LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES BANQUES, DU COMMERCE ET DE L’ÉCONOMIE
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le jeudi 9 mars 2023
Le Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie se réunit aujourd’hui, à 11 h 30 (HE), avec vidéoconférence, pour étudier toute question concernant les banques et le commerce en général.
La sénatrice Pamela Wallin (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Bonjour à tous et à toutes et bienvenue à la réunion d’aujourd’hui du Comité sénatorial permanent des banques, du commerce et de l’économie. Mon nom est Pamela Wallin, et je suis la présidente du comité.
J’aimerais présenter les membres de notre comité : notre vice-président, le sénateur Deacon, la sénatrice Bellemare, le sénateur Gignac, le sénateur Loffreda, la sénatrice Marshall, le sénateur Massicotte, la sénatrice Ringuette, le sénateur Smith, le sénateur Yussuff, et le sénateur Marwah qui se joint à nous aujourd’hui.
Nous nous réunissons aujourd’hui pour continuer notre étude sur l’investissement dans les entreprises au Canada. Hier, nous avons entendu des témoignages importants sur les défis auxquels le pays est confronté, et je pense que les témoins que nous avons invités aujourd’hui vont continuer de nous éclairer.
Je souhaite la bienvenue à M. Jim Balsillie, président du Conseil canadien des innovateurs, et à M. Hamid Arabzadeh, président du conseil et chef de la direction de Ranovus, qui est avec nous virtuellement. Nous sommes heureux de vous accueillir pour continuer nos discussions. Monsieur Balsillie, je vous demanderais de commencer votre déclaration préliminaire, s’il vous plaît.
Jim Balsillie, président, Conseil canadien des innovateurs, à titre personnel : Madame la présidente, monsieur le vice-président, mesdames les sénatrices et messieurs les sénateurs, merci de m’avoir donné l’occasion de m’adresser à vous aujourd’hui. Je suis Jim Balsillie, président du Conseil canadien des innovateurs et investisseur dans six entreprises technologiques canadiennes. Votre étude sur l’investissement dans les entreprises au Canada arrive à point nommé, car le Comité de l’industrie et de la technologie de la Chambre des communes examine actuellement une mise à jour de la Loi sur Investissement Canada et les modifications proposées révèlent une grande incompréhension du fonctionnement de l’économie contemporaine.
La transformation de l’économie vers un modèle fondé sur le savoir et les données a changé la conjoncture internationale de la concurrence et de l’investissement. L’économie d’aujourd’hui, de par sa nature et sa structure, est différente de l’économie traditionnelle qui était essentiellement basée sur la production. Ses actifs les plus précieux — la propriété intellectuelle et les données — ont transformé les marchés, créant des entreprises légères sur le plan de l’équipement et de la main-d’œuvre, qui exercent leurs activités à l’échelle mondiale et engrangent des bénéfices considérables.
Sur les marchés actuels, les investisseurs recherchent des entreprises qui possèdent une propriété intellectuelle de valeur et qui contrôlent des actifs de données leur permettant de contrôler les marchés et d’obtenir des rentes économiques supérieures. Les responsables des politiques des pays avancés ont compris que les sources de prospérité et les vecteurs de risques ont changé. C’est pourquoi l’Union européenne et nos partenaires du Groupe des cinq ont actualisé les règles relatives aux investissements directs étrangers. Mais pas le Canada.
Par l’intermédiaire de diverses institutions comme Investir au Canada et d’innombrables programmes d’innovation et d’organismes subventionnant la recherche, l’approche du Canada en matière d’investissement demeure coincée dans un modèle d’économie et de production de biens tangibles où l’investissement des entreprises étrangères apporte une technologie de production avancée et du personnel qualifié dans une économie sous-développée et où les multinationales étrangères réalisent plus de R-D que les entreprises locales, génèrent des chaînes d’approvisionnement nationales et accroissent l’assiette fiscale. Dans l’économie de la propriété intellectuelle et des données, les investissements directs étrangers, ou IDE, ciblent et expatrient les entreprises locales à forte croissance qui sont essentielles au dynamisme futur des économies locales ou exfiltrent la propriété intellectuelle financée par les contribuables, érodant ainsi la propriété et la sécurité du Canada.
Le Canada se contente d’observer la concurrence mondiale dans le secteur de la PI et des données, car nous contribuons à leur création, mais nous ne nous battons pas pour en avoir la possession et en tirer des avantages. Nous assistons régulièrement à l’exfiltration des actifs et du savoir à l’extérieur du Canada. La PI fondamentale de l’intelligence artificielle, l’IA, que les contribuables canadiens ont financée pendant deux décennies, est transférée de l’Université de Toronto à Google, qui remercie le Canada et déclare ce qui suit : « Nous l’utilisons maintenant dans l’ensemble de nos activités, et c’est un facteur important de notre réussite. » Huawei a conclu 17 partenariats de recherche avec des universités canadiennes pour avoir un accès à une infrastructure 6G tout aussi précieuse. Il existe de nombreux autres exemples, comme le partenariat de Facebook avec l’Université McGill en matière d’intelligence artificielle, l’acquisition par Tesla de la propriété intellectuelle fondamentale des batteries pour les véhicules électriques auprès de l’Université Dalhousie, etc.
Le Canada affiche un taux de dépenses d’entreprise en matière de recherche et de développement, ou DERD, faible et en déclin, ce que les experts et les fervents de l’innovation considèrent comme étant le principal facteur expliquant les faibles résultats du pays en matière d’innovation. Cette façon de faire a malheureusement trouvé un écho auprès des décideurs politiques. La thèse selon laquelle des « DERD faibles égalent une faible innovation » ne tient pas compte du fait que les entreprises doivent posséder la propriété intellectuelle et le contrôle des données afin d’avoir la liberté d’action nécessaire pour garantir que leurs investissements en DERD génèrent de nouveaux revenus.
J’ai joint une annexe à mes observations qui explique en détail pourquoi la liberté d’action est une condition préalable à l’augmentation des DERD. Si sa liberté d’action n’est pas suffisante, une entreprise ne peut être assurée d’obtenir les rendements élevés de ses investissements individuels en DERD. De même, les subventions publiques à la recherche ou à l’innovation n’apportent que peu ou pas de bénéfices à l’économie locale de l’innovation, car les rentes économiques reviennent en fin de compte aux propriétaires de la propriété intellectuelle et des données qui sont en mesure d’en tirer un avantage économique.
Un rapport récent de l’IRPP démontre que la majorité de la PI créée par les Canadiens est détenue par des entités étrangères et que cette tendance s’accélère. En faisant fi de la propriété d’actifs incorporels, condition préalable à la mise en place d’une structure où l’investissement d’entreprise se transforme en rentabilité, les décideurs politiques demandent aux entreprises de faire des investissements qui ne sont ni logiques ni prudents pour leurs activités.
Merci.
La présidente : Merci beaucoup de vos commentaires. Je suis sûre que votre témoignage a suscité beaucoup de questions. Nous essaierons de procéder assez rapidement, Nous allons pouvoir poser des questions courtes et directes. Il n’est pas nécessaire de faire une longue introduction, monsieur connaît bien le sujet.
Le sénateur C. Deacon : Merci, monsieur Balsillie et monsieur Arabzadeh, d’être avec nous aujourd’hui.
Pouvez-vous nous aider un peu en utilisant les termes les plus simples possible, parce que vous connaissez ces sujets en détail. La réalité, c’est que très souvent nous devons posséder la propriété intellectuelle rien que pour exister dans le domaine, vu que le monde devient de plus en plus complexe. C’est impossible de donner de l’essor à une entreprise à moins d’avoir accès à la PI, et si nous ne contrôlons pas l’accès à la PI, alors ces entreprises vont finir par s’envoler ailleurs, peu importe ce que nous avons créé. Pouvez-vous nous donner un exemple d’une politique publique différente, que vous pourriez nous proposer quant à la façon dont les gouvernements pourraient intervenir d’une tout autre façon pour avoir le contrôle de nos actifs que nous inventons au Canada, mais qui sont exploités ailleurs? Comment pouvons-nous changer les choses? Le statu quo, c’est une chose, mais y a-t-il d’autres pays où vous avez constaté que ces changements peuvent être faits?
M. Balsillie : Merci de la question, sénateur Deacon.
J’ai présidé des comités internationaux, nationaux et sous-nationaux sur la PI et les données. Je sais très bien ce que font les autres pays.
Nous investissons des milliards de dollars chaque année, sans pour autant avoir une stratégie en matière de propriété. Nous avons inventé la PI fondamentale pour les vaccins à ARNm, mais nous payons quand même pour l’utiliser. Nous avons inventé la PI fondamentale pour l’IA, mais nous versons des milliards de dollars à Google et à Microsoft et à d’autres pour l’utiliser. Nous inventons de la PI fondamentale pour les télécommunications, mais nous payons des milliards de dollars à Huawei et à d’autres pour l’utiliser. Pour dire les choses simplement, nous avons besoin d’une stratégie en matière de propriété.
Le sénateur C. Deacon : De quoi cela aurait-il l’air?
M. Balsillie : C’est très simple. Ce n’est pas une question d’argent. Premièrement, vous imposez des conditions pour le financement de la recherche, comme les autres pays le font. Deuxièmement, vous mettez en place des ressources centralisées pour gérer le fonctionnement de la propriété. L’Allemagne a l’Institut Fraunhofer, avec ses 72 centres de recherche et ses 30 000 employés, qui joue le rôle d’agence centralisée pour le transfert des technologies.
Nous ne l’enseignons pas, nous ne la gouvernons pas et nous n’offrons pas de service connexe, et puisque c’est dans le domaine technique, elle nous échappe. Ce n’est pas linéaire. Les petites erreurs font que nous perdons tout.
La chose la plus simple c’est d’avoir des stratégies en matière de propriété qui sont axées sur la technologie. C’est une approche institutionnelle. C’est une approche stratégique, et c’est une approche axée sur le développement des capacités, mais nous n’avons absolument rien comme cela dans notre politique publique depuis les 35 dernières années, depuis l’émergence de l’économie basée sur les connaissances, tout comme nous n’avons rien fait en ce sens depuis les 15 dernières années, avec notre économie axée sur les données.
La présidente : Hier, des témoins nous ont dit que nous subventionnons des entreprises et des projets sans voir plus loin, sans même qu’il y ait de problèmes à régler. C’est pour le pur produit. L’un des témoins a dit qu’il n’y avait pas d’exigences relativement au rendement ou au prix — il voulait dire dans la loi, comme aux États-Unis — pour ces projets. Il faut qu’il y ait un but, il faut que les projets aient un genre d’objectifs à atteindre. Pour donner suite à la question du sénateur Deacon, est-ce que la solution, d’une façon ou d’une autre, est de nature législative?
M. Balsillie : Je crois, oui, mais il y a d’autres choses en aval. Il y a un endroit pour le talent et un endroit pour ce genre de considérations liées à l’approvisionnement, mais si vous n’avez pas la propriété, vous n’avez rien. Le problème, selon moi, c’est que c’est une course, mais toutes nos politiques publiques ne tiennent que sur une jambe. Je ne veux pas que vous pensiez, parce que j’insiste sur la jambe atrophiée, que l’autre n’a pas d’importance, mais sans vos deux jambes, vous ne pouvez pas courir; vous pouvez seulement sautiller. Notre politique en matière d’innovation est comme ça, elle est conçue pour sautiller, pas pour courir.
Je suis d’accord avec tout ce qui est dit, et je pourrais passer toute la journée à vous expliquer les stratégies très avancées que les États-Unis ont en matière de propriété pour leurs sources d’innovation, avant même qu’ils doivent régler les défis qui existent en aval. Le fait est que si vous n’avez pas la propriété, vous ne pouvez pas demander d’être payé. Si vous ne pouvez pas demander d’être payé, vous n’avez pas de capital, et vous ne stimulez pas la prospérité économique.
Le sénateur C. Deacon : Pourrais je demander à M. Arabzadeh ce qu’il en pense, madame la présidente? Je pense que ce serait très important d’avoir son avis, en tant que fondateur.
Hamid Arabzadeh, président du conseil et chef de la direction, Ranovus, à titre personnel : Merci de l’invitation à participer à la discussion. J’avais préparé une déclaration préliminaire, et je croyais que j’allais pouvoir la présenter avant de répondre aux questions.
La présidente : Allez y.
M. Arabzadeh : Je pense que mes commentaires permettront d’orienter la discussion vers l’aspect pratique, c’est-à-dire vers la perspective d’un entrepreneur et vers la façon dont on crée des entreprises.
D’abord, je vous remercie à nouveau de m’avoir invité à la réunion d’aujourd’hui. Je m’excuse de m’adresser à vous à distance, mais je suis à San Diego. J’assiste à une grande conférence ici sur les semi-conducteurs, et je ne pouvais pas m’absenter pour être avec vous en personne.
Dans ma déclaration préliminaire, je veux aborder un sujet qui m’est très cher : comment créer des entreprises avec des produits de « première mondiale ». C’est une catégorie d’entreprises tout à fait unique. Pour créer une entreprise qui a des produits de « première mondiale », il faut que l’entreprise ait un certain type d’ADN, il en va de même pour le pays où elle est créée et aussi pour la façon dont elle est exploitée. Bien sûr, une fois que vous avez votre premier produit, vous devez le mettre à l’échelle. Ensuite vient la question de savoir comment garder ces entreprises au Canada et faire en sorte qu’elles conservent leur identité canadienne.
