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Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 30 - Témoignages - Séance de l'après-midi


OTTAWA, le jeudi 17 octobre 1996

Le comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd'hui, à 13 heures, dans le but d'examiner le projet de loi C-42, Loi modifiant la Loi sur les juges et une autre loi en conséquence.

Le sénateur Sharon Carstairs (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente: Honorables sénateurs, nous poursuivons notre étude du projet de loi C-42. Nous accueillons cet après-midi M. Ted Morton, du département des sciences politiques de l'Université de Calgary.

Nous avons reçu votre mémoire qui, semble-t-il, n'est qu'en anglais.

M. Ted Morton, Département des sciences politiques, Université de Calgary: Madame la présidente, je l'ai soumis trop tard pour qu'il puisse être traduit dans les 48 heures, comme cela est prévu. J'ai toutefois des copies supplémentaires de la version anglaise.

La présidente: Allez-y.

M. Morton: Honorables sénateurs, le sénateur Cools a gentiment reproché au sénateur Beaudoin le fait qu'il continue d'agir comme un professeur... une fois qu'on l'a été, on le reste pour toujours. C'est en ma qualité de professeur que je m'adresse à vous aujourd'hui. Je sais que la plupart des gens disent qu'un professeur met trop de temps à expliquer les choses. Or, il s'agit là à la fois d'un défaut et d'une qualité. Comme je ne veux pas prendre trop de temps aujourd'hui pour vous expliquer mon point de vue, j'ai choisi de vous résumer le contenu de mon mémoire. Le temps passé dans ma tour d'ivoire, si je peux m'exprimer ainsi, me permet d'analyser la situation avec un certain recul. J'espère que mes propos seront utiles au comité et au Sénat.

Je vous remercie de m'avoir invité à témoigner au sujet du projet de loi C-42. Les modifications proposées à la Loi sur les juges soulèvent plusieurs questions dont la nature et le degré d'importance varient d'un cas à l'autre. Je crois respectueusement que ces questions ont une importance telle que, à l'inverse de ce que le gouvernement semble disposer à faire, il y aurait lieu d'étudier le dossier plus à fond et, de ce fait, d'y accorder plus de temps.

Je me contenterai de traiter de quatre aspects du projet de loi C-42. D'abord, il y a l'article 5, qui modifie les articles 55 et 56 de la Loi sur les juges. Cette proposition constitue l'élément central du projet de loi C-42. Elle permettrait aux juges de prendre des congés prolongés sans rémunération afin de participer à des activités internationales.

Il y a certes un attrait naturel dans l'idée de prêter certains de nos juges les plus exceptionnels pour aider les Nations Unies à accomplir leur important travail, ou encore pour aider à établir les fondements de la primauté du droit dans les démocraties nouvelles. Or, cette démarche n'est pas sans risque, car elle peut compromettre l'institution que représente l'indépendance judiciaire au Canada.

Au Canada comme dans d'autres pays de common law, l'usage établi consiste à dissuader les juges, voire à leur interdire, de participer à des activités extrajudiciaires. Quand les juges quittent le palais de justice pour embrasser le plus vaste monde de la politique, nationale ou étrangère, ils sont susceptibles de se trouver mêlés aux inévitables différends qui caractérisent ce champ de l'activité humaine. Peter Russell a fait remarquer que, bien qu'il soit difficile de savoir où il faut tracer la ligne de démarcation, «il est justifié d'imposer certaines limites aux activités politiques extrajudiciaires des juges pour maintenir deux caractéristiques essentielles de la fonction judiciaire: l'impartialité et l'indépendance».

Dans le même esprit, le Conseil canadien de la magistrature a déclaré récemment que les membres de l'ordre judiciaire devraient hésiter à prendre part à des discussions politiques controversées, sauf dans les cas où la question en jeu touche directement le fonctionnement des tribunaux.

On pourrait évoquer sans arrêt les mises en garde du genre, et les pratiques qui leur donnent effet.

Dans mon mémoire, je réponds à quatre arguments qui rejettent la thèse voulant que le projet de loi C-42 porte atteinte à l'indépendance judiciaire. Le premier argument est le suivant: parce que les juges vont participer à des missions à l'étranger, ils n'alimenteront pas la controverse au pays. Pour les raisons que j'avance dans mon mémoire, cette position me paraît être par trop optimiste et naïve. Si la politique étrangère canadienne suscite de la controverse au Canada, la participation des juges à des activités où ils sont appelés à mettre à exécution la politique étrangère canadienne, comme le prévoit le projet de loi C-42, en soulèvera tout autant.

Les partisans des modifications au projet de loi C-42 soutiennent ensuite que les juges exercent déjà des fonctions extrajudiciaires lorsqu'ils participent à des commissions royales d'enquête. Encore une fois, pour des raisons que j'explique longuement dans mon mémoire, cet exemple démontre qu'il ne faut pas étendre l'exception prévue. Presque tous ceux qui ont examiné le rôle attribué aux juges dans les commissions d'enquête s'entendent pour dire que les principaux bénéficiaires de cette pratique ne sont pas les juges et l'appareil judiciaire, mais les acteurs politiques qui accordent une légitimité aux rapports des commissions.

On invoque comme troisième argument le fait qu'il existe des politiques semblables dans d'autres pays. On cite comme exemple le prédécesseur de la juge Arbour à la Commission des crimes de guerre de La Haye, le juge Goldstone, et le juge Robert J. Jackson, de la Cour suprême des États-Unis, qui a agi en qualité de procureur au procès de Nuremberg.

L'exemple de l'Afrique du Sud n'est pas d'une grande pertinence pour le Canada. Il vaudrait mieux confronter le Canada à d'autres démocraties bien établies dotées d'un système judiciaire indépendant ayant pour fondement la primauté du droit. L'exemple américain, bien entendu, est pertinent. Toutefois, le juge Jackson représente l'exception qui confirme la règle. Mis à part Earl Warren, il n'y a pas d'autres exemples de juges de la Cour suprême des États-Unis qui ont participé à des activités extrajudiciaires depuis la Deuxième Guerre mondiale. La controverse entourant le juge en chef Warren a eu pour effet de remettre en question les conclusions du rapport de la commission Warren. Voilà le danger qui nous guète lorsque les juges quittent le banc pour entrer dans l'arène politique.

Le juge en chef Burger, lorsqu'il a été invité à présider la commission du bicentenaire, a démissionné de son poste de juge en chef de la Cour suprême avant d'assumer ses nouvelles fonctions.

Les comparaisons avec les autres pays sont pertinentes, mais manquent de rigueur. J'aimerais savoir quel est l'usage au Royaume-Uni, en Australie, ou même en France, en Allemagne ou en Italie. Je trouve étonnant que le ministère de la Justice ne fasse pas allusion aux pratiques comparables qui ont cours dans ces pays.

Enfin, le dernier argument invoqué pour démontrer que l'indépendance judiciaire ne sera pas compromise est le suivant: le projet de loi ne constitue pas une menace puisque les missions à l'étranger ne seront autorisées que dans des cas très rares. Cette réponse ne constitue pas vraiment une réplique aux objections que soulève la participation des juges à des activités extrajudiciaires à l'étranger. On laisse sous-entendre que cette menace existe, mais qu'elle sera minime puisque ces missions ne seront autorisées que dans des cas exceptionnels. C'est le message que le ministre de la Justice nous a donné lors de son témoignage, le 7 octobre.

Toutefois, quelques instants plus tard, il a révélé qu'il recevait des demandes d'aide à cet égard une fois par mois. Le comité a appris plus tard qu'il y a déjà en place un projet d'aide judiciaire coordonné par l'ACDI auquel participe le commissaire à la magistrature fédérale, le Conseil canadien de la magistrature et l'Institut canadien de la magistrature. Autrement dit, il semblerait que des juges canadiens et autres juristes participent déjà activement à des projets d'aide étrangère. Ce qui démontre la fausseté de l'argument voulant que les juges ne participeront que très rarement aux missions envisagées par le projet de loi C-42. En fait, on a l'impression que ce projet de loi ne fera que consolider une pratique déjà courante.

Pour conclure cette partie de mes observations, je dirais que les modifications proposées à l'article 5 s'écartent sensiblement de la pratique adoptée au Canada et soulèvent d'importantes préoccupations quant à la préservation de l'impartialité et de l'indépendance de la magistrature. Avant d'adopter une telle mesure, il me semble que le Parlement devrait se renseigner lui-même sur les pratiques comparables qui ont cours dans d'autres démocraties bien établies, et débattre pleinement des tenants et des aboutissants d'une telle démarche.

Je formule dans mon mémoire plusieurs observations et critiques plus précises, que je n'ai pas l'intention de reprendre ici. Vous les trouverez aux pages 5 et 6 du document. Toutefois, si le Sénat choisit d'adopter le projet de loi, je propose à ce moment-là qu'il tienne compte de quatre recommandations précises. J'en ai ajouté deux autres qui ne figurent pas dans le mémoire.

D'abord, je lui recommanderais de modifier le projet de loi pour n'autoriser aux juges qu'une seule mission du genre durant leur carrière; deuxièmement, de restreindre la portée de l'article 5 de manière à limiter les «activités internationales» aux rôles ressortissant «au pouvoir judiciaire et exécutif»; troisièmement, d'imposer une limite de temps pour ce qui est des congés; et quatrièmement, de plafonner les salaires. Au cours des 48 dernières heures, plusieurs juges et avocats m'ont fait état de rumeurs qui circulent dans le pays concernant le salaire que touche la juge Arbour à La Haye. Personne ne sait au juste ce qu'elle reçoit. Par conséquent, les rumeurs vont bon train. On pourrait régler ces problèmes en introduisant dans le projet de loi une disposition qui limiterait le traitement que recevrait le juge participant à de telles activités au tiers, à la moitié ou au quart de son salaire actuel.

J'aimerais maintenant vous parler de la relation qui existe entre l'article 5 et la conduite du ministre de la Justice et de la juge Arbour. Si le projet de loi C-42 soulève les questions plus vastes et plus graves dont j'ai fait état plus tôt, pourquoi le gouvernement s'est-il empressé de le faire adopter à toute vapeur par le Parlement? Tout le monde ici connaît la réponse à cette question. Le gouvernement se préoccupe, comme il devrait d'ailleurs le faire, du statut actuel de la juge Arbour et des conséquences de ce statut pour les responsables au ministère de la Justice. Le gouvernement semble espérer qu'en adoptant le projet de loi C-42 le plus rapidement possible, il pourra légitimer rétroactivement les actes apparemment peu judicieux de la juge Arbour et, peut-être, d'autres personnes encore. Je vais essayer ici d'être le plus simple possible. Est-ce que les agissements de la juge Arbour respectent la lettre de la loi canadienne? Il s'agit d'une question grave pour n'importe quelle personne, mais surtout pour un juge qui s'est engagé à respecter la loi.

J'ai essayé de rétablir au mieux de ma connaissance les faits tels qu'ils se présentent. Vous les trouverez à la page 7 de mon mémoire. S'il y a des erreurs ou des omissions, je me ferai un plaisir de les corriger.

