pour retirer ou pour ne pas présenter une demande de recours à l’aide médicale à mourir. Je voulais vous demander de nous en dire plus sur ce sujet. Je sais que vous avez une expérience extraordinaire sur le terrain; peut-être même que vous pourriez nous donner des pistes de solutions.

Dr Naud : Merci beaucoup, madame la sénatrice de votre question, car elle est importante. Je vais le dire d’entrée de jeu, nous avons une expérience de cinq ans maintenant au Québec, et presque autant au Canada. Donc, il n’y a plus de place pour les prophéties apocalyptiques. Il faut regarder ce qui se fait sur le terrain. On craignait beaucoup cela, on entendait parler d’aide médicale à mourir au Québec depuis 10 ans, et on nous ramène toujours les mêmes craintes, notamment celle selon laquelle les patients vont être forcés d’aller vers l’aide médicale à mourir ou vont subir de la pression pour la demander; ce n’est absolument pas le cas.

Il faut bien comprendre que l’aide médicale à mourir est un processus très rigoureux qui n’implique pas seulement deux médecins, mais toute une équipe de soignants. Il y a des infirmières, des préposés aux bénéficiaires et des travailleurs sociaux qui sont impliqués. Une des mesures actuellement en vigueur est que l’on doit s’assurer que la demande est faite de façon libre et éclairée, sans contrainte extérieure. Tout ce processus — et toute cette équipe de soignants, garante de la rigueur du processus — garantit que cette contrainte n’existe pas.

À l’inverse, ce que l’on voit depuis cinq ans, ce sont des malades qui subissent des pressions ou qui reçoivent carrément des menaces de la part de médecins pour ne pas faire ou pour retirer une demande. Les patients qui avaient fait une demande et qui se sont fait dire ceci par leur famille : « Si tu ne retires pas ta demande, on ne vient plus te voir à l’hôpital », c’est concret, on l’a observé. Des patients qui se sont fait dire par leur médecin : « Si tu fais une demande d’aide médicale à mourir, je vais te sortir de l’unité de soins palliatifs », ou « Si tu fais une demande d’aide médicale à mourir, je vais refuser de continuer à m’occuper de toi. » On a vu tout cela depuis cinq ans et on le voit encore. Cela se perpétue en toute impunité parce qu’il n’y a aucun examen qui est fait actuellement des demandes refusées ou non administrées.

Pour ce qui est des malades qui auraient pu subir des pressions pour demander l’aide médicale à mourir, je peux vous assurer que c’est rarissime, et que c’est détecté rapidement, compte tenu de la rigueur du processus et du temps qui est accordé à l’examen des demandes. Ces malades qui font une demande d’aide médicale à mourir ne le font pas sur un coup de tête, en posant un geste impulsif. C’est une demande qui est réfléchie, qui s’inscrit dans la longue durée d’un processus décisionnel, et je vous dirais que pratiquement 100 % des malades qui font une demande en ont déjà parlé à leur entourage, à leur médecin traitant, à leur infirmière. L’entourage est déjà au courant.

Donc, le risque que les malades soient poussés vers l’aide médicale à mourir n’existe pas; c’est tout à fait le contraire que l’on voit actuellement. C’est la raison pour laquelle je disais que les malades vulnérables, qui ne sont pas protégés, font partie de ces 33 % de malades au Québec qui n’ont pas pu avoir accès à l’aide médicale à mourir, qui est un soin légal et légitime. L’aide médicale à mourir, ce n’est pas honteux ni illégal.

La sénatrice Petitclerc : Merci beaucoup.

Le sénateur Carignan : Ma question porte sur la maladie mentale. Docteur Naud, si j’ai bien compris, vous avez dit que les gens qui souffrent simplement de maladie mentale, sans autre handicap ou élément physique, devraient pouvoir recevoir l’aide médicale à mourir, et qu’il s’agit de mettre en place des mesures de sauvegarde. M. Baillie a dit qu’ils ne devraient pas être en mesure de recevoir l’aide médicale à mourir parce qu’il n’y a pas de mesures en place.

Évidemment, on ne peut pas violer un droit constitutionnel parce qu’il n’y a pas de mesures en place. C’est à l’État de mettre en place les mesures pour éviter qu’un droit soit violé.

J’aimerais vous entendre, dans un premier temps, sur les mesures qui devraient être mises en place dans ces situations. En second lieu, ouvrir la porte à ce qu’un patient souffrant de maladie mentale soit admissible à l’aide médicale à mourir n’aurait-il pas l’effet inverse, c’est-à-dire capter plus de personnes qui ont des idées suicidaires et qui voudraient recevoir l’aide médicale à mourir? Avec de l’aide et les ressources qui sont disponibles, on pourrait les empêcher de se suicider — il y a quand même 4 000 suicides par année et même 10 fois plus de tentatives, car ces gens-là ne sont pas interceptés.

Dr Naud : Merci de votre question, sénateur. En effet, le but de l’aide médicale à mourir est, d’une part, d’accompagner des malades qui considèrent que leur vie n’a plus de sens — ils ne voient aucun avenir, ils ont une maladie grave et incurable —, et d’éviter des suicides. M. Baillie parlait du taux de suicide chez les gens qui souffrent de maladie mentale; c’est ce qu’on veut éviter avec l’aide médicale à mourir, plutôt que d’abandonner les gens à eux-mêmes et les laisser à leur triste sort.

Évidemment, il faut des mesures de sauvegarde. Il faut prendre en compte l’expérience de pays comme la Belgique et les Pays-Bas, qui autorisent l’aide médicale à mourir depuis 2002. Il faut comprendre que l’aide médicale à mourir qui est offerte dans ces pays pour une raison de problème de santé mentale, uniquement ou majoritairement, c’est une chose qui demeure exceptionnelle. Aux Pays-Bas, par exemple, on parle de moins de 1 % des actes d’aide médicale à mourir qui sont administrés pour cette raison. Donc, ce sont des mesures très exceptionnelles, et il doit y avoir des critères. On parle de maladies graves et incurables; la dépression est, dans la grande majorité des cas, traitable. Les troubles d’adaptation aussi. Évidemment, la jeune adolescente qui a une peine d’amour ne pourra jamais recevoir l’aide médicale à mourir. Donc, on parle de maladies psychiatriques incurables, graves, au long cours, suivies souvent par de nombreux psychiatres et qui ont fait l’objet de nombreux traitements. Je pense donc qu’il faut mettre en place des mesures de sauvegarde.

Aussi, prétendre que, parce qu’un malade souffre de maladie mentale, il n’est pas apte à consentir, je pense que tous les experts vont s’entendre pour dire que c’est faux. On peut très bien avoir une maladie mentale grave et être apte à prendre une décision pour soi-même. Évidemment, si on est en psychose aiguë, on n’est plus apte à prendre une décision, mais on ne parle pas de ces malades-là.

Dans tous les cas, si on s’inspire par exemple de la Belgique et des Pays-Bas, trois médecins sont impliqués, et non pas deux, comme dans le cas des maladies physiques. De plus, l’un des trois médecins doit être forcément un psychiatre, un expert de la maladie mentale du malade. On pourrait très bien mettre en place une mesure de sauvegarde, par exemple le fait que la demande pourrait venir du psychiatre traitant lui-même. Il est le mieux placé, il connaît son patient et le traite depuis fort longtemps; il connaît tous les traitements subis par le malade, il est capable de lui parler de ce qu’il lui reste comme possibilités; il est capable de dire que ce malade est incurable, qu’il a une piètre qualité de vie, qu’il y a un déclin avancé et irréversible de ses capacités, qu’il souhaite maintenant mettre fin à ces jours et être accompagné dignement par un médecin pour le faire, plutôt que d’être obligé d’aller se jeter en bas d’un pont. Donc, la demande pourrait venir d’un psychiatre.

Pas plus tard que la semaine dernière, un rapport de l’Association des psychiatres du Canada s’indignait du fait que l’on discrimine ces patients-là dans le projet de loi C-7 et qu’on les refuse systématiquement parce qu’ils ont une maladie mentale. Je peux vous dire que l’Association des médecins psychiatres du Québec a travaillé depuis un an sur ces questions; elle vient de déposer son rapport au Collège des médecins du Québec et il devrait être rendu public prochainement. L’association prône des mesures de sauvegarde à mettre en place pour pouvoir répondre à la demande de ces malades qui souffrent d’une maladie psychiatrique.

Je pense qu’il est discriminatoire de retirer d’emblée à ces malades la possibilité de recourir à l’aide médicale à mourir parce qu’ils ont une maladie psychiatrique. Évidemment, il faut mettre en place des mesures de sauvegarde. Je pense qu’avoir trois médecins impliqués dans la décision finale serait une bonne chose, dont un qui serait obligatoirement un psychiatre. À mon avis, idéalement, la demande pourrait provenir des psychiatres eux-mêmes, plutôt que du médecin de famille. On pourrait prévoir un temps d’attente; on comprend, à ce moment-là, qu’on n’est pas non plus dans l’urgence pour ces malades, contrairement à un malade du cancer qui va mourir dans la semaine qui vient. Il faut s’assurer de l’aptitude à consentir, obtenir un consentement qui peut être répété dans le temps, après deux semaines, après un mois, pour s’assurer que le malade, par exemple, a fait un choix bien éclairé.

Je pense qu’il faut demander aux psychiatres, tout simplement. Il y a moyen de mettre en place des mesures de sauvegarde simples, mais efficaces, qui permettraient de répondre à la souffrance de ces malades, car la souffrance psychique est aussi réelle que la souffrance physique. C’est bien connu en médecine et c’est accepté. De plus, il est possible d’évaluer les souffrances psychiques des malades.

[Traduction]

La sénatrice Batters : Ma question s’adresse à M. Patrick Baillie de la Commission de la santé mentale du Canada. J’ai bien aimé une ou deux choses dans votre mémoire. L’une d’entre elles était une citation du rapport du Dr Scott Kim, qui indique que les femmes ont deux fois plus de chance que les hommes de demander et de recevoir l’aide médicale à mourir pour des motifs psychiatriques. C’est une statistique assez alarmante. Je trouve également intéressant ce que vous avez déclaré concernant les personnes pour qui la maladie mentale est l’unique pathologie. J’ai trouvé que vous l’avez très bien exprimé dans votre mémoire lorsque vous avez dit :

Permettre que l’aide médicale à mourir soit disponible pour cette population vulnérable témoigne davantage d’un échec à fournir en temps utile des services de santé mentale axés sur le rétablissement que de compassion.

Je rappelle également que vous avez déclaré dans votre mémoire, et vous l’avez encore dit aujourd’hui, que la décision prudente de ce comité serait, selon vous, de continuer à exclure de l’admissibilité à l’aide médicale à mourir les personnes dont la seule pathologie sous-jacente est une maladie mentale.

Je note que vous êtes psychologue et avocat, et que vous avez donc un point de vue unique sur cette question. Cela étant, de votre point de vue médical et juridique unique, pensez-vous que le fait d’exclure la maladie mentale comme seule pathologie sous-jacente pour l’aide médicale à mourir est discriminatoire et stigmatisant?

M. Baillie : Merci pour cette question. Je suis d’accord pour dire que c’est discriminatoire. Cependant, je pense que ce pourrait être justifié au titre de l’article 1 si nous examinons la préoccupation urgente et substantielle, le lien rationnel et les critères de déficience minimale au titre de l’article 1. La préoccupation urgente et substantielle était la promotion de la prévention du suicide et le lien rationnel étant, de toute évidence, que nous ne voulons pas d’une loi qui, d’une part, dit aux personnes dont la souffrance est devenue intolérable qu’elles sont autorisées à demander une aide médicale à mourir et qui, d’autre part, dit que le suicide est quelque chose qui doit être évité.

