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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles


LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mercredi 21 avril 2021

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd’hui, à 16 heures (HE), par vidéoconférence, pour étudier le projet de loi S-203, Loi limitant l’accès en ligne des jeunes au matériel sexuellement explicite.

La sénatrice Mobina S. B. Jaffer (présidente) occupe le fauteuil.

[Français]

La présidente : Je suis Mobina Jaffer, sénatrice de la Colombie-Britannique, et j’ai le plaisir de présider ce comité. Nous tenons aujourd’hui une réunion du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.

Avant de commencer, j’aimerais vous faire part de plusieurs suggestions utiles qui, selon nous, vous aideront à avoir une réunion efficace et productive. Si vous rencontrez des difficultés techniques, notamment en matière d’interprétation, veuillez le signaler à la présidente ou au greffier et nous nous efforcerons de résoudre le problème.

[Traduction]

Je ferai de mon mieux pour permettre à tous ceux qui le souhaitent de poser une question aux témoins. À cette fin, je demanderai aux sénateurs de bien vouloir rester très brefs dans leur préambule et de poser des questions courtes. Je devrai interrompre les témoins dès que les trois minutes prévues se seront écoulées.

Honorables sénateurs, nous avons un défi supplémentaire aujourd’hui. Nous devons en effet clore la séance d’ici 17 h 55. Nous entendrons les témoins jusqu’à 16 h 55, puisqu’une autre réunion doit avoir lieu après la nôtre. Ce sera donc un vrai défi aujourd’hui. Je vais garder mes questions pour la fin. Si vous épuisez tout le temps prévu, je ne les poserai tout simplement pas.

Les personnes qui ne sont pas membres du comité peuvent adresser leurs questions au greffier à l’aide de la boîte de clavardage de Zoom. En revanche, je prie les membres du comité de s’adresser au greffier de la sorte seulement s’ils n’ont pas de question.

Honorables sénateurs, nous entamons aujourd’hui notre étude du projet de loi S-203, Loi limitant l’accès en ligne des jeunes au matériel sexuellement explicite.

Avant de commencer, j’aimerais présenter les membres du comité aux témoins : la sénatrice Batters, vice-présidente, le sénateur Campbell, vice-président, le sénateur Boisvenu, la sénatrice Boyer, le sénateur Carignan, le sénateur Cotter, le sénateur Dalphond, la sénatrice Dupuis, la sénatrice Keating et la sénatrice Pate.

Nous sommes heureux d’accueillir notre premier groupe de témoins, qui comprend la marraine du projet de loi, la sénatrice Julie Miville-Dechêne. Elle est accompagnée de Murray Perkins, consultant, Réglementation des médias et Vérification de l’âge, à 18North; et de la Dre Megan Harrison, pédiatre et médecin de la santé des adolescents, au Centre hospitalier pour enfants de l’est de l’Ontario (CHEO).

[Français]

L’honorable Julie Miville-Dechêne, marraine du projet de loi : Chers collègues, je vous remercie d’avoir accepté de vous pencher si rapidement sur le projet de loi S-203, qui vise à protéger les enfants et les adolescents contre l’exposition à la pornographie en ligne. Depuis son dépôt, le 30 septembre 2020, le débat sur la pornographie en ligne s’est enflammé dans la foulée de l’article choc du New York Times à propos des vidéos d’exploitation sexuelle de mineurs sur Pornhub.

En effet, quand ils accèdent sans aucune vérification à ces sites pour adultes, les mineurs visionnent non seulement de la pornographie de plus en plus dégradante et violente, mais aussi des scènes de pornographie juvénile, ce qui peut normaliser à leurs yeux ces actes criminels. Une nouvelle étude britannique révèle d’ailleurs qu’un titre sur huit proposé aux nouveaux visiteurs des sites pornographiques comporte de la violence sexuelle dans sa description. Cela n’a rien d’anecdotique. La moyenne d’âge de la première exposition à la pornographie est de 11 ans; 40 % des garçons et 7 % des filles fréquentant l’école secondaire au Canada en consomment.

Je vous rappelle sommairement les grandes lignes du projet de loi S-203. Une entreprise qui rend accessible à un jeune du matériel sexuellement explicite sur Internet à des fins commerciales commet une infraction d’ordre sexuel passible d’une amende maximale de 250 000 $. On vise donc les sites pornographiques et non les moteurs de recherche ou les plateformes Web généralistes, où de la pornographie risque quand même de circuler. Puisqu’on risque de se heurter à des obstacles d’extraterritorialité dans plusieurs cas, le projet de loi S-203 prévoit également un palier administratif de sanctions pour les sites délinquants. L’article 9 autorise le ministre à exiger des fournisseurs de services Internet qu’ils prennent les mesures nécessaires comme le blocage de tout site pornographique contrevenant.

Deux mises à jour s’imposent sur cet article clé rédigé l’été dernier, donc avant le dépôt du projet de loi C-10 autorisant le CRTC à réglementer des activités sur Internet, et avant que le ministre du Patrimoine canadien propose la création d’un régulateur pour mettre à l’amende les plateformes Web qui ne retireraient pas en 24 heures du matériel illégal.

À la lumière de ces développements, deux amendements sont nécessaires. D’abord, rendre le ministre du Patrimoine canadien plutôt que celui de la Sécurité publique responsable de l’application du projet de loi S-203. C’était une suggestion de la porte-parole du projet de loi, la sénatrice Linda Frum. Deuxièmement, indiquer également que le ministre responsable doit nommer une personne désignée pour émettre les avis de blocage de sites aux fournisseurs de services Internet afin d’éviter toute intervention de nature politique sur ces questions d’accès au marché. Le sénateur Dalphond et moi avons discuté de cette question, et peut-être aura-t-il d’autres propositions.

[Traduction]

Dans le préambule du projet de loi, j’affirme que la protection des enfants contre la pornographie est un enjeu à la fois de santé et de sécurité publique. L’exposition des mineurs, particulièrement des garçons, à la porno en ligne est associée à de nombreux effets néfastes : dépendance, agressivité sexuelle, peur, anxiété, augmentation des croyances sexistes qui se répercutent sur les filles et les femmes.

J’aborde d’emblée cette question, car je suis devant le Comité des affaires juridiques et constitutionnelles. Le Parlement fédéral est habilité à adopter des lois en matière de droit criminel pour protéger la santé et la sécurité du public. Ce projet de loi poursuit réellement un objectif de droit criminel. Par l’interdiction prévue, on veut réprimer un mal public, car il est répréhensible qu’une entreprise puisse retirer des profits en mettant à risque la santé des jeunes. Les éditeurs de sites porno doivent assumer la responsabilité de prendre les précautions nécessaires pour éviter que les mineurs, un groupe particulièrement vulnérable, soient exposés à de la porno de plus en plus extrême.

De plus, si on regarde les effets juridiques et pratiques du projet de loi, ils touchent à l’usage de l’Internet, donc les télécommunications, qui sont de compétence fédérale.

Autre crainte que vous pourriez avoir : ce projet de loi porte-t-il atteinte à la liberté d’expression, un droit protégé par la Charte? Non à notre avis, car il prévoit spécifiquement des exceptions pour tout le matériel sexuellement explicite ayant un but lié à l’éducation, à la science, à la médecine ou aux arts. C’est par l’éducation sexuelle que les enfants peuvent apprendre en la matière, la porno n’est en aucun cas éducative.

Par ailleurs, la liberté d’expression n’est pas absolue et il y a déjà des restrictions qui font consensus dans notre société sur l’accès aux magazines pornos, aux sexshops, aux films pornos, réservés aux plus de 18 ans. Une preuve d’âge est exigée. Pourquoi alors tolérons-nous que, dans un monde virtuel, les mêmes restrictions ne soient pas appliquées?

Certes, en obligeant les sites pornos à vérifier l’âge de tous leurs visiteurs, une étape supplémentaire doit être franchie par les adultes qui désirent y accéder. Il ne s’agirait que d’un inconvénient minimal, qui permettrait en revanche de prévenir des effets préjudiciables causés aux mineurs. D’ailleurs, les sites pornos payants contrôlent déjà, à travers les cartes de crédit, l’identité de leurs clients. En outre, les sites de paris en ligne vérifient déjà l’âge de leurs clients.

D’autres inquiétudes portent sur la protection des données personnelles : le projet de loi comporte-t-il des risques pour le droit à la vie privée? Les avancées technologiques permettent à des compagnies spécialisées, en quelques secondes, de vérifier l’âge d’un client en cryptant ses données, de lui créer une identité digitale et de ne transmettre au site porno que l’information qu’il a 18 ans ou plus. Diverses mesures de protection de données personnelles seront certes une condition imposée aux vérificateurs d’âge afin d’assurer l’étanchéité et la sécurité des données personnelles.

La présidente : Madame la sénatrice, pourriez-vous conclure, s’il vous plaît? Vos cinq minutes sont écoulées depuis un moment déjà.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : Je vais conclure en disant que ce n’est pas perdu d’avance. Bien sûr, il y aura des jeunes qui vont réussir à contourner ces vérifications d’âge, mais, tout comme c’est le cas pour l’alcool, il faut des mesures pour essayer d’en diminuer l’accès.

Un point très important : la France est rendue beaucoup plus loin que nous sur cette question. Une loi est entrée en vigueur en juillet dernier, et le Conseil supérieur de l’audiovisuel s’apprête à faire une mise en demeure à des sites pornographiques internationaux, et un blocage s’ensuivra probablement.

J’aimerais terminer en disant qu’il ne faut pas s’égarer dans les détails techniques, notre but étant de protéger les enfants. Merci beaucoup.

La présidente : Merci beaucoup, sénatrice Miville-Dechêne.

[Traduction]

Passons maintenant à M. Murray Perkins. Monsieur Perkins, vous avez cinq minutes. Je suis désolée, mais je devrai vous interrompre dès qu’elles seront écoulées.

Murray Perkins, consultant, Réglementation des médias et Vérification de l’âge, 18North : Je vous remercie de m’accorder du temps aujourd’hui.

Dans mes fonctions précédentes, j’ai dirigé la mise en œuvre de la vérification de l’âge pour l’accès aux sites pornographiques au titre de la Digital Economy Act du Royaume-Uni. J’ai donc passé beaucoup de temps à échanger avec divers intervenants, dont les représentants de l’industrie de la vérification de l’âge et ceux de l’industrie du divertissement pour adultes. Selon moi, la mise en œuvre de la vérification de l’âge pour l’accès aux sites pornographiques est non seulement une possibilité viable, mais bien une avenue prometteuse, et il ne fait aucun doute qu’elle sera très bénéfique pour les enfants.

La vérification de l’âge en ligne ne date pas d’hier. Au Royaume-Uni, elle est employée depuis plusieurs années pour les paris en ligne et les produits interdits de vente aux mineurs. Il y a diverses façons de vérifier l’âge de quelqu’un, que ce soit à l’aide de documents émis par le gouvernement ou de technologies plus avancées, comme le recours aux données biométriques ou à l’intelligence artificielle pour déterminer l’âge.

J’étais d’avis que nous avions besoin de deux choses pour que la vérification de l’âge pour l’accès aux sites pornographiques fonctionne : l’industrie du divertissement pour adultes devait s’en charger et les consommateurs devaient l’utiliser. Mener ces deux choses à bien nous permettrait d’atteindre notre objectif global, soit améliorer la protection des enfants en ligne.

Pourquoi était-il important d’inciter l’industrie pornographique à se conformer à la loi? Malgré nos grands pouvoirs coercitifs, l’industrie pouvait tous les contourner d’une façon ou d’une autre. Les cryptomonnaies et les réseaux privés virtuels, ou RPV, posaient un risque. En outre, nous ne voulions pas que la perturbation au sein de l’industrie soit due à l’application de la loi comme telle. Nous devions donc nous assurer que la vérification de l’âge perturberait moins l’industrie que les coûts qu’elle aurait à assumer si elle contournait la loi.

L’industrie pornographique fera toujours partie du paysage, mais elle peut se loger à des endroits plus difficiles d’accès et encore plus difficiles à réglementer. La conformité à la loi minimise grandement ces risques.

Pourquoi est-il important que les consommateurs utilisent la vérification de l’âge pour accéder à un site pornographique si un tel système est en place? Tout simplement parce que, si les consommateurs n’utilisent pas la vérification de l’âge pour accéder aux sites pornographiques et que la fréquentation de ces sites chute brutalement, nous courons de nouveau le risque de voir l’industrie contourner la loi. Si les risques sont adéquatement gérés, et ils peuvent vraiment l’être, la vérification de l’âge pour l’accès aux sites pornographiques peut devenir omniprésente et normale.

Le respect de la vie privée demeure tout de même un défi. La majorité des gens fument en public. Nous prenons un verre entre amis et en famille. Il est généralement admis de parier pour le plaisir, mais personne ne veut consommer de la pornographie en public, et la majorité des gens n’en parlent pas. Le respect de la vie privée est important. La vérification de l’âge ne doit donc pas poser de risque pour la vie privée.

