Délibérations du comité sénatorial permanent
des
affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule 15 - Témoignages
OTTAWA, le mercredi 5 juin 1996
Le comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles s'est réuni aujourd'hui, à 16 h 30, pour examiner le projet de loi C-28, concernant certains accords portant sur le réaménagement et l'exploitation des aérogares 1 et 2 de l'aéroport international Lester B. Pearson.
Le sénateur Sharon Carstairs (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente: Mes chers collègues, bonjour. Nous poursuivons aujourd'hui notre examen du projet de loi C-28. Nous accueillons devant le comité M. Konrad von Finckenstein, c.r., du ministère de la Justice; M. James McIlroy; et M. Gerald Chipeur.
Vous avez la parole.
M. Konrad von Finckenstein, c.r., sous-ministre adjoint, Droit des affaires et conseiller juridique auprès d'Industrie Canada, ministère de la Justice: Honorables sénateurs, j'ai fait distribuer une mise à jour semblable à celle que je vous avais fournie l'année dernière, mais je précise que les renvois ont, eux aussi, fait l'objet d'une mise à jour.
Le gouvernement du Canada soutient, pour l'essentiel, que le projet de loi C-28 n'est contraire ni à l'ALÉ, ni à l'ALÉNA. En me référant au document que je vous ai fourni, je tenterai d'expliquer comment nous sommes parvenus à cette conclusion.
Nous estimons, d'abord, que la résiliation des contrats relatifs à l'aéroport ne constitue pas une mesure d'expropriation. Bien que le droit international ne contienne aucune définition de ce qu'est une «expropriation», la jurisprudence, les instances arbitrales internationales appelées à trancher des affaires d'appropriation ou d'expropriation, évoquent toujours l'idée d'une «appropriation». Il faut que quelque chose ait été pris à quelqu'un, à un investisseur ou à une société.
Or, en l'espèce, il n'y a pas eu appropriation. Selon le droit canadien, un contrat a été dénoncé et cette violation anticipée a été entérinée. Cette thèse n'est pas uniquement la mienne; c'est aussi la conclusion à laquelle est parvenu M. le juge Borins dans l'affaire T1T2 Limited Partnership et al. v. The Queen, la Cour estimant que:
En ce qui concerne la question principale, les deman- deresses ont établi d'une manière qui m'a convaincu que la défenderesse a, le 3 décembre 1993, manqué aux dispositions contenues dans les contrats de l'aéroport, qu'elle a répudié ces contrats et que les demanderesses ont entériné cette répudiation. En fait, la défenderesse n'a fourni aucune preuve contraire et a, par l'intermédiaire de son procureur, reconnu qu'elle avait répudié les contrats de l'aéroport et que cette répudiation avait été entérinée par les demanderesses le 13 décembre 1993.
Une seconde action avait été engagée en ce qui concerne les baux. Ces baux, visant les terrains appartenant à l'aéroport de Toronto, avaient en fait été enregistrés au bureau d'enregistrement de Toronto. Saisie d'une requête en radiation de cet enregistrement, la Cour a déclaré que les demanderesses ne conservaient, dans les terrains et locaux auxquels s'appliquent les annexes «A», «B» et «C» aucun intérêt foncier susceptible d'être enregistré, ordonnant par la même la radiation des baux pour défaut de tout intérêt enregistrable.
Il est donc évident qu'en l'espèce il n'y a pas eu appropriation. Rien n'a été pris et c'est bien ce qu'a décidé la Cour. La Cour a estimé qu'il y a eu dénonciation du contrat et que cette dénonciation a été entérinée par l'autre partie. La Cour a même conclu à l'absence de tout intérêt susceptible d'être enregistré et a ordonné la radiation des baux qui avaient été enregistrés.
Mon confrère M. McIlroy a soutenu lors de la dernière séance -- et fera sans doute valoir à nouveau aujourd'hui -- que l'ALÉ s'applique en l'espèce puisque c'est cet accord qui était en vigueur les 13 et 15 décembre 1993, c'est-à-dire à l'époque des faits. Cela est exact; l'ALÉ était effectivement en vigueur à ces dates. Mais, le 1er janvier 1994, entrait en vigueur l'ALÉNA. Or, avant l'entrée en vigueur de l'ALÉNA, le gouvernement des États-Unis et le gouvernement du Canada ont convenu, par un échange de lettres, que l'ALÉ serait suspendu tant que l'ALÉNA resterait en vigueur.
L'accord entre les deux gouvernements était ainsi conçu:
Notant que l'ALÉNA entrera en vigueur le 1er janvier 1994, l'Ambassade propose que l'application de l'Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis (ALÉ), signé à Palm Springs et à Ottawa le 2 janvier 1988, soit suspendue aussi longtemps que les deux gouvernements seront parties à l'ALÉNA, sous réserve d'un Échange de lettres entre les représentants du Canada et des États-Unis établissant les arrangements transitoires relativement aux procédures de règlement des différends aux termes des chapitres 18 et 19 de l'ALÉ.
L'échange de lettres visant les arrangements transitoires évoquait huit domaines distincts, mais aucun de ceux-ci n'avait de rapport avec l'aéroport de Toronto.
Il ressort de tout cela qu'à partir du 1er janvier 1994, l'ALÉ était suspendu; que l'ALÉNA était en vigueur et que, par conséquent, l'ALÉ ne s'appliquait pas et qu'aucune réclamation ne peut en l'occurrence être fondée sur l'ALÉ.
D'après nous, l'ALÉNA ne s'applique pas aux questions que soulève cette affaire. Il n'y a, à nos yeux, aucune violation de l'ALÉNA étant donné qu'il n'y a pas eu appropriation. Il n'y a pas eu expropriation. Un contrat a été dénoncé et cette dénonciation a été entérinée. Tout cela a eu lieu en décembre, avant même l'entrée en vigueur de l'ALÉNA. Il n'y a donc là rien auquel puisse s'appliquer l'ALENA car les événements en cause se sont produits avant l'entrée en vigueur de cet accord. Tout intérêt était alors éteint. Le juge Borins a ordonné la radiation des baux pour manque d'intérêt enregistrable. Il a conclu à la violation anticipée des contrats en cause. Il n'y avait, par conséquent, plus d'objet, ni de mesure prise par le gouvernement du Canada pouvant relever des dispositions disciplinaires prévues aux chapitres 11 ou 20 de l'ALÉNA.
À supposer que le gouvernement ait tort et qu'une instance internationale d'arbitrage conclue que l'ALÉNA s'applique effectivement, quelle serait l'indemnisation due au titre de cet accord? Il s'agirait d'une indemnisation pour rupture de contrat, ce qui est précisément ce que prévoit le projet de loi.
Ce qu'il ne permet pas, par contre, c'est une indemnité au titre des profits non réalisés. Selon la jurisprudence internationale, un demandeur n'a le droit d'être indemnisé au titre des profits non réalisés que s'il s'agissait d'une entreprise «en pleine activité». Or, en l'espèce, l'aéroport ne pouvait pas être considéré comme telle et, en fait, il n'y avait même pas eu entrée en possession. Il y avait un bail, mais il n'y avait pas eu d'entrée en possession. Les travaux de rénovation n'avaient pas encore été entamés. Aucun entrepreneur ne se trouvait sur les lieux. On ne saurait donc soutenir qu'il s'agissait d'une entreprise en pleine activité.
Ainsi, même si l'ALÉNA s'appliquait à ce dossier, ce qui n'est pas, d'après nous, le cas, les dommages-intérêts susceptibles d'être accordés au titre de l'ALÉNA seraient exactement les mêmes que ceux qui peuvent être accordés en vertu du droit interne canadien, c'est-à-dire une indemnité pour rupture de contrat. À notre avis, ce texte législatif ne crée aucune difficulté au regard de l'ALÉNA.
La demanderesse a, bien sûr, la faculté d'invoquer soit le droit interne, soit le chapitre 11 de l'ALÉNA. Elle a opté pour le droit interne. Vous n'ignorez pas que la justice a été saisie.
En bref, sénateurs, nous soutenons, d'abord, qu'il n'y a pas eu expropriation; ensuite, que l'ALÉ ne s'applique pas en l'espèce; puis, troisièmement, que l'ALÉNA n'est pas applicable en l'occurrence; et, quatrièmement, que même si l'ALÉNA s'appliquait effectivement ici, ce projet de loi ne serait pas du tout contraire à l'ALÉNA et n'accorderait pas aux demanderesses, au titre de l'ALÉNA, des droits supérieurs à ceux que leur reconnaît le droit interne.
Madame la présidente, voilà les arguments que j'entendais faire valoir.
La présidente: Chers collègues, voulez-vous interroger dès maintenant le témoin, ou préférez-vous d'abord entendre l'autre exposé, puis interroger ensemble les deux témoins?
Le sénateur Jessiman: Madame la présidente, j'aurais simplement une ou deux questions à poser.
Monsieur, je vous demande de supposer, aux fins de notre discussion, que le gouvernement n'a pas rompu ce contrat et que les parties demanderesses étaient effectivement entrées en possession. Lesdits contrats auraient-ils dans ces conditions-là constitué un bien, leur annulation subséquente entraînant alors l'appropriation de ce bien?
Le sénateur Gigantès: La question est purement théorique.
Le sénateur Jessiman: Elle est étroitement liée à l'affaire qui nous intéresse.
Je pars de l'hypothèse qu'il n'y a eu, de la part du gouvernement, aucune rupture de contrat. Les deux parties avaient signé ces contrats. Les demanderesses étaient entrées en possession. Devenaient-elles, à partir de ce moment-là, propriétaires?
M. von Finckenstein: Oui.
Le sénateur Jessiman: Si ce texte avait été adopté, en l'absence d'une rupture de contrat de la part du gouvernement, les demanderesses auraient été propriétaires d'un bien qui a été exproprié. Si je comprends bien, selon vous le simple fait que le gouvernement a rompu le contrat, lui permet d'éviter l'expropriation. Je crois qu'aucun tribunal ne vous suivrait dans votre raisonnement. Je pense que si vous vous présentiez à nouveau devant le même juge et que vous lui posiez la question qu'on nous pose aujourd'hui, vous obtiendriez une réponse différente.
M. von Finckenstein: Permettez-moi, sénateur, une précision. Ce que j'ai dit, c'est que le contrat avait été dénoncé et que cette dénonciation avait été entérinée par l'autre partie. C'est ce qu'a conclu la Cour. Par conséquent, aucun intérêt ne subsiste.
Le sénateur Lewis: Je crois savoir que la société Lockheed était une des entreprises associées à ce contrat. À la page 8 de votre exposé, vous évoquez l'indemnisation de Lockheed. Lockheed a-t-elle déposé une demande d'indemnisation.
M. von Finckenstein: Lockheed n'a pas, à ce jour, présenté de réclamation au titre du chapitre 11 de l'ALÉNA.
Le sénateur Bosa: Y en a-t-il eu pour soutenir que cette question relevait de l'ALÉ?
M. von Finckenstein: Lors de sa dernière comparution ici, M. McIlroy avait laissé entendre que cela relevait de l'ALÉ -- je ne voudrais pas lui faire dire ce qu'il n'aurait pas dit.
La présidente: Je pense qu'il faudrait maintenant entendre M. McIlroy, après quoi les deux témoins pourront participer au débat et à la discussion.
M. James McIlroy, avocat: Honorables membres du Sénat, j'ai le plaisir de comparaître encore une fois devant votre comité. J'ai comparu au mois de juin dernier; cela semble appelé à devenir un rendez-vous annuel.
Lors de ma comparution du 22 juin 1995, j'ai fourni au comité une analyse préliminaire des répercussions du projet de loi C-22 au plan du commerce international. J'avais, à cette occasion, soulevé plusieurs questions, disant qu'il faudrait procéder à une analyse plus poussée avant de pouvoir aboutir à des conclusions définitives.
Sénateur Bosa, je tiens à rappeler, en réponse à votre question touchant l'ALÉ, que j'avais dit, l'année dernière, qu'il s'agissait d'une question sur laquelle il conviendrait de se pencher. Cela dit, je ne pense pas que ce soit ce traité-là qui est applicable, ainsi que nous le verrons plus tard. Celui qui s'applique en l'espèce c'est, d'après moi, l'ALÉNA.
Le procès-verbal de mon exposé de juin dernier figure au fascicule 44 des délibérations du comité. Je n'entends pas redire aujourd'hui ce que j'ai dit à l'époque, et je ne vais pas non plus insister sur le mémoire de 13 pages que j'avais alors déposé. J'aimerais aujourd'hui cependant faire quelques observations sur l'exposé que mon confrère M. von Finckenstein a prononcé devant votre comité le 27 juin 1995, ainsi que sur ce qu'il a dit ici cet après-midi.
J'ai eu le plaisir de travailler sur d'autres dossiers avec M. von Finckenstein et son collègue M. Fréchette, et j'ai pour eux la plus grande estime. Cela dit, je tiens à préciser d'emblée que je ne souscris pas du tout aux arguments qu'il a développés au nom du gouvernement du Canada.
Madame la présidente, afin de jalonner mon exposé, j'ai préparé à votre intention un résumé en deux pages des principaux points que j'entends aborder aujourd'hui, résumé auquel j'ai ajouté le texte anglais et le texte français du chapitre 11 de l'ALÉNA, relatif aux investissements.
Permettez-moi de parcourir maintenant avec les membres du comité ce document de deux pages avant d'entamer mon exposé. Je pense que nous avancerons plus rapidement si je parviens à vous donner une idée générale de la démarche que je me suis fixée.
Vous avez aussi, je crois, les 14 pages du chapitre 11 de l'ALÉNA, intitulé, «Investissement». Le texte a été distribué dans les deux langues. Je m'y rapporterai tout au long de la discussion.
Je voudrais maintenant énoncer les principaux points de mon résumé afin de situer un peu l'argumentation sur laquelle j'entends me fonder. Le premier point d'une haute importance -- et je l'aborde en haut de la première page -- est que, d'après moi, le projet de loi C-28 est contraire à deux dispositions-clés de l'ALÉNA touchant les investissements. Il s'agit des dispositions de l'article 1110 relatives à l'expropriation et à l'indemnisation, ainsi que -- et j'insiste sur ce point -- la norme minimale de traitement dont traite l'article 1105.
Le comité s'est déjà penché sur la question de l'expropriation, mais je voudrais m'assurer que vous êtes bien conscients du fait que l'article 1110 ne constitue, au regard du commerce international, qu'un des problèmes dont vous aurez à connaître. Même si vous estimez que le projet de loi C-28 ne comporte aucune violation des dispositions de l'ALÉNA, vous devez, me semble-t-il, tenir compte de l'article 1105 et de la norme minimale de traitement.