En guise de contexte, j’ai passé la moitié des 35 années de ma carrière dans les systèmes et les semi-conducteurs au Royaume-Uni et en Allemagne, et l’autre moitié aux États-Unis et au Canada. J’ai dirigé des équipes d’une multinationale canadienne à l’étranger, et j’ai aussi été engagé comme directeur général d’une jeune entreprise allemande qui avait été achetée par une multinationale américaine. Je suis revenu au Canada en 2010 pour lancer Ranovus, et j’ai investi dans deux jeunes entreprises en santé et sécurité.
Dans toutes mes aventures, j’ai eu la chance de participer à plusieurs « premières mondiales », avec divers résultats. L’une avait atteint sa pleine croissance, c’était Nortel, et une autre, j’ai passé huit ans en Allemagne à la développer, puis Cisco l’a rachetée. Cela fait 11 ans que je développe Ranovus, avec de très grandes entreprises de semi-conducteurs américaines et des clients de centres de données. Pour situer le contexte, nous déplaçons des quantités considérables de données à l’intérieur des centres de données grâce à de la technologie de semi-conducteurs et de semi-conducteurs composés — encore une « première mondiale » —, qui est conçue et fabriquée au Canada pour assumer les charges de travail de l’IA et de l’apprentissage machine.
Après avoir travaillé dans différents pays, avec différents gouvernements et différentes entreprises, j’ai constaté que l’approche allemande face au développement de leurs moyennes entreprises est la façon parfaite de mesurer nos progrès ici au Canada... à partir d’un écosystème de jeunes entreprises dynamiques jusqu’à une économie fondée sur des entreprises crédibles en croissance. Les moyennes entreprises avec un chiffre d’affaires de plus de 500 millions d’euros ont comme objectif de surpasser toutes les autres en Europe et de compter parmi les trois premières au monde; notre objectif au Canada devrait donc être de faire en sorte que nos moyennes entreprises surpassent toutes les autres en Amérique du Nord et se classent parmi les trois premières à l’échelle mondiale.
Bon, pour mettre au point un produit constituant une « première mondiale » dans le domaine des semi-conducteurs, des soins de santé, de l’automobile — dans n’importe quelle industrie —, il faut trois éléments essentiels. L’intensité de la propriété intellectuelle — que M. Balsillie a expliquée avec éloquence, et il a beaucoup de documentation et d’information contextuelle sur le sujet — est un élément crucial. Je ne veux pas trop m’y attarder, parce qu’on l’a déjà bien expliquée. Les deux autres éléments cruciaux sont le risque relatif à la technologie et le risque du marché. Habituellement, ces deux éléments tiennent au jugement de la direction et au financement que vous pouvez obtenir. La raison pour laquelle je parle de ces deux sujets, c’est qu’il y a à mon avis une lacune importante au Canada quant à la façon dont nous avons agi à ce chapitre.
Le jugement que la direction acquiert au fil des ans, en menant des activités mondiales et en exploitant des entreprises à pleine échelle au Canada, se retrouve aujourd’hui dans des filiales multinationales. C’est très subtil, mais si vous y réfléchissez, le fait est qu’en fournissant un soutien disproportionné aux multinationales du Canada, nous poursuivons la tradition selon laquelle tous nos meilleurs talents, qui peuvent créer des entreprises et les faire croître, se retrouvent dans les filiales de multinationales, et ils créeront de la propriété intellectuelle — ils en généreront —, mais le Canada ne pourra pas en tirer les avantages complets.
J’ai quelques commentaires à formuler à ce sujet, mais je vais peut-être attendre de répondre aux questions.
La présidente : Merci. Je vais poursuivre, sénateur Deacon, à moins que vous vouliez dire quelque chose rapidement.
La sénatrice Marshall : J’aimerais connaître votre point de vue sur le monde des affaires qui participe aux activités gouvernementales. Nous avons le Fonds de croissance du Canada. J’ai vu vos commentaires sur la Corporation d’innovation du Canada. Nous avons la Banque de l’infrastructure du Canada. Le gouvernement espère pouvoir tirer parti des investissements privés, mais ça n’arrive jamais.
Comment voyez-vous les choses? Est-ce que c’est le rôle du gouvernement d’administrer tous ces programmes, le rôle du monde des affaires demeurant plutôt à l’arrière-plan? Il me semble — mais je ne suis pas impartiale — que le monde des affaires devrait jouer un plus grand rôle en participant à tout cela. Je serais curieuse d’entendre vos opinions à tous les deux, pour savoir si vous fournissez des services de consultation ou si vous participez ou... quel est le rôle du monde des affaires, exactement, dans ces programmes et dans la loi? On investit des milliards de dollars dans ces programmes, et le gouvernement continue de faire toujours la même chose, sans obtenir de résultats. Je serais très curieuse d’entendre vos opinions.
M. Balsillie : En ce qui concerne celui qui a été annoncé récemment, c’est une consultation factice. On consulte, mais on finit par faire ce qu’on a décidé au début. Je leur ai écrit, et je leur ai dit qu’ils n’avaient absolument pas tenu compte de ma contribution. Encore une fois, c’est dans mes commentaires. Il n’y a rien dans le nouveau fonds qui touche à la propriété en amont. On refait pour une troisième fois ce qu’on a fait avec les supergrappes d’innovation. Vous avez un directeur général du secteur privé — comme dans les supergrappes d’innovation — et un conseil du secteur privé. Vous êtes concentré sur les résultats, et vous prenez des décisions rapides. C’est exactement la même chose, mais il n’y a rien qui touche aux genres de questions dont M. Arabzadeh parlait.
On ne fait rien pour favoriser la propriété, et l’expression « liberté d’action » n’apparaît même pas dans le document de plusieurs pages concernant ce nouveau truc. J’ai participé intensément aux consultations, et je l’ai expliqué, mais cela reste un programme de subventions, et les choses se font ainsi depuis des décennies. Si vous n’avez pas une stratégie moderne en matière de propriété, alors ce sont ceux qui jouent le jeu de la propriété qui vont en tirer les avantages. Je ne dis pas que tout dépend de cela, mais lorsque c’est absent, c’est primordial, parce que cela veut dire que vous ne pouvez pas retenir la propriété. Je veux dire... ce dont M. Arabzadeh parlait... je peux vous assurer que sa gestion de la propriété intellectuelle est très rigoureuse, et qu’ensuite il s’occupe de ce qui est complémentaire. Encore une fois, je veux que ce soit très clair : dans cette course, vous avez besoin de toutes vos jambes. Je vais préciser aussi que je ne dis pas qu’une jambe n’est pas importante, mais si l’autre jambe est atrophiée, vous ne pouvez même pas participer pleinement au concours pour obtenir des subventions.
La sénatrice Marshall : J’aimerais entendre notre autre témoin, et il y a aussi autre chose que j’aimerais savoir. Le gouvernement essaie toujours de mobiliser des investissements privés. Le fait que le gouvernement est aux commandes est-il un obstacle pour les investissements privés?
M. Arabzadeh : Je pense que des stratégies différentes sont adoptées par diverses entreprises. Comme M. Balsillie l’a dit, fondamentalement, la capacité de pouvoir créer quelque chose qui n’existe pas encore dans le monde et qui permet au Canada d’assumer un rôle de premier plan et de lancer une grande entreprise et même plusieurs, repose essentiellement sur la propriété intellectuelle. Comment pouvez-vous la créer et comment pouvez-vous la défendre? C’est comme si vous êtes la première personne qui arrive devant la porte, mais elle est verrouillée, et vous passez des années et des années à déverrouiller la porte, et vous voulez vous assurer que, une fois que vous êtes de l’autre côté, vous la verrouillez derrière vous pour vous assurer que personne d’autre ne peut passer, le temps que vous vous attaquiez à la deuxième porte. C’est une guerre très complexe qui est en train de se dérouler, et c’est par là que vous commencez.
Les connaissances et la formation en matière de propriété intellectuelle sont importantes pour votre liberté d’action parce que vous pourriez avoir quelque chose et penser qu’il n’y a pas de problème si vous vendez votre produit n’importe où dans le monde, puis tout à coup, quelqu’un en Chine arrive avec de la propriété intellectuelle dont vous ne saviez rien. Et alors, tout d’un coup, toute votre entreprise tombe en miettes. Vous n’avez plus de sang dans les veines. Vous êtes fichu, si vous n’avez pas la liberté d’action. Ce que M. Balsillie a dit est absolument essentiel. Il est crucial que, dès le départ, tous ces programmes intègrent cela et puissent l’utiliser.
Je voulais aussi faire un commentaire sur nos institutions financières. Vous avez parlé de la participation des entreprises. Quand nous avons lancé Ranovus, mon premier investisseur stratégique était Deutsche Telekom. L’entreprise était établie ici au Canada. Les investisseurs stratégiques ici au Canada — les banques, par exemple, et tous les grands oligopoles que nous avons ici — ne mettent pas d’argent sur la table. Il y a aussi les régimes de pension... ils offrent beaucoup de débouchés. Leurs calculs sont très différents des calculs de la nouvelle économie — axée sur la propriété intellectuelle et les données —, ce qui fait qu’ils trouvent des débouchés à l’étranger, où ils peuvent utiliser les fonds.
J’espère que cela répond au moins en partie à votre question.
La présidente : Merci. Votre réponse était très éclairante.
Le sénateur Gignac : Bienvenue à nos témoins. À dire vrai, comme j’ai été ministre responsable de l’innovation au Québec, j’ai eu l’occasion de visiter le centre de l’innovation à Waterloo. Je tiens à vous remercier au nom des Canadiennes et des Canadiens pour ce que vous avez fait.
J’aimerais seulement parler des régimes de pension. Hier, nous avons passé beaucoup de temps à parler des régimes de pension, surtout du régime de pension public du Canada et de son rôle dans notre écosystème. Pourriez-vous nous en parler un peu plus? Au Québec, comme vous le savez, nous avons la Caisse de dépôt et placement du Québec, ou CDPQ, qui a deux mandats : maximiser les rendements et contribuer à la croissance économique. L’Office d’investissement du Régime de pensions du Canada n’a pas le même mandat, par exemple. Avez-vous des commentaires à faire sur la participation des régimes de pension dans tout cela?
M. Balsillie : C’est tout à l’honneur du Québec de pouvoir influer sur la destinée de ces enjeux. Le rôle stratégique de la caisse est de servir de commanditaire de ces entreprises avec son capital permanent. Beaucoup de pays dans le monde en font tout autant. Il y a l’Allemagne, comme M. Arabzadeh l’a dit, et d’autres endroits dans le monde. Donc, effectivement, il y a une place pour un capital permanent stratégique. Ce sont des stratégies de nature industrielle qui ont des effets économiques et aussi non économiques.
Le Québec comprend qu’il peut y avoir d’énormes retombées liées aux sièges sociaux des entreprises, plutôt qu’à leurs filiales. Il aime malgré tout un peu trop les succursales, parce qu’il leur donne un crédit d’impôt de 37 % sur l’embauche. Il prend l’impôt versé par des entreprises locales et le donne à des entreprises étrangères pour qu’elles embauchent des gens, et ces entreprises étrangères ne paient pas d’impôt au Canada, alors on ne bénéficie pas de la richesse. Je dirais que c’est un pas en avant et un pas en arrière. Peut-être que le Québec, c’est deux pas en avant, et un pas en arrière. Dans d’autres cas, c’est un pas en avant, un pas en arrière, mais pour le reste du monde, c’est deux pas en avant et zéro pas en arrière.
Le Québec fait beaucoup de choses brillantes que nous pouvons étudier, mais nous devons avoir une approche claire et moderne sur tout. Dans le jeu de la technologie et de l’innovation, qui touche tous les aspects de la société, toute lacune est punie. Même si vous faites bien les choses à 90 %, vous n’obtenez que 10 % des retombées. Dans l’économie fondée sur des actifs corporels, si vous faites les choses bien à 90 %, vous obtenez 90 % des retombées. Donc, toute lacune est sévèrement punie.
M. Arabzadeh : Cet exemple de 90 %/10 %, c’est tout à fait juste. C’est très difficile d’avoir les derniers 10 %.
Au sujet des régimes de pension, nous avons été le bénéficiaire de l’un des régimes de pension du Canada... sa filiale de capital de risque a contribué à notre entreprise. À dire vrai, je pense que nous étions la seule entreprise de technologie de rupture dans laquelle elle a investi, au début de son aventure. Ce qui m’intéressait davantage, c’était le système bancaire. On lui donne, disons, un statut semblable à un oligopole, et cela lui permet de tirer parti naturellement et considérablement de la création de richesse et d’autres choses du genre.
C’est de l’information très intéressante. Quand nous avons commencé, nous sommes allés voir différentes banques au Canada, dont certaines avec lesquelles j’avais des liens. Comme je l’ai dit, les concepts de propriété intellectuelle et de données sont très nouveaux, même pour les régimes de pension. Nous avons dû prendre une série de mesures pour éduquer les gens et pour expliquer comment l’économie se développe avec les services infonuagiques à grande échelle, les données, l’IA — tous ces éléments — qui sont intégrés ensemble. Enfin, nous avons mis sur pied une relation bancaire à Silicon Valley. C’était rare, parce que les gens de Silicon Valley devaient trouver un partenaire bancaire au Canada, parce qu’ils n’avaient pas de permis bancaire. Je me suis dit, tout à coup : « Pourquoi faisons-nous tout cela? Nous avons des gens qui ont des permis bancaires au Canada. » Silicon Valley donne son approbation, que cette entité devrait être financée, mais comment avons-nous pu manquer le train comme cela?