Au Royaume-Uni, nous avons instauré un système de certification pour les vérificateurs d’âge afin qu’aucun renseignement personnel ne soit divulgué aux sites pornographiques, mais aussi pour amener les consommateurs à faire confiance à ce mécanisme. Les vérificateurs doivent donc montrer aux consommateurs ce qu’il y a sous le capot.

Avant même que le gouvernement britannique ne décide d’inclure les objectifs de la Digital Economy Act dans son approche plus large en matière de préjudices en ligne, la majorité des vérificateurs d’âge avaient demandé leur certification et étaient en voie de l’obtenir. À l’époque, nous en avions assez vu pour savoir que ces entreprises protègent la vie privée, comme elles affirment le faire.

Dans mes échanges avec l’industrie du divertissement pour adultes, j’ai toujours été très clair quant aux visées de la loi qui sont de protéger les enfants et non de lutter contre la pornographie. L’industrie y était favorable. Bien sûr, il y avait des préoccupations quant à l’efficacité des mesures, la nécessité d’établir des conditions équitables afin de traiter toutes les entreprises de la même façon, ce qui est très important, de même que des préoccupations quant aux risques. Mais on m’a dit vouloir respecter la loi, et la conversation a principalement porté sur des questions pratiques.

La vérification de l’âge n’est pas une panacée. Elle ne sera jamais parfaite. Elle n’empêchera jamais l’accès pour tous les enfants et ne sera jamais présente sur tous les sites. Mais, si vous me le permettez, j’aimerais conclure en vous donnant un bref exemple de l’évolution de la technologie de la sécurité.

À la fin des années 1940, le premier constructeur automobile des États-Unis à installer des ceintures de sécurité dans ses véhicules a découvert que les clients demandaient aux concessionnaires de les retirer avant l’achat. Au milieu des années 1950, seulement 2 % des consommateurs payaient pour cet ajout dans les voitures Ford. Ce n’est qu’en 1970 que la première loi sur le port obligatoire de la ceinture de sécurité a été adoptée. Encore aujourd’hui, les ceintures de sécurité ne permettent pas d’éviter tous les décès ou blessures graves sur la route.

Tout comme les ceintures de sécurité, la vérification de l’âge n’est pas une panacée. Et pourtant, je ne pourrais jamais conduire ma petite fille quelque part sans d’abord m’assurer que sa ceinture est bouclée.

Je serai évidemment très heureux de répondre à toutes vos questions dans la mesure du possible. Merci.

La présidente : Merci, monsieur Perkins. Passons maintenant à la Dre Megan Harrison. Docteure, vous avez cinq minutes.

Dre Megan Harrison, pédiatre et médecin de la santé des adolescents, CHEO : Merci beaucoup de m’avoir invitée à comparaître aujourd’hui. J’appuie sans réserve le projet de loi et, afin que vous puissiez mieux comprendre sur quoi se fondent mes exemples en ce sens, je souhaite d’abord vous donner une petite idée de mes spécialités.

Je suis pédiatre spécialisée dans la santé des adolescents au Centre hospitalier pour enfants de l’est de l’Ontario, ou CHEO. J’y soigne les jeunes et leur apporte mon soutien, qu’il s’agisse de patients ambulatoires ou hospitalisés. Mes spécialités sont la santé sexuelle des adolescents, le traitement des victimes d’agression sexuelle, la grossesse et les compétences parentales à l’adolescence, les jeunes à haut risque et vulnérables, ainsi que l’image corporelle et les troubles alimentaires chez les enfants et les adolescents.

Au CHEO, je suis l’une des médecins de l’équipe responsable des troubles alimentaires et la médecin principale en santé des adolescents au sein de l’équipe responsable des agressions sexuelles.

En plus de mes activités au CHEO, je suis présidente du Comité de la santé de l’adolescent de la Société canadienne de pédiatrie, ainsi que coprésidente du Comité de défense des droits et intérêts de la North American Society of Pediatric and Adolescent Gynecology. Compte tenu de ces rôles et des soins que j’ai prodigués aux jeunes ces 15 dernières années en pratique clinique à Ottawa, j’estime avoir une expérience pertinente à partager qui peut assurément servir à cet excellent projet de loi.

Il est toutefois difficile d’y parvenir en seulement cinq minutes, alors j’espère que j’arriverai tout de même à vous transmettre certaines idées. Et, cela va de soi, je serai heureuse de répondre ensuite à vos questions dans la mesure du possible.

Depuis plus de 20 ans, on effectue des recherches qui portent, dans une certaine mesure, sur l’incidence de l’exposition à la pornographie chez les adolescents. La majorité de ces études associent la consommation de pornographie à une plus grande permissivité sexuelle, à une initiation précoce à la sexualité, à des stéréotypes sexuels de genre plus ancrés, à l’objectification des femmes et à une plus grande expérience des comportements sexuels risqués et libres, de même qu’à l’agression sexuelle.

Les enfants ne sont pas aptes à départager la réalité de la fiction à la télé ou en ligne. C’est pour cette raison que les enfants ont peur quand ils voient des films d’épouvante, puisqu’ils ne savent pas ce qui est réel et ce qui est fictif. Ils craignent qu’il y ait des monstres sous leur lit.

Les images que voit un enfant affectent sans contredit le développement de son cerveau. À mesure que l’enfant grandit, son cerveau continue de se transformer à une vitesse impressionnante. La plasticité synaptique est le processus par lequel notre cerveau crée de nouveaux réseaux neuronaux, ce qui signifie qu’il est en constante optimisation. Toutefois, le vieillissement rend notre cerveau plus résistant au changement et sa plasticité décline. Vous avez sûrement déjà entendu l’expression « On n’apprend pas à un vieux singe à faire la grimace ». Eh bien, il y a du vrai là-dedans.

La plasticité synaptique est à son apogée chez les enfants et plus particulièrement chez les adolescents, ce qui signifie que les comportements, les images, les idées et les valeurs constamment répétés qui sont captés par le cerveau puis intériorisés pendant l’enfance et l’adolescence peuvent avoir une incidence durable, ce qui n’est pas le cas chez les adultes, dont le cerveau peut être moins affecté par ceux-ci.

À l’adolescence, le cerveau est fascinant. C’est une période de changements majeurs. Les adolescents sont connus pour prendre des risques pour toutes sortes de raisons biologiques et neuronales, et les pédiatres n’éliminent pas tous les risques pour leurs patients, et ne voudraient pas le faire non plus. Dans le bon milieu, la prise de risques et les expériences se traduisent par l’apprentissage et l’épanouissement. Nous ajoutons des protections afin de prévenir les préjudices réels, et nous nous fions également au gouvernement pour envoyer des messages importants sur ce qui est acceptable en société.

Dans ma pratique clinique, je vois constamment des adolescents qui ont soit vu des images pornographiques par inadvertance ou qui sont curieux et vont consulter des sites pornographiques. L’adolescence est une période cruciale où se forme l’identité, ce qui comprend l’identité sexuelle et l’image corporelle positive.

Les adolescents que je reçois dans mon bureau et qui ont accès à ces sites par accident ou sciemment, ce qui est extrêmement facile et donne accès à des images fort perturbantes, bref ces ados vivent une très grande confusion par rapport à leur corps, à ce que l’on attend d’eux sur le plan sexuel, à ce qui est normal, à toutes sortes de choses du genre.

En tant que pédiatres, nous œuvrons au soutien des enfants, des jeunes et de leur famille dans l’atteinte d’un état optimal de santé et de mieux-être. En tant que fournisseurs de soins, nous demandons au gouvernement de s’associer à nous pour protéger le mieux-être de ces enfants et de ces jeunes.

En milieu clinique, les fournisseurs de soins de santé peuvent essayer de modifier certains risques qui pourraient nuire à la santé d’une personne. Par exemple, même si j’essaie, je ne peux pas modifier facilement le statut socioéconomique d’un jeune, ni son milieu familial, son éducation ou ses prédispositions génétiques en matière de santé mentale, mais je cherche ce que je peux modifier. L’accès à la pornographie est quelque chose que nous pouvons modifier ensemble. Il y a des règles qui s’appliquent au port de la ceinture de sécurité, à l’obtention d’un permis de conduire et à la consommation d’alcool, et il s’agit de choses modifiables qui sont très utiles pour protéger nos jeunes.

En pratique clinique, nous posons des questions sur l’expérimentation avec les drogues et les pratiques sexuelles sans risque. Nous essayons de réduire les préjudices. Nous conseillons de ne pas monter dans une voiture si le conducteur a bu. Nous passons en revue la sécurité en ligne, les sites consultés et les difficultés rencontrées dans les médias sociaux. Par exemple, nous vérifions si les jeunes savent comment bloquer un compte ou s’ils savent quoi faire si un étranger leur demande de lui envoyer une photo qui les montre nus. Cette situation n’est pas aussi rare qu’on pourrait le croire.

Je recommande aux enfants et aux jeunes de ne pas consulter de sites pornographiques en raison de tous les risques sanitaires et développementaux que j’ai cités. Non seulement ce projet de loi appuie de façon importante ce que les fournisseurs de soins de santé essaient déjà de faire dans leur pratique, mais il vient accroître leur capacité en ce sens. Réduire l’accès à la pornographie pour les enfants et les jeunes est primordial, surtout en cette période de pandémie, où le temps passé devant un écran par les enfants et les jeunes a augmenté comme jamais dans l’histoire de la pédiatrie.

Je vous remercie sincèrement de m’avoir donné l’occasion de m’exprimer aujourd’hui, et je me ferai un plaisir de répondre à toutes les questions auxquelles je peux répondre.

La présidente : Merci beaucoup, docteure Harrison.

Honorables sénateurs, nous allons maintenant passer aux séries de questions. Puis-je vous demander, s’il vous plaît, d’adresser votre question au membre approprié du groupe de témoins?

Nous allons commencer par donner la parole au sénateur Campbell, qui est vice-président du comité.

Le sénateur Campbell : Je n’ai pas de questions à poser pour le moment, madame la présidente. J’aimerais simplement remercier tous les témoins. J’ai trouvé que l’information qu’ils nous ont communiquée était claire et qu’elle m’a certainement aidé à comprendre ce qui se passe. Je les en remercie énormément. J’aurai peut-être des questions à leur poser plus tard, mais pas en ce moment. Merci.

La présidente : Nous allons maintenant donner la parole à la sénatrice Batters, qui est vice-présidente du comité.

La sénatrice Batters : Merci beaucoup. Je vous suis reconnaissante de l’occasion qui m’est donnée. J’adresse ma question à la sénatrice Miville-Dechêne. Sénatrice Miville-Dechêne, je vous remercie infiniment du projet de loi très important que vous avez présenté et de tout le travail que vous avez accompli dans ce dossier.

Je soutiens vos efforts, et c’est la raison pour laquelle je veux m’assurer que nous rendons ce projet de loi aussi bénéfique et rigoureux que possible.

Dans ce contexte, l’un des aspects au sujet duquel je souhaitais vous interroger, c’est l’étonnement que j’ai ressenti en prenant connaissance des pouvoirs que le projet de loi confère au ministre et du pouvoir de porter des accusations contre les gens. Prenons l’exemple des sociétés; vous pouvez être inculpé au nom d’une personne qui travaille sous vos ordres, que cet employé ait été ou non « identifié ou poursuivi pour avoir enfreint la présente loi », et :

[…] tout administrateur, dirigeant ou mandataire de la société qui a ordonné ou autorisé la perpétration de l’infraction, ou qui a consenti, acquiescé ou participé à celle-ci est partie à l’infraction; il en est reconnu coupable, et il est passible de la peine en cas de déclaration de culpabilité […]

Et ce, même si la société n’est pas poursuivie ou condamnée.

Tout d’abord, je tiens à vous faire part d’un détail technique. À l’article 6, dans le passage en anglais où vous avez inscrit les mots « identified or proceeded for the offence », je pense qu’il y a une faute de frappe et que le mot « proceeded » devrait probablement être remplacé par le mot « prosecuted ». Vous devrez donc apporter cette modification, je crois.

En général, je me demande ce que vous avez à dire au sujet de ces vastes pouvoirs. Êtes-vous convaincue que des pouvoirs étendus de ce genre résisteraient à une contestation devant les tribunaux, car ils s’appliqueraient même si la société n’était pas poursuivie ou condamnée pour cette infraction particulière?

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : Je crois, sénatrice Batters, que vous faites référence à l’article 5 de mon projet de loi. Il me semble ici que, en général, quand on poursuit une personne morale, donc une société, on s’assure aussi de pouvoir déposer des accusations contre les dirigeants et les personnes responsables dans l’entreprise.

Dans ce cas-ci, on demande aux entreprises d’avoir un système de vérification de l’âge. Donc, ce ne sont pas des décisions personnelles qui sont prises à chaque niveau de l’entreprise; le système doit être mis en place et conçu par l’entreprise.