Ces normes minimales, madame la présidente, doivent être respectées qu'il y ait ou non expropriation. Ne nous attachons pas exclusivement à l'idée d'expropriation -- j'en traiterai en premier. Sachez bien que nous avons affaire ici à deux problèmes clés au regard du commerce international.
Considérez mes trois arguments principaux touchant les dispositions de l'ALÉNA en matière d'expropriation. D'abord, j'estime que l'ALÉNA s'appliquera effectivement au projet de loi C-28 une fois le texte entré en vigueur. Cet aspect temporel revêt une grande importance.
J'insiste, ensuite, sur le fait que, d'après moi, les dispositions pertinentes de l'ALÉNA et la jurisprudence internationale portent à conclure que le gouvernement du Canada a, directement ou indirectement, exproprié les investissements d'investisseurs américains; ou a pris une mesure qui équivaut -- et j'insiste bien sur ce mot -- qui «équivaut», donc, à l'expropriation de tels investissements.
Mon troisième point est celui-ci. D'après moi, l'article 8 et les amendements qu'on propose d'y apporter sont contraires à l'ALÉNA car ils refusent aux investisseurs américains la possibilité de plaider leur cause devant un tribunal impartial.
La présidente: Monsieur McIlroy, parlez-vous là de l'article 8 tel qu'il figure actuellement dans le projet de loi ou de l'article 8 après amendement?
M. McIlroy: Je parle des deux versions. Il s'agit donc du projet de loi C-28 tel qu'adopté par la Chambre des communes le 19 avril 1996, mais aussi des amendements qu'on se propose d'apporter à l'article 8 et que la greffière a eu l'amabilité de me communiquer.
La présidente: Je voulais simplement vous le faire préciser.
M. McIlroy: Mais le projet de loi C-28 entraîne également la violation d'une deuxième obligation inscrite dans l'ALÉNA en son article 1105. Selon cette disposition, les investisseurs américains du projet Pearson -- et je ne ferai que reprendre le passage pertinent qui se trouve à la deuxième page de mon résumé -- ont droit à un «traitement conforme au droit international, notamment un traitement juste et équitable ainsi qu'une protection et une sécurité intégrales». Encore une fois, les obligations prévues à l'article 1105 s'appliquent qu'il y a eu ou non expropriation.
Je considère que l'article 8 et les amendements qu'on propose d'y apporter permettraient à l'une des parties à une action en justice -- j'entends par là le gouvernement du Canada -- d'imposer arbitrairement des limites au montant des dommages-intérêts qu'un juge pourrait accorder aux investisseurs américains qui intentent actuellement une action en dommages-intérêts devant les tribunaux de l'Ontario.
Permettez-moi d'en revenir à la première page de mon résumé et d'examiner plus à fond la question de l'expropriation. Après ce survol de la question, je voudrais vous dire pourquoi j'estime que le texte est contraire à l'article 1110.
Considérons le libellé de l'article 1110. J'en ai reproduit le premier paragraphe vers la fin du premier tiers de la page 1 de mon résumé. L'article 1110 figure au complet à la page 11-4 du chapitre 11 de l'ALÉNA et aux pages 11-4 et 11-5 de la version française. On ne s'étonne pas de voir que l'article a pour titre «Expropriation et indemnisation».
La première chose qu'il convient de noter au sujet de l'article 1110 est que les parties à l'ALÉNA ont, il est clair, entendu lui donner une portée très large. Examinons de plus près le libellé du paragraphe 1 qui stipule que:
Aucune des Parties ne pourra, directement ou indirectement, nationaliser ou exproprier un investissement effectué sur son territoire par un investisseur d'une autre Partie, ni prendre une mesure équivalant à la nationalisation ou à l'expropriation d'un tel investissement...
Ces deux termes sont définis comme constituant une expropriation.
-- sauf...
Chacune de ces quatre conditions doit être respectée. Vous verrez inscrit à la fin de l'aliéna c) le mot «et», ce qui montre bien qu'on ne saurait choisir parmi les quatre conditions car elles doivent être respectées toutes les quatre. D'abord, toute expropriation doit se justifier par une raison d'intérêt public; ensuite, il faut qu'elle se fasse sur une base non discriminatoire; puis, il faut qu'elle soit en conformité avec l'application régulière de la loi et le paragraphe 1105(1); et, quatrièmement, il faut qu'elle s'accompagne du versement d'une indemnité en conformité avec les paragraphes 2 à 6. Je vous demande de bien noter la présence des mots «directement ou indirectement» ainsi que des mots «équivalant... à l'expropriation».
Sachons que l'article 1110 n'empêche nullement les parties à l'ALÉNA d'exproprier, de manière directe ou indirecte, un investissement, ou de prendre des mesures équivalant à une expropriation. Cette disposition exige simplement que toute expropriation satisfasse aux quatre conditions prévues aux alinéas a) à d).
J'en arrive à mon premier argument principal qui est que l'ALÉNA s'appliquera effectivement au projet de loi C-28 lorsque ce texte entrera en vigueur. C'est dire qu'au point où nous en sommes le gouvernement du Canada n'a pas encore enfreint l'article 1110. Il y a effectivement eu expropriation, mais une action en dommages-intérêts est actuellement en cours devant une instance impartiale, à savoir les tribunaux de l'Ontario. Cela dit, le jour où le projet de loi C-28 devient loi, la violation de l'article 1110 est constituée car c'est alors que l'expropriation cesse d'être conforme aux exceptions prévues dans cette disposition.
J'estime, madame la présidente, que le projet de loi C-28 est contraire à au moins deux des exceptions prévues à l'article 1110. D'abord, l'alinéa c) exige que l'expropriation soit en conformité avec l'application régulière de la loi et avec la norme minimale de traitement prévue au paragraphe 1105(1). Deuxièmement, l'alinéa d) exige le versement d'une indemnité en conformité avec les paragraphes 2 à 6.
C'est sur ce point-là que je suis en profond désaccord avec M. von Finckenstein. Il soutient, en effet, aux pages 6 et 7 de son exposé, que, puisque par jugement sommaire de la Division générale de la Cour de l'Ontario il a été décidé que les contrats de l'aéroport Pearson a fait l'objet d'une dénonciation, en décembre 1993, et que l'ALÉNA est entrée en vigueur le 1er janvier 1994, l'ALÉNA n'était pas encore en vigueur à l'époque des faits, cet accord ne s'appliquait pas. J'estime, en toute déférence, qu'il y a là quelque chose qui échappe à mon confrère.
Madame la présidente, la question n'est pas de savoir à quelle époque ont eu lieu la dénonciation des contrats ou l'expropriation. Je le répète, l'article 1110 autorise les expropriations dans la mesure où celles-ci satisfont à quatre conditions. La question est la suivante. Quand va être constituée la violation d'une ou l'autre des quatre conditions prévues au paragraphe 1 de l'article 1110? Je pose en thèse que la violation du traité aura lieu au moment même où le projet de loi C-28 est promulgué le jour fixé par décret du gouverneur en conseil. Si cela se produit effectivement, la situation relèvera alors de l'ALÉNA.
Mon second argument touchant l'expropriation est brièvement exposé vers la fin du deuxième tiers de la première page de mon résumé. Encore une fois, je ne peux pas m'aligner sur l'argument du gouvernement du Canada selon lequel il n'y aurait pas eu expropriation. J'estime que le gouvernement du Canada a, directement ou indirectement, exproprié l'investissement d'investisseurs américains ou pris une mesure équivalant à l'expropriation d'un tel investissement.
Je tiens d'abord à préciser, à cet égard, que pour qu'il y ait expropriation il n'est pas nécessaire que l'on s'approprie un terrain. Mon confrère von Finckenstein prend un malin plaisir à évoquer la décision du juge Borins, considérant qu'il n'y a pas eu d'expropriation puisque le juge Borins a conclu à l'absence de tout intérêt foncier.
Madame la présidente, l'article 1110 s'applique à l'expropriation d'«investissements» et non pas de «terrains». La définition d'un «investissement» est extrêmement large. Permettez-moi de m'expliquer.
L'article 1139 de l'ALÉNA donne une définition large du mot «investissement» au chapitre 22 à la page 11-11 de la version anglaise et aux pages 11-4 et 11-5 de la version française.
Il s'agit bien de l'expropriation d'un investissement et non de l'expropriation d'un terrain. Dans l'ALÉNA, la notion d'«investissement» est extrêmement large. Comme vous pouvez le voir, elle comprend huit éléments exposés aux alinéas a) à h). En plus de terrains, qui relèvent de l'alinéa g) traitant des biens immobiliers, la définition comprend sept autres sortes d'investissements qui dépassent de loin les investissements ou intérêts fonciers.
C'est ainsi que l'Accord évoque, à l'alinéa e), le cas de:
... un avoir dans une entreprise qui donne au titulaire le droit de participer aux revenus ou aux bénéfices de l'entreprise.
Madame la présidente, si le projet de loi C-28 porte expropriation d'un tel avoir, il y a expropriation et cette expropriation doit se faire conformément aux quatre conditions énoncées à l'article 1110.
L'alinéa h) contient également une description des types de contrats et de concessions auxquels on a eu souvent recours dans le cadre du projet de l'aéroport Pearson.
Il s'agit des:
intérêts découlant de l'engagement de capitaux ou d'autres ressources sur le territoire d'une Partie pour une activité économique exercée sur ce territoire, par exemple en raison:
(i) de contrats qui supposent la présence de biens de l'investisseur sur le territoire de la Partie, notamment des contrats clé en main, des contrats de construction ou des concessions...
Je souligne la présence du mot «concessions». Nous aurons plus tard l'occasion de revoir ce mot lorsque nous examinerons la jurisprudence internationale dans ce domaine.
Le sénateur Jessiman: Le texte dit bien «ou des concessions»?
M. McIlroy: C'est exact. Ce n'est pas le mot «et» qui s'y trouve, sénateur, mais bien le mot «ou». On trouve également le mot «ou» après le mot «concessions» car le texte évoque alors des contrats dont la rémunération dépend en grande partie de la production, du chiffre d'affaires ou des bénéfices d'une entreprise.
Il s'agit donc bien de l'expropriation d'investissements, et non pas de l'expropriation de terrains. C'est d'ailleurs pourquoi j'ai été quelque peu surpris de lire certaines des discussions consignées au fascicule 45 des délibérations de ce comité du 27 juin dernier, lorsque M. von Finckenstein a comparu devant vous.
À la page 14 du fascicule no 45, on voit que M. von Finckenstein a répondu au sénateur Lynch-Staunton qu'il n'y avait pas eu expropriation puisque, au mois de janvier 1995, par jugement sommaire, la Cour de l'Ontario en sa Division générale, avait conclu à l'absence de tout intérêt foncier enregistrable.
Je me suis également trouvé perplexe lorsque, à la page 17 du fascicule no 45, le sénateur Stanbury semblait soutenir que le jugement rendu par la Cour fédérale du Canada dans l'affaire La Ferme Filiber Ltée c. La Reine aurait, on ne voit pas trop comment, réglé la question de l'expropriation. Selon ce jugement, l'expropriation implique nécessairement la cession, d'une partie à une autre, de biens ou de droits.
Au haut de la page 18, le sénateur Stanbury évoqua également d'autres questions touchant les terrains, questions telles que les limites d'inondation et les changements de zonage, autant de questions qui n'ont absolument rien à voir avec le problème sur lequel vous vous penchez aujourd'hui.
Permettez-moi maintenant de répondre à M. von Finckenstein qui attache un tel poids aux décisions du juge Borins de la Division générale de la Cour de l'Ontario, de janvier 1995 -- je dois dire d'emblée que, par son jugement sommaire, le juge Borins n'a point tranché la question de l'expropriation. Mon confrère, M. von Finckenstein, s'attache à démontrer que les mesures prises par le gouvernement du Canada peuvent être tenues soit pour la violation anticipée d'un contrat, soit pour une expropriation, mais non pour les deux en même temps. Je suis de l'avis contraire et je crois pouvoir me fonder en cela sur la jurisprudence internationale que j'examinerai avec vous dans quelques instants. Il ne s'agit nullement d'une alternative.
Je dois dire, malgré toute l'estime que j'éprouve à l'endroit de M. von Finckenstein et du sénateur Stanbury, qu'à la question de savoir s'il y a effectivement eu expropriation d'un investissement -- non pas d'un terrain mais d'un investissement -- aux termes de l'ALÉNA, la réponse ne se trouve pas dans les jugements sommaires rendus par le juge Borins en la Division générale de la Cour de l'Ontario, pas plus qu'on ne trouvera la réponse dans le jugement de la Cour fédérale du Canada dans l'affaire La Ferme Filiber. Ni l'une ni l'autre de ces décisions de justice ne règlent la question.
D'après moi, il faut plutôt songer à ce que pourrait en dire une instance arbitrale constituée en vertu de l'ALÉNA. Or cela, on le voit à l'article 1131, qui se trouve à la page 9 du chapitre 11 de l'ALÉNA, tant dans la version anglaise que dans la version française. Cette disposition tranche la question du droit applicable aux tribunaux d'arbitrage constitués en vertu de l'ALÉNA en stipulant que:
1. Un tribunal institué en vertu de la présente section tranchera les points en litige conformément au présent accord et aux règles applicables du droit international.
Madame la présidente, on trouvera un résumé très utile des règles de droit international régissant les investissements dans la deuxième édition de l'ouvrage: International Trade and Investment Law in Canada préparé sous la direction du professeur Robert Patterson, professeur de droit à l'Université de la Colombie-Britannique.
La partie III de l'édition de 1995 est consacrée au droit canadien des investissements étrangers. Vous pourrez, je pense constater que la manière dont est traitée, au chapitre 12, l'expropriation, dans le contexte de l'assurance des investissements étrangers, permet de mieux comprendre ce que le droit international entend par expropriation.
C'est ainsi, qu'au bas de la page 21, le professeur Patterson nous met en garde en ces termes:
[...] On ne saurait appliquer, dans un contexte international, les concepts d'expropriation propres au droit interne.
C'est très important car M. von Finckenstein se fonde en partie sur la décision du juge Borins et que le sénateur Stanbury estime que la question est réglée par la manière dont le jugement La Ferme Filiber a tranché un cas d'expropriation de terrain. Aux pages 22 et 23 du chapitre 12, sous le titre «The Meaning of Expropriation», le professeur Patterson examine la jurisprudence arbitrale internationale en matière d'expropriation, dont l'affaire Valentine Petroleum and Chemical Corporation v. Agency for International Development, rapportée au volume 9, page 88, de la International Law Review de 1970. Il s'agissait d'une société américaine qui s'était vu accorder par Haïti des droits de prospection et de production pétrolières. Ayant exposé l'affaire, le professeur Patterson conclut que:
[...] La dénonciation, par le gouvernement haïtien, de l'accord de concession a été considérée comme une expropriation. Le tribunal d'arbitrage a estimé que les mesures qui ont privé l'investisseur de la possibilité d'exercer effectivement les droits que lui valait son investissement étaient telles que, même en l'absence de preuve d'une appropriation physique des avoirs, elles équivalaient à des mesures d'expropriation.