Je ne dis pas cela seulement par rapport à Ranovus; je fais une déclaration générale. Je réfléchis, disons, à la façon dont on doit placer nos paris. Je pense qu’on devrait faire fructifier cela dans les régimes de pension.
La présidente : Nous allons devoir poursuivre. Tout le monde veut poser une question, et notre temps est limité. Mesdames et messieurs, essayons d’aller le plus possible à l’essentiel.
La sénatrice Bellemare : Je vais poursuivre quelque peu sur le sujet que vous venez de soulever. Comment se fait-il que nous n’ayons pas tout ce dont nous avons besoin pour développer notre propre richesse, avec notre propre argent et nos propres découvertes?
D’abord, vous avez parlé de stratégie en matière de propriété. Serait-il aussi important pour nous d’avoir une stratégie d’impact quant à l’endroit où nous investissons les fonds publics... une stratégie d’impact pour ces fonds? Dans ce contexte, est-ce que la dimension fédérale-provinciale influe sur la question et sur le problème que nous étudions?
M. Balsillie : Vous pouvez faire une étude d’impact, mais le Canada traîne de la patte parmi les pays de l’OCDE depuis 40 ans pour ce qui est du PIB par habitant. Nous avons des prévisions pour les 40 prochaines années. Si nous continuons comme cela, les études d’impact vont montrer dans 5 ou dans 10 ans que nous sommes toujours derniers. Donc, oui, vous voulez vraiment obtenir des résultats. J’ai été président du conseil d’administration de Technologies du développement durable Canada. Cela a pris un énorme effort pour créer cela. Nous avions une directrice générale formidable. Nous avons travaillé sur la gouvernance. L’organisation avait des problèmes, et elle est maintenant parmi les meilleures. La gouvernance peut jouer un énorme rôle, entre autres en ce qui a trait aux résultats.
Malgré tout, j’aimerais revenir à la question suivante : avons-nous même une stratégie d’éducation pour la fonction publique dans le monde numérique? Même si l’École de la fonction publique du Canada fait de l’excellent travail, je pense qu’il est temps qu’elle passe à la vitesse supérieure. Je sais aussi que d’autres endroits, comme la Banque du Canada, ont des organes de recherche d’experts, mais quand nous allons mettre en œuvre les technologies de données et de propriété intellectuelle, toutes ces nouvelles choses très importantes, avons-nous la même capacité de recherche d’experts dans la fonction publique? C’est d’ailleurs pourquoi j’ai milité pour un conseil économique. Si nous n’avons pas de capacité d’expert, si nous ne réfléchissons pas de manière stratégique aux politiques et aux institutions, alors savons-nous même comment faire de la gouvernance et de la gestion de manière continue?
Cela dit, je suis tout à fait d’accord pour dire qu’il y a une place importante pour la gouvernance, pour gérer les résultats et tout le reste. Vous avez simplement besoin de gouvernance. La gouvernance, c’est vraiment essentiel, comme je l’ai appris, lorsqu’il s’agit de régimes publics.
Le sénateur Loffreda : Je veux souhaiter chaleureusement la bienvenue à M. Balsillie et à M. Arabzadeh.
Vous venez tout juste de mentionner que le rapport de l’OCDE est inquiétant. L’organisation a récemment prévu que l’économie canadienne serait la plus faible en 2020 et en 2030 et pour les trois décennies suivantes. Pour renverser cette tendance, nous sommes obligés de prendre des mesures concertées. La richesse est toujours créée par les entrepreneurs. Quelles seraient vos priorités, au chapitre des politiques ou des mesures incitatives, applicables aux entrepreneurs? Comment le gouvernement pourrait-il soutenir ces mesures incitatives? Quelles solutions proposeriez-vous rapidement pour renverser la tendance?
M. Balsillie : Je vais répondre très rapidement.
Premièrement, il faut confier la responsabilité de la propriété intellectuelle aux organismes subventionnaires, comme le font tous les autres pays du monde depuis des décennies. Deuxièmement, il faut améliorer l’intendance collective pour la propriété intellectuelle lorsque les choses en sont à l’étape du projet pilote, comme le font tous les autres pays du monde depuis des décennies. Troisièmement, vous devez commencer à voir les données comme un actif stratégique devant être mis en commun, puisque c’est encore émergent. Quatrièmement, vous devez en faire plus pour développer des capacités, autant en ce qui concerne l’éducation dans la fonction publique qu’en recherche. Il n’y a rien de ce que j’ai dit où l’argent est vraiment important. Ce qui est vraiment important, c’est l’expertise vers laquelle on achemine actuellement l’argent.
Encore, je vais souligner que 92 % des sociétés cotées dans le S&P 500 ont trait à des actifs incorporels. Voilà où se trouvent toute la prospérité et la sécurité. Il vous faut des stratégies de contrôle, et vous devez avoir des institutions et de l’éducation à l’appui. C’est tout à fait faisable. Nous pourrions réellement renverser la vapeur d’ici un an, si on s’y engageait.
M. Arabzadeh : L’éducation est vraiment un aspect crucial, parce qu’il n’y a pas de solution miracle. Parfois, quand je parle à des collègues qui travaillent au gouvernement, ils me disent : « Pouvez-vous nous proposer seulement une chose qui pourrait tout régler? » Mais cela tient davantage à la conversation dont M. Balsillie parlait et à l’importance de l’éducation, des deux côtés. C’est tout à fait faisable de régler le problème rapidement. Il n’est pas nécessaire de perdre des années en travaux de comités pour comprendre le rôle des multinationales au Canada, pour comprendre leurs besoins, puis comprendre comment nous voulons faire du commerce... qu’est-ce qu’on veut pour quoi? C’est d’une importance capitale, comme M. Balsillie l’a mentionné. C’est un aspect clé.
La plupart de nos talents en propriété intellectuelle dans les universités sont déjà liés à des multinationales. Quand je suis revenu au Canada, j’ai visité plusieurs universités, mais tous les professeurs des grandes universités étaient déjà liés à Huawei ou à d’autres multinationales. Ils avaient signé des contrats pour plusieurs années. Je pense que nous devons examiner ce que font les multinationales au Canada, pour avoir une petite conversation et demander : « Qu’est-ce que les multinationales donnent en retour, en dehors des salaires qu’elles paient aux employés qu’elles ont ici? »
Le sénateur Smith : Nous avons entendu beaucoup de choses sur le gouvernement fédéral et sur ce qu’il peut faire pour accroître l’investissement au Canada... L’approvisionnement à l’échelon fédéral a été proposé comme solution, et il y aurait aussi l’accélération du traitement des demandes de visa pour la reconnaissance des titres de compétence étrangers dans le cas des travailleurs hautement qualifiés. Y a-t-il des choses que le gouvernement fédéral ne devrait pas faire? Je songe au fardeau réglementaire au Canada, parce qu’il semble que c’est un problème depuis des décennies. Y a-t-il des domaines dans lesquels le gouvernement nuit aux investissements des entreprises en intervenant trop? En d’autres mots, de quoi le gouvernement devrait-il se retirer?
M. Balsillie : Une chose que le gouvernement devrait cesser de faire, c’est adopter de la technologie étrangère, parce que cela a des conséquences négatives. Les effets de la richesse ne se font pas ressentir ici. Microsoft est une société publique, une entreprise irlandaise, alors on n’obtient ni l’assiette fiscale ni l’enrichissement. Son administration est centralisée à l’étranger. La PI n’est pas ici. Les données ne sont pas ici. Nous avons un taux de chômage négatif. Donc, il faut revoir l’approche. Il doit s’intéresser à des gens comme M. Arabzadeh, et pas à n’importe quelle demi-entreprise qui est grande et attirante, justement parce qu’elle est grande et attirante. Cela a des retombées négatives. Même si l’entreprise dit qu’elle investit 1 milliard de dollars en immobilisations, 950 millions de dollars de ce montant, c’est de la machinerie spécialisée étrangère. Cela vous donne quelques emplois, vous versez des subventions monstres, vous ne récoltez pas d’impôt ni d’enrichissement, alors que quelqu’un comme M. Arabzadeh et ses collègues créent d’énormes retombées. La raison pour laquelle nous sommes au fond du baril de l’OCDE, c’est parce que nous avons misé sur la technologie étrangère, en croyant que c’est comme une filiale d’une usine d’automobiles ou une usine de pâtes et papiers, plutôt que sur les messieurs Arabzadeh de notre économie. Voilà ce que je veux dire : c’est ça que vous devez arrêter de faire. Ce n’est pas ce que j’appelle un fardeau réglementaire; c’est plutôt une orientation stratégique qui est désuète, parce que le monde a changé.
M. Arabzadeh : Pour ajouter à ce qui vient d’être dit, ce n’est pas une phobie. Cela n’a rien à voir avec les multinationales. Les multinationales, c’est génial. Elles jouent un certain rôle, et elles tirent parti des endroits où elles se trouvent, et c’est tout à fait correct. J’essaie seulement de comprendre l’aspect économique, et j’essaie de mettre en place une politique qui leur montrerait que nous comprenons ce qu’elles font, mais qu’elles doivent payer en retour. Peut-être qu’elles devraient investir au Canada ou faire d’autres choses du genre.
La sénatrice Ringuette : Avant toute chose, je suis tout à fait d’accord avec vous pour dire que nous, Canadiennes et Canadiens, des travailleurs jusqu’aux politiciens et fonctionnaires, n’aimons pas les risques. Nous, en tant que société, n’aimons pas les risques.
Pendant trois décennies, nous avons entendu dire que les fonds de recherche ne vont pas aux projets commerciaux, au marché, au Canada, ou alors seulement dans une minuscule proportion. Il y a aussi cette idée de propriété, de stratégie en matière de propriété. Ce que vous nous dites, c’est que peu importe le montant que le gouvernement fédéral, au nom de la population canadienne, investit en recherche, nous devrions avoir des parts. Les Canadiens devraient avoir des parts dans cette recherche, et donc auraient l’incitation de les utiliser sur les marchés pour créer des dividendes, à plus long terme, pour les Canadiens, pour les investissements futurs. Est-ce bien la stratégie en matière de propriété que vous préconisez?
M. Balsillie : Il y a plus d’une façon de procéder. Tout d’abord, je ne pense pas que les Canadiens soient allergiques au risque. Ils savent bien s’adapter. Si 1 $ génère un 10 ¢ — la dernière chose que j’ai dite quand j’ai témoigné —, vous leur demandez de faire quelque chose d’irrationnel. Ils sont assez intelligents pour ne pas être irrationnels. Le problème, c’est que la politique publique n’est pas parvenue à saisir l’occasion de transformer 1 $ en 10 $. C’est le genre de choses dont M. Arabzadeh parlait. Si vous n’avez pas de stratégie en matière de propriété, vous demandez à une personne de prendre 1 $ pour générer 10 ¢; je peux vous assurer que si vous montrez à quelqu’un un plan raisonnable pour prendre 1 $ pour en générer 10, c’est une source inépuisable d’argent. Je dirais que la politique publique n’a pas réussi à créer des conditions propices à la commercialisation dans ce domaine, et c’est pour cela que nous n’agissons pas.
Bon, pour ce qui est de la façon dont gérer la stratégie en matière de propriété, vous avez certainement besoin d’un bassin pour favoriser la liberté d’action, comme les autres nations l’ont fait, parce qu’il faut que ce soit dans l’intérêt collectif. Ensuite, qu’est-ce qui est préférable : un intérêt de propriétaire ou des redevances continues? C’est assurément ce que fait Fraunhofer. Est-ce que vous préférez un intérêt de propriétaire, comme Québec Inc.? Je pense que ce sont des choses complexes et intelligentes qu’il faut étudier, mais il faut, à la base, accorder de l’importance à la propriété.
C’est incroyable que nous ayons cette conversation. Je félicite votre comité, mais c’est incroyable que nous en discutions en 2023 et pas en 1993. Voilà pourquoi nous sommes dans le fond du baril depuis 40 ans.
M. Arabzadeh : Si vous prenez le Canada en général, nous avons d’excellentes entreprises en démarrage au sein de notre économie, qui sont soutenues grâce aux subventions gouvernementales et d’autres entités. Mais ce qui se passe, à l’échelle supérieure, c’est que les multinationales étrangères reconnaissent la valeur de la propriété intellectuelle qui est générée par les forces de base que nous avons mises en place, puis elles achètent l’entreprise et sa propriété intellectuelle, et c’est la fin. L’arbre n’a jamais le temps de pousser.
Je crois que c’est là le point d’inflexion critique, si vous voulez faire croître vos entreprises. Nous discutons énormément de ce sujet. Cet aspect, c’est vraiment l’élément manquant, parce que disons que nous avons la propriété intellectuelle, que nous la possédons depuis le début de l’entreprise, et les entreprises en démarrage ont fait un bon travail; maintenant, on veut continuer et tirer tous les avantages de la propriété intellectuelle pour que les entreprises puissent se développer, entre les mains de Canadiens afin que la richesse soit générée ici et que les impôts soient payés ici, et cela donne aussi au gouvernement des raisons de vouloir que ces entreprises canadiennes restent canadiennes.