Si je comprends bien, la juge Arbour a quitté La Haye le 1er août pour exercer les fonctions de conseillère spéciale à la Commission des crimes de guerre de l'ONU. Depuis le 1er octobre, elle est officiellement en fonction à titre de procureur en chef. Apparemment, le gouvernement a tenté d'autoriser les agissements de la juge Arbour au moyen de deux décrets pris en application de l'article 54 de la Loi sur les juges. Est-ce que l'article 54 autorise le genre d'activités que la juge Arbour a déjà entreprises? Il faut croire que non, d'après le témoignage de M. Rock devant le comité. Le 3 octobre, il a dit, et je cite:

Aucune disposition de la Loi sur les juges ne prévoit qu'un juge nommé par le gouvernement fédéral, comme la juge Arbour, puisse se voir accorder un congé non rémunéré en vue de travailler pour une organisation internationale comme l'ONU ni encore que le salaire et les dépenses d'un juge en congé soient payés par une organisation ou une entité autre que le gouvernement du Canada...

En outre, la juge Arbour aurait accepté la nomination avant que celle-ci n'obtienne l'approbation du ministre de la Justice et d'autres autorités, ce qui a forcé le ministre à réagir à un fait accompli.

De plus, il semble que le ministre, plutôt que de recommander à la juge Arbour qu'elle remette à plus tard ses nouvelles activités dans l'attente que les modifications nécessaires soient apportées à la Loi sur les juges, ait cherchait à légitimer provisoirement ses agissements au moyen d'un décret. Le ministre a admis que le décret ne suffisait pas, de sorte qu'il a cherché à légitimer rétroactivement le nouvel emploi de la juge Arbour au moyen de modifications générales à la Loi sur les juges, forçant ainsi la main au Parlement. On ne semble pas témoigner beaucoup de respect au rôle qu'assume le Parlement en tant que protecteur de l'indépendance judiciaire.

Bien que la Chambre des communes se soit pliée à la demande, le Sénat a refusé de se faire embarquer à la hâte dans une telle initiative, de sorte qu'il a retardé jusqu'à ce mois-ci l'étude législative du projet de loi.

Je n'ai peut-être pas tous les faits en main, et il se peut aussi que les faits révélés ne soient pas exacts. Toutefois, s'il s'agit uniquement d'une question d'apparence, on pourrait la régler rapidement par la mise à jour de faits nouveaux. Avant de prendre d'autres décisions relativement au projet de loi C-42, le Sénat ferait bien de demander au ministre de la Justice de répondre aux questions que j'ai énumérées à la page 9 de mon mémoire.

Premièrement, à quelle date le ministre a-t-il pris le décret autorisant le congé de la juge Arbour? Ce décret, qui a été renouvelé le 1er octobre, est-il conforme aux articles 54, 55 et 56 de la Loi sur les juges? S'il ne l'est pas, pourquoi a-t-il été autorisé?

Deuxièmement, quel rôle le Conseil canadien de la magistrature a-t-il joué dans cette affaire?

Troisièmement, à quel moment précis la juge Arbour a-t-elle quitté le Canada pour entamer ses fonctions aux Nations Unies?

Quatrièmement, depuis que la juge Arbour a quitté le Canada afin de travailler pour l'ONU, a-t-elle été payée et, le cas échéant, par qui?

D'aucun affirmeront que je m'attache à des vétilles. Je leur réponds ceci: s'il n'est pas possible de s'attendre que les juges des tribunaux d'appel et le ministre de la Justice respectent la lettre et l'esprit de la loi, alors qui le fera?

Le 26 septembre, M. Rock a soulevé la question de la primauté du droit lorsqu'il a fait part de son intention de demander à la Cour suprême du Canada de se prononcer sur le droit du Québec de faire sécession. Il a déclaré que:

... la primauté du droit... est un principe vital, fondamental pour notre vie démocratique. En substance, il signifie que tous au sein de notre société, y compris les ministres d'un gouvernement, les premiers ministres provinciaux, les riches et les puissants... sont régis par la même loi. Nous sommes tous liés par la Constitution, par le Code criminel, par les lois fédérales et provinciales.

Et aussi, par extension, par la Loi sur les juges.

M. Rock a beaucoup insisté sur le fait que le Québec doit se conformer au principe de la primauté du droit. Toutefois, lui-même ne semble pas avoir respecté ce principe dans cette affaire.

Nous en venons maintenant à l'article 6, qui modifie le paragraphe 59(1) de la Loi sur les juges, et qu'on appelle parfois «l'amendement Strayer». Il s'agit ici d'une question plutôt technique. Est-ce que la charge de travail de la Cour d'appel de la Cour martiale justifie le fait de conférer ces avantages supplémentaires au juge en chef? Les arguments ne sont guère convaincants. La personne qui en bénéficierait -- c'est-à-dire, l'actuel juge en chef de la Cour d'appel de la Cour martiale, le juge Strayer --, est l'un des juges qui s'est rendu à Hong Kong pendant trois mois, ce qui laisse entendre que la Cour d'appel de la Cour martiale n'était pas à ce point occupée qu'elle ne pouvait se passer de lui.

Le dernier point a trait à l'article 3, qui modifie le paragraphe 44(3) de la Loi sur les juges. Cet article traite des pensions. Le paragraphe 44(3) interdit à un juge nommé par le gouvernement fédéral de toucher plus d'une pension sous le régime de la Loi. L'article 3 du projet de loi C-42 modifie le paragraphe 44(3) de manière que celui-ci ait la possibilité de toucher deux pensions.

Cette modification vise à tenir compte du cas où deux juges nommés par le gouvernement fédéral sont mariés l'un à l'autre et où l'un d'entre eux meurt. Le conjoint survivant aurait alors droit à la pension du conjoint décédé.

Je crois comprendre également que cette modification concorderait avec des modifications analogues apportées à d'autres politiques régissant les pensions dans le secteur public, l'objet de ces changements étant toujours de tenir compte de la nouvelle réalité que constitue le couple ayant deux revenus. Donc, sur le plan politique, je n'ai aucune objection à cette modification.

Le problème tient à des facteurs personnels entourant l'application immédiate de la modification proposée. À ma connaissance, le seul couple de juges susceptible à l'heure actuelle de profiter de la modification proposée est celui qui se compose du juge en chef de la Cour suprême du Canada, le juge Lamer, et de sa femme, la juge Danièle Tremblay-Lamer, de la Cour fédérale du Canada. J'ai appris par la suite que deux juges de la Cour supérieure du Québec pourraient également bénéficier de cette modification.

Sans prêter d'intentions illicites à qui que ce soit, je dois signaler que le moment n'aurait pu être plus mal choisi. Le Sénat est saisi de cette modification aux pensions au moment même où M. Rock demande à la Cour suprême de se prononcer sur la légalité du prétendu droit de sécession du Québec. La situation relève sans doute d'une coïncidence, mais elle invite les observateurs à postuler que les prestations de pension attribuables au juge en chef, ou plus vraisemblablement à sa femme, dont les paiements pourraient représenter des millions de dollars, compromettent l'obligation relative à l'apparence d'impartialité. J'insiste sur l'«apparence d'impartialité». Les sceptiques diront qu'il est inacceptable pour un juge en chef qui vient de bénéficier de la modification proposée par M. Rock d'entendre la cause constitutionnelle la plus délicate de la décennie. En fait, on pourrait étoffer cet argument, aussi injuste que ce soit, en ressuscitant la question de la nomination de la juge Tremblay-Lamer à la Cour fédérale en 1993.

Je m'empresse d'ajouter que je ne mets pas en doute l'intégrité personnelle du juge en chef et du ministre de la Justice. Je soulève plutôt la question de l'apparence d'impartialité judiciaire, ce qui est tout à fait différent, mais non moins important que la réalité de l'impartialité judiciaire.

Comme l'a fait remarquer Peter Russell:

Pour rendre des jugements efficaces, les juges doivent être perçus comme étant politiquement impartiaux, du moins au sens où ils ne privilégient pas les membres du gouvernement dans les affaires où ceux-ci ont un intérêt direct.

Cela, malheureusement, décrit précisément le cas dont je viens de parler.

Cette distinction entre l'impartialité judiciaire et l'apparence d'impartialité a été confirmée à maintes reprises dans les annales récentes au Canada. Je citerai la première affaire dont la Cour suprême a été saisie par invocation de la Charte des droits en rapport avec l'indépendance judiciaire, l'enquête récente du comité d'enquête du Conseil canadien de la magistrature concernant le juge Bienvenue, l'étude faite en 1995 par le professeur Friedland sur l'indépendance judiciaire et l'enquête sur l'affaire Marshall. De fait, le juge en chef Lamer lui-même a écrit en 1991 que c'est l'apparence d'impartialité aux yeux du public qui est cruciale.

Bien sûr, les questions dont est saisi le Sénat dans le projet de loi C-42 sont tout à fait différentes de celles qui étaient en cause dans les enquêtes sur l'affaire Marshall ou l'affaire Bienvenue. Le principe, c'est-à-dire l'apparence d'impartialité, demeure toutefois le même. Il ne suffit pas que les tribunaux et les juges soient impartiaux; il faut également qu'ils soient perçus comme impartiaux.

Pour tirer les choses au clair, il me semble qu'il serait prudent pour le Sénat de demander au ministre de la Justice de confirmer que ces modifications visant les pensions sont venues de son ministère et non pas de la Cour suprême ou du Conseil de la magistrature. Je crois qu'il conviendrait également de demander au Ministre pourquoi lui-même et ses conseillers n'ont pas prévu que la réforme des pensions qu'ils proposent risquait de miner la perception d'impartialité et pourquoi ils n'ont pas cherché à l'éliminer par une application prospective de la modification; autrement dit, elle ne s'appliquerait pas aux juges déjà nommés.

Enfin, pour éliminer toute apparence d'inconvenance, le Sénat lui-même pourrait envisager de modifier les dispositions relatives aux pensions, prévues par le projet de loi C-42 afin qu'elles aient une application prospective.

Ainsi s'achèvent mes remarques, madame la présidente. Je vous remercie. Je tâcherai de répondre à vos questions.

Le sénateur Nolin: J'aimerais que vous nous parliez de vos états de service. Vous donnez des cours sur le système judiciaire, n'est-ce pas?

M. Morton: C'est exact.

Le sénateur Nolin: Depuis quand enseignez-vous cette matière?

M. Morton: Au Canada, depuis 1981.

Le sénateur Nolin: Vous avez beaucoup écrit sur ce sujet. En fait, j'ai lu votre ouvrage la nuit dernière, jusqu'à trois heures du matin. Je le recommande à mes collègues. Il est très révélateur.

M. Morton: Vous devriez demander à la bibliothèque qu'elle achète la deuxième édition. J'aurais bien besoin des redevances.