J'insiste sur l'expression «dénonciation de l'accord de concession». Même en l'absence de preuves d'une appropriation effective, cela a été tenu pour une expropriation.
L'essentiel est que des mesures prises par le gouvernement du Canada ont privé les investisseurs américains des droits que leur valaient leurs investissements, et cela constitue une expropriation directe ou indirecte ou équivaut à une expropriation.
Pour ne pas abuser du temps que vous m'accordez, dans mon examen du projet de loi C-28, je prendrais pour hypothèse l'adoption des articles 3, 4, 5, 7 et 8 du projet d'amendement et le rejet complet des articles 9 et 10.
Permettez-moi de m'arrêter aux amendements qu'on se propose d'apporter à l'article 8. Le paragraphe 8(2) prévoit qu'il n'y aura pas d'indemnité à l'égard notamment des profits non réalisés, des pertes de revenus futurs, de la perte de valeur d'une action, d'une participation dans une société ou d'un investissement.
Considérons l'alinéa 8(2)a) du projet d'amendement et comparons-le à la définition d'«investissement» qui figure à la page 11 du chapitre 11 de l'ALÉNA, à l'article 1139 dont nous avons parlé plus tôt. Je voudrais établir que même si l'on amende le projet de loi C-28 en y ajoutant, sous le titre «Absence d'indemnisation», l'amendement proposé, on va à l'encontre du traité.
Rapportons-nous à l'alinéa h) de la définition d'«investissement» où il est question «du chiffre d'affaires ou des bénéfices», au titre desquels, selon l'alinéa 8(2)a) du projet de loi C-28, aucune indemnité ne peut être versée.
Le sénateur Jessiman: Pourriez-vous répéter ce que vous venez de dire?
M. McIlroy: J'en suis à l'alinéa h), selon lequel:
Les intérêts découlant de l'engagement de capitaux... par exemple en raison:
i) de contrats... notamment des contrats clé en main, des contrats de construction ou des concessions...
Mais c'est surtout le sous-alinéa ii) qui est important, sous-alinéa ainsi rédigé:
(ii) de contrats dont la rémunération dépend en grande partie de la production, du chiffre d'affaires ou des bénéfices d'une entreprise...
Ce mot magique de «bénéfices» se trouve au coeur même de l'alinéa 8(2)a) du projet d'amendement au projet de loi C-28. D'après ce projet d'amendement aucune indemnité ne peut être versée au titre des bénéfices.
Passons maintenant à la page 4 du chapitre 11 où figure la définition intégrale de l'article 1110, la disposition relative aux expropriations. Il est prévu à l'alinéa 1d) que le Canada ne peut procéder à aucune expropriation sauf en versant aux investisseurs américains une indemnité en conformité avec les paragraphes 2 à 6. D'après cette disposition de l'Accord, si le Canada veut procéder à une expropriation, il doit verser une indemnité conforme aux paragraphes 2 à 6. Le paragraphe 2 de l'article 1110 prévoit que:
L'indemnité devra équivaloir à la juste valeur marchande de l'investissement exproprié, immédiatement avant que l'expropriation n'ait lieu...
Un peu plus loin, le même paragraphe stipule que:
Les critères d'évaluation seront la valeur d'exploitation, la valeur de l'actif, notamment la valeur fiscale déclarée... ainsi que tout autre critère nécessaire au calcul de la juste valeur marchande, selon que de besoin.
Mais revenons à l'amendement qu'on se propose d'apporter à l'article 8 du projet de loi C-28. Voyez ce que prévoit l'alinéa 8(2)d). Il prévoit que le projet de loi C-28 privera les investisseurs du droit d'être dédommagés pour la perte de valeur d'un investissement.
Madame la présidente, j'en conclus, comme je le fais en haut de la page 2 de mon résumé, que l'article 8 du projet de loi et les amendements qu'on propose d'y apporter sont contraires à l'article 1110, paragraphe 1, de l'ALÉNA car les dispositions envisagées ont pour effet de priver les investisseurs américains du droit de voir leur cause tranchée par un tribunal impartial, en conformité avec l'application régulière de la loi.
J'ai été moins compendieux que je n'aurais voulu l'être. C'est donc très brièvement que j'évoquerai la question de la violation, par le projet de loi C-28, des dispositions de l'article 1105 concernant la norme minimale de traitement. À la page 2 de mon résumé, j'ai reproduit le paragraphe 1 de l'article 1105 et je ne ferai que reprendre ce qui y est écrit. Ce n'est pas long. Cette disposition prévoit essentiellement que le Canada accordera aux investissements effectués par des investisseurs des États-Unis un traitement conforme au droit international, notamment un traitement juste et équitable ainsi qu'une protection et une sécurité intégrales.
Pour les raisons que j'exposais plus tôt, je considère que le projet de loi C-28 contrevient à l'obligation contractée par le Canada, d'accorder aux investisseurs américains un traitement conforme au droit international, notamment un traitement juste et équitable ainsi qu'une protection et une sécurité intégrales.
Je rappelle qu'un investisseur américain n'est pas tenu, pour invoquer l'article 1105, de démontrer qu'il y a eu expropriation. Sachez également, madame la présidente, que l'article 1105 a déjà été invoqué par des investisseurs mexicains et américains. Mon argument n'a donc rien de théorique. Il est entièrement pratique. Cet article a déjà servi de fondement à des actions en justice. Par exemple, en mars dernier, un investisseur mexicain, la société Signa, s'est prévalu de l'article 1105. En l'absence d'une expropriation, cette société s'est fondée sur la violation des dispositions concernant la norme minimale de traitement. Je crois savoir qu'hier encore l'avocat de l'une des parties au projet de l'aéroport Pearson a écrit au ministre du Commerce international pour lui faire savoir qu'un investisseur américain, qui détient une participation de 25 p. 100 dans la société T1T2, entend notifier son intention de soumettre une plainte à l'arbitrage en vertu de l'ALÉNA si le projet de loi C-28 est adopté, ce texte étant à ses yeux contraire aussi bien à l'article 1110 qu'à l'article 1105. Vous avez reçu, je crois, copie de cette lettre et je vous demande, à vous et à vos collègues, de vous y arrêter.
Sénateurs, vous verrez à la page 2 de cette lettre que son auteur manifeste sans ambages l'intention de soumettre une plainte sur le double fondement de l'article 1105 et l'article 1110.
Il s'agit d'une participation de 25 p. 100 dans le projet de l'aéroport Pearson. Vous n'ignorez pas que la société Lockheed possède pour sa part une participation de 12,5 p. 100. L'addition des deux participations donne un chiffre qui porte à penser qu'à l'égard de plus d'un tiers des participations dans le projet de l'aéroport, il y a violation des obligations contractées dans le cadre de l'ALÉNA.
J'aimerais conclure par deux points. Avant que le comité achève son examen du projet de loi C-28, j'aimerais lui suggérer de faire deux choses. D'abord, je crois savoir que le gouvernement a l'intention de supprimer les articles 9 et 10 du projet de loi C-28. Il devrait également supprimer l'ensemble de l'article 8 et des amendements qu'on se propose d'y apporter. Tout cela doit être supprimé comme contraire à l'ALÉNA.
En deuxième lieu, je crois savoir que vous allez entendre non seulement des spécialistes de droit constitutionnel, mais également le ministre de la Justice qui évoquera devant vous les problèmes d'ordre constitutionnel que peut soulever ce texte. Je répète que ce projet de loi pose des problèmes non seulement au regard du droit constitutionnel, mais également au regard du droit international. Vu l'importance des problèmes que ce texte soulève en matière de commerce international, je considère qu'en plus de recueillir les avis de M. von Finckenstein, de M. Fréchette et de moi-même, vous devriez également recueillir l'avis du ministre en charge des questions touchant le commerce international, c'est-à-dire le ministre du Commerce international.
Madame la présidente, honorables membres du Sénat, la journée a été longue. Je vous remercie de votre attention et c'est très volontiers que je répondrai à vos questions.
[Texte]
Le sénateur Beaudoin: J'ai une question précise à vous poser. Vous dites que le mot «investment» doit être interprété libéralement. À l'article 8 des amendements, on fait référence au mot «investissement». Sur quelle base juridique vous appuyez-vous pour conclure que le mot «investissement» doit recevoir une interprétation libérale? Est-ce un article qui le dit ou est-ce le contexte de la législation qui vous amène à croire ou à conclure que l'on doit l'interpréter libéralement?
M. McIlroy: Madame la présidente, le sénateur Beaudoin, trouvera deux articles dans l'ALÉNA qui répondent à sa question. Il y a un article dans l'ALÉNA qui définit le mot «investissement» très libéralement. Premièrement, à l'article 1113.1 nous retrouvons la manière que l'on doit interpréter ce mot pour régler un différend, à savoir que nous devons consulter l'ALÉNA et les règles de droit international.
Selon moi, dans les définitions de l'ALÉNA à l'article 1139 nous retrouvons une définition du mot «investissement» qui est très claire et qui est composée de huit éléments, de a) à h).
L'article 1131 nous dit que le NAFTA doit être consulté par le tribunal arbitral. Lorsque nous consultons l'ALÉNA, à la page 11-11, du chapitre 11, au bas de la page on y lit, «investissement désigne:»
Nous retrouvons ensuite les huit éléments, de a) à h), de la définition de ce mot. Je me réfère surtout à l'alinéa e) et je cite:
un avoir dans une entreprise qui donne au titulaire le droit de participer aux revenus ou aux bénéfices de l'entreprise;
C'est le même langage que l'on retrouve à l'article 8 du projet de loi C-28, et surtout je me réfère à l'alinéa h) qui parle des concessions, des contrats et des profits.
Le sénateur Beaudoin: Ceci explique votre première raison. Vous en avez une deuxième?
M. McIllroy: Selon moi, ceci est très clair. C'est ce que les partis de l'ALÉNA veulent dire quand ils parlent de «investissement».
Je répète qu'il ne s'agit pas de l'expropriation d'un terrain, mais de l'expropriation d'un investissement et la définition de «expropriation d'un investissement» est très étendue. L'article 8 et les amendements proposés tombent au milieu de cette définition.
[Traduction]
Le sénateur Lewis: Est-ce dire que si le projet de loi C-28 était adopté, il y aurait violation de l'ALÉNA? Sans vouloir être désinvolte, je pourrais vous répondre «Et alors?»
Si je vous comprends bien, c'est le projet de loi C-28 lui-même qui constituerait la mesure d'expropriation.
M. McIlroy: Sénateur, ce texte serait contraire à l'une des quatre conditions qui doivent être satisfaites pour qu'une expropriation soit en conformité avec l'ALÉNA. Autrement dit, cette violation comporte deux éléments essentiels. Le premier est l'expropriation, qui a déjà eu lieu. Le deuxième est le rejet de l'une des quatre conditions prévues à l'article 1110, rejet qui ne sera pas effectif tant que ce texte n'entrera pas en vigueur. La violation ne s'est pas encore concrétisée.
Le sénateur Lewis: Je préfère le mot «violation» à celui d'«expropriation».
Supposons que le projet de loi C-28 ne soit pas adopté. Qu'arriverait-il alors?
M. McIlroy: Je pense que les investisseurs américains et canadiens pourraient alors poursuivre leur action en dommages-intérêts devant les tribunaux de l'Ontario. Il s'agit d'une instance impartiale et les parties en cause peuvent réclamer des dommages-intérêts. Rien de cela ne pose de difficulté.
Le sénateur Lewis: Il existe donc, pour ces parties, un recours devant les tribunaux.
M. McIlroy: C'est exact.
Le sénateur Lewis: À votre avis, l'adoption du projet de loi C-28 entraînerait une violation de l'accord et cela permettrait à certaines des parties de réclamer des dommages-intérêts?
M. McIlroy: C'est exact. Il semble que certaines des parties, des investisseurs américains, détiennent une participation de 37,5 p. 100 du projet. Ces parties peuvent demander à un tribunal d'arbitrage de les indemniser intégralement. Mais, en ce qui concerne les investisseurs canadiens, le Parlement du Canada cherche en fait à limiter leur droit à être indemnisés intégralement.
Et donc si votre comité recommande de supprimer les articles 9 et 10, il devrait également envisager de recommander la suppression de l'article 8, de laisser l'action en justice suivre son cours et de permettre à un tribunal impartial d'accorder des dommages-intérêts.
Le sénateur Lewis: Mais le résultat ne sera-t-il pas le même dans les deux cas?
M. McIlroy: Oui, pour les investisseurs américains, mais les pauvres investisseurs canadiens restent en rade puisqu'ils ne peuvent pas se prévaloir de l'ALÉNA. Seul un investisseur américain est en mesure de le faire.
Le sénateur Gigantès: Les riches investisseurs canadiens. Vous dites les «pauvres» investisseurs canadiens, et moi je dis les «riches» investisseurs canadiens.
M. McIlroy: Je ne veux pas parler de la fiducie Bronfman, sénateur, je préfère ne pas aborder ce sujet.
Le sénateur Lewis: Mais je ne comprends pas très bien. D'après vous, le Canada pourrait faire des économies en adoptant ce projet de loi.
M. McIlroy: Nous nous retrouverions dans cette situation bizarre où les représentants élus du peuple canadien sont obligés d'accorder aux investisseurs américains un traitement plus favorable que celui qui est accordé aux investisseurs nationaux.
Le sénateur Lewis: Sous réserve de ce qu'en déciderait la justice.
M. McIlroy: Cela est exact. Mon confrère, M. von Finckenstein, soutient que même en s'adressant à un tribunal d'arbitrage, les demanderesses ne se verront pas accorder ces indemnités. Je lui réponds «Supprimons donc l'article 8 et donnons aux tribunaux ontariens l'occasion de se prononcer.»
Ainsi, sénateur Lewis, pour répondre à votre remarque de tout à l'heure «Et alors?», la conséquence serait que le Canada aura violé les dispositions de l'ALÉNA et que les investisseurs américains auront le droit de s'en prévaloir. Le dossier contient déjà une lettre d'avocats représentant 25 p. 100 des parts. L'affaire finira par être portée devant un tribunal d'arbitrage.
Le sénateur Lewis: C'est ce qui se passera de toute manière et donc l'affaire finira bien par être tranchée par les tribunaux.