Cela inciterait aussi les dirigeants d’entreprise canadiens à revenir au Canada, s’ils voient que ce genre de choses est intégré dans la politique, dans le gouvernement et dans l’écosystème. Personne ne voudrait venir ici pour faire 10 ¢ sur 1 $. Nous n’attirerons pas les talents dont nous avons besoin, comme je l’ai dit dans ma déclaration préliminaire. Voilà l’élément clé si nous voulons développer les moyennes entreprises. Il nous faut des cadres supérieurs de talent. Vous devez attirer les gens des multinationales, pour qu’ils voient que l’environnement est prêt pour eux, pour qu’ils puissent développer et faire croître une entreprise canadienne. Ce n’est pas ce qu’ils voient présentement. Ils voient que les multinationales obtiennent des fonds, et ils peuvent continuer de travailler avec les universités et faire comme ils l’ont toujours fait.
Le sénateur Massicotte : Merci à vous deux d’être avec nous aujourd’hui.
Il y a toute cette question de propriété des données, et on regarde cela de très haut. Cela dit, si vous prenez le Canada en tant que pays, nous avons eu des discussions avec les sous-ministres, ils ont reconnu l’importance des données. Que peuvent-ils faire? Ici, nous avons des lois strictes en matière de protection des renseignements personnels. Nous sommes une population relativement petite, en comparaison d’autres pays comme la Chine qui ont une population immense. Ces pays ont aussi des lois peu contraignantes en matière de protection des renseignements personnels, alors ils peuvent enregistrer un grand nombre d’informations, au-delà de ce que nous considérerions comme acceptable. Comment les Américains et les Canadiens peuvent-ils compétitionner avec cela, quand la Chine a tellement de données — immensément de données —, en plus d’un fort avantage stratégique, qu’elle peut se permettre des pertes. Que peut-on faire?
M. Balsillie : C’est une excellente question. Merci de la poser. D’une certaine manière, il y a aussi des applications médicales qui mettent une caméra dans votre corps, et votre corps est un univers de données. Ce ne sont pas toutes les données qui ont besoin d’un milliard de personnes. Parfois, il suffit d’une seule personne.
Il n’y a pas de compromis entre la protection des renseignements personnels et l’innovation. En fait, elles se renforcent mutuellement, en particulier pour les petites entreprises. Les monopoles technologiques étrangers essaient de propager l’idée qu’il y a un compromis entre la protection des renseignements personnels et l’innovation, mais en réalité, les deux se renforcent mutuellement.
Je préside, pour l’une de nos provinces, un groupe d’experts sur la création d’une autorité en matière de données. C’est l’une des choses que j’ai encouragées au sujet de cette nouvelle agence canadienne de l’innovation. Nulle part dans le document, vous ne voyez les mots « économie de données »; pourtant, c’est la force la plus puissante. Comment peut-on innover si l’on ne pense pas aux données? Il faut penser aux institutions. Par exemple, Uber a fait perdre toute sa valeur à un permis de taxi. À vrai dire, les sociétés étrangères de technologie agricole peuvent faire la même chose pour nos exploitations agricoles. Selon Halliburton, l’avenir du pétrole réside dans les données, l’avenir de l’énergie réside dans les données.
Nous avons besoin d’institutions sur les données. Je pense que nous devrions envisager des collectifs. En ce moment, je travaille activement à terminer un rapport, dans un mois, à l’échelle infranationale. J’ai essayé à plusieurs reprises de faire valoir que cela devait être fait à l’échelle nationale. Je vous encouragerais à intégrer cette démarche à vos travaux. Nous devrions nous en servir pour protéger nos villes et ne pas donner ces renseignements à Google, comme Sidewalk Labs, qui était une véritable folie. Nous pouvons le faire pour notre agriculture, pour nos pêches et pour l’exploitation minière. Vous pouvez le faire par secteur. M. Arabzadeh travaille dans le secteur des centres de données. Il peut en parler jour et nuit. Personne que j’ai rencontré au Canada ne connaît mieux l’intelligence artificielle et les centres de données que lui. Nous pourrions créer et exploiter nos propres centres de données. C’est un atout stratégique énorme pour la prospérité et la sécurité. Si nous ne le faisons pas, nous perdrons le contrôle économique de nos secteurs et nous n’aurons pas de souveraineté. Si quelqu’un décide de se détourner du projet, c’est comme si nous n’avions pas notre propre force de police ou notre propre armée.
Oui, j’ai demandé très activement des stratégies en matière de données, y compris au sein de cette nouvelle agence, avec des gens comme M. Arabzadeh. J’ai accordé beaucoup plus d’attention à la province et à l’échelle infranationale en raison de l’insouciance dont on fait preuve à l’échelle fédérale, pour des raisons que je ne comprends pas.
La présidente : Donnez-nous votre définition d’une autorité en matière de données.
M. Balsillie : C’est comme une coopérative. Le Canada s’est construit grâce aux coopératives. Nous avions des coopératives d’équipement, des coopératives de crédit, des sociétés de fiducie, des coopératives évoluant dans le secteur du beurre et des céréales. Le Canada s’est construit grâce aux coopératives communautaires. Nous connaissons les règles du jeu de l’économie fondée sur les actifs corporels. Il suffit de les appliquer aux actifs d’aujourd’hui, qui sont la propriété intellectuelle et les données. Nous nous y connaissons en coopératives. C’est ce que nous avons fait pour construire ce pays à partir de terres sauvages et pour résister aux tensions nord-sud. Nous avons besoin de ce genre d’édification de la nation aujourd’hui. Personne ne le sait mieux que M. Arabzadeh lorsqu’il s’agit d’ensembles de données.
M. Arabzadeh : Nous parlons beaucoup de la diversité comme d’un élément fondamental de notre société au Canada. C’est la même chose avec les données. Les données de la Chine que vous avez mentionnées sont des données uniformes. Les données uniformes ont peu de valeur; les données diversifiées ont une valeur importante. Je ne sais pas si cette analogie est logique. Regardez la valeur que nous avons, et disons, la valeur de nos données sur les soins de santé. Je travaille également avec le gouvernement de l’Ontario sur la propriété intellectuelle touchant les données de la santé et j’étudie tous ces endroits différents. Nous avons toutes sortes de données qui ne sont pas connectées. Elles ne se parlent pas entre elles et ne peuvent pas être partagées. Si vous les mettez ensemble, il est possible d’apporter des innovations importantes en examinant des modèles à l’aide de l’intelligence artificielle et de l’apprentissage automatique à partir de ces données. Il est vrai que la Chine a toutes ces autres choses que vous avez mentionnées, mais nous avons la diversité de notre côté. C’est simplement que nos systèmes ne fonctionnent pas ensemble, ce qui est malheureux.
Le sénateur Marwah : Merci à nos deux témoins.
Monsieur Balsillie, je ne pourrais être plus d’accord avec vous : les fondements de la création de richesse dans la nouvelle économie sont le contrôle et la gestion de la propriété intellectuelle. Bien franchement, je n’ai jamais vraiment compris pourquoi nos décideurs politiques ne s’occupent pas de cette question et pourquoi nous faisons un travail épouvantable dans ce domaine.
Cela dit, puis-je parler un peu de l’expansion des entreprises? Monsieur Arabzadeh, vous avez évoqué le sujet. Combien de fois avons-nous entendu parler d’entreprises formidables? Nous pouvons fournir des centaines de millions en capital, mais lorsqu’il s’agit de grandes réserves de capitaux, nous les perdons au profit des États-Unis et finissons par perdre le contrôle. Vous avez mentionné deux ou trois choses. Le sénateur Gignac a parlé des régimes de retraite et du fait de leur donner un mandat d’investissement. Nous avons parlé de mandater les banques pour qu’elles investissent, mais ce n’est pas vraiment leur rôle. Faut-il créer une propriété intellectuelle en tant que garantie contre laquelle elles peuvent prêter de manière plus formelle? Quelles sont les autres solutions pour fournir les réserves de capitaux qui permettent à ces entreprises d’avoir un meilleur accès aux réserves de capitaux au Canada?
M. Balsillie : Je suis sûr que vous avez entendu cette vieille expression selon laquelle les États-Unis parlent à la manière de Jefferson, mais gouvernent à la manière de Hamilton. À mon avis, le Canada parle à la manière de Hamilton, mais gouverne à la manière de Jefferson. Nous avons besoin de plus de gens comme Hamilton dans nos entreprises. D’après mon expérience, les entreprises clés sont des trésors nationaux aux quatre coins du monde, et l’État ne s’en sépare pas. Vous avez entendu parler de l’approvisionnement, de l’investissement, de la propriété intellectuelle et des données. Vous avez entendu M. Arabzadeh parler, et vous avez entendu parler du talent. Au bout du compte, il s’agit de savoir de quel côté est beurré votre pain. Le beurre sur notre pain est fait de gens comme lui, de Ranovus qui est en train de prendre de l’expansion, et non de TSMC — et je ne m’en prends pas à elle — qui ajoute 100 milliards de dollars à sa capitalisation boursière. Cela enrichit énormément Taïwan. Je ne veux pas m’en prendre à qui que ce soit, mais ils veulent enrichir leur pays afin de pouvoir payer les hôpitaux, les programmes sociaux et l’éducation. Leur travail n’est pas de rendre le Canada prospère. Je pense que ce que vous dites, c’est qu’une fois que vous avez compris de quel côté votre pain est beurré, tout passe à la vitesse supérieure. Vous contrôlez la propriété intellectuelle et les données, et celles-ci doivent être orientées vers les entreprises nationales. Ce n’est pas ce que nous avons mis en place en tant que politique publique.
M. Arabzadeh : Une chose importante que nous avons examinée récemment, c’est la façon de tirer parti de la propriété intellectuelle des entreprises. Au lieu de se faire acheter, pourrait-on prendre une partie de cette propriété intellectuelle et créer une coentreprise avec une multinationale, mais une coentreprise détenue et exploitée par des Canadiens? La Chine le fait très bien. Je pense qu’elle est exceptionnelle dans ce domaine. Lorsque vous allez là-bas et que vous essayez de vendre quoi que ce soit, la première question qu’ils vous posent est : « Voici un bâtiment pour vous. Voici 40 millions de dollars. Pourriez-vous avoir un bureau ici? » Ils savent que vous allez embaucher des talents locaux et qu’une fois que vous serez partis, ces talents locaux pourront reproduire ce que vous faisiez. Au Canada, nous ne réfléchissons pas de la même manière à ce qu’il faut demander aux multinationales lorsqu’elles viennent ici. Qu’attendons-nous d’elles? C’est un élément important à prendre en considération.
Cette idée de coentreprise est un bon moyen de participer en prenant une partie des graines que vous avez semées dans une entreprise, pour les planter et les arroser avec de l’eau en provenance des multinationales, mais il faut leur donner une petite part de la propriété et essayer d’en faire une coentreprise, en tant qu’entreprise canadienne. Bien sûr, TSMC peut avoir des actions, ou GlobalFoundries ou d’autres personnes, mais ce ne sont pas eux qui prennent les décisions à cet égard. Ces modèles sont ceux que certains de mes collègues et moi-même examinons, et nous présentons au gouvernement des propositions de cette nature pour dire : « À quoi cela ressemblerait-il? Au lieu de faire venir des multinationales pour qu’elles s’emparent de nos talents, que les revenus aillent là-bas et que tout revienne comme avant, pourquoi ne pas les amener à investir dans une entité canadienne, mais en détenant une très petite participation? » Cela permettrait à nos entreprises de 500 millions de dollars de croître assez rapidement.
La présidente : Ce serait le fondement de ce que vous appelleriez une stratégie des IDE, une stratégie des investissements directs étrangers?
M. Arabzadeh : Exactement.
M. Balsillie : Oui. Trouver les retombées, comprendre les retombées et concevoir les avantages et les inconvénients appropriés.
Le sénateur Yussuff : Je remercie les témoins d’être ici.
Vous dites tous les deux des choses très pratiques. Je suis une personne très simple. Si c’est si pratique, pourquoi ne pouvons-nous pas le faire? La propriété intellectuelle est l’avenir de toute économie. Ce n’est pas sorcier. Nous comprenons. Le monde change, et il change rapidement. Nous disposons dans notre pays de talents incroyables pour développer la propriété intellectuelle, la commercialiser et, enfin, la vendre à une multinationale. C’est ce qui se passe tous les jours. Vous dites que si le Canada veut vraiment générer de la richesse pour l’avenir de ce pays, nous devrions en être les propriétaires. Je ne comprends vraiment pas, d’après ce que vous avez dit au comité jusqu’à maintenant, pourquoi nous ne semblons pas pouvoir y arriver. Je vais vous demander à nouveau de répéter, pas seulement pour mon édification personnelle, mais aussi pour les gens qui nous regardent. Si nous devons recommander, en tant que comité sénatorial, une façon d’y arriver, il est essentiel que le pays comprenne ce que vous dites. Je comprends ce que vous dites, et cela ne me semble pas si difficile. Nous pouvons y arriver parce que c’est un simple changement de politique publique.
M. Balsillie : Il y a deux changements simples, mais fondamentaux.
Premièrement, il y a un fossé au chapitre des connaissances sur la façon dont cela fonctionne. Ils ne comprennent pas les retombées. Ils utilisent un modèle datant des années 1960, alors que le monde a changé.
