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Délibérations du comité sénatorial permanent des
Banques et du commerce

Fascicule 48 - Témoignages du 25 mars 1999


OTTAWA, le jeudi 25 mars 1999

Le comité sénatorial permanent des banques et du commerce se réunit aujourd'hui à 9 heures pour examiner l'état actuel du système financier du Canada (monnaie commune).

Le sénateur Michael Kirby (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Honorables sénateurs, je souhaite tout d'abord la bienvenue à l'ensemble de nos témoins et, si vous me le permettez, je vais prendre une minute pour replacer notre débat d'aujourd'hui dans son contexte.

Le 4 janvier, les monnaies des 11 membres participant à l'union économique et monétaire européenne ont fusionné. C'est déjà en soi un véritable exploit politique que d'être parvenu à cette étape. Les pays participants ont de toute évidence abandonné une certaine partie de leur souveraineté et dépassé les barrières de la culture pour parvenir à une plus grande intégration économique, les bénéfices attendus étant la croissance économique, une baisse du chômage et une diminution de l'inflation. D'aucuns sont toutefois convaincus qu'à terme la signature de l'UEM va entraîner une intégration politique.

Bien entendu, il existe d'autres modèles d'intégration des monnaies en dehors de la négociation d'une monnaie commune. La monnaie officielle du Panama, par exemple, est le dollar des États-Unis. Le Panama a tout simplement adopté le dollar, et les États-Unis ne jouent aucun rôle dans cette décision. C'est aussi le modèle de Hong Kong. Vous vous souviendrez que Hong Kong a mis sur pied en octobre 1983 une commission monétaire pour enrayer la chute du dollar de Hong Kong en pleine crise politique causée par les discussions entre la Chine et la Grande-Bretagne au sujet de l'avenir du territoire. La valeur du dollar de Hong Kong a été fixée à 7,8 $ dollars de Hong Kong pour un dollar américain.

En fait, au cours de sa longue histoire, le Canada a appliqué différents systèmes concernant sa monnaie. Le dollar a pour la première fois été adopté dans le cadre de l'union monétaire de la province du Canada en 1858, puis par l'ensemble du Dominion en 1870. Le dollar canadien, garanti par les réserves en or du gouvernement, a été fixé en 1858 à parité avec le dollar des États-Unis et à un taux de 4,87 $ pour une livre britannique. Si l'on excepte une chute très temporaire du dollar des États-Unis pendant la guerre civile américaine, ce taux de change fixe a été conservé jusqu'en 1914. À partir du début de la Première Guerre mondiale, le Canada a abandonné le taux de change fixe avec le dollar américain jusqu'en 1926, date à laquelle le dollar canadien a été échangé à un taux fixe, cette fois à concurrence de 82 sous pour chaque dollar américain. Ce taux de change fixe a été à nouveau abandonné en 1931, et l'on a de nouveau laissé fluctuer le dollar jusqu'au début de la Deuxième Guerre mondiale, le dollar canadien étant à nouveau échangé à taux fixe, cette fois à concurrence de 91 cents pour chaque dollar américain.

Le Canada a eu des difficultés à s'en tenir à un taux de change fixe après la Deuxième Guerre mondiale et, de 1950 à 1962, puis à nouveau en 1970, il a abandonné ce taux fixe même s'il était tenu de le conserver en vertu d'un traité international. Depuis qu'il s'est remis à fluctuer vers le milieu des années 70, le dollar canadien, lorsqu'on le compare directement au dollar des États-Unis, a fait preuve de deux types d'instabilité: une forte évolution à terme du taux de change, qui s'est de manière générale apprécié de 1987 jusqu'à la fin 1991 pour baisser par la suite, et en second lieu d'importantes fluctuations à court terme autour du taux fixé par la tendance générale.

Les nouveaux mécanismes monétaires que le Canada est susceptible d'adopter ont fait l'objet récemment d'un débat constant dans la presse et dans les milieux universitaires, débat alimenté en partie par le lancement de l'euro au début du mois de janvier dernier, mais c'est aussi un sujet qui intéresse de près le monde des entreprises et les milieux économiques à la suite de l'adoption de l'ALENA.

Le comité sénatorial des banques considère que cette question revêt une très grande importance pour le Canada. Nous espérons alimenter le débat en étudiant les avantages et les inconvénients d'une monnaie commune avec les États-Unis. Nous le faisons en estimant que toute décision prise éventuellement par le gouvernement sur une question de politique aussi importante que celle-là doit être précédée d'un débat propre à informer le public.

C'est pourquoi nous avons réuni aujourd'hui un groupe d'éminents experts qui vont débattre de la question et nous présenter les meilleures solutions qui s'offrent au Canada en matière monétaire. Je vais les citer dans l'ordre alphabétique pour ne pas que l'on puisse croire que le comité préjuge des conclusions qu'il convient d'apporter dans le cadre de ce débat. Nous accueillons aujourd'hui le professeur Jack Carr, de l'Université de Toronto, le professeur Tom Courchene, de l'Université Queen's, M. John Crow, consultant en économie et ancien gouverneur de la Banque du Canada, le professeur Herb Grubel, de l'Université Simon Fraser et ancien député, et le professeur Bernie Wolf, de l'Université York.

Messieurs, je vous remercie d'être venus. Je vais demander à chacun d'entre vous de commencer par faire un exposé de 10 minutes pour que les différents points de vue nous soient présentés, nous passerons ensuite aux questions et nous vous donnerons la possibilité de commenter les déclarations de vos collègues, ce qui nous permettra ainsi d'organiser en quelque sorte une table ronde.

Je propose que nous commencions par les deux témoins qui sont effectivement en faveur d'une monnaie commune avec les États-Unis, les professeurs Grubel et Courchene, et nous passerons ensuite aux trois témoins qui s'opposent à un tel mécanisme, M. Crow, le professeur Wolf et le professeur Carr.

Je vais donc demander au professeur Grubel de nous présenter son exposé. Vous avez la parole.

M. Herb Grubel, professeur, Département d'économie, Université Simon Fraser: Merci, sénateurs. Je remercie mes anciens collègues. Je suis heureux d'être de retour ici.

Dans un premier temps, j'aimerais vous demander tout simplement d'imaginer que le 1er janvier 2000, l'ensemble des prix, des salaires et des bilans du Canada, des États-Unis et du Mexique soient libellés dans une nouvelle monnaie, que l'on pourrait appeler l'«Amero». Le dollar des États-Unis étant l'équivalent de l'amero, le dollar canadien vaudrait 0,5 amero. Le taux de conversion effectif serait choisi de manière à ce que la compétitivité du Canada au plan international reste la même. Après cette conversion, le niveau de vie et la richesse du Canada resteraient absolument les mêmes. Votre revenu, en chiffres absolus, au lieu d'être de 100 000 $ par an, serait de 50 000 ameros. Cependant, l'automobile que vous allez acheter, une BMW flambant neuve qui coûtait jusqu'alors 100 000 $, ne vous coûtera plus que 50 000 ameros. Par conséquent, vous allez vous apercevoir que votre niveau de vie n'a pas changé. Par contre, il est indéniable qu'il en résultera un certain nombre d'avantages économiques à long terme.

Tout d'abord, les coûts des transactions de change avec les devises étrangères diminueront. La commission Delors a estimé que cela pouvait s'élever à 0,5 p. 100 du revenu national dans certains pays européens, toutes ces économies étant acquises à perpétuité. On a estimé qu'environ 85 p. 100 des opérations faites en Europe par les banques sur les devises disparaîtront.

En second lieu, les taux d'intérêt canadiens pourraient alors jusqu'à baisser d'un point du fait de la suppression des risques sur devise pour les investisseurs. Cette baisse des taux d'intérêt va entraîner une diminution du service de la dette pour l'ensemble des gouvernements et des emprunteurs privés. Pour le seul gouvernement fédéral, les économies se monteraient à 6 milliards de dollars par an compte tenu du montant actuel de sa dette.

Troisièmement, la suppression du risque de change est l'équivalent d'un abaissement du coût des flux internationaux de capitaux et d'échanges. Cela revient à supprimer un droit de douane. Dans le cadre de l'accord de libre-échange, cet effet a été évalué à quelques pour cent du revenu national. Nous pouvons donc nous attendre à un effet similaire ici d'un point de vue dynamique du fait de la suppression du risque lié aux devises.

Quatrièmement, la discipline du marché de la main-d'oeuvre sera renforcée, les responsables syndicaux et les dirigeants d'entreprise ne pouvant plus compter sur une dévaluation de la monnaie pour maintenir la compétitivité des entreprises qui ont laissé dériver les coûts réels de la main-d'oeuvre. C'est un fait que relève la commission Delors. Je considère que c'est une conséquence très importante. Ainsi, en Italie et dans d'autres pays, lorsque les syndicats et les directions cèdent aux pressions pour relever les salaires et lorsque les entreprises deviennent non concurrentielles, ils se retournent d'habitude vers les banques centrales, étant donné qu'il y a alors une crise et qu'ils ne peuvent plus vendre leurs produits à l'étranger, pour leur dire: «Pourquoi ne pas nous sauver la mise en dépensant davantage d'argent ou en laissant filer le taux de change?» Je pense que c'est un peu ce que nous faisons au Canada.

Le cinquième avantage vient du fait que les ajustements économiques devant résulter de la baisse séculaire du prix des matières premières sur les marchés mondiaux interviendraient à un rythme plus normal, la dépréciation de notre monnaie ne protégeant plus les producteurs nationaux contre la réalité d'une baisse des prix mondiaux. Cela revient à ériger une protection chaque fois qu'il y a une dépréciation ou une chute des prix mondiaux. Nos producteurs sont protégés. Comme toute protection temporaire qu'offrent les droits de douane, voilà qui s'oppose à l'adoption des ajustements rendus nécessaires dans ces secteurs.

Le sixième avantage porte sur le fait que la stabilité des prix lors d'une période caractérisée par une tendance inflationniste sera plus grande étant donné que les chocs positifs et négatifs sur les prix à l'intérieur d'une zone monétaire plus vaste auront plus de chances de se compenser qu'à l'échelle du Canada. Si la moisson est mauvaise, il se peut que la récolte d'oranges soit bonne, et vice versa. Par conséquent, si les prix sont bas en Floride et s'ils sont élevés dans les régions canadiennes qui cultivent le blé, les deux choses finiront par se compenser et le niveau global des prix, mesuré par l'Indice des prix à la consommation, sera plus stable. Plus les prix sont stables, plus l'efficacité économique est grande. Je ne parle pas d'inflation; je parle d'une stabilité proche de celle que nous avons à l'heure actuelle, une inflation proche de zéro ou même une légère tendance à la hausse.

Le septième avantage résulte du fait que les aventures monétaires inspirées par les idéologies ou les politiciens ne seront plus possibles au Canada. La situation des années 70, pour un économiste conservateur comme moi, a été causée par une expansion monétaire excessive dans tous les pays industriels et en développement qui se sont senti finalement libérés du carcan des taux de change fixes et qui se sont dits: «Nous allons pouvoir maintenant faire marcher la planche à billets et profiter des avantages de la courbe de Phillip en faisant baisser le chômage.» Lorsque cela s'est produit, nous avons constaté à nos dépens que nos réserves de ressources naturelles, qui historiquement avaient toujours été abondantes, se sont mises à fondre pendant les 15 années qui ont suivi. Nous avons entendu tous les intellectuels se plaindre du fait que nous entrions dans un monde nouveau et que les ressources naturelles venaient à manquer. Cette aventure monétaire des années 70 a été en fait précipitée par la rupture du système et de l'ancrage que procuraient jusqu'alors les taux de change fixes.

Le redressement auquel a participé mon collègue, John Crow, et qui lui a valu de nombreux ennemis, était nécessaire en raison des erreurs commises au cours des années 70. Ce fut une expérience terrible pour toutes les économies occidentales. Ce genre d'expérience ne sera plus possible si nous avons une banque centrale -- et il faut bien dire «si» parce qu'en vertu de ses statuts elle est tenue de veiller uniquement à la stabilité des prix, à condition qu'elle ne déroge pas d'une manière ou d'une autre à ses statuts. C'est l'un des enjeux les plus délicats, et je suis sûr que nous y reviendrons.

Le huitième avantage pour le Canada, ce sera de pouvoir exercer une plus grande influence sur la politique monétaire dans la zone de l'amero, parce qu'il aura des représentants au sein du comité établissant les politiques monétaires à la Banque centrale nord-américaine et qu'il pourra constituer des alliances avec d'autres districts ayant les mêmes caractéristiques économiques. D'aucuns vont vous dire «Face aux 12 districts de la réserve fédérale des États-Unis, quel type d'influence pouvez-vous avoir?» Eh bien, je considère qu'il y a un district autour de Minneapolis dont l'économie est très semblable à celle d'une grande partie de nos régions agricoles au Canada. Si des difficultés se présentent dans la région du midwest du Canada et s'il faut pour cela exercer une certaine influence monétaire ou modifier les politiques monétaires, nous pourrons constituer des alliances avec les districts des États-Unis ou du Mexique dont les intérêts sont très similaires.

Le neuvième avantage provient du fait que le seigneuriage tiré du droit de frappe de la monnaie restera au Canada. La Banque du Canada pourra continuer à imprimer les billets et à frapper les pièces dont on se sert au Canada et le receveur général du Canada en retirera les bénéfices. C'est l'un des gros inconvénients de la solution panaméenne qui consiste à employer purement et simplement les dollars des États-Unis et, dans une certaine mesure, c'est aussi un inconvénient des commissions monétaires.

Le dixième et dernier avantage que je tiens à souligner est le fait que la création de l'amero va vraisemblablement obliger les gouvernements à restreindre leurs déficits, ce qui a été largement le cas au sein de l'Union monétaire européenne. Cette obligation rendra service à l'économie canadienne et aux générations futures.

Les coûts correspondant à ces avantages sont les suivants: tout d'abord, notre souveraineté économique serait réduite parce que nous ne serons plus en mesure d'adapter nos politiques monétaires et financières ainsi que nos taux de change aux besoins propres du Canada. Je ne veux pas mésestimer la force des arguments de ceux qui disent que ce coût sera élevé. Les enjeux sont complexes et j'en traite longuement dans une étude que j'ai fait parvenir aux honorables sénateurs. Laissez-moi cependant résumer brièvement ma position en ces termes: les préoccupations liées à la souveraineté économique sont apparues à la suite de la théorie économique keynésienne. Elles ont mené à l'adoption du régime des taux de change flexibles au cours des années 70. La souveraineté économique ainsi obtenue, contrairement à ce qu'on attendait, n'a pas mené à une baisse du chômage et à meilleure croissance économique. Au contraire, elle a entraîné une dégradation de ces indicateurs de rendement économiques au Canada et ailleurs. La théorie keynésienne, de ce point de vue, est déconsidérée. Il n'est plus question de réajuster les paramètres économiques dans leurs moindres détails. Je pense que c'est pour ces raisons que les gouvernements européens ont convenu de former une union monétaire. Je partage l'avis de ces gouvernements et celui de nombre d'éminents économistes, à l'image de Robert Mundell, qui déclarent qu'il ne faut pas regretter cette perte de souveraineté économique nationale mais plutôt s'en féliciter.

Le deuxième inconvénient est celui de la perte de souveraineté culturelle et politique, que nombre de nationalistes considèrent comme un grave problème lié à une union monétaire nord-américaine. Là encore, je ne veux pas sous-estimer les arguments de ceux qui se préoccupent à ce sujet. Il n'en est pas moins vrai que la souveraineté canadienne dans ces domaines restera la même, comme ce fut le cas à la suite de tous les accords de libre-échange signés depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Avec le régime de l'amero, Lloyd Axworthy pourra continuer à être l'ami de Fidel Castro, à fumer des cigares cubains et à boire de la bière Moosehead en sa compagnie et Sheila Copps pourra continuer sa croisade afin de protéger nos intérêts culturels en violation des accords internationaux. Le réseau de santé publique du Canada pourra rester aussi insuffisant qu'à l'heure actuelle.

Je vais maintenant me replacer dans un cadre historique plus large pour expliquer la raison pour laquelle je suis en faveur d'une telle mesure et, parvenu à ce point, quelqu'un va peut-être me demander: «Comment se fait-il qu'un conservateur tel que vous, partisan de l'initiative individuelle et de la décentralisation recommande une telle institution?» Disons que la création d'une union monétaire est un outil important et nécessaire pour limiter la souveraineté des législateurs.