D’après ce que je comprends, quand des personnes morales sont en jeu, on s’assure aussi, dans un projet de loi, que les personnes physiques dans l’entreprise puissent être poursuivies. Je sais qu’il est arrivé, dans le cas de la compagnie YesUp à Toronto, que l’entreprise a été poursuivie et on a tenu responsables des dirigeants de l’entreprise.

Vous trouvez qu’on va trop loin en disant qu’il peut s’agir d’autres personnes dans l’entreprise. Toutefois, quand on parle des dirigeants, des administrateurs et des mandataires, ce sont eux qui ont la responsabilité de mettre en place ce système de vérification de l’âge.

[Traduction]

Le sénateur Dalphond : J’adresse ma question à M. Perkins. Je crois comprendre que vous êtes l’ancien directeur des politiques du British Board of Film Classification. Vous avez fait allusion à la partie 3 de la Digital Economy Act, mais je crois savoir — et corrigez-moi si je me trompe — que cette partie de la loi du Royaume-Uni n’a pas été mise en œuvre.

Faites-vous maintenant allusion aux codes de conduite et aux mesures qui sont laissés à la discrétion des fournisseurs de ces services?

M. Perkins : Vous avez raison. La partie 3 de la Digital Economy Act n’a donc pas été mise en œuvre. Ce à quoi je faisais allusion, c’est tout le travail de mise en œuvre qui a été effectué avant que le gouvernement décide de ne pas la mettre en œuvre.

Nous étions donc effectivement prêts pour l’entrée en vigueur de la loi. Toutes les directives qui étaient requises en vertu de la loi étaient en place. Nous avions établi toutes les relations avec les intervenants, et nous disposions des pouvoirs d’application de la loi requis en ce qui concerne, par exemple, les fournisseurs de services Internet et le rôle qu’ils allaient jouer. Tout était effectivement prêt au moment où le gouvernement a décidé de ne pas mettre la loi en œuvre, car il a commencé à se heurter à la fois aux élections générales et à la conversation liée à une approche plus généralisée de lutte contre les préjudices en ligne, et à la possibilité de s’attaquer non seulement à la pornographie commerciale en ligne — qui faisait partie du champ d’application de la Digital Economy Act — mais aussi aux médias sociaux et à d’autres applications qui diffusaient de la pornographie et, dans certains cas, en grandes quantités.

Au cours de la mise en œuvre initiale du régime de vérification de l’âge aux termes de la Digital Economy Act, en 2016, et au moment de la rédaction du projet de loi, nous n’étions pas — je pense qu’il est juste de le dire — convaincus que nous pouvions nous attaquer aux médias sociaux, par exemple, en même temps qu’aux sites de pornographie commerciale. Il fallait bien commencer quelque part.

Je pense que nous avons montré toute la confiance que nous avions dans le régime et dans la grande probabilité que l’industrie s’y conforme, ce qui a donné au gouvernement l’assurance que nous pouvions en faire davantage.

Le sénateur Dalphond : Je crois comprendre qu’il s’agit d’une conformité volontaire, car il n’y a pas de régime en vertu duquel vous seriez puni ou poursuivi si vous ne vous y conformiez pas; il s’agit d’une conduite ou d’une conformité volontaire de la part des entreprises elles-mêmes.

M. Perkins : Je m’excuse si je vous ai mal compris. En ce qui concerne la situation actuelle du Royaume-Uni, il n’y a pas de cadre en dehors de certaines directives européennes à l’intention des sites de pornographie commerciale ou des médias sociaux, en fait, des directives ayant une portée beaucoup plus limitée en matière de vérification volontaire ou non de l’âge des utilisateurs.

Le sénateur Dalphond : Des accusations peuvent-elles être portées contre un fournisseur?

M. Perkins : Pas pour le moment. Pas sans l’entrée en vigueur de la Digital Economy Act ou du projet de loi ou de la loi à venir sur la sécurité en ligne. Cette loi mettra en œuvre des exigences. On s’attend vraiment à ce qu’elle mette en œuvre des exigences pour la vérification de l’âge.

Ce dont je peux parler pour le moment, c’est de ce que nous avons pu mettre en place en matière de structure pour la réglementation de la — [Difficultés techniques] — et la mise en œuvre de la vérification de l’âge. Et comme vous le savez tous, j’en suis sûr, en vertu de la partie 3 de la loi, l’organisme de réglementation disposait de pouvoirs d’application de la loi très efficaces. Comme je l’ai dit précédemment, rien n’était impossible à contourner, mais le coût lié au contournement de la loi aurait été plus important, selon nous, que le coût lié à la vérification de l’âge.

La sénatrice Miville-Dechêne : Puis-je ajouter quelque chose?

La présidente : Vous pouvez le faire très rapidement.

La sénatrice Miville-Dechêne : Je tiens juste à dire que la Grande-Bretagne est le pays qui est allé le plus loin. Pour des raisons politiques, lorsque Theresa May a été remplacée par Boris Johnson, la loi a été abandonnée, car ils étaient en plein Brexit. Il s’agissait donc d’éviter une controverse de plus. Cependant, la France et l’Allemagne sont très avancées sur cette voie. L’Australie envisage aussi très sérieusement de légiférer dans ce domaine. Mais je dirais que c’est la France qui a une longueur d’avance en ce moment.

La sénatrice Keating : M. Perkins vient de répondre à ma question, mais je veux profiter de l’occasion pour remercier les témoins d’avoir accepté de comparaître aujourd’hui. Je tiens également à souligner tout le travail que la sénatrice Miville-Dechêne a accompli dans ce dossier très important.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Encore une fois, je tiens à saluer la présence de tous nos témoins et de notre collègue la sénatrice Miville-Dechêne.

Madame la sénatrice, le Code criminel comporte déjà une disposition en matière de reconnaissance d’une infraction de cette nature que quiconque commet. Il s’agit de l’article 171 du Code criminel qui prévoit de rendre coupable d’une infraction toute personne partageant du matériel sexuellement explicite avec des mineurs.

J’essaie de comprendre pourquoi vous avez créé une loi spécifique dans ce domaine, alors que des modifications mineures auraient pu être apportées au Code criminel, ce qui aurait permis de faire le travail de façon efficace.

La sénatrice Miville-Dechêne : C’est une excellente question et la réponse est la suivante. Quand vous regardez l’article 171(1) du Code criminel, vous remarquez que quiconque distribue du matériel sexuellement explicite en vue de faciliter la perpétration à l’égard de l’enfant d’une infraction visée par un autre article est coupable d’une infraction. Donc, ce n’est pas seulement le fait de distribuer du matériel sexuellement explicite aux enfants qui est criminalisé, mais aussi le fait que cela s’accompagne d’une autre infraction.

Donc, on s’est inspiré de l’article 171 pour créer notre loi qui est, en effet, une loi parallèle qui n’est pas dans le Code criminel, et on a fait le choix de procéder par infraction sommaire pour ce qui est des punitions. L’on sentait que c’était une voie plus simple que de modifier le Code criminel parce que, évidemment, il y a, dans ces articles, d’autres raisons pour lesquelles on établit cette double condition pour statuer que la distribution de matériel sexuellement explicite aux enfants est criminelle.

Le sénateur Boisvenu : Si on voulait vraiment lancer un message très clair en matière de répercussions pour les gens qui distribuent ce genre de matériel, n’aurait-il pas été plus efficace d’utiliser le Code criminel puis d’imposer des sanctions qui, à mon avis, devraient être encore plus sévères?

La sénatrice Miville-Dechêne : Je ne crois pas qu’il y ait de réponse absolue à ce sujet. Il s’agit d’un projet de loi d’initiative sénatoriale. D’après les experts que nous avons consultés, il était plus simple de créer un projet de loi indépendant et vous avez raison de dire que les amendes peuvent sembler insuffisantes — c’est 250 000 $ pour une entreprise pour la première offense. En même temps, il peut y avoir plusieurs infractions et des amendes plus élevées en cas de récidive.

N’oubliez pas qu’une autre voie s’offre à nous, soit la voie administrative qui en fait, pour être bien franche, est presque plus importante que la voie des infractions, parce que la plupart de ces sites ne sont pas au Canada.

Le sénateur Boisvenu : Oui, mais qui va...

La sénatrice Miville-Dechêne : Qu’on n’arrive...

Le sénateur Boisvenu : Qui sera responsable de l’application des sanctions sur le plan administratif?

La sénatrice Miville-Dechêne : Dans le projet de loi, vous verrez que nous mentionnons à l’article 9 que c’est le ministre — et j’ai proposé un amendement — du Patrimoine.

Cela dit, j’ai réfléchi à la question et en toute transparence, je dois vous dire que mon collègue Pierre Dalphond et moi en avons discuté. Si c’est le ministre lui-même qui est responsable des sanctions administratives, il pourrait y avoir une perception d’intervention politique, car évidemment, la pornographie est un enjeu controversé.

Donc, idéalement, on demande que l’amendement que je compte présenter ici, à ce comité — et je recevrai de l’aide pour le présenter —, fasse en sorte que le ministre puisse désigner une personne, ce qui serait évidemment un organisme, pour mettre en pratique ces sanctions administratives. Cela pourrait théoriquement être le CRTC ou encore le nouveau régulateur dont le ministre Guilbeault parle depuis des mois, qui pourrait aussi assurer la surveillance des plateformes.

Le sénateur Boisvenu : Merci, madame la sénatrice.

La sénatrice Dupuis : Ma question s’adresse à la sénatrice Miville-Dechêne.

Sénatrice Miville-Dechêne, je suis certainement avec vous en ce qui concerne l’objectif du projet de loi. Ma question est la suivante. J’essaie de comprendre ce que votre projet de loi fait par rapport à ce qui constitue déjà un ensemble de dispositions dans le Code criminel sur les questions, les infractions d’ordre sexuel, y compris la pornographie et les choses qui s’adressent aux jeunes. J’ai un peu le même problème que la sénatrice Batters. On donne des pouvoirs discrétionnaires non définis à un ministre; le paragraphe 9(2) du projet de loi précise que l’avis :

d) fournit de l’information qui, selon le ministre, peut aider le fournisseur de services Internet à se conformer aux exigences imposées par l’avis;

C’est un avis d’infraction, mais en même temps, on donne la possibilité à un ministre d’aider la personne à s’y conformer. À mon avis, il y a un problème fondamental dans la construction de ce pouvoir entièrement discrétionnaire qu’on veut accorder à un ministre.

Ma préoccupation, c’est que cela pourrait être un pouvoir complètement bidon s’il n’était pas encadré par la législation. Cela m’amène à ma question : qu’est-ce qui vous a empêchée de préciser, une fois que l’infraction est reconnue, qui peut la constater, qui peut exiger quoi et sur quoi portent les infractions, au lieu de laisser ces éléments très flous? Selon que le ministre est d’accord ou non avec l’objectif de la loi, celle-ci risque de ne pas être appliquée du tout.

La sénatrice Miville-Dechêne : Dans le Code criminel actuel, aucun article, tel qu’il est écrit, ne permet de mettre en infraction un site pornographique qui ne vérifierait pas l’âge. Cela n’existe pas, nous n’avons pas cette possibilité. Voilà pourquoi nous avons créé une infraction sommaire.

Par ailleurs, on parle ici de deux voies différentes. Il y a la voie de l’infraction et de la poursuite devant les tribunaux, mais il y a aussi la voie administrative, qui est essentielle, parce que nous parlons de plateformes pornographiques qui sont souvent situées à l’extérieur du Canada. Donc, nous ne pourrons pas les punir ou les poursuivre parce qu’elles ne sont pas au Canada.

C’est pourquoi on n’agirait pas directement sur les plateformes, les sites pornographiques, mais plutôt sur les distributeurs de signaux Internet, comme Bell et Vidéotron, qui distribuent le signal des sites pornographiques. C’est donc vers eux qu’on se tournerait en leur disant qu’éventuellement, ils seraient en mesure de bloquer le site.

Vous avez raison quant aux pouvoirs du ministre, qui ne sont pas tous définis. C’est pour cela qu’il y aura une réglementation. Comme je l’ai dit dans mon allocution, je veux proposer un amendement pour que ce soit le ministre qui désigne une personne pour que ses pouvoirs soient moins discrétionnaires.

[Traduction]

La sénatrice Boyer : J’adresse également ma question à la sénatrice Miville-Dechêne. Je vous remercie d’avoir parrainé ce projet de loi très important.

Avant mon arrivée au Sénat, j’ai été chargée par Sécurité publique Canada de faire des recherches et de collaborer à la rédaction d’un document sur la traite des femmes et des filles autochtones. L’étude était fondée sur 71 entrevues avec des experts en la matière, dont bon nombre étaient des gens ayant survécu à des abus sexuels pendant leur enfance ou à l’exploitation sexuelle, que ce soit par l’intermédiaire de la pornographie ou de la traite. Nous savons que les femmes et les filles autochtones sont soumises à un taux d’exploitation sexuelle beaucoup plus élevé en raison des effets du colonialisme et des problèmes socioéconomiques. Je me demande si vous pouvez parler de l’incidence que ce projet de loi aura sur les peuples autochtones du Canada.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : Chez les jeunes Autochtones, comme chez les non-Autochtones, il n’y a aucun obstacle au visionnement de la pornographie en ligne. Donc, de jeunes femmes et de jeunes garçons autochtones visionnent cette pornographie.