M. McIlroy: Oui, mais ceux qui détiennent une participation de 37,5 p. 100 s'adresseront à un tribunal impartial et se verront intégralement indemnisés, alors que ceux qui détiennent les autres 62,5 p. 100 des parts verront le montant de leur indemnité décidé par un juge tenu d'appliquer le paragraphe 8(2) qui prévoit, essentiellement, que, dans cette affaire, les investisseurs ne peuvent pas vraiment réclamer une forte indemnité. Cette disposition leur retire le droit de réclamer des dommages-intérêts au titre des profits non réalisés ou de la perte de revenus futurs.
Le sénateur Lewis: Ce serait peut-être un résultat souhaitable qui nous permettrait d'économiser de l'argent.
Je remarque que, dans sa lettre, M. Baker notifie l'intention de soumettre une plainte mais ne précise pas au nom de qui il agit. Cela me paraît assez inhabituel de la part d'un avocat. On aurait cru qu'il indiquerait «J'agis pour le compte d'un tel, et je vous fais savoir que ces parties ont l'intention de soumettre une plainte à l'arbitrage.»
M. McIlroy: Il n'indique pas l'identité des parties pour le compte desquels il agit. On finira par le savoir si le projet de loi C-28 est adopté sous sa forme actuelle.
M. von Finckenstein: En ce qui concerne cet échange entre M. McIlroy et le sénateur Lewis, il faut bien sûr préciser que M. McIlroy part d'une double hypothèse dont je lui laisse l'entière responsabilité. Il part de l'hypothèse où les investisseurs américains se désisteront de l'action qu'ils auront intentée au Canada et entameront une action devant un tribunal international, ce qui est effectivement ce qu'ils auraient à faire. Ils ne peuvent effectivement pas s'adresser à la fois aux tribunaux canadiens et à un tribunal international. Il leur faut choisir l'instance à laquelle ils vont s'adresser.
Deuxièmement, il prend pour hypothèse qu'ils obtiendront gain de cause et qu'on leur accordera une indemnité plus importante que celle qu'ils pourraient obtenir selon le droit canadien une fois le projet de loi C-28 adopté. Il se fonde sur ces hypothèses, auxquelles, il est clair, il a longtemps réfléchi.
Je ne m'oppose nullement à la formulation de telles hypothèses, mais je ne suis pas convaincu de leur validité. Ainsi que je l'ai fait remarquer lors de mon témoignage, que ces investisseurs américains s'adressent à un tribunal international ou qu'ils s'adressent à des tribunaux canadiens dans le cadre d'une législation modifiée par l'effet du projet de loi C-28, je ne pense pas que cela affecte le montant de l'indemnité étant donné le vague qui caractérisait l'entreprise à l'époque où le contrat a été dénoncé. Il n'y avait à l'époque ni activité, ni entreprise en pleine activité; la valeur que vous pourriez attribuer aux bénéfices à venir est si vague que je ne pense pas que l'on puisse obtenir des dommages-intérêts à ce titre. Il est clair que, sur ce point, nous ne sommes pas du même avis.
Le sénateur Jessiman: J'aimerais que nous parlions du projet de loi C-28 abstraction faite des amendements qui y sont proposés. Sous sa forme actuelle, ce projet de loi est-il conforme à la Déclaration des droits? Dites-moi tout de suite si vous n'êtes pas en mesure de me le dire, mais si vous l'êtes, j'aimerais avoir votre point de vue.
M. von Finckenstein: Je vous préviens tout de suite que la Déclaration des droits échappe à ma compétence.
La présidente: Parlons-nous de la Charte ou bien de la Déclaration des droits?
Le sénateur Jessiman: De la Déclaration des droits.
M. von Finckenstein: Comme le prévoit la procédure en vigueur, ce projet de loi a été rédigé par le ministère de la Justice. Nos rédacteurs possèdent une liste d'instructions permanentes applicables à la rédaction des projets de loi et ils doivent veiller à ce que les textes soient conformes à la Constitution, à la Charte et à la Déclaration des droits. Cette procédure aura été suivie en l'occurrence. Les spécialistes en ce domaine ont, il est clair, conclu que le texte était effectivement en conformité avec la Déclaration des droits; autrement, le projet de loi ne vous aurait pas été transmis.
Le sénateur Jessiman: D'après vous, est-il également conforme à la Charte?
M. von Finckenstein: C'est la procédure prévue au sein du ministère de la Justice.
Le sénateur Jessiman: Avez-vous pris connaissance du témoignage des constitutionnalistes qui se sont prononcés sur ce projet de loi?
M. von Finckenstein: Non, sénateur. Je suis ici pour évoquer la question sous l'angle du libre-échange.
Le sénateur Jessiman: C'est entendu. Vous nous avez dit que ce domaine n'était pas de votre compétence et que vous vous en remettiez à la compétence de vos collègues; mais vous n'avez pas pris connaissance des propos des constitutionnalistes qui ont déclaré au comité que, sous sa forme actuelle, ce projet de loi n'est pas conforme. Plusieurs suggestions ont été faites quant à la manière de l'amender pour le rendre conforme.
D'après ce que nous ont dit ces experts, le projet de loi, sous sa forme non amendée, n'est pas conforme. Un témoin était d'un avis différent, mais il avait été engagé par le gouvernement, et rémunéré par lui. Il a comparu et a dit...
Le sénateur Gigantès: Il s'agissait d'un professeur. Le professeur avait été rémunéré et aussi...
Le sénateur Bryden: Nous n'avons pas à nous demander si les avocats sont rémunérés. Il est bien évident qu'ils le sont.
La présidente: Nous n'allons tout de même pas nous lancer dans un débat sur la rémunération des avocats.
Le sénateur Gigantès: Il voudrait faire croire que l'unique avocat qui n'est pas de son avis a reçu une rémunération et que cette rémunération aurait eu pour effet de faire taire la conscience de cet avocat; par contre, si un avocat reçoit des honoraires importants pour être de son avis, alors cet avocat-là est un homme intègre.
Le sénateur Jessiman: Monsieur McIlroy, quel serait votre avis sur tout cela?
M. McIlroy: Je tiens à préciser, sénateur, que mon intervention ici n'est pas à titre onéreux. Je suis ici comme spectateur engagé mais impartial.
Je préfère m'en remettre à des gens qui, comme le professeur Monahan, ont en ce domaine des connaissances beaucoup plus grandes. Je relève, cependant, que, sous sa forme actuelle, le projet de loi, avec des titres tels que «Absence d'effet juridique», «Immunité», «Absence d'indemnisation»...
Le sénateur Jessiman: Mais il n'est pas entré en vigueur.
M. McIlroy: En effet. Je sais que le ministre de la Justice va être entendu par votre comité, comme va l'être le professeur Monahan, et je préfère leur laisser le soin de répondre sur ce point.
Madame la présidente, j'aimerais répondre rapidement à l'observation qu'a faite mon confrère M. von Finckenstein. Quant à savoir si les investisseurs américains se désisteraient de l'action qu'ils ont engagée devant les tribunaux canadiens pour s'adresser plutôt à un tribunal de l'ALÉNA, ni lui, ni moi ne sommes en mesure de le dire. Vous voudrez peut-être poser la question à la société Lockheed ou aux clients de M. Baker; c'est à eux qu'il appartiendra d'en décider. Je pense que dans sa lettre M. Baker a précisé l'intention de ses clients à cet égard.
Le sénateur Lewis: Vous avez évoqué l'action en instance devant les tribunaux. Les investisseurs américains y sont-ils parties? Savez-vous s'ils se sont associés à cette action?
M. McIlroy: Je n'en sais rien. Je n'ai moi-même rien à voir avec cela, mais je crois savoir que l'action a été intentée par la société T1T2 et qu'ils font partie de cette société T1T2.
M. von Finckenstein: Je le pense également.
Le sénateur Lewis: On a dit qu'il s'agissait d'associés, et j'imagine donc qu'à ce titre ils sont parties à l'action en instance devant les tribunaux canadiens.
M. McIlroy: Oui. Je crois savoir que l'intitulé de la cause est T1T2 Limited Partnership et que cette demanderesse englobe la société Lockheed et sa participation de 25 p. 100 dont nous a parlé M. Baker.
Le sénateur Lewis: Les investisseurs américains ont donc choisi l'instance à laquelle ils entendaient s'adresser.
M. McIlroy: Non, sénateur Lewis, ils ont fait ce choix dans la mesure où il s'agit d'un tribunal pleinement compétent pour se prononcer sur la question des dommages-intérêts. Il faudrait leur demander s'ils entendent maintenir leur action devant ce tribunal compte tenu des restrictions sévères que l'article 8 du projet de loi C-28 imposerait au juge quant au montant des dommages- intérêts qu'il peut accorder.
Si je ne m'abuse, et M. von Finckenstein est là pour me corriger, les demanderesses demandent actuellement à être indemnisées pour les profits non réalisés et la perte de revenus futurs ou de profits escomptés. Elles sont parfaitement libres de poursuivre leur action devant ce tribunal malgré l'entrée en vigueur du projet de loi C-28 qui les prive du droit de réclamer une indemnité à ce titre. Dans sa lettre en date du 4 juin, adressée au ministre du Commerce international, M. Baker semble opter pour une autre solution.
Le sénateur Bryden: Monsieur McIlroy, j'ai pris connaissance des arguments que vous et M. von Finckenstein avez présentés au comité et je vois que vous êtes président d'une compagnie dénommée McIlroy & McIlroy.
M. McIlroy: C'est exact.
Le sénateur Bryden: Votre profession consiste à offrir des conseils en matière de commerce international?
M. McIlroy: C'est exact, sénateur.
Le sénateur Bryden: Vous êtes installé à Toronto?
M. McIlroy: C'est exact.
Le sénateur Bryden: Depuis à peu près combien de temps faites-vous ce genre de travail?
M. McIlroy: Depuis quand suis-je spécialisé en commerce international?
Le sénateur Bryden: Non, depuis combien de temps êtes-vous président de McIlroy & McIlroy?
M. McIlroy: Depuis 1990, c'est-à-dire depuis six ans.
Le sénateur Bryden: Vous avez dit qu'avant cela vous étiez chez Fasken & Calvin, un cabinet d'avocats.
M. McIlroy: C'est exact. J'ai eu, sénateur, l'occasion de travailler avec M. Rock entre 1981 et 1983. Je dois vous avouer un certain parti pris: je vois en lui un des plus grands avocats civilistes que j'aie jamais connus.
Le sénateur Bryden: Nous lui ferons part de cela demain.
On voit également que vous étiez associé d'un autre grand cabinet juridique canadien. Lequel était-ce?
M. McIlroy: Il s'agit de Aird & Berlis.
Le sénateur Bryden: Installé, lui aussi, à Toronto?
M. McIlroy: C'est exact. Avant cela, j'étais chez O'Malveny & Myers, un cabinet d'avocats de Washington. Avant cela, entre mon travail à Washington et mon travail au cabinet Fasken & Calvin, j'étais collaborateur d'un de vos collègues du Sénat, M. Jim Kelleher, à l'époque ministre canadien du Commerce international.
Le sénateur Bryden: Vous nous avez dit que vous n'êtes pas ici à titre de représentant d'une des parties et que personne n'a retenu vos services en cette affaire. Dans ce cas-là, quel est l'intérêt qui vous motive? Je n'essaie pas de vous compliquer la tåche, mais s'agit-il d'un intérêt purement intellectuel? Êtes-vous ici afin de mieux faire connaître McIlroy & McIlroy? Ou êtes-vous simplement ici en tant que citoyen canadien qui réfléchit à ces questions et qui voudrait nous éviter des problèmes?
M. McIlroy: Votre dernière hypothèse est la bonne.
Le sénateur Bryden: J'en suis convaincu.
M. McIlroy: Je vous assure que mon témoignage devant le comité, lors de ma comparution ici l'année dernière, ne m'a pas valu une ruée de nouveaux clients. J'estime qu'il s'agit d'un problème important et c'est avec plaisir que j'ai saisi l'occasion de croiser le fer avec mon confrère Konrad von Finckenstein. Nous ne sommes pas du tout du même avis sur la question.
Je comparais devant vous parce que je crois que le Canada est une puissance moyenne qui, à ce titre, croit fermement au respect des traités et à la primauté du droit ainsi qu'à la résolution des conflits. Ce qui m'inquiète, c'est que le projet de loi C-28 me semble contraire à ce traité. Il deviendra donc plus difficile pour le Canada de soutenir devant des instances internationales, et notamment à Washington, que d'autres pays devraient respecter les traités conclus par eux.
Sénateur Lewis, on en revient un peu à l'observation que vous aviez faite plus tôt: Eh alors?
Le Canada a, bien sûr, le droit de violer les traités auxquels il a souscrit. Chaque pays a le droit de le faire, mais, il y a, dans ce cas, un prix à payer.
En l'occurrence, il y aura deux prix à payer. Le premier est que nous allons accorder aux investisseurs américains un traitement plus favorable que celui que nous accordons aux investisseurs canadiens. Le deuxième est que nous n'aurons plus la même autorité morale lorsque nous nous rendrons à Washington pour soutenir que les Américains devraient respecter les dispositions de l'ALÉNA puisque, pour quelque raison que ce soit, nous entendons nous-mêmes ne pas les respecter.
Nous avons accepté de payer le prix, comme ils auront eux à régler l'addition pour d'autres problèmes tels que le projet de loi Helms-Burton.
Le sénateur Bryden: D'après le témoignage de tous les constitutionnalistes, y compris le professeur Monahan, que ce projet de loi viole ou non l'ALÉ ou l'ALÉNA n'affecte en rien sa constitutionnalité ou sa légalité. Avez-vous des motifs de désaccord sur ce point? Je sais que vous n'êtes pas constitutionnaliste.
M. McIlroy: Prétendent-ils qu'il s'agit là de deux problèmes distincts? Prétendent-ils que le problème que cela pose au regard du commerce international est un problème à part?
Le sénateur Bryden: Ce qu'ils disent c'est que si le projet de loi est adopté, soit sous sa forme initiale, soit sous sa forme amendée, le fait qu'il soit contraire à l'accord international n'affecte en rien la constitutionnalité ou la légalité du projet de loi au Canada.
M. McIlroy: Je ne suis pas, je le répète, constitutionnaliste, mais lorsque l'alinéa 1110(1)c) stipule «en conformité avec l'application régulière de la loi», il reprend peut-être certains termes qui se trouvent dans la Déclaration des droits ou dans la Charte. Si donc il s'avère qu'il n'y a pas eu application régulière de la loi, je crois que cela pourra effectivement influer sur la situation puisque c'est la même idée -- c'est-à-dire l'idée que l'indemnité doit être déterminée par un tribunal impartial et non par l'une des parties au différend.