Bien des gens sont venus me voir, alors que dans un discours prononcé à la Chambre des communes je préconisais une limitation de la dette, pour me dire qu'effectivement ils comprenaient le rôle qu'une telle contrainte constitutionnelle devait jouer dans une démocratie. J'imagine que presque tout le monde autour de cette table considère que l'adoption de la Charte des droits et libertés au Canada était souhaitable pour limiter expressément la liberté qu'ont les assemblées législatives de se servir de leur majorité, de leur pouvoir, pour léser les intérêts des individus et des minorités. Toutefois, ce n'est pas tout à fait comme ça que ça s'est passé. Bien des gens n'aiment pas à l'heure actuelle la façon dont la Cour suprême du Canada interprète cette charte. À la base, toutes les démocraties disposent d'une certaine protection -- les États-Unis ont inscrit dans leur constitution le droit à la libre expression, ce qui a joué un rôle très important pour empêcher le Congrès d'adopter des lois venant effectivement limiter la liberté de la presse. Nous avons désormais une disposition semblable concernant les droits de la personne. Je considère que nous devrions avoir au Canada une clause constitutionnelle interdisant purement et simplement au gouvernement de faire des déficits. On peut en arrêter les détails, je l'ai fait et il est possible de les mettre en pratique. Dans la même veine, j'estime qu'une monnaie commune reviendrait en fait à disposer d'un mécanisme limitant chez les politiciens la possibilité d'exploiter les politiques monétaires et financières pour enregistrer les gains à court terme et se faire réélire au détriment des générations futures au sein de l'ensemble de la société.

Il y a un autre point de vue qui est celui-ci: l'économie mondiale a prospéré et il y a eu très peu de bouleversements des taux de change alors que régnait l'étalon-or au cours du XIXe siècle et lorsqu'on a appliqué les taux de change fixes pendant la période de l'après-guerre jusqu'à la fin des années 60. Ces conditions favorables seront reproduites par la création de grandes zones monétaires dans le monde, le Canada étant membre de l'une d'entre elles.

Enfin, si je me remets à penser politique, le climat politique du Canada, des États-Unis et du Mexique n'est peut-être pas favorable pour l'instant au projet d'union monétaire. J'espère toutefois que cette situation va changer lorsque l'opinion publique dans ces trois pays comprendra les avantages d'une telle union. Je félicite le comité sénatorial des banques de se lancer dans un tel projet de discussion et d'information au niveau le plus élevé.

M. Thomas J. Courchene, professeur, Département d'économie, Université Queen's: Je remercie le sénateur Kirby et tous les sénateurs ici présents.

La situation ne m'est pas très familière parce que j'ai eu l'insigne honneur pendant cinq ou six ans, à la fin des années 80, de travailler pour le compte de votre comité de l'autre côté de la table et de rédiger, je crois, trois études sur l'intégration financière au Canada. Je vais essayer de m'habituer à ce côté de la table. Mon travail était de préparer les questions pour les sénateurs. J'imagine qu'aujourd'hui il me faut préparer des réponses.

J'ai distribué un document que j'ai rédigé en compagnie de Rick Harris au sujet de nos travaux antérieurs. Je ne sais pas si des études de ce genre doivent être lues pour qu'elles soient versées au dossier ou si le Sénat se contente de les conserver pour que les gens puissent les consulter. Quoi qu'il en soit, j'imagine que vous avez cette étude et je vais en parler. Toutefois, pendant les dix minutes qui me sont imparties, je ne peux pas vraiment entrer dans les détails. J'espère par conséquent que mes commentaires seront suffisamment intéressants pour que vous vouliez en savoir plus et que vous me posiez des questions sur les sujets abordés dans l'étude.

Je commencerai par aller un peu plus loin dans le sens de l'introduction fascinante que nous a présentée le sénateur Kirby: l'avènement de l'euro en janvier 1999 est un événement dans les annales de l'histoire économique et monétaire. À un certain niveau, l'euro témoigne de la dénationalisation des régimes monétaires nationaux. À un autre niveau, relié au premier, l'euro témoigne par ailleurs qu'au sein d'une économie mondiale progressivement intégrée, les ententes monétaires se présentent comme des outils publics supranationaux ou internationaux qui seront pleinement conformes à ce que va être la souveraineté nationale au XXIe siècle.

On peut comprendre que ce n'est pas l'avis des responsables de la macroéconomie canadienne. Dans un récent discours, le gouverneur de la Banque du Canada, Gordon Thiessen, a déclaré:

L'euro n'est pas un modèle pour l'Amérique du Nord. Les objectifs politiques qui ont motivé la création de l'union monétaire en Europe n'ont pas leur pendant en Amérique du Nord.

Je reconnais que l'ALENA est en grande partie un modèle commercial et économique et que l'intégration européenne est chapeautée en outre par certaines infrastructures confédérales et, dans certains domaines, fédérales. Rapprocher cependant l'euro de la seule évolution politique de l'Europe, c'est ne pas tenir compte des véritables impératifs économiques qui ont dicté l'adoption d'une monnaie supranationale. Il est très peu probable que les Britanniques acceptent un jour les projets politiques européens. Il est très probable, cependant, qu'ils accepteront un jour l'euro, et ils y seront forcés pour des raisons commerciales et économiques. En fait, comme on le relève dans l'étude, même la Suisse, qui n'est pas membre de l'UE, va se retrouver devant un gros dilemme et, dès maintenant, elle subit l'influence de ce que l'on peut appeler «le marché de l'euro» par opposition à «la politique de l'euro». Cette adaptation au marché de l'euro ne signifie pas que la Suisse va adopter l'euro, mais ses institutions vont le faire, ses établissements du secteur privé sont en voie de le faire.

Dans cette étude, j'aborde trois questions. Tout d'abord, les taux de change flottants ne nous sont pas très profitables. En second lieu, il y a des arguments persuasifs en faveur d'une plus grande fixité des taux de change. En troisième lieu, l'objectif à long terme de la fixité des taux de change devrait se faire dans le cadre de ce que j'appelle l'union monétaire nord-américaine, l'UMNA. Mon collègue, Herb Grubel, l'appelle amero, mais c'est la même chose, je crois. L'UMNA n'est peut-être pas pour l'immédiat -- il faudra peut-être dix ans pour y parvenir; c'est le temps qu'il a fallu aux Européens -- mais il n'en reste pas moins urgent de se pencher sur la question parce qu'il semble qu'ailleurs en Amérique les décideurs s'orientent vers la dollarisation. J'en parlerai un peu plus tard, mais il s'agit par là simplement d'adopter le dollar des États-Unis, solution très différente de la création d'une monnaie commune ou d'une union monétaire nord-américaine. Dans ce dernier cas, nous conserverions toutes nos institutions. Nous pourrions même en fait conserver une certaine marque du Canada sur nos billets. Le problème, si on laisse adopter le dollar, c'est que lorsque nous ressentirons dans cinq ans le besoin d'adopter l'union monétaire nord-américaine, ce sera trop tard. On nous aura coupé l'herbe sous le pied. C'est pourquoi je considère qu'il est terriblement important de se pencher sur cette question aujourd'hui.

Le premier chapitre porte sur la chute du dollar. Nous nous penchons dans notre étude sur quatre questions: la baisse du niveau de vie des Canadiens; les problèmes liés au mauvais alignement ou à la volatilité des monnaies, dont l'étude du professeur Grubel traite aussi longuement, les défis posés par la productivité, en l'occurrence à mesure que le dollar se déprécie, nous avons tendance à ne pas être à la hauteur des Américains en matière de productivité -- ce que John McCallum qualifie de laxisme induit par le dollar; et enfin la réfutation directe de la grande affirmation des banques selon laquelle les taux de change flottants servent en fait de tampon.

Je vais en fait m'en tenir ici à l'examen du premier de ces facteurs, la baisse du niveau de vie. En 1974, le dollar canadien valait 104 sous des États-Unis. Aujourd'hui, il vaut à peu près 66 sous. Il a atteint un creux de 63,5 sous cet été. Cela représente une baisse énorme de notre niveau de vie comparativement à celui des Américains. Non seulement, les prix des entreprises canadiennes se retrouvent au plus bas -- ainsi Canadarm a été rachetée la semaine dernière. À qui le tour cette semaine? -- mais en outre les jeunes Canadiens compétents sont très fortement incités à aller s'installer au sud de la frontière, ce qu'ils sont de plus en plus nombreux à faire. Au sein de notre propre profession, l'économie, il devient de plus en plus difficile d'empêcher nos jeunes et brillants collègues d'aller occuper des postes dans les universités des États-Unis.

Pourquoi nous sommes-nous infligés ces maux? On nous dit toujours que les taux de change flottants renforcent notre souveraineté économique, mais la présence d'un dollar qui vaut moins des deux tiers de ce qu'il valait il y a 25 ans contredit fortement cet argument.

Le deuxième chapitre de l'étude présente ensuite les arguments en faveur d'un taux de change fixe. Nous nous en tenons ici à trois questions. Tout d'abord, il y a une intégration croissante entre le nord et le sud, qui change complètement la nature du problème. En second lieu, il y a le mécanisme d'ajustement qui se produit avec les taux de change fixes. C'est probablement la partie la plus originale de l'étude, éventuellement aussi la plus controversée et il se peut même qu'elle ne soit pas totalement exacte. Nous avons une façon différente de considérer l'asymétrie, ce qui est le principal argument utilisé par la banque pour préconiser un taux de change flottant.

Étant donné qu'il me faut quelque quatre minutes et demie pour l'exposer, je n'arriverai jamais à terminer mon introduction si je le fais ici. J'espère donc qu'un ou plusieurs sénateurs seront tentés de me poser davantage de questions sur la nature du mécanisme d'ajustement avec des taux de change fixes.

La troisième question porte sur les avantages que procurent de manière générale les taux de change fixes à l'économie.

Là encore, je m'en tiendrai uniquement à l'intégration nord-sud. Plus l'intégration est forte entre deux économies, plus il est avantageux d'avoir une monnaie commune ou un taux de change fixe permanent. Nous n'avons pas encore compris au Canada à quel point l'intégration nord-sud était forte. En 1996, toutes les provinces sauf deux exportaient davantage dans le reste du monde que dans le reste du pays. Il est probable qu'à l'heure actuelle c'est le cas pour toutes. Chaque fois qu'un dollar a été exporté à l'intérieur de notre pays en 1996, nos exportations au niveau international se sont montées à 1,83 $. Il ressort des dernières statistiques que nos exportations internationales sont le double de nos exportations interprovinciales. Étant donné que plus de 80 p. 100 des exportations internationales du Canada vont aux États-Unis, il est bien certain qu'aujourd'hui nos exportations vers les États-Unis sont nettement supérieures à celles qui se font en direction des autres provinces.

L'Ontario est un cas particulièrement intéressant. Ces statistiques figurent dans le gros document qui a été distribué un peu plus tôt, mais en 1980 les exportations internationales de l'Ontario se sont montées à 40 milliards de dollars et ses exportations vers les autres provinces se montaient elles aussi à 40 milliards de dollars. En 1996, les exportations vers les autres provinces ont été de l'ordre de 50 milliards de dollars. Les exportations internationales se sont montées à 150 milliards de dollars, soit près de trois fois plus. On peut donc dire que l'Ontario s'est nettement tourné vers le sud.

Je viens de terminer avec un collègue un ouvrage qui s'intitule: Ontario as a North American Region State. D'autres régions du Canada agissent de même. Si l'on prend l'exemple européen, on s'aperçoit que nous sommes davantage intégrés aux États-Unis que la moyenne des pays européens vis-à-vis du reste de l'union européenne. Pour une simple raison d'intégration économique, l'adoption d'un taux de change fixe par le Canada est au moins aussi justifiée que dans le cas de l'Europe, mais pour des motifs économiques et non pas politiques.

Le dernier chapitre porte sur l'adoption du dollar américain. C'est la solution ultime. Elle consiste tout simplement à abandonner le dollar canadien. Plus de banque centrale, un abandon probable de la déréglementation financière au Canada et l'adoption en fin de compte des solutions américaines. Il pourrait être utile de faire la distinction entre l'adoption du dollar par les marchés, ce que nous cherchons à faire tous, et l'adoption du dollar au niveau des politiques, ce que préconise officiellement le premier ministre. L'adoption du dollar par les marchés bat son plein, je pense, et il nous faut être prudent, parce que je ne crois pas qu'il soit bon d'adopter le dollar. Je préférerais nettement une union monétaire nord-américaine, qui préserverait davantage notre souveraineté. Une dérive à contrecoeur vers le dollar motivée par l'instabilité du taux de change serait très coûteuse pour le pays. Nous pourrons y revenir un peu plus tard, mais je voudrais maintenant vous parler de l'union monétaire nord-américaine et vous donner les raisons pour lesquelles j'estime que c'est une bonne idée.

Ce serait l'équivalent de l'euro. Comme l'a dit le professeur Grubel, le système serait chapeauté par une banque centrale supranationale, appelée probablement banque de réserve fédérale nord-américaine, dont les membres du conseil d'administration seraient choisis en partie par les banques nationales, qui existeraient toujours. Notre Banque du Canada serait toujours là, de même que la Banque de France existe toujours avec l'euro. La Banque du Canada devrait décider des droits de vote qui lui reviennent; il faudrait qu'il y ait une entente.

Étant donné toutefois que le dollar est d'ores et déjà la principale et la meilleure monnaie du monde, il n'y a aucune raison de la détruire. Le dollar restera la monnaie des États-Unis. Il n'en reste pas moins que nous avons ici une marge de manoeuvre. D'un côté, nous pourrons lire sur notre monnaie: «Ceci est l'équivalent d'une unité monétaire nord-américaine ou d'un dollar des États-Unis.» De l'autre côté, sur le billet de 5 $, on pourra représenter les Prairies; sur le billet de 10 $, ce sera les Rocheuses ou tout autre paysage.

Les Européens parlent ici de la face «paysagée» de leur monnaie. Ils ont finalement décidé de ne pas procéder ainsi. Ils n'auront qu'un seul paysage sur une face comportant tous les emblèmes plutôt que d'avoir 13 monnaies différentes, mais leurs pièces seront différentes. Un aigle figurera sur les pièces allemandes. Je ne sais pas ce que vont faire les Français, mais ce ne sera pas un aigle.

Cela nous permet donc de maintenir un certain symbolisme qui est important à mon avis pour les Canadiens. Ainsi que l'a signalé le professeur Grubel, il va falloir procéder à une réévaluation interne des prix. Il nous faut réévaluer nos prix pour être à parité avec cette nouvelle monnaie. Tous les pays européens font à l'heure actuelle la même chose avec leur monnaie. Il y a un prix en marks et un prix en euros et bientôt il n'y aura plus qu'un prix en euros. Il nous faudra surveiller cette opération, parce que c'est ce qu'il nous faudra faire.

Quant à savoir si les Américains vont nous appuyer, c'est une chose que j'examinerai plus tard. Pour l'instant j'essaie de m'assurer que les Canadiens nous appuient. C'est le premier point.

Je conclurai ici sur les questions géopolitiques. Le président argentin, Carlos Menem, a récemment proposé que son pays abandonne le principe de la commission monétaire pour adopter purement et simplement le dollar. Surtout, en janvier 1999, le président de l'Association des banquiers mexicains a demandé que l'on adopte une certaine forme de monnaie commune. J'étais au Mexique il y a dix jours et j'ai entendu l'homologue canadien du CCCE demander l'adoption pure et simple du dollar.

J'ai relevé avec intérêt la déclaration suivante faite par l'économiste Robert Barro, l'un des grands économistes américains, au Wall Street Journal: «Ce sont de bonnes idées; il nous faut trouver les moyens de les appuyer.» Voilà donc ce qu'il se dit: «L'Argentine a besoin d'environ 16 milliards de dollars en monnaie américaine pour adopter notre dollar. Donnons-les-lui. Ça ne nous coûte rien. Nous n'avons qu'à les imprimer, ça nous coûtera le prix de l'encre et du papier. Donnons-lui l'argent et demandons un reçu en contrepartie. Nous engrangerons tout le seigneuriage à mesure de l'augmentation de la masse monétaire avec le temps.» Il a ensuite ajouté: «L'adoption du dollar pose un autre problème; il n'y a pas de prêteur en dernier recours. L'Amérique peut être le prêteur en dernier recours pour tous ceux qui s'intègrent à la zone du dollar.» Il a même proposé que les États-Unis prennent l'initiative afin de promouvoir cette intégration monétaire, et puisque le président Clinton cherche à nouveau à laisser sa marque dans l'histoire, ce pourrait être là l'occasion.