Selon le Centre canadien de protection de l’enfance, cela contribue à normaliser ces activités sexuelles. En anglais, on utilise le mot grooming ou processus de conditionnement. Donc en ce sens, le fait d’empêcher les jeunes de visionner de la pornographie peut contribuer à diminuer l’incidence de l’exploitation sexuelle.

Cela dit, sénatrice Boyer, il y a beaucoup de pornographie juvénile sur les sites pornographiques et mon projet de loi ne s’attaque pas à cette question. Vous avez peut-être entendu que le ministre Guilbeault veut déposer un projet de loi afin de forcer les plateformes pornographiques à retirer ce matériel en 24 heures.

Mon projet de loi vise strictement à empêcher les mineurs de visionner de la pornographie qui, comme vous le savez, est de plus en plus violente et dégradante.

[Traduction]

La sénatrice Boyer : Diriez-vous que cette question est également liée à la question de la traite?

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : Certainement, puisque le seul fait de voir de la pornographie, pour un enfant ou un adolescent, dont le cerveau n’est pas encore complètement développé, peut contribuer à normaliser l’exploitation sexuelle. Cela peut rendre cet enfant plus susceptible d’accepter des demandes sur le Web provenant d’agresseurs. Le projet de loi peut avoir un effet certainement positif, bien qu’indirect.

[Traduction]

La sénatrice Boyer : Merci beaucoup.

La sénatrice Pate : Je remercie la sénatrice Miville-Dechêne d’avoir présenté ce projet de loi et les deux autres témoins d’avoir accepté de comparaître devant nous.

J’adresse ma question à la Dre Harrison. La sénatrice Miville-Dechêne a indiqué que d’autres pays ont pris des mesures de protection. À la lumière de votre travail auprès des jeunes, y a-t-il d’autres mesures de protection que vous aimeriez voir intégrer dans cette loi ou potentiellement dans le régime de réglementation qui l’accompagnerait?

Dre Harrison : Voilà une excellente question. Il y a probablement de nombreuses autres mesures à prendre, mais il est probable que nous ne puissions pas les prendre. J’aimerais parfois faire tomber Internet en entier, mais je ne crois pas que nous soyons en mesure de le faire. Je pourrais y réfléchir un peu plus longuement et vous en reparler certainement.

Il y a diverses mesures à prendre qui ressemblent à ce que la sénatrice Miville-Dechêne demande en matière de fenêtres contextuelles et de vérification de l’âge. La raison pour laquelle je pense que cela serait utile pour les jeunes et les enfants que je vois, c’est que cela préviendra assurément les visionnements accidentels, même si nous savons que nous ne parviendrons jamais à éliminer ces visionnements — les gens peuvent absolument contourner ces dispositifs, nous le savons, et nous savons aussi que les adolescents contournent constamment des obstacles.

Croyez-le ou non, cela va aussi dissuader un grand nombre d’adolescents et d’enfants qui sont curieux et qui tapent des caractères de recherche. Si une fenêtre de ce genre s’affiche, bon nombre d’entre eux s’arrêteront tout de suite, parce que leur désir de prendre des risques aura déjà été satisfait : le fait d’avoir tapé des caractères, d’avoir vu une fenêtre contextuelle s’afficher et de se dire « Je ne vais pas aller plus loin parce qu’il s’agit de quelque chose que je ne devrais pas voir. » Si je me réjouis de la prise de ce genre de mesures, c’est parce qu’à mon avis, cela aura des répercussions importantes sur un grand nombre d’enfants et de jeunes. Comme je l’ai indiqué, je sais que nous ne pouvons pas éliminer tous les risques, mais il s’agit d’une mesure très importante qui dissuadera de nombreux enfants.

Pour ce qui est des autres mesures que nous aimerions que le gouvernement prenne, j’aimerais pouvoir vous en reparler si possible, car il y a certainement un grand nombre de choses sur lesquelles les enfants et les adolescents tombent, des choses qui ont de graves conséquences.

La sénatrice Pate : Un certain nombre de personnes travaillant dans ce domaine avec lesquelles j’ai communiqué ont indiqué que nous devrions envisager de mettre en place une meilleure éducation sexuelle et des documents préparatoires à l’intention des très jeunes enfants, y compris ceux qui fréquentent l’école primaire. Existe-t-il des documents de ce genre ou des recommandations que le CHEO a formulées dans le passé? Eh bien, je sais qu’il en existe. Si vous pouviez parler des genres de recommandations qui ont été faites à ce sujet, ce serait utile.

Sénatrice Miville-Dechêne, je vous ai vue mettre votre microphone en place. Si vous vouliez bien répondre à cette question, je vous en serais reconnaissante.

La présidente : Il vous reste seulement 30 secondes.

Dre Harrison : Veuillez prendre la parole, madame la sénatrice.

La sénatrice Miville-Dechêne : Je ne m’exprimerai pas longtemps. Oui, l’éducation sexuelle est au cœur de tout cet enjeu, car les enfants sont curieux. Nous avons non seulement besoin que les écoles offrent des programmes d’éducation sexuelle — ce qui n’est pas le cas partout et pas au niveau scolaire où nous le souhaiterions —, mais aussi qu’il y ait des programmes sur le Web qu’ils peuvent consulter et où ils peuvent observer une relation sexuelle saine. Nous devons trouver un équilibre, parce qu’en ce moment, il n’y a que du contenu pornographique, qui est souvent très violent, et il n’y a pas beaucoup de documents relatifs à l’éducation sexuelle qui sont affichés sur le Web. C’est vraiment problématique.

La sénatrice Pate : Merci.

Le sénateur Cotter : Je vous remercie tous les trois des exposés que vous nous avez donnés sur ce sujet très important. Je partage tout à fait l’avis de la sénatrice Batters concernant l’idée de rendre ce système aussi efficace que possible. J’adresse probablement ma question, qui comporte deux volets, à la sénatrice Miville-Dechêne.

Je me concentre principalement sur le fait qu’il me semble que les sanctions administratives sont celles qui sont les plus susceptibles d’avoir une grande portée et d’être efficaces. Je suppose que je suis un peu dérouté quant à la façon dont elles fonctionneraient. Je constate, par exemple, à l’article 9 du projet de loi proposé que lorsque le ministre, quel qu’il soit, a des motifs raisonnables de croire qu’une personne a commis une infraction en vertu de cet article — et cette personne peut être n’importe qui, semble-t-il, et je suppose qu’à l’heure actuelle, cette infraction est commise à de multiples endroits —, il peut donner avis en vertu de cet article à tout fournisseur de services Internet.

Je suppose que je ne comprends pas bien comment ce lien est établi parce que nous ne savons pas à ce stade si le fournisseur de services crée ou non l’occasion d’enfreindre la loi. Je me demande jusqu’à quel point ce lien entre le mauvais comportement et le fournisseur de services doit être étroit, voire encore plus resserré, pour qu’il soit suffisamment clair pour justifier l’intervention administrative.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : Je vais vous réexpliquer ce que je n’ai peut-être pas expliqué très clairement.

Tout d’abord, je veux proposer un amendement pour que ce ne soit pas le ministre, mais bien une personne désignée — donc un organisme — qui en soit chargé. Toutefois, vous avez raison de demander qui décidera si le site pornographique est en infraction. Bien sûr, c’est relativement facile à faire parce qu’on parle de vérification de l’âge. Alors, on n’a pas besoin d’une très longue enquête policière pour savoir si un site vérifie ou non l’âge des gens qui accèdent au site, on n’a pas besoin de faire de perquisition ou de mise en demeure.

En ce moment, c’est exactement ce que la France est en train de faire, c’est-à-dire qu’elle a des recours administratifs. C’est le Conseil supérieur de l’audiovisuel qui va envoyer une mise en demeure au site qu’elle a déjà contacté et qui a déjà répondu, pour dire aux responsables que s’ils n’établissent pas de programme de vérification d’âge dans leur entreprise d’ici une date donnée, le conseil recourra à des sanctions. Donc la preuve, dans ce cas-ci, n’est pas difficile à faire. Cependant, on ne peut pas s’attendre à ce que le site pornographique soit condamné, puisque dans certains cas, on n’arrivera jamais à rejoindre ces sites par la voie de l’infraction sommaire puisqu’ils sont situés à l’extérieur du Canada.

Comme vous le dites, c’est le...

[Traduction]

Le sénateur Cotter : Si je comprends bien, madame la sénatrice, cela signifie que nous ne parlons pas de n’importe quel fournisseur de services Internet, mais plutôt du fournisseur de services Internet par l’intermédiaire duquel — nous avons des motifs raisonnables de croire que — cette infraction a été commise, n’est-ce pas?

La sénatrice Miville-Dechêne : Tout à fait. Nous visons les sites pornographiques. Internet en entier n’est pas à blâmer. Il s’agit d’une loi très circonscrite. Vous devez distribuer du matériel pornographique à des fins commerciales, ce qui réduit le nombre de plateformes visées.

[Français]

Le sénateur Carignan : Ma question s’adresse à la sénatrice Miville-Dechêne. Je suis également d’accord avec le projet de loi et je veux une mise en application la plus efficace et efficiente possible.

Avez-vous pensé à utiliser le mot « organisation » plutôt que « personne morale »? Le mot « organisation » est déjà défini dans le Code criminel à l’article 2, et cela inclut les personnes morales, les sociétés, les syndicats, les associations de personnes... Il me semble que cela pourrait couvrir un plus vaste éventail tout en incluant la personne morale. C’est ma première question.

Voici ma deuxième question : avez-vous pensé à ajouter une notion de négligence? Dans un de vos articles, pour les dirigeants, on dit : « qui ordonne », « qui autorise ». Cependant, il me semble que si on ajoutait la notion de négligence, on pourrait faire référence à l’article 22.1 du Code criminel et englober les gens qui se mettront la tête dans sable et qui diront qu’ils ne savaient pas et qu’ils n’ont pas donné l’autorisation. Alors que si quiconque agit de façon négligente, par exemple, en ne mettant pas le système de vérification d’âge en place, au moins il sera accusé.

Ce sont, je crois, deux éléments qui pourraient permettre d’atteindre l’objectif du projet de loi. Je voulais donc savoir si vous aviez discuté de ces deux points.

La sénatrice Miville-Dechêne : Eh bien non, sénateur Carignan, mais les deux suggestions me semblent intéressantes. Je dois admettre que je ne pourrais pas vous dire s’il faut effectuer le changement pour remplacer « organisation » par « personne morale »; c’est très possible.

La question de la négligence, c’est peut-être une voie intéressante parce qu’effectivement, ce qu’on veut, c’est punir ceux qui n’ont pas mis de système en place. Il peut arriver que le système soit déjoué par une personne. Il peut arriver des accidents, parce que ce qu’on veut, c’est que ce soit une tierce partie qui fasse la vérification d’âge. Ce que l’on demande, c’est qu’il y ait une intention et surtout la mise en place d’un système — le meilleur possible — pour vérifier l’âge de tous les visiteurs.

Alors, je prends en note ces deux suggestions et nous allons les examiner sérieusement.

Le sénateur Carignan : Parfait, merci. C’étaient mes deux questions.

[Traduction]

La présidente : La sénatrice Batters souhaite apporter une précision. Ensuite, je poserai une brève question, car le temps qui nous était imparti est écoulé.

La sénatrice Batters : Je voulais signaler à la sénatrice Miville-Dechêne qu’une partie de la question que je lui ai posée auparavant faisait allusion aux pouvoirs prévus à l’article 5, mais qu’une autre partie de cette question faisait également allusion aux pouvoirs prévus à l’article 6. C’est la version anglaise de l’article 6 qui contient la faute de frappe potentielle, à l’endroit où le mot « proceeded » est mentionné au lieu du mot « prosecuted ». Si vous pouviez y jeter un coup d’œil, ce serait bien, car je tiens à m’assurer que votre projet de loi est le meilleur qui soit. Merci.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : Merci beaucoup pour votre considération, sénatrice Batters.

[Traduction]

La présidente : J’ai une question à vous poser, monsieur Perkins.

Outre la France et l’Allemagne, y a-t-il d’autres pays qui mettent actuellement en œuvre la vérification et certaines des mesures que la sénatrice Miville-Dechêne a décrites?

M. Perkins : Pour ce qui est d’avoir une exécution de la loi fonctionnelle, la réponse brève est « non ». Comme je l’ai indiqué, il existe, conformément aux directives européennes, des approches ou des activités modestes au Royaume-Uni en ce qui concerne le contenu qui y est hébergé, et ce, en dépit du Brexit. L’Australie s’intéresse aussi au problème. La lutte prend de l’ampleur. Je pense que la situation est en partie attribuable pas tant à un manque de volonté qu’au fait que les gens commencent à prendre conscience qu’ils disposent de meilleurs moyens technologiques pour atteindre leurs objectifs, sur le plan de la protection de la vie privée, par exemple. Par le passé, les outils de vérification de l’âge en ligne ne permettaient pas de protéger la vie privée autant que ceux d’aujourd’hui.