Le commentaire que j’ai fait vers la fin de mon mémoire est que nous parlons de l’aide médicale à mourir; nous ne parlons pas de l’aide médicale pour mourir. Nous parlons de personnes qui sont en train de mourir et qui, pour des raisons très personnelles, demandent que leur mort soit accélérée. Ce critère ne s’applique à presque aucune maladie mentale, à l’exception, peut-être, de l’anorexie. Les maladies mentales ne provoquent pas la mort en soi, de sorte que l’aide à la mort, dans ces circonstances, n’est pas une situation où l’on hâte une mort naturelle. Pour répondre à votre question, je pense que c’est discriminatoire, mais je pense aussi que dans une analyse juridique, cela pourrait être justifié au titre de l’article 1.

La sénatrice Batters : Je sais que dans le cadre de votre travail avec la Commission de la santé mentale du Canada, cette importante organisation nationale a fait beaucoup, et même plus, au cours de la dernière décennie pour lutter contre la stigmatisation. J’ai personnellement essayé de toujours faire cela les 10 dernières années, de travailler très dur pour y parvenir. Je ne voudrais jamais adopter une position qui stigmatiserait les personnes atteintes de maladies mentales. Toutefois, la protection des personnes vulnérables est un aspect crucial.

M. Baillie : Je suis certainement d’accord, et la commission vous est reconnaissante de vos efforts et de ceux d’organisations comme Bell Cause pour la cause pour aider à réduire la stigmatisation entourant la maladie mentale. Là encore, comme je l’ai précisé dans un commentaire précédent, je ne dis pas qu’il n’y a pas de circonstances dans lesquelles la maladie mentale d’une personne ne devrait pas être un motif d’accès à l’aide médicale à mourir. Je dis que nous devons déterminer quelles sont ces circonstances et nous assurer que nous avons mis en place des critères appropriés pour que les personnes atteintes de maladies mentales ne finissent pas par être victimes d’une mort injustifiée en raison de ce qui peut être un désir transitoire de mourir.

Le sénateur Dalphond : Je comprends, d’après ce que vous venez de dire, monsieur Baillie, que ce qui manque, ce sont des garanties concernant la maladie mentale.

M. Baillie : Excusez-moi, cette question s’adressait à moi?

Le sénateur Dalphond : Oui. Je vais répéter la question. Dans votre dernière réponse à la sénatrice Batters, vous ne dites pas que la personne souffrant d’une maladie mentale devrait toujours se voir refuser l’accès dans tous les cas de figure, mais que cela devrait être autorisé dans les cas où il existe des garanties suffisantes pour s’assurer que le consentement est correctement donné.

M. Baillie : Oui, monsieur.

[Français]

Le sénateur Dalphond : Ma prochaine question s’adresse au Dr Naud. En me basant sur cette réponse et sur la réponse que vous aviez commencé à donner au sénateur Carignan, je comprends que vous considérez que le corps médical est capable de proposer des lignes directrices ou des mesures de sécurité suffisantes grâce aux experts, notamment les psychiatres et le Collège des médecins, afin de faire l’évaluation appropriée de ce genre de situation. Ai-je tort de résumer ainsi ce que vous dites, docteur Naud?

Dr Naud : Non, vous n’avez pas tort, bien au contraire, c’est exactement ce que j’ai dit. Lorsqu’on consulte les experts, c’est-à-dire les psychiatres, ils disent qu’ils sont à l’aise. Évidemment, je parle de la majorité des médecins. Il y aura toujours, peu importe la profession au sein du corps médical, des gens qui ne seront pas à l’aise avec l’aide médicale à mourir, et il faut respecter cela. Cependant, lorsqu’on regarde les groupes d’experts qui travaillent sur la question, ils disent : « Oui, on devrait permettre l’accès à l’aide médicale à mourir, sous certaines conditions, à des malades dont la condition principale est une maladie mentale psychiatrique grave et incurable. »

Il faut comprendre qu’il n’y a aucun lien entre l’aide médicale à mourir et le suicide. Souvent, on associe les deux; on affirme que l’aide médicale à mourir va pousser les gens au suicide, mais ce sont deux choses totalement différentes. Si on prend le temps de lire le jugement de l’honorable juge Baudouin dans les affaires de Jean Truchon et de Nicole Gladu, cet élément est très clairement justifié dans une vingtaine de pages et commence au paragraphe 374. Donc, ce sont deux choses totalement différentes.

Le but est évidemment, comme je le mentionnais, de prévenir le suicide, et non pas de le favoriser chez les gens qui ont une maladie mentale. Si on regarde l’expérience des Pays-Bas et de la Belgique, des mesures sont en place depuis 2012, et on n’est jamais revenu en arrière. S’il y avait eu des dérapages, si cela avait été un eugénisme de masse, comme certains le prophétisent, on aurait aboli tout cela; or, ce n’est pas le cas.

Le sénateur Dalphond : Selon votre expérience, est-ce qu’au Québec, des personnes souffrant essentiellement de maladie mentale ont reçu l’aide médicale à mourir?

Dr Naud : À ma connaissance, non. Au Québec, ce n’était pas le cas pour plusieurs raisons. Jusqu’à maintenant, au Québec, on avait notamment un critère de fin de vie, donc il fallait être considéré en fin de vie pour être admissible. On parle donc d’un décès prévisible d’ici 12 mois, ce qui n’est pas le cas de l’immense majorité des gens qui ont une maladie mentale. Donc, au Québec, à ma connaissance, aucun n’a reçu l’aide médicale à mourir. Par contre, il y en a eu dans le reste du Canada. Il y a eu une période intérimaire, avant que la loi fédérale entre en vigueur. D’ailleurs, le premier malade au Canada qui a reçu une exemption personnelle — avant que le projet loi C-16 entre en vigueur — souffrait d’une condition psychiatrique pure; il n’avait aucune maladie physique. Il y a eu quelques autres cas par ailleurs dans le reste du Canada. Cependant, au Québec, à ma connaissance, il n’y a eu aucun cas jusqu’à présent.

Encore une fois, je pense qu’on doit se fier aux groupes d’experts qui connaissent bien ces malades et qui nous disent être capables de mettre en place des mesures de sauvegarde qui assureront la protection des malades vulnérables.

Le sénateur Dalphond : Merci.

[Traduction]

La sénatrice Martin : Merci à vous tous pour le travail important que vous faites.

Le Dr Naud et d’autres ont mentionné la Belgique et les Pays-Bas et, oui, ils sont en avance pour ce qui est de la compréhension et de la mise en œuvre de leur système. Mais un rapport d’enquête du journal The Guardian de l’année dernière a révélé que bien plus d’un quart des décès aux Pays-Bas en 2017 ont été causés par l’euthanasie, le suicide en dehors du système ou la sédation palliative.

Je pense que vous avez tous mentionné l’importance des garanties — et beaucoup de nos témoins en ont parlé. Sans elles, je crois que nous allons vers une situation très dangereuse. En ce qui concerne les mesures de protection importantes qui doivent être mises en place, je voudrais demander à la Dre Ferrier si nous devons modifier ce projet de loi pour conserver certaines de ces garanties.

Dre Ferrier : Je vous remercie de cette question. Oui, je pense vraiment que ce projet de loi doit être modifié sérieusement. Par exemple, comme je l’ai mentionné, accorder seulement 90 jours à une personne qui n’est pas mourante pour essayer de voir ce que l’on peut faire pour elle avant qu’elle ne reçoive une aide médicale à mourir est une plaisanterie dans notre système de soins de santé, compte tenu de la difficulté à obtenir des soins et du fait que, pour les personnes handicapées, il manque bien d’autres choses que les soins médicaux.

En passant, le Dr Naud a dit qu’il y a une différence entre l’aide médicale à mourir et le suicide, ce qui a été prouvé par la juge dans Truchon. Je soutiens que les juges ne sont pas des experts en la matière et qu’en fait, le groupe d’experts du Conseil des académies canadiennes n’a pas réussi à arriver à un consensus sur la question de savoir s’il y a une différence entre l’aide médicale à mourir et le suicide. Je crois que c’est une façon de se suicider. C’est peut-être moins dramatique que sauter d’un pont, mais c’est une façon de se suicider, avec l’aide de son médecin.

Aucune garantie ne protégera tout le monde. La coercition ne peut pas toujours être détectée. Elle peut être subtile. Le simple fait qu’un professionnel de la santé mentionne que c’est l’une des options la place en tête de liste par rapport à d’autres choses pour quelqu’un qui se trouve dans une période de détresse et de souffrance et qui est soudain confronté à de très mauvaises nouvelles, qu’il s’agisse d’un diagnostic de cancer, d’un accident invalidant ou d’une autre maladie terrible. La vie n’est pas aussi simple que le prétendent ceux qui prônent le libre accès à la mort. Il faut des mois, voire des années pour obtenir de bons soins psychiatriques. Il faut beaucoup de temps pour obtenir la plupart des choses qui pourraient améliorer la vie de beaucoup de gens.

Bien sûr, instituez toutes les garanties possibles, mais cela ne protégera pas toutes les personnes de choisir la mort quand elles auraient pu choisir la vie. Je ne sais pas si vous avez entendu les personnes handicapées qui ont témoigné devant le Comité de la justice il y a quelques semaines. Elles disaient : « Nous avons besoin de tant de choses. Pourquoi nous offrez-vous la mort comme premier choix alors que nous n’avons pas tout le reste? Pourquoi nous encouragez-vous au suicide au lieu de nous offrir la vie? »

Je pourrais continuer indéfiniment, mais les garanties, même les plus strictes, ne feront pas tout. Le plus important, c’est de s’assurer que l’aide médicale à mourir ne figure jamais dans la liste des premiers choix et que tout le reste a été essayé, ce qui peut prendre non pas 90 jours, mais quelques années pour beaucoup de gens. C’est la première garantie que j’instituerais.

La sénatrice Martin : Merci.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : J’avais deux questions pour la Dre Ferrier, mais elles ont déjà été posées. Docteur Naud, dans votre courte explication de départ, vous nous avez laissés en appétit relativement aux directives médicales anticipées. Vous avez dit que vous aviez expliqué ces balises dans votre document. Pouvez-vous en parler?

Dr Naud : Bien sûr. Il est clair qu’il y a un large consensus parmi la population, soit que des patients puissent avoir éventuellement accès à l’aide médicale à mourir, par le biais de directives anticipées, une fois qu’on a posé un diagnostic grave de maladie d’Alzheimer ou de toute autre démence associée.

Selon un sondage pancanadien réalisé par Léger en juin 2019, 84 % des Québécois et 80 % des citoyens dans le reste du Canada souhaitaient la mise en place de telles mesures. On pourrait instaurer des mesures assez simples. Un individu pourrait faire une demande en signant un formulaire d’autorisation devant témoin après avoir reçu un diagnostic et après un certain laps de temps. On comprend qu’il y a le choc du diagnostic à encaisser et le patient doit recevoir toute l’information possible. On doit le laisser cheminer.

Dans le cas de l’alzheimer, le décès ne survient pas à court terme, mais sept à huit ans en moyenne après le diagnostic. Une fois le diagnostic posé, après un certain temps et après avoir bien étudié la question, un individu pourrait faire une demande en signant un formulaire devant témoin. On pourrait répéter la demande après trois ou six mois, en sachant que le malade est toujours apte à donner son consentement. Cette demande aurait une valeur contraignante. La personne pourrait ensuite identifier une série de critères objectivables qui représenteraient pour elle un état de perte de dignité à laquelle elle ne souhaite pas être confrontée. Par exemple, si une personne dit : « Je ne reconnais plus mes proches depuis au moins six mois; je suis constamment alité; je suis totalement dépendant de mon entourage pour mon hygiène ou pour m’alimenter. » On parle d’une série de critères objectivables où la personne pourrait demander, une fois qu’elle sera dans cet état-là, l’aide médicale à mourir, même si elle n’est plus apte à donner son consentement plus tard. Elle l’aurait fait de la même façon avec une directive anticipée, comme lors de la signature d’un testament ou d’un mandat d’inaptitude. On désigne un mandataire qui se charge de notre dossier une fois qu’on devient inapte. On pourrait demander à la personne de désigner par écrit un mandataire qui aurait la responsabilité d’alerter l’équipe soignante afin d’évaluer si le moment est venu pour le malade. On pourrait confier cette responsabilité non pas au médecin traitant, mais à une équipe multidisciplinaire de professionnels, comprenant notamment un médecin, un travailleur social ou une infirmière, qui se chargerait d’évaluer la situation pour voir si c’est le moment d’acquiescer au souhait du malade.