Robert Barro n'est pas le gouvernement des États-Unis, mais il est symptomatique que cette question soit aujourd'hui soulevée dans des organes financiers comme le Wall Street Journal. Ce qui m'inquiète, c'est que toutes ces initiatives portent sur l'adoption du dollar, et non pas sur une UMNA. Si nous voulons que l'option de l'UMNA reste viable, nous devons prendre part à ces négociations et à ces délibérations partout en Amérique. Je dis «nous» en me référant non seulement aux universitaires, mais éventuellement aux principales associations professionnelles et, au niveau politique, au Sénat qui pourrait peut-être jouer un rôle important ici. Il serait bien dommage en fait qu'au moment où les Canadiens se rendent compte finalement qu'ils veulent effectivement une monnaie commune dans le cadre d'une union monétaire nord-américaine, ils ne puissent plus l'obtenir, parce que l'adoption du dollar à laquelle nous assistons partout en Amérique aura rendu caduque cette option.

C'est pour cette raison que je juge l'affaire très importante, et je félicite les sénateurs d'avoir lancé la discussion sur cette grande question.

M. John W. Crow, consultant en économie, ex-gouverneur de la Banque du Canada: Bien évidemment, je comparais aujourd'hui sans avoir de mandat officiel. Je n'en ai plus depuis cinq ans.

Le président: Vous avez certainement ainsi une bien plus grande marge de manoeuvre que lorsque vous comparaissiez devant nous dans le cadre de vos fonctions officielles. Nous sommes donc ravis de vous entendre en dehors du cadre officiel.

M. Crow: Je pense que nous aurons l'occasion de commenter les déclarations des autres membres du groupe. Je relèverai simplement une ou deux choses. L'exposé de Herb m'a rappelé une blague d'économiste: sur une île déserte et avec une boîte de conserve, la solution trouvée par l'économiste pour ouvrir la boîte est la suivante: «Supposons que nous ayons un ouvre-boîte.» C'est ce que je pense de l'amero, en passant.

Comme Tom, j'ai déjà comparu auparavant devant votre comité, mais pas sur cette question. Je le répète, je comparais aujourd'hui sans mandat officiel. J'ai bien rédigé un exposé, mais il était prévu pour 20 minutes et non pas pour 10 et je m'efforcerai de le ramener à 10 minutes. En outre, j'ai rédigé d'autres études.

Je relèverai simplement que cette question a été évoquée par le Wall Street Journal avant que le professeur Barro en parle. J'en ai discuté il y a trois ans dans le Wall Street Journal au sujet de l'ALENA et je pense que vous avez ici une copie de mon article, qui date de 1996. Je suis très sceptique concernant l'ensemble de ce projet -- disons une monnaie commune pour le Canada. Ce qui me paraît constructif dans le débat, c'est que nous sommes passés de ce que l'on peut qualifier de taux de change indexés ou fixes, mais ajustables, à quelque chose qui est plus inconditionnel.

En Amérique, l'Argentine a pris l'initiative en ce sens, si vous voulez, en créant une commission monétaire. Aujourd'hui, face aux difficultés éprouvées par le Brésil, l'Argentine parle d'adopter officiellement le dollar. Il est intéressant, en passant, d'indiquer pour quelle raison l'Argentine a adopté au départ une commission de contrôle monétaire; elle l'a fait parce que le dollar avait été adopté par le marché, comme le dit Tom, et parce qu'essentiellement les Argentins se servaient du dollar américain. Si l'Argentine voulait conserver le peso sous une forme quelconque, il lui fallait réformer ses mécanismes financiers, et c'est pourquoi essentiellement elle a créé il y a un certain nombre d'années une commission de contrôle monétaire.

Comme l'a signalé Tom, il reste à savoir maintenant s'il va s'agir d'une monnaie commune. Tout dépendra certainement de ce que voudront faire les États-Unis pour en faire une monnaie commune. Je pars du principe, comme lui, que la zone de l'euro a effectivement une monnaie commune; elle a une banque centrale en commun au sein de laquelle toutes les banques centrales nationales sont représentées. D'ailleurs aucune banque centrale, en Europe -- c'est quelque chose qu'il n'a pas souligné -- n'occupe une place plus importante que les autres, du moins si l'on prend les cinq d'entre elles qui sont membres du comité directeur ainsi que du conseil des gouverneurs. Il y a cinq membres. L'Allemagne est membre du comité directeur, de même que la France, l'Espagne, l'Italie et la Finlande. On peut se demander pourquoi la Finlande se trouve là, mais c'est une autre question; ce n'est pas pertinent pour notre débat.

Pourquoi le Canada voudrait-il changer son système? «Une baisse du niveau de vie» c'est ce qu'on entend dire. Je le conteste fortement. Il est bien entendu très important de savoir si notre niveau de vie a baissé ou non. Il est tout à fait pertinent que votre comité se demande si cela a quelque chose à voir avec le taux de change. Dans mon étude, je suis assez sceptique au sujet des arguments concernant la productivité. Tom a mentionné en les approuvant les analyses de McCallum. Comme tous ceux qui lisent les journaux le savent probablement, Statistique Canada a publié récemment des chiffres très différents. Il y a de toute façon des failles de raisonnement qui entachent les discussions au départ et j'en discute dans mon étude pour illustrer la question. Nous pourrons y revenir si cela vous paraît important.

Je dirais que la question de la productivité n'est essentiellement plus à l'ordre du jour désormais étant donné les nouvelles statistiques. Quoi qu'il en soit, je soutiens que du point de vue théorique ou conceptuel, c'est la productivité relativement faible qui influe sur le taux de change et non pas le contraire. Je pense qu'il y a davantage de théories et d'arguments, disons, qui militent en faveur de cette thèse qu'en faveur de celle, plus étrange, qui consiste à dire que le taux de change est cause d'une productivité inférieure à la norme au Canada.

Je relèverai toutefois que l'argument invoquant le laxisme des fabricants pour justifier une monnaie commune, ce qui me paraît un fil bien ténu pour relier les deux choses -- je considère en fait que ce fil est pratiquement invisible -- a été bien reçu quelque part, soit par le gouvernement du Québec. Tous ceux qui ont lu les rapports de la rencontre de Davos se souviendront que le vice-premier ministre du Québec, Bernard Landry, en a fait tout un plat. La question intéressante ici, c'est de savoir si une fois que l'argument au sujet de la productivité est démoli, le gouvernement du Québec va continuer à être officiellement en faveur d'une monnaie commune. C'est sur cet argument qu'il a fondé sa thèse, du moins à Davos. J'imagine qu'il ne changera pas d'idée, pour des raisons qui sautent à mon avis aux yeux des politiciens.

La politique fiscale est une question qui ne devrait pas entrer en ligne de compte lorsque l'on parle de dispositions monétaires, même si elle peut avoir un lien avec le niveau de vie. La politique fiscale peut avoir des incidences sur la productivité, pour toutes sortes de raisons évidentes à mon avis. On ne doit pas la considérer différemment selon les mécanismes s'appliquant au taux de change, même si nombre de personnes considèrent effectivement que l'existence d'un taux fixe ou d'un taux flottant va influer directement sur la politique fiscale. Il y a des relations très indirectes, mais aucun lien direct.

Quels ont été les résultats obtenus par le Canada avec les taux de change flexibles? Je dirais qu'ils ont été très bons, très logiques en général. Il aurait été bien évidemment mal venu de relever les taux d'intérêt pour maintenir le dollar à 72 sous en 1998, pour d'excellentes raisons compte tenu de l'orientation qu'a prise la balance commerciale canadienne, qui s'est largement dégradée cette année-là étant donné la baisse des prix au sein de l'économie qui ont effectivement fait perdre un demi pour cent à notre PNB au cours de cette période. Il était tout à fait logique que le taux de change s'adapte et que les ressources se déplacent au sein de l'économie canadienne. Je suis sûr que Thomas a évoqué la chose dans son étude, en lui donnant probablement une interprétation différente de la mienne; mais après l'avoir écouté, j'imagine qu'il en a parlé.

Je dirais que l'expérience des taux de change flexibles au Canada a essentiellement été positive. Il y a peut-être eu des moments où les choses se sont moins bien passées, mais l'expérience récente a été conforme à ce que l'on pouvait en attendre. Notre monnaie s'est dépréciée, c'est certain. Les taux d'intérêt sont restés bas. Il n'y a pas eu en particulier d'effet inflationniste et l'économie canadienne a continué à se comporter assez bien. Il y a d'autres facteurs qui expliquent le bon fonctionnement de l'économie canadienne, mais je ne pense pas que l'on puisse trop accuser le mécanisme des changes.

Herb a évoqué la politique monétaire nationale. Je relèverai simplement qu'il y a ici des enjeux importants. J'ai tendance à penser comme Herb. Je ne pense pas que toutes les questions ont été réglées au Canada en matière de politique monétaire. Un comité de l'autre chambre s'est attelé à cette tâche il y a un certain nombre d'années. Je ne pense pas qu'il ait réglé quoi que ce soit. Quoi qu'il en soit, je pense que la Banque du Canada comprend la nécessité d'ancrer la confiance au plan national si l'on veut qu'un régime de taux de change flottant puisse bien fonctionner.

Comme Tom, je me réfère aussi dans mon étude à l'article du professeur Barro. Cet article s'intitule: «Que le royaume du dollar s'étende de Seattle à Santiago». Il n'a pas dit, par exemple, que ce royaume devait s'étendre de Vancouver à Valparaiso ou de Toronto à la Terre de feu. Pourquoi ne l'a-t-il pas dit? Ce qu'il soutenait au sujet des pays situés au sud de sa frontière, c'est que pour l'essentiel ils avaient gâché leur politique financière et qu'il était donc préférable qu'ils se servent du dollar américain.

En raisonnant par l'absurde, le corollaire de ce qui précède c'est que si le Canada gâche sa politique financière, il pourrait éventuellement être préférable qu'il adopte lui aussi le dollar américain. Je pense que c'est tout à fait possible. Non pas qu'il soit tout à fait possible que nous gâchions notre politique, mais qu'il est tout à fait possible que ce soit dans ce cas-là la bonne réponse. Que nous gâchions ou non notre politique, c'est une autre question, l'avenir nous le dira.

À mon avis, l'exemple de la zone de l'euro n'a rien à apporter à l'Amérique du Nord. Nous pourrions discuter à n'en plus finir pour savoir dans quelle mesure l'union européenne est politique et non pas économique. Il est évident que les deux facteurs sont présents. La banque centrale est avant tout une mise en commun; chaque banque a un droit de vote. Personne n'imagine sérieusement une telle possibilité pour l'Amérique du Nord.

L'une des questions intéressantes que les sénateurs peuvent se poser au sujet de l'Europe -- et je ne suis pas sûr que nous ayons les compétences pour le faire ici, mais nous pouvons probablement faire certaines observations -- c'est pourquoi l'Allemagne peut-elle bien s'intéresser à la zone de l'euro, et quels sont les enjeux dans ce cas. Ils sont bien plus politiques, à mon avis, qu'économiques. Je vois très mal pour quelles raisons les États-Unis s'intéresseraient à une zone du dollar américain qui limiterait le moindrement leur marge de manoeuvre, mais c'est là une question à laquelle doivent répondre les Américains, pas nous. Nous avons tendance à partir du principe qu'ils seront intéressés. On peut aussi se poser, j'imagine, cette même question: Pourquoi les États-Unis auraient voulu au départ de l'Accord de libre-échange avec le Canada? Nous avons certainement davantage poussé à la roue que les États-Unis à ce sujet. On peut soutenir, je pense, que cela a découlé de considérations géopolitiques aux États-Unis. Certaines d'entre elles pourraient peut-être faire, comme cela a été signalé, qu'on nous donne au départ les dollars américains. Je pense que nous disposons de toute façon des réserves pour remplacer les dollars canadiens; s'ils nous donnent leurs dollars, ce serait très bien, mais je ne pense pas qu'ils vont le faire.

Dans le cas de la zone de l'euro, il est important de voir que c'est la mobilité des facteurs de production d'une frontière à l'autre qui assure la viabilité d'une monnaie commune ou d'un taux de change fixe; les gens peuvent aller d'un pays à l'autre pour bénéficier des avantages économiques. L'Europe a posé le principe de la mobilité. Que la population en tire parti autant qu'elle le pourrait ou qu'elle le devrait, c'est une autre question, mais on peut déménager partout en Europe pour répondre à l'évolution des situations économiques.

Il n'en reste pas moins que la mobilité de la main-d'oeuvre ou du facteur de production lié à la main-d'oeuvre, si vous voulez, est hors de question en Amérique du Nord. En fait, l'Accord de libre-échange nord-américain, au départ bilatéral et désormais trilatéral, répondait essentiellement, du point de vue des États-Unis, à l'objectif d'élargir les débouchés économiques qui s'offrent au Mexique pour arrêter l'afflux de main-d'oeuvre mexicaine à la frontière. C'est tout à fait l'inverse de l'analyse que l'on peut faire au sujet d'une monnaie commune.

Monsieur le président, je tenais simplement à dégager certains éléments qui sont au coeur de la question. J'ai probablement épuisé mon temps de parole, je l'ai peut-être dépassé et je m'arrêterai ici, monsieur le président. Nous pourrons revenir plus tard sur certaines questions.

M. Jack Carr, professeur, Département d'économie, Université de Toronto: Contrairement au professeur Grubel, je ne peux pas fonder mon analyse sur les droits de la personne ou la liberté d'expression. Je m'en tiendrai simplement à l'économie, cette science si imparfaite.

Lorsqu'on parle de monnaie commune entre le Canada et les États-Unis, telle que je vois la chose, il n'y a véritablement que deux possibilités. Soit le Canada et les États-Unis, et éventuellement le Mexique, créent une forme d'union monétaire nord-américaine, soit le Canada adopte le dollar des États-Unis. Mon sentiment en tant que monétariste, c'est que la deuxième solution est la seule qui soit véritablement possible pour le Canada. Les gens sous-estiment le coût de l'adoption de l'euro. Cela a coûté très cher. Le dollar des États-Unis est une monnaie de réserve dans le monde entier. Le gouvernement des États-Unis a dû consacrer beaucoup de temps et d'argent pour faire en sorte que le dollar américain devienne une monnaie internationale. Le gouvernement des États-Unis ne va pas lâcher le dollar pour adopter une monnaie nord-américaine dans le cadre d'un nouvel accord nord-américain. Il jouit de cette marque de commerce. Le dollar des États-Unis va subsister. Nous avons beau dire, je ne pense pas que l'on puisse envisager véritablement la possibilité d'une monnaie nord-américaine. Si nous voulons avoir une monnaie commune, je pense que la seule solution possible, c'est que le Canada, et éventuellement le Mexique, adopte le dollar des États-Unis. C'est ce que le professeur Courchene appelle la dollarisation. Je vais maintenant vous parler de ce projet parce que j'estime que c'est le seul qui ait une chance d'être adopté.

Avant de me pencher sur les considérations économiques, je voudrais évoquer un certain nombre de considérations politiques. Lorsque je suis entré au département de l'économie de l'Université de Toronto, il s'appelait Département d'économie politique. Depuis 1982, c'est le Département d'économie. Je dirais que les unions économiques sont davantage des décisions politiques qu'économiques. Nombre de partisans de l'euro considèrent que l'union monétaire est la première étape indispensable sur la voie de l'union politique, et j'estime que c'est la raison pour laquelle certaines personnes qui n'imagineraient pas pouvoir appuyer une monnaie commune ont été en faveur de ce projet.

Au Canada, il ne semble pas y avoir dans l'opinion publique une volonté de rapprochement politique avec le reste de l'Amérique du Nord. Cet argument ne tient donc pas. La seule véritable volonté politique que j'entrevois en faveur d'une monnaie nord-américaine commune nous vient du gouvernement séparatiste du Québec. Bernard Landry a fait savoir que son option, qui consiste à utiliser le dollar des États-Unis, méritait d'être étudiée de près. Son parti avance un certain nombre de raisons, et si jamais celles-ci venaient à être déconsidérées, je suis certain qu'il en trouvera d'autres. Si nous adoptons le dollar des États-Unis, cela entraînera des coûts d'ajustement non négligeables. Je pense que le gouvernement séparatiste du Québec aimerait que ces coûts d'ajustement soient assumés par l'ensemble de l'union canadienne afin que le Québec n'ait plus à les prendre en charge lorsqu'il quittera l'union. Le Québec pourra dire à ses citoyens que la vie après la séparation sera la même qu'avant et qu'il pourra continuer à utiliser le dollar des États-Unis. Vous allez me dire: «Pourquoi ne pas dire tout simplement à la population du Québec que le statu quo lui convient parfaitement? Après la séparation on continuera à utiliser le dollar canadien.» Je pense qu'il est très difficile pour les séparatistes de faire ce genre de déclaration parce que cela signifie qu'ils vont utiliser le dollar canadien, qu'ils n'auront pas de politique monétaire indépendante et qu'ils seront soumis aux diktats de la Banque du Canada, sur laquelle ils n'exercent aucune influence. À quoi bon se séparer si l'on n'a aucune autonomie dans les domaines financiers et monétaires? Perdre son autonomie vis-à-vis d'une union nord-américaine plus large n'est pas aussi grave que d'avoir à s'en remettre au Canada.