Le sénateur Nolin: Vous n'avez pas parlé de la modification prévue au paragraphe 56.1(1), qui permet à un juge de prendre un congé payé autorisé par le gouvernement du Canada pour participer à des activités internationales. Vous avez soulevé la question de la perception d'impartialité ou d'indépendance d'un tribunal.

Une question me préoccupe. Un juge surnuméraire par exemple pourrait prendre congé pour participer à des activités internationales, recevoir une allocation du gouvernement et voir ses dépenses remboursées, sans que le projet de loi apporte plus d'explications, puis revenir et siéger comme juge. Une personne accusée de meurtre, par exemple, pourrait se demander si un tel juge est indépendant.

C'est une question qui me préoccupe. Avez-vous des commentaires?

M. Morton: Ce qui m'inquiète, ce n'est pas tant la perception d'impartialité que l'utilisation des ressources judiciaires. Je sais que certains témoins ont souligné qu'il existe déjà, à des degrés divers, des arriérés importants tant dans les tribunaux civils que dans les tribunaux criminels au Canada. Si nous adoptons une loi qui approuve un programme destiné à envoyer des juges actifs à l'étranger, quelles en seront les répercussions sur la charge de travail des juges actuels?

Il me semble assez logique de conclure que la diminution de personnel entraînera des arriérés supplémentaires sauf, bien sûr, si on crée des postes supplémentaires de juge, ce qui, d'après ce que je constate, a également été inclus dans le projet de loi C-42. Cependant, si l'on crée des postes supplémentaires de juge non pas pour assurer l'administration de la justice au Canada mais pour permettre à des juges d'aller travailler à l'étranger, on commence alors à mélanger la fonction prévue par la Loi sur les juges et la fonction de la magistrature avec des aspects non judiciaires, ce qui risque de nuire à l'administration de la justice au Canada ou du moins d'entraîner une hausse des coûts.

Je croyais que vous alliez parler du processus d'approbation. D'après ce que je crois comprendre, par suite de certaines modifications prévues pour ces types de congés, il serait possible que leur approbation relève désormais du Commissaire à la magistrature fédérale, c'est-à-dire d'un membre de l'exécutif plutôt que du Parlement. Je suppose en théorie que cela pourrait mettre en doute l'indépendance judiciaire. Mais dans la pratique, je ne crois pas que ce soit le cas.

Le sénateur Nolin: En ce qui concerne l'instance chargée d'autoriser le congé, si vous lisez uniquement le paragraphe 56.1(1) en ce qui concerne le congé rémunéré, vous constaterez qu'il s'agit du gouvernement du Canada. Cependant, il faut également lire les alinéas 54(1)a) et b) du projet de loi.

S'il s'agit d'un congé de moins de six mois, il doit être autorisé par le juge en chef de la cour. S'il est supérieur à six mois, il doit être autorisé par le gouverneur en conseil, comme l'indique le paragraphe 56.1(2).

Un autre témoin pourrait nous dire que les juges surnuméraires ne sont que des juges à temps partiel ou des juges qui ont du temps libre. Cependant, je crois qu'un juge surnuméraire n'est appelé à siéger que 10 semaines par année, ce qui correspond à la moitié de la charge de travail normale. Par conséquent, un tel juge a du temps libre. Il peut demander un congé rémunéré pour participer à des activités internationales.

D'après votre ouvrage et vos commentaires, un juge est nommé pour exercer des fonctions de juge. D'après la Loi sur les juges, c'est ce qu'il devrait faire et c'est ce à quoi il devrait presqu'exclusivement s'en tenir. On a souligné les exceptions. Ma première question est la suivante: sommes-nous en train d'ouvrir une boîte de Pandore?

M. Morton: Nul ne peut prédire l'avenir. Cependant, pour revenir à ce que j'ai dit plus tôt, si des juges toujours en fonction sont affectés à des missions à l'étranger par suite de ces modifications, où sont-ils le plus susceptible d'aller? Probablement dans les régions où sévissaient des conflits d'origine ethnique, raciale ou idéologique. Où se trouve la juge Arbour à l'heure actuelle? Quelles sont les régions où elle travaille? L'ex-Yougoslavie et le Rwanda.

Prenons simplement la question de la Yougoslavie. Il existe au Canada des populations importantes de citoyens, d'immigrants et de réfugiés qui appartiennent aux groupes ethniques ayant participé à ce conflit, surtout à Toronto où siègent la juge Arbour et la Cour d'appel de l'Ontario. Si elle exerce des fonctions de procureur à La Haye, elle risque d'être perçue par certains groupes ethniques -- les musulmans et les chrétiens, par exemple -- comme relativement hostile à leur intérêt dans l'ex-Yougoslavie. Cela sera rapporté très dans la communauté torontoise et risque de nuire à sa réputation à son retour, du moins parmi ces groupes.

L'autre exemple auquel j'ai fait brièvement allusion dans mon document est le suivant. Imaginons qu'un juge canadien soit dépêché en Cisjordanie pour y régler des revendications territoriales. Si vous croyez que les revendications territoriales en Yougoslavie sont complexes et controversées, ce n'est rien comparativement à la situation en Cisjordanie. Ne serait-ce pas l'endroit idéal où un bon juge canadien pourrait apporter sa contribution? Dans un sens, oui. Cependant, le juge qui se rend là-bas s'exposera presque inévitablement à une série de critiques, sinon deux au Canada, surtout s'il a été impartial.

C'est donc le risque indirect mais grave d'effritement de l'indépendance judiciaire auquel on s'expose en envoyant des juges à l'étranger et en les faisant participer à des affaires controversées à l'étranger. Si c'est votre question, alors ma réponse est oui.

Le sénateur Nolin: Le paragraphe 56.1(1) du projet de loi énumère quatre types d'activités et le paragraphe 56.1(2) n'en prévoit que deux. Le premier prévoit la participation à des activités internationales, ce qui est assez vaste, ou à des programmes internationaux d'assistance technique, ou aux travaux d'une organisation internationale d'État ou d'une de ses institutions. Le paragraphe 56.1(2) du projet de loi ne prévoit que les deux derniers types d'activités.

J'ai des réserves à propos de la participation à des activités internationales. Ce libellé a une trop vaste portée. Les activités internationales incluent toutes les activités à l'étranger. Aller à Paris pour un mois équivaudrait à participer à une activité internationale.

M. Morton: Je crois être d'accord avec vous. L'une des recommandations que j'ai formulées, c'est que les exceptions à l'activité judiciaire, prévues par la Loi actuelle sur les juges, qui obligent un juge en congé à exercer des fonctions de nature judiciaire ou exécutive, devraient être incluses également dans toute nouvelle politique régissant les congés accordés pour l'exercice d'une activité internationale. Je pense que cela répondrait du moins en partie à vos préoccupations.

Le sénateur Pearson: Vos observations à propos de l'impartialité m'ont intéressée. C'est une importante question de principe dans le cadre de nos discussions. Dans votre texte, vous semblez considérer l'impartialité surtout comme une question politique, c'est-à-dire ne pas donner l'impression d'avoir un parti pris pour quelqu'un ou en ce qui concerne des affaires outre-mer, ou d'avoir un parti pris pour une partie de la population par opposition à une autre. Je suppose qu'il y a certaines distinctions à faire entre l'impartialité et l'indépendance. À mon avis, il faut que cela soit clair.

Notre premier témoin ce matin, le professeur Arthurs, a fait une observation très importante lorsqu'il a déclaré que les juges sont des êtres humains qui ont des opinions. D'après mon expérience au fil des ans, nous avons été nombreux à mettre en doute l'impartialité des juges surtout parce qu'il s'agit en majorité d'hommes. À mon avis, l'un des avantages des procès avec jury, c'est qu'ils permettent de compenser tout parti pris possible de la part du juge. Ce n'est pas tant la perception d'impartialité qui me préoccupe que l'existence des autres mécanismes, c'est-à-dire les freins et contrepoids, qui permettent d'équilibrer la situation.

D'après ce que je crois comprendre des types de nominations qui ont été faites, aucun des juges nommés n'a été chargé de se rendre à l'étranger pour y régler des revendications territoriales. Ils y vont habituellement pour offrir une aide technique, ce que je considère important. Vous parliez d'un projet subventionné par l'ACDI par opposition à coordonné par l'ACDI, destiné à offrir une aide technique pour améliorer le système judiciaire en Ukraine. Je n'aimerais pas que ce genre de possibilité soit écarté.

Que répondez-vous lorsque l'on vous demande ce qu'on entend vraiment par «impartial»? Est-il possible d'être impartial tout en reconnaissant que personne ne l'est?

M. Morton: Manifestement, personne n'est une table rase, c'est-à-dire une tablette où rien n'est écrit. Nous arrivons tous avec notre bagage d'expériences, de lectures, nos opinions et ainsi de suite.

Par «impartialité judiciaire», on entend la volonté et la capacité d'un juge, compte tenu de ses prédispositions, de sa formation et ainsi de suite, d'arriver au procès avec un esprit aussi ouvert que possible. C'est assez différent de la perception d'impartialité. Les perceptions d'impartialité peuvent être assez injustes et inexactes. Les sénateurs ne sont pas exactement des politiciens en ce sens qu'ils ne se présentent pas aux élections. Cependant, vous avez tous l'expérience de la politique. Vous savez qu'en politique, la perception, c'est la réalité. En ce qui concerne l'interaction entre les tribunaux et la société, la perception d'impartialité est tout aussi importante au fonctionnement adéquat des tribunaux.

Le sénateur Pearson: Cela dépend de qui vous parlez.

M. Morton: Je parle de la perception du grand public ou de certains groupes parmi le public. Prenons par exemple certains groupes parmi le public qui considèrent comme anti-musulman un juge qui sert de procureur au procès de criminels de guerre en Bosnie, ou qui essaie de régler les revendications territoriales en Cisjordanie.

Le sénateur Pearson: Ils ne jugent pas des crimes de guerre en Bosnie mais à La Haye: la différence est importante.

Le sénateur Beaudoin: Les crimes de guerre ont été commis en Bosnie.

Le sénateur Pearson: Oui, mais le procès a lieu à La Haye.

M. Morton: Les programmes d'aide technique, comme celui mis sur pied en Ukraine et qui a été utilisé comme exemple plus d'une fois devant le comité, sont, je l'avoue, d'un tout autre ordre. Dans ce genre de projet, les juges courent beaucoup moins de risque à leur retour de voir leur réputation d'impartialité ternie.

J'aimerais également souligner qu'il n'est absolument pas évident -- et je le souligne dans mon mémoire -- que nous parlions en fait de juristes accomplis. Il existe différents types de juristes -- des juges en fonction, des juges à la retraite, des professeurs de droit et même des professeurs de sciences politiques... qui ont étudié le fonctionnement des tribunaux, les mécanismes du processus judiciaire et l'indépendance judiciaire et dont la candidature pour ce type de travail pourrait être envisagée. Les juges ne sont pas les seuls candidats compétents à qui l'on peut faire appel.

Le sénateur Beaudoin: Nous n'avons pas encore traité du problème du libellé du projet de loi. J'en déduis d'après les commentaires faits autour de cette table que certains ont des réserves non pas à propos du projet de loi mais à propos de son libellé.