Le sénateur Bryden: J'étais en désaccord avec le premier exposé que vous avez présenté au comité. Après l'avoir lu, je comprends pourquoi cela ne vous a pas valu une ruée de nouveaux clients.
Le sénateur Jessiman: Sénateur, vous y allez un peu fort. Vous êtes coutumier du fait.
Le sénateur Bryden: Je voudrais passer à une autre question -- et nous ne sommes pas en moyen de demander à un juge de nous départager.
L'article 1110 traite de l'expropriation et de l'indemnisation. Sans préciser si l'annulation ou la dénonciation d'un contrat constitue une expropriation, cette disposition stipule que:
Aucune des Parties ne pourra, directement ou indirectement, nationaliser... un investissement effectué sur son territoire par un investisseur d'une autre Partie, ni prendre une mesure équivalant à la nationalisation ou à l'expropriation d'un tel investissement... sauf:
a) pour une raison d'intérêt public.
J'estime pour ma part que le but visé par le projet de loi C-28 est d'intérêt public.
En ce qui concerne l'alinéa b), j'estime que le projet de loi C-28 n'est pas discriminatoire. Il ne vise pas spécialement les investisseurs étrangers. Il accorde aux investisseurs canadiens et aux entreprises canadiennes exactement le même traitement qu'aux étrangers.
En ce qui concerne l'alinéa c), «En conformité avec l'application régulière de la loi», j'aimerais vous donner lecture du jugement rendu dans l'affaire R. c. Appleby. Une question analogue se posait au sujet du respect de la Déclaration des droits, sur la question de savoir s'il y avait effectivement eu application régulière de la loi. La citation est la suivante:
«Je ne vois pas comment la Déclaration des droits peut être interprétée comme garantissant qu'un individu ne sera pas privé de ses biens sans indemnisation si la perte de ses biens découle de dispositions législatives régulièrement adoptées par le Parlement du Canada.»
Évoquant la question, un des témoins qui a comparu devant nous a déclaré:
Autrement dit, l'alinéa 1a) crée un droit à des garanties procédurales, droit qui est respecté lorsque, comme c'est le cas en l'occurrence, des dispositions législatives sont régulièrement adoptées par le Parlement.
J'en suis fermement convaincu. Dans la tradition britannique et dans la tradition canadienne, le Parlement est l'autorité suprême et cela a été quelque peu modifié par la Charte. Cela dit, si un projet de loi accomplit son parcours parlementaire, comme c'est le cas de celui-ci, qu'il suit la procédure parlementaire prévue et qu'il s'applique aux Canadiens et aux Américains, je ne pense pas qu'un tribunal canadien ou un tribunal international puisse dire qu'il n'y a pas eu application régulière de la loi.
Enfin, l'alinéa d) stipule:
... sauf:
d) moyennant le versement d'une indemnité en conformité avec les paragraphes 2 à 6.
Selon le paragraphe 2:
2. L'indemnité devra équivaloir à la juste valeur marchande de l'investissement exproprié... les critères d'évaluation seront la valeur d'exploitation, la valeur de l'actif, notamment la valeur fiscale déclarée des biens corporels, ainsi que tout autre critère nécessaire au calcul de la juste valeur marchande, selon que de besoin.
D'après moi, cela veut dire exactement ce qu'a soutenu M. von Finckenstein -- c'est-à-dire qu'avant qu'on puisse déterminer la juste valeur marchande il faut qu'il y ait une entreprise en pleine activité.
J'aimerais faire une autre observation d'ordre général. Il est admis par la plupart des avocats et, je pense, par la plupart des internationalistes, que si un pays, en vertu d'un traité -- et je crois que ce principe s'applique à l'ALÉNA et à l'ALÉ -- traite les investisseurs étrangers de la même manière et aussi équitablement que ses propres citoyens, le traitement accordé aux étrangers n'est pas discriminatoire. Dans la plupart des cas, les tribunaux internationaux considèrent que, dans la mesure où l'accord international en question ne comporte aucune disposition précise permettant d'écarter ce principe, la législation en cause est valide.
M. McIlroy: Sénateur, je ne suis pas d'accord sur ce point.
Le sénateur Bryden: Je ne m'attendais pas à ce que vous le soyiez.
M. McIlroy: Nos chemins se séparent. Vous parlez là du traitement national, c'est-à-dire de l'obligation d'accorder aux investisseurs étrangers le même traitement que nous accordons à nos propres investisseurs. Mais il ne s'agit là que d'une des obligations prévues au chapitre 11. Il y en a d'autres, telles que le traitement de la nation la plus favorisée et la norme de traitement. Tout cela se trouve dans l'accord. Je ne suis pas d'accord lorsque vous prétendez qu'il n'y a aucune violation des conditions prévues au chapitre 11 tant que l'on respecte ce que prévoit l'article 1102.
En ce qui concerne votre second argument touchant l'expression «En conformité avec l'application régulière de la loi», qu'il me soit permis de vous faire remarquer que, à suivre votre raisonnement, le projet de loi Helms-Burton adoptée par le Congrès des États-Unis n'est en rien contraire à l'application régulière de la loi et que, par conséquent, le Canada n'est nullement fondé à s'en plaindre. Je m'oppose entièrement à cet argument.
L'accord prévoit le versement d'une indemnité en conformité avec les paragraphes 2 à 6, et il est clair que le paragraphe 8(2) du projet d'amendement va à l'encontre de cette disposition. L'amendement proposé prévoit, essentiellement, qu'une fois promulgué le projet de loi C-28, le juge appelé à se prononcer sur la question des dommages-intérêts ne pourra pas accorder d'indemnité pour la perte de valeur d'un investissement. Le paragraphe 1110(2) prévoit que l'indemnité devra équivaloir à la juste valeur marchande de l'investissement exproprié.
Si, selon vous, le projet de loi C-28 ne viole aucun droit, pourquoi chercher à l'adopter? Pourquoi ne pas simplement permettre aux tribunaux de trancher l'affaire et d'accorder des dommages-intérêts?
Sénateur, deux parties sont en présence ici. L'une d'elles a rompu le contrat. L'une des parties va devoir indemniser l'autre. Mais, au lieu d'accorder une indemnité conforme aux conclusions d'un tribunal impartial se prononçant dans le cadre de l'application régulière de la loi, cette partie entend adopter des dispositions législatives lui permettant de dire «Je ne vous verserai à titre d'indemnité que la somme suivante,» ce qui est contraire à une application régulière de la loi.
Le sénateur Bryden: Vous avez tort car la partie qui a rompu le contrat est le gouvernement du Canada. C'est le Parlement du Canada, dont fait partie le Sénat, qui va adopter le projet de loi C-28.
À moins de prétendre que le Parlement et le gouvernement sont dans tous les cas une seule et même entité, il faut bien reconnaître que le Parlement du Canada a le droit de légiférer dans l'intérêt public. Nous pourrions entamer un long débat sur la question. Je vous prie de croire que ce n'est pas mon propos; dans le passé, nous en avons débattu six mois durant.
Le sénateur Jessiman: Vous avez la majorité. Vous pouvez contraindre l'adoption du texte. Il n'est pas nécessaire de le faire amender.
Le sénateur Bryden: Nous pourrions effectivement procéder ainsi.
Le sénateur Jessiman: Cela nous économiserait beaucoup de temps.
Le sénateur Bryden: Je voudrais demander à M. von Finckenstein ce qu'il pense de ce qui a été dit.
M. von Finckenstein: Comme vous avez pu vous en apercevoir, je suis en désaccord avec M. McIlroy sur la plupart des arguments qu'il a développés ici, mais je ne veux pas vous ennuyer en reprenant point par point son témoignage afin de le réfuter.
Le point principal du débat est celui-ci: Que s'est-il passé? Ce qui s'est passé c'est qu'au mois de décembre il y a eu dénonciation du contrat et que cette dénonciation a été acceptée. Tout cela s'est produit avant l'entrée en vigueur de l'ALÉNA. Par conséquent, aucune action ne peut être intentée sur le fondement des dispositions de la l'ALÉNA.
M. McIlroy a parfaitement raison de dire qu'une fois ce projet de loi adopté, les investisseurs américains pourraient intenter une action contre le Canada et attaquer le projet de loi C-28 comme étant contraire à l'ALÉNA. Il a exposé les raisons qui le portent à conclure à une violation; je ne pense pas que ces raisons soient valables. Je ne pense pas qu'il y ait eu violation des chapitres 10, 11 ou 5, comme il le soutient. Il s'agit d'événements antérieurs à l'entrée en vigueur de l'ALÉNA.
Il y a un projet de loi qui vient restreindre certains droits qui ont pu naître de mesures adoptées avant l'entrée en vigueur de l'ALÉNA. Ce projet de loi ne viole ni la norme d'indemnisation, ni la norme minimale de traitement. Il est clair que nous ne sommes pas du même avis sur ce point. Si M. McIlroy a raison, il est clair que quelqu'un -- soit le gouvernement des États-Unis, soit Lockheed -- entamera une action. Si c'était le gouvernement des États-Unis qui obtenait gain de cause, le Canada se verrait dans l'obligation de verser une indemnité. Mais l'investisseur se trouve devant un choix difficile. Doit-il poursuivre l'action en justice entamée devant les tribunaux de l'Ontario et attendre de voir ce que les tribunaux lui accorderont, ou doit-il se désister et entamer de nouvelles procédures devant une instance arbitrale constituée en vertu du chapitre 11, estimant qu'il obtiendra sans doute une plus forte indemnité d'un tribunal international? Cette décision là, seul l'investisseur peut la prendre.
Nous ne savons pas ce qu'il décidera à cet égard. On nous a montré une lettre indiquant leur opposition au projet de loi C-28, mais je n'ai eu mot d'aucune notification au titre du chapitre 11.
Le sénateur Gigantès: Ces documents contiennent des dispositions prévoyant, dans certaines conditions, un recours pour les investisseurs d'une des parties qui estiment que l'autre partie les a traités incorrectement.
M. McIlroy: C'est exact.
Le sénateur Gigantès: Vous nous avez dit que si l'on peut nous reprocher une violation, nous ne serons plus à même de faire respecter, par les États-Unis, les droits que nous confère l'ALÉNA.
M. McIlroy: Non, je ne pense pas avoir dit cela. Je crois avoir dit qu'en tant que moyenne puissance qui ne peut compter que sur la primauté du droit et le respect des règles, le Canada porterait atteinte à l'autorité morale de ses arguments si, à Washington, nous disions aux Américains «Vous ne devez pas adopter le projet de loi Helms-Burton car il répond purement à des considérations de politique intérieure»; alors que nous, pour telle ou telle raison, allons adopter le projet de loi C-28 qui est nettement contraire à l'ALÉNA, nous contentant en fait de dire «Nous, en tant que Parlement du Canada, nous pouvons faire ce que bon nous semble.» Je veux bien, mais il y aura un prix à payer.
Le sénateur Gigantès: Vous avez également dit que nous nous trouverions accorder un meilleur traitement aux investisseurs américains qu'aux investisseurs canadiens.
M. McIlroy: C'est exact.
Le sénateur Gigantès: Dans ces conditions-là, comment les Américains pourraient-ils se plaindre? L'ALÉNA contient des dispositions qui permettent aux investisseurs américains qui ne sont pas satisfaits de demander réparation. Dans la mesure où l'accord de l'ALÉNA leur fournit un recours, nous agissons en parfaite conformité avec l'accord.
M. McIlroy: Si le Parlement du Canada entend adopter des mesures législatives contraires au traité que nous avons conclu, et obliger par là même les investisseurs de l'autre pays à actionner le gouvernement du Canada devant un tribunal d'arbitrage, qu'il le fasse. Mais il ne faudra pas alors se plaindre de voir nos investisseurs recevoir de la part des Américains un traitement analogue.
Le sénateur Gigantès: Ils sont déjà constamment traités de la sorte.
M. McIlroy: Peut-être avez-vous raison.
Le sénateur Gigantès: Nous avons signé l'ALÉNA, et cet accord contient certaines dispositions touchant le traitement que l'on doit, en l'occurrence, accorder aux investisseurs américains. Si, devant un tribunal d'arbitrage constitué en vertu du chapitre 11, ils peuvent démontrer qu'on ne leur a pas accordé ce traitement-là, ils pourront obtenir une indemnité. Mais le paragraphe 1110(2) stipule que:
Les critères d'évaluation incluront la valeur d'exploitation.
Or, il n'y a pas de valeur d'exploitation. L'accord parle aussi de «valeur de l'actif». Or, pour ces investisseurs américains, il n'existe pas encore de valeur de l'actif, pas plus qu'il n'existe de «valeur fiscale déclarée des biens corporels, ainsi que tout autre critère».
J'ai l'impression que, tout compte fait, nous aurions intérêt, du point de vue de notre réputation internationale et, certainement, du point de vue de l'intérêt public canadien, à adopter le projet de loi sans l'amender et à laisser aux Américains le soin de faire ce qui leur paraît indiqué.
Je ne mets pas du tout en cause vos motifs. Je tiens pour acquis que vous avez en l'espèce un intérêt purement intellectuel.
M. McIlroy: Je vous remercie de me rendre cette justice.
En plus des trois facteurs d'appréciation que vous avez relevés au paragraphe 1110(2), il y a aussi les autres critères nécessaires. En l'espèce, la perte des profits escomptés compterait parmi ces facteurs.
Je suis d'accord avec le sénateur Gigantès et le sénateur Bryden pour qui le Parlement du Canada est libre d'adopter toute mesure législative qu'il lui semble bon de faire, et le Congrès des États-Unis est libre d'en faire autant. Si cette mesure législative est contraire à un traité, nous en subirons les conséquences. Si nous entendons procéder ainsi, très bien, mais je veux alors qu'il soit bien entendu que si ce texte législatif est adopté par le Sénat on risque fort de voir l'affaire portée devant un tribunal international d'arbitrage.
Est-ce bien comme cela que le gouvernement du Canada et le Parlement du Canada veulent être perçus par les milieux financiers -- c'est-à-dire comme un pays qui conclut des traités garantissant la protection des investisseurs internationaux, mais qui n'en respecte pas les clauses et qui oblige ces mêmes investisseurs à le traîner devant des tribunaux d'arbitrage. Il faut être conscient de cela avant d'agir.
Le sénateur Gigantès: Si le traité prévoit la possibilité de traîner des gens devant des tribunaux d'arbitrage c'est bien que l'un ou l'autre des partenaires, pour des raisons qui lui sont propres, va à un moment ou à un autre faire quelque chose qui est contraire aux souhaits des investisseurs étrangers. L'accord prévoit donc que ces investisseurs étrangers pourront s'adresser à un tribunal d'arbitrage. Les signataires savaient bien ce qui se passerait. Sans cela, ils n'auraient pas inscrit dans l'accord toutes ces dispositions et n'auraient pas rédigé ce chapitre 11.