Passons maintenant aux considérations économiques. Dans la doctrine économique, il y a principalement deux thèses s'appliquant à l'union monétaire. L'une est soutenue par les monétaristes et l'autre par les théoriciens du marché. Je suis avant tout un monétariste, et je privilégierais cette thèse, mais j'évoquerai aussi les arguments des théoriciens du marché.

L'adoption du dollar des États-Unis revient pour l'essentiel à dire que nous remplaçons les politiques monétaires de la Banque du Canada par les politiques monétaires de la banque fédérale de réserve. Ces dernières années, la banque fédérale de réserve a appliqué une bonne politique monétaire et l'économie des États-Unis est des plus florissantes. C'est pourquoi, je pense, il y a quelque intérêt à se dire: «Adoptons la politique monétaire des États-Unis.» Si, contrairement à ce que fait le professeur Grubel, vous examinez la politique monétaire des États-Unis sur une période plus longue, vous constaterez qu'il y a eu des époques, au cours des années 70, par exemple, où la politique de la réserve fédérale des États-Unis n'était pas très sûre d'elle. Les taux de croissance de la masse monétaire ont été élevés et ont fluctué, et nous aurions eu les mêmes. D'ailleurs, les statistiques que j'ai consignées au tableau 1 font état de l'évolution des prix au Canada depuis 1910. Au tableau 2, vous voyez que l'évolution des prix au Canada a été très semblable à celle des États-Unis. Nous avons eu en fait une politique monétaire très semblable à celle des Américains. Au cours des années 70 et 80, notre taux d'inflation a été légèrement plus élevé. Nous avons eu en moyenne une inflation de 6,7 p. 100, contre 5,8 p. 100 en ce qui les concerne, ce qui peut très facilement s'expliquer par la marge d'erreur de l'Indice des prix à la consommation. Nous avons eu des politiques monétaires très semblables. Je ne vois pas ce que nous y gagnerions.

Le sénateur Kirby a indiqué que dans un pays comme le Panama, qui a un gouvernement très instable, auquel on ne peut faire confiance, il est très logique de se dire: «On ne peut pas donner le contrôle de planche à billets à ce gouvernement» ou «nous n'allons plus imprimer de billets; nous allons simplement utiliser le dollar des États-Unis.» C'est logique pour le Panama. C'est logique pour le Libéria. C'est peut-être même logique pour l'Argentine.

Pour le Canada, ça n'a aucun sens. Nous avons mené une politique monétaire relativement censée. Nous avons eu quelques mauvaises passes, mais les Américains aussi. D'ailleurs, lorsque John Crow occupait ses fonctions, nous avons mené pratiquement la meilleure des politiques monétaires. Il me fallait le dire puisque avec John nous avons donné un cours ensemble à l'Université de Toronto. Il n'en reste pas moins que je le crois sincèrement. Je ne vois pas ce que nous y gagnerions. Dans la pratique, si nous adoptions le dollar des États-Unis, nous devrions leur laisser le seigneuriage.

Nous n'aurions pas de politique indépendante, nous n'y gagnerions pas et il nous faudrait payer le seigneuriage. Le professeur Grubel nous dit que nous n'aurions pas à assumer le coût de la conversion de la monnaie. C'est exact. Toutefois, si vous menez cet argument à sa conclusion logique, il faudrait que dans le monde il n'y ait qu'une seule monnaie. À quoi bon avoir l'euro et une monnaie nord-américaine? Adoptons une seule monnaie dans le monde. Les coûts en seraient minimisés. La difficulté avec une seule monnaie dans le monde c'est que nous n'aimerons pas nécessairement les politiques de la banque centrale mondiale et que nous n'aurons aucun moyen de les contrer. Je pense aussi que le coût de la conversion des monnaies est quelque peu surestimé au Canada.

Bien des échanges ont lieu à l'intérieur des entreprises. General Motors importe des moteurs des États-Unis. Elle ne paie pas sa société mère des États-Unis en dollars américains; elle réexporte des véhicules finis. Il s'agit surtout en fait d'opérations comptables. Il y a peu d'échanges monétaires ici.

Il faut voir aussi que notre système actuel est dans une certaine mesure optimal. Le professeur Courchene nous dit que l'adoption du dollar a déjà lieu dans l'économie canadienne. C'est exact. Les sociétés de haute technologie sont cotées au NASDAQ et pour acheter leurs actions il faut les payer en dollars des États-Unis. Pourquoi agissent-elles ainsi? Elles le font en raison de la nature du régime des changes; pour avoir accès aux énormes marchés de capitaux des États-Unis. Les joueurs des Blue Jays de Toronto sont payés en dollars américains. Ce n'est pas parce que le taux de change est flottant et qu'il y a des risques; c'est parce que ces joueurs sont américains et qu'ils veulent des dollars américains. Il y a des secteurs de l'économie canadienne où l'utilisation de dollars américains est la solution optimale. On les utilise alors. Dans notre système actuel, lorsque la solution optimale est d'utiliser les dollars américains, c'est ce que l'on fait. Pour la plupart des opérations, la plupart des gens ne voudraient pas des dollars américains.

Je vais évoquer maintenant les arguments des zones de monnaie optimales. C'est l'argument de la théorie des échanges. Cet argument a été présenté pour la première fois en 1961 par un économiste canadien renommé, Bob Mundell, qui a été mon professeur à l'Université de Chicago. Il est intéressant, d'un simple point de vue universitaire, de constater que son article n'a même pas été publié sous la forme d'une étude, mais d'une communication. Il a fait l'objet d'une petite notice dans The American Economic Review, une revue très prestigieuse. Cet article comportait de nouvelles équations qui ont eu un gros effet sur la profession. Si cet article avait été présenté en 1981 et non pas en 1961, je ne pense pas qu'on aurait accepté de le publier.

Dans cet article, le professeur Mundell nous parle des zones de monnaie optimales. Il nous dit que ni le Canada ni les États-Unis ne constituent une zone de monnaie optimale. Le Canada met les États-Unis dans une zone de monnaie non optimale puisqu'il s'agit en l'occurrence de zones d'économie régionale semblables dans lesquelles la plupart des chocs externes sont similaires. Ce n'est pas ce qui se passe entre le Canada et les États-Unis. Il y a une corrélation négative entre les chocs réels qui viennent frapper les économies du Canada et des États-Unis. Il est donc faux de dire que le Canada, ajouté aux États-Unis, constituerait une zone de monnaie optimale. Vous pouvez d'ailleurs voir aux tableaux 3 et 4 l'évolution des taux de change en chiffres absolus et en termes réels. Le taux de change en chiffres absolus s'est déplacé en raison de l'évolution du taux de change réel. Des forces réelles ont pesé sur l'économie canadienne. C'est pourquoi je ne suis pas d'accord avec le professeur Courchene pour dire que la dépréciation du taux de change a fait baisser notre niveau de vie. Il est évident que notre niveau de vie a baissé, mais ce n'est pas à cause du taux de change flottant. C'est en raison des chocs réels qui sont venus frapper l'économie canadienne. Nous n'y pouvons rien, quelle que soit la nature de notre taux de change. À partir du moment où les prix de ce que nous vendons se dégradent par rapport aux prix de ce que nous achetons -- si les prix du pétrole, de l'or et du bois chutent -- le niveau de vie du Canada va en souffrir que nous utilisions le dollar des États-Unis ou que nous ayons un taux de change flottant ou fixe. C'est pourquoi j'estime que les raisons qu'il avance pour expliquer cette évolution de notre niveau de vie sont fausses. Il soutient ensuite que le taux de change flottant a aidé l'économie des États-Unis parce que le dollar américain s'est apprécié par rapport au dollar canadien. Ce régime de taux de change aurait ainsi procuré à ce pays un meilleur niveau de vie.

Je ne pense pas que cela explique la situation américaine, ni la situation canadienne. Nous n'avons pas une zone de monnaie optimale avec les États-Unis pour deux raisons: il y a une corrélation négative des chocs réels sur les deux économies et nous n'avons pas la mobilité de la main-d'oeuvre indispensable entre le Canada et les États-Unis.

La notion de zone monétaire optimale présente aussi une autre difficulté: une zone monétaire peut être optimale en 1960 et ne pas l'être en 1970, en 1980 ou en 1990. La Californie faisait partie en 1960 de la région de l'Ouest dont l'économie était basée sur les ressources naturelles. Ce n'est certainement pas le cas en 1990. La difficulté, c'est que les zones monétaires optimales changent avec le temps. Étant donné les coûts énormes qu'entraîne l'adoption d'une unité monétaire, quelle qu'elle soit, on ne peut pas changer constamment cette unité à mesure que les zones monétaires optimales évoluent. Que ce soit pour des raisons politiques ou économiques, je ne vois pas l'intérêt d'adopter une monnaie commune en Amérique du Nord.

M. Bernie Wolf, professeur, Département d'économie, Université York: Il est clair qu'il ne faut pas négliger l'intérêt de la question concernant l'avantage pour le Canada d'adopter une monnaie commune avec les États-Unis, ainsi que l'a fait remarquer le sénateur Kirby dans son exposé. Les conséquences en sont considérables et touchent tous les Canadiens. Il est donc très important de replacer cette question dans un contexte très clair et de tirer des enseignements aussi bien de la théorie que de l'histoire, qui toutes deux ont bien des choses à nous apprendre. Parfois, les idéologies brouillent les pistes. Je considère qu'une tribune telle que celle-ci revêt une très grande importance et je félicite le comité sénatorial de débattre de la question.

J'admets que les dispositions qu'envisagent mes collègues deviendront peut-être logiques un jour. Étant donné l'évolution de l'économie mondiale, on peut même envisager la possibilité que le monde entier ait une monnaie commune. Je ne le verrai pas de mon vivant; je ne suis pas sûr que mes enfants le verront; mais c'est tout à fait imaginable. Il y aurait d'excellentes raisons de le faire, je le concède. En ce qui concerne toutefois le Canada actuel, je suis tout à fait convaincu que les coûts d'une union monétaire sont très supérieurs à ses avantages, et ce n'est certainement pas le moment de procéder à un changement aussi fondamental.

Je suis d'accord avec le professeur Carr. Il est évident que si la chose devait se faire aujourd'hui, aucun accord n'est possible à moins d'adopter le dollar des États-Unis. Je pense que mon honorable collègue rêve lorsqu'il nous parle de son amero. Il n'est pas question que la monnaie des États-Unis ne soit pas le dollar.

Les coûts des unions monétaires ne sont pas négligeables, et il y en a dans le contexte canadien. Le principal d'entre eux est probablement la disparition d'une politique monétaire indépendante. En dépit des avancées faites ces dernières années, l'économie canadienne reste nettement plus exposée au secteur des ressources naturelles que l'économie des États-Unis puisque 40 p. 100 de nos exportations sont encore axées sur les ressources. La forte baisse du dollar canadien liée à la baisse du prix des matières premières sur le marché mondial au cours des 18 derniers mois nous montre à quel point nous sommes exposés et témoigne à l'évidence des avantages que procurent les taux de change flexibles. Je ne me lamente pas en raison de la baisse du dollar canadien; je suis d'accord avec mon collègue Jack Carr pour dire que le prix des matières premières a baissé, qu'il faut que cela se traduise sous une forme ou sous une autre et que cela s'est traduit dans la baisse du dollar. En l'absence d'une telle souplesse autorisant la baisse des salaires et des prix au sein de notre économie, nous n'aurions pas pu absorber ce choc de cette manière. La baisse de notre monnaie a fourni les compensations nécessaires et a appuyé notre économie nationale en favorisant nos exportations et en encourageant les investissements concurrençant les importations et stimulant la production. Si nous n'avions pas eu des taux de change flexibles, nous aurions été obligés d'adopter une politique monétaire très différente, qui aurait été très préjudiciable à notre économie. Il aurait fallu prendre des mesures très draconiennes, peut-être plus encore que les politiques de John Crow.

Il faut aussi tenir compte ici de l'histoire. Par le passé, les effets se sont faits aussi sentir dans l'autre sens. Si nous remontons à la période qui va de 1950 à 1970, on voit qu'à l'époque l'augmentation généralisée du prix des matières premières, qui a par ailleurs entraîné un apport important de capitaux dans notre pays, a exercé des pressions à la hausse sur la monnaie. Le maintien du taux de change fixe est devenu impossible, ou du moins très difficile. Là encore, si nous n'avions pas fait fluctuer les taux de change, nous aurions éprouvé les mêmes problèmes dans le sens contraire. Notre dépendance vis-à-vis des matières premières est en fait le meilleur exemple des risques causés par les chocs asymétriques, risques qui de toute évidence sont déjà concrétisés dans l'histoire et qui sont toujours présents. On ne voit pas pour l'instant comment on pourrait remplacer le pouvoir tampon de la monnaie, et sa suppression serait extrêmement risquée.

Il faut voir aussi -- et je vais probablement répéter ici dans une certaine mesure ce que d'autres collègues ont déjà dit, mais il est utile de le répéter -- que les facteurs qui tendent à compenser l'effet des chocs asymétriques n'apparaissent pas à l'évidence en Amérique du Nord. Tout d'abord, la mobilité de la main-d'oeuvre entre le Canada et les États-Unis n'est pas très grande. Elle pourrait l'être. Si l'on excepte le Québec, il y a une langue commune et, jusqu'à un certain point, il y a davantage une culture commune entre les deux pays qu'au sein de l'Europe. En réalité, les politiques d'immigration actuelles des deux côtés de la frontière n'autorisent pas une telle mobilité. Il est déjà bien difficile pour les gens de traverser la frontière pour occuper des postes temporaires. D'un côté et de l'autre de la frontière, les difficultés existent. La mobilité de la main-d'oeuvre n'est pas vraiment effective pour le moment.

En second lieu, la politique financière pourrait peut-être se substituer à la politique monétaire. En l'absence du levier de la politique monétaire, il est possible que l'on puisse avoir recours à la politique financière. Malheureusement, lorsqu'on connaît l'endettement public du Canada -- la dette totale est estimée aux environs de 90 p. 100 du PNB; nous n'avons équilibré notre budget que très récemment -- on voit que nous ne pourrons pas utiliser ce levier, ou du moins qu'il est d'un recours limité.

Enfin, on pourrait faciliter ces ajustements en effectuant des paiements de transfert entre les régions. Nous procédons bien entendu à ces paiements de transfert au sein du Canada, mais il est peu probable qu'on les voit se produire entre le Canada et les États-Unis. À l'avenir, il est possible bien entendu que certains de ces facteurs évoluent et qu'il devienne plus logique d'adopter une monnaie commune. La structure de l'économie canadienne a changé au cours des années 90 en raison du libre-échange, de l'exposition de l'industrie canadienne à une plus grande concurrence, de la suppression de l'inflation et de la fin des libéralités financières. C'est essentiel. Tous ces changements, tout en étant fondamentalement positifs pour la santé de l'économie canadienne, ont été douloureux pour les Canadiens. Je dirais que l'opération d'ajustement n'est pas encore terminée; elle n'est pas finie.

Il reste encore des choses importantes à faire dans différents domaines, notamment pour ce qui est de l'impôt et de la productivité. Je ne suis pas d'accord ici avec John Crow pour dire que la question de la productivité ne se pose pas vraiment. Bien sûr, les statistiques nous révèlent que les résultats n'ont pas été aussi mauvais que nous le pensions, mais la productivité du Canada reste très inférieure à celle des États-Unis, et il convient de remédier au problème. D'ailleurs, le plancher historique qu'a atteint le dollar canadien doit traduire au moins en partie le fait que l'économie canadienne n'a pas procédé pleinement à tous ces changements et reste vulnérable à un niveau fondamental.

Il convient aussi de noter ici que le plancher historique qu'a atteint le dollar canadien constitue aussi en soi un obstacle important sur la voie d'une union monétaire étant donné qu'il faudrait qu'il s'apprécie largement pour que nous puissions faire partie d'une union, ce qui imposerait un fardeau supplémentaire à l'économie canadienne. Herb Grubel nous dit: «Allons-y avec ce que nous avons.» Je dis que nous ne devrions pas y aller avec ce que nous avons. Si en fait le Royaume-Uni n'entre pas dans l'union monétaire européenne pour l'instant, ce n'est entre autres pas pour une question de politique, mais parce que la livre est surévaluée vis-à-vis de l'euro et que dans ce cas il y a un problème. Dans notre cas, notre monnaie sera probablement sous-évaluée, mais ce n'est pas bon non plus. Il faut que la monnaie soit fixée à peu près au niveau qui convient.