En ce qui concerne l'indépendance judiciaire, nous avons des exemples comme les affaires Vallenti, Beauregard et Généreux. L'indépendance judiciaire signifie que l'exécutif ne doit pas intervenir dans la fonction judiciaire.

Ce matin, le professeur Harry Arthurs a parlé du Grand Chancelier qui assume à la fois des fonctions exécutives, législatives et judiciaires. Telle est l'histoire de l'Angleterre. De plus en plus, les tribunaux déclarent qu'il faut non seulement que justice soit faite mais qu'elle soit perçue comme ayant été faite. Un juge doit être indépendant, impartial, et cetera.

Que sommes-nous en train de faire? Nous sommes en train de conférer à la Loi sur les juges une nouvelle dimension sur le plan des activités internationales. Par le passé, les commissions royales étaient dirigées par des juges. Nous avons adopté des congés sabbatiques à l'intention des juges. On nous demande maintenant d'accepter la participation de juges à des activités ou à des organisations internationales. C'est peut-être une bonne chose.

Toutefois, la rédaction juridique du projet de loi C-42 est-elle suffisamment précise? Vous proposez, d'après ce que je comprends, quelques modifications à la rédaction juridique du projet de loi. Vous avez des objections non pas tant à propos du fond du projet de loi, mais à propos du caractère imprécis de sa rédaction.

Proposez-vous une modification de fond ou des modifications susceptibles de rendre ce projet de loi plus précis? Il ne faut pas oublier qui a le dernier mot sur la Loi sur les juges. Dans le domaine de l'interprétation, ce sont les juges eux-mêmes.

En tant que parlementaires, nous devrions avoir la sagesse de faire notre travail et d'arriver à une loi nette et claire. Le fond du projet de loi est tout à fait acceptable. Peut-on dire la même chose au sujet de la rédaction juridique? J'aimerais en savoir un peu plus.

M. Morton: Je dois faire preuve d'honnêteté. Cela ne fait que huit jours que je réfléchis à la question comme étant de nature politique pour l'appareil judiciaire. Je ne me suis pas assez informé à cet égard. Je n'ai pas pu notamment rassembler suffisamment de renseignements comparatifs sur la façon dont des questions du même ordre sont réglées au Royaume-Uni, en Australie ou dans toute autre démocratie européenne. Même mes connaissances des usages américains se limitent essentiellement à la Cour suprême. Il y a une politique qui s'élève contre pareille situation dans le cas d'autres juges nommés par le pouvoir fédéral, mais je ne suis pas sûr que cela fait vraiment l'objet d'une interdiction. Je n'en suis pas sûr.

Je ne suis certainement pas contre la politique. J'y vois un avantage, mais je m'inquiète également de l'inconvénient qu'elle présente. Dans le meilleur des mondes, il serait préférable d'effectuer une étude plus réfléchie d'usages comparables. Si l'on ne dispose pas de suffisamment de temps pour ce faire, je dirais que l'on atténuerait certaines de mes craintes en précisant mieux les mots utilisés dans le projet de loi, comme vous le faites remarquer, monsieur le sénateur.

J'ai fait mention de plusieurs changements particuliers à la fin de mes remarques: accorder un seul congé au cours d'une carrière, fixer une limite de temps, plafonner les salaires et limiter l'expérience des activités internationales à des fonctions de nature judiciaire ou administrative. Si je vous comprends bien, c'est ce que vous voulez dire par questions de rédaction. Tous ces changements permettraient d'atténuer mes craintes à propos d'éventuelles menaces pour l'indépendance judiciaire.

Le sénateur Beaudoin: Ma deuxième et dernière question porte sur l'article 100 de la Constitution. Si je comprends bien, cet article donne au Parlement du Canada un pouvoir discrétionnaire législatif au sujet des salaires, des allocations et des pensions. Est-ce ainsi que vous interprétez l'article 100?

Un certain pouvoir discrétionnaire est prévu à l'endroit du Parlement du Canada dont nous faisons partie.

M. Morton: Effectivement, l'indépendance judiciaire est autant une question de convention qu'une question de droit. On peut citer plusieurs lois, au Royaume-Uni, par exemple, qui traitent de l'indépendance judiciaire, mais elles ne sont pas inscrites dans la Constitution. Il existe certainement au Canada une tradition d'indépendance judiciaire. Toutefois ce n'est pas avant 1982 qu'apparaissent les mots «indépendance judiciaire» dans un document particulier au Canada.

Le sénateur Beaudoin: Ils figurent dans la Charte des droits et libertés.

M. Morton: Oui, à l'article 11 de la Charte des droits et même dans ce cas-là, indirectement en quelque sorte. Il y est question du droit à un procès avec un jury devant un tribunal indépendant et impartial.

Il semble que nous soyons d'accord sur l'importance du rôle que doit jouer le Parlement pour protéger, favoriser et accroître l'indépendance judiciaire. L'article 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 est un exemple du rôle du Parlement dans cette tradition.

Le sénateur Beaudoin: En d'autres termes, vous dites que nous devons, en notre qualité de parlementaires, faire en sorte que le Sénat et la Chambre des communes usent correctement de leur pouvoir discrétionnaire à propos de la Loi sur les juges? À mon avis, la Loi sur les juges est une loi très importante dans le domaine de la législation. Étant donné qu'elle vise directement le troisième organe de l'État, elle est d'une suprême importance.

M. Morton: Ce n'est pas une loi ordinaire, j'en conviens.

Le sénateur Beaudoin: C'est ce que nous appelons en droit une loi organique, voire même une loi quasi-constitutionnelle. Dans ce sens-là, le pouvoir discrétionnaire conféré au Parlement du Canada doit être très respectueux de nos conventions. Je conviens avec vous que l'on ne trouve pas tout dans le texte de la Constitution. Nous avons également nos conventions qui sont très importantes.

Le sénateur Cools: Il m'apparaît clairement que vous avez pris le temps et la peine ces huit derniers jours de lire la loi, ainsi que le texte de toutes les délibérations; je vous en remercie.

Je ne peux pas présenter de motion devant ce comité, puisque je n'en suis pas membre, mais M. Morton a résumé avec beaucoup de délicatesse son mémoire. Peut-être qu'un membre du comité pourrait présenter une motion visant à annexer tout son mémoire aux délibérations du comité.

Puis-je poursuivre?

La présidente: Pardon, madame le sénateur?

Le sénateur Cools: J'étais en train de parler et j'attendais que vous finissiez.

La présidente: J'essayais de me renseigner sur les usages. De toute évidence, tous les témoignages font partie intégrante des travaux du comité.

Le sénateur Jessiman: Il n'a pas tout lu, il a sauté des paragraphes entiers. J'imagine que je pourrais les lire, si nécessaire, mais j'ose espérer que nous avons tous lu le mémoire. J'aimerais qu'il fasse partie des délibérations à titre de témoignages entendus aujourd'hui.

La présidente: Annexer tous les témoignages aux délibérations créerait un précédent coûteux.

Le sénateur Cools: Je ne veux pas parler de tous nos témoins, simplement de celui-ci.

La présidente: Oui. Toutefois, il y aurait précédent; il n'y en a jamais eu de cet ordre là auparavant.

Le sénateur Cools: J'ai siégé au sein de beaucoup de ces comités.

La présidente: Madame le sénateur, pourrais-je terminer ce que j'étais en train de dire, s'il vous plaît?

Le sénateur Cools: Certainement, madame la présidente.

La présidente: Bien sûr que nous créerions un précédent pour ce comité, ce qui nous entraînerait en fait à accepter tous les mémoires écrits et à les annexer à nos délibérations. Le coût d'impression serait très élevé.

Le comité de la régie interne a déjà demandé de s'abstenir de le faire; toutefois, c'est au comité de décider et si nous choisissons de le faire, soit. Il ne faut pas oublier que ce sera coûteux. Je propose également de laisser cette question en suspens et de la mettre aux voix plus tard cet après-midi.

Le sénateur Cools: Je voulais dire que si M. Morton avait connu notre façon de procéder, il aurait lu son mémoire au complet pour qu'il paraisse dans les délibérations de ce comité.

Y a-t-il une motion, madame la présidente?

La présidente: Nous allons traiter d'une telle motion plus tard cet après-midi.

Le sénateur Cools: Je serai prête à attendre quelques minutes pour que l'on s'en occupe tout de suite.

La présidente: Madame le sénateur, j'ai décidé que nous nous en occuperons plus tard cet après-midi. Si vous contestez la décision de la présidence...

Le sénateur Cools: Je ne contestais pas la décision de la présidence.

La présidente: Continuez donc à poser vos questions, s'il vous plaît.

Le sénateur Cools: C'est vous qui contestez.

Mes questions sont doubles. Le sénateur Beaudoin a parlé de la nature particulière de la Loi sur les juges. Pour bien comprendre cette loi, il faudrait pratiquement lire 130 ans de débats du Parlement du Canada.

Pour en revenir à la rédaction et au texte, la Loi sur les juges renferme deux parties. L'une traite de la composition et de l'existence du Conseil de la magistrature, créé par John Turner, alors qu'il était ministre de la Justice. L'autre partie vise la création du poste de commissaire à la magistrature fédérale.

Voici ma question. La Loi sur les juges ne prévoit aucun rôle de politique étrangère pour les juges du Canada. Le projet de loi C-42 vise à prévoir un tel rôle. Je n'ai pas pu vérifier le raisonnement ou la logique du ministère de la Justice dans le cadre de cette initiative. Il me semble que c'est davantage un acte de foi dans le domaine de l'élaboration des politiques.

Avez-vous pensé qu'en changeant les deux parties de la Loi sur les juges, soit le Conseil de la magistrature et le Commissaire à la magistrature fédérale, on donne en fait aux juges un rôle dans le domaine de la politique étrangère et des affaires internationales?

M. Morton: C'est précisément la raison pour laquelle je disais que c'est une importante innovation en matière de politique. La Loi sur les juges, telle qu'elle existe actuellement, et l'autorité prévue tant pour le Conseil de la magistrature que pour le Commissaire à la magistrature fédérale, ne renferment aucune mention d'activités internationales ou étrangères.

C'est une innovation majeure. Je le répète, je n'ai pas eu le temps de faire le genre de recherches comparatives que j'aimerais faire, mais cela représente un écart par rapport aux usages dans des démocraties anglophones comparables de common law. Comme je le disais au début et à la fin de mon allocution, je suis quelque peu surpris, voire même consterné, de voir que le gouvernement semble se hâter pour faire adopter ces modifications.