Le sénateur Boisvenu : Est-ce que le projet de loi prévoit tout cela?

Dr Naud : Pas du tout, mais je pense que cela devrait en faire partie. C’est un enjeu important pour les Québécois et les Canadiens, parce que la population est vieillissante et que la maladie d’Alzheimer est toujours incurable au moment où l’on se parle.

Le sénateur Boisvenu : Je vous remercie de votre contribution.

La sénatrice Keating : Docteur Naud, je vous remercie beaucoup de nous faire entendre votre témoignage de praticien sur le terrain. C’est très important. Je dois dire qu’on a eu très peu de témoins qui ont été en mesure de nous guider dans ce sens. On a entendu beaucoup de témoignages sur la question de la santé mentale, notamment des définitions de l’aide médicale à mourir en ce qui a trait à la dépression et au suicide. Cependant, la maladie mentale, c’est beaucoup plus que cela. Vous savez très bien qu’il y a énormément de catégories en matière de santé mentale. J’aimerais avoir votre opinion sur l’exemple donné par M. Baillie au sujet d’une personne déprimée en raison des circonstances de la vie. Ce n’est pas une personne qui serait admissible de facto à l’aide médicale à mourir, non? Pas du tout. Du moins, pas avant d’avoir consulté une équipe médicale de psychiatres, par exemple.

Dr Naud : Non, pas du tout, madame la sénatrice. Vous avez tout à fait raison là-dessus. Effectivement, l’exemple qu’a donné M. Baillie ne répond pas aux critères de l’aide médicale à mourir. Lorsqu’on parle de malades dans d’autres pays qui reçoivent l’aide médicale à mourir, ce ne sont pas des exemples de ce type-là. Il y a toujours quelqu’un qui donne un exemple anecdotique, mais, dans les autres pays, on parle de maladies graves et incurables comme la schizophrénie, où la qualité de vie est pitoyable. On parle de personnes qui n’en peuvent plus, qui sont surmédicamentées, qui ont subi des traitements par électrochocs, des personnes à qui l’on n’a plus rien à offrir, qui vivent des souffrances physiques et psychiques terribles, qui disent qu’elles vont se jeter en bas d’un pont. Il ne s’agit pas d’une dépression passagère ou d’une personne qui vit des difficultés liées à des circonstances ou à une situation particulière. Par exemple, une personne qui perd son emploi n’aurait jamais accès à l’aide médicale à mourir parce qu’elle vit des difficultés financières. C’est très clair pour moi. Ce ne sont jamais des exemples de ce genre-là. Vous savez, il y a tout un monde entre les médecins qui parlent de l’aide médicale à mourir, les professionnels de la santé, ceux qui n’ont jamais rencontré un seul de ces malades ou qui n’ont jamais participé à l’aide médicale à mourir, qui ne connaissent pas le processus, et tous ceux qui savent ce que cela représente. Ils sont capables d’être la voix de ces malades et ils connaissent la rigueur du processus d’aide médicale à mourir.

C’est pour cela que, d’entrée de jeu, je vous disais qu’il faut maintenant prendre acte de toutes ces années d’expérience, au Québec et au Canada, pour vraiment parler de ce qui se passe sur le terrain. Il n’y a plus de place pour les prophéties apocalyptiques, car elles sont fausses; nous savions qu’elles étaient fausses, et nous avons la preuve maintenant qu’elles le sont.

La sénatrice Keating : Je vous remercie. D’ailleurs, je connaissais la réponse avant de vous poser la question. J’ai beaucoup d’expérience familiale avec les maladies mentales graves. Ma grand-mère a passé sa vie dans une institution, car elle souffrait de psychose et de paranoïa, et à cette époque, c’est ce que l’on faisait.

Il y a effectivement une grande différence, et je ne doute pas que la profession médicale prend l’administration de mesures comme celles-ci très au sérieux lorsqu’elle en vient à administrer l’aide médicale à mourir à des personnes souffrant de troubles psychiatriques. Je vous remercie beaucoup d’être parmi nous aujourd’hui.

[Traduction]

La sénatrice Boyer : Ma question s’adresse au Dr Naud et porte sur l’accessibilité générale des services de soins de santé et de santé mentale dans les communautés autochtones.

En réponse aux préoccupations concernant l’accès par les peuples autochtones aux professionnels de la santé mentale, les médecins et les infirmières suggèrent de privilégier l’utilisation de la télémédecine ou du téléconseil. Toutefois, cette suggestion ne tient pas compte d’un certain nombre de facteurs, notamment l’absence éventuelle d’appareils électroniques ou de connexion Internet, les barrières linguistiques et le risque que la personne à l’autre bout du fil ne soit pas suffisamment formée pour fournir des services culturellement adaptés. En ce qui concerne l’accès à l’aide médicale à mourir et le respect des conditions d’admissibilité, comment recommandez-vous que ce projet de loi soit renforcé pour garantir que les personnes qui ont un accès limité aux services essentiels seront traitées équitablement au regard de la loi?

[Français]

Dr Naud : Sur la question de faire une évaluation de l’admissibilité à l’aide médicale à mourir à distance, personnellement, je ne suis pas à l’aise avec cela, et je ne le ferais pas parce que je pense que le contact avec le malade est essentiel; il faut vraiment être en présence du malade. L’évaluation à distance peut être pratique dans certaines circonstances, mais elle a des limites importantes et ne remplacera jamais la rencontre du malade et de ses proches. L’aide médicale à mourir n’est pas un soin banal, je pense qu’on peut tous en convenir. C’est quelque chose d’important et de sérieux. C’est une décision que, comme je le disais d’entrée de jeu, personne ne prend sur un coup de tête. On doit y accorder les ressources appropriées pour bien faire le travail de façon rigoureuse.

Vous soulevez la question des communautés éloignées, et ce n’est pas mon expérience. Je serais un peu mal placé pour vous proposer des pistes de solution là-dessus, mais, dans les communautés, ce que je sais cependant, c’est que les demandes d’aide médicale à mourir sont rares. Cela ne fait généralement pas partie de la culture des Premières Nations, et corrigez-moi si je fais erreur. Donc, ce sont des demandes rares, mais je pense que, s’il y en a, il faut pouvoir aller dans ces communautés pour pouvoir faire le travail correctement, c’est-à-dire s’assurer du respect des critères de la loi, rencontrer les malades eux-mêmes, rencontrer les proches et parler avec l’entourage. C’est toujours un travail que l’on fait comme médecin lors de l’évaluation de la demande; on parle toujours aux médecins traitants, aux médecins spécialistes, aux consultants et on examine le dossier médical.

Lors de la première évaluation pour l’aide médicale à mourir, dans ma pratique, lorsque je rencontre un malade qui a fait une demande, l’entretien dure entre deux heures et demie et cinq heures. Ce n’est pas 15 minutes sur le coin d’une table. J’ai accès au dossier médical du malade. Il faut aller vers les gens pour faire ce travail de façon rigoureuse lorsqu’il y a des demandes. Je ne sais pas si cela répond à votre question.

[Traduction]

La sénatrice Boyer : Cela fait ressortir une énorme lacune. Merci.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Ma question s’adresse au Dr Naud. Je remercie tous les témoins d’être venus au comité aujourd’hui pour traiter d’une question difficile.

Docteur Naud, vous avez parlé de l’aide médicale à mourir une fois qu’un diagnostic est établi. Je voudrais vous poser la question suivante : dans la mesure où notre génération a connu des parents et des grands-parents qui sont morts très âgés, un certain nombre d’entre eux de maladies physiques ou d’autres maladies, comme la maladie d’Alzheimer entre autres, nous avons une expérience douloureuse d’une certaine manière. On ne peut s’empêcher de se demander : « Est-ce que cela va réellement m’aider de savoir que je peux demander l’aide médicale à mourir une fois que le diagnostic est établi? Si j’ai une forme d’alzheimer et que je fais partie des patients qui ne réalisent même pas qu’on leur pose la même question 100 fois par jour, c’est clair qu’au moment du diagnostic, il sera trop tard. »

Quelle est la discussion que nous devrions avoir pour amorcer cette réflexion? Beaucoup de femmes vivent très âgées, après avoir été l’aidante naturelle de leur conjoint pendant des années, et elles se sont affaiblies à cause de cela. Est-ce que c’est possible d’envisager plutôt de mettre en place un système de directives anticipées qui dirait à l’avance, après mûre réflexion et après une évaluation, que, dans l’hypothèse de certaines réalisations liées à la maladie, la personne ne souhaite obtenir aucun traitement ni aucune intervention?

Dr Naud : Il y a déjà au Québec un régime de directives médicales anticipées qui permet de refuser à l’avance certains soins, mais qui ne concerne pas l’aide médicale à mourir.

Personnellement, je souhaite qu’on ait l’option de le demander à l’avance par des directives anticipées, une fois le diagnostic reçu. Il faut comprendre qu’une fois que le diagnostic a été posé, il s’écoule habituellement beaucoup de temps avant que l’inaptitude n’apparaisse. Dans les premiers stades de la maladie, au stade 1, 2, 3 et même au stade 4, le malade a encore ses aptitudes. Il est capable de comprendre sa condition, de réaliser son évolution et de constater ce qui s’en vient. On n’est pas dans l’urgence non plus.

Pourquoi suis-je en faveur qu’on le fasse une fois le diagnostic établi? C’est parce que, lorsqu’on a 50 ans, on dit : « J’ai vu ma mère mourir d’alzheimer et ce n’est pas comme ça que je veux mourir plus tard. » C’est ce que j’entends souvent sur le terrain. Je suis, à la base, un médecin de famille, et toutes les familles au Canada ont des membres de leur famille qui sont morts de l’alzheimer; c’est quelque chose de très fréquent. Si l’on prend cette décision à 50 ans, mais que le diagnostic d’alzheimer est posé à 74 ans, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Est-ce qu’on sera dans les mêmes dispositions? Est-ce qu’on aura le même entourage et les mêmes ressources? Il peut se passer beaucoup de choses.

Le point que je veux apporter, c’est qu’une fois que le diagnostic a été posé, on a encore le temps d’y penser. Il peut arriver — et vous avez raison là-dessus — qu’on pose un diagnostic d’alzheimer pour une personne qui est, au moment du diagnostic, inapte parce qu’elle a été toute seule pendant des années et que la famille a essayé de combler les lacunes de la personne, mais ce n’est pas la majorité des cas. Dans la majorité des cas, le diagnostic se fait au stade plutôt précoce de la maladie, et l’aptitude à consentir est souvent là pour encore quelques années. Donc, on a le temps d’y réfléchir comme il faut, de recevoir de l’information sur les ressources qui existent, de voir comment la maladie va évoluer et où on peut aller éventuellement une fois inapte, quand on ne pourra plus rester à la maison. On a amplement le temps de faire ces demandes. Donc, les malades inaptes au moment du diagnostic existent, mais ils sont très rares.