Par ailleurs, je m'inquiète de ce qui pourrait se passer du fait de la transparence. J'aime d'habitude la transparence, mais dans ce cas lorsqu'un travailleur voit ce qu'il peut gagner en dollars américains et qu'il regarde de l'autre côté de la frontière sans avoir à faire de conversion, la chose lui apparaît clairement. Il pourrait y avoir une poussée inflationniste venant du fait que l'on cherche à obtenir de meilleurs salaires, et je pense que ce facteur ne doit pas être sous-estimé.

Il y a eu un autre exemple d'adoption d'une monnaie commune lors de la réunification de l'Allemagne. La conversion du mark est-allemand en Deutschmark illustre le fait que l'adoption d'un taux inapproprié entraîne des coûts durables. En Allemagne de l'Est, le taux de chômage est à peu près le double de celui du reste de l'Allemagne, soit aux environs de 18 p. 100, ce qui n'est pas négligeable.

On peut toujours alléguer que la conjoncture va s'améliorer sur presque tous les points. C'est ce que je m'efforce de faire ici et il est indéniable que dans le cas de l'union monétaire européenne des arguments ont été présentés pour retarder l'opération. Ces accords en matière d'échéanciers ont porté davantage sur l'incompatibilité des cycles au moment considéré, la grande disparité de la croissance. Prenez le cas du Portugal et de l'Irlande, par exemple, et faites la comparaison avec des pays situés au coeur de l'union, notamment l'Allemagne. D'ailleurs, si vous examinez la situation, vous voyez que l'affaiblissement de l'euro explique en partie cela; les taux de croissance vont continuer à diverger, avec de grands écarts. L'Union monétaire européenne n'est pas devenue une réalité. L'euro est effectivement né. Il reste cependant des difficultés. D'après moi, si l'UEM n'avait pas obéi à des motivations politiques, elle n'aurait pas été créée. Ce n'est pas le résultat d'une décision économique, mais d'une décision politique. Comme l'a dit le professeur Carr, il y a des gens qui l'ont accepté, alors que l'intérêt économique leur paraissait douteux, mais qui l'ont fait pour des raisons politiques. De toute évidence, nous savons qu'en Europe la grande raison politique de cette opération était de mêler intimement le sort des participants. Il paraissait utile de promouvoir la coopération, notamment entre l'Allemagne et la France, pour assurer la stabilité et la paix en dépit de ce que je considère comme étant des coûts économiques nets.

Comme on l'a dit précédemment au sujet du Canada, les impératifs politiques s'opposent à une union monétaire avec les États-Unis. Le Canada n'a certainement pas besoin à l'heure actuelle d'un mécanisme lui garantissant la paix et la stabilité politique avec son voisin; il l'a déjà. Que peut-on ajouter à ce que l'on a déjà? De plus, la perte de souveraineté qui découle d'une union monétaire est un problème plus crucial pour le Canada que pour les différents pays européens. Comme l'a indiqué John Crow, à la base la Banque centrale européenne, avec ses 11 participants, règle les questions monétaires. Le problème ici, c'est que l'économie américaine est 10 fois supérieure à la nôtre. En dépit de la vision idyllique de Herb Grubel, je ne pense pas que l'on va offrir au Canada un ou deux sièges dans les instances de la réserve fédérale des États-Unis.

Enfin, l'union monétaire entre certains pays européens présente un autre avantage qui lui aussi est absent dans le cas du Canada: il s'agit de la réduction de la prime de risque sur les taux d'intérêt à moyen et à long terme. Il y a trois ans, les obligations italiennes sur 10 ans comportaient un taux supérieur de cinq points en pourcentage à celui de leurs correspondants allemands. L'entrée de l'Italie dans l'union monétaire fait que la prime de risque correspondante est devenue 20 fois moindre et est passée à un quart de point en pourcentage, ce qui est en fait très faible. Comparativement, le rendement d'une obligation canadienne sur 10 ans est d'ores et déjà très proche de celui de la même obligation américaine. Par conséquent, l'éventualité d'une baisse de la prime de risque est très limitée. Prenons par contre le cas de l'Argentine, de Panama et du Libéria. L'Argentine, qui envisage sérieusement d'adopter le dollar des États-Unis, a des problèmes de crédibilité et aurait beaucoup à gagner en termes de diminution de la prime du risque et, par conséquent, de réduction de la charge entraînée par les taux d'intérêt.

Je m'arrêterai ici. Il se peut qu'à l'avenir ce projet ait un certain sens mais, pour l'instant, les avantages qu'en retirerait le Canada sont très inférieurs à ses inconvénients. Je suis convaincu que ce serait nous imposer une camisole de force, ce qui n'est pas vraiment le vêtement qu'il faut porter lorsqu'on veut vraiment faire des choses. Je ne vois vraiment pas pour l'instant quels seraient les arguments qui pourraient nous inciter à adopter une monnaie commune avec les États-Unis.

Le président: Merci, professeur Wolf.

Je vais maintenant demander à mes collègues de vous poser leurs questions.

Le sénateur Carney: Laissez-moi tout d'abord vous dire que j'ai trouvé vos interventions particulièrement intéressantes. Je pense que vous pourriez organiser un circuit de conférences économiques et obtenir beaucoup de succès sur la question partout au pays. Dans le temps qui nous est imparti, vous n'aurez évidemment pas la possibilité de débattre de la question entre vous, ce que j'aurais bien aimé entendre.

Je tiens simplement à relever que selon vos critères, le Canada ne répond pas aux conditions fixées par Jack Carr au sujet des zones monétaires optimales étant donné que les chocs économiques touchent de manière totalement différente les différentes régions du Canada. Il vous faudra peut-être réexaminer cette thèse en fonction de cette réalité. Elle irait à l'encontre de votre argumentation si vous la présentiez dans ma région, l'Ouest, parce que lorsque les prix du pétrole baissent, c'est bon pour Toronto; lorsqu'ils augmentent, c'est bon pour Calgary, mais mauvais pour Toronto. Si certains taux de change baissent, cela a des effets pernicieux sur d'autres régions.

Ma première question s'adresse à Tom Courchene, mais j'espère que j'aurai la possibilité d'en discuter davantage avec vous tous. Essentiellement, grâce à ce que l'on peut qualifier de dévaluation du fait du taux de change flottant, nos exportations sont passées d'environ 30 p. 100 à quelque 40 p. 100. Que se passerait-il en termes d'échanges si l'on adoptait votre monnaie commune? Qui paierait le coût de l'ajustement dont parle le professeur Carr? J'ai la terrible impression que ce ne serait ni l'Ontario central, ni le Québec.

M. Courchene: C'est une excellente question et je pense que dans une certaine mesure vous y avez déjà en partie répondu. Voici comment à mon avis l'ajustement se ferait avec des taux de change fixes ou une monnaie commune. Je considère que les taux de change fixes sont la seule façon d'arriver à une monnaie commune. Nous ne parlons pas des taux fixes -- et je suis probablement le seul à penser au sein de ce groupe que les taux fixes donneraient des résultats, mais nous pourrons en rediscuter plus tard.

Que ce soit dans un régime de taux de change fixes ou dans le cadre d'une monnaie commune, il vous faut faire la distinction entre deux types de chocs asymétriques qui peuvent frapper différemment le Canada et les États-Unis. Je qualifierais le premier groupe de chocs asymétriques mutuels, et là le sénateur Carney a tout à fait raison. Au Canada, le Nord, le Sud, les différentes économies canadiennes, les économies régionales, le centre, les Prairies, la côte Ouest, l'Alberta et la Colombie-Britannique ont tous leurs homologues aux États-Unis, c'est le cas du golfe du Texas et de l'Alberta, d'Oshawa et de Detroit. Au départ, s'il se produit un choc dans un secteur de l'économie, il ne se produit aucun changement dans les relations d'un côté et de l'autre de la frontière. Le prix du bois touche l'Oregon et l'État de Washington de la même manière que Vancouver, et tout changement du prix du blé touche de la même manière le Montana et la Saskatchewan. L'industrie de l'automobile dans les deux pays est touchée de la même manière par une évolution des prix. Si vous modifiez le taux de change, toutes les régions du Canada sont alors déséquilibrées parce que les prix canadiens diffèrent des prix américains. Au départ, l'adaptation du taux de change répercute les asymétries. La Colombie-Britannique souhaite à la fois un accrochage fixe entre le Nord et le Sud et entre l'Est et l'Ouest, et la seule façon d'y parvenir est d'adopter une monnaie commune. Il reste cependant la deuxième partie de l'ajustement, le côté macroéconomique, parce que les ressources et les matières premières ne jouent pas le plus grand rôle au Canada. Même s'il n'y a pas d'asymétrie au niveau régional, il y en a une au niveau national. Votre question est très importante ici. Comment remédier à cette asymétrie nationale? Le problème ici, c'est que les prix qui touchent l'Ouest sont différents de ceux qui touchent l'Est, de sorte qu'il existe une importante asymétrie interne qu'il faut régler à un moment donné. Je dis tout simplement: «Fixons simplement le taux de change et laissons-le évoluer.» Qu'est-ce que cela implique? Cela implique que la Colombie-Britannique va être en quelque sorte l'Oregon des États-Unis; elle va simplement s'adapter, l'ajustement se faisant par le biais des prix et des salaires.

En second lieu, la politique financière nationale et provinciale a un certain rôle à jouer. Les économies en pleine expansion ne devraient pas recourir à leurs politiques financières pour limiter cette expansion, ce que n'a absolument pas fait l'Ontario dans les années 80 lorsqu'il a augmenté ses dépenses de bien plus de 10 p. 100, ce qui a été source d'inflation. Si nous avions eu à ce moment-là un régime de taux de change fixes ou une monnaie commune, les choses ne se seraient pas passées comme ça car ce qu'était en train de faire l'Ontario à ce moment-là serait apparu très clairement. Nous avons aussi mis en place des mécanismes pour y remédier, sénateur Carney. Nous sommes tout à fait habitués à régler les cas d'asymétrie nord-sud. Nous avons une migration interne, le régime fiscal national, les paiements de péréquation, l'assurance-chômage. Je peux imaginer que ces mécanismes remédieront aux cas d'asymétrie Est-Ouest, qui vont en fait être plus importants d'une région à l'autre que les cas d'asymétrie Nord-Sud. Si nous laissons le taux de change chuter en même temps que le prix des matières premières, la Banque du Canada nous dit en fait: «Assurons-nous que le secteur de nos matières premières n'est pas touché.» Comme le signale Herb Grubel dans son étude, nous conférons des privilèges à ces provinces possédant des ressources en les protégeant. C'est une question de politique étant donné la nature des cinq secteurs industriels dont le pourcentage des exportations baisse par rapport au PNB. Dans les cinq cas, il s'agit de ressources naturelles. Les Canadiens doivent se poser la question suivante: «Pourquoi adaptons-nous notre taux de change aux secteurs en déclin et qui portent sur les matières premières, alors qu'en réalité nous savons qu'il nous faudra faire la transition et n'être plus une nation axée sur les ressources pour devenir une nation axée sur le capital humain?» Les ressources resteront importantes, mais elles seront à forte valeur ajoutée. Il est vrai que les coûts d'ajustement sont assumés différemment, mais tout dépendra de ce qui se passera en fait au niveau des conditions extérieures des échanges.

M. Grubel: Je pense à l'argument qu'ont avancé M. Crow et les autres membres du groupe au sujet des zones monétaires. Je regrette que Mundell ne soit pas là, parce qu'il a récemment rédigé un article dans The Wall Street Journal dans lequel il nous dit que l'étude qu'il a rédigée à l'origine a été totalement mal interprétée et que si nos taux de change flexibles nous paraissent si merveilleux, pourquoi n'y en a-t-il pas entre l'est et l'ouest des États-Unis? Une fois que vous aurez accepté cet argument, vous allez dire: «Pourquoi ne pas en avoir pour le Nord, le Sud, ou encore l'Est et l'Ouest?» Si cela n'est pas vrai, pourquoi ne pas en avoir dans chaque comté? Pourquoi pas dans chaque ville? Si les taux de change flexibles sont une si bonne chose, on peut réduire les exemples à l'infini, jusqu'à l'absurde. Nous réclamons constamment des prix flexibles pour les prix non limités par les institutions. En soutenant que cela facilite les ajustements en présence de chocs on ne fait que regarder un côté de la médaille, sénatrice Carney. Dans la réalité, cela donne de mauvaises incitations aux producteurs de ressources naturelles de l'Ouest du Canada lorsqu'il leur faut procéder aux ajustements rendus nécessaires par les chocs économiques. Mundell lui-même nous dit qu'une économie n'a aucun moyen d'éviter les conséquences extérieures d'une chute des prix des ressources naturelles.

Le président: C'est une situation qui va être difficile à gérer. Je vais donner la parole à M. Crow, qui aimerait bien faire un petit commentaire au sujet des déclarations des professeurs Courchene et Grubel, puis je passerai à votre question suivante.

M. Crow: Oui, je suis d'accord avec ce qu'impliquent les observations de Tom, mais il vous faudra procéder d'une façon ou d'une autre à un ajustement pour tenir compte de l'évolution des échanges. Si vous devenez relativement pauvre, vous aurez un problème quel que soit, en quelque sorte, votre taux de change; il vous faudra remédier à ce problème. J'y reviendrai dans une seconde. Je tiens simplement à relever une déclaration du professeur Grubel. Mundell n'a pas répondu à l'autre question. Ça devient quelque peu abstrait, mais je tiens simplement à compléter l'argumentation. Il a pensé: «Comment allons-nous déterminer la masse monétaire mondiale avec un seul taux de change?» Nous faisons appel à l'or, ce qui soulève ici tout un ensemble d'autres questions. Je relève simplement la chose. Il ne parlait pas d'une monnaie commune en Amérique du Nord; il avait bien d'autres chats à fouetter.

Sur la question du taux de change, je pense que l'on a tendance ici à vouloir faire du tout ou rien. Je ne suis pas d'accord pour que l'on dise que la politique de la Banque du Canada consistait simplement à protéger les secteurs des ressources naturelles et à se désintéresser de tout le reste. C'est ce qu'on laisse entendre. C'est tout simplement faux à mes yeux.

Le taux de change a baissé. Je pense que l'année dernière vous avez pu voir que la baisse du prix de toutes les matières premières a été plusieurs fois supérieure à celle du taux de change. Ces secteurs ont éprouvé un choc majeur. Nous parlons d'ajustements -- il y a une marge, une bien grosse marge. Un ajustement inciterait l'économie canadienne dans son ensemble à mieux se comporter qu'elle ne le ferait si l'on n'avait pas modifié le taux de change dans cette situation. Je considère qu'il s'agit là d'une façon de voir réaliste et je soutiens qu'il était réaliste de procéder à cet ajustement. On ne peut pas de manière réaliste protéger à 100 p. 100 le secteur des matières premières, les producteurs de cuivre. Cette marge s'est révélée tout simplement utile et non pas inutile.

Le président: Je signale pour notre procès-verbal que plusieurs de nos témoins ont cité ou commenté les écrits du professeur Robert Mundell. Pour qu'il en soit pris acte, je précise qu'il s'agit d'un économiste né et formé au Canada, l'un des principaux économistes du moment aux États-Unis, qui est actuellement professeur à l'Université Columbia.

Le sénateur Carney: Chacun d'entre vous peut répondre à ma deuxième question, mais je vais l'adresser à Jack Carr. Elle porte sur la question de l'adoption du dollar. Est-ce que des études ont déjà été faites pour savoir à quel point l'économie canadienne a d'ores et déjà adopté le dollar américain? Lorsqu'on examine tous nos articles qui sont vendus par l'entremise du courrier ou du commerce électronique, on s'aperçoit que cela se fait de plus en plus en dollars américains. Vous avez cité le cas du NASDAQ. Il se peut que l'adoption du dollar, comme vous l'avez signalé, ne soit pas optimale si l'on veut que le Canada exerce son contrôle et sa souveraineté, et nous sommes peut-être déjà bien avancés dans cette voie. Quelle est la part de notre économie qui est déjà américanisée? En second lieu, cela étant, qu'est-ce qui inciterait les Américains à changer? S'ils reçoivent déjà tous les bénéfices de l'adoption du dollar par les marchés actuels, pourquoi se donneraient-ils la peine d'envisager une monnaie commune? Vous pouvez déjà me répondre sur ce point.