Comme je le disais, je pense que le gouvernement s'inquiète de la situation de la juge Arbour, car elle n'est pas claire. Si la Loi sur les juges était modifiée selon le projet de loi C-42, les choses sembleraient être corrigées, ce que beaucoup de gens apprécieraient. Toutefois, je crois que le sénateur Cools a raison, lorsqu'elle dit qu'un changement important à la Loi sur les juges et à la tradition judiciaire du Canada fera ainsi l'objet d'une loi et sera mis en vigueur. Il est évident d'après les témoignages annexes que le personnel du Commissaire à la magistrature fédérale et du Conseil canadien de la magistrature s'intéresse déjà beaucoup aux affaires internationales; il se peut d'ailleurs qu'il ait déjà des activités dans ce domaine. Ce projet de loi tendrait à légitimer cette situation et à ouvrir un peu plus la porte. Peut-être est-ce ainsi qu'il faut procéder, d'après la Chambre des communes et le Sénat du Canada; toutefois, il ne me semble pas que ces questions plus vastes aient été mises en discussion comme il fallait, certainement pas à la Chambre des communes; il suffit pour s'en convaincre de lire le débat -- si tant est qu'il y en ait eu -- au moment de l'adoption du projet de loi C-42 à cet endroit.

Le sénateur Cools: Cette question fort complexe est simplement cachée derrière deux ou trois mots du projet de loi. Comme vous l'avez dit dans votre exposé, elle se complique par le fait que les intervenants qui prendront les décisions au sujet de ces juges ont déjà suscité un intérêt. Je vais y revenir.

Le deuxième point traite de quelque chose dont vous avez fait brièvement mention; ce comité n'y a pas non plus consacré suffisamment de temps. C'est la question du financement par l'ACDI. Cela représente un écart intéressant de la Constitution. Je ne parle pas ici de la Constitution comme document, mais en termes d'usage parlementaire. Si les juges doivent recevoir des avantages d'un autre ministère d'État, soit l'ACDI, cela revient à amener pour la première fois les activités des juges dans le champ de compétence de comités, par exemple, comme le comité des finances nationales. Traditionnellement, le Parlement s'abstient de poser des questions au sujet des affaires financières des juges.

Cela compromet énormément l'indépendance judiciaire. Si ce projet de loi est adopté, je n'hésiterai plus, lorsque nous examinerons le budget, à chercher à tout savoir sur les agissements et les dépenses des juges. Je n'hésiterai pas à demander la ventilation de ces sommes. Cela revient en fait à supprimer les mesures de protection dont bénéficiaient les juges auparavant; nous les exposons maintenant à des questions au sujet du moindre poste budgétaire. Je vous promets que c'est ce que je ferai.

Il m'est difficile d'obtenir des renseignements sur ce financement par l'ACDI; on ne desserre pas les lèvres à ce sujet. Cela représente des millions de dollars. Avez-vous pensé aux répercussions possibles sur l'indépendance judiciaire, lorsqu'un fonctionnaire, responsable d'énormes sommes d'argent, supervise la façon dont les juges administrent ou utilisent ces fonds? Ce projet de loi donne au Commissaire à la magistrature fédérale, qui est un fonctionnaire, des pouvoirs énormes sur les activités des juges. C'est grave. Pendant 200 ans, le Parlement a trouvé le moyen d'éviter une telle situation et ce projet de loi anéantit d'un seul coup tous ces efforts. Avez-vous pensé aux conséquences possibles sur les relations entre la bureaucratie et les juges, entre le pouvoir exécutif et les juges, et sur l'indépendance judiciaire?

Nous parlons ici de juges, mais n'oublions pas que les avantages sont versés non pas aux juges ordinaires, mais aux juges en chef. On en arrive pratiquement à une assemblée de juges en chef. Je sais que ma question est un peu compliquée, toutefois, je pense que vous y répondrez de votre mieux.

M. Morton: Il me semble que ce serait un autre exemple concret du principe général voulant que plus les juges prennent part à des activités extrajudiciaires, plus le personnel des organes exécutif, législatif et administratif prendra part au travail des juges. Dans le livre que certains d'entre vous feuilletaient, on peut lire le commentaire du juge en chef Laskin dans l'affaire Berger qui remonte à 1981-1982. Il parle ici de réciprocité et du fait que la garantie de non-ingérence politique dans les questions judiciaires doit être assortie de la retenue des juges dans le domaine des questions politiques.

Si vous étudiez les choses plus sous l'angle des sciences politiques, comme je le fais, vous exposeriez les choses différemment: tout pouvoir ou privilège s'accompagne de l'exercice d'une influence; plus les juges ont de pouvoirs et de privilèges, plus ils s'exposent à un contrôle de ces pouvoirs ou de ces privilèges. C'est ce qui se passe à la Cour suprême des États-Unis. La politisation extrême du processus de nomination aux États-Unis est une conséquence du caractère politique de l'exercice de l'examen judiciaire par la Cour suprême des États-Unis.

Pour revenir à vos exemples particuliers qui sont essentiellement des questions d'administration financière auxquelles participeraient les juges par l'entremise de l'ACDI, dans le cadre de ce qui semble être un nouveau rôle de politique étrangère, il est évident que ce rôle provoquera de nouveaux genres d'interactions qui ne manqueront pas de susciter un examen approfondi des juges par les législateurs qui examinent les budgets et les prévisions budgétaires, par exemple. Cela les amènera également en contact avec des administrateurs qui, peut-être, pourront agir sur les budgets que les juges superviseraient dans le cadre de ces projets techniques. Tout cela est nouveau. Tels sont certains des risques potentiels.

Le sénateur Milne: Monsieur Morton, j'aimerais parler de quelques-unes des questions plus vastes dont vous venez juste de faire mention au sénateur Cools, tout en essayant de ne pas citer de nom, comme vous le faites dans votre exposé, dans une certaine mesure.

Pensez-vous que l'appareil judiciaire canadien ne devrait jouer absolument aucun rôle de politique étrangère?

M. Morton: Ce n'est pas ce que j'ai dit aujourd'hui, madame le sénateur. Je lui donnerais la possibilité de jouer un certain rôle de politique étrangère, mais il serait beaucoup plus étroit et défini que ce qui paraît maintenant dans le projet de loi. C'est du moins ce que je pense que je ferais. Je réfléchis à la question depuis déjà huit jours, comme je l'ai dit plus tôt. Si vous vous souvenez de ce que j'ai dit au début, il faut beaucoup de temps avant que les professeurs en arrivent à l'essentiel, mais c'est notre défaut comme notre qualité. J'aimerais bien connaître les usages en Australie et au Royaume-Uni. Si je découvrais que ces pays ne permettent aucune participation de ce genre, ou qu'ils permettent une telle participation, dans la mesure où c'est une exception très étroite et soigneusement définie, cela influerait ma pensée. Je ne dis pas que je m'oppose en principe à toute participation des juges canadiens à la politique étrangère; je dis simplement que je m'en méfie.

Si j'étais à votre place, je m'opposerais certainement à cette question de politique telle qu'elle figure dans le projet de loi C-42. Pour revenir à la remarque du sénateur Beaudoin, il est possible qu'avec un peu plus de recherche et une rédaction plus soignée, je sois convaincu de l'appuyer. Je ne l'exclus pas.

Le sénateur Milne: Pour continuer alors sur le sujet, professeur, et peut-être pour répéter ce que j'ai déjà dit ce matin, à quelles autres sources de talents juridiques les organismes internationaux comme les Nations Unies puiseraient-ils, s'ils ne pouvaient le faire dans un groupe qui, à mon avis, a une assez bonne réputation, à savoir la magistrature canadienne?

M. Morton: Je crois qu'il y a de plus grands bassins de compétences, et de compétences équivalentes, dans les faculés de droit et autres facultés, voire dans les pauvres vieux départements de sciences politiques.

Le sénateur Milne: Pour remplir des fonctions de juge?

Le sénateur Cools: Elle ne remplit pas des fonctions de juge.

M. Morton: Pas pour faire fonction de juge, mais pour participer à ces divers programmes d'assistance technique, ce qui serait, on le suppose, l'affectation à l'étranger la plus commune. Il y a des professeurs qui se spécialisent dans les domaines des contrats et de la propriété. Ce n'est pas ce que vous avez demandé, mais je crois qu'il serait beaucoup plus utile à bien des pays de l'Europe de l'Est et à d'autres régions en développement que nous leur offrions les services de professeurs spécialisés dans les domaines de la propriété, des contrats et des délits civils plutôt que d'experts en droits de la personne.

Le sénateur Milne: J'ai fortement tendance à croire que nous le faisons et qu'ils n'ont pas à passer par tout ce processus.

Comme vous désapprouvez la mesure législative, croyez-vous alors qu'il s'agit d'un cas où le Sénat devrait exercer un pouvoir auquel il recourt rarement, c'est-à-dire torpiller un projet de loi?

M. Morton: Si j'étais sénateur, je crois que je recourrais à ce pouvoir pour retarder l'adoption du projet de loi.

Le sénateur Nolin: Vous avez fait allusion à la déclaration ou à la lettre de l'ancien juge en chef Laskin au sujet de l'affaire Berger. Le juge a fait allusion à deux événements auxquels il s'est opposé publiquement. Premièrement, le gouvernement du jour avait l'intention de nommer un juge comme sous-ministre. Il a déclaré publiquement qu'un juge ne peut être à la fois juge et sous-ministre. Deuxièmement -- et il s'agit là d'un point important -- en Ontario, le gouvernement essayait de nommer un juge fédéral à la présidence de la Commission provinciale des accidents du travail, un organisme quasi judiciaire. Il s'opposait à cela.

En votre qualité de professionnel et d'expert, pourquoi s'opposait-il à cela? Le juge Laskin est un de nos contemporains.

M. Morton: Je crois qu'il s'agit du principe que faisait ressortir la citation de Peter Russell, qui se trouve au début de ma déclaration écrite, à savoir que si les juges se mêlent du travail des autorités législatives, administratives ou exécutives du gouvernement ils risquent à coup sûr d'être mêlés à leurs différends. Dès que cela se produit, ils se trouvent dans une impasse. S'ils sont l'objet de critiques et qu'ils ne réagissent pas, les critiques continuent; s'ils réagissent, on dit alors immédiatement qu'ils ont une attitude partisane et qu'ils se mêlent à la controverse politique de l'heure. Je crois que c'est le dilemme auquel pensait l'ancien juge en chef Laskin.

Le sénateur Nolin: Le sénateur Cools vient tout juste de faire une remarque très pertinente. Si un juge vient à travailler pour une bonne cause et qu'il est rémunéré par un organisme du gouvernement fédéral, il peut alors faire l'objet d'une surveillance. Est-ce que cela vous pose un problème?

M. Morton: Il y a un risque. C'est un risque qu'il faut examiner sérieusement avant que le Canada franchisse ce pas. Je me répète, mais je crois que l'empressement avec lequel on a réussi à faire voter ce projet de loi donne une fausse idée du sérieux et de l'importance des questions de principe que vous et d'autres ont soulevées.

Le sénateur Cools: Pour continuer sur le dernier point que vous avez fait ressortir, depuis les débuts de la Confédération, depuis plus de 130 ans, nous nous appliquons à éviter que les juges soient traités comme des fonctionnaires. En fait, ce projet de loi les apparentera davantage à des fonctionnaires. En ce qui concerne notre patrimoine et notre expérience canadiennes de même que l'expérience Whitehall-Westminster, le fait est qu'un juge ne peut se voir accorder un congé. Si l'on suit l'évolution historique de ces congés, on comprend les raisons de la participation du gouverneur général à l'élaboration de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique en 1867.