[Traduction]

Le sénateur Cotter : J’ai deux questions. La première s’adresse à Dr Naud. Dans vos conversations avec nous, vous avez d’abord parlé, au sujet de la maladie mentale, de certaines garanties qui devraient être mises en place ou pourraient l’être, du moins. En particulier, vous en avez mentionné quelques-unes, et je ne suis pas au courant de leur contenu. Il a été suggéré de modifier la loi afin d’inclure la maladie mentale comme seule pathologie sous-jacente, mais de suspendre l’application de cette disposition pendant un an afin que les aspects de la prise en compte de la maladie mentale aux fins de l’aide médicale à mourir puissent être mieux examinés et encadrés. Est-ce, à vos yeux, une option réaliste pour permettre la mise en place de ces garanties et ensuite l’entrée en vigueur de la loi?

[Français]

Dr Naud : Personnellement, je pense que ce serait une alternative acceptable. Plutôt que de refuser d’emblée tous ces malades et de les discriminer sur la base de leur pathologie, si au moins on pouvait offrir une lumière au bout du tunnel pour ces rares malades qui pourraient éventuellement se prévaloir de l’aide médicale à mourir et avoir un échéancier de six mois ou d’un an... Je pense que l’échéancier ne devrait pas être de cinq ou dix ans, mais on pourrait se donner six mois ou un an pour mettre en place des mesures de sauvegarde. Je pense que ce serait une alternative parfaitement acceptable.

D’autant plus qu’on attend des rapports d’experts qui seront déposés prochainement et qui devraient nous éclairer. Je faisais référence au rapport du groupe d’experts de l’Association des médecins psychiatres du Québec qui sera publié au début de décembre. L’Association des psychiatres du Canada a fait la même chose récemment. Ce serait donc une alternative acceptable et envisageable, qui donnerait un espoir à ces rares malades souffrant de pathologies graves et incurables qui éprouvent de graves souffrances psychiques.

[Traduction]

Le sénateur Cotter : Je vous remercie. Si je peux poser une deuxième question, à M. Baillie cette fois-ci.

Monsieur Baillie, une des questions que la sénatrice Batters vous a posée est une question constitutionnelle d’une importance fondamentale concernant la maladie mentale comme seule pathologie sous-jacente, et vous avez donné une perspective médicale de la maladie mentale et de la discrimination, et une perspective constitutionnelle. Avec tout le respect que je vous dois, je vous demande si vous exercez toujours le droit, et dans quelle mesure devrions-nous considérer ce que vous nous avez dit comme un avis juridique?

M. Baillie : Je suis toujours membre du barreau de l’Alberta. Je comparais généralement devant les tribunaux en tant que témoin expert. Je n’ai pas plaidé de procès devant un tribunal.

La sénatrice Pate : Comme on y a fait allusion, un certain nombre de témoins se sont présentés ici pour soulever des questions concernant les personnes handicapées, et il y a eu quelques exemples du type de coercition auquel la Dre Ferrier a fait allusion, je crois. J’aimerais savoir comment vous envisagez les amendements qui pourraient justifier ces situations, en particulier à la lumière de la situation à laquelle nous sommes confrontés à l’heure actuelle, comme cela s’est révélé pendant la pandémie, et du manque de ressources, de soutien sanitaire et de soutien économique et social adéquats.

Aussi, un des domaines qui me préoccupe particulièrement est le nombre des personnes en prison qui demandent l’aide médicale à mourir. Mon opinion personnelle, fondée sur des années de travail, est que cette aide ne devrait pas être accordée dans une prison. De nombreux médecins ont fait valoir que ce traitement n’a pas sa place dans le contexte carcéral, parce qu’on ne peut jamais garantir qu’il est volontaire. En commençant peut-être par la Dre Ferrier suivie du reste d’entre vous, je suis curieuse de savoir comment nous pourrions modifier cette loi pour l’améliorer et garantir ce type de protection, en particulier pour les groupes marginalisés. Je vous remercie.

Dre Ferrier : Merci beaucoup pour cette question. Prenons par exemple certaines des personnes handicapées qui ont témoigné récemment. Si, pendant des années, une personne a subi de la discrimination de nombreuses façons, se voir offrir la mort est comme une gifle. Nous devons établir si cette personne bénéficie de soins médicaux adéquats. A-t-elle bénéficié d’une réadaptation adéquate? Vit-elle dans la pauvreté ou gagne-t-elle sa vie de façon décente? A-t-elle un logement accessible ou doit-elle vivre dans une maison de retraite, comme M. Truchon?

Je pense qu’un amendement signifierait de traiter de tous les éléments qui causent la souffrance de cette personne avant même de permettre que l’aide médicale à mourir soit une option. Cela signifierait également de ne jamais proposer l’AMM, comme cela a été proposé aux personnes qui ont témoigné et probablement à beaucoup d’autres qui n’ont pas les compétences ou la possibilité d’en parler publiquement. Il y a des gens qui épuisent les ressources de la société et que l’on convainc qu’ils épuisent les ressources de la société. Je pense donc que prendre en compte une demande d’aide à la mort ou offrir une aide à la mort est vraiment indigne de la société canadienne. Quatre-vingt-dix jours? Oubliez cela. Traitez systématiquement chacune des choses qui font souffrir cette personne. Et si, après tout cela, la personne dit encore : « Oui, je préfère mourir », voilà ce qui serait peut-être la chose à modifier.

Il serait également illégal de le suggérer à qui que ce soit, quand bien même en le mentionnant comme une des options, parce qu’en tant que professionnels de la santé, nous avons un pouvoir différent. Ce que nous soulevons comme une option est souvent compris comme une recommandation, même si ce n’est pas notre intention.

Ce sont les deux principales choses que je soulignerais. De plus, il y a un mouvement visant à pousser l’aide médicale à mourir dans tous les milieux de soins de santé, et cela me semble discriminatoire envers tous ceux qui n’en veulent pas, c’est-à-dire la majorité des Canadiens; il faut permettre des espaces et des pratiques médicales sécuritaires où les patients savent que ce ne sera jamais une option proposée et qu’ils peuvent exprimer leur désir de mourir sans qu’on le prenne comme une chose qu’ils veulent vraiment. Ce sont les trois choses que je recommande.

M. Baillie : Sénatrice Pate, j’aimerais ajouter quelque chose ici. Vous et moi avons déjà parlé de l’absence totale de traitements dans nombre de nos prisons et pénitenciers. L’une des curiosités de l’aide médicale à mourir, un de ses défis, est que la personne qui demande l’AMM n’est pas tenue d’avoir épuisé toutes ses options de traitement, mais peut prendre une décision individuelle sur l’accès ou non au traitement. Mais en prison, on n’a pas le même accès aux services de traitement. Par conséquent, certaines personnes en détention qui demandent l’aide à mourir le font peut-être même si elles voulaient avoir accès à des traitements appropriés, et cet élément coercitif me préoccupe; en l’absence de traitements, cette fin de vie devient une option favorable.

Encore une fois, cela revient à la recommandation plus générale de la Commission de la santé mentale du Canada de veiller à ce que nous mettions l’accent sur l’accès à des services axés sur le rétablissement dans le cadre d’un débat plus large.

La sénatrice Pate : Docteur Naud, avez-vous d’autres commentaires?

[Français]

Dr Naud : En première année de médecine, on apprend que le fait de demander à un patient déprimé s’il songe au suicide ne va pas l’inciter à se suicider s’il n’y avait pas pensé. C’est exactement la même chose avec l’aide médicale à mourir. Ce n’est pas parce qu’on parle d’aide médicale à mourir à un patient qu’il va l’envisager comme option si ce n’était pas déjà son choix. Cela demeure un choix strictement personnel. Encore une fois, l’aide médicale à mourir est un soin qui est tout à fait légitime et légal.

Pour ce qui est des personnes handicapées, on doit être en mesure de leur offrir toutes les ressources nécessaires afin de les aider à aller le plus loin possible. En même temps, il faut reconnaître que, pour certaines personnes handicapées qui se disent qu’elles n’en peuvent plus, ce n’est pas une question de ressources. Au Québec, on a posé la question à Mme Gladu et à M. Truchon pour savoir pour quelles raisons ils souhaitaient recevoir l’aide médicale à mourir. Ce n’était manifestement pas par manque de ressources. La réponse est très éloquente, très détaillée et très justifiée, dans un jugement de la Cour supérieure du Québec comptant près de 200 pages.

Il faut reconnaître que c’est un choix légitime et que la souffrance appartient au malade lui-même, et lui seul peut en juger. Ce n’est pas au médecin de dire, avec une attitude paternaliste, que le malade doit essayer encore, qu’il doit étudier toutes les options. La décision appartient au malade. En tant que médecins, nous avons l’obligation — et nous le faisons systématiquement avec l’aide médicale à mourir — de parler au malade des options qui s’offrent encore à lui, y compris les soins palliatifs, s’il ne les reçoit pas déjà, ce qui est le cas de 20 % de nos malades au Québec qui reçoivent l’aide médicale à mourir. Par contre, après, il appartient au malade de les accepter ou pas. C’est le principe même de l’autodétermination qui est reconnu depuis longtemps par les tribunaux canadiens.

Pour ce qui est de votre question sur l’aide médicale à mourir en prison...

[Traduction]

La présidente : Merci, docteur Naud. Je suis désolée de vous interrompre. La sénatrice Batters a un deuxième tour.

La sénatrice Batters : Je voulais juste dire brièvement, à la fin de mes remarques précédentes à M. Baillie, que je constate que la Commission de la santé mentale du Canada est maintenant la deuxième grande organisation nationale de santé mentale à se présenter devant nous dans le cadre de cette étude du projet de loi C-7 sur le suicide assisté et a signalé qu’elle n’a pas encore eu le temps de formuler entièrement une position sur ce projet de loi que le gouvernement fédéral s’efforce de faire adopter. C’est certainement compréhensif de la part de la commission, ainsi que de la part de l’ACSM hier, car il y a tellement de pressions avec la COVID-19 sur notre système de santé mentale et les organisations importantes comme la vôtre pour aider les gens à traverser cette période de pandémie et les autres pressions qu’elle occasionne. Mais je me demande alors pourquoi le gouvernement fédéral s’attache à ce projet de loi en ce moment et le fait passer pendant une pandémie, alors qu’il y a d’autres priorités pressantes. Je vous remercie.

M. Baillie : Je pense, comme vous l’avez clairement entendu aujourd’hui, pas seulement de ce groupe de témoins, mais des autres groupes, que les opinions sur cette loi sont très différentes. Elle va trop loin, elle ne va pas assez loin, la maladie mentale ne devrait pas être protégée, la maladie mentale devrait être protégée... je crois que c’est un dialogue qui doit faire l’objet de bien d’autres débats.

La présidente : Merci beaucoup à vous trois. Vous avez vraiment enrichi nos connaissances et nous savons que nous continuerons à vous demander votre aide. Nous vous sommes reconnaissants d’avoir pris le temps de nous rencontrer aujourd’hui à la dernière minute.

Nous allons maintenant passer à notre prochain groupe de témoins, à qui je souhaite la bienvenue. Nous savons que nous vous avons donné un préavis très court et nous vous remercions de votre disponibilité. Comme vous vous êtes mis à notre disposition dans un délai aussi court, je tiens à vous assurer que nous avons grande hâte d’entendre ce que vous avez à nous dire et d’apprendre.

La Dre Sephora Tang est psychiatre à L’Hôpital d’Ottawa et maître de conférences cliniques à l’Université d’Ottawa.

Docteure Tang, vous avez la parole.

Dre Sephora Tang, psychiatre, L’Hôpital d’Ottawa, maître de conférences cliniques, Université d’Ottawa, à titre personnel : Sénateurs et sénatrices, je vous remercie de me donner l’occasion de m’exprimer aujourd’hui. Je m’appelle Dre Sephora Tang. Je suis psychiatre à Ottawa et coauteure de la déclaration De l’AMM à la MAM, une initiative de médecins avec des Canadiens vulnérables, signée par plus d’un millier de médecins canadiens qui s’inquiètent de la suppression dans le projet de loi C-7 des garanties qui étaient auparavant jugées nécessaires.