La présidente : Je vous remercie beaucoup. Notre temps étant écoulé, je ne vous poserai plus de questions, mais je vous enverrai une note.

Je tiens à dire aux témoins qu’ils nous ont beaucoup appris et ont fait la lumière sur bien des choses, comme le sénateur Campbell l’a fait observer. Je m’excuse de vous interrompre. J’essaie de permettre à tous les sénateurs de poser des questions. Si vous voulez fournir une réponse plus complète à une question, vous pouvez la faire parvenir au greffier, qui la transmettra à l’ensemble du comité.

Je veux vous remercier tous les trois et vous dire que nous serons enchantés de travailler avec vous dans l’avenir.

Honorables sénateurs, notre deuxième groupe de témoins est composé de Mme Gail Dines, de Culture Reframed; de Mme Jocelyn Monsma Selby, coprésidente, Sommet mondial, de Connecting to Protect; et de Jacqueline Gahagan, professeure, Promotion de la santé, de l’Université Dalhousie, qui témoigne à titre personnel.

Nous entendrons d’abord Mme Gail Dines.

Gail Dines, Culture Reframed : Je vous remercie beaucoup de m’avoir invitée.

Je suis professeure émérite de sociologie. Depuis plus de 30 ans, je mène des recherches sur les répercussions de la pornographie sur les jeunes et sur la manière dont la consommation de pornographie perturbe le développement sain. Je témoigne aujourd’hui pour traiter du projet de loi S-203 parce que nos enfants le méritent. Je suis fondatrice et présidente de Culture Reframed, la seule organisation sans but lucratif au monde qui élabore des programmes axés sur la recherche pour enseigner aux parents et aux professionnels comment renforcer la résilience des jeunes et leur résistance à la pornographie.

À la lumière de la montagne de recherches empiriques réalisées dans une multitude de disciplines, Culture Reframed considère la pornographie comme la crise de santé publique de l’ère numérique. Cette crise est sournoise, car peu de parents ou d’experts responsables de la protection des enfants connaissent les multiples torts que la pornographie peut causer aux jeunes.

Quand j’ai commencé à travailler dans ce domaine il y a plus de 30 ans, il fallait prouver qu’on avait 18 ans pour acheter du matériel pornographique. Quand la pornographie s’est transportée dans le monde en ligne vers les années 2000, elle est non seulement devenue plus explicite, plus violente et plus avilissante pour les femmes, mais elle est devenue universellement accessible. On y accède maintenant d’un simple clic.

Comment en sommes-nous arrivés à un point où des enfants d’à peine 7 ans ont accès à du matériel pornographique montrant des femmes agressées sexuellement à des fins commerciales? Où sont les décideurs et les professionnels chargés de protéger les enfants? En fait, où sont les adultes qui ont tout intérêt à préserver le bien-être de la prochaine génération?

La bonne nouvelle, c’est qu’un grand nombre de ces intervenants sont ici, au Canada, appuyant avec détermination et courage un projet de loi pour empêcher que des jeunes soient entraînés dans le monde de la pornographie explicite. Nous disposons maintenant de plus de 40 ans de preuves empiriques qui prouvent sans contredit que l’accès précoce à la pornographie nuit au développement social, émotionnel et cognitif des garçons et des filles. Une tempête parfaite de pornographie est devenue plus abordable, plus anonyme et plus accessible, produite par une industrie prédatrice qui n’est pratiquement pas réglementée. Nous réglementons l’alcool et le tabac en raison des torts sociaux qu’ils causent, particulièrement chez les mineurs. La pornographie non réglementée et gratuite, c’est comme offrir des cigarettes ou de la bière gratuites aux enfants à l’extérieur de l’école ou, pire encore, dans leur propre chambre.

Nous n’autorisons pas les industries du tabac ou de l’alcool à s’autoréglementer parce que nous savons que nous ne pouvons pas leur faire confiance. Nous savons que dans une société démocratique, il est du rôle du gouvernement de réglementer les industries nocives. Question : pourquoi alors laissons-nous l’industrie de la pornographie faire quelque chose que nous ne permettrions pas à d’autres industries de faire? Réponse : c’est parce que la machine de relations publiques bien huilée de l’industrie de la pornographie se cache derrière le double discours de la liberté d’expression et du droit à la vie privée. Mais quand des enfants regardent de la pornographie violente, il s’agit en fait d’une forme de maltraitance. Quand un mineur tape « porno », « tétons » ou « cul » dans Google, il s’attend à voir une paire de seins ou peut-être une femme nue, pas d’être catapulté dans un univers d’agression sexuelle, de dégradation et d’humiliation.

Mettez-vous dans la peau d’un jeune de 11 ans qui est bombardé d’images de femmes qui se font étrangler, cracher dessus, pénétrer par voie orale, anale et vaginale, et se faire traiter de salopes, de putes et de pire encore. Imaginez maintenant le cocktail toxique d’excitation, de peur, de haine de soi et de dégoût qui l’envahit.

Que peut-il faire de ce tsunami d’émotions et de sentiments? En l’absence d’une éducation sexuelle ou d’exemples adultes adéquats, cet enfant — le mien, le vôtre, le nôtre — est orienté vers une masculinité toxique par l’industrie de la pornographie. Il est privé de son droit d’être l’auteur de sa sexualité, de son identité et son humanité.

Plus de 40 ans de recherches nous indiquent que plus les garçons voient de la pornographie à un jeune âge et en grande quantité, plus ils sont susceptibles d’adopter des comportements sexuels à risque; d’agresser sexuellement une fille ou une femme; de développer des attitudes et des comportements sexistes; de souffrir d’anxiété et de dépression; et d’être moins capables d’éprouver de l’empathie, d’établir des liens et d’avoir des relations saines, alors que c’est cela même qui nous rend humains et qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue.

Les recherches révèlent également le tort énorme que subissent les filles et les femmes qui doivent vivre dans un monde où le viol et la peur du viol sont omniprésents, où le fait d’être traitées comme des objets sexuels jetables constitue la norme et où il est courant d’être forcées à participer à des activités sexuelles pornographiques. Il n’est pas étonnant qu’il y aient plus de viols d’enfants par des enfants, dans le cadre desquels les agresseurs sont souvent entre 11 et 15 ans et où les victimes ont de 4 à 8 ans.

Nous ne pouvons tout simplement pas laisser l’industrie de la pornographie continuer d’entraver le développement sain de nos enfants. Le projet de loi S-203 signale au monde que les Canadiens sont résolus à édifier une société sécuritaire et bienfaisante qui fait passer les enfants avant les profits. Les enfants sains sont la fondation d’une culture durable, et c’est aux adultes qu’il revient de mettre leur pied à terre et de dire « c’est assez ».

Je vous remercie de m’avoir invitée.

La présidente : Je vous remercie beaucoup. Nous entendrons maintenant Mme Jocelyn Monsma Selby.

Jocelyn Monsma Selby, coprésidente, Sommet mondial, Connecting to Protect : Honorables présidente et membres du comité, je suis enchantée de vous aider dans le cadre de votre examen du projet de loi.

Je possède plus de 40 ans d’expérience en pratique clinique et en recherches dans le domaine de l’évaluation de la sexualité problématique dans le cadre d’affaires judiciaires. Je suis également coprésidente de Connecting to Protect, une initiative mondiale de lutte contre les torts que cause aux enfants l’accès à la pornographie.

Le Canada compte plus de 8 millions d’enfants, dont environ 6,5 millions ont entre 5 et 19 ans. La plupart d’entre eux utilisent des appareils électroniques. Au moins 80 % utilisent des téléphones cellulaires, et ces appareils ne les empêchent pas d’accéder à du contenu sexuel et violent nocif sur Internet.

Les recherches montrent que des enfants d’à peine 7 ans tombent sur de la pornographie par accident et que 60 % des enfants de 11 à 13 ans qui ont vu de la pornographie l’ont trouvée par inadvertance. Plus de 65 % des garçons et de 30 % des filles ont vu de la pornographie à l’âge de 12 ans ou avant. La plupart verront des images de sexualité violente avant d’avoir eu leur premier baiser.

La vente de sexe pour faire du profit repose sur un modèle d’affaires brillant et constitue une des formes les plus anciennes d’exploitation sexuelle. C’est également une activité lucrative. À l’échelle planétaire, les revenus de l’industrie de la pornographie non réglementée sont évalués à quelque 100 milliards de dollars par année. Ces revenus sont protégés par des structures commerciales complexes, souvent cachées dans des paradis fiscaux.

Des entreprises comme MindGeek, la compagnie mère canadienne qui exploite le site le plus fréquenté du monde, Pornhub, utilisent ce modèle d’affaires au maximum. En 2019, Pornhub a indiqué avoir 42 milliards d’utilisateurs et recevoir 80 032 visites chaque minute.

Les Canadiens sont d’enthousiastes consommateurs de pornographie. Notre pays se classe au quatrième rang mondial au chapitre du visionnement de pornographie et nous n’avons aucun moyen de savoir combien de ces visites sont effectuées par des enfants.

De 30 à 35 % des personnes qui regardent de la pornographie en ligne développeront une dépendance. C’est trois fois plus que le taux de trouble lié à la consommation de substances dans la population générale. Les recherches et la pratique clinique montrent également que si une personne développe un comportement sexuel problématique parce qu’elle regarde de la pornographie en ligne, elle peut prendre de 15 à 20 ans avant d’admettre qu’elle a un problème et de chercher de l’aide thérapeutique.

Le visionnement de pornographie stimule la sécrétion d’endorphines endogènes, lesquelles procurent un sentiment de plaisir et accroissent la production du neurotransmetteur appelé dopamine qui provoque une euphorie semblable à celle induite par les drogues. Pour continuer de ressentir cet effet, les utilisateurs doivent consommer toujours plus d’images. Ils ont aussi besoin de nouvelles images pour continuer de ressentir l’effet agréable recherché. Ce phénomène est aussi appelé tolérance.

Ce genre de comportement est une maladie appelée dépendance. Cette maladie est reconnue par l’Organisation mondiale de la santé à titre de trouble compulsif du comportement sexuel. Le cerveau perçoit la pornographie comme la réalité, une réalité qu’il intègre dans sa structure. Cette réalité l’emporte sur la cognition, la raison, la logique ou d’autres fonctions intellectuelles. La pornographie prend le dessus dans le fonctionnement cérébral, réduisant à néant la capacité de donner un consentement éclairé et de surveiller et de rectifier le comportement malsain.

Ce problème est particulièrement préoccupant chez les adolescents, dont le cortex préfrontal n’est pas encore entièrement développé. Ce cortex, qualifié de PDG du cerveau, n’atteint son plein développement qu’à la mi-vingtaine. C’est fort préoccupant pour les enfants et les adolescents qui deviennent dépendants de la pornographie. Sans éducation et soutien pédagogique, l’accès à la pornographie par des enfants continuera de faire augmenter le traumatisme infantile, l’exploitation sexuelle, la prise d’images sexuelles de soi, l’agression sexuelle entre enfants, le sexisme et l’objectification, la violence sexuelle, les comportements sexuels à risque, la dislocation familiale, les problèmes de santé mentale et la dépendance. Le présent projet de loi est crucial, car le tort causé est réel et mesurable.

L’accès à la pornographie par des enfants constitue essentiellement de la maltraitance par l’entremise d’images numériques. À titre de Canadiens, nous avons l’obligation d’aider la Convention relative aux droits de l’enfant des Nations unies à protéger les enfants. En outre, nous ne pouvons laisser l’exposition d’enfants à la pornographie saper les bienfaits substantiels de la révolution numérique.

Il faut plutôt adopter à l’égard de l’accès à Internet une approche multidimensionnelle en matière de santé publique, associée à un cadre de réglementation qui protège les enfants et d’autres personnes. On peut notamment...

La présidente : Madame Selby, pouvez-vous terminer votre exposé?

Mme Monsma Selby : Oui. On peut notamment se tourner vers une solution comme le régime de vérification de l’âge instauré au Royaume-Uni au titre de la Digital Economy Act. Nous en sommes à un point critique et le monde regarde. À titre de Canadiens, nous avons l’obligation de protéger les membres les plus jeunes et les plus vulnérables de notre société.

Je vous remercie tous d’examiner cette question importante et de m’avoir offert l’occasion de m’adresser à vous aujourd’hui.

La présidente : Je vous remercie, madame Selby. Nous entendons maintenant Jacqueline Gahagan.