Deuxièmement, nous devons être honnêtes quant au degré d’emprise étrangère sur notre politique économique au pays, où les intérêts étrangers sont assimilés aux intérêts du Canada. Ce n’est pas le cas. Je me suis exprimé publiquement, à la une du Globe and Mail, il y a cinq ans — vous pouvez faire une recherche —, sur les préoccupations concernant les chercheurs étrangers de Huawei au Canada. Je sais très bien, dans le cadre de mes activités à Washington, que les gens ne sont pas contents des avances que nous faisons. Nous avons 17 partenariats de recherche, et c’est anarchique. C’est à la une du journal.
Le reste du monde l’a fait. Oui, je m’émerveille. J’ai vu les provinces bouger, mais je pense qu’il y a quelque chose dans l’emprise, et quelque chose dans le refus d’actualiser la pensée. C’est quelque chose dans l’eau. Je dirai qu’il y a une complaisance canadienne dans le milieu des politiques, pas dans le milieu des affaires. La complaisance se trouve dans le milieu des politiques.
Le sénateur Yussuff : Est-ce la bureaucratie qui ne comprend pas les changements qui se produisent dans l’économie et qui n’est pas prête à y réagir?
M. Balsillie : Vous avez un bon comité. Je vous encourage à inviter certains témoins et à leur expliquer ce qui se passe ici. Laissez-les répondre. Ce n’est pas comme s’ils n’ont pas vu des articles d’opinion et des déclarations à la une des journaux. Qu’est-ce qui leur a fait penser que Sidewalk Labs de Google était une bonne idée alors que le reste du monde pensait que c’était une bêtise scandaleuse d’une ampleur mondiale?
M. Arabzadeh : Je crains de répéter certaines choses que j’ai déjà dites, et je vous prie de m’en excuser. En essayant de trouver cette relation... encore une fois, je ne dis pas que nous devrions nous détourner des investissements directs étrangers multinationaux au Canada ou de leurs succursales et de toutes ces choses. Nous mesurons les occasions au Canada en fonction des chiffres de l’emploi, et c’est la seule mesure dont nous disposons. « Combien d’employés avez-vous en plus? » C’est ce qui fait les manchettes, n’est-ce pas? Cette mesure, en soi, est très importante, mais ces personnes se limitent-elles à pelleter la terre? Travaillent-elles comme main-d’œuvre pour d’autres entreprises? Ou bien ont-elles cet effet d’entraînement dont M. Balsillie parlait? C’est une discussion à propos de la mesure. Nous devons changer notre mesure. Si vous voulez mesurer la taille d’une personne en kilogrammes, vous obtiendrez évidemment la mauvaise réponse. Personne ne comprendra ce que vous dites.
La présidente : Nous avons entendu cela hier et encore aujourd’hui : l’éducation. Nous parlons ici de deux niveaux très différents pour ce qui est de même comprendre le langage utilisé pour communiquer à ce sujet.
Le sénateur C. Deacon : Encore une fois, merci beaucoup à nos témoins. Il s’agit d’une séance très importante.
J’aimerais avoir une idée de l’échéancier, parce que vous y avez fait allusion, monsieur Balsillie. Si nous commençons à apporter certains de ces changements, je vois un potentiel de redressement qui pourrait s’accélérer très rapidement. Pourriez-vous tous les deux nous en parler quelques minutes, en fonction des suggestions que vous nous avez faites?
M. Balsillie : Bien sûr. Je pense que l’École de la fonction publique du Canada fait un excellent travail, en essayant de fournir une éducation numérique. Elle a créé des outils en ligne. Cela devrait être grandement renforcé. Il faut faire venir les responsables et leur demander d’expliquer ce qu’ils font. Nous avons besoin d’une fonction de recherche d’experts. Il pourrait s’agir de réunir des experts spéciaux. Nous pourrions ressusciter l’ancien Conseil économique, le Hamiltonien que nous avons supprimé lorsque le reste du monde l’a doublé. Ressuscitons-le. Il coûte quoi, 5 millions de dollars par an? Il pourrait être mis en place dès maintenant. Le collectif de brevets a été un projet pilote, et il connaît un succès incroyable. Il a coûté 30 millions de dollars. Mettez-le en marche. Commencez à utiliser les données. Mettez en place ces mesures dont M. Arabzadeh parle comme un objectif pour nos organismes subventionnaires et nos programmes. Ce sont toutes des séances d’orientation chiropratique; ce n’est pas une question d’argent. Je ne vois pas pourquoi tout cela ne pourrait pas être activé cette année, avec rien d’autre qu’un fardeau administratif modeste.
Le sénateur C. Deacon : Avec le rendement, on pourrait s’attendre à ce que les choses s’accélèrent assez rapidement.
M. Balsillie : Si le Canada avait maintenu le rythme de croissance qu’il avait il y a 30 ans au chapitre de la productivité, lorsqu’il a commencé à dévier... si nous avions maintenu le rythme que nous avions avec les États-Unis, cela aurait représenté 200 milliards de dollars de recettes brutes par année pour le Canada. Quand vous perdez 1 % par année sur 20 ou 30 ans, le montant est vraiment important.
M. Arabzadeh : Je trouve parfois qu’il est plus facile d’accepter des commentaires sur son pays de la part de personnes d’autres pays. Vous pouvez parler aux Allemands. Vous pouvez peut-être faire venir des témoins de Fraunhofer HHI ou d’autres institutions partenaires et les faire témoigner ici. Les choses que j’évoque sont des faits bien connus dans le monde entier. Les gens fonctionnent avec cela. Ils ont des projets qui reposent sur ce fait. Nous sommes encore dans cette phase où nous essayons de comprendre et d’avoir une vision uniforme du fait. Nous ne sommes pas encore passés à l’étape suivante qui consiste à dire : « Étant donné qu’il s’agit d’un fait, que devons-nous construire et comment devons-nous soutenir les entreprises? » Nous devons dépasser rapidement cette première phase et peut-être consulter d’autres personnes. Peut-être que leurs propos apporteront d’autres dimensions à la discussion, parce que nous parlons de nos expériences de travail à l’échelle mondiale. D’autres chefs d’entreprise, d’autres entreprises appartenant à des Canadiens, ont le même type de compréhension. Il semble simplement que lorsque nous en parlons, cela a plus de poids si quelqu’un vient d’un autre pays et en parle.
La sénatrice Bellemare : J’aimerais souligner que vous avez insisté sur l’idée que nous devrions avoir un conseil économique au Canada et favoriser plus de dialogue social, comme d’autres pays le font. Pourriez-vous nous aider à le faire et à convaincre le gouvernement de...
La présidente : Je pense qu’il a dit qu’il essayait.
M. Balsillie : J’ai écrit des articles d’opinion à ce sujet. J’en ai parlé dans mes mémoires. J’ai montré que nous avions l’habitude de le faire. Je serai heureux d’aider.
Le sénateur Gignac : Monsieur Balsillie, le fait est que nous avons de grandes universités financées par les deniers publics. Vous avez donné l’exemple de Google avec l’Université de Toronto. Sommes-nous en train de changer les règles du jeu de telle sorte qu’une grande partie de la propriété intellectuelle appartient aux universités, qu’elles ne peuvent pas vendre à des étrangers, et qu’elles doivent donc forcer la création de coentreprises avec une certaine participation canadienne? S’agit-il d’un domaine auquel nous devons réfléchir?
M. Balsillie : Oui. M. Arabzadeh nous a donné de bonnes indications à ce sujet. Nous devons jouer le jeu de la propriété. J’ai présidé un comité sur la propriété intellectuelle pour l’Ontario. Nous avons entre 30 et 40 bureaux de transfert de technologie, et nous ne sommes qu’une petite fraction de la taille du bureau principal qui en a un. Nous sommes deux fois plus fragmentés. Aujourd’hui, l’Ontario a créé une agence qui essaie de rassembler tout cela. Il faut générer la technologie, puis la faire breveter. Mais la plupart du temps, nous n’en générons même pas au départ, et le peu que nous produisons s’en va à l’étranger sans que nous puissions en tirer un loyer, ce qui nous place au bas de l’échelle de la productivité. Oui, il y a des moyens de le faire. Cela se fait. Il y a un projet pilote à l’échelle fédérale. Il y a des activités infranationales, mais il en est question.
M. Arabzadeh : Nous avons des organisations de recherche fantastiques, et nous avons des enseignants qui travaillent dans ce domaine. La conversion de la recherche à l’étape suivante se produit parfois lorsque des enseignants deviennent chefs d’entreprise pour la première fois. D’après les entretiens que j’ai eus avec nombre de mes collègues, le niveau d’expérience à cette interface fait cruellement défaut au Canada. Les gens pensent qu’une fois qu’ils ont créé quelque chose qui n’existe pas, ils peuvent le commercialiser, obtenir de l’argent et aller de l’avant, mais la guerre est rude pour la propriété intellectuelle, et il se peut que vous ne sachiez pas qu’on s’est servi de vous pendant que vous avez les mains dedans. C’est vraiment un élément de conversion qui, à mon avis, fait également défaut dans notre système.
La présidente : Merci beaucoup à vous deux. Je pense que vous avez vraiment exposé les problèmes pour nous. Si vous avez d’autres idées à ajouter plus tard, n’hésitez pas à les transmettre au comité.
Nous allons poursuivre notre discussion sur les investissements des entreprises. Tout le monde est prêt, donc nous pouvons poursuivre avec John Ruffolo, cofondateur et associé directeur de Maverix Private Equity, et Mathew Micheli, directeur général et cofondateur de Viral Nation. Nous allons commencer par une brève déclaration liminaire de M. Ruffolo. Allez-y s’il vous plaît.
John Ruffolo, cofondateur, associé directeur, Maverix Private Equity, à titre personnel : Merci à tous de nous avoir accordé, à M. Micheli et à moi-même, le temps de témoigner. Je n’ai que quelques brèves remarques préliminaires, après quoi je répondrai volontiers aux questions.
Comme on l’a dit dans l’introduction, pour situer un peu le contexte, je suis le fondateur de Maverix Private Equity. Il s’agit d’un nouveau fonds qui a recueilli tout son argent — 500 millions de dollars — auprès de sources canadiennes. Auparavant, j’ai été le fondateur d’OMERS Ventures et, enfin, le cofondateur du Conseil canadien des innovateurs avec Jim Balsillie. Vous constaterez que beaucoup de mes commentaires rejoignent ceux de M. Balsillie.
En ce qui concerne l’ambition de ce dernier fonds et, franchement, l’ambition que j’ai depuis plus de 30 ans passés dans le secteur de l’innovation, il s’agit vraiment de soutenir la croissance et la prospérité du Canada en soutenant la croissance et la prospérité des entreprises canadiennes. C’est là que se situe mon parti pris. Le fonds Maverix est conçu pour soutenir expressément ces entreprises en croissance au Canada.
Comment pouvons-nous vraiment faire cela? Maverix et moi-même nous efforçons de fournir l’important capital de risque nécessaire à ces entreprises canadiennes en expansion. En tant qu’investisseur, je préfère de loin laisser au secteur privé le soin de sélectionner les gagnants et les perdants potentiels, mais nous comptons sur le secteur public et, en particulier, sur les politiques publiques pour nous aider à préparer le terrain.
L’analogie que j’aime utiliser du point de vue des politiques publiques est celle du champ d’un agriculteur. Nous pensons que le rôle des politiques publiques est de permettre au sol de produire les bonnes cultures ou les bons légumes, et le rôle du gouvernement est d’enlever les mauvaises herbes ou les obstacles qui pourraient entraver la croissance, ou de fournir l’infrastructure pour permettre à l’eau de venir irriguer les terres, mais c’est vraiment à ce niveau de base. C’est ensuite l’agriculteur — dans ce cas, l’entrepreneur — qui décide quelle culture doit être plantée et à quel moment, et c’est lui qui est ultimement responsable du succès de cette culture. L’écosystème qui l’entoure — et utilisons simplement des sources de capitaux, comme nous-mêmes — nous considère comme le soleil et la pluie, et notre travail consistant simplement à accélérer la croissance. Si vous utilisez ce principe, je pense que c’est là que nous pouvons aligner nos politiques publiques.
Qu’est-ce que cela signifie vraiment? Il y a trois principes fondamentaux des politiques publiques que nous recherchons à la fois dans mon rôle au CCI, le Conseil canadien des innovateurs, mais aussi, en particulier, dans mon rôle d’investisseur. Comme l’a dit avec éloquence le témoin précédent, le monde est passé à une chaîne de valeurs axée sur la propriété intellectuelle et les données pour créer de la croissance économique et de la valeur. Malheureusement, le Canada semble vraiment figé dans le passé. Nous semblons figés dans la même économie postindustrielle avec des chaînes de valeurs physiques et économiques et des effets multiplicateurs, et cela est inscrit dans toutes nos nouvelles politiques. Il est très frustrant de ne pas voir ou reconnaître que le monde a évolué vers d’autres moteurs de valeurs. En ce qui concerne la propriété intellectuelle et les données, la propriété et la protection sont absolument essentielles dans cette nouvelle économie.
La deuxième chose, c’est que le Canada ne pourra prospérer et survivre que s’il utilise ses ressources pour favoriser la croissance et l’expansion de ses propres entreprises établies au Canada. L’emploi sans création de valeur ne mène pas à la prospérité à long terme. En gros, il faut arrêter de donner de l’argent et des ressources, en particulier à des acteurs étrangers et surtout à de mauvais acteurs.
La dernière chose que je voudrais dire, c’est que la sécurité, la protection des renseignements personnels et la protection des industries sensibles sont essentielles à nos intérêts à long terme, et la COVID-19 l’a prouvé. Elle a mis en lumière des faiblesses et des sensibilités massives que nous tenons pour acquises au Canada et les a laissées exposées au grand jour.