Le projet de loi C-7 faciliterait la mort de personnes dont la volonté de mourir peut avoir sa source non pas principalement dans une maladie physique comorbide, mais dans une détresse psychologique non traitée. Selon le projet de loi actuel, les patients peuvent être approuvés pour l’aide médicale à mourir sans avoir besoin de l’assurance d’un accès à des soins adéquats, ni de l’obligation de suivre un traitement médical standard avant de recevoir l’aide médicale à mourir. Cela ouvre l’accès à un segment beaucoup plus large de la population et il faut bien prendre en compte les conséquences de cette réalité sur les populations vulnérables.

Le manque de soutiens adéquats est souvent un facteur de stress direct qui déclenche l’idéation suicidaire chez une personne, pourtant les délais d’attente pour les services psychiatriques dépassent souvent la période d’évaluation de 90 jours prévus dans le projet de loi C-7.

Sans les soutiens nécessaires en place pour faire pendant à un régime permissif d’aide médicale à mourir, les personnes se trouvent face à la perspective de devoir choisir entre une mort assistée et la lutte difficile de la vie sans soutien adéquat. Placer une personne dans une telle situation est cruel et fondamentalement injuste.

Il y aura inévitablement des cas où les prestataires de l’aide médicale à mourir s’interrogeront sur l’opportunité d’administrer la mort en réponse à la souffrance. Pour la sécurité des patients, et afin de fournir des soins médicaux appropriés, les professionnels de la santé doivent être libres de maintenir leur autonomie professionnelle en refusant de s’impliquer dans des demandes de décès qu’ils jugent inappropriées.

Selon le cadre juridique actuel, je peux être sanctionnée pour avoir refusé de faciliter la demande de mon patient de mettre fin à sa vie. En tant que psychiatre, cela me place en situation précaire, car mon travail de prévention du suicide est incompatible avec les attentes actuelles de la loi visant à faciliter cet acte.

Malgré les affirmations selon lesquelles le projet de loi C-14 protège adéquatement la liberté de conscience des médecins de refuser de participer à l’aide médicale à mourir, la réalité est que les médecins de l’Ontario peuvent maintenant être pénalisés par leur collège de réglementation pour avoir refusé de participer à l’organisation et à la facilitation du décès de patients, un acte qui, pour beaucoup, fait violence à leur intégrité de caractère, de conscience et d’éthique morale médicale. Si la situation actuelle persiste, l’État est essentiellement autorisé à contraindre un praticien réticent à s’engager dans une action qu’il estime préjudiciable à une autre personne, et établit effectivement la possibilité d’infliger un préjudice moral aux professionnels de la santé.

La blessure morale est un syndrome traumatique qui englobe des problèmes psychologiques, existentiels, comportementaux et interpersonnels qui apparaissent après des événements ou des comportements perçus comme des violations des convictions morales profondes. De tels épisodes peuvent entraîner, entre autres, des sentiments de culpabilité, de honte, causer la dépression, l’anxiété et la colère, et même provoquer l’automutilation. Devant l’Assemblée législative de l’Ontario, des médecins de cette province ont fait état de leur détresse morale face à l’obligation « d’aiguiller efficacement » un patient vers un autre praticien en Ontario. Il irait de l’intérêt du gouvernement et de la société d’éviter d’imposer des blessures morales à notre personnel médical lors de la mise en œuvre des dispositions concernant la prestation de services d’AMM.

La décision récente de la Cour d’appel de l’Ontario, imposant à la Ontario Medical Association de continuer à appliquer la politique d’aiguillage efficace vers un autre praticien, montre bien l’absence d’efficacité de la protection de la liberté de conscience dans la législation fédérale. La décision va à l’encontre de la recommandation formulée par l’Association médicale canadienne et par l’Association médicale mondiale concernant la protection de la liberté de conscience des médecins. En la matière, le Canada n’a pas montré qu’il tenait à cœur le respect mutuel des patients et des médecins.

La raison d’être du Code criminel, qui relève du gouvernement fédéral, est de protéger les Canadiens. Réviser le texte du projet de loi C-7, pour faire un délit de toute tentative d’aider ou d’encourager un suicide, reviendrait à signaler que la prévention du suicide reste une question importante en matière de sécurité publique et permettrait de disposer de mesures de sauvegarde ayant force de loi pour protéger les patients et les médecins de toute forme de coercition systémique.

Pour le bien de nos patients et la santé de notre personnel médical, je demande donc respectueusement au Sénat du Canada de modifier le texte du projet de loi C-7 pour qu’il protège de façon explicite le droit des médecins de continuer à assurer des soins sans être soumis à une coercition indue pour pratiquer l’AMM, qu’ils jugent amorale et éthiquement inacceptable. Je vous invite également à appuyer des recommandations qui garantiraient que tout patient aura accès à de bons soins médicaux et palliatifs et à des services de santé mentale, ainsi que l’accès aux autres formes d’aide sociale comme les logements abordables et accessibles et l’aide à domicile, avant d’en venir à l’aide médicale à mourir. Je vous remercie de l’attention que vous m’avez prêtée.

La présidente : Je vous remercie, docteure Tang, de votre témoignage.

Nous allons maintenant entendre la Dre Justine Dembo, qui est psychiatre au Sunnybrook Health Sciences Centre et chargée de cours à l’Université de Toronto.

La parole est à vous, docteure Dembo.

Dre Justine Dembo, psychiatre, Sunnybrook Health Sciences Centre, chargée de cours, Université de Toronto : Je vous remercie de votre invitation à me joindre à vous aujourd’hui. Je vais vous entretenir essentiellement du rejet proposé de toutes les demandes d’AMM lorsque la maladie mentale est, aujourd’hui, la seule dont souffre le patient. Ce faisant, mes propos seront inspirés par mon expérience d’évaluatrice de l’AMM et de chercheuse. Je m’exprime ici à titre individuel. Je suis évaluatrice de l’AMM depuis l’arrêt Carter c. Canada et cela m’a amenée à procéder à l’évaluation de l’état de personnes dont le décès naturel n’était pas raisonnablement prévisible et à celles dont la demande d’aide n’était motivée que par la maladie mentale.

Je crois que la prévention du suicide, et un accès amélioré aux soins médicaux, et au traitement des maladies mentales, sont des priorités absolues, et cela devrait rester ainsi, peu importe ce qu’il adviendra de la législation encadrant l’AMM. Je suis aussi d’avis que l’AMM ne va pas à l’encontre de tels efforts. Je trouve que l’AMM est fonction de la valeur que l’on accorde à la vie et tout particulièrement à celle de la qualité de vie.

L’exclusion des maladies mentales soulève chez moi plusieurs inquiétudes graves, dont j’ai fait état dans le mémoire que je vous ai remis. Je vais vous donner d’autres détails.

Ma première et principale préoccupation touche aux stigmates et à la discrimination. En elle-même, l’exclusion, tout comme la formulation utilisée à l’alinéa 241.2(2)a), vise à réduire l’ampleur des souffrances subies par ces personnes, et elle ne tient pas compte des façons dont les maladies mentales peuvent se répercuter sur la capacité fonctionnelle, par exemple sur celle de travailler ou d’assumer un rôle social, sur divers aspects de la personnalité, comme le sentiment d’identité, la raison d’être, l’appartenance et la capacité à profiter de la vie.

Cette exclusion minimise également le fait que certaines personnes victimes de douleurs insupportables dues à une maladie mentale peuvent ne pas réagir, même à des traitements de haute qualité reposant sur des preuves et validés depuis des décennies. Ce groupe de patients se voit nier depuis longtemps les divers droits à l’égalité et à ses manifestations d’autonomie. Il faut que nous nous en souvenions. Nous devons aussi nous souvenir que, à moins de preuve du contraire, ces patients disposent d’une certaine forme d’autonomie, comme le rappelle la déclaration de principe de 2015 de l’Association des psychiatres du Canada.

Ma préoccupation suivante concerne la fausse distinction entre la maladie physique et la maladie mentale qu’implique cette exclusion. Le cerveau est bien un organe et, en présence de maladie mentale, on observe à l’imagerie neuronale des différences dans l’anatomie des neurones. Les maladies mentales peuvent également générer des symptômes physiques comme dans les cas de troubles de conversion, de troubles délirants somatiques ou d’anxiété. C’est ainsi qu’on sait fort bien que la maladie de Parkinson va souvent de pair avec la dépression. Il y a un niveau élevé de comorbidité entre les maladies physiques et mentales et les deux sont sensibles à des facteurs psychosociaux.

Il y a aussi de nombreux troubles physiques qui posent les mêmes difficultés de diagnostic et de pronostic que les maladies mentales. C’est par exemple le cas de la fibromyalgie ou du syndrome de fatigue chronique.

Je suis aussi préoccupée par le caractère arbitraire de cette exclusion puisque vous pouvez imaginer les cas de deux personnes traitées pour la dépression, l’une ayant un diagnostic de maladie physique, comme le diabète ou une maladie des reins, et l’autre n’en ayant pas. Le diagnostic de maladie physique va ouvrir la porte à l’AMM, mais il est tout à fait possible que les deux personnes demandent à bénéficier de l’AMM pour des souffrances imputables à des maladies mentales, même si elles ne le disent pas de façon explicite. Cela est dû au fait que les types de souffrances permettant de formuler une demande d’AMM ne sont pas essentiellement physiques. Elles englobent des choses comme la perte de la capacité à s’adonner à des activités qui rendent la vie significative, la détresse existentielle et psychologique, et le sentiment d’être un fardeau.

L’exclusion inscrite à cet alinéa ne sert pas l’objectif visé, soit de protéger les personnes vulnérables. Je dis ceci parce que tout un chacun, y compris une personne pouvant s’attendre à un décès naturel raisonnablement prévisible et ayant une maladie physique bien définie, peut devenir vulnérable à des éléments comme des symptômes physiques extrêmes, la douleur ou des nausées, des agents de stress ou encore la pauvreté.

Je vais vous parler brièvement de mon expérience clinique. J’ai pratiqué des évaluations de personnes qui ne souffraient pas de maladie mentale, mais dont le décès naturel était raisonnablement prévisible et d’autres ayant un seul problème médical sous-jacent et, peu importe la personne que j’avais à évaluer, j’ai toujours fait ce travail de façon très attentive et consciencieuse parce que l’absence de maladie mentale ne garantit pas une évaluation facile des capacités de la personne ou du manque de vulnérabilité. Lorsque j’ai eu des doutes sur la capacité de celle-ci, j’ai consacré plus de temps à mes évaluations et en ai parfois réalisé plusieurs sur une certaine période. J’ai aussi consulté des collègues, pris le temps de faire des recherches et demandé une contre-expertise. Chez les patients pour qui j’ai dû évaluer la justification d’une demande d’AMM, ma démarche a souvent ouvert la voie à une évaluation psychiatrique détaillée et à un meilleur accès à des ressources et à des soins de santé.

Pour conclure, je vous dirai que, à mon avis, l’exclusion de la maladie mentale devrait être éliminée du projet de loi C-7, et qu’il vaudrait mieux remplacer cette exclusion générale par des recherches continues et des mesures de sauvegarde additionnelles comme la surveillance, la formation adaptée des évaluateurs et une définition plus précise du caractère irrémédiable des maladies mentales. Peu importe le motif pour lequel un Canadien demande à bénéficier de l’AMM, il devrait avoir le droit de faire l’objet d’une évaluation détaillée. Je vous remercie de votre attention.

La présidente : Je vous remercie. J’aimerais, docteure Dembo, après vous avoir écoutée attentivement, vous demander une précision. Diriez-vous que nous devrions poursuivre un peu notre étude et que le Parlement devrait consacrer une autre année à l’étude de ce problème?