M. McIlroy: Je suis d'accord. Mais, en tant que citoyen canadien, je trouve assez ironique que des investisseurs étrangers soient mieux traités que nos investisseurs nationaux.
Le sénateur Gigantès: N'est-ce pas épatant pour les investisseurs étrangers que nous voulons attirer? Nous pouvons ainsi dire «Nous traitons les investisseurs étrangers mieux que nous ne traitons les investisseurs canadiens. On ne saurait trouver meilleur pays pour investir.»
M. McIlroy: Ça va si vous êtes un investisseur étranger, mais pour un investisseur canadien...
Le sénateur Gigantès: Je n'ai rien à investir, sinon 200 $ par an dans des billets de loterie.
M. McIlroy: J'espère que vous aurez de la chance.
Le sénateur Doyle: Monsieur McIlroy, je vais tenter d'être bref et ne vous poserai qu'une ou deux questions pour récapituler un peu ce qui a été dit.
Vous nous observez depuis presque deux ans alors que nous débattons de la question. Nous avons entendu émettre beaucoup d'idées sur ce que nous devrions faire. Comme vous l'avez dit, nous allons bientôt rendre compte au Sénat de notre examen du projet de loi. Malgré tous nos efforts, selon le principal conseiller du gouvernement dans ce dossier, le ministère préférerait que le projet de loi C-28 soit adopté sans amendement. C'est ce que ses représentants font actuellement valoir.
Ils ajoutent, cependant, «Nous accepterions peut-être d'y apporter certains amendements, ou peut-être entendrez-vous y apporter des amendements». Nous ne savons pas encore très bien par quel moyen ces amendements nous parviendront, mais ils sont là, quelque part.
Ma question est la suivante: Si, tout d'un coup, un client vous demandait conseil dans ce dossier, que lui diriez-vous? Conserveriez-vous le projet de loi C-28 sous sa forme actuelle? Adopteriez-vous ces soi-disant amendements, ces amendements qui sont proposés? Ou bien, reprendriez-vous le projet de loi dès le début?
M. McIlroy: Sénateur, je ne sais pas si les amendements proposés par le gouvernement seront adoptés ou non, mais ce serait déjà une grande amélioration de supprimer les articles 9 et 10. En supprimant l'article 8, on permettrait au plaideur qui se trouve actuellement devant les tribunaux ontariens de se voir accorder par ceux-ci l'indemnité que les tribunaux jugeront être conformes à la loi plutôt que simplement conforme à ce projet de loi...
Le sénateur Gigantès: Qui, une fois adopté, sera la loi.
M. McIlroy: C'est exact.
Le sénateur Gigantès: Vous venez de dire conforme à la loi.
M. McIlroy: Je voulais dire, monsieur, conforme à la loi dans son état actuel.
Le sénateur Gigantès: Mais la loi est en perpétuelle transformation.
M. McIlroy: C'est exact, mais le texte proposé ne s'applique qu'à une seule affaire. Il ne sera pas d'application générale.
Si le gouvernement supprimait l'article 8, me permettant ainsi de demander un dédommagement intégral dans le cadre du procès que j'ai déjà engagé, je maintiendrais mon action. Si je me trouvais engagé dans une action en justice et que j'apprenais qu'un des principaux chefs de ma demande d'indemnisation -- je précise, encore une fois, que je ne représente pas la société Lockheed, que je ne représente pas ceux qui possèdent cette participation de 25 p. 100 et que, très honnêtement, je ne sais pas ce qu'ils demandent en justice étant donné que je n'ai pas étudié les pièces versées au dossier -- j'envisagerais très sérieusement de m'adresser à une instance devant laquelle je pourrais demander un dédommagement intégral plutôt que de poursuivre mon action devant un tribunal auquel le Parlement a décidé d'imposer des limites quant au montant des indemnités qui peuvent être accordées.
Je ne sais vraiment pas où en sont ces propositions, ni si d'autres amendements vont être apportés. Le ministre Allan Rock vous le dira sans doute lorsqu'il se présentera devant le comité.
Dès ma première comparution ici il y a un an, j'ai soulevé ces questions. M. von Finckenstein est par la suite intervenu et maintenant nous nous retrouvons tous les deux devant vous. Je pense que les honorables sénateurs qui constituent ce comité comprennent très bien les questions soulevées en l'espèce. Vous êtes je pense parfaitement capable de décider si, compte tenu des risques, vous entendez appuyer ce projet de loi. Mon confrère n'y voit guère d'inconvénient; j'estime, pour ma part, que les risques sont considérables. En tant que Parlement du Canada, vous avez toute latitude pour légiférer. Des mécanismes sont prévus au cas où le texte serait contraire à la Charte ou au traité de l'ALÉNA. Je ne dis pas que vous ne pouvez pas adopter le texte. Vous êtes libre de faire comme il vous plaît.
Songeons à une situation analogue. Admettons que Konrad et moi ayons signé un contrat que j'entends rompre. Je peux effectivement le rompre, mais je devrai alors en subir les conséquences. Je dis simplement que le Canada va peut-être devoir en subir les conséquences -- mais seulement en ce qui concerne les étrangers et non pas les investisseurs canadiens.
La présidente: Merci, sénateur Doyle. Je tiens à remercier nos trois témoins bien que M. Fréchette n'ait guère eu à intervenir. Je le remercie de sa présence ici avec M. von Finckenstein et M. McIlroy.
Le sénateur Gigantès: J'espère que ce sera la dernière fois.
La présidente: J'espère, moi aussi, que ce sera la dernière fois en ce qui concerne ce texte précis.
Notre prochain témoin est M. Gerald Chipeur, avocat. Il comparaît ici en son propre nom et à la demande du comité de direction. Il a déjà eu l'occasion de témoigner quant à la légalité et la constitutionnalité du projet de loi C-22, et je suppose que c'est de cela qu'il vient nous entretenir ce soir.
M. Gerald Chipeur, avocat: Honorables sénateurs, dans mon témoignage précédent, j'ai évoqué quatre des problèmes que soulevait le projet de loi C-22 devenu l'actuel projet de loi C-28. Ces quatre problèmes au regard de la Constitution, de la Déclaration des droits et des traités internationaux étaient les suivants:
D'abord, la suppression de recours judiciaires. Là le problème touchait la primauté du droit, les obligations internationales du Canada et la Déclaration des droits.
En second, l'annulation rétroactive du contrat. Encore une fois, cela soulevait un problème lié à la primauté du droit et à la Déclaration des droits.
Troisièmement, le fait qu'on accorde au ministre un pouvoir discrétionnaire subjectif. Cela, encore une fois, soulevait des problèmes au regard de la primauté du droit et de la Déclaration des droits.
Quatrièmement, l'imposition d'une limite au montant de l'indemnisation privait les plaideurs ou parties éventuelles du droit d'obtenir une indemnisation intégrale par une action en justice fondée sur ces contrats. Encore une fois, cela soulevait des problèmes au regard de la primauté du droit et de la Déclaration des droits.
Le projet d'amendements qui m'a été communiqué, et que j'ai étudié, ainsi que les amendements apportés au texte au cours des 18 derniers mois, apportent une réponse à tous les problèmes sauf au dernier. Trois des quatre domaines problématiques ne poseraient ainsi plus de difficulté au regard de la Constitution. Le seul problème qui subsiste est lié à l'indemnisation et aux restrictions apportées à celle-ci.
Lorsqu'on apporte des restrictions en matière d'indemnisation, comme ce texte le fait, les deux difficultés d'ordre constitutionnel sont au regard de la primauté du droit et de la Déclaration des droits. En ce qui concerne la primauté du droit, insistons sur deux problèmes.
Le premier consiste à se demander, de manière générale, si l'on peut exproprier sans motif. Autrement dit, le Parlement doit-il justifier toute expropriation par un motif rationnel?
Le second problème au regard de la primauté du droit, telle que je la conçois, est la restriction apportée au droit de se voir accorder des dommages-intérêts non compensatoires en cas de diffamation. Cela est lié à la question soulevée dans le cadre de l'affaire Roncarelli c. Duplessis, action intentée de mauvaise foi par un ministre ou autre mandataire de la Couronne et tendant à diffamer un particulier. La Cour a conclu qu'il y avait lieu d'accorder plus que de simples dommages-intérêts compensatoires. Il y a aussi le problème de la restriction à la possibilité, pour la cour, de faire respecter la primauté de droit en accordant des dommages-intérêts qui viendraient s'ajouter aux dommages-intérêts compensatoires prévus par le texte.
Ce problème-là, tel qu'il se pose au regard de la Déclaration des droits, subsiste. Aucune des dispositions législatives envisagées n'y apporte de réponse. Je sais qu'on considère, de manière générale, qu'il s'agit de sociétés commerciales et que ces sociétés ne sont pas nécessairement admises à invoquer la Déclaration des droits. J'aimerais me pencher sur ce problème ainsi que sur la question plus générale de savoir si, lorsqu'on parle d'application régulière de la loi, on entend les règles de fond et le droit de propriété ou s'il s'agit simplement des garanties procédurales et du droit de propriété.
Je vais maintenant aborder la question de la primauté du droit ainsi que la question de savoir si, en cas d'expropriation sans indemnisation, le Parlement du Canada est tenu de justifier, par l'existence un motif rationnel, les mesures prises. J'ai déjà évoqué la question devant vous et je serai, par conséquent, bref.
En un mot, l'affaire manitobaine des Langues a établi que, au Canada, la primauté du droit est aujourd'hui, comme il l'a toujours été, un principe de droit constitutionnel et que le gouvernement est soumis à la primauté du droit. Toute mesure législative doit être conforme à la primauté du droit. Le simple fait que le Parlement a adopté une mesure législative ne garantit pas que cette mesure législative est conforme à la primauté du droit. La primauté du droit est extérieure au Parlement; le principe en est inscrit dans la Constitution et se situe au-dessus du Parlement. L'acceptation de ce principe, si tant est qu'on l'accepte, soulève une question: Comment exproprier des biens tout en se conformant à la primauté du droit?
Il y a presqu'un an, dans l'affaire Association des distillateurs canadiens c. Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, la cour a déclaré que, pour justifier la limite apportée à un droit d'ordre constitutionnel -- en l'occurrence la liberté d'expression -- le Parlement doit agir de manière rationnelle. En l'espèce, le Parlement avait déclaré que l'on ne pouvait pas faire de la publicité pour l'alcool mais qu'on pouvait en faire pour la bière. La cour a répondu que le Parlement pouvait avoir une bonne raison, un motif rationnel, de restreindre la publicité pour les boissons alcoolisées mais qu'en imposant de telles limites, il fallait que le Parlement agisse de manière rationnelle.
S'agissant du projet de loi C-28, s'il existe un lien rationnel entre le motif qui sous-tend le texte législatif envisagé et l'effet recherché, les dispositions législatives en question seront conformes à la primauté du droit. Mais, en l'absence d'un lien rationnel entre le motif qui sous-tend les dispositions envisagées et l'effet recherché par celles-ci, le texte ne respectera peut-être pas la primauté du droit. Au point où nous en sommes, seul le comité est en mesure de répondre à la question, mais il est clair qu'un tribunal aura, à une date ultérieure, à se poser la question à nouveau.
Toute personne appelée, de par son mandat législatif, à se prononcer sur la question, devra se demander: Pourquoi ce texte est-il proposé? S'il existe un lien rationnel entre le texte proposé et l'effet recherchée, on pourrait à bon droit lui accorder son appui.
Permettez-moi de vous citer un exemple qui illustre certains motifs qui sont rationnels et certains qui ne le sont pas. Si le motif qui sous-tend ce texte de loi était que le Canada a une dette publique importante et qu'il ne peut guère se permettre de se voir condamné au paiement d'un demi-milliard de dollars d'indemnité, il serait difficile d'établir l'existence d'un lien entre ce motif-là et l'effet escompté du texte de loi.
Ce serait comme l'affaire de la publicité pour la bière et les boissons alcoolisées. Dans cette affaire-là, il avait été décidé de faire porter aux boissons alcoolisées l'intégralité du fardeau. La cour a demandé pourquoi on en avait décidé ainsi, et le gouvernement n'a pu faire état d'aucune raison. Dans un même ordre d'idées, pourquoi entendrait-on imposer le fardeau de la dette nationale à ce groupe précis d'investisseurs? Il faudrait pouvoir donner une bonne raison d'agir de la sorte plutôt que de répartir plus largement le fardeau.
S'il y avait une bonne raison de procéder ainsi, il n'y aurait, bien sûr, aucune raison de ne pas se prononcer en faveur du texte qui serait ainsi conforme au principe de la primauté du droit.
Un autre argument que l'on pourrait développer à l'appui de ce texte serait que le contrat en question avait été conclu au cours d'une campagne électorale et qu'il convenait de l'annuler puisqu'un nouveau gouvernement ne doit pas être astreint au respect d'un contrat d'une telle importance signé en période électorale. Cet argument ne se tiendrait que si le texte législatif voyait sa portée élargie à tous les contrats d'une ampleur comparable conclus par le gouvernement en place au cours de campagnes électorales antérieures et à venir. Le fait d'en limiter la portée à ce contrat précis, conclu dans le cadre de cette élection précise, ne fournirait probablement pas le lien rationnel nécessaire.
Cela dit, il peut exister d'autres motifs. Si l'on avait une bonne raison précise qui ne s'appliquait effectivement qu'aux contrats en cause et qui justifiait rationnellement l'expropriation, je crois que les tribunaux n'y verraient en l'espèce aucune violation de la primauté du droit.
Le sénateur Jessiman: On croirait, à vous entendre, que les amendements ont déjà été adoptés.
M. Chipeur: C'est juste. Vous avez déjà mon témoignage touchant le projet de loi sans les amendements.
L'autre question ayant trait à la primauté du droit est celle qu'a soulevée l'arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Roncarelli c. Duplessis. Dans cette affaire, la Cour suprême a eu à se pencher sur la décision prise par un premier ministre provincial d'annuler une licence en faisant valoir qu'un certain défendeur ne saurait bénéficier d'une licence «à perpétuité». Dans cette affaire, la Cour a déclaré que cette décision du premier ministre n'était pas conforme à la primauté du droit. La Cour accorda des dommages-intérêts -- d'ordre compensatoire -- au particulier visé par une décision d'un premier ministre, contraire à la primauté du droit.
Si ce texte est adopté et qu'il impose une limite au montant des dommages-intérêts non compensatoires pouvant être accordés, il rend possible le fait qu'un ministre, ou autre préposé de la Couronne, ou quelque autre personne agissant au nom de la Couronne, puissent éviter le paiement de dommages-intérêts non compensatoires dans une affaire où ils auraient avec malveillance diffamé un particulier et utilisé le pouvoir ou l'influence de leur charge pour cause à autrui un préjudice par diffamation.