J’ai entendu certains sénateurs poser cette question, et c’est donc une idée en plus. Au moment d’élaborer cette politique publique, nous sommes frustrés lorsque nous voyons que la politique est élaborée en vase clos sans consultation des gens qui la mettront en œuvre — au bout du compte, les agriculteurs — et si les agriculteurs ne font pas partie intégrante du processus visant à déterminer ce dont ils ont réellement besoin, nous finirons tout simplement par verser des milliards de dollars à des initiatives qui, au bout du compte, n’aident pas vraiment les agriculteurs. Je dirais que c’est l’une des choses les plus importantes que j’aimerais voir dans l’avenir.
La présidente : D’accord. Nous y reviendrons pendant la période de questions.
Mathew Micheli, directeur général et cofondateur, Viral Nation Inc., à titre personnel : Je suis ravi de vous rencontrer tous et je vous remercie de m’accueillir. Je suis un entrepreneur de Toronto âgé de 31 ans, et beaucoup de ces questions me touchent vraiment parce que, lorsque j’ai créé ma première entreprise à l’âge de 16 ans, j’ai dû occuper trois emplois pour pouvoir continuer de faire ce que je voulais. En 2014, mon associé et moi avons créé une entreprise appelée Viral Nation, une véritable histoire de réussite canadienne qui passe souvent inaperçue parce que nous n’avons pas vraiment fait connaître ce que nous avons réussi à faire. En huit ans seulement, nous sommes passés de deux — et je vais utiliser l’analogie de M. Ruffolo — agriculteurs ou entrepreneurs, et littéralement, notre premier bureau était installé dans une grange sur une ferme — à plus de 400 employés aujourd’hui. Nous allons réaliser un chiffre d’affaires de 250 millions de dollars à l’échelle mondiale, et près de 85 % de notre personnel est basé au Canada.
J’ai vécu ces problèmes de première main, car il y a quelques années, nous avons vraiment cherché comment nous pouvions accélérer notre croissance en tant qu’organisation. N’oubliez pas que notre BAIIA est positif depuis le premier jour. Nous contribuons à l’économie canadienne en versant de précieux impôts, mais nous ne savions même pas où nous pourrions obtenir une subvention. Toute notre activité, de zéro à près de 100 millions de dollars de revenu, était tout à fait organique, et nous n’avons pas réussi à obtenir le moindre capital pour le faire. Il est extrêmement difficile pour une entreprise établie au Canada de réunir des capitaux, parce que le paysage canadien ne soutient pas la croissance de certaines de ces autres organisations qui vont naturellement aux États-Unis. Heureusement, nous avons pu avoir le meilleur des deux mondes et trouver un investisseur canadien de premier plan, avec un investisseur américain de premier plan, pour nous aider à réaliser nos plans de croissance. J’ai vu de mes propres yeux que nous voulions être un chef de file sur le marché et devenir le prochain Shopify, mais le Canada ne facilite pas les choses, et depuis le premier jour, nous n’avons pas reçu un seul dollar dans l’organisation pour nous aider à croître.
Ce ne sont là que des exemples de choses que j’ai vécues personnellement et que je continue de vivre. C’est grâce au travail du CCI et aux programmes nouvellement créés par le gouvernement que nous pouvons accéder pour la première fois aux ressources nécessaires afin de faciliter cette croissance. Ce sont là quelques-uns des points importants à mes yeux.
La présidente : C’est un point de vue intéressant, c’est-à-dire que vous construisez l’entreprise, puis allez chercher les fonds auprès du gouvernement. Ce que nous faisons dans le cadre de l’étude ici, pour vous donner le contexte, lorsque nous préparons notre rapport, c’est d’abord et avant tout fournir une orientation et des conseils au gouvernement, mais nous voulons le situer, de sorte que des questions seront posées tout au long de cette étude sur les prescriptions politiques que vous envisagez, sur ce qui explique l’incapacité des gens à Ottawa de vous entendre et de faire quelque chose en conséquence. Voilà le contexte.
Le sénateur C. Deacon : Merci beaucoup, monsieur Ruffolo et monsieur Micheli, de votre présence et de vos remarques préliminaires.
J’aimerais beaucoup que vous vous concentriez sur ce qui n’est pas fait ou sur ce qui est fait de travers en particulier. Tant que nous ne comprendrons pas ce que nous devons changer, il sera difficile de saisir les occasions de changement. Nous avons certainement entendu beaucoup d’excellentes idées, et vous avez probablement écouté. Ne craignez pas de répéter certaines choses, car cela aide les cerveaux comme le mien à les intégrer, mais concentrons-nous sur les choses qui n’aident pas, qui ne fonctionnent pas ou qui nous entraînent sur la mauvaise voie, et soyez très explicites, si vous le pouvez. Pouvons-nous commencer par vous, monsieur Ruffolo?
M. Ruffolo : Permettez-moi de diviser la question en trois grandes catégories : l’accès au capital, l’accès aux talents et l’accès aux clients et aux marchés. Ce sont les trois grands domaines de la politique.
En ce qui concerne l’accès au capital, je dirais qu’il faut partir du principe que le secteur public ne devrait pas choisir les gagnants et les perdants, et pourtant nous continuons d’essayer. Nous avons eu un certain nombre de très grands programmes publics dans lesquels on a investi des milliards de dollars pour essayer de fabriquer ce qui, autrement, serait créé plus efficacement par des acteurs privés. Il y a aussi beaucoup de capitaux publics qui entrent en concurrence avec des fonds privés, ce qui est franchement ridicule, à mon avis, et cela cause beaucoup de confusion sur le marché. On finit par surpayer les actifs, ou encore les actifs dans lesquels on investit ne sont probablement pas les bons pour les acteurs du marché privé. Il faut donc utiliser le capital dont vous disposez de manière très judicieuse. Quel problème essayez-vous de régler? C’est très déroutant, pour un acteur de l’industrie qui observe la situation de près.
Pour ce qui est des talents, je vais sauter cette question, car je pense que les politiques publiques au Canada ont fait un assez bon travail en ce qui concerne l’accès aux talents, le recrutement, les politiques d’immigration, etc.
Je vais passer au secteur le plus difficile, celui de l’accès aux clients et aux marchés. C’est là que le Canada, franchement, joue les boy-scouts au lieu de comprendre le jeu que jouent les États-Unis, la Chine, etc., et d’utiliser les politiques publiques pour fixer des normes et protéger les industries sensibles. Il ne s’agit pas d’ériger des barrières tarifaires, mais c’est un problème lorsque le reste du monde protège ses propres entreprises et que les entreprises canadiennes arrivent et se font massacrer parce qu’il n’y a pas vraiment de protection autour d’elles. Je ne veux pas de politiques protectionnistes, mais des règles sur la protection des données, la protection de la propriété intellectuelle et des choses de ce genre seront très utiles.
Avant de céder la parole à M. Micheli, il y a un programme qui a été lancé et que j’ai coprésidé, le Global Hypergrowth Project. C’est un programme fascinant, qui se concentre sur les entreprises canadiennes en croissance, en demandant au gouvernement d’offrir ses ressources pour soutenir fièrement les entreprises établies au Canada sans craindre d’offenser une grande entreprise à l’étranger, ce qui est ridicule, et nous devons le faire fièrement. Les États-Unis n’ont aucun problème à annoncer les grandes mesures incitatives qu’ils ont récemment annoncées sous la direction de M. Biden et qui soutiennent fièrement les entreprises américaines. Franchement, je les approuve. Il s’agit de l’argent des contribuables américains, et il est utilisé à des fins très précises. Je pense que le Canada doit soutenir fièrement ses entreprises de la même manière.
M. Micheli : Un point que j’aimerais aborder, dans la même veine que M. Ruffolo est l’accès aux clients et aux marchés. C’est intéressant, parce que Viral Nation, qui est une organisation essentiellement canadienne et dont le personnel est essentiellement canadien, tire 98 % de ses revenus de sociétés situées à l’extérieur du Canada. Nous avons vu de grandes multinationales dont les budgets au Canada ne représentent qu’une fraction, une microfraction, de ce qu’ils sont dans d’autres régions. Nous l’avons constaté de première main. Même les grandes multinationales qui sont des entreprises canadiennes — par exemple, Tim Hortons, Burger King — dépensent beaucoup dans d’autres régions plutôt que dans leur propre région, ici même, sur notre territoire. Nous l’avons constaté de première main.
Le Global Hypergrowth Program a été selon moi une bénédiction pour des organisations comme la nôtre, mais nous sommes vraiment spécialisés dans le marketing. Le marketing des programmes gouvernementaux, le marketing de ce qui est disponible pour les entrepreneurs et de ce à quoi nous, en tant que Canadiens, avons accès en ce qui concerne notre gouvernement est inexistant. Je me considère comme un technologue averti, et nous devons faire appel à des consultants pour comprendre le paysage des subventions gouvernementales. Quelque chose d’aussi simple que la présentation des ressources accessibles et la compréhension de la manière dont la technologie peut être mise en place pour rendre les choses beaucoup plus conviviales, où nous saurions ce qui est disponible pour nous en tant qu’entrepreneurs et propriétaires d’entreprise, serait très utile et a été négligé, pour l’essentiel.
Le sénateur Marwah : Je remercie nos témoins d’être ici.
J’avais une question au sujet des capitaux disponibles pour l’expansion de nos entreprises en démarrage. Comment pouvons-nous créer les grandes réserves de capitaux dont nous avons besoin? Je ne parle pas des millions ou des centaines de millions. Je parle des milliards de dollars dont vous avez besoin pour passer à l’échelle supérieure. Je vous ai entendu dire, monsieur Micheli, que vous ne pensiez pas que nous devions multiplier les partenariats public-privé, quels qu’ils soient, parce qu’ils créent des distorsions sur les marchés. Comment pouvons-nous créer ces grandes réserves de capitaux afin de ne pas perdre nos entreprises au profit de notre voisin du Sud?
M. Micheli : Les incitatifs pour les organisations sont une chose, mais en tant qu’entrepreneur, je pense que cela commence au sommet. Au bout du compte, ce sont des particuliers qui dirigent ces organisations, et, à titre personnel, je dirais qu’il y a une incroyable désincitation à générer de grandes quantités d’argent en tant que personne au Canada. Nous l’avons vu à maintes reprises : il y a de multiples niveaux d’imposition. Vous pouvez parler à n’importe quel entrepreneur dans le monde. Personne n’a peur de l’argent des contribuables, et tout le monde croit qu’il faut payer sa juste part, mais vous l’avez vu pendant la pandémie : énormément d’entrepreneurs sont partis. Je pense que le plus grand exode de Canadiens s’est produit durant la pandémie, parce qu’il y a d’autres régions qui sont beaucoup plus favorables aux entrepreneurs.
Je pense que si vous commenciez au sommet et que vous examiniez comment nous pouvons inciter les entrepreneurs, les propriétaires d’entreprise et les gens qui ont généré des centaines de millions ou des milliards de dollars de richesse à garder leur richesse au Canada, cela aiderait beaucoup. J’ai pu le constater moi-même avec un certain nombre de personnes dans les cercles technologiques et les cercles où évoluent des entreprises à forte croissance et à grande échelle, qui ont déménagé au sud de la frontière dans d’autres régions parce que c’était beaucoup plus favorable pour eux en tant que propriétaires d’entreprise. Je pense qu’il serait extrêmement utile de conserver cette richesse au Canada.
M. Ruffolo : En fait, ce qui est amusant, c’est que je viens de rencontrer ce matin le PDG de ce qui est peut-être la première entreprise d’intelligence artificielle générative du Canada, une entreprise qui m’intéresse personnellement beaucoup et dans laquelle j’ai l’intention de faire un investissement substantiel. Si l’un d’entre vous suit l’ensemble du secteur de l’intelligence artificielle générative, qui, soit dit en passant, connaît un succès instantané depuis 30 ans, il y a deux composantes différentes. Il y a une composante qui touche l’infrastructure, puis une couche d’application.
Nous sommes une importante réserve de capitaux destinée à financer la couche d’application. Le secteur privé peut le faire, mais il faut réunir un certain montant minimum.
Pour ce qui est de l’infrastructure, il s’agit de financer l’infrastructure de base. Les réserves de capitaux privés ont beaucoup de mal à financer cela. Au Canada, nous avons quelques entreprises d’intelligence artificielle générative au niveau de l’infrastructure qui attirent beaucoup d’attention en ce moment. Si j’étais encore à l’époque de mon fonds de pension, je ferais ce que j’ai fait lorsque j’ai créé OMERS Ventures. J’avais des entreprises sur lesquelles je misais à long terme, comme Xanadu, la première entreprise quantique au Canada. OMERS Ventures a fourni le premier chèque, et je savais que cela prendrait 10 à 15 ans, mais que cela pourrait être transformationnel. Comme il s’agissait d’une réserve de capitaux à long terme, c’était le meilleur endroit pour le faire.
Le problème, c’est qu’il y a un déséquilibre dans beaucoup de ces fonds de pension en ce qui concerne la détention à long terme des actifs et le comportement compensatoire à court terme. Je ne sais pas ce qu’il y a de magique là-dedans, mais nous avons donné à ces grands fonds de pension un avantage fiscal important. Ce sont des réserves de capitaux de premier plan dans le monde, et je pense qu’il y a un avantage stratégique à les encourager à investir dans ces actifs à long terme.