Dre Dembo : Je ne crois pas qu’une année d’études de plus permettrait d’obtenir les informations satisfaisant les opposants à cette suggestion. Je crois, par contre, que consacrer un peu de temps à rédiger des définitions adéquates du caractère irrémédiable et des mesures de sauvegarde précises adaptées à cette population s’avérerait utile.

La présidente : Nous aurions donc avantage à poursuivre notre étude plus soigneusement avant de songer à adopter ce projet de loi. Seriez-vous d’accord avec cette proposition? Nous parlons ici de reconnaître la santé mentale comme motif valable pour accéder à l’AMM.

Dre Dembo : Je n’en suis pas certaine; je vous ai peut-être mal comprise.

La présidente : N’aurais-je pas été claire?

Dre Dembo : Je crains que l’expression « poursuivre notre étude » pose problème, parce que l’étude de ces questions pourrait prendre de nombreuses années et que, pour la faire comme il convient, il faudrait en réalité disposer de politiques dont on puisse mesurer les effets dans le temps et analyser les résultats obtenus. Je vous suggérerais plutôt d’y consacrer une période donnée, peut-être de six mois à un an, pendant laquelle nous pourrions préciser la formulation de mesures de précaution bien adaptées, mais pas d’étaler ce travail sur une période plus longue que cela pendant laquelle cette population serait exclue.

La présidente : Je vous remercie, docteure Dembo.

[Français]

Le sénateur Carignan : Pouvez-vous nous parler un peu, docteure Dembo, de la disposition de temporisation, afin de nous donner un peu plus de précisions? Je ne crois pas que vos commentaires étaient assez clairs.

[Traduction]

Dre Dembo : Je suis navrée, mais je crains de vous avoir mal entendu. Avez-vous parlé de l’article 107?

[Français]

Le sénateur Carignan : Non, je parle de la disposition de temporisation, qui vise à retarder la mise en œuvre afin d’approfondir l’étude. Pourriez-vous nous en dire davantage à ce sujet?

[Traduction]

Dre Dembo : Oui, je peux essayer. Sachez d’abord que je crois qu’il faut assurer l’accès à de bons soins de santé mentale et que je tiens à m’assurer que les personnes ne se sentent pas contraintes d’accepter l’AMM ou d’être poussées dans cette direction, que nous procédions à une évaluation très détaillée de leur état et bien adaptée à celui-ci, et que nous offrions les traitements adaptés. Cela dit, ce qui m’importe pour cette population est que nous disposions de mesures de sauvegarde adaptées, mais celles-ci n’ont pas encore été intégrées à notre législation. Je crois qu’il nous faut pour cela du temps et que nous mettions sur pied des comités qui auront pour mandat d’élaborer les mesures de sauvegarde qui conviennent. Je ne veux pas dire par là que nous devrions entreprendre une autre longue étude. Je suis d’avis que c’est un sujet méritant des recherches continues, peu importe les conditions, mais je crois aussi que, pour que cette population soit prise en compte dans la législation, il faut que nous élaborions des mesures de sauvegarde.

[Français]

Le sénateur Carignan : Ma deuxième question s’adresse au premier témoin. Vous semblez craindre que les médecins soient contraints d’administrer l’aide médicale à mourir et vous voulez modifier le Code criminel pour respecter la liberté de conscience des médecins. Cependant, le Code criminel est-il le texte de loi approprié où insérer une telle disposition? Dans le fond, le code indique ce qui n’est pas criminel. À mon avis, ce n’est peut-être pas le meilleur texte où inscrire la disposition selon laquelle il ne faut pas obliger le médecin à administrer l’aide médicale à mourir. Ce serait peut-être plus approprié dans une loi provinciale ou dans les codes d’éthique.

[Traduction]

Dre Tang : Je vous remercie de cette question, monsieur le sénateur. Comme je ne suis pas avocate, je vous suggère, pour ce qui concerne les formalités proprement juridiques, de vous adresser à un avocat.

Toutefois, c’est en vérité du Code criminel que nous discutons actuellement. Il s’agit ici de savoir s’il convient ou non de venir en aide au suicide d’une autre personne, et peut-être de l’encourager. C’était l’objet même du projet de loi C-14. Vous faites ici allusion à la possibilité de recourir à une politique fédérale, ou provinciale, pour appliquer ses dispositions. Lorsque le gouvernement fédéral a autorisé les gouvernements provinciaux à réglementer cette question, nous avons constaté que ces derniers n’ont pas pris de mesures suffisantes pour permettre aux médecins d’exercer leur liberté de conscience.

Quand vous demandez s’il convient d’intégrer une loi fédérale au Code criminel, je crois que ce serait une bonne solution parce que l’objectif du Code criminel est de protéger la sécurité et la vie des Canadiens, et que la pratique de l’euthanasie ou de l’aide au suicide d’un patient était auparavant un délit de nature criminelle. Je pense que, pour assurer la sécurité des citoyens, il devrait être criminel d’imposer à quelqu’un de participer à un tel acte contre sa volonté.

La sénatrice Batters : Ma première question s’adresse à la Dre Sephora Tang. Vous avez indiqué, madame, dans votre mémoire, et vous avez répété aujourd’hui que :

Mon rôle de psychiatre est de préserver la vie et la sécurité de mes patients vulnérables et suicidaires, et il est incompatible avec les attentes actuelles de facilitation de leur suicide qu’autorise la loi.

Docteure Tang, en quoi les propositions de modification à ce texte de loi précis ont-elles des répercussions sur votre travail de prévention du suicide?

Dre Tang : En vérité, avec le projet de loi C-7 qui élimine l’obligation de décès raisonnablement prévisible, nombre des patients que je traite actuellement me demanderaient à bénéficier de l’aide médicale à mourir ou de la mort médicalement assistée.

Les mesures adoptées par l’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario font que je devrais aiguiller efficacement les patients vers des ressources en mesure de répondre à leurs demandes. Cela réduirait le temps que je pourrais leur consacrer.

Je peux vous raconter une anecdote concernant une patiente dont le système hospitalier désespérait après qu’elle ait commis de multiples tentatives de suicide et ait été hospitalisée fréquemment. Ces traitements n’avaient pas permis d’améliorer son état et n’avaient même eu pour effet que de l’aggraver. Le système hospitalier voyait en elle une patiente à risque très élevé. J’ai passé environ quatre heures à tenter de la convaincre de ne pas sauter d’un pont. Je l’ai accompagnée à l’urgence pour qu’on lui administre un médicament. Après cela, elle a été autorisée à quitter l’hôpital. Elle m’a alors remerciée de ne pas l’avoir abandonnée. J’en déduis que l’obligation d’un aiguillage efficace et l’élimination du caractère « raisonnablement prévisible » du décès inscrite dans le projet de loi C-7 mettraient en danger nombre de patients comme elle.

Il faut que mes patients sachent que je ne cesserai jamais de leur insuffler de l’espoir, que je ne vais pas les abandonner même si, dans un moment de désespoir, ils veulent mettre fin à leurs jours. Il faut qu’ils viennent à moi en ayant la certitude que je ne vais pas abonder dans le sens de leurs pensées suicidaires et de leur perte d’espoir, parce que mon travail de psychiatre est précisément de leur donner de l’espoir quand ils n’en ont plus.

La sénatrice Batters : Formidable. Je vous remercie.

J’ai une question à poser rapidement à la Dre Dembo. Avez-vous dit ici aujourd’hui que vous croyez que le diabète peut conduire à l’AMM, à l’aide médicale à mourir? Est-ce exact?

Dre Dembo : Disons qu’il serait tout à fait possible de le prétendre en vertu du projet de loi C-14, mais surtout en vertu du projet de loi C-7.

La sénatrice Batters : D’accord. Je vous remercie.

Le sénateur Dalphond : Docteure Dembo, c’est à vous que je m’adresse. Vous avez évoqué la nécessité de mesures de sauvegarde. Vous nous avez dit être partisane du retrait de l’exclusion des personnes souffrant de maladies mentales, en ajoutant qu’il faudrait alors disposer des mesures de sauvegarde qui conviennent. Pensez-vous ici à des mesures de sauvegarde juridiques qui conviendraient ou à des mesures de sauvegarde définies en termes médicaux, comme pourraient le faire les ordres de médecins ou de psychiatres, et à des lignes directrices au sein de la profession au lieu de dispositions inscrites dans le Code criminel?

Dre Dembo : Je vous remercie, sénateur. J’imagine qu’il faudrait mettre sur pied un comité composé de professionnels de la santé, de juristes, de bioéthiciens, et cetera. Il ne s’agit pas ici uniquement d’un ensemble de mesures médicales ou juridiques parce qu’on se trouve ici à aborder une question clinique qui touche aux droits de la personne. D’un point de vue clinique, il faudrait que les spécialistes de la santé aident à élaborer des mesures de sauvegarde, mais, d’un point de vue juridique et des droits de la personne, il faudrait aussi, à mon avis, impliquer les autres professionnels.

Le sénateur Dalphond : Pour parvenir à cela, j’imagine qu’il nous faudrait davantage de temps parce que nous ne pourrions pas abandonner la réponse à cette question à des médecins?

Dre Dembo : Autant je fais pleinement confiance à mes collègues, aux autres évaluateurs de l’AMM, autant je crois que nous ne disposons pas d’un ensemble adapté et bien défini de critères, par exemple en ce qui concerne la façon de diagnostiquer le caractère irrémédiable d’une maladie mentale chronique. Il faudrait donc que nous disposions de temps pour élaborer les mesures de sauvegarde qui conviennent.

Le sénateur Dalphond : Je vous remercie.

Ma question suivante s’adresse à la Dre Tang. Vous avez mentionné les mesures disciplinaires imposées par l’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario. Vous ne parlez donc pas, ici, de notre problème concernant le Code criminel, si je vous ai bien comprise?

Dre Tang : Absolument pas. C’est bien le problème parce que, actuellement, ce sont les ordres provinciaux de médecins qui doivent réglementer l’accès à la mort médicalement assistée. Ce que je veux précisément vous dire est que nous avons vraiment besoin d’une protection accrue qui devrait être inscrite dans la législation fédérale.

Le sénateur Dalphond : Mais notre objectif est de définir les circonstances dans lesquelles l’aide médicale à mourir peut-être apportée en toute légalité. Il incombera ensuite aux provinces de fournir les services et aux ordres de médecins de réglementer la façon dont cela devrait se faire, et de veiller au respect de ces dispositions par leurs membres.

Dre Tang : Non. C’est une question de sécurité publique.

Le sénateur Dalphond : Je vous remercie.

La sénatrice Martin : Je vous remercie toutes deux de vos témoignages.

Docteure Dembo, je crois vous avoir entendue dire maintenant qu’il nous faut davantage de temps pour nous assurer que les mesures de sauvegarde ne laissent place à aucune ambiguïté dans leurs définitions. Vous nous avez aussi dit précédemment dans une de vos réponses que l’évaluation de l’AMM peut conduire à d’autres traitements. Cette simple idée m’a passablement alarmée. L’AMM ne doit-elle pas être une solution de dernier recours et non pas une porte vers la recherche d’autres traitements?

Le travail que vous faites m’intrigue. J’espère que je ne vous ai pas mal comprise. J’espère que nous envisageons vraiment l’AMM comme un traitement de dernier recours plutôt que comme une sorte de porte vers la recherche d’autres soins. Pourriez-vous, s’il vous plaît, nous préciser ce que vous avez voulu dire à ce sujet?