Jacqueline Gahagan, professeure, Promotion de la santé, Université Dalhousie : Bonjour. Je m’appelle Jacqueline Gahagan. Je vous remercie de me donner l’occasion de vous parler aujourd’hui du projet de loi S-203. Dans mon exposé, je voudrais féliciter l’honorable sénatrice Miville-Dechêne du travail investi dans l’élaboration de cette importante mesure législative.

Je voudrais aussi souligner le besoin urgent d’offrir du soutien supplémentaire pour améliorer l’éducation sur la santé sexuelle pour que le Canada prépare notre société à une littératie numérique accrue afin de contribuer à la prévention de la violence sexuelle, tant en personne qu’en ligne.

Comme nous le savons, avril est le mois de la sensibilisation aux agressions sexuelles. Il importe de souligner la mobilisation et l’activisme sociaux qui ont débuté dans les années 1970 afin d’accroître la sensibilisation sur la violence contre les femmes, que ce soit en organisant les marches du mouvement « La rue, la nuit, femmes sans peur » ou en pressant la police, le gouvernement, le secteur de l’éducation et d’autres instances à prendre ces problèmes au sérieux dans leurs politiques et leurs programmes. Ces efforts ont précédé l’avènement d’Internet de plusieurs décennies, mais nous voilà malheureusement à tenir les mêmes conversations sur les répercussions néfastes qu’a le matériel sexuellement explicite en ligne sur les jeunes et les femmes.

L’accès au matériel sexuellement explicite n’est pas un problème nouveau. Internet l’a simplement amplifié en favorisant l’accès, le partage, la production et le profit dans le domaine de la pornographie. La prise de mesure pour prévenir la diffusion d’informations sexuellement explicites sur Internet et empêcher les entreprises qui les produisent d’exploiter les jeunes à des fins lucratives constitue de toute évidence une importante question sanitaire et sociale à laquelle le Canada doit faire face.

Nous savons aussi, toutefois, que cette question s’accompagne d’une myriade de défis, qu’il s’agisse de la réglementation et de l’application de la loi ou de la surveillance et de l’évaluation des manières dont nos efforts peuvent nous permettre d’atteindre l’objectif global du projet de loi S-203. Bien que les effets de l’accès au matériel sexuellement explicite sur Internet font toujours l’objet de débats, il est clair qu’il nous faut mieux comprendre les déterminants derrière les inégalités et l’intersectionnalité attribuées aux problèmes de violence fondée sur le sexe et la misogynie souvent présents dans le matériel sexuellement explicite sur Internet.

Ce qui manque souvent dans le débat au Canada, c’est un engagement à long terme à intégrer l’analyse comparative fondée sur le sexe et le genre dans les politiques et les programmes fédéraux. Quel rôle, le cas échéant, les autres ministères fédéraux comme Femmes et Égalité des genres Canada, Patrimoine canadien, la Commission canadienne des droits de la personne, l’Agence de la santé publique du Canada, Statistique Canada, les trois Conseils et d’autres organismes peuvent-ils jouer afin de concrétiser pleinement les effets potentiels du projet de loi S-203? Comment l’analyse comparative fondée sur le sexe et le genre ou des éléments de ce projet de loi peuvent-ils contribuer à colliger des données canadiennes à l’échelle fédérale afin d’offrir une compréhension plus exhaustive non seulement de la consommation de matériel sexuellement explicite sur Internet par...

Mark Palmer, greffier du comité : Puis-je demander à Jacqueline Gahagan de ralentir légèrement le débit, s’il vous plaît? Je vous remercie.

Jacqueline Gahagan : Bien sûr. Je répéterai la dernière phrase. Comment l’analyse comparative fondée sur le sexe et le genre ou des éléments de ce projet de loi peuvent-ils contribuer à colliger des données canadiennes à l’échelle fédérale afin d’offrir une compréhension plus exhaustive non seulement de la consommation de matériel sexuellement explicite sur Internet par âge, par sexe et par d’autres déterminants clés, mais aussi le lien avec la violence, au sens large, contre les femmes et les enfants et la consommation de matériel sexuellement explicite sur Internet?

Comme l’indique le document de l’OCDE intitulé Recommandation du Conseil sur la protection des enfants sur Internet, de nombreux pays proposent des politiques et des lois pour veiller à ce que la collecte de données sur toutes sortes de sites Web, y compris ceux qui publient du matériel sexuellement explicite, ne serve pas à des fins commerciales. C’est difficile à faire, car les algorithmes créés au moyen des traces de données et des données induites peuvent alors être utilisés pour encourager les jeunes à visiter des sites Web qui offrent du matériel sexuellement explicite.

Dans ses recommandations, l’OCDE propose d’adopter les politiques et des pratiques qui peuvent renforcer la capacité de citoyenneté numérique. Comme nous le savons, la citoyenneté numérique s’entend de l’usage responsable de la technologie par quiconque utilise des ordinateurs, Internet et des appareils numériques pour communiquer avec la société à quelque fin que ce soit. Il faut donc enchâsser fermement la littératie numérique dans les programmes d’enseignement, dans la formation des professeurs, dans les campagnes d’information en ligne et dans divers partenariats entre des groupes d’intérêt et les réseaux d’éducation visant à faire progresser les efforts déployés sur le plan de la citoyenneté numérique.

Comme je travaille dans le domaine de la promotion de la santé et de la santé sexuelle, je considère qu’il faut en faire plus pour réduire l’accès accidentel au matériel sexuellement explicite sur Internet par des jeunes et la mise en marché délibérée de matériel sexuellement explicite auprès des jeunes grâce à des pièges à clics ou des sites Web offrant un libre accès au matériel sexuellement explicite.

Comme l’honorable sénateur René Cormier l’a fait remarquer, toutefois, de jeunes Canadiens, y compris des membres de la communauté LGBTQ, accèdent peut-être à de l’information sexuelle sur des sites publiant du matériel sexuellement explicite pour compenser le fait qu’ils n’ont pas accès à de l’éducation sur la santé sexuelle non hétéronormative dans le cadre des programmes scolaires. Même si je conviens entièrement que la pornographie ne replace pas une éducation exhaustive sur la santé sexuelle, nous devons comprendre que les jeunes munis de téléphones intelligents, de tablettes, d’ordinateurs portables et d’une connexion à Internet peuvent se débrouiller pour trouver ce matériel.

En outre, un examen de l’éducation offerte actuellement sur la santé sexuelle dans les écoles canadiennes laisse penser qu’il faut fournir plus de soutien afin de traiter adéquatement de la sexualité, de la santé sexuelle et de l’expression sexuelle pour toutes les orientations sexuelles.

Pour reprendre les propos de l’honorable sénateur Cormier, c’est pourquoi l’éducation à la sexualité positive et inclusive dans les écoles du Canada est essentielle pour assurer la santé sexuelle et le développement des jeunes. Je suis on ne peut plus d’accord avec lui, et j’exhorte le Sénat à travailler en collaboration avec d’autres organismes du gouvernement pour veiller non seulement à suivre et à évaluer les conséquences du projet de loi S-203, mais aussi à combler les lacunes de longue date dans nos programmes de santé sexuelle au pays d’une manière qui soit exhaustive, qui reconnaît et qui respecte la diversité des orientations sexuelles et l’expression de genre et qui préconise une approche axée sur l’analyse fondée sur le sexe, tout en contribuant de manière significative à l’avancement de la citoyenneté numérique.

Pour conclure, je dirais qu’il est maintenant temps d’adopter une stratégie de promotion de la santé sexuelle à l’échelle nationale, en association avec le projet de loi S-203. Merci beaucoup.

La présidente : Merci beaucoup, Jacqueline Gahagan.

Nous passons maintenant aux questions des sénateurs, à commencer par la marraine du projet de loi, la sénatrice Miville-Dechêne.

La sénatrice Miville-Dechêne : J’aimerais d’abord remercier les témoins pour tout ce qui a été dit.

Ma question s’adresse à Gail Dines. L’un des arguments que j’ai entendus au sujet du projet de loi est le suivant : on reconnaît les liens entre l’exposition des jeunes à la pornographie et les préjudices, mais on fait valoir que la science n’a toujours pas trouvé de relation de cause à effet entre ces préjudices et la consommation de pornographie. Pouvez-vous m’en dire un peu plus à ce sujet? Est-ce une raison suffisante pour ne pas agir? Est-ce que cette affirmation est vraie?

Mme Dines : Si vous aviez soulevé la question il y a 10 ans, je vous aurais répondu qu’en effet, un grand nombre d’études démontrent la corrélation entre les deux, mais ne démontrent pas de lien de causalité. Au cours des 10 dernières années, des études importantes utilisant des données longitudinales ont démontré un lien de causalité entre les deux. Ces études ont utilisé d’autres variables, et la seule qui semble avoir une incidence, c’est l’accès à la pornographie.

Les spécialistes des sciences sociales se fondent sur le poids des données probantes dans le cadre de leur approche. Il ne fait aucun doute, selon les données probantes, qu’il y a à la fois une corrélation et un lien de causalité entre la pornographie et tous ces problèmes que nous avons évoqués : la violence contre les femmes, la dépression, l’anxiété chez les garçons, le manque d’empathie envers les victimes de viol, les agressions sexuelles.

Donc la science va en ce sens et de nombreuses études au cours des 10 dernières années ont donné lieu à une énorme quantité de données longitudinales qui montrent un lien de causalité et une corrélation entre les deux. Par conséquent, je crois que nous avons la responsabilité d’agir.

La sénatrice Batters : Madame Dines, sur votre site Web, vous présentez des statistiques alarmantes. Par exemple, vous dites que chaque mois, les sites de pornographie sont plus visités que les sites d’Amazon, de Netflix et de Twitter réunis. Vous citez une analyse de 22 études réalisées entre 1978 et 2014 par sept pays, qui permettent de conclure que la consommation de pornographie est associée à une possibilité accrue de commission d’agressions sexuelles verbales ou physiques, sans égard à l’âge.

Puisque la pornographie est légale au Canada, comme dans bon nombre d’autres pays, croyez-vous que ce soit possible de s’attaquer à ce problème culturel, en plus d’en restreindre l’accès aux jeunes? Si la consommation de pornographie est associée aux agressions sexuelles physiques et à la violence contre les femmes, sans égard à l’âge des consommateurs, comment pouvons-nous aborder la question de façon plus large?

Nous sommes en pandémie depuis maintenant un an. Je présume que la situation a exacerbé la prolifération de la pornographie et de ses conséquences les plus graves, en raison de l’isolement et des problèmes de dépendance accrus que nous constatons. Pourriez-vous nous donner votre avis à ce sujet? Merci.

Mme Dines : Je vous remercie pour votre question. Premièrement, je dirais qu’il faut absolument commencer à réglementer cette industrie de prédation. C’est la seule industrie légale que je connaisse qui génère des milliards de dollars et qui n’est pas réglementée.

Or, la réglementation en soi ne suffit pas à régler le problème. Nous devons aussi offrir un programme robuste d’éducation à la sexualité, en guise de complément au projet de loi. Il faut que l’éducation à la sexualité insiste sur l’égalité entre les sexes, et qu’elle s’adresse aussi aux jeunes LGBTQ2, parce qu’ils sont exploités de façon particulière par l’industrie de la pornographie, puisqu’ils n’ont nulle part où aller; ainsi, ils misent souvent plus sur la pornographie.

Je dirais que l’éducation à la sexualité doit voir la pornographie d’un œil critique. De façon générale, on fait l’éducation à la sexualité comme si on vivait dans les années 1900 et que la pornographie n’existait pas. Dans les faits, on ne peut pas faire l’éducation sexuelle sans d’abord défaire le discours hégémonique et les idéologies dominantes que les jeunes ont appris par l’entremise de la pornographie. Je crois qu’il faut associer toute forme de réglementation à un programme d’éducation à la sexualité solide fondé sur la science, et offert dans tout le pays.

En ce qui a trait à la pandémie, nous savons tout d’abord qu’au cours de la première semaine du confinement — littéralement —, Pornhub a offert gratuitement son contenu habituellement payant. C’était son cadeau au monde entier. Par exemple, du jour au lendemain, l’Espagne a vu le nombre d’hommes — les consommateurs sont principalement des hommes — qui visitent le site Pornhub augmenter de 57 %.

De plus, la pandémie a entraîné une augmentation importante de la production et de la consommation d’images d’abus sexuels d’enfants.

Aussi, les enfants qui avant n’avaient pas de tablette ou de téléphone cellulaire y ont maintenant accès, parce que les écoles leur en ont donné. Ainsi, de plus en plus d’enfants ont accès à une quantité de plus en plus importante de pornographie. En passant, l’industrie de la pornographie bâtit des algorithmes pour cibler les enfants. Dans sa mire se trouve un garçon de 11 ans, dont le cerveau n’est pas encore pleinement développé.

Il faut avoir recours à ce qu’on appelle la stratégie de Gulliver. Il faut s’attaquer à ce monstre morceau par morceau. Il n’existe jamais une solution unique à un problème social mondial.