M. Carr: Pour ce qui est de votre première question et de savoir si des études ont été faites sur le terrain, non, je n'en connais aucune. De nombreux travaux ont été faits en Europe, mais je n'en connais pas beaucoup ici. Quant à savoir si c'est mauvais et si nous allons éventuellement perdre le contrôle, je ne le pense pas. Je crois en fait que c'est bon. Cela nous dit que dans certaines zones la solution optimale est de recourir au dollar des États-Unis et qu'il faut laisser le marché décider. Le plus gros de nos opérations continueront à se faire en dollars canadiens et je pense que c'est exactement ce qu'il faut faire. Il faut que les monnaies se concurrencent.

Le sénateur Carney: Je le conteste. Si vous considérez que 40 p. 100 de notre PNB correspond aux exportations et si vous voyez quelle est la part qui est libellée en dollars américains, il se peut que vous vous trompiez.

M. Carr: Le prix de bien des articles, de bien des marchandises est libellé en dollars américains. C'est normal. Lorsque les gens achètent des marchandises aux États-Unis, il est normal qu'ils les achètent en dollars américains. Bien des échanges ont lieu au sein d'une même entreprise. Le plus gros poste d'exportation en Ontario est celui des automobiles. En réalité, ces chiffres à l'exportation surestiment dans une certaine mesure jusqu'à quel point nous dépendons du commerce avec l'étranger. Nous faisons venir des moteurs, des transmissions et différentes pièces automobiles des États-Unis. Nous apportons un peu de valeur ajoutée, mais nos statistiques à l'exportation correspondent au total de ces exportations, et non pas à la seule valeur ajoutée par la fabrication canadienne. Lorsque ces exportations et ces échanges ont lieu, même si la comptabilité se fait en dollars des États-Unis, aucune opération véritable n'a lieu; c'est une unité de compte. Il n'y a en fait aucun transfert d'argent.

Quant à la deuxième partie de votre question, qui est de savoir si c'est dans l'intérêt des États-Unis, non, ce n'est pas dans leur intérêt. Ce n'est pas comme l'accord de libre-échange, qui était surtout dans l'intérêt du Canada, mais qui ne coûtait rien aux États-Unis et qui leur procurait quelques gains. L'adoption d'une autre monnaie leur coûtera cher et ils auront très peu à y gagner.

Vous nous avez demandé aussi si le Canada était une zone monétaire optimale. J'ai cité Bob Mundell, qui a déclaré que le Canada n'était pas une zone monétaire optimale. Il dirait que les régions sont des zones monétaires optimales, mais il n'y a pas de monnaie régionale; il n'y a que des monnaies nationales. La Chine est le seul pays que je connaisse qui a eu plusieurs monnaies. En 1945, elle avait trois monnaies différentes; une pour la Mandchourie, une pour Taiwan et une pour le reste de la Chine. Cela ne correspondait pas non plus à des zones monétaires optimales. Je considère personnellement que les zones monétaires optimales ne sont pas si optimales que ça. Elles n'expliquent pas vraiment pourquoi les pays adoptent une seule monnaie commune même s'ils comportent deux régions différentes. Le gros avantage au Canada vient de ce que nous disposons des transferts. Nous avons une politique financière. Si nous constituons une union avec les États-Unis, il n'y aura pas de flux de transfert entre le Canada et les États-Unis.

Le sénateur Carney: À titre de précision, je parle du prix des marchandises, du prix des produits vendus dans le monde par le Canada en dollars des États-Unis, et non pas simplement des matières premières. Je voulais que ce soit clair.

Tout le monde semble être d'accord pour dire que ce n'est peut-être pas le moment de mettre en place une monnaie commune. Il faudrait que la situation canadienne change. J'aimerais que certains de nos témoins me disent quelles sont les conditions qui devraient changer au Canada pour que cela devienne une réalité. S'ils partent du principe que c'est une bonne chose à terme, qu'est-ce qui doit se passer? Faut-il que nous soyons rendus à la dernière extrémité en matière économique? Est-ce qu'il nous faut mendier? Il serait peut-être utile que vous nous disiez dans quelles conditions une solution impliquant une monnaie commune pourrait s'avérer plus intéressante pour les Canadiens.

Le président: Ce pourrait être une excellente question pour terminer notre débat.

Le sénateur Kroft: Comme l'a déclaré le président au départ, je voudrais intervenir le moins possible dans cet échange car j'estime que je suis ici pour écouter. Je dois me rappeler, comme le font mes collègues, que nous sommes des parlementaires et qu'il nous incombe d'orienter utilement la discussion pour chercher des réponses dans un cadre politique.

Ma première question se rapporte éventuellement au cadre de discussion. Je peux dire ici sans craindre de me tromper que je n'ai pas entendu ce matin une seule déclaration qui ne puisse être contestée. Les gouvernements ont cependant pour rôle de garantir les valeurs et les objectifs du Canada dans un contexte plus large. C'est ce que doivent faire les gouvernements. J'aimerais obtenir une courte réponse de chacun d'entre vous ou de tous ceux qui voudront bien relever le défi. J'aimerais savoir si vous considérez que l'on peut encore sauver nos principes traditionnels en matière de souveraineté économique, politique et culturelle. Glissons-nous sur la pente inévitable d'une certaine forme d'intégration multinationale, binationale ou mondiale ou sommes-nous effectivement en train de mener une bataille utile, secteur par secteur, en pouvant nous dire que nous avons raison, que ce sont des solutions canadiennes et que nous ne voulons pas aller plus loin? Je parle de tout un éventail de questions culturelles, politiques et économiques. Si nous considérons que nous allons de toute façon nous américaniser, c'est une façon de voir les choses et nous nous efforcerons de définir à quel rythme nous allons le faire. Si en fait nous avons une conception à long terme de ce qui doit être une solution canadienne, le débat doit être tout différent à mon avis. J'aimerais que vous me répondiez là-dessus.

M. Courchene: Je pense que c'est une excellente question et c'est en fait au coeur de mon projet qui m'amène à préférer nettement une union monétaire nord-américaine à une simple adoption du dollar. Les impératifs de souveraineté, y compris le symbolisme lié à la monnaie elle-même, pourront être préservés. Si nous adoptons le dollar des États-Unis ou un taux de change fixe, on aura peut-être l'impression d'être dans une autre ronde de négociations de l'accord de libre-échange, et cela va préoccuper bien des Canadiens. Avec le recul, je me suis dit: «Qu'est-ce qui dans notre histoire fait que nous sommes des Canadiens et non pas des Nord-Américains?» Cela s'explique en partie, et uniquement en partie, par notre régime social, notre régime de santé. Demandez-vous: «D'où cela nous vient-il?» Cela nous vient en grande partie de l'ère Pearson, en même temps que la péréquation, l'assurance-santé, l'assurance hospitalière, le RRQ et le RPC ainsi que d'autres régimes de pension et le développement économique régional. Quelle était la caractéristique des années Pearson? Nous avons eu un taux de change fixe avec les États-Unis de 1962 à 1970. L'idée selon laquelle les taux de change fixes entraînent nécessairement une perte de souveraineté est erronée, à mon avis, parce que c'est au cours de cette période que nous nous sommes dotés des politiques sociales qui nous tiennent le plus à coeur. Il nous faut être prudent, mais je pense que la question de la souveraineté n'est pas aussi évidente que pourrait le penser au départ le commun des mortels.

Je vous dirai ensuite pourquoi je préfère oeuvrer en faveur d'une union monétaire nord-américaine. En passant, je n'ai jamais dit qu'il faudrait que les Américains changent leur monnaie, mais peut-être que Herb l'a fait avec l'amero. Je considère qu'une union monétaire nord-américaine est importante parce qu'elle nous permettra d'être davantage canadiens et non pas de nous américaniser.

Le président: Le professeur Grubel, suivi du professeur Carr.

M. Grubel: Le comité des finances de l'autre chambre n'a pas manqué de me poser cette question, et ma réponse est la même. L'existence d'une monnaie commune et du libre-échange à l'intérieur des États-Unis n'a pas empêché le Tennessee d'avoir une identité sociale et culturelle distincte ou de mettre sur pied son propre régime médical accompagné d'un registre, et n'a pas empêché non plus la Californie de faire ce qu'elle fait le mieux. Je considère que la peur de la destruction de l'identité sociale et culturelle canadienne traduit en fait un complexe d'infériorité. De même que les différents États ont leur propre culture, nous pourrons préserver la nôtre.

M. Wolf: Je pense que cette culture pourra être maintenue. Lorsque le taux de change est fixe, la marge de manoeuvre diminue et l'on n'est éventuellement pas en mesure d'adopter tel ou tel programme. Je n'ai pas besoin d'être d'accord avec Herb. Je ne pense pas qu'il y ait véritablement un problème à la base avec la culture. Il s'agit de savoir ce que l'on peut se permettre ou non d'avoir.

J'aimerais aussi, à un moment donné, pouvoir répondre à la troisième question du sénateur Carney.

M. Carr: Je ne pense pas que cette question de la souveraineté et des valeurs canadiennes, si l'on excepte un certain symbolisme, entre dans notre débat. Je pense qu'il nous faut chercher à optimiser le bien-être économique des Canadiens. Une fois que nous avons optimisé ce bien-être, nous pouvons alors préserver notre culture et notre souveraineté. À l'heure actuelle, le revenu par tête au Canada n'atteint pas 80 p. 100 de celui des États-Unis. Je ne pense pas qu'il serait contraire à notre culture d'avoir un revenu par tête égal ou supérieur au leur. La question est de savoir quelles sont les bonnes dispositions à prendre, même si je ne crois pas que ce soit fondamental. Bien des enjeux portent sur la nécessité d'essayer d'optimiser notre bien-être économique. Je serais prêt, si j'estimais que nous nous en sortirions bien mieux avec le dollar américain, à adopter le dollar américain. Ce n'est pas une question de souveraineté. Ce n'est pas ce qui est représenté sur les billets qui m'intéresse. À partir du moment où je gagne plus d'argent, tout est pour le mieux, représentez qui vous voulez sur le billet. Cela n'a pas d'importance.

M. Crow: Il n'est pas toujours facile d'apprécier les questions de souveraineté vues de chez soi. Je relève simplement que pour les souverainistes du Québec, la souveraineté n'implique pas la nécessité de disposer de sa propre monnaie, du moins officiellement. Il est probable toutefois qu'un souverainiste du Québec va vous soutenir que la monnaie doit être dans un certain sens souveraine. Je m'en tiendrai là.

L'autre point que je soulèverai ici, c'est que cela n'est qu'une dimension d'un phénomène plus large que l'on peut appeler la mondialisation. La mondialisation, en ce qui me concerne, a été inspirée par le secteur privé, par les marchés financiers privés et par les multinationales, et les gouvernements font en quelque sorte un effort de rattrapage et se demandent dans quelle mesure ce phénomène limite ou multiplie les possibilités. C'est dans ce cadre que j'évoquerai cette question. Je signale en passant que l'Association canadienne de sciences économiques des affaires tient demain un congrès dans notre ville sur la question de la mondialisation.

Le sénateur Kroft: Même s'il semble y avoir un semblant d'unanimité et de consensus de ce côté de la table, ce n'est pas ainsi que je vois les choses. Je ferai simplement observer que j'ai entendu le professeur Carr nous dire que tout ce qui va dans le sens du bien-être économique est bon, et je vois déjà tous les bons du Trésor canadiens dont on va se débarrasser en contradiction avec cette idée générale du bien-être économique. Nous pouvons peut-être revenir une autre fois sur la question.

Ma question suivante s'adresse plus particulièrement aux professeurs Grubel et Courchene, qui estiment que les taux de change flottants ne sont pas la meilleure solution, la plus efficace à long terme pour réagir contre les chocs extérieurs qui s'appliquent à notre système. On m'a laissé entendre, de manière assez confuse parfois, que l'on va en quelque sorte pouvoir faire appel à la demande à ce grand réservoir de productivité pour combler une partie de la différence qui a été enregistrée. Je me demande bien où l'on va trouver la volonté politique, la volonté industrielle et en fait les capacités pour relancer en quelque sorte cette productivité à la demande. On a l'impression qu'il y a quelque chose qui attend de se révéler ici, mais que les gestionnaires laxistes ne s'en donnent pas la peine. Dans le monde d'où je viens, les gestionnaires laxistes veulent optimiser les rendements, et vous avez exagéré les deux aspects, à la fois le degré de laxisme et la possibilité pour les gouvernements et les entreprises de relancer cette productivité. J'aimerais savoir ce que vous en pensez.

M. Grubel: On estime que le capital humain, la capacité à se servir de produits de haute technologie, représente pas moins de 80 p. 100 de la richesse actuelle. Ce ne fut pas toujours le cas. Au XIXe siècle, elle se composait probablement à 90 p. 100 de ressources naturelles. À cette époque, Terre-Neuve et le Nouveau-Brunswick étaient florissants et ces provinces étaient les plus riches du pays. Au cours des 25 dernières années, l'avantage est allé de plus en plus aux produits fabriqués par l'homme et non pas tirés de la terre. Nous n'avons pas réussi à nous lancer à une vitesse optimale dans ces nouvelles gammes de produits et à abandonner nos vieilles habitudes. Pourquoi en a-t-il été ainsi? Chaque fois que le monde nous lance un signal sur les prix pour nous indiquer que le prix des ressources naturelles chute relativement à celui des autres produits, nous modifions notre taux de change et nous disons aux producteurs et aux travailleurs de ces secteurs qu'ils n'ont pas à bouger et qu'ils peuvent ralentir les ajustements. Faites la chose pendant 25 ans et vous vous retrouvez avec les problèmes actuels.

Le sénateur Kroft: Même si les prix des matières premières ne baissent pas aussi rapidement, et je suis sûr que le hamster dans sa cage n'en retire pas une grande satisfaction, je ne pense pas que cette réponse explique tout. Le fait que l'on recherche cette protection et que personne n'a fait l'effort pour s'orienter vers une industrie davantage axée sur la technologie en raison de la protection offerte par les taux de change ne me paraît pas donner tous les éléments de réponse. Ces gens ne se sentent pas mieux du fait de la baisse régulière du prix des matières premières.

M. Grubel: Il y a une pénurie de gens qualifiés à Vancouver. Les entreprises de haute technologie voudraient s'y installer, mais elles ne trouvent pas la main-d'oeuvre. Pourquoi? Parce que celle-ci est accaparée par les scieries et par les exploitations forestières du fait de la dépréciation du taux de change.

Le sénateur Kroft: Vous y croyez vraiment?

M. Grubel: Oui. Je pourrais vous citer des articles de journaux qui corroborent ma perception idéologique, dans lesquels des entreprises nous disent: «Nous aurions aimé rester et nous installer ici, mais nous ne pouvons pas trouver de main-d'oeuvre.»

M. Wolf: John Crow l'a dit, le taux de change ne compense pas totalement la baisse ou la montée du prix des ressources naturelles. Ces prix sont très cycliques. La tendance à long terme est peut-être un peu à la baisse, mais les prix sont cycliques. Il n'est pas souhaitable de procéder constamment à ce genre d'ajustement, dans un sens et dans l'autre, parce que les frais d'opérations sont énormes. Il est vrai qu'il est souhaitable que notre main-d'oeuvre sorte de ce secteur. Il ne faut pas cependant que cela se fasse aussi rapidement que ne le laisse présupposer les prix des matières premières. Je suis sûr que les prix des matières premières que nous avons vus récemment ne seront pas les mêmes dans quelques années.

Le sénateur Angus: Comme mes collègues l'ont déjà fait remarquer, je suis conscient de suivre un cours d'économie au niveau 201 ou 401. Il convient de féliciter notre président d'avoir réuni un groupe de gens qui n'ont pas peur d'exprimer des points de vue aussi variés.

Notre taux de change flottant pose un problème auquel je ne sais pas trop répondre. Je ne sais pas si le professeur Wolf a été placé au centre à dessein. Même s'il s'efforce de s'aligner sur la position de ceux qui s'opposent au projet, c'est une question d'équilibre.

Le président: Comme tous les bons économistes, le professeur Wolf cherche à peser le pour et le contre. Les autres ont tendance à être complètement pour ou tout contre.

Le sénateur Angus: C'est exact. J'ai relevé avec intérêt que M. Crow nous dit que le débat sur la productivité n'est plus à l'ordre du jour parce que je trouve qu'il est pourtant bien d'actualité. J'ai peut-être mal interprété vos propos. Pourriez-vous nous préciser votre pensée?