Dre Dembo : Je vous remercie, sénatrice. Votre question est pertinente. Oui, je suis d’accord avec vous, l’AMM devrait être considérée comme une mesure de dernier recours. Le problème se pose quand nous avons affaire à des états chroniques et à des maladies mentales. En théorie, une personne peut essayer un nombre infini de traitements. Certains d’entre eux reposent sur des données probantes et d’autres non. S’attendre à ce que quelqu’un patiente jusqu’à ce qu’un nouveau traitement soit mis au point, peut-être dans 10 ans, peut aider cette personne sans pour autant que ce soit une décision raisonnable. Dans ma pratique, j’ai rencontré de nombreux cas de patients dont les dossiers m’avaient été transmis après qu’ils aient demandé l’AMM. Dans le cours de mon évaluation de leur état, il est devenu manifeste pour moi qu’il y avait un traitement, une intervention psychosociale ou encore une ressource auquel ces personnes n’avaient pas eu accès. J’ai alors pu localiser ce traitement ou cette ressource et permettre aux patients d’y avoir accès.

Quand je constate que l’on a omis certaines solutions, je m’efforce, dans le cadre de mon évaluation, de toutes les examiner pour déterminer si certaines seraient pertinentes.

La sénatrice Martin : Je vous remercie. Je suis d’accord avec vous et estime qu’il faut s’assurer qu’aucune possibilité n’a été négligée avant même de parler de la solution de dernier recours. C’est l’ordre des choses qui m’a inquiétée et perturbée. Je vous remercie de cette précision.

Docteure Tang, je sais que vous avez déjà discuté de cette question et l’avez abordée dans votre exposé, mais accepteriez-vous de nous préciser en quoi le fait de ne pas protéger explicitement le droit du médecin de ne pas aller à l’encontre de sa liberté de conscience affecterait votre travail dans ce régime élargi d’AMM? Nous ne cessons d’entendre la ministre, et d’autres, nous dirent que les médecins bénéficient déjà d’une protection. Pourriez-vous nous préciser quelle protection additionnelle serait nécessaire à vos yeux, ainsi que la mesure dans laquelle l’adoption de ce projet de loi aurait des répercussions sur votre travail à l’avenir?

Dre Tang : Dans la situation actuelle, en Ontario, si un patient demande à recevoir l’AMM, l’Ordre des médecins et des chirurgiens de l’Ontario attend de moi que je transfère son dossier à quelqu’un en mesure de lui fournir ce service. C’est manifestement incompatible avec mon rôle de psychiatre, dans lequel je m’efforce d’empêcher mes patients de se suicider, et ce serait abdiquer ma responsabilité de sauver leurs vies si je les adressais à des personnes qui pourraient effectivement mettre fin à leurs jours. Si je ne me conforme pas à cette exigence de l’ordre, je pourrais me voir imposer une sanction qui pourrait aller jusqu’au retrait de mon permis d’exercice de la médecine.

Je pense que si la liberté de conscience bénéficiait d’une protection additionnelle, je serais en mesure de faire mon travail sans craindre d’être pénalisée en cas de refus de ma part de m’impliquer dans un tel processus. Si des patients veulent bénéficier de l’AMM avec un autre prestataire de services, ou en téléphonant au numéro 1-800 mis en place par le gouvernement, je ne m’occuperais pas d’eux et resterais disponible pour les patients désireux de poursuivre le travail avec moi.

Dans la situation actuelle, je n’ai aucune garantie que, dans ma pratique médicale, si je m’en tiens à ma conscience, à ce qui me paraît le mieux pour eux, en leur fournissant les soins qui conviennent et en m’attaquant à leur détresse psychologique, je ne serai pas pénalisée. J’ai le sentiment que cette menace qui pèse actuellement sur moi est au détriment de mes patients.

Le sénateur Cotter : Je vous remercie toutes deux de vos exposés. Mes questions s’adressent à la docteure Tang et s’inscrivent dans le prolongement de celles du sénateur Dalphond. Si j’ai bien compris ce que vous expliquez dans votre mémoire, vous voudriez voir adopter par le fédéral une mesure législative, et vous proposez que ce soit dans le Code criminel, qui aurait essentiellement pour objectif de protéger la liberté de conscience des médecins qui auraient argué de cette liberté dans des cas de ce genre, et dont la responsabilité pourrait éventuellement être mise en cause par les systèmes de santé provinciaux, ou par les ordres de médecins et de chirurgiens. Ai-je bien compris votre propos?

Dre Tang : Oui. C’est bien cela. On peut lire dans le préambule du projet de loi C-14 « que chacun [donc les médecins] jouit de la liberté de conscience. » Les médecins ne pourraient donc être contraints de participer à la prestation de services d’AMM. Il s’avère toutefois que, en Ontario, l’Ordre des médecins et des chirurgiens a trouvé le moyen de porter atteinte à ce droit et notre liberté de conscience n’est plus garantie intégralement.

Le sénateur Cotter : Cela me mène à vous poser quelques questions. Tout d’abord, pourquoi ne pas soumettre ce problème à l’Ordre des médecins et des chirurgiens de l’Ontario? Ensuite, si nous devions, au niveau fédéral, adopter un texte de loi protégeant la liberté de conscience des médecins, pourrais-je m’attendre, si vous choisissiez de ne pas assurer cette prestation ou de transférer le dossier d’un patient à un collègue, à ce que vous appuyiez l’accès des personnes de votre province à l’AMM?

Dre Tang : Il ne m’appartient pas de décider si l’AMM doit être disponible ou non dans la province. Ce sont les juges de la Cour suprême qui ont décidé que c’est une nécessité pour la société, et je n’ai pas mon mot à dire sur cette question. La seule décision que j’ai à prendre est de fournir ou non la prestation de services d’AMM, et je souhaite que, ce faisant, ma liberté de conscience soit protégée pour me permettre de faire mon travail sans crainte d’être pénalisée.

Nous avons soulevé cette question auprès de l’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario et, si j’en appelle à vous aujourd’hui, c’est parce que la Cour d’appel de l’Ontario a validé la politique de l’ordre d’aiguillage efficace, en précisant qu’il est nécessaire de fournir ce service. C’est toutefois faux. Il n’incombe, dans aucune autre procédure médicale, aux médecins de trouver l’accès à cette procédure médicale particulière. L’accès à des procédures médicales devrait, à juste titre, relever du gouvernement provincial, car c’est actuellement lui qui dispose des moyens pour fournir des services aux patients. Ce n’est pas la tâche des médecins. Il n’y a pas de raison pour exiger des médecins qu’ils s’impliquent dans ce processus contre leur gré. S’ils sont prêts à le faire, c’est très bien. Nombreuses sont les façons d’accéder à l’AMM sans qu’il soit nécessaire d’obliger des médecins à y participer lorsqu’il ne le veulent pas.

Le sénateur Cotter : Il me semble donc que vous acceptez la décision de la Cour suprême. Peut-être n’êtes-vous pas d’accord, mais vous reconnaissez que l’AMM est dorénavant une option à laquelle les patients ont accès de façon légitime. Toutefois, vous n’acceptez pas la décision de la Cour d’appel de l’Ontario concernant la liberté de conscience. Est-ce bien cela?

Dre Tang : Si vous me demandez ce que j’en pense, je suis d’avis que les juges de la Cour suprême, dans l’arrêt Carter, auraient dû invoquer la clause dérogatoire pour infirmer cette décision. Lorsque la Cour suprême a donné tort à Sue Rodriguez, en 1993, c’était parce qu’elle avait des inquiétudes sérieuses sur les conséquences de la décriminalisation de l’euthanasie et du suicide médicalement assisté sur la population vulnérable. Il me semble que lorsque l’arrêt Carter a été rendu, nous ne mesurions pas pleinement les répercussions qu’il pourrait avoir sur la vie des personnes vulnérables. Cela, je le regrette. J’aimerais pouvoir faire machine arrière. Comme je ne le peux pas, et que je ne crois pas que le gouvernement veuille le faire maintenant, je n’ai malheureusement d’autre choix que d’apprendre à travailler dans le cadre du système, et j’essaie très fort de faire mon travail de mon mieux pour sauver les vies de mes patients.

Étant donné la nature du système dans lequel nous travaillons, il me semble que respecter les deux camps serait une « approche très canadienne » face à un problème dans lequel ces deux camps sont parvenus à des conclusions diamétralement opposées, puisque certains sont d’avis qu’offrir sur demande l’aide médicale à mourir à leurs patients serait néfaste et nuisible, alors que d’autres, comme moi, aimeraient pouvoir offrir une autre réponse à leurs patients sans mettre fin à leurs vies.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Docteure Tang, j’aimerais faire suite aux réponses que vous venez de donner au sénateur Cotter. Vous dites que la liberté de conscience des médecins, donc les croyances des médecins sur la vie en général, doit prévaloir sur la capacité d’une personne à décider pour elle-même. Vous ajoutez que vous voulez être en mesure de décider ce qui est le mieux pour vos patients. Est-ce à dire que vous voulez avoir la possibilité de décider vous-même de ce qui est le mieux pour votre patient, même si cela s’oppose à sa volonté?

[Traduction]

Dre Tang : Madame la sénatrice, je suis d’avis, comme l’a écrit l’Association médicale canadienne, qu’opposer les droits à l’autonomie des patients aux droits à la liberté de conscience des médecins est une fausse dichotomie. Je n’impose pas mes traitements médicaux à mes patients et je ne les oblige pas à venir me voir dans mon bureau, mais mon travail de psychiatre est de m’efforcer de leur insuffler de l’espoir et de sauver leurs vies. Ils sont parfaitement capables de ne pas être d’accord avec moi, et si c’est le cas, ils ont accès à l’aide médicale à mourir comme les législations canadiennes le permettent maintenant. Ce à quoi je m’oppose est que l’État puisse m’obliger à faire quelque chose qui, à mon avis, est nuisible pour mes patients, que ceux-ci soient ou non d’accord avec moi.

J’estime que, dans un pays dans lequel nous favorisons réellement la diversité et le respect des opinions d’autrui, il devrait y avoir une façon de permettre aux gens voulant bénéficier de l’AMM d’accéder à ces prestations tout en respectant ma volonté de pratiquer la médecine selon ma conscience.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Vous dites que vos patients ont la liberté de vous consulter ou non. Je ne sais pas dans quelle région du pays vous vivez, mais je peux vous dire qu’au Québec, les gens n’ont pas le luxe de dire que, s’ils n’aiment pas leur psychiatre, ils sont en mesure d’en choisir un autre.

Reconnaissez-vous qu’il y a un rapport de pouvoir important dans la relation entre le médecin psychiatre et le patient?

[Traduction]

Dre Tang : Il y a toujours un déséquilibre entre les pouvoirs d’un médecin et ceux de son patient. Le rôle du médecin est toutefois de pratiquer son art au mieux de ses moyens, en recourant à tous les outils dont il dispose pour lutter contre la souffrance de ses patients. Quant à moi, je ne partage pas l’opinion voulant que provoquer la mort de mes patients sur demande soit pour leur bien quand je dispose de nombreux autres outils. Ce qui me préoccupe le plus avec ce projet de loi C-7 est que les patients peuvent accéder à l’AMM sans même avoir eu recours à d’autres procédures médicales standards ou les avoir essayées. Ils ont le droit de refuser ce traitement, mais ils peuvent encore mettre fin à leur vie sans avoir bénéficié de soins médicaux adaptés à leur cas où sans avoir pu bénéficier de nombreux autres déterminants psychologiques de la santé, comme les soutiens financiers, les soins à domicile et des logements accessibles adaptés à leurs besoins.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : C’est un débat très intéressant que la Dre Tang amène. Dans le fond, vous pratiquez la médecine dans un cadre légal reconnu par la Constitution canadienne, dont fait partie la Charte canadienne des droits et libertés. Cette Charte canadienne des droits et libertés reconnaît aux Canadiens un droit, un droit pratiqué entre eux et leur médecin traitant. Lorsque vous affirmez que votre devoir moral vous dit de ne pas pratiquer cet acte médical, vous allez indirectement à l’encontre de la Constitution canadienne, qui reconnaît d’abord ce droit-là à votre patient. Vous refusez donc de répondre à ses besoins, n’est-ce pas?