Si c'est l'effet du texte, nous restreignons la possibilité qu'ont les tribunaux d'assurer la primauté du droit et cela serait en soi contraire à la primauté du droit car, encore une fois, la primauté du droit est un principe inscrit aussi bien dans la Loi constitutionnelle de 1867 que dans la Loi constitutionnelle de 1982. Dans les deux cas, la primauté du droit se situe au-dessus du Parlement. Même si le Parlement déclarait qu'il est loisible à un ministre de la Couronne de diffamer quelqu'un, avec malveillance et mauvaise foi, sans avoir à verser d'indemnité, les tribunaux seraient fondés à dire -- ce qu'ils ne manqueraient sans doute pas de faire -- que cette limite est contraire à la primauté du droit; qu'elle permet à un ministre de la Couronne d'enfreindre la primauté du droit et que cette limite est, par conséquent, contraire à la Constitution.
Le dernier problème, qui reste entier, est celui qui a trait à la Déclaration des droits. On s'est, à chaque fois, penché sur ce problème et je n'y reviendrai donc pas de manière très détaillée. Selon la Déclaration des droits, chacun bénéficie du droit de propriété et du droit de ne pas être privé de ses biens sinon par une application régulière de la loi. La question que l'on doit se poser est: qu'entend-on par «application régulière de la loi»?
Un jugement rendu par la Cour fédérale dans une affaire impliquant la Commission de la Capitale nationale ici à Ottawa, expose clairement ce que l'on entend au juste par l'application régulière de la loi. Il s'agit de l'affaire Commission de la Capitale nationale c. Lapointe, 1972, Cour fédérale, 568. Dans cette affaire, le juge a déclaré que l'application régulière de la loi doit être assurée au moyen d'une «procédure raisonnable, dans un but qui soit considéré d'intérêt public et le propriétaire doit recouvrer une compensation dont le montant doit être fixé de façon impartiale après audition.
Cette citation évoque clairement l'idée d'indemnisation équitable mais aussi la question que j'ai évoquée au sujet de la primauté du droit, c'est-à-dire la nécessaire existence, en cas d'expropriation, d'un motif d'intérêt public.
Il vous faut donc vous demander si l'article 1 de la Déclaration des droits, qui garantit le droit de propriété, s'applique aux sociétés commerciales. Je n'entrerai pas dans le détail, mais lors de la première série d'auditions relatives à ce projet de loi, l'Association canadienne du barreau a émis l'avis que cet article 1 ne s'applique pas aux sociétés commerciales. Si c'est effectivement le cas, étant donné la décision du juge L'Heureux-Dubé dans l'affaire Banque nationale du Canada c. Houle, les actionnaires d'une société commerciale qui perdent la valeur de leurs actions en raison des agissements d'un tiers, peuvent, de leur propre chef, intenter une action pour rupture de contrat.
Il faudrait alors conclure que l'article 1 s'applique aux sociétés commerciales ainsi qu'aux particuliers mais que, s'il ne s'applique pas, les actionnaires individuels pourront intenter une action afin d'obtenir le remboursement de la perte de valeur de leurs actions.
Voilà, d'après moi, les trois problèmes qui subsistent. Je répondrai très volontiers aux questions qu'on voudra me poser.
Le sénateur Gigantès: Vous affirmez que le texte de loi doit être conforme à la primauté du droit. Nous avons eu, à ce sujet, des discussions longues et nombreuses. Toute définition de ce qu'on entend par primauté du droit est éphémère, difficile à cerner. Il est bien évident qu'un texte doit être conforme à la Charte. J'estime qu'il est impossible de démontrer que ce texte n'est pas conforme à la Charte.
M. Chipeur: Je conviens que là n'est pas la question, qu'il n'y a aucune débat sur ce point.
Le sénateur Gigantès: Un texte de loi doit avoir une raison d'être, et l'intérêt public constitue une telle raison d'être.
Arrêtez-moi si je m'écarte du sujet. Si un gouvernement décide qu'il est dans l'intérêt public de faire gérer l'aéroport de Toronto par une administration aéroportuaire locale, comme c'est le cas à Vancouver, à Edmonton, à Dorval et à Mirabel, ceux qui s'opposent à une telle mesure devront démontrer que le gouvernement a agi de manière irrationnelle en ne vendant pas tous ces aéroports à T1T2 ou à Paxport.
M. Chipeur: Les trois problèmes que nous avions évoqués auparavant ont tous été réglés dans le cadre des amendements. Si les amendements étaient adoptés, le problème que vous venez de soulever n'existerait plus puisque l'annulation du contrat ne serait pas en cause.
Le seul problème qui demeure est celui de l'indemnisation. Les investisseurs vont-ils être indemnisés et, si oui, comment? Du point de vue constitutionnel, voilà le seul problème qui subsiste.
Le sénateur Gigantès: On n'avait pas supprimé la possibilité d'un recours devant les tribunaux, même avant que ne soit proposé l'amendement.
M. Chipeur: Vous pourriez le soutenir.
Le sénateur Gigantès: Les investisseurs ont toujours eu la possibilité de s'adresser aux tribunaux et de faire valoir l'inconstitutionnalité du texte.
M. Chipeur: J'en conviens.
Le sénateur Gigantès: On n'a jamais fermé l'accès aux tribunaux. Maintenant, on se demande s'il est constitutionnel de limiter l'indemnisation. Nous avons devant nous de la jurisprudence, découlant principalement d'affaires tranchées en Saskatchewan, où l'indemnisation a été limitée et où ces limites ont été confirmées par les tribunaux.
On en vient maintenant à la signature d'un contrat de pareille envergure en période électorale.
M. Chipeur: Nous arrivons au problème du motif.
Le sénateur Gigantès: Vous l'avez évoqué.
M. Chipeur: C'est exact. D'après moi, il y a une jurisprudence qui autorise les limites imposées à l'indemnisation. J'estime que la notion de primauté du droit a évolué, du fait des décisions de la Cour suprême et d'autres tribunaux, au point où, aujourd'hui, il faut démontrer l'existence d'un motif rationnel. Il ne vous reste qu'à décider si, à votre avis, il existe en l'occurrence un motif rationnel.
Le sénateur Gigantès: Le gouvernement a estimé qu'il était contraire à la coutume, aux conventions et à la tradition qu'un gouvernement sortant signe un contrat d'une telle envergure. On ne trouve aucun exemple d'un contrat d'une telle envergure signé au cours de la période préélectorale de 1993.
Quoi qu'en disent mes collègues de l'autre bord, la manière dont cela s'est fait a fait mauvaise impression. On aurait dit que ça s'est fait à la toute dernière minute, que le contrat a été signé à la toute dernière minute, après un avertissement de celui qui à l'époque était chef de l'Opposition, afin d'accorder un contrat à un groupe précis d'individus. Le gouvernement a estimé que ce contrat constituait un fåcheux précédent et qu'il fallait l'annuler.
La Déclaration des droits s'applique-t-elle? Elle ne s'applique pas aux sociétés commerciales, mais vous avez, avec raison, cité une jurisprudence selon laquelle les actionnaires d'une société commerciale peuvent intenter une action en justice pour perte de valeur de leurs actions. Cela ne nous a jamais été démontré.
Le sénateur Lewis: Je ne pense pas qu'il ait dit cela.
Le sénateur Gigantès: N'a-t-il pas cité l'affaire Commission de la Capitale nationale c. Lapointe?
Le sénateur Lewis: Le juge a dit penser qu'il en était ainsi. Je ne crois pas que son jugement ait été en ce sens.
Ai-je raison sur ce point, monsieur Chipeur?
M. Chipeur: Ce que vous avez dit, sénateur Gigantès, est exact. Il est probable que le droit de propriété ne s'applique qu'aux sociétés commerciales mais que, dans l'affaire Banque nationale, les actionnaires sont peut-être fondés à agir en justice.
Le sénateur Gigantès: C'est cela, l'affaire Banque nationale.
Le sénateur Lewis: Ils ont peut-être une cause à faire valoir. Il n'a donc pas, en fait, été décidé que les actionnaires pouvaient intenter une action, n'est-ce pas?
M. Chipeur: Le juge a déclaré que, dans certaines circonstances, la rupture de contrat avec une société commerciale peut ouvrir aux actionnaires individuelles la possibilité d'engager une action. Elle n'est pas allée plus loin que cela.
La question est de savoir si, le cas échéant, les actionnaires pourraient être fondés à instituer une action. Si c'est le cas, ils pourront peut-être se prévaloir de l'alinéa 1a).
Le sénateur Gigantès: Mais le projet de loi non amendé prévoyait déjà le remboursement des débours et des honoraires d'avocats pour la défense du dossier, mais non des sommes versées pour lobbyisme. Le gouvernement estimait, de toute évidence, que l'intérêt public exigeait qu'au-delà d'un certain point on impose une limite au lobbyisme.
Je compte des lobbyistes parmi mes amis, mais, au cours des dix dernières années, le public en est arrivé à considérer les lobbyistes comme des gens qu'on engage pour soudoyer un ministre. Cette impression est peut-être fausse, mais elle était réelle et il fallait bien la corriger. C'est pour cela qu'on a rejeté le principe de l'indemnisation des sommes versées pour lobbyisme.
Il faut, je crois, reconnaître -- je suis un partisan de l'actuel gouvernement -- qu'on a satisfait à tous les critères que vous avez cités. L'accès aux tribunaux est assuré, conformément à ce que prévoit le jugement National Bank, aux actionnaires de ces sociétés, même si le projet de loi est adopté. Où donc se situe le problème?
M. Chipeur: Si, à votre avis, ce projet de loi est contraire à la Déclaration des droits, et si, à votre avis, il a pour effet de désavantager les actionnaires, vous envisagerez peut-être de lui refuser vos voix, à moins qu'il ne contienne une clause d'exemption.
Le sénateur Gigantès: J'estime que le projet de loi n'est pas contraire aux intérêts des actionnaires étant donné que leurs intérêts n'avaient pas encore pris forme.
M. Chipeur: Si vous êtes bien de cet avis, peut-être est-il vrai également que le projet ne comporte aucune violation de la Déclaration des droits et, dans ce cas là, vous seriez, il est clair, libre de voter pour.
Le sénateur Gigantès: La question sera en définitive réglée par les tribunaux.
M. Chipeur: Disons, en revenant à l'autre question, qui est celle du motif rationnel, qu'il faut bien réfléchir à l'effet qu'a eu la décision relative aux boissons alcoolisées. Je sais que les gens ont tendance à dire «Nous estimons qu'il existe, dans notre société, un problème au niveau des sommes versées pour lobbyisme» et «Nous estimons que, dans notre société, il existe un problème au niveau de ces gros contrats signés en période électorale.» Mais, si, en fait, le projet de loi ne s'attaque pas à ces deux problèmes mais, plutôt, à un groupe de personnes précises, on se retrouve un peu dans le cas des boissons alcoolisées où l'on ne faisait que s'attaquer à une partie du problème et non au problème dans son entier. C'est alors qu'on pourra mettre en question l'existence d'un motif rationnel.
L'affaire ressemble beaucoup à l'affaire Roncarelli c. Duplessis. Dans cette affaire, M. Duplessis avait pris des mesures à l'encontre d'un individu précis, après avoir conclu qu'un certain groupe posait un problème à la société. Il retint que ce groupe avait peut-être des agissements séditieux et il choisit de sévir contre M. Roncarelli et de lui supprimer sa licence.
S'il avait, comme on l'a fait à Singapour, adopté des dispositions législatives mettant les témoins de Jéhovah hors-la-loi pour cause de sédition, on aurait pu dire qu'il cherchait à s'attaquer au problème dans son entier. En l'espèce, il n'a visé que M. Roncarelli.
Le sénateur Gigantès: Vous avez dit qu'il lui a supprimé sa licence pour toujours.
M. Chipeur: C'est exact.
Le sénateur Gigantès: Ce projet de loi ne prévoit nullement que les associés des sociétés T1T2 et Paxport ne pourront pas soumissionner en vue d'un autre contrat avec le gouvernement, ne pourront pas exercer leurs activités commerciales. Non, pas du tout. Le texte dit simplement que la manière dont ce contrat a été signé est contraire à l'intérêt public et contraire à l'image que devrait donner le gouvernement. Nous n'aimons pas le contrat; nous estimons que les profits sont exorbitants. Nous avons, en comité, parlé de ces profits. Certains pensaient qu'il n'y avait rien à redire; d'autres les ont trouvés exorbitants.
M. Chipeur: Si le problème se situe au niveau de l'énormité des bénéfices, on s'attendrait, encore une fois, à ce que le projet de loi vise tout contrat qui prévoit des profits exorbitants, à l'instar de la loi qui interdit les intérêts dépassant un certain taux.
La question à laquelle vous devez répondre est la suivante: existe-t-il une bonne raison de s'en prendre directement à ce contrat en particulier? S'il existe une raison de viser particulièrement ce contrat et de ne pas se pencher sur tous les autres problèmes que peut susciter l'action des lobbyistes, sur le problème général des contrats signés en période électorale et sur le problème touchant les autres questions que vous avez évoquées, je crois dans ces conditions-là que vous pouvez dire «Oui, à mon avis, la primauté du droit est respectée.»
Le sénateur Gigantès: La raison est ce contrat énorme signé dans les derniers jours au pouvoir d'un gouvernement qui savait qu'il ne serait pas réélu.
M. Chipeur: C'est la question que les tribunaux auront à se poser. Ils vont devoir se la poser de manière très concrète. Et ils diront: Est-ce suffisant? S'ils sont d'accord avec vous pour dire que cela suffit, et bien en vertu de la primauté du droit, ils confirmeront les mesures qui ont été prises.
Le sénateur Gigantès: Il existe d'autres précédents. Nous n'arriverions jamais à légiférer si chaque texte législatif devait prévoir tous les problèmes susceptibles de surgir. Solon lui-même, l'inventeur de la démocratie, lorsqu'on lui demanda s'il avait rédigé les meilleures lois possibles, répondit «Non, je ne peux que rédiger les lois que les Athéniens sont aujourd'hui prêts à accepter.»
M. Chipeur: Je conviens que les tribunaux peuvent invoquer ce principe. Il s'agit d'un principe généralement reconnu. Il n'est pas nécessaire de prévoir tous les problèmes en même temps. Mais il faut mettre les deux principes dans la balance et parvenir à un équilibre. Est-ce rationnel? Si ce n'est pas rationnel, je tiens pour probable, par hypothèse, que cela ne répondrait pas à vos conditions.