Donc oui, je suis d’accord avec vous. Mais le projet de loi est essentiel parce qu’il fait savoir à l’industrie qu’elle doit être réglementée. Pourquoi aurait-elle un libre accès aux enfants et serait-elle exemptée de toute forme de réglementation alors qu’aucune autre industrie ne jouit d’un tel privilège? Pourquoi l’industrie de la pornographie a-t-elle ce droit?

Le sénateur Dalphond : Ma question s’adresse à Mme Dines, mais peut-être aussi à Mme Selby. Notre société réglemente les publicités de céréales et de jouets destinées aux enfants; nous vérifions l’âge des personnes qui achètent des cigarettes ou de l’alcool, alors je ne vois pas pourquoi nous ne devrions pas en faire autant pour un autre produit dangereux comme la pornographie.

Vous avez parlé de la dépendance chez les jeunes; je présume donc qu’elle est plus forte chez les jeunes que chez les adultes. J’aimerais en savoir plus sur les stratégies qui visent les jeunes, surtout ceux qui ne sont pas encore majeurs, pour les inciter à consommer ces produits.

Mme Dines : Je vais répondre à la deuxième partie de votre question. Je crois que Mme Selby est mieux placée que moi pour répondre à la première partie au sujet de la dépendance, qui relève plus de son domaine.

Nous savons que l’industrie de la pornographie développe certains algorithmes et vise les jeunes garçons de 11 ans. Ce qui est intéressant, aussi, c’est de voir que la page d’accueil de Pornhub est conçue en fonction d’une utilisation par un homme de 25 ans qui consomme régulièrement de la pornographie. C’est pourquoi on y voit plein d’images et de vidéos de violence contre les femmes. Pornhub présume que la personne qui accède à son site Web est un homme de 25 ans habitué à la pornographie.

En Angleterre, par exemple, les études montrent que les enfants voient pour la première fois de la pornographie — de façon intentionnelle ou non — à 7 ans. Je vous demande donc, comme je l’ai fait tout à l’heure, de songer à ce que cela signifie pour un garçon de 7 ou de 11 ans, ou une fille du même âge — parce que de plus en plus de filles vont vers la pornographie, mais pas dans la même mesure — que d’être catapulté dans ce monde. Je suis une adulte qui étudie la pornographie et j’ai peine à regarder ces images. Pourtant, je me suis endurcie au fil des années. Chaque fois que je visionne ces images et que je fais des recherches dans Pornhub — le site Web le plus populaire au monde —, je ne fais que penser à la façon dont un enfant de 11 ans peut percevoir ces images, et à ce qu’il fera de toutes ces émotions qui l’habiteront.

L’un des arguments que je ferais valoir est le suivant : nous sommes en train de traumatiser la prochaine génération. Ces images sont traumatisantes, et elles auront un effet grave sur les jeunes garçons et filles. Et c’est en partie à cause du modèle d’affaires de l’industrie de la pornographie. Si l’on ne guérit pas ce traumatisme, on revient toujours là où il s’est produit. Ainsi, on nourrit la dépendance, parce que ces gens reviennent vers les sites pornographiques. Je crois que Mme Selby devrait répondre à votre question au sujet de la dépendance.

Mme Monsma Selby : Je sais que la majorité des personnes qui font appel à mes services ont eu accès à la pornographie à un très jeune âge. Il faut beaucoup de temps avant qu’elles ne réalisent qu’elles ont un problème.

Dans les faits, ces personnes ont été traumatisées, et nous savons que les problèmes sous-jacents de la dépendance sont toujours les traumatismes et les troubles de l’attachement. Ces personnes doivent passer plusieurs années — au moins trois à cinq ans — en thérapie à faire un travail de rétablissement intense en raison des traumatismes qu’elles ont subis, indirectement dans certains cas, après avoir vu des images pornographiques. J’ai reçu un jeune professionnel de la santé qui étranglait ses partenaires et pensait que c’est ce qu’elles désiraient sur le plan sexuel.

Certaines personnes ont tendance à reproduire ce qu’elles ont vu à l’écran, sans égard à ce que veulent leurs partenaires. C’est ce qu’on appelle le système de neurones miroirs. Certains parlent de création d’un scénario, que les personnes reproduisent dans la vraie vie. Mais ce comportement peut être très dangereux chez certaines personnes... Pas toutes, mais certaines, oui.

J’espère avoir répondu à votre question.

La sénatrice Pate : Nous remercions une fois de plus les témoins de leur présence. Je sais que ma question dépasse quelque peu la portée du projet de loi, mais puisque vous avez tous parlé de l’importance d’une éducation à la sexualité de qualité, pourriez-vous nous donner des exemples de réussite à l’échelle internationale, des modèles dont nous pourrions nous inspirer, des règlements ou à tout le moins des recommandations ou des observations?

Mme Dines : Malgré ce que peut laisser entendre mon accent, j’habite aux États-Unis, mais l’Angleterre a rendu l’éducation à la sexualité obligatoire pour les enfants de la maternelle à la 12e année, depuis septembre 2020. On a constaté que les professeurs étaient très mal préparés. Il n’y avait aucun programme considéré comme étant robuste et scientifique. Les professeurs ne voulaient pas enseigner cette matière. Les enfants ne voulaient pas en entendre parler. En fait, les études montrent que le programme n’entraîne pas d’effets positifs de façon particulière.

Culture Reframed a réuni des professeurs d’éducation sexuelle progressistes afin d’établir la base d’un programme d’éducation à la sexualité fondé sur l’égalité entre les sexes, qui aborde la pornographie selon un angle critique. La première étape du programme consiste à défaire ce qu’ont appris les enfants par l’entremise de la pornographie, puis nous recommençons à neuf. Nous intégrons les notions d’égalité entre les sexes et de relations saines. On ne peut pas simplement donner un cours d’éducation à la sexualité. Il faut aussi aborder les relations et l’intimité.

À l’heure actuelle, je ne connais pas de programme d’éducation à la sexualité qui explique aux enfants ce que cela représente de grandir dans la culture de la pornographie et comment gérer ces images ou ces discours qui leur sont présentés.

Ce qui est intéressant — et ce n’est pas très surprenant —, c’est que certaines études montrent que la forme la plus efficace d’éducation à la sexualité est celle qui se centre sur le plaisir des filles et des femmes. Ainsi, elles réalisent qu’elles ont le droit au plaisir, alors qu’on n’aborde jamais cet aspect dans notre culture. Lorsque l’éducation sexuelle se centre sur le plaisir des filles, elles ont tendance à avoir leurs premières relations sexuelles plus tard, elles se sentent plus habilitées à dire non, elles sont moins susceptibles d’être la cible d’un viol... bien que les victimes ne soient jamais responsables de ce qui leur arrive, évidemment.

L’éducation à la sexualité se centre souvent sur les comportements à éviter ou à craindre. On dit aux enfants qu’ils vont contracter une ITS; on dit aux filles qu’elles vont tomber enceintes. Il faut faire comprendre aux enfants que la sexualité est une chose agréable et qu’elle fait partie de notre développement. Elle nous permet d’acquérir les compétences nécessaires pour interagir avec les autres.

Je dirais que les lois doivent se fonder sur la science et que l’éducation à la sexualité doit être fondée sur l’évaluation. Je ne peux vous donner d’exemple à l’heure actuelle. D’autres peuvent peut-être le faire.

La sénatrice Pate : C’est décourageant de vous entendre.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Merci aux trois témoins que nous venons d’entendre. J’ai été frappée par les propos de chacune d’entre vous. On parle d’accès à Internet, de mettre en place des mécanismes techniques pour vérifier l’âge de l’utilisateur qui veut accéder à la pornographie. Est-ce que nous ne devrions pas, en tant que sénateurs, nous assurer de créer des projets de loi qui rendent compte de la violence extrême que représente la pornographie?

Autrement dit, vous nous parlez des statistiques qui classent les Canadiens au quatrième rang mondial pour les fréquentations de sites pornographiques. La solution est-elle vraiment d’avoir un mécanisme en mesure de vérifier l’âge de l’utilisateur qui veut accéder à la pornographie ou n’y a-t-il pas un travail beaucoup plus profond à faire, y compris en matière d’éducation et en matière d’infraction, s’il le faut? Je crois vraiment qu’une réflexion beaucoup plus profonde est nécessaire. J’aimerais vous entendre quant à cette question.

Il y a un élément de violence pour les enfants qui y ont accès et aussi envers les filles, les femmes, les gens LGBT et autres. Merci.

[Traduction]

La présidente : Sénatrice Dupuis, à qui s’adresse votre question?

[Français]

La sénatrice Dupuis : J’aimerais inviter les trois témoins à répondre si elles le peuvent. Merci.

La présidente : Malheureusement, il ne reste pas assez de temps pour trois réponses.

La sénatrice Dupuis : Je les laisse choisir qui plongera et répondra.

[Traduction]

La présidente : Madame Dines, voulez-vous commencer?

Mme Dines : Je suis tout à fait d’accord. On parle ici de violence contre les femmes. La pornographie documente cette violence. Il faut s’y attaquer de toutes les façons possibles.

Les débuts d’un projet de loi sur la vérification de l’âge sont d’une importance capitale et le Canada peut être un chef de file et montrer au reste du monde qu’il place les enfants avant les profits. Ce ne sera évidemment pas une panacée, mais plutôt un outil dans notre trousse pour la lutte contre cette industrie qui génère des milliards de dollars de profits par année.

Il faut éduquer et sensibiliser les gens. C’est stupéfiant de constater, lorsqu’on parle aux pédiatres et aux intervenants des organismes de protection de l’enfance — à tous ces gens qui sont chargés de prendre soin des enfants — qu’ils ne comprennent pas dans quel environnement ces enfants grandissent et qu’ils ne savent pas ce que cela signifie de grandir dans la culture de la pornographie. C’est pourquoi Culture Reframed se centre sur la communication avec les parents et avec les experts, afin qu’ils soient sensibilisés à cette réalité et qu’ils aient les données scientifiques, les statistiques, les connaissances et les compétences requises pour aborder la question.

Je suis d’avis qu’il faut avoir plusieurs instruments dans notre boîte à outils.

La présidente : Vous vouliez aussi répondre à la question, Jacqueline Gahagan.

Jacqueline Gahagan : L’enjeu de la violence envers les femmes et les enfants est clairement central dans ce projet de loi, et je salue le travail du Sénat et vous félicite d’avoir déposé ce projet de loi. Cela dit, je demeure préoccupée par les lacunes majeures dans le programme de santé sexuelle des écoles. Tel que mentionné plus tôt, le programme varie grandement et n’est pas à jour. Je crois que l’un de vos collègues en a déjà parlé lors de la période de questions. C’est l’honorable sénateur René Cormier qui en a parlé.

Nous devons améliorer notre approche face à la santé sexuelle afin d’établir une norme nationale et, comme je l’ai dit plus tôt, nous avons aussi besoin d’une stratégie nationale de promotion de la santé sexuelle au pays. C’est le temps d’agir. Si ce projet de loi est adopté, il donnera une crédibilité au travail de recentrage de la méthode de promotion de la santé sexuelle au Canada, qui est présentement disparate.

Je comprends les enjeux de champs de compétences fédéral, provinciaux et territoriaux, mais à l’heure actuelle, en agissant comme nous le faisons, nous laissons tomber nos enfants. Nous formons la prochaine génération d’enfants qui n’a pas de connaissances sur la pornographie. Ces enfants n’ont pas les connaissances numériques nécessaires pour comprendre la signification du matériel qu’ils consomment ou envoient à d’autres.

Comme vous le savez, ici, en Nouvelle-Écosse, nous avons eu des cas tragiques assez médiatisés où des enfants — et ce sont des enfants, car ils sont mineurs — étaient complètement inconscients de ce qu’ils faisaient avec du matériel pornographique maison de leurs amis, matériel qu’ils ont circulé.

Je comprends que le but de ce projet de loi n’est pas de poursuivre des enfants et de leur retirer le droit d’exprimer leur identité sexuelle, mais nous avons réellement laissé tomber nos enfants en faisant un très mauvais travail, car notre niveau d’éducation en matière de santé sexuelle à l’école est inapproprié. Nous devons retirer l’éducation sexuelle de nos salles de cours. J’ai fait valoir cet argument devant le Conseil d’information et d’éducation sexuelles du Canada. Nous avons révisé les Lignes directrices canadiennes pour l’éducation en matière de santé sexuelle en 2019. Lors de ces consultations, nous avons argué qu’il fallait retirer l’éducation sur la santé sexuelle de nos écoles. Elles ont clairement échoué en la matière.

Nous avons besoin de partenariats avec le secteur des ONG et des partenaires gouvernementaux afin d’élaborer une campagne nationale de sensibilisation à propos du projet de loi et de son objectif, tout en réfléchissant au changement d’approche quant à l’éducation sur la santé sexuelle au Canada.