M. Crow: J'ai dit que la question de la productivité ne se posait pas, mais je me référais en cela au taux de change. Le taux de change n'entraîne aucun problème de productivité, ce qui ne veut pas dire que nous ne devrions pas nous intéresser à la productivité. La question est tout à fait différente.

M. Wolf: Je suis bien d'accord.

Le sénateur Angus: Je suis convaincu par ceux qui nous déclarent que le niveau de vie des Canadiens a diminué, que nous le voulions ou non, du fait de la baisse de 35 p. 100 de la valeur de notre monnaie depuis 1960 à peu près. Pensez à ce qu'il en coûte à nos citoyens pour voyager à l'étranger. Ce n'est qu'un exemple.

Lorsque je pense à tous ces facteurs: le taux de chômage élevé, les taux d'intérêt, la fuite des cerveaux -- que vous avez tous mentionné à un moment ou à un autre, je pense, dans vos écrits -- je constate que les industries fondées sur la connaissance n'ont tout simplement pas encore pris la relève. Un certain nombre de nos meilleurs éléments s'en vont vers des cieux plus cléments, là où ils n'ont pas à subir l'environnement fiscal hostile et punitif que l'on retrouve au Canada. Je pense que toutes ces questions sont liées d'une manière ou d'une autre à celle des taux de change. Je vois les opérations que font nos entrepreneurs dynamiques et les sommes énormes qu'ils dépensent pour se protéger contre les risques associés à la monnaie, pour investir dans des produits dérivés et tout ce que font les entreprises pour remédier à la baisse de notre dollar. Je pense qu'on peut résumer en disant que c'est le jeu des forces du marché quel que soit le régime qui nous soit imposé ici au Canada.

Jusqu'à quel point nos décideurs ont le pouvoir d'influer sur la situation compte tenu de la puissance des forces du marché? Quelle est la véritable marge de manoeuvre de nos gouvernants compte tenu de l'orientation des échanges que vous avez si bien exposée, professeur Courchene?

Je me demande si le monde de nos entreprises, nos négociants, ne vont pas se doter de leur propre union monétaire ou adopter d'eux-mêmes le dollar. Quelqu'un peut-il me répondre sur ce point?

M. Grubel: Nous ne sommes pas dans une situation aussi grave que celle du Mexique, où la très grande instabilité a amené le secteur privé à procéder ainsi. Le prix de nos ressources naturelles est libellé en dollars américains de façon à normaliser le prix de produits tels que le bois, le pétrole, les métaux, et cetera, sur les marchés mondiaux. C'est un phénomène mondial, mais nous ne sommes pas dans la situation du Mexique où, lorsque vous vous présentez dans un hôtel, on vous donne le prix en dollars américains. Cela s'explique par le fait que notre taux de change est beaucoup plus stable. Je pense que le problème de l'adoption du dollar n'est pas aussi grave qu'il n'était.

Il a posé un très gros problème en Israël lorsque le shekel s'est révélé extrêmement instable. À l'époque, il y avait deux prix au détail en Israël, un en dollars américains et l'autre en shekels. C'est à ce moment-là que la mesure est nécessaire. Les gens de l'Université de Chicago ont proposé à l'époque que ce pays adopte le dollar, mais l'idée d'en faire une politique officielle n'a pas été retenue. Il y a eu ensuite le problème des dépôts et des prêts libellés en dollars des États-Unis. Les gens ont tendance à fuir une monnaie instable.

M. Crow: J'aimerais revenir sur ce qu'a déclaré le sénateur Angus au début, soit que la monnaie avait baissé de 35 p. 100. Il s'agit de la valeur nominale du dollar canadien, et je ne conteste pas ce chiffre. Pour apprécier la valeur de notre monnaie en termes de niveau de vie, il importe de tenir compte du pouvoir d'achat en fonction de l'inflation en le comparant à celui de la monnaie de référence. Qu'a fait l'IPC de l'autre pays comparativement au nôtre, et cetera. À une époque antérieure, nous avons eu une inflation plus grande que celle des États-Unis; c'est au moins une partie de l'explication.

Il me semble que le professeur Grubel a déclaré que le fait que nos matières premières soient libellées en dollars américains n'a pas d'importance. On peut facturer un produit dans la monnaie que l'on veut. Il se trouve que dans le monde le dollar américain est utilisé davantage que les autres monnaies. Ainsi, l'Argentine soutient actuellement que le réal brésilien est passé, disons, de 120 à 200. Ce n'est pas un problème pour l'Argentine parce qu'elle vend de nombreux produits dans le monde qui sont libellés en dollars américains. La dépréciation de la monnaie du Brésil ne lui pose pas de problème. Il y en a d'autres, mais elle n'a pas celui-là.

Si vos politiques nationales ne sont pas très bonnes, les marchés vont s'en apercevoir bien plus vite aujourd'hui qu'il y a 30 ans, et ce n'est pas une si mauvaise chose.

M. Courchene: Je pense que c'est l'avenir et la mondialisation qui doivent nous guider en la matière. Nous nous sommes trop braqués sur la baisse du dollar. La volatilité propre à ce dollar est bien plus problématique. Le dollar est passé de 104 à 70 sous en 1986, puis de 89 sous à 70 et quelques, puis à 63 pour revenir à 66.

Je ne pense pas que le Canada puisse maintenir son niveau d'exportation avec cette volatilité. Un étranger qui envisage d'installer une usine au Canada, constate qu'au cours des 10 dernières années le taux de change s'est situé dans une fourchette de 63 à 89 sous. Il en déduit qu'il doit se donner une énorme marge de protection, parce qu'il peut perdre les douze treizièmes de son marché du fait du taux de change alors que s'il s'installe aux États-Unis et commet une erreur, il ne perdra qu'un treizième. Je pense que si nous voulons que le Canada conserve sa juste part des investissements internationaux dans le cadre de l'ALENA, il lui faut réduire la volatilité de son taux de change. C'est un problème qui se pose à la baisse comme à la hausse. À la hausse, entre 1986 et 1989, les entreprises partaient parce qu'elles n'avaient pas le temps d'améliorer leur productivité.

Une forte dépréciation entraîne deux phénomènes. On ne cherche pas particulièrement à investir dans la productivité, qui coûte désormais davantage puisqu'il faut acheter du matériel aux États-Unis. En second lieu, la main-d'oeuvre va vers d'autres marchés parce que les salaires canadiens chutent comparativement aux salaires américains. Lorsque les deux choses se combinent, on finit par avoir un avantage comparatif en faveur des ressources naturelles et des biens d'équipement par rapport au capital humain. Il en résulte une économie moins diversifiée et moins de capital humain que ce ne devrait être le cas.

Cette politique est erronée lorsqu'on sait que la connaissance est à la pointe de la compétitivité. Nous devons protéger l'avenir du capital humain au Canada, mais c'est impossible avec la volatilité de notre taux de change.

M. Wolf: Justement sur cette question de la volatilité, vous pourrez constater que toutes les monnaies sont très volatiles par rapport au dollar américain -- les monnaies européennes, le yen, et cetera. On en déduit qu'il faudrait avoir une monnaie unique dans le monde, et il n'en est certainement pas question pour l'instant. Certains ne manquent pas de réclamer une plus grande rigidité et de dire que la situation est très volatile. Ce n'est pas un problème purement canadien.

Je n'aime pas trop non plus lorsque Tom Courchene prend des chiffres et examine ensuite la baisse. Ce taux de change était nettement surévalué et ne pouvait pas être maintenu. On ne peut pas dire aujourd'hui que notre niveau de vie a diminué dans les mêmes proportions. Nous savons bien qu'il y a de la volatilité, mais dans une certaine mesure, cela compense ce qui se passe par ailleurs et qui pourrait avoir des conséquences plus graves. On ne peut pas dire que c'est ce qui détermine le niveau de vie.

M. Carr: J'aimerais intervenir sur la question de la volatilité. Il y a longtemps que l'on débat en économie de la question des taux de change flexibles. Laissez-moi vous dire deux choses sur la question de la volatilité. La première c'est que la volatilité doit s'apprécier non seulement en fonction de la valeur nominale des taux de change, mais aussi en fonction de leur valeur réelle, qui vous montre qu'il y a des forces réelles qui sont à l'oeuvre.

Nous ne pouvons pas faire grand-chose concernant ces forces réelles. Dans notre monde, ces forces réelles sont à l'oeuvre. Nous pourrions avoir des taux de change fixes; notre monde les a employés pendant un grand nombre d'années. C'est ce que le professeur Courchene recommande à court terme. Lorsqu'on a des taux de change fixes, la probabilité est grande pour un jour donné qu'il n'y ait aucun changement apporté au taux de change, mais il existe cependant une petite probabilité que ce changement soit de très grande ampleur. La Grande-Bretagne a subi des dévaluations continuelles.

En second lieu, il y a le capital humain et la nature de notre régime de taux de change. L'un n'a rien à voir avec l'autre. Il est bien facile de parler de nos jours des nouvelles industries -- des industries basées sur la connaissance. On peut penser à toutes sortes de politiques gouvernementales, mais l'on entreprend une tâche de très longue haleine lorsqu'on cherche à adapter notre politique de taux de change aux problèmes éventuels que nous pouvons rencontrer en matière de formation de capital humain.

Le sénateur Angus: On entend souvent dire que les taux de change flexibles masquent les faiblesses structurelles du système. Si, dans la nouvelle économie, on suppose que des déficiences sur le plan du capital humain entraînent des faiblesses structurelles, la remarque serait pertinente.

M. Carr: Je vais vous répondre sur ce point, parce que ce sont les prix résultant du marché qui légitiment les taux de change flexibles. Les prix résultant du marché orientent l'application directe des ressources. Ils ne masquent pas les faiblesses et ne se comportent pas comme des droits de douane, comme l'a mentionné le professeur Grubel. Ce sont des prix réels qui, lorsqu'ils évoluent, orientent les ressources, et c'est ce que nous recherchons effectivement.

M. Courchene: En effet. À ce prix-là, nous orientons notre capital humain vers le sud.

Le sénateur Angus: Effectivement. C'est mon avis.

Ma dernière question sera peut-être élémentaire et simpliste, mais bien des gens n'en connaissent peut-être pas la réponse. Comment se fait-il que le Panama, le Québec, ou tel ou tel pays peut décider soudainement d'adopter le dollar des États-Unis? Quels sont les moyens techniques qui l'autorise? Comment se fait-il que le Panama puisse le faire? À qui doit-on demander la permission? Il faut qu'il y ait un mécanisme.

M. Crow: Il y a là un certain nombre de problèmes techniques. Je pense que vous nous posez ici une question technique et non pas politique. On lance cette opération avec l'accord des administrés.

Le sénateur Angus: C'est indispensable.

M. Crow: Prenons le cas de l'Argentine, qui a fait la moitié du chemin et qui promet de s'engager davantage. Comme je l'ai dit tout à l'heure, du fait de l'adoption de mauvaises politiques monétaires, éventuellement liées à de mauvaises politiques financières, les Argentins avaient de toute façon de plus en plus souvent recours au dollar américain dans leur vie de tous les jours. Tout était facturé en dollar américain. De ce fait, le gouvernement argentin a considéré qu'il perdait le contrôle de la situation nationale, du point sur le plan monétaire. Il est allé un peu plus loin et a mis en place une commission monétaire.

L'Argentine n'aurait aucune difficulté à passer au dollar. Le peso et le dollar américain sont à parité et sont interchangeables. On peut prendre indifféremment l'un ou l'autre en Argentine. Je vous signale en passant que cela ne s'applique pas en dehors de l'Argentine et qu'au Brésil, par exemple, votre dollar américain sera accepté, mais pas le peso argentin. J'ai essayé la chose et ce n'est pas aussi facile que cela.

Prenons maintenant le cas du Canada. Le dollar américain est quelque peu utilisé chez nous, mais pas dans une large mesure. Les prix des hôtels sont généralement affichés en dollars canadiens et non pas en dollars des États-Unis. Dans la pratique, il vous faut pour l'essentiel fixer un taux de change à vos billets de banque par rapport aux devises étrangères. Il vous faut ensuite refacturer toutes les opérations par ordinateur. L'actif et le passif doivent être reprogrammés. Il y a des enjeux complexes. Si votre grand-mère meurt en vous laissant 50 000 $ deux jours avant le changement de devise, en fonction de quelle devise sera effectué le calcul? Nous laissons aux avocats le soin de régler ces questions.

Cela correspond en fait à la rubrique qualifiée de réforme des devises par les professeurs d'économie.

Le sénateur Angus: Est-ce que vous avez besoin de la permission des États-Unis?

M. Crow: Non, ce qu'il faut, c'est avoir des dollars américains. Le Canada, par exemple, serait essentiellement bien placé. Il a suffisamment de dollars américains dans ses réserves internationales. Il pourrait vendre des bons du Trésor américains, acheter des dollars américains et les substituer au dollar canadien à un taux de change donné.

Il y a d'autres enjeux que l'on a fait effleurer. Il y a la question de savoir qui prête au système bancaire canadien. Il n'y aurait pas de prêteur canadien en dernier recours, mais ce n'est pas là un problème insurmontable. On pourrait s'adresser aux États-Unis pour obtenir une marge de crédit. Il faudrait pour cela l'autorisation des États-Unis.

Tous ces problèmes peuvent être résolus. Jusqu'à présent, les États-Unis sont partis du principe que si l'Argentine souhaitait se servir pleinement du dollar américain pour renforcer le peso compte tenu de la situation qui règne au Brésil, elle était libre de le faire. Bien évidemment, cependant, il ne s'agissait pas que l'on demande des faveurs particulières. On pourrait aller un peu plus loin en disant qu'il ne s'agit pas là d'une source de difficultés pour les États-Unis; c'est une chance. Cela pourrait améliorer la fluidité du système.

Ai-je bien répondu à votre question?

Le sénateur Angus: J'en ai l'impression. Vous avez tout à fait raison de penser qu'il ne s'agit pas là en soi d'une question politique. Imaginons par exemple que la province de la Saskatchewan, étant donné qu'elle a une économie basée sur les ressources, décide d'adopter comme devise le dollar américain. Est-ce qu'elle en a la possibilité? Peut-elle le faire de manière unilatérale?

M. Crow: Il lui faudra obtenir des dollars américains. La province pourrait les emprunter. Il faut mettre de côté la politique parce que bien entendu sur ce plan c'est impensable.

D'un point de vue technique, c'est possible. Il lui faudrait emprunter des dollars américains, abandonner la devise canadienne et partir du principe que le gouvernement canadien va laisser faire la chose. Il lui faudrait une réserve de dollars américains qu'elle pourrait distribuer à ses citoyens.

M. Grubel: Les gens pourraient aller à la banque et, en contrepartie de leurs pièces et de leurs billets canadiens, recevoir l'équivalent en pièces et en billets américains.

M. Courchene: Il faudrait être sûr que les citoyens veulent avoir cette devise.

Le sénateur Angus: Il suffirait qu'il y en ait 51 p. 100. Quelle serait la majorité effective?

Le sénateur Grafstein: Je souhaite la bienvenue aux cinq économistes. Cela me rappelle les trois grands ténors. Ils ont des styles différents mais à eux tous ils font un magnifique concert. Je suis d'accord moi aussi pour dire que ce serait formidable si ce groupe d'éminents économistes pouvaient parcourir le pays pour familiariser davantage les gens avec cette question. Une partie de notre travail, ici au Sénat, est d'élever le niveau des débats publics de manière à traiter des véritables enjeux.

Monsieur le président, je veux aussi souhaiter la bienvenue à un ancien collègue et à un député, en la personne de M. Grubel. Il a travaillé sous ma responsabilité en tant que coprésident du Groupe interparlementaire Canada-États-Unis. Je tiens à lui dire, ainsi qu'à vous, monsieur le président, qu'il a été un magnifique défenseur des intérêts du Canada lors de ces rencontres. Ses observations censées et parfois ésotériques nous manquent. Je ne dis pas cela de manière critique, mais avec une certaine admiration.

Monsieur le président, je tiens aussi pour commencer à faire mon mea culpa. J'ai toujours acheté des automobiles construites en Amérique du Nord parce que je ne voulais pas faire perdre des emplois à l'Amérique du Nord ou au Canada. Le côté positif, c'est que je n'ai jamais acheté un véhicule étranger. Le côté négatif, c'est que l'une de mes possessions les plus chères, mon fils, s'en est allé aux États-Unis pour toutes les raisons qu'on nous a données ici. Il a estimé que son avenir et celui de sa famille était mieux garanti aux États-Unis qu'au Canada.