Si un juge peut maintenant obtenir un congé afin d'aller vaquer à quelque occupation pendant bon nombre d'années, croyez-vous que le Parlement du Canada pourrait promulguer une loi qui dispenserait un député d'assumer sa fonction? Disons, par exemple, que le premier ministre du Canada ou le sénateur Beaudoin voulait aller servir de substitut pour un tribunal chargé de juger des crimes de guerre. Autrement dit, si nous permettons au Parlement d'adopter une mesure législative -- qui annule pour ainsi dire la Constitution -- afin d'autoriser un congé, pourquoi s'arrêter aux juges?

Lorsque j'ai discuté de cette question avec le commissaire à la magistrature fédérale, M. Andy Watt, il se demandait pourquoi ne pas accorder à un député ou à un ministre un congé pour lui permettre lui aussi d'aller assumer des fonctions du même genre? L'idée d'abandonner la fonction était considérée comme un motif de révocation il y a des années parce qu'il s'agit d'une condition associée à la fonction.

Avez-vous songé aux conséquences de la portée du projet de loi C-42? Maintenant nous pouvons commencer à accorder des congés pour toutes les fonctions. Lorsque la situation devient intenable, un ministre du Cabinet peut s'esquiver et revenir trois ans plus tard.

M. Morton: Au risque de sembler un peu trop professeur, c'est ce qu'on appelle le dilemme de la pente savonneuse... il s'agit de faire un pas pour glisser jusqu'au bas de la pente. Bien sûr, l'alcoolique a commencé par un premier verre, mais nombre d'entre nous boivent et ne sont pas alcooliques. Ce sont des choses impossibles à prévoir.

Je crois que ce que vous voulez surtout dire, madame le sénateur, c'est que l'idée d'un législateur élu qui prend un congé vient contredire le concept même de la représentation. Est-ce que le concept d'un juge qui prend un congé s'oppose au concept même du rôle d'un juge? Je crois que l'on pourrait argumenter en ce sens.

Le sénateur Cools: C'est le point que je voulais faire ressortir. Si nous savons comment ont été conçus les articles 99 et 100 de la Loi constitutionnelle et si nous savons comment ils ont évolué disons par l'entremise de la loi Burke, connue également sous le nom de Colonial Leaves of Absence Act, ce qui se passe à l'heure actuelle est exactement ce qu'ils ont voulu éviter. Une personne ne pouvait fondamentalement décider qu'elle avait quelque chose de mieux, de plus intéressant et de plus lucratif à faire et s'esquiver tout simplement pendant un certain nombre d'années.

Je crois que vous avez répondu à mes questions pour l'instant.

La présidente: Merci, professeur Morton, d'être venu nous rencontrer cet après-midi.

Honorables sénateurs, le professeur Morton a posé un certain nombre de questions dans son exposé. Si vous êtes d'accord, je vais demander à M. Sandell du ministère de la Justice d'y répondre précisément. M. Sandell pourrait peut-être nous rejoindre à la table.

Monsieur Sandell, comme vous le savez, le professeur Morton a posé un certain nombre de questions. Je vais vous les poser directement dans l'espoir que vous nous donniez des réponses. Il se peut que d'autres sénateurs vous posent des questions.

Je crois que vous avez un exemplaire de l'exposé du professeur Morton. À la page 15, il pose les questions suivantes:

À quelle date le ministre a-t-il pris le décret autorisant le congé de la juge Arbour et quelles sont les modalités de ce décret? Ce décret est-il conforme aux exigences des articles 54, 55 et 56 de la Loi sur les juges sous sa forme actuelle?

M. Harold Sandell, conseiller juridique, Service des affaires judiciaires, ministère de la Justice: J'ai ces renseignements, madame la présidente. J'ai apporté des copies du décret du conseil.

J'aimerais insister sur le fait que, étant donné tout ce qui s'est dit jusqu'à maintenant, il n'y a rien qui soit rétroactif dans ce projet de loi. C'est une loi qui statue pour l'avenir. On a utilisé l'adjectif «rétroactif» à deux ou trois reprises. Je veux que cela soit très clair. Je n'ai pas ici les décrets officiels, mais les ébauches, et j'en connais les détails.

La juge Arbour a obtenu un congé, aux termes de l'article 54 de la Loi sur les juges, en juin ou juillet -- je crois que c'était en juillet -- pour faire office de conseillère spéciale auprès du Secrétaire général des Nations Unies pour la période comprise entre le 1er août et le 30 septembre 1996. Le 30 septembre, en vertu d'un tout nouveau décret du conseil -- une fois de plus aux termes de l'article 54 de la Loi sur les juges -- elle obtient un congé pour agir comme procureur en chef de l'ONU pour les tribunaux internationaux chargés de juger les crimes de guerre commis dans l'ex-Yougoslavie et au Rwanda, et ce pour la période comprise entre le 1er et le 30 octobre 1996, ce qui inclut la période dans laquelle nous nous trouvons. À l'heure actuelle, elle est en congé rémunéré -- et, j'insiste là-dessus -- aux termes des dispositions actuelles de la Loi sur les juges pour le période comprise entre le 1er et le 30 octobre 1996. C'est le Bureau du commissaire à la magistrature fédérale qui lui verse le traitement et les indemnités prévus par la Loi sur les juges. À l'heure actuelle, les Nations Unies ne lui versent absolument rien.

La présidente: Pouvez-vous répondre à la deuxième question, à savoir, le rôle qu'a joué le Conseil canadien de la magistrature dans cette affaire.

M. Sandell: Le Conseil de la magistrature a joué le rôle dont M. Andy Watt a parlé dans le cadre de son témoignage il y a deux ou trois semaines.

Lorsque le ministère de la Justice a appris que la juge Arbour avait été nommée par une résolution unanime du Conseil de sécurité des Nations Unies, le ministre de la Justice a alors écrit au président du Conseil canadien de la magistrature, le juge en chef Lamer, pour lui demander s'il y avait lieu de légiférer pour établir une dispense pour la juge Arbour elle-même ou apporter une modification générale à la Loi sur les juges. Le Conseil a recommandé de modifier la loi de façon générale, et non de légiférer pour un cas particulier.

La présidente: Vous nous avez dit qu'elle est rémunérée par le gouvernement du Canada aux termes de la Loi sur les juges et qu'elle a quitté le Canada le 1er août pour accomplir ses fonctions de conseillère spéciale.

M. Sandell: Je veux ajouter autre chose au sujet de ce qui s'est dit au comité relativement à la modification apportée à l'alinéa 44(3)a) de la Loi sur les juges. Cette modification se trouve à l'article 3 du Projet de loi C-42.

C'est moi qui ai pris l'initiative de modifier l'alinéa 44(3)a). Aucun juge siégeant à un tribunal au Canada ne me l'a demandé. En fait, j'avais rédigé une note de service hypothétique avant la nomination de la juge Tremblay-Lamer en 1993. J'y précisais que le libellé de l'alinéa 44(3)a), qui était entré en vigueur en 1955, empêcherait le conjoint survivant d'un juge qui est à la retraite de toucher une pension de survivant. J'ai classé cette note de service avant même qu'il y ait deux juges mariés qui siègent au Canada. Dès que le cas s'est présenté, j'ai tout de suite amorcé le processus de consultation afin d'obtenir un avis juridique pour déterminer si, sur le plan du droit et des principes, une modification s'imposait à l'alinéa 44(3)a) de la Loi sur les juges.

L'initiative de cette modification revient entièrement au ministère de la Justice. Cette mise au point devrait figurer clairement au compte rendu.

Le sénateur Nolin: Avez-vous fait une étude comparative avec d'autres pays, comme l'a suggéré le professeur Morton?

M. Sandell: Il a parlé l'Australie et la Grande-Bretagne. Non, le temps dont nous disposions ne nous a pas permis de le faire. Nous avons cru qu'il fallait apporter des précisions dans la Loi sur les juges en ce qui a trait à l'activité judiciaire ou non judiciaire. Si par le passé -- les exemples ont été cités par le professeur Arthurs -- des juges canadiens ont participé aux travaux d'organismes internationaux, on ne sait pas trop sur quelle base ils se sont engagés à assumer ces fonctions. Il se peut que ces renseignements aient été archivés, mais cela s'est passé avant la création du Bureau du commissaire à la magistrature fédérale et du Conseil de la magistrature fédérale lui-même.

Si les juges Wilson, Fitzpatrick et Macdougall qui ont été mis en cause dans les trois précédents dont a parlé le professeur Arthurs ont touché leur salaire de juge canadien, eh bien soit! S'ils ne l'ont pas touché, nous avons considéré que la Loi sur les juges, à moins d'y apporter une modification, ne permettait pas ou ne devrait pas permettre à un juge de participer à ce genre d'activités sans être rémunéré.

L'article 56.1 proposé vise plus particulièrement à préciser les circonstances dans lesquelles un juge peut, premièrement, participer à des activités internationales et à des programmes internationaux d'assistance technique, lesquelles, et j'insiste là-dessus, ne peuvent faire l'objet d'un congé non rémunéré. Comme vous l'avez dit vous-même, un juge ne peut obtenir un congé non rémunéré pour participer à des activités internationales et à des programmes internationaux d'assistance technique. Il ne peut y participer qu'en prenant un congé. Rien dans la loi n'exige que le juge participe à ces activités en prenant un congé entièrement payé. Le congé non rémunéré, aux termes du paragraphe 56.1(2) proposé, se limite à la participation aux travaux d'une organisation internationale d'États ou d'une de ses institutions. Le congé doit être d'au moins six mois et doit être approuvé par le gouverneur en conseil après consultation du Conseil canadien de la magistrature.

C'est une étape importante à franchir pour un juge qui demande un congé non rémunéré aux termes du paragraphe 56.1(2). Le congé ne sera pas accordé automatiquement. C'est l'évidence même.

Le sénateur Nolin: En ce qui concerne le salaire des juges, avez-vous lu l'article 100 de la Constitution avant de rédiger le paragraphe 56.1(6) proposé?

M. Sandell: Oui.

Le sénateur Nolin: Comment l'interprétez-vous?

M. Sandell: Nous estimons que l'article 100 confère au Parlement le pouvoir discrétionnaire, en raison surtout du fait que la demande de congé non rémunéré proviendrait d'un juge, de dispenser un juge, après qu'il en a fait la demande et avec l'approbation du gouverneur en conseil et du Conseil canadien de la magistrature, du salaire qu'il toucherait en sa qualité de juge étant donné qu'il n'assumerait pas de fonctions judiciaires pendant cette période. L'article 100, la disposition fixe et prévue, vise à protéger le juge. En fait, dans ce cas, aux termes du paragraphe 56.1(2) proposé, ce serait le juge qui demande un congé non rémunéré.