[Traduction]

Dre Tang : Je crois que c’est à moi que cette question s’adressait, monsieur le sénateur.

Mon travail n’est pas de leur donner accès à l’aide médicale à mourir. C’est la responsabilité du gouvernement qui fournit les soins médicaux. Je n’entrave pas l’accès à l’aide médicale à mourir puisqu’il y a d’autres façons d’accéder à ce service. Leurs droits ne sont pas…

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Docteure, vous comprenez qu’on tient ici un débat purement sémantique. Dans le fond, vous dites que cette loi est incompatible avec la prévention du suicide; est-ce exact?

[Traduction]

Dre Tang : C’est exact. Il est très difficile d’empêcher le suicide quand on vous demande de le faciliter.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Donc, si vous dites qu’elle est incompatible, basez-vous votre jugement sur votre perception ou sur des études scientifiques qui ont démontré que le droit à l’aide médicale à mourir a eu un impact négatif sur le suicide? Y a-t-il une étude scientifique qui montre qu’il y a eu une augmentation des suicides depuis 2016, année où le Canada a adopté une telle loi?

[Traduction]

Dre Tang : Je crois qu’il est trop tôt pour pouvoir commenter les effets de la légalisation de l’euthanasie au Canada. Il faudrait qu’elle soit en vigueur depuis cinq ans pour permettre de procéder à un examen. Si vous examinez ce qui s’est passé dans d’autres États, je crois savoir que, en Oregon, on a enregistré une hausse des suicides après la légalisation du suicide médicalement assisté. Il y aurait eu un effet de mimétisme poussant au suicide…

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Je comprends, mais le cadre légal de l’Oregon est différent de celui du Canada, donc il faut comparer des pommes avec des pommes. Depuis cinq ans, a-t-on identifié des patients qui se sont suicidés à cause de l’adoption de la Loi canadienne sur l’aide médicale à mourir en 2016?

[Traduction]

Dre Tang : Je ne suis pas sûre de bien comprendre votre question. Des patients se sont-ils suicidés parce que…

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Oui, puisque c’est l’affirmation que vous faites. Vous dites que cette loi est incompatible avec la prévention du suicide. Donc, si elle est incompatible depuis 2016, cela veut-il dire qu’il y a eu une augmentation des suicides à cause de la loi?

[Traduction]

Dre Tang : Les dispositions du projet de loi C-14 devaient s’appliquer aux patients en fin de vie ou dont le décès était raisonnablement prévisible. On aurait tort d’élargir ces dispositions avec un projet de loi permettant aux patients ne respectant pas le critère de décès raisonnablement prévisible d’accéder à l’aide médicale à mourir. L’un des éléments fondamentaux dans la lutte contre le suicide est d’empêcher l’accès facile à des moyens létaux.

Concrètement, mon expérience de psychiatre clinicienne, qui traite tous les jours de ces questions dans l’exercice de mon métier, m’a bien montré qu’il faut veiller à ce que les patients n’aient pas accès à un pistolet chargé, à des piles de médicaments ou encore à des cordes pour se pendre chez eux. En ce qui concerne l’aide médicale à mourir, nous disons qu’il s’agit là d’une disposition permettant d’accéder à une façon de mettre fin à ses jours.

Dre Dembo : Je serai brève. Puisque nous avons abordé la question de savoir si la pratique de l’AMM pourrait s’accompagner d’une hausse du nombre de suicides, je tiens à réagir à cette hypothèse. J’ai procédé à une revue détaillée de la littérature sur le sujet. Celle-ci, tout comme mon expérience clinique auprès des patients et lors des évaluations de l’AMM, ne m’a permis de relever aucun élément de preuve en ce sens.

La sénatrice Boyer : Docteure Dembo, vous avez déjà évoqué brièvement ce sujet, mais j’aimerais que nous l’approfondissions un peu. Le projet de loi C-7 propose une mesure de sauvegarde additionnelle en exigeant que le patient soit informé des autres traitements possibles. Comment la psychiatre que vous êtes, qui travaillez avec des patients vulnérables, croit-elle que les médecins devraient interpréter ce rôle et la mise en œuvre de cette mesure de sauvegarde? Faudrait-il que les recommandations sur les autres solutions de traitement soient fonction de l’état d’un patient donné et des réalités socioéconomiques qu’il affronte?

Dre Dembo : Je vous remercie de cette question. Cet aspect du projet de loi C-7 me rend perplexe parce que, même sans ce texte législatif, nous informons déjà les patients de toutes les possibilités de traitements raisonnables et des solutions qui s’offrent à eux pour leur fin de vie, y compris les soins palliatifs. Cela fait déjà partie de nos obligations, qu’une personne soit rendue ou non à la fin de sa vie. Quant à la seconde partie de votre question, je suis d’avis que les traitements et les interventions psychologiques qui seront offerts aux patients doivent dépendre de sa personnalité, de sa maladie et des conditions dans lesquelles il se trouve.

La sénatrice Boyer : Je vous remercie.

La sénatrice Keating : Docteure Tang, j’essaie sincèrement de comprendre ce que vous nous demandez ici. La loi assure votre liberté de conscience de médecin en vous autorisant à ne pas appliquer vous-même l’AMM. Je ne sais pas si vous comprenez bien que le droit à mourir est reconnu par la Constitution et que c’est aux médecins qu’il incombe de fournir cette aide. Vous bénéficiez déjà d’une protection puisque vous n’êtes pas tenue de fournir ce type de service, mais vous nous demandez de modifier le Code criminel pour que l’aiguillage d’un patient vers un autre médecin devienne un acte criminel quand vous ne voulez pas fournir ce service vous-même. Est-ce bien ce que vous voulez?

Dre Tang : C’est exact, car, en Ontario, ce qui nous inquiète est que nous sommes tenus d’aiguiller un patient vers un médecin pratiquant l’aide médicale à mourir s’il nous en fait la demande.

La sénatrice Keating : Aiguiller un patient vers un autre médecin n’est-il pas courant dans la pratique de la médecine? Si tous les membres de votre profession refusaient de le faire, qui veillerait au respect des droits du patient à l’AMM? Ce ne pourrait être un quidam, ni le gouvernement, ni le ministère des Services sociaux. Il s’agit là de l’aide médicale à mourir qui est un droit reconnu de votre patient, et vous êtes déjà protégée si vous ne voulez pas intervenir vous-même. Nous demandez-vous vraiment de légiférer qu’aiguiller un patient ayant demandé l’AMM devienne un acte criminel? C’est ce que je vous demande.

Dre Tang : Je crois qu’il faut que vous compreniez bien les implications morales de l’aiguillage d’un patient. Nous n’adressons pas nos patients à des services qui, à nos yeux, leur seraient nuisibles et l’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario s’est doté d’une politique qui nous interdit d’aiguiller, par exemple, des patientes vers des services de mutilation des organes génitaux, puisque tout le monde convient que cela leur serait préjudiciable.

La sénatrice Keating : La mutilation des organes génitaux de la femme n’est certainement pas une pratique reconnue par la Constitution. La seule question que je vous pose, et je sais fort bien ce qu’implique l’aiguillage d’un patient, car j’ai une vaste expérience en la matière, est de savoir si vous estimez effectivement que, dans ce contexte, l’obligation d’aiguiller un patient vous impose de poser un acte criminel? C’est la seule question que je vous pose.

Dre Tang : La raison pour laquelle je propose cela est qu’il y a là des répercussions morales qui touchent à la liberté de conscience des médecins, et c’est ce que je veux que vous saisissiez bien. Je crois qu’on aurait tort de contraindre quelqu’un à s’adonner à un acte qu’il juge moralement répréhensible. J’espère que vous comprenez.

La sénatrice Keating : Ce que je comprends est que vous recommandez que le fait d’aiguiller un patient dans ce type de cas constitue un acte criminel. Je vous remercie de cette réponse.

La présidente : Mesdames et messieurs les sénateurs, je vais vous demander de faire preuve d’indulgence. Il se peut que certains d’entre vous aient d’autres engagements et ne puissent rester, mais deux de vos collègues aimeraient une seconde série de questions et je leur ai donné mon accord.

Le sénateur Dalphond : Ma question s’inscrit dans le prolongement de celle de la sénatrice Keating. Permettez-moi, docteure Tang, de vous poser la même question dans un autre contexte. Si vous étiez membre des Témoins de Jéhovah et que vous vous opposiez aux transfusions sanguines, alors qu’un de vos patients a besoin d’une transfusion, refuseriez-vous de l’adresser à un collègue qui pratique les transfusions?

Dre Tang : En règle générale, lorsque nous dispensons des soins médicaux, nous privilégions la vie. Dans ce cas particulier, nous aurions tort, car la transfusion sanguine serait dans l’intérêt du patient.

Le sénateur Dalphond : Mais n’est-ce plus là une question de liberté de conscience? Même si vous étiez membre des Témoins de Jéhovah et que vous soyez opposée aux transfusions sanguines, vous devriez procéder à l’aiguillage du patient. Je suis navré, mais je ne saisis pas votre logique.

Dre Tang : Je vous prie de m’excuser, si j’étais témoin de Jéhovah, ce que je ne suis pas…

Le sénateur Dalphond : Non. Comme vous êtes opposée à l’AMM et que vous ne voulez pas en parler avec un patient, je vous demande si le même principe que celui que vous défendez maintenant devrait s’appliquer dans d’autres cas. Si, par exemple, je suis à la fois médecin et témoin de Jéhovah, et que ma foi me fait rejeter les transfusions sanguines, j’estimerais, en simplifiant, qu’il ne faut pas en faire. Je n’en parlerai donc pas avec mon patient, même si c’est l’une des solutions qui s’offrent à lui.

Dre Tang : Eh bien, je crois que vous comparez là des pommes et des oranges. Une transfusion sanguine vise à protéger et à sauver la vie. En éthique médicale, c’est habituellement le concept qui l’emporte sur les autres considérations. Toutefois, dans le cas de l’aide médicale à mourir, vous mettez fin à la vie. Je trouve que nous sommes là dans un tout autre registre.

Le sénateur Dalphond : Je vous remercie.

[Français]

Le sénateur Carignan : Au fond... Je reviens aux propos de la Dre Tang. C’est une question de religion. Votre position est-elle basée sur vos croyances religieuses?

[Traduction]

Dre Tang : Ce n’est pas une question de conviction religieuse. C’en est une de conscience, de ce qu’une personne juge bien de faire. Pour de nombreux médecins, mettre fin à la vie d’un patient, directement et intentionnellement, en particulier quand on ne lui a pas offert d’autres traitements, ne peut s’assimiler à de bons soins médicaux.

[Français]

Le sénateur Carignan : Parfait. Je pensais vous aider, parce qu’il y a deux droits constitutionnels qui peuvent s’opposer, mais c’est très bien. Je vous remercie.

[Traduction]

La présidente : Chers collègues, je vous remercie tous infiniment de votre patience. Nous avons tous déjà consacré beaucoup de temps à cette question et il est difficile de croire que nous ne sommes que mardi. J’ai cependant de bonnes nouvelles pour vous, demain nos travaux prendront fin à 16 h 30, soit après la comparution de la ministre de la Santé. Encore merci de votre patience et à demain. Malheureusement, il nous faudra, toujours demain, débuter nos travaux à 9 h 30 pour nous acquitter de tout ce que nous aurons à faire.

Le sénateur Cotter : Merci à vous, docteures Dembo et Tang.

La présidente : Nous avons eu aujourd’hui, grâce à vous, docteures Dembo et Tang, une séance de travail très animée et fort intéressante. Vous avez toutes deux eu des arguments percutants. Nous vous savons gré de tout le travail que vous faites. Encore merci beaucoup à vous deux.

(La séance est levée.)

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