De toute évidence, nous n’outillons pas adéquatement la prochaine génération d’enfants passionnés de numérique. Nous les dirigeons vers une expérience brutale qu’ils vivront lorsqu’ils se mettront à consommer ce matériel pornographique et qu’ils se feront accuser, seront jetés en prison ou perdront leur emploi. Nous pouvons apercevoir tout cet effet de cascade et, au final, ils nous diront, « Personne ne m’a rien dit » et « Je n’avais pas l’information nécessaire pour prendre des décisions éclairées. »

La présidente : Je vous remercie.

Madame Selby, vouliez-vous ajouter quelque chose?

Mme Monsma Selby : Oui, honorables sénateurs, j’aimerais dire quelque chose. Lorsque vous aurez tiré vos conclusions de cette étude, je vous prie de ne pas répéter les mêmes erreurs que celles commises avec la motion M-47, qui a transmis la responsabilité de l’éducation sur la santé sexuelle à Santé Canada. Cela s’est fait sans ressource ou consultation et donc, cela n’a mené à rien.

Notre approche doit être multidimensionnelle. Nous devons travailler de concert avec tous les intervenants concernés. Tant d’adultes n’ont aucune idée de ce que sont les préjudices causés par la pornographie, alors imaginez ce qu’il en est des enfants. Nous avons beaucoup de pain sur la planche au Canada. Merci.

La présidente : Merci, madame Selby.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup à nos témoins. Ma question s’adresse à Mme Dines ou à Mme Monsma Selby.

J’aimerais vous amener vers le sujet de la violence conjugale. Chez les jeunes de 13, 14, 15 ans, on connaît l’importance du regard de l’autre pour se définir. Est-ce qu’il y a des études qui traitent de la consommation de pornographie en bas âge — vous parliez plus tôt d’enfants de 7 ans en Angleterre —, mais je pense aux jeunes de 12, 13 ou 14 ans qui découvrent leur sexualité? Est-ce qu’on peut établir une corrélation entre la consommation de pornographie intégrale et la violence conjugale? Est-ce qu’il y a des études qui démontrent cette corrélation?

[Traduction]

Mme Dines : Oui, de nombreuses études ont démontré que les hommes qui maltraitent leur partenaire ont aussi plus de chances d’être des consommateurs de pornographie. De plus, l’un des gestes les plus répandus sur Pornhub, site sur lequel les enfants consomment la majorité de leur matériel pornographique, c’est la strangulation où l’homme serre la gorge de la femme avec ses mains jusqu’à ce qu’elle perde presque connaissance.

Des études nous ont démontré que les femmes battues par leur conjoint et étranglées lors des attaques risquent davantage de mourir aux mains de leur agresseur. Nous savons aussi que la strangulation est de plus en plus courante lors des viols entre enfants où l’âge moyen des violeurs oscille entre 11 et 15 ans contre 4 à 7 ans pour celui des victimes. Quand on parle à des représentants d’organismes de protection de l’enfance, ce que je fais à l’échelle internationale, ils me disent n’avoir jamais vu de strangulation jusqu’à récemment. C’est tout nouveau.

J’ai récemment donné une conférence dans une agence de protection de l’enfance à New York qui s’attarde aux garçons adolescents qui violent de plus jeunes filles. On leur fait la liste de 23 différentes choses et on leur demande de les classer en fonction de ce qui les a poussés à violer la jeune fille. Les représentants de l’agence ont dit que la pornographie est constamment classée en tête par ces garçons.

Un tout nouveau monde se dessine. Il engendre de la violence conjugale, le viol par une connaissance, le viol par un étranger, bref toutes ces choses, et nous le savons depuis de nombreuses années. Les choses sont maintenant amplifiées et accélérées en raison du caractère nettement plus violent de la pornographie aujourd’hui et de sa plus grande accessibilité. Des enfants de plus en plus jeunes y ont accès.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Ce qu’on observe de plus en plus dans le phénomène de la violence conjugale, c’est l’agression sexuelle. Souvent, les femmes qui vivent de la violence conjugale sont aussi victimes d’agressions sexuelles commises par le conjoint ou l’ex-conjoint.

Observez-vous une relation entre la consommation de pornographie à un trop jeune âge et les relations amoureuses ultérieures qui se transforment en violence conjugale?

[Traduction]

Mme Dines : Oui, tout à fait, c’est ce que les études démontrent. Il est intéressant de mentionner que des études ont été menées sur le délai entre la première exposition à la pornographie et le moment où l’on reproduit cette violence. J’ai lu une étude récente qui stipulait que dans les six mois suivant la première consommation de pornographie, environ 60 % des garçons avaient reproduit la violence qu’ils avaient vue dans la pornographie sur leur partenaire, leur copine ou la femme avec laquelle ils avaient eu des relations sexuelles.

C’est indéniable. Il existe une myriade d’études qui démontrent à la fois la causalité et la corrélation.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup.

[Traduction]

La présidente : Madame Dines, j’ai vu sur votre site Web que votre organisme met l’accent sur des programmes et des cours pour les parents. Quel rôle jouent les parents pour éviter que leur enfant mineur soit exposé à du matériel pornographique, selon vous?

Mme Dines : Eh bien, tout d’abord, je pense que de demander à un parent d’éviter que leur enfant consomme du matériel pornographique, c’est comme de leur demander de cesser de respirer de l’air pollué. C’est impossible. C’est trop demander aux parents. La pornographie est partout.

La parentalité, c’est la tâche qui exige le plus d’humilité dans le monde. C’est trop demander aux parents, et voilà pourquoi nous avons élaboré ces programmes chez Culture Reframed. Nous les avons élaborés, car les parents venaient nous consulter. Ils ne savent pas quoi faire. Fait intéressant, nous avons d’abord élaboré ces programmes pour les parents, mais, au fil du temps, nous avons constaté que des thérapeutes, des professeurs, des travailleurs en protection de l’enfance, toutes sortes de professionnels tels que des pédiatres, même, les utilisent pour leur travail car il n’y a rien de tel ailleurs. Il n’y a pas suffisamment de ressources pour des recherches claires, accessibles et rigoureuses. Nos programmes sont désormais utilisés partout dans le monde, et non seulement par des parents, mais aussi par des experts, ce qui vous montre les besoins d’éducation en la matière.

La présidente : Lorsque vous parlez d’éducation, nous savons tous à quel point l’éducation sexuelle est essentielle. Vous en avez parlé. Croyez-vous qu’il serait aussi important d’avoir de l’éducation sexuelle à la maison? Croyez-vous que les parents ont un rôle à jouer à cet égard?

Mme Dines : Oui, mais les études nous ont démontré que les parents ne sont souvent pas à l’aise d’aborder le sujet avec leurs enfants. De plus, nous savons que souvent, les enfants préféreraient disparaître sous terre plutôt que de parler de sexe avec leurs parents.

Nous avons besoin de différents types d’intervenants, à savoir les parents et des éducateurs. Où sont les pédiatres? J’ai donné un discours à la American Academy of Pediatrics il y a quatre ans — 10 000 pédiatres étaient sur place — et ce que je leur ai dit sur la pornographie était nouveau pour eux. Ça ne devrait pas être le cas. Ils devraient être au courant de ce qui se passe. Les pédiatres sont la première ligne de défense, mais aucun d’entre eux n’était au courant de ce qui se passait. Ce discours a eu d’énormes répercussions, car on m’a demandé de voyager un peu partout aux États-Unis pour donner des conférences aux pédiatres dans divers hôpitaux.

Je me répète, mais ce genre de choses ne devrait pas être nouveau pour ceux qui soignent nos enfants. Ils doivent être éduqués en la matière, tout comme les parents.

Jacqueline Gahagan : On doit veiller à ne pas se laisser entraîner dans la piste glissante où on utiliserait la pornographie comme fourre-tout pour la misogynie, la violence et la haine envers les femmes, car c’est plus compliqué que cela. J’ai peur que nous manquions une occasion importante de corriger notre ligne de conduite si nous attribuons la cause de toute la violence faite aux femmes à la pornographie. Oui, la pornographie contribue clairement à cette violence à bien des égards, mais nous devons examiner de plus près certains des enjeux liés à la violence faite aux femmes et tenir compte de la complexité de la situation, plutôt que nous limiter seulement à la pornographie.

Mme Monsma Selby : J’aimerais faire écho à ce que Mmes Dines et Gahagan ont dit. Je sais aussi que le site Web de Culture Reframed recense des études disponibles sur tous ces enjeux, si cela vous intéresse.

Il est très important d’avoir une approche multidimensionnelle, ce qui inclut la vérification de l’âge. Nous devons disposer de nombreux angles d’attaque pour faire face à cet enjeu. Il n’existe pas de solution unique. Penser ainsi ne fonctionnera pas.

La présidente : Merci beaucoup.

Mme Dines : Puis-je ajouter quelque chose par rapport à ce que ma collègue vient de dire? Oui, en effet, nous ne pouvons certainement pas prétendre que la pornographie est, à elle seule, la cause de la violence faite aux femmes. Cela dit, j’aimerais dire quelque chose de très important. Nous vivons de plus en plus dans une société axée sur l’image. Notre socialisation se fait de plus en plus dans ce monde d’image. Comme l’a déjà dit le critique médiatique Neil Postman :

Nous développons une immunisation contre la séduction de l’éloquence du mot imprimé. Nous ne sommes pas immunisés contre la séduction de l’éloquence de l’image.

Les images sont des outils fort puissants pour la socialisation. L’idéologie de la misogynie n’est nulle part transmise aussi succinctement, clairement et sans ambiguïté au cerveau des hommes par le pénis que dans la pornographie. Il s’agit d’une toute nouvelle façon d’envisager le fonctionnement des images.

Les hommes ne deviennent pas violents pour rien; ils assimilent ces messages dans la culture patriarcale, et en termes de messages véhiculés, la pornographie est le centre de propagande du patriarcat. Son rôle est plus grand que jamais auparavant.

La présidente : Jacqueline Gahagan, voulez-vous répondre à cela?

Jacqueline Gahagan : Je pourrais bien, mais nous risquons de rester ici un bon moment. Brièvement, je vous dirais, comme je l’ai dit plus tôt, qu’il nous faut tenir compte de tous les facteurs contribuant à la violence faite aux femmes, incluant la dépendance financière envers des partenaires masculins.

De plus, nous devons penser au fait que des hommes bisexuels, gais et d’autres hommes qui ont des relations sexuelles avec des hommes ont eux aussi un pénis et consomment eux aussi de la pornographie. Or, ces hommes ne sont pas en train de violer ou de piller. Nous devons établir des paramètres à propos de la cause et des effets entre la pornographie et la violence sexuelle. C’est beaucoup plus nuancé que cela.

La sénatrice Pate : J’ai longtemps travaillé dans le milieu carcéral. L’un des éléments qui me plaisent beaucoup dans ce projet de loi, c’est qu’on ne cherche pas à régler le problème par l’entremise du système de justice pénale. On vise plutôt à élaborer une nouvelle approche et à demander des comptes à ceux qui profitent de la situation.

Si vous avez d’autres informations sur des modélisations positives que nous pourrions examiner, par opposition aux approches punitives et dissuasives, je serais heureuse d’en entendre davantage. Madame Dines, il semble que vous en ayez, tout comme vous, Jacqueline Gahagan — ou quelqu’un d’autre. Merci.

Mme Monsma Selby : Je peux commencer. Au Canada, nous avons Marshall and Marshall à Kingston, en Ontario, qui a élaboré des programmes pour s’occuper des délinquants. Cet organisme est excellent pour traiter cet enjeu pour ce qu’il est. Il se consacre à la réinsertion des délinquants en pornographie juvénile d’une façon qui diffère de ce qui se fait ailleurs dans le système. Je vous suggérerais donc, à des fins informatives, de vous pencher sur ce que fait cet organisme. Merci.

Mme Dines : L’une des mesures les plus punitives consiste à inscrire les filles qui envoient des images osées d’elles-mêmes sur la liste des délinquants sexuels ou à les traiter comme tels. Cela vaut également pour les garçons, parce que beaucoup d’entre eux ne savent pas ce qu’ils font. Je ne sais pas comment cela se passe au Canada, mais aux États-Unis, on peut vous inscrire sur la liste des délinquants sexuels, ce qui bouleverse complètement le reste de votre vie.

Nous devons cesser d’être aussi punitifs. Nous devons cesser de faire porter le blâme et la honte aux enfants, et plutôt les faire porter à l’industrie de la pornographie, là où ils devraient être.

La présidente : Comme vous pouvez le voir, chers témoins, les sénateurs auraient encore bien des questions à vous poser. Si vous pensez que je ne vous ai pas donné assez de temps pour répondre à certaines questions, pourriez-vous envoyer votre complément de réponse au greffier, je vous prie? Il nous le transmettra par la suite.

J’aimerais vous remercier tous et toutes d’avoir été parmi nous aujourd’hui. Nous avons beaucoup appris. Merci beaucoup.

Honorables sénateurs, voilà qui met fin à la séance du comité d’aujourd’hui. Nous nous réunirons à la même heure la semaine prochaine. Je vous remercie de votre patience.

(La séance est levée.)

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