Le pouvoir discrétionnaire existe. Le Parlement a le devoir -- il ne s'agit pas simplement d'un pouvoir, mais bel et bien d'un devoir -- de fixer et d'assurer les salaires des juges. Si un juge demande de s'absenter de son poste, il peut aussi demander, aux termes du paragraphe 56.1(2), de ne pas toucher le salaire qui lui est associé. Cela se ferait dans des circonstances vraiment extraordinaires.

Le sénateur Nolin: Pourquoi le gouvernement a-t-il défini aussi vaguement les activités internationales sans faire référence aux fonctions judiciaires?

M. Sandell: Je suppose que nous essayons de préciser ce qui se passe déjà. Les juges ont participé par le passé, comme vous le savez, à ce qu'on appelle des activités internationales aux termes des dispositions actuelles de la Loi sur les juges. Nous avons cru que l'occasion était arrivée de préciser ce genre d'activités. Tel est l'objectif du paragraphe 56.1(1).

Le sénateur Beaudoin: Pouvez-vous citer des cas?

M. Sandell: L'exemple du juge Strayer en 1989 a été soulevé il y a quelques semaines. Si ce juge ou n'importe quel autre juge devait aujourd'hui participer à une activité de ce genre, celle-ci relèverait du paragraphe 56.1(1). Ces activités remontent à 1989 et relevaient des articles 54 et 57. Nous avons préféré faire précisément référence dans la loi aux activités internationales.

Le sénateur Beaudoin: Il s'agit d'un cas.

M. Sandell: C'est exact. Des juges se sont rendus de temps à autre à l'étranger, dans des pays en développement, pour des périodes de deux ou trois semaines, à la demande de l'Institut national de la magistrature, qui est l'école d'éducation permanente pour les juges nommés tant par le gouvernement fédéral que par les provinces qui sont basés à Ottawa. Je pense à l'Afrique du Sud, à l'Ouganda et au Cameroun. Il s'agit d'aider le système judiciaire de ces pays à élaborer des politiques et des activités de formation à l'intention des juges. Autrement dit, il s'agit de juges qui vont prêter main-forte à des pairs.

Si cela devait se produire après l'adoption de ce projet de loi, ce serait en vertu du paragraphe 56.1(1) et cela n'exigerait pas nécessairement un congé autorisé. Ce serait toujours un congé rémunéré. Je souligne que le juge continuerait à recevoir son traitement. Un congé autorisé s'imposerait ou non. S'il s'agissait d'une ou deux semaines, un tel congé serait probablement inutile. Les juges ont souvent ce genre d'activités pendant leurs vacances, car ils s'y sentent moralement obligés. Ce serait vraiment dommage si les ressources extraordinaires de l'appareil judiciaire du Canada ne pouvaient être utilisées pour de telles activités, relativement rares et de courte durée, qui consistent à aider les pays en développement.

La présidente: Monsieur le sénateur Beaudoin, je peux vous nommer quelques juges qui ont eu ce genre d'activités. Le juge Guy Richard de la Cour du Banc de la Reine du Nouveau-Brunswick est allé au Cameroun. Le juge Pierre Béliveau de la Cour supérieure du Québec et le juge Guy Savoie de la Cour du Banc de la Reine du Nouveau-Brunswick sont allés en Haïti. Le juge Douglas Lissaman est allé en Ouganda. Tout cela s'est passé entre 1992 et 1996.

M. Sandell: Ils l'ont fait alors que le paragraphe 56.1(1) n'existait pas. S'ils le faisaient après l'adoption de ce projet de loi, ce serait précisément en vertu de cette disposition. Nous avons pensé que le fait qu'une activité de ce genre puisse être entreprise devrait être mentionné dans la loi.

Le sénateur Nolin: Il est déjà possible d'avoir une telle activité.

M. Sandell: Effectivement.

Le sénateur Beaudoin: Le fait que des membres de l'appareil judiciaire du Canada se rendent dans d'autres pays pour les informer sur le fonctionnement de notre appareil judiciaire ne me pose aucun problème. C'est à mon avis une très bonne chose. Cela ne pose absolument aucun problème. S'il s'agit de fonctions autres que des fonctions judiciaires, je conviens qu'elles doivent figurer dans la loi.

M. Sandell: Même s'il s'agit d'une activité judiciaire ou quasi-judiciaire, le paragraphe 56.1(1) qui est proposé n'exige pas que l'activité soit extrajudiciaire.

Le sénateur Nolin: Il le permet.

M. Sandell: Cette activité pourrait être extrajudiciaire, mais pas nécessairement. J'imagine que dans la grande majorité des cas, comme ceux dont le sénateur Carstairs a fait mention, il s'agirait de tirer parti des connaissances du juge. Dans le cas de la juge Arbour, prévu bien sûr par le paragraphe 56.1(2), ce sont les connaissances qu'elle a acquises en tant qu'avocate, professeur et juge -- l'ensemble de ses connaissances -- que les Nations Unies utilisent pour ce rôle international très important, lequel peut être extrajudiciaire, sans toutefois être extra juridique.

Le sénateur Cools: J'imagine que le ministère a recueilli divers avis juridiques, lorsqu'il a préparé cette loi. Pourriez-vous nous faire part de quelques-uns de ces avis? Par exemple, au sujet de la modification Arbour, quels avis juridiques ont été donnés et par qui?

M. Sandell: Nous avons formé nos propres avis. De toute évidence, il n'y a pas d'autorisation législative de congé non rémunéré. C'est évident. Dès que nous avons pris connaissance des conditions requises pour le poste des Nations Unies, il nous est apparu évident qu'il fallait modifier la Loi sur les juges. Nous avons entamé le processus aussitôt que possible. Il est juste de dire que la nécessité d'une modification permettant d'exercer des fonctions non rémunérées va de soi.

Tel a été l'avis, si je puis l'appeler ainsi, qui a motivé le paragraphe 56.1(2).

En ce qui concerne la modification prévue par les alinéas 54.1(a) et (b), c'est-à-dire conférer au juge en chef le pouvoir d'accorder des congés rémunérés de six mois au maximum, il s'agit d'une recommandation de la Commission sur le traitement et les avantages des juges de 1992, la Commission Crawford, ainsi qu'une recommandation de la Commission sur le traitement et les avantages des juges de 1995, la Commission Scott, dont le ministre a déposé le rapport la semaine dernière. Ces deux commissions recommandent que l'on confère au juge en chef le pouvoir d'accorder des congés rémunérés jusqu'à concurrence de six mois.

Le sénateur Cools: J'avais espéré que le témoin aurait pu nous faire part des avis juridiques présentés au ministre au moment de la prise de ces décisions. Dans tous les cas, je vais passer à la question suivante. Il se peut que j'obtienne de meilleurs résultats.

Vous avez dit il y a quelques instants que l'initiative de l'article 3, la modification relative à la pension, venait de vous.

M. Sandell: Elle venait du ministère de la Justice.

Le sénateur Cools: N'était-ce pas l'initiative du ministre?

M. Sandell: C'était la recommandation de modifier la Loi sur les juges que nous avions présentée au ministre sous forme de mémoire au cabinet.

Le sénateur Cools: Vous avez dit que c'était votre initiative personnelle.

M. Sandell: J'essayais de souligner le fait que cette initiative s'est manifestée au sein du ministère de la Justice et n'est pas venue d'une source extérieure ou d'une autre source judiciaire.

Le sénateur Cools: Je vois. Vous avez dit que vous aviez inséré des notes dans le dossier. En quelle année était-ce?

M. Sandell: C'était après une discussion que j'ai eue avec un actuaire du bureau du Surintendant des institutions financières à la suite du rapport de l'une des commissions triennales. Je ne me souviens pas si c'était la Commission de 1989 ou celle de 1992. J'ai été secrétaire exécutif de trois commissions triennales, et je ne me souviens pas du comité en question. Toutefois, je me rappelle en avoir parlé de manière purement hypothétique à ce moment-là, car il n'y avait pas de conjoint qui soit juge à ce moment-là.

Le sénateur Cools: C'est ce que j'essaie de savoir. Que voulez-vous dire par «à ce moment-là»? De quelle année parlez-vous?

M. Sandell: Je ne m'en souviens pas. Tout ce que je sais, c'est que c'était certainement avant la nomination de madame le juge Tremblay-Lamer.

Le sénateur Cools: Était-ce au moins avant 1987?

M. Sandell: Ce n'est pas cette année-là qu'elle a été nommée. Elle a été nommée en 1993, je crois. C'était une question hypothétique à ce moment-là. En vertu de l'alinéa 44.3a), le conjoint survivant n'a pas droit à la pension de survivant, s'il recevait déjà une pension, lors du décès du juge. En 1955, on ne pouvait pas prévoir qu'il y aurait des couples de juges. Avant l'existence de couples de juges, on avait posé comme hypothèse que si des couples étaient nommés, il faudrait modifier cette disposition, sinon, une interprétation trop large et non intentionnelle du paragraphe 44.3a) aurait fait échouer tout le concept du reste de la loi qui prévoit le droit à la pension de survivant.

Le sénateur Cools: Si cette recommandation et ce projet de modification existent depuis très longtemps, peut-être pourriez-vous nous dire pourquoi vous avez décidé de ne les présenter que maintenant dans le contexte du projet de loi C-42.

M. Sandell: Parce que nous avons maintenant un tel projet de loi. Le Parlement n'a pas été saisi d'un projet de loi sur les juges depuis des années. Le projet de loi C-50 est le dernier en date.

Le sénateur Nolin: Ce n'est pas tout à fait vrai.

M. Sandell: Vous voulez parler du projet de loi C-2, monsieur le sénateur.

Le sénateur Nolin: C'est à ce moment-là que nous nous sommes rencontrés pour la première fois.

M. Sandell: Veuillez m'en excuser. Vous avez raison, monsieur le sénateur, il y a eu le projet de loi C-2 qui ne renfermait qu'un article visant à porter de six à douze mois le délai dans lequel les commissions triennales sont tenues de transmettre leur rapport au ministre de la Justice. Mis à part ce projet de loi, dont l'objet était très particulier, c'est le projet de loi C-50 qui a été le dernier en date. Il a été déposé par l'honorable Kim Campbell, alors qu'elle était ministre de la Justice; ce projet de loi n'a pas dépassé l'étape de la première lecture. Le projet de loi C-50 a été déposé en décembre 1991. En fait, ce projet de loi était prêt depuis bien longtemps avant cela, mais il n'a pas été déposé avant décembre 1991. Par conséquent, c'était trop tôt pour une modification au paragraphe 44.3a), et nous n'avons pas eu d'autre occasion de le faire depuis.

Mis à part le projet de loi C-2, projet de loi mineur portant de six à douze mois le délai dans lequel commissions triennales sont tenues de transmettre leur rapport, c'est la première fois que nous avons l'occasion de modifier la Loi sur les juges depuis le projet de loi C-50, qui a été déposé en 1991.