Je peux vous dire tout de suite que, en ce qui concerne nos deux bailleurs de fonds, BCI et CAAT dans la province de l’Ontario, nous voulions qu’ils soient nos deux cocommanditaires, de sorte que si nous avons des actifs à long terme, nous leur avons demandé : « Seriez-vous prêts à les soutenir et à faire preuve de patience? » Leur réponse est oui. Nous cherchons cela. Nous déterminons si l’initiative mérite un investissement à long terme, mais c’est un excellent partenariat.
Je crois vous avoir entendu tout à l’heure. Je pense que les fonds de pension jouent un très bon rôle pour ce qui est d’essayer d’atténuer certains de ces problèmes.
La présidente : Nous allons essayer de faire en sorte que les questions et les réponses soient un peu plus courtes afin que tous les membres du comité puissent poser des questions.
La sénatrice Marshall : Vous avez tous les deux dit des choses vraiment intéressantes. Monsieur Ruffolo, vous avez dit que le gouvernement devrait cesser de donner de l’argent. J’aime beaucoup entendre cela. Il a donné des milliards, et chaque fois que nous voyons un nouveau budget, il y a un nouveau fonds qui contient des milliards de dollars. Monsieur Micheli, vous avez dit que vous ne saviez même pas où vous adresser pour obtenir une subvention. J’aime beaucoup cela, parce qu’il y a beaucoup d’argent qui sort et qui, à mon avis, ne répond pas à nos attentes.
Vous avez dit, monsieur Ruffolo, que les gouvernements devraient éliminer les obstacles. Quels sont ces obstacles? Est-ce la fiscalité? Les droits de douane? Donnez-nous une idée de ce que sont ces obstacles.
M. Ruffolo : Vous avez parlé de certains d’entre eux. Il est question de tout ce qui fait obstacle.
Laissez-moi vous donner un exemple simple, où ils s’en sont très bien tirés : il s’agit des visas étrangers permettant de faire venir ces talents; toutefois le processus était ridicule, car il durait neuf ou douze mois. Grâce au CCI, nous travaillons très étroitement avec eux afin de réduire ce délai. La situation n’est toujours pas sans frictions, mais elle s’est nettement améliorée. Voilà un exemple de cas où le secteur privé est incapable de régler le problème — point final. Il faut donc cerner les problèmes pour lesquels le secteur privé ne joue aucun rôle, et en voici un excellent exemple. S’il s’agit d’établir des normes, facilitez le processus. S’il est question de la propriété intellectuelle — je crois que nous en avons discuté plus tôt — il faut fournir de l’éducation et du soutien aux petites entreprises afin que même elles puissent surmonter les obstacles liés à la demande de brevet. C’est à ce genre de chose que je faisais référence.
La sénatrice Marshall : Monsieur Micheli, vous avez mentionné que vous n’arriviez même pas à trouver le type de programmes que le gouvernement offre pour soutenir les entrepreneurs et les entreprises en démarrage. Pourriez-vous nous en dire davantage?
L’un d’entre vous a également évoqué les frais de douane. Je serais intéressée à entendre tout commentaire à cet égard. J’entends cela pour la première fois.
M. Micheli : Si quelqu’un dans cette pièce ou ailleurs a déjà visité l’un des sites Web du gouvernement, je crois que nous sommes tous d’accord pour dire la même chose. Ils ne sont pas les plus faciles à parcourir.
La sénatrice Marshall : C’est un défi.
M. Micheli : Oui. Je suis d’avis qu’au bout du compte c’est le plus gros problème. Il pourrait y avoir des programmes fantastiques. Il pourrait être possible d’avoir accès à des subventions. Il pourrait exister beaucoup de choses vraiment intéressantes qui augmenteraient évidemment le désir d’un entrepreneur ou d’un propriétaire d’entreprise de tout garder au Canada, mais le problème, c’est que ce n’est pas présenté. Ce n’est pas visible. Le gouvernement ne fait pas de marketing pour faire connaître ces programmes. J’en suis venu à me dire que je devais participer à des programmes externes et faire appel à des consultants externes pour être en mesure de bien naviguer dans tout ce qui est offert pour nous au sein du gouvernement.
La technologie a rapidement évolué au cours des années, et c’est un domaine qui, uniquement par sa présentation, pourrait faire des merveilles en ce qui concerne la capacité du gouvernement de présenter ce qui est offert, et il s’agit d’un domaine que, évidemment, nous connaissons très bien, puisque notre gagne-pain tient à l’utilisation des médias sociaux. Bien entendu, presque tout le monde utilise quotidiennement les réseaux sociaux, et le gouvernement n’a pas été en mesure de les utiliser à son avantage pour réellement informer les Canadiens de ce qui leur est offert. Nous pourrions certainement apporter notre aide à ce chapitre, mais il est très difficile de rejoindre les bonnes personnes en vue de mettre en œuvre ce type de changement et ce type de comportement.
Le sénateur Loffreda : Je vous remercie, messieurs, d’être présents cet après-midi.
J’aimerais poursuivre au sujet de la question essentielle du capital. Monsieur Ruffolo, vous avez mentionné dans l’un de vos articles que vous étiez perplexe face au nombre d’entrepreneurs que vous rencontrez et qui soulignent la nécessité de rechercher du capital de risque ou du capital privé en priorité par rapport aux autres sources de capital, bien qu’il s’agisse, et de loin, de la forme de capital la plus coûteuse. Cela est-il dû au fait qu’il est difficile d’obtenir du financement d’autres sources? Comment peut-on corriger le tir?
Comment expliquez-vous ce dilemme par rapport au fait qu’une fois que nos entreprises en démarrage prennent de l’expansion, nous avons beaucoup de mal à les garder au Canada? Dans l’ensemble, la plupart des entrepreneurs, je crois, préfèrent vendre leur entreprise plutôt que de la faire croître. Monsieur Micheli, vous avez dit que beaucoup de nos entrepreneurs s’installent au sud de la frontière parce que la situation est plus favorable aux propriétaires d’entreprises. Quelles sont les politiques qui peuvent renverser cette tendance, et quel rôle y joue la fiscalité?
M. Ruffolo : Le commentaire que j’essayais de faire est que beaucoup de ces entreprises qui devraient sans doute être exploitées dans une optique non pas d’hypercroissance, mais plutôt de croissance rentable, n’ont peut-être pas besoin de capital à leurs débuts. Viral Nation, que M. Micheli et son associé ont fondée quand ils avaient 24 ans, n’a pas eu besoin du moindre apport en capital au cours de ses sept premières années d’existence et a atteint un chiffre d’affaires de 100 millions de dollars de manière rentable. Comment ont-ils été capables de faire cela? Quand ils ont pris la décision de se lancer à l’échelle mondiale, de nombreuses sources de capitaux ont voulu une part de Viral Nation. Dès que nous l’avons découvert, nous avons trouvé ce diamant brut. Ses fondateurs étaient surpris qu’il y ait quelqu’un au Canada qui soit disposé à investir autant de capital à cette étape du développement de l’entreprise.
Si Viral Nation avait été financé à 100 % par des sources américaines, le problème, c’est qu’il aurait peut-être été plus tentant pour l’entreprise de déplacer lentement son siège aux États-Unis ou d’être finalement poussée à vendre. Si nous sommes là, c’est pour atténuer ce stress. En fait, la première question que nous avons posée à MM. Micheli et Balsillie était la suivante : « Souhaitez-vous rester au Canada et y établir votre entreprise? » Si la réponse avait été non, je ne suis pas certain que nous aurions fait un investissement. Or, la réponse a été un oui retentissant. Il y a des capitaux ici, mais j’aimerais qu’ils soient plus nombreux et que MM. Micheli et Balsillie ne soient pas contraints de négocier uniquement avec des sources américaines ou d’autres sources basées à l’étranger.
M. Micheli : Dans le même ordre d’idées, sénateur, j’ai deux points, l’un étant lié à ce que M. Ruffolo a mentionné : en tant qu’entrepreneurs, nous voulons bien entendu avoir accès à toutes sortes de capitaux tout au long de notre parcours. Nous sommes des agriculteurs ou entrepreneurs de métier. Je n’avais aucune idée de la notion de collecte de fonds. Nos cerveaux, à mon associé et moi, fonctionnent selon un principe simple, à savoir que les revenus moins les dépenses doivent donner un résultat positif. C’est un principe qu’on n’enseigne plus aujourd’hui. Nous le constatons aujourd’hui avec ce niveau de capital. Nous examinons les acquisitions tous les jours. Dans neuf cas sur dix, les entreprises se disent : « je vais récolter 5 millions de dollars avant de générer un dollar de revenus. Je vais réunir 100 millions de dollars avant d’atteindre 1 million de dollars de chiffre d’affaires. » Cette situation est beaucoup plus courante aux États-Unis qu’au Canada.
Je ne peux même pas vous dire à quel point il a été difficile pour nous d’obtenir une marge de crédit afin de financer nos comptes débiteurs alors que notre chiffre d’affaires était de 20 millions de dollars. Heureusement, nous n’en sommes pas arrivés à ce point, mais ils voulaient des garanties personnelles pour ce faire, et il s’agissait d’une marge de crédit de 1 million de dollars. Cela fait partie du système bancaire. C’est ancré partout. Il nous était impossible de le faire.
Pour ce qui est de la fiscalité et des raisons qui poussent les entrepreneurs à aller aux États-Unis, notre objectif est évidemment de créer de la richesse, des occasions et de laisser un héritage important. Je vais prendre l’exemple de deux États, la Floride et le Texas, qui ont connu le plus grand afflux d’entrepreneurs. Selon une base pondérée, si quelqu’un gagne 1 million de dollars par année en revenus dans l’un de ces États, son taux d’imposition combiné pourrait être de 33 % maximum. Pour un revenu de 500 000 $ canadiens, le taux d’imposition combiné est près de 51 %. Il s’agit là, annuellement, de montants de richesse générationnelle qui sont assujettis à l’impôt. Il s’agit de l’un des obstacles. En général, notre pays doit mieux comprendre le fait que les entrepreneurs paient l’impôt de société et l’impôt des particuliers à deux niveaux, et c’est excessif quand on pense à 26 % et finalement à 53 %. Peu importe le point de vue, vous perdez la moitié de tout ce que vous faites dans la fiscalité.
Cela a un effet dissuasif, mais au bout du compte, le Canada étant le pays où je suis né et celui où je continuerai à vivre pour le reste de ma vie, je veux penser non seulement à moi, même si j’ai 31 ans, mais également à mon fils qui voudra peut-être un jour démarrer une entreprise ou quelque chose d’autre, et ce que nous pouvons faire pour cette génération en nous attachant à faire de notre pays un bien meilleur endroit pour y faire des affaires et devenir comme Facebook et Google, ces grandes sociétés, tout en restant au Canada et en étant Canadien plutôt que d’être tenté de devenir une société basée aux États-Unis.
Le sénateur Gignac : Ma question s’adresse à M. Ruffolo, que j’ai eu la chance de rencontrer il y plus d’une décennie en tant que ministre afin de comprendre quelles seraient les conditions gagnantes pour stimuler l’innovation, l’entrepreneuriat et la création de richesse au Québec.
Monsieur Ruffolo, en tant que fondateur d’OMERS Ventures, vous avez très bien décrit dans le cadre de votre échange avec le sénateur Marwah qu’il faut plus de 10 ou 15 ans pour investir et lancer une entreprise plutôt que d’envisager le court ou le moyen terme dans l’optique d’un gestionnaire de portefeuille ou même d’un PDG. Croyez-vous qu’avec l’OIRPC, nous devons recommander, en tant que comité sénatorial, de revoir le mandat et de s’inspirer de la Caisse de dépôt du Québec? Le rendement de la Caisse de dépôt du Québec est reconnu à l’international. Le fait qui me dérange le plus, c’est que le pourcentage des actifs de la Caisse de dépôt est plus important au Canada que celui de l’OIRPC. Au bout du compte, allons-nous dans cette direction? L’horizon temporel pour rentabiliser le capital de risque relève davantage de son mandat.
M. Ruffolo : Cela appelle une réponse détaillée. Permettez-moi d’essayer de la simplifier au maximum.
À mon avis, lorsque l’on recommande aux caisses de retraite de chercher à investir au Canada, elles répondent automatiquement : « oh, il y a de la pression politique ». Je juge cela absurde. Il convient assurément de séparer les aspirations politiques du mandat économique des caisses de retraite, mais en tant que membre d’une caisse de retraite, vous vous voyez offrir une multitude de choix d’investissement. Étant membre d’une caisse de retraite, j’ai été surpris par le préjugé implicite selon lequel les actifs étrangers valent plus que les actifs canadiens. C’est fascinant. Je pense que ce préjugé persiste.
L’un des avantages de l’investissement, en particulier dans les actifs privés, tient à la proximité de l’investissement et de l’équipe de gestion, car au bout du compte c’est sur eux que l’on mise. Quand j’ai créé OMERS Ventures, je disais au début que je n’investissais qu’au Canada et que je me pencherais sur le reste du monde plus tard. C’est ce que j’ai fait huit ans plus tard. L’avantage, c’était non pas que je brandissais le drapeau canadien, mais que j’étais mieux placé pour connaître les meilleures occasions. Il est préférable de travailler avec le gouvernement, le milieu universitaire, et cetera, au sein de notre pays en vue de rendre une entreprise plus prospère. Une fois que j’ai dépassé la frontière, ma capacité d’influencer le succès d’une entreprise devient moins importante.