Le sénateur Gigantès: Solon a également dit qu'il ne fallait jamais adopter une loi qu'on ne pourrait pas faire appliquer. Je vous dis modestement que le type de législation que vous semblez envisager, et qui pourrait corriger tous les problèmes analogues, seraient impossible à appliquer.
M. Chipeur: Je pense alors qu'il faut vous poser la question suivante: Ce que nous visons ici, est-ce vraiment les sommes versées pour le lobbyisme?
Le sénateur Gigantès: Oui, entre autres. Le gouvernement n'a pas cité une seule raison, mais plusieurs -- les sommes versées pour le lobbyisme; les excès du lobbyisme; l'époque à laquelle le contrat a été conclu. Selon l'analyse du gouvernement, le projet envisagé coûterait aussi plus cher aux contribuables que le recours à une administration aéroportuaire. Tenant compte de tout cela et de l'époque de la signature, le gouvernement a estimé qu'il avait de bonnes raisons d'agir.
Le sénateur Beaudoin: Je ne partage pas du tout l'avis du sénateur Gigantès.
J'ai éprouvé, dès le départ, certaines objections au projet de loi C-22, pour des raisons intéressant aussi bien le droit constitutionnel que la primauté du droit. À mon avis, la possibilité de se pourvoir en justice est un élément fondamental de notre système et vous ne pouvez pas bloquer l'accès aux tribunaux.
Le comité s'est longtemps penché sur ce projet de loi. Après la prorogation, le projet a réapparu, il a été ressuscité. Maintenant, le gouvernement a déposé des amendements.
Je ne veux pas revenir sur la question de savoir si un gouvernement du Canada, dûment élu, peut ou ne peut pas conclure un contrat en période électorale ou en période préélectorale, car je ne vois pas en cela une question de droit. Un gouvernement gouverne jusqu'à ce qu'il soit mis en minorité à la Chambre ou répudié par les électeurs. Tous les constitutionnalistes sont d'accord sur ce point. Le gouvernement n'avait pas été mis en minorité à la Chambre mais, il fut, le 30 octobre, répudié par les électeurs. Pour moi la question est réglée. Les conventions de la Constitution ne s'appliquent que si un gouvernement est mis en minorité à la Chambre ou par les électeurs. De nombreux précédents le confirment.
On nous propose des amendements intéressants. Selon le gouvernement, le contrat était en vigueur jusqu'au 15 décembre 1993. Dans le projet de loi initial, bien sûr, le contrat était réputé n'avoir jamais existé. Il s'agit là d'un amendement extrêmement important et je dois m'y rallier.
À mon avis, un gouvernement peut dénoncer un contrat -- je n'en ai pas le moindre doute -- s'il est prêt à verser une indemnité de ce fait. Encore une fois, je n'y vois aucun problème.
Je ne veux pas entamer une discussion au sujet de l'article 8 en ce qui a trait aux sommes versées pour le lobbyisme et aux profits non réalisés. Je m'attache plutôt à savoir: Cela suffit-il à assurer la conformité avec le principe de la primauté du droit? Voilà la question.
Nous allons tenter, au sein de ce comité, de parvenir à un accord. Tout est possible. Si le texte est conforme à la primauté du droit, le problème devrait être réglé. On peut, bien sûr, dire qu'on pourra toujours s'en remettre aux tribunaux. Mais une action en justice peut coûter des millions de dollars, et, en tant que législateur, j'ai toujours estimé que si nous sommes conscients qu'un projet de loi contient des faiblesses, nous devrions essayer de les corriger. Depuis de nombreux mois, nous tentons de le faire.
Quelle est votre réaction à ces amendements? Je crois savoir que vous avez pu en prendre connaissance. Les amendements proposés sont-ils, de manière générale, conformes à la primauté du droit?
M. Chipeur: Permettez-moi de reprendre une analogie que j'ai déjà citée et de dire que le pont qui doit franchir l'abîme n'est pas encore terminé. Je pense que si le comité faisait, au point où nous en sommes, rapport du projet de loi, avec les amendements qui ont été proposés, et si ce texte législatif était contesté en justice, les tribunaux l'infirmeraient ou, du moins, infirmeraient les dispositions contraires à la primauté du droit.
Pour franchir l'abîme, il vous faut faire trois choses. D'abord, il vous faut vous entendre sur le motif rationnel qui a porté à viser ces contrats en particulier. Je crois aussi que si l'on se contente de rappeler que ce contrat a été conclu en période électorale, sans rendre le texte applicable à tous les contrats conclus en période électorale, on se retrouvera probablement dans le cas de figure que j'ai évoqué plus tôt. Si l'on appliquait ce type de dispositions législatives à tous les contrats conclus en période électorale, on risquerait de restreindre sérieusement la marge de manoeuvre des gouvernements à venir en leur retirant les moyens de faire face aux graves problèmes qui peuvent surgir.
Cela illustre bien la faiblesse de certains des arguments développés au niveau, non pas de l'annulation, mais du lien rationnel. Il est bien évident qu'on peut trouver à l'annulation toutes sortes de motifs rationnels. Mais, si l'on tient compte du principe posé dans l'arrêt Roncarelli c. Duplessis, il devient très difficile de trouver un motif rationnel de refuser l'indemnisation. Il devient évident qu'un gouvernement ne doit pas adopter des mesures qui pénalisent un individu en particulier. Même pendant la guerre, la common law a porté à indemniser les personnes dont les biens avaient été détruits par le gouvernement au nom de l'effort de guerre.
Il faudrait un motif d'ordre public particulièrement important pour que l'on puisse viser un individu donné et dire qu'il doit payer dans l'intérêt général. Voilà un problème qu'il ne faut pas occulter. Quel motif rationnel pouvons-nous trouver, non pas un motif que l'on pourrait appliquer dans tous les cas, mais pas, non plus, un motif qui ne s'applique qu'en l'occurrence et qui, si l'on en faisait une application générale, soulèverait de gros problèmes?
Il faudrait, ensuite, amender l'article 8 visant les dommages-intérêts non compensatoires en cas de diffamation. Cela permettrait de tenir compte d'actes diffamatoires commis, par malveillance ou mauvaise foi, par un ministre ou autre préposé de la Couronne.
Et enfin, il faudrait ajouter un article prévoyant que seules les sociétés commerciales, et non les individus, seront touchées par les mesures législatives en question. Cela est conforme à la Déclaration canadienne des droits.
Le sénateur Beaudoin: De 1960?
M. Chipeur: C'est cela. À mon avis, il ne fait aucun doute que l'application régulière de la loi comprend le concept d'une indemnisation complète et équitable lorsque le gouvernement s'empare d'un bien. Bien sûr, la question d'une audition impartiale, et toutes les autres questions liées au concept d'application régulière de la loi ont été réglées. La seule question qui reste en suspens est celle de l'indemnisation complète et équitable.
Le sénateur Beaudoin: Il est évident que la Déclaration des droits de 1960 s'applique à cette affaire car le texte renvoyé devant le comité ne prévoit en rien que la loi s'appliquera en dépit de la Déclaration des droits. Je pense que nous sommes tous d'accord sur ce point.
Je suis persuadé que demain ce genre d'argument sera soulevé en présence du ministre de la Justice, surtout en ce qui a trait à question des dommages-intérêts généraux et des dommages-intérêts exemplaires. Une chose au moins est acceptée, le principe des dommages-intérêts généraux qui, il est bien évident, sont la première sorte de dommages-intérêts qui en l'occurrence viennent à l'esprit.
Si je vous comprends bien, vous semblez en conclure que, pour être en conformité avec la primauté du droit, qui est bien sûr à la base de notre système puisque nous sommes une démocratie parlementaire, il ne nous faut pas exclure certains types de dommages-intérêts. Vous avez alors cité le cas des dommages-intérêts exemplaires. Je ne déforme pas trop votre pensée?
M. Chipeur: Je pense que c'est bien cela. Pour être aussi bref que possible, je vais dire que ce qui est en cause ici ce ne sont pas les dommages-intérêts généraux ou les dommages-intérêts compensatoires. La seule question est la suivante: les tribunaux ont-ils la faculté d'accorder à un demandeur des dommages-intérêts, de quelque type que ce soit, en réparation d'une mesure inconstitutionnelle prise par un ministre ou autre préposé de la Couronne? J'estime que le Parlement ne doit pas limiter les dommages-intérêts pouvant être accordés en réparation d'une mesure inconstitutionnelle prise par la Couronne. Il est clair que lorsqu'un ministre de la Couronne commet un excès de pouvoir -- c'est-à-dire, le cas échéant, bien sûr, car rien ne démontre que cela ait été le cas -- ou lorsqu'un préposé de la Couronne, agissant de mauvaise foi, cause un préjudice à un particulier, ou tient à son égard des propos diffamatoires concernant les contrats en question, c'est manifestement contraire au principe de la primauté du droit et à la jurisprudence dégagée dans l'affaire Roncarelli c. Duplessis. C'est alors que les tribunaux seraient en mesure d'accorder des dommages-intérêts.
Le sénateur Gigantès: Le sénateur Beaudoin me permet-il de demander un simple éclaircissement?
Le sénateur Beaudoin: Oui.
Le sénateur Gigantès: Aucun propos tenu par un parlementaire dans l'enceinte du Parlement ne constitue une diffamation ouvrant droit à poursuite.
M. Chipeur: C'est exact.
Le sénateur Gigantès: Je vous cite le cas d'un collègue de l'autre bord qui, à mon encontre, a fait devant la Chambre une déclaration diffamatoire puis, une fois sorti, a répété ces propos devant des journalistes. Lorsque j'ai menacé de le traîner en justice, il s'est publiquement rétracté devant les journalistes.
Comme un ministre ne peut pas être poursuivi en diffamation pour les propos qu'il tient dans l'enceinte parlementaire, qu'avons-nous à évoquer la diffamation?
M. Chipeur: Je n'ai relevé aucun propos diffamatoire. Je parlais de manière purement théorique.
Le sénateur Gigantès: Mais le harcèlement peut ouvrir droit à des poursuites. Comme ancien journaliste, je suis tout à fait conscient...
M. Chipeur: N'oubliez pas que vous avez déjà prévu d'accorder des dommages-intérêts généraux. Cela couvre donc les poursuites pour harcèlement.
Le sénateur Gigantès: Prenons l'exemple d'une personne extrêmement fortunée qui menace d'intenter une action en justice contre une publication, un poste de radio ou une chaîne de télévision. La législation sur le harcèlement pourrait permettre de contraindre ces médias à cesser leurs activités. Exclure certains types d'indemnisation permettrait peut-être d'empêcher certains individus particulièrement fortunés de harceler devant les tribunaux des mandataires de la Couronne.
M. Chipeur: Même si c'était le but d'un texte, je doute fort qu'il résiste à l'examen de sa constitutionnalité. Selon l'article 24 de la Charte, par exemple, un juge peut effectivement accorder le redressement qui convient, y compris le paiement des dommages-intérêts fixés par la cour. Si le Parlement adoptait des dispositions législatives visant à limiter la faculté du juge d'accorder des dommages-intérêts au titre de l'article 24 de la Charte, les tribunaux concluraient bien évidemment à l'inconstitutionnalité du texte.
Le sénateur Gigantès: À moins qu'on ait recours au mot «nonobstant».
M. Chipeur: Cela ne s'applique pas à l'article 24.
Le sénateur Gigantès: Je croyais que cela ne s'appliquait pas à l'article 23.
M. Chipeur: Cela ne s'applique qu'aux articles 2, 7 et 15.
Le sénateur Beaudoin: Les articles 2, 7 et 15?
M. Chipeur: C'est exact.
Le sénateur Beaudoin: C'est un débat passionnant, mais il ne m'inquiète pas trop car ce qui importe en l'occurrence ce n'est pas tellement ce qui s'est dit devant la Chambre des communes ou au Sénat. Deux droits seraient ainsi applicables. Il y a le droit parlementaire. Les députés et les sénateurs sont beaucoup plus protégés à l'intérieur de l'enceinte parlementaire que dehors, j'en conviens avec vous.
Le sénateur Gigantès: C'est vrai.
Le sénateur Beaudoin: Nous disposons d'une jurisprudence abondante sur ces deux points. Je ne crois pas qu'il y ait de problème à cet égard.
Le sénateur Gigantès: Eh bien alors, pourquoi continue-t-on à nous jeter au visage l'hypothèse d'une diffamation? Pourquoi nous dit-on qu'il ne faut pas limiter l'indemnisation en matière de diffamation?
Le sénateur Beaudoin: C'est une autre question.
Le sénateur Gigantès: C'est bien la question évoquée par notre témoin. Quelle diffamation? De qui parle-t-on? Nous avons entendu des ministres qui se sont emportés, mais à l'intérieur de l'enceinte parlementaire.
Le sénateur Doyle: Pas toujours.
Le sénateur Lewis: Quelqu'un n'a-t-il pas fait allusion à des propos qui auraient été tenus en dehors du Parlement?
M. Chipeur: La question est théorique étant donné qu'il y aurait probablement prescription avant même qu'un groupe parvienne à saisir la justice. Ce qui est en cause ici c'est l'idée que le Parlement entendrait imposer une limite à l'indemnisation et restreindre par là même le pouvoir discrétionnaire du juge dans une affaire où a été violée la primauté du droit. C'est la seule question qui nous concerne.
Le sénateur Beaudoin: J'estime, pour ma part, qu'un seul point reste à régler. Nous avons pris connaissance des amendements. Le ministre comparaîtra devant nous demain et, lundi, nous recueillerons le témoignage de deux autres experts. La seule question est la suivante: ces amendements constituent-ils une réponse suffisante à la question de savoir si le projet de loi est conforme à la primauté du droit? Je ne vois pas d'autres problèmes de taille, bien que j'en aperçoive quelques-uns de moindre importance.
Le sénateur Gigantès: Il a déjà dit que tant que quelqu'un ne se voit pas reconnaître le droit d'intenter une action en diffamation, c'est, à son avis, que le texte n'est pas conforme à la primauté du droit.
Le sénateur Beaudoin: Bonne note est prise de la chose. Vous avez soulevé trois points et je crois que cela répond à ma question.
La présidente: Merci, monsieur Chipeur, d'être venu ce soir devant le comité.
Chers collègues, le sénateur Nolin, vice-président de ce comité, ne pourra pas assister demain à la réunion du comité de direction. Il y a eu un décès dans sa famille. J'ai appris que, après délibération, le sénateur Finlay MacDonald acceptait de le remplacer. Je demande de proposer que l'honorable sénateur Finlay MacDonald soit élu vice-président par intérim du comité, du 5 au 7 juin 1996.
Le sénateur Doyle: J'en fais la proposition.
La présidente: Est-elle adoptée, honorables sénateurs?
Les honorables sénateurs: Adoptée.
La séance est levée.