Le sénateur Cools: Je vais poser mes trois prochaines questions l'une après l'autre de façon que le témoin puisse répondre à toutes en même temps, car je vois qu'il répond aussi lentement à mes questions que je les pose.

Qui préside l'Institut national de la magistrature?

M. Sandell: La présidente de l'Institut est Delores Hanson, juge de la Cour provinciale de l'Alberta.

Le sénateur Cools: N'y a-t-il pas de président du conseil?

M. Sandell: Si, le président du conseil d'administration de l'Institut est le juge en chef du Canada, ex officio. Je crois que trois ou quatre juges fédéraux et trois juges provinciaux siègent au sein du conseil.

Le sénateur Cools: Quel rôle a joué le ministère des Affaires étrangères dans la nomination de la juge Arbour et quel traitement les Nations Unies offrent-elles à Mme Arbour?

M. Sandell: J'ai peur de ne pas connaître la réponse à ces questions, madame le sénateur. Je ne peux parler au nom d'un autre ministère. J'imagine que M. Axworthy a été consulté après la résolution des Nations Unies. Ceci mis à part, je ne le sais pas.

Le sénateur Cools: D'après ce que vous dites, vous ne disposez d'aucun renseignement et un autre ministère est en jeu, ce qui me ramène au point que j'ai déjà soulevé, à savoir que nous devrions véritablement entendre un représentant de ce ministère. D'après ce que vous dites, le ministère des Affaires étrangères ne savait absolument rien de la nomination de Mme Arbour jusqu'à ce qu'il ait été informé, comme nous tous, de la résolution des Nations Unies.

M. Sandell: Ce n'est pas ce que j'ai dit. Je ne le sais pas.

Le sénateur Cools: Dites-moi ce que vous avez véritablement dit.

M. Sandell: J'ai dit que je ne le sais pas. J'imagine que M. Axworthy a été consulté à un moment donné. Je ne sais pas quand ni par quel processus.

Le sénateur Cools: C'est pour moi un grand mystère et j'aimerais être éclairée. A mon avis, les Nations Unies auraient normalement contacté le gouvernement du Canada pour procéder à une nomination, mais apparemment cela ne s'est pas fait dans le cas qui nous intéresse.

M. Sandell: Je ne le sais pas.

Le sénateur Cools: De toute évidence, il faut poser cette question à un autre ministère.

M. Sandell: Je ne peux ni le confirmer ni le nier.

Le sénateur Cools: S'il faut poser des questions à un autre ministère, pourquoi le projet de loi C-42, qui vise à rendre disponible la juge Arbour, n'a-t-il pas été présenté par le ministre des Affaires étrangères?

M. Sandell: Il s'agit d'une modification à la Loi sur les juges.

Le sénateur Cools: Je dis que vous auriez pu le faire d'une autre façon.

M. Sandell: De quelle façon?

Le sénateur Cools: Le ministre des Affaires étrangères aurait pu présenter ce projet de loi.

Le sénateur Beaudoin: Dans ce cas précis?

La présidente: La Loi sur les juges relève de la compétence et de la responsabilité du ministre de la Justice, madame le sénateur, et toute modification à la Loi sur les juges doit donc être présentée par le ministre de la Justice.

Le sénateur Cools: Je vais vous révéler dans mon discours de la semaine prochaine d'autres façons de procéder.

Comment puis-je connaître le montant du traitement offert par les Nations Unies à la juge Arbour? En tant que parlementaire censée s'occuper du traitement des juges, où et comment puis-je obtenir cette information?

M. Sandell: Vous pourriez peut-être commencer par vous adresser au Commissaire à la magistrature fédérale, en supposant qu'il le sache, mais je ne suis pas sûr que ce soit le cas. Je ne le sais pas.

Le sénateur Cools: Je lui ai posé la question.

Le sénateur Jessiman: Vous dites que vous ne connaissez pas le traitement que reçoit ce juge. Savez-vous si son traitement est supérieur à celui qu'elle aurait autrement reçu du gouvernement du Canada?

M. Sandell: Je ne le sais vraiment pas, monsieur le sénateur.

Le sénateur Jessiman: Avez-vous entendu l'exposé de M. Morton aujourd'hui?

M. Sandell: Oui.

Le sénateur Jessiman: Vous avez donc entendu que le carriérisme chez les juges et le traitement qu'ils recevront sont une source de préoccupation pour lui. La loi ne prévoit aucune limite au traitement versé par une organisation internationale d'États ou par l'une de ses institutions. A-t-on envisagé une limite au traitement versé, comme c'est le cas pour d'autres juges qui se rendent à l'étranger, de manière que ce traitement corresponde à peu près à celui qui serait versé au Canada?

M. Sandell: En fait, ils reçoivent leur traitement de juge. Il n'y a pas de disposition dans la loi prévoyant qu'un juge recevra autre chose que son traitement.

Le sénateur Jessiman: C'est en vertu de la Loi sur les juges, mais en vertu du paragraphe 56.1(6) de ce projet de loi, un juge a le droit d'être rémunéré pour cette période par une organisation internationale d'États ou par l'une de ses institutions. Par conséquent, les juges peuvent être rémunérés non pas par le Canada mais, comme dans le cas présent, par les Nations Unies. Avez-vous envisagé une limite?

M. Sandell: Non.

Le sénateur Jessiman: Après avoir entendu M. Morton, pensez-vous que vous auriez dû envisager une limite?

M. Sandell: Je ne pense pas que ce soit nécessaire. Nous pouvons faire confiance au jugement du juge en cause.

Le sénateur Cools: Vous pensez qu'il peut refuser un tel traitement?

M. Sandell: Il ou elle peut choisir de recevoir son traitement de juge, si possible. Ce n'est pas le cas de la juge Arbour. Ce n'est pas possible compte tenu des exigences des Nations Unies.

Nous n'avons pas envisagé de limite. Très franchement, le concept de carriérisme dans le cas d'un juge, compte tenu des titres de compétence et de la réputation de la juge Arbour -- pour utiliser un exemple présent -- me paraît bizarre. Je ne pense pas que la juge Arbour ait besoin de pointer aux Nations Unies, pour ainsi dire, pour «améliorer» sa carrière. Les juges n'ont pas de carrière en tant que telle. Ils sont nommés. Ils peuvent exercer leurs fonctions dans une autre cour ou non.

Le sénateur Cools: J'aimerais profiter de la question du sénateur Jessiman. Je vous remercie monsieur Sandell d'essayer de répondre. Vous êtes formidable.

Les médias ne cessent de dire que la Cour suprême du Canada est la prochaine étape de la juge Arbour.

M. Sandell: Je ne peux rien dire au sujet d'une supposition de cette nature.

Le sénateur Cools: J'ai obtenu cette information de votre ministère.

M. Sandell: Ce n'est certainement pas moi qui vous l'ai donnée, madame le sénateur.

La présidente: Merci, monsieur Sandell.

Honorables sénateurs, j'ai mis en suspens une motion présentée par le sénateur Jessiman à l'effet que, à la demande du sénateur Cools, le mémoire de M. Morton soit annexé aux délibérations du comité. La greffière m'a dit qu'il s'agit d'un précédent inhabituel et que, selon elle et selon le comité de la régie interne, ce n'est pas souhaitable. Toutefois, c'est au comité de décider. Nous sommes saisis de la motion.

Tous ceux en faveur de la motion?

Le sénateur Nolin: Je suis pour.

Le sénateur Beaudoin: Je suis pour.

La présidente: Tous ceux contre?

La motion est rejetée.

Honorables sénateurs, sommes-nous prêts à passer à l'examen article par article du projet de loi?

Le sénateur Lewis: Si c'est conforme au Règlement, je propose que nous fassions rapport du projet de loi sans amendement.

La présidente: L'honorable sénateur Lewis propose que l'on fasse rapport du projet de loi sans amendement.

Le sénateur Nolin: Je sais que la motion a déjà été proposée. Toutefois, j'aimerais parler avec les membres de mon caucus. J'ai un amendement à proposer, mais, avant de le faire, je veux parler avec les membres de mon caucus.

La présidente: Je suis prête à convoquer une séance demain matin à 9 h 30.

Le sénateur Nolin: Les membres de mon caucus ne sont pas en ville. Le Sénat se réunit de nouveau lundi prochain. Nous avons une séance de caucus mercredi matin.

La présidente: Comme vous le savez, monsieur le sénateur, si nous avons convoqué cette séance aujourd'hui, c'est pour faciliter l'adoption de ce projet de loi avant la date limite du 30 octobre.

Le sénateur Doyle: Je croyais que cette séance avait été convoquée pour entendre des témoins.

La présidente: Pas du tout. J'ai convoqué cette séance aujourd'hui pour régler la question de ce projet de loi le plus rapidement possible.

Le sénateur Nolin: Nous n'entendons pas les témoins juste pour le plaisir. C'est également pour tirer profit de leurs connaissances, ce qui peut nous aider à proposer des amendements au projet de loi. Je ne peux pas le faire maintenant en l'espace de cinq minutes. Je veux lire les bleus avant de déposer un amendement pour être sûr de moi. N'allons-nous pas limiter la portée d'un projet de loi si important, un projet de loi qui donne au gouvernement du Canada la possibilité de faire ce qu'il veut des juges au Canada? Voulons-nous limiter ce pouvoir? Je crois bien que oui. Avec quels mots? Je ne le sais pas. Je souhaite examiner le texte. J'ai également besoin de l'appui de mon caucus à cet égard.

Le sénateur Stanbury: Je connais ces tactiques. J'ai beaucoup de respect pour le sénateur Nolin, mais je suis certain qu'il a été en mesure de se faire une idée des témoignages qu'il a entendus. Nous sommes réunis aujourd'hui, si j'ai bien compris, dans le but d'adopter le projet de loi. Nous avons encore un problème avec la date du 30 octobre. Nous avons déjà repoussé le délai une première fois. Il tire maintenant à sa fin.

Pourquoi ne pas adopter le projet de loi? Nous avons une motion en ce sens. L'opinion des caucus est importante, mais nous avons déjà eu amplement le temps de discuter de cette mesure avec eux.

Le sénateur Nolin: Nous avons eu des discussions, mais pas sur les témoignages des experts que nous avons entendus aujourd'hui. Ce n'est que ce matin que j'ai pris connaissance de la position de M. Arthurs. Je savais qu'il était en faveur du projet de loi, mais j'en ignorais les raisons. Il n'avait pas examiné tous les aspects de la question, comme l'article 100 de la Constitution. Il ne savait rien de cet article. La séance de ce matin a été fort instructive.

Le sénateur Stanbury: Je suis d'accord. Je ne fais qu'exprimer mon point de vue. Les arguments que nous avons entendus ne m'ont pas fait changer d'idée.

La présidente: Nous avons une motion. L'honorable sénateur Lewis propose que l'on fasse rapport du projet de loi C-42 au Sénat, sans amendement.

Plaît-il aux honorables sénateurs d'adopter la motion?

Des voix: Oui.

Des voix: Non.

La présidente: La motion est adoptée.

La séance est levée.


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