Ce que j’aimerais — et vous avez parlé de l’OIRPC — c’est comprendre son niveau d’engagement à investir au Canada. Au fait, quand nous investissons au Canada — c’est la partie que je n’ai jamais comprise — il y a un avantage circulaire, car plus d’argent et plus de succès sont réinjectés sous forme de dividendes provenant des profits de ces investissements, plus il y a d’emplois, plus il y a de gens riches et plus il y a d’argent qui revient à l’OIRPC, et ainsi de suite. La situation est la même pour les caisses de retraite. Si nous soutenons la croissance et l’emploi au Canada, ils deviennent des réserves de capitaux de plus en plus importants. J’adore l’allocation internationale de capital, mais parfois le Canada est laissé derrière pour aucune raison.
La présidente : Monsieur Ruffolo. Je voudrais revenir sur une chose que vous avez dite lorsque vous avez parlé d’une stratégie privilégiant le Canada. Tout le monde se demande maintenant : « Qu’allons-nous faire du positionnement de Joe Biden? Est-ce la fin de la mondialisation? Qu’est-ce que cela implique pour les accords de libre-échange? » Pouvez-vous nous mettre en contexte? De nombreux avantages découlent du fait de privilégier le Canada, mais au chapitre de la population, nous sommes un plus petit pays et une nation commerçante. J’aimerais connaître le contexte et vos préoccupations.
M. Ruffolo : Oui. Lorsque je parle de privilégier le Canada, il y a deux choses en jeu. Je le fais avec notre propre portefeuille. Le monde va devenir beaucoup plus cher et plus effrayant, cela ne fait aucun doute. En fait, je pense que le fait de recentrer nos marchés extérieurs sur les Amériques — pas seulement l’Amérique du Nord, mais aussi l’Amérique du Sud — et le retour à la doctrine Monroe finiront par être des éléments sur lesquels nous devons faire porter notre attention, cela ne fait aucun doute. Cependant, même si les entreprises de notre portefeuille n’occupent réellement pas plus que 10 % du marché local au Canada, cela ne signifie pas que nous ne faisons pas ce qu’il faut pour les préparer à l’exportation.
Permettez-moi de vous donner un très bon exemple. Dans le cadre de mes fonctions précédentes, nous avions une excellente entreprise de notre portefeuille qui évoluait dans le secteur de l’éducation. Elle était l’un des principaux fournisseurs canadiens de SGA, un système de gestion de l’apprentissage. Il y avait plusieurs acteurs dans le monde — environ cinq — et l’un d’entre eux se trouvait au Canada. Le principal acteur américain a réussi à obtenir, dans plusieurs États du Midwest, le droit exclusif selon lequel seules les entreprises installées aux États-Unis pourraient être des fournisseurs. J’ai trouvé ça un peu ridicule, mais c’est ce qu’ils ont fait.
Ce que j’essayais de faire avec le gouvernement fédéral, c’était de permettre à notre entreprise canadienne d’établir des normes pour le Canada, de sorte que lorsque vous entamez des négociations sur les échanges bilatéraux et que tout le monde essaie d’échanger ses produits préférés avec d’autres pays, vous puissiez aider cette entreprise à dire : « Voici la norme canadienne. Nous aimerions que notre norme canadienne soit appliquée en Colombie, au Pérou où que ce soit, et obtenir des échanges en retour. Les Américains le font exceptionnellement bien — j’ai déjà été de l’autre côté — mais nous avons en quelque sorte peur de le faire. Il s’agit donc d’accepter le commerce, mais aussi de dire : « Nous voulons d’abord aider nos gens ».
C’est lors de la mise en place du Partenariat transpacifique que j’ai pu constater cette incroyable expertise. Lorsque vous commencez à lire les différentes dispositions, vous pouvez repérer toutes les entreprises américaines qui sont protégées. Elles n’ont jamais été nommées. Le Canada est resté absolument silencieux pendant tout ce temps. Et c’est à cela que je fais allusion.
La sénatrice Bellemare : Monsieur Ruffolo, vous avez dit dans vos observations préliminaires que la politique publique au Canada est établie en vase clos. Vous avez dit cela dans le contexte où nous devons changer notre approche et notre façon de penser pour que les intervenants contribuent à la politique publique. Comment feriez-vous cela? Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet?
M. Ruffolo : Bien sûr. Jim Balsillie en avait déjà parlé dans son témoignage. Nos politiques industrielles et fiscales reposent toujours sur les effets multiplicateurs de l’économie d’après la Deuxième Guerre mondiale. Elles sont fondées sur l’équipement physique et l’emploi. Permettez-moi de vous donner un petit exemple.
La sénatrice Bellemare : Mais la question est de savoir comment placer les acteurs à l’intérieur de la politique publique. Je comprends les anciennes méthodes, mais comment les changer?
M. Ruffolo : Je vois. Excellente question. C’est grâce à l’éducation. J’ai été invité à deux reprises. Tous les sous-ministres adjoints doivent suivre une formation. Ils le font — je ne sais pas si c’est sur chaque mois ou chaque trimestre — mais j’ai lentement été invité à les former pour commencer à leur faire comprendre l’évolution de la politique industrielle. Je pense que c’est le cas dans toute la bureaucratie. Ils font beaucoup d’efforts, mais lorsque vous avez grandi dans le gouvernement et appris un certain type de politique, il est difficile de changer soudainement. Il y a un gros travail de rééducation à faire du point de vue de la bureaucratie, en commençant par les sous-ministres. Il y a beaucoup de personnes au Canada qui seraient prêtes à le faire. Encore une fois, je l’ai fait à deux reprises.
La présidente : Dans la mesure où les gens ne changent pas d’emploi tous les 18 mois, où vous devez recommencer le processus d’éducation.
M. Ruffolo : Il faut continuer à avancer. La situation s’est améliorée, mais elle évolue à la vitesse d’un escargot.
Le sénateur C. Deacon : Merci beaucoup à tous les deux.
Je pense à vous, monsieur Ruffolo, et au fait de maintenir Shopify au Canada grâce à un investissement crucial à un moment clé, ainsi qu’à votre soutien de M. Micheli et de Viral Nation — 85 % des talents se trouvent au Canada, et 98 % des revenus se retrouvent à l’extérieur du Canada. C’est ce dont nous avons le plus besoin dans ce pays si nous voulons être compétitifs et si nous voulons que nos programmes sociaux soient financés à l’avenir sans les taxer à un taux de 98 %.
Compte tenu de ce que les témoins précédents et vous-même avez dit, j’ai le sentiment que si nous commençons à apporter certains de ces changements stratégiques et à formuler dans notre rapport des recommandations suffisamment solides, claires et précises pour qu’elles commencent à être mises en œuvre, nous commencerons à voir un certain nombre de progrès assez rapidement, car il s’agit vraiment d’un changement d’orientation, et il s’accélérera avec le temps. Pourriez-vous nous donner une idée de la vitesse à laquelle le Canada pourrait commencer à prendre le virage? Ce ne sont pas des nouvelles déprimantes que nous entendons. Si nous n’agissons pas, c’est très déprimant. Mais donnez-nous une idée optimiste de la rapidité avec laquelle nous pourrions obtenir des résultats.
M. Ruffolo : Je pense que nous nous trouvons à un moment décisif. Au cours des 12 dernières années, quoi que vous fassiez, tous les marchés ont progressé en raison de l’excès de capitaux bon marché provenant essentiellement des États-Unis. Pour ceux d’entre vous qui ont suivi certaines de mes déclarations, je savais que cela allait arriver. Je n’ai jamais été aussi enthousiaste depuis l’époque où j’investissais dans Shopify. L’occasion s’offre de trouver les Viral Nation de ce monde. Pendant que tout le monde panse ses plaies, c’est le moment d’identifier nos gagnants canadiens potentiels qui peuvent être utiles à l’échelle mondiale et de les soutenir pendant que tous les autres essaient de réduire leurs coûts et ne savent pas quoi faire parce que leur valeur a atteint des sommets. Je ne vois pas de meilleur moment pour que le Canada agisse, mais nous n’avons pas beaucoup de temps pour le faire.
Le sénateur C. Deacon : Ce que j’entends, c’est un écho de ce que nous avons entendu hier, à savoir que le Canada doit cesser d’être un agneau et devenir un lion. Nous devons cesser d’investir dans des succursales et commencer à investir dans des sièges sociaux.
La présidente : Il nous reste une minute ou deux, et j’aimerais vous entendre tous les deux sur cette idée de moment décisif, de point de bascule, que vous avez soulevée et selon laquelle il y a en quelque sorte une occasion qui s’offre, mais que la politique et la réalité interfèrent ensuite. Nous sommes actuellement très préoccupés par la question de la Chine, mais cela va avoir des répercussions sur des questions de sécurité et sur le type d’entreprises. Hier soir, j’ai assisté à une réunion au cours de laquelle il a été question de faire affaire avec la Chine. Si nous voulons parler d’une stratégie axée sur l’investissement direct étranger, nous devons nous attaquer à cette question, qui fait partie intégrante du processus. La Chine doit participer. Avez-vous quelques réflexions à ce sujet?
M. Ruffolo : Encore une fois, je dirais que ces deux questions ne sont pas nécessairement opposées. Je pense qu’elles sont en fait complémentaires. Permettez-moi de vous donner un exemple.
Qu’il s’agisse de la Chine ou d’un autre pays, abstraction faite de la question de la sécurité et de la protection de la vie privée, qui n’est propre qu’à quelques acteurs dans le monde, nous l’avons vu lorsque Nortel était en difficulté et qu’un acteur, Huawei à l’époque — encore une fois, indépendamment des questions de sécurité et de protection de la vie privée — est venu vendre des produits bon marché. Ce qui s’est passé, c’est que, qu’il s’agisse du gouvernement ou de gros clients du Canada, ils se sont toujours rabattus sur le plus petit dénominateur. Les gens font cela parce qu’ils ont peur que ce soit la seule donnée sur laquelle ils sont évalués, indépendamment du reste.
Lorsque nous examinons la question de la Chine dans certains secteurs sensibles, ce qui est frustrant, c’est que certains acteurs canadiens dans ces mêmes secteurs sont en concurrence avec les acteurs chinois, mais ne peuvent pas réduire leurs coûts parce que le gouvernement ne les soutient pas. Lorsque les marchés publics dans notre pays soutiennent les soumissionnaires les moins chers, nous sommes perdants. En particulier dans ces secteurs sensibles, nous pourrions être obligés d’aborder la question de la Chine, mais en même temps, cela signifie que nos concurrents basés au Canada sont considérés comme la norme, et tout d’un coup, vous commencez à voir ces concurrents canadiens prendre rapidement de l’expansion. Surveillez de près les activités de Maverix au cours des neuf prochains mois. Je surveille également cela, je suis prêt à investir dans ces entreprises canadiennes qui ont peut-être été traitées injustement au Canada alors que leurs principaux concurrents étaient des gens qui les remettaient en question. Je pense que les deux choses peuvent se produire exactement en même temps.
La présidente : Monsieur Micheli, je m’en remets à vous sur ce point, car cela fait deux jours que nous entendons parler de la question des marchés publics, qui est une façon pour le gouvernement de joindre l’acte à la parole et d’investir. Est-ce que cela affecterait la façon dont votre intention de rester et de mener vos activités au moins au Canada est perçue?
M. Micheli : Absolument. Les programmes auxquels nous avons participé nous aident vraiment à jeter les fondements de ce qui va nous permettre de doubler ou tripler la mise. En fin de compte, nous avons pris des capitaux pour les investir dans des sociétés internationales, y compris des sociétés canadiennes, mais nous voulions vraiment faire tout ce qui était humainement possible pour le Canada. Nous avons pris l’initiative stratégique d’embaucher au Canada et de développer l’ensemble de nos activités au Canada tout en servant un marché mondial.
Nous faisons des affaires avec des organisations installées en Chine, et nous avons constaté au cours des quelques dernières années qu’il y a eu une forte répression. Par exemple, nos débiteurs sont assurés par l’intermédiaire d’EDC, et EDC a essentiellement déclaré que toute organisation installée en Chine ne pouvait pratiquement plus bénéficier de la moindre protection des comptes débiteurs. Cela nous a empêchés d’assurer nos comptes clients.
Cependant, nous voulons vraiment être en mesure de prendre de l’essor au Canada. Nous avons des produits qui sont incroyablement complémentaires à ceux du gouvernement canadien, comme je l’ai dit. Nous sommes des spécialistes du marketing. Nous pourrions organiser une campagne qui toucherait tous les entrepreneurs du Canada et leur dire ce qui est à leur disposition, et c’est quelque chose que nous pouvons faire en une fin de semaine. Il s’agit de trouver les bonnes personnes et les bonnes organisations au sein du gouvernement, de même leur parler et de leur dire : « Nous sommes là pour vous aider ». C’est ce que nous voulons faire. Nous voulons aider le gouvernement à nous aider.
La présidente : Merci beaucoup à vous deux, John Ruffolo, cofondateur, associé directeur, Maverix — nous serons attentifs au cours des huit ou neuf prochains mois, à la façon dont vous placez votre argent ainsi qu’à l’évolution de la situation — et Mathew Micheli, directeur général et cofondateur, Viral Nation.
Voilà ce qui conclut notre examen de la question de l’investissement des entreprises au Canada et de la situation des administrations publiques. Nous reviendrons sur cette question dans une autre semaine.
(La séance est levée.)