Je vous le dis parce que l'on parle en termes généraux de la fuite des cerveaux mais que lorsque l'on expérimente la chose dans sa propre famille, la situation prend une grande importance et est difficile à accepter. La question de la compétitivité canadienne par rapport à celle des États-Unis revêt un intérêt primordial pour ma famille.

J'aimerais aussi faire une autre observation, si vous me le permettez, monsieur le président. Un autre comité du Sénat a procédé à une étude très détaillée de l'euro. Vous vous souviendrez que le comité des affaires étrangères a effectivement étudié cette question et a relevé des choses intéressantes. Je tiens à le signaler à M. Crow et aux autres intervenants parce que c'était assez particulier. Vous vous souviendrez, monsieur le président, que M. Thiessen a contesté certaines observations que nous avons faites au sujet de l'euro, et je tiens à ce qu'il en soit pris acte dans notre procès-verbal.

Tout d'abord, la mise en place de l'euro a permis d'économiser 35 milliards de dollars en impôts indirects. C'est une estimation prudente. Il y avait un impôt indirect énorme dont bénéficiait d'une manière ou d'une autre le secteur bancaire mais qui ne favorisait certainement pas la productivité du commerce ou de l'industrie manufacturière.

Disons que pour le Canada nous ne disposons pas du chiffre correspondant. Pour que la discussion soit juste, nous devons nous atteler à ce problème, parce que cela fait une grosse différente au niveau des taux de change. Notre dollar ne vaut pas 66 cents américains. Pour quelqu'un qui veut aller passer les fêtes de Pâques en Floride, ce sera plutôt 50 cents pour un dollar et même moins. D'où la présence de cet énorme impôt indirect.

Il y a aussi un autre impôt indirect. La plupart des entreprises canadiennes, pour pouvoir faire des prévisions plus stables, se servent du dollar américain pour réduire la volatilité des taux de change internes. Nous n'avons aucune idée des chiffres concernés, mais c'est un énorme facteur que nous devrions à mon avis prendre en compte.

Nos cinq intervenants sont fondamentalement d'accord -- en fait, ils sont violemment d'accord -- sur la question essentielle: comment concevoir dans notre pays un système économique qui procure le plus d'avantages au plus grand nombre? Tous ces économistes sont d'accord là-dessus. On peut discuter des détails et de la question de la souveraineté. Comme l'a fait remarquer un jour un observateur astucieux, ce sont les détails qui font capoter la machine. J'aimerais ici entrer quelques instants dans les détails.

Je commencerai par la question de la compétitivité. Nous avons largement débattu dans notre pays des questions de productivité et de compétitivité. Nous avons des principes essentiellement différents à ce sujet. En tant que non-économiste, je suis frappé par le fait que la question de la compétitivité revient essentiellement à se demander quelle est la différence, selon que l'on est au Canada ou aux États-Unis, de la valeur réelle des revenus familiaux disponibles devant permettre l'achat de biens matériels. Ainsi, si j'achète une chemise chinoise importée au Canada en dollars canadiens, combien vais-je la payer par rapport à la même chemise que j'achète en dollars américains à Miami? Je peux vous dire que ce sera moins cher aux États-Unis, même en tenant compte de la différence des taux de change.

J'aimerais faire un commentaire au sujet de ce qu'a dit M. McCallum concernant la faiblesse de la devise. Quel est l'effet direct d'une devise faible -- et non du taux de change flexible -- sur notre productivité? Il semble ressortir de ses conclusions que cela soit sérieusement la cause d'un manque de productivité plutôt que d'en être la conséquence.

M. Crow: Je voudrais répondre à la première question posée par le sénateur au sujet du coût des différentes devises. Ces 35 milliards de dollars pour l'Europe, ou «Euroland», si l'on veut. On trouvera l'équivalent pour le Canada en divisant ce chiffre par 10. J'ai lu le chiffre de 4,5 milliards de dollars. Je ne sais pas précisément s'il s'agit de 35 milliards de dollars américains ou canadiens.

Le sénateur Grafstein: Américains.

M. Crow: Selon le chiffre que j'ai lu, c'est 4,5 milliards de dollars. Je vous conseille d'en parler à la Banque du Canada. Ses responsables ont fait quelques études à ce sujet et cela paraît un chiffre logique. Cela représente quelque 0,5 p. 100 du PNB, soit environ le montant de la baisse des échanges l'année dernière dans notre économie.

Il y a des analyses parcellaires sur ce qu'il en coûte éventuellement pour avoir une devise distincte. Le professeur Courchene en a évoqué un certain nombre, sans nous donner de chiffres précis.

Y a-t-il d'énormes pertes en la matière? Je dirais que les preuves ne sont pas très convaincantes pour l'instant. D'un autre côté, on peut soutenir que l'on obtient des gains macroéconomiques en étant en mesure d'amortir les chocs qui affectent le système, tels que ceux que nous avons éprouvés l'année dernière.

Quant à la productivité, j'estime que les taux de change n'ont pratiquement aucune influence sur la productivité. Je considère que les analyses de John McCallum comportent des failles qui sont grosses comme des maisons. Je ne suis pas sûr que John McCallum pourrait défendre ces thèses avec autant d'adresse que vous l'avez fait, sénateur. Si nous avons un problème de productivité, il nous faut lui trouver d'autres explications que celle des taux de change flexibles.

M. Courchene: Je ne suis évidemment pas d'accord avec certains côtés de l'analyse de M. Crow. John McCallum est en fait partisan des taux de change flottants. Il n'aime pas les taux de change fixes. Dans son document il parle d'une «influence laxiste du dollar». Lorsque le dollar se déprécie, les acteurs économiques sont déjà plus compétitifs. Ils progressent à l'exportation sans nécessairement faire des gains de productivité, parce qu'il y a là un gros marché et parce que leurs prix sont inférieurs. De plus, il en coûte désormais plus cher pour améliorer la productivité parce que le dollar est plus bas et parce qu'il faut payer plus cher pour faire venir des biens d'équipement.

Ce que nous dit McCallum, en procédant à un calcul de régression, c'est qu'une baisse de 10 p. 100 du dollar canadien entraîne une diminution de 7 p. 100 de la productivité canadienne par rapport à celle des États-Unis. Cela signifie que nous obtenons un avantage temporaire à l'exportation qui disparaît en quelques années parce que nous n'avons pas la productivité des Américains. Nous revenons alors à notre point de départ.

À long terme, ce n'est pas le niveau de notre dollar, mais l'augmentation de notre productivité, qui vont enrichir notre nation. Je suis d'accord pour dire qu'à long terme nous avons besoin d'une économie très productive. Le niveau de notre taux de change à ce moment-là m'est indifférent. Si nous sommes productifs, nous nous en sortirons bien.

Les chiffres concernant la productivité posent un certain nombre de gros problèmes. Mon collègue, Rick Harris, est l'auteur d'un article qui figure dans un ouvrage que nous avons publié au John Deutsch Institute de Queen's. Dans cet article, il soulève les énormes problèmes de recueil et d'interprétation des données liées à la productivité.

C'est aller trop loin que de dire qu'il n'y a aucun lien entre la productivité et les taux de change. Il faut que la question soit posée et non pas que l'on y réponde à l'avance. Si jamais on entreprend d'analyser à fond la question de la productivité dans notre pays, il faut au moins que l'on se penche sur le lien pouvant exister entre la baisse du dollar et la baisse correspondante de la productivité. Si l'on part a priori du principe que la question ne mérite pas d'être étudiée, j'estime que l'on commet une erreur sur le plan intellectuel.

M. Carr: En ce qui concerne le sénateur Grafstein, qui nous dit que son fils déménage aux États-Unis, il se trouve que l'économie des États-Unis est l'une des plus stables et des plus dynamiques du monde. Au début des années 80, on estimait que c'était le Japon qui allait prendre la tête. Ce ne fut pas le cas. Les stratégies importantes sont d'attirer les capitaux financiers et humains du monde entier. Il est trop simpliste de dire que notre situation serait meilleure de 35 p. 100 si notre dollar revenait au niveau de celui des États-Unis. C'est un calcul trop simpliste. Le président de l'Université de Toronto pourrait vous dire pour quelle raison son établissement perd des professeurs. Il va vous dire: «Les gouvernements américains appuient davantage leurs universités que le gouvernement fédéral et celui de l'Ontario, et nous ne sommes pas concurrentiels en matière de salaires». Nous n'étions pas concurrentiels il y a 10 ans, et nous ne le sommes pas aujourd'hui. Voilà quel est le problème. Nous n'avons pas suffisamment de ressources. L'économie canadienne souffre d'un certain nombre de maux qui, dans bien des cas, n'ont rien à voir avec une hausse ou une baisse du taux de change. Nous avons des difficultés liées à la productivité, aux impôts et à la réglementation. Nous avons une très grande mobilité au sein de notre économie. Les gens comparent ce qui se passe aux États-Unis à ce qui se passe ici. Nous sommes constamment en concurrence, mais je ne pense pas que l'on puisse attribuer au taux de change tous les maux dont on l'a accusé.

Le sénateur Grafstein: Je voulais mettre l'accent sur la faiblesse de la devise par opposition au taux de change.

M. Carr: La faiblesse de la devise traduit avant tout l'évolution réelle et non pas nominale de la monnaie et reflète le jeu des forces réelles. Ce serait une autre chose s'il s'agissait de changements nominaux, parce que ce sont ici des choses réelles qui se passent. Même si nous avions adopté le dollar américain, ces changements réels se seraient produits dans l'économie canadienne. C'est un point important. Une évolution négative s'est produite au Canada, et ce n'est pas une modification du régime des taux de change qui aurait permis de l'éviter. Selon l'argument traditionnel, les taux de change flexibles nous ont protégés dans une certaine mesure. Il y aurait eu moins de grands changements si nous n'avions pas eu ce taux de change flexible. Il y a eu une évolution des salaires, des prix et de l'emploi qui aurait été négative si nous n'avions pas eu ce dollar flottant.

M. Grubel: Je pense que la question de la productivité est très complexe et j'envisage d'écrire un certain nombre d'articles à ce sujet.

Le sénateur Grafstein a soulevé une question importante, différente de toutes celles que nous avons évoquées ici. Tout d'abord, supposez que vous êtes un investisseur américain qui envisage de venir acheter au Canada une entreprise dont le prix est libellé en dollars canadiens et qui ne peut être vendue qu'en dollars canadiens. Historiquement, l'évolution du dollar canadien par rapport au dollar américain nous enseigne que notre dollar s'est déprécié de 1 à 1,5 p. 100 par an. Allez-vous partir du principe que le rendement attendu doit être supérieur au Canada qu'aux États-Unis? Effectivement, c'est ce que vous allez faire. Qu'est-ce que cela signifie? Cela signifie que nos intérêts et le coût de nos emprunts vont être supérieurs. Si les coûts d'emprunts sont supérieurs, le taux de remplacement de la main-d'oeuvre par des capitaux sera ralenti. Toute la structure des taux d'intérêt canadiens renchérit à cause de cela.

En second lieu, je vais vous donner un autre petit exemple. Que se passe-t-il lorsque les prix mondiaux des ressources naturelles baissent? Doit-on dire aux producteurs de ressources naturelles de la Colombie-Britannique: «Ne vous inquiétez pas. Vous n'avez pas à faire les ajustements nécessaires. Vous n'avez pas à améliorer votre rentabilité parce qu'après tout les taux de change vont vous sauver la mise comme ils l'ont toujours fait par le passé»?

Il y a toutefois un autre effet. Les fabricants et les petites entreprises s'aperçoivent soudainement que leur chiffre d'affaires en dollars a fortement augmenté en raison de la dépréciation de notre monnaie. Ils ne s'en portent que mieux. Ils se disent: «Pourquoi faire tant d'effort pour être concurrentiels, nous n'en avons pas besoin. En fait, nous réalisons d'énormes bénéfices». Les syndicats disent alors: «Vous faites d'énormes bénéfices et il est temps que vous les partagiez avec nous».

Nous sommes pris dans cette spirale de la dépréciation de notre monnaie. C'est pourquoi la tendance est toujours à la baisse et l'on ne revient jamais au niveau antérieur, lorsque les prix étaient plus élevés. Tout cela nous incite fortement à ne pas faire ce qu'il faudrait faire pour améliorer notre productivité. Le taux de change offre une protection temporaire.

M. Crow: M. Grubel a déclaré que les intérêts étaient plus élevés. Nos intérêts sont plus faibles que ceux des États-Unis. Prenez le cas des obligations. Si nous adoptions le dollar des États-Unis, les taux d'intérêt devraient augmenter de l'équivalent correspondant à la différence de risque entre le gouvernement canadien et le gouvernement des États-Unis.

M. Grubel: Ce n'est vrai que pour ces derniers jours.

M. Crow: Nos taux d'intérêt sont plus faibles. Avec un taux de change flottant, on peut avoir des taux d'intérêt plus faibles qu'aux États-Unis avec une meilleure performance en matière d'inflation. Il n'y a aucune garantie, mais nos taux d'intérêt sont plus faibles et non pas le contraire.

Le deuxième point est le suivant. Lorsque le dollar canadien baisse, comme cela s'est passé l'année dernière, c'est aller un peu loin de dire que cela sauve la mise des producteurs -- pour reprendre l'expression employée par le professeur Grubel -- compte tenu de la pression qui s'exerce sur leurs prix. Il est certain que cela les soulage, mais ça ne leur sauve pas la mise.

Parallèlement, comme l'a fait remarquer le professeur Grubel, la situation des fabricants devient plus favorable. Autrement dit, en termes de situation relative entre les producteurs primaires et les fabricants au Canada, on a la même incitation qu'avant à passer de la production primaire à la fabrication de produits manufacturés ou aux industries de la connaissance. La situation n'a pas changé. L'argument qui consiste à dire que l'on empêche le passage d'une économie fondée sur les ressources à une économie axée sur la fabrication ne tient pas la route.

Le sénateur Grafstein: J'aimerais passer à la question de la volonté politique, sur laquelle je me sens plus à l'aise que lorsqu'il faut parler d'économie. Je veux parler de la volonté politique des États-Unis de déléguer la souveraineté à une banque centrale supranationale ou transcendant les frontières. J'extrapole et je pars du principe que tout le monde estime que les réticences américaines vont constituer ici un obstacle.

C'est le même point de vue qui avait cours en Europe il y a cinq ou six ans. Tout le monde disait que les Allemands n'abandonneraient jamais le Deutschmark. Nous avons rencontré Otto Pöhl, un ancien collègue de M. Crow et ancien président de la Bundesbank, qui nous a dit après son départ que si les Allemands étaient prêts à abandonner leur souveraineté sur le Deutschmark, c'était entre autres pour pouvoir le dévaluer. Ils étaient dans l'impossibilité de le faire en raison de leur infrastructure politique. Le Deutschmark étant surévalué, l'un des moyens d'améliorer leur compétitivité et leur productivité était d'adopter l'euro, ce qui reviendrait en fait à une dévaluation.

Vous vous souviendrez, monsieur le président, que lorsque j'ai posé au président de la Banque du Canada cette même question, il m'a répondu qu'il n'en était rien. En fait, il s'est avéré que l'euro avait été dévalué comparativement aux devises courantes.

Si les Américains s'apercevaient que l'euro venait à supplanter leur dollar en tant que monnaie de réserve, ne seraient-ils pas tentés d'élargir la portée de leur dollar? Les Américains sont pragmatiques. Qu'est-ce qui les empêcherait d'agir ainsi pour protéger leur propre économie?

M. Courchene: C'est exactement ce qu'ils feront. C'est ce qui permet de soutenir que les Américains seront d'accord avec cette formule.

L'arrivée de l'euro signifie qu'officiellement la zone de l'euro est probablement de même ampleur que celle des États-Unis, en l'occurrence aussi grosse que le marché officiel du dollar. Toutefois, de manière officieuse, je me doute que les économies de l'Europe de l'Est vont avoir des commissions monétaires ou des devises calquées sur l'euro. La Grande-Bretagne va être attirée d'une manière ou d'une autre dans la mouvance de l'euro. Je pense qu'elle finira par adopter l'euro.

La zone de l'euro est beaucoup plus grosse que la zone officielle du dollar américain. Étant donné que les États-Unis veulent pouvoir continuer à enregistrer ces énormes déficits de la balance des paiements, il faut que leur dollar puisse concurrencer l'euro vis-à-vis de tous les portefeuilles du monde. Les Américains vont se dire: «Ne serait-il pas bon d'élargir la zone officielle du dollar?»

Certains économistes des États-Unis sont dérangés par le fait qu'il va y avoir un billet de 200 euros. Le plus gros billet américain est de 100 $. Les Américains vont donc perdre leur seigneuriage dans l'économie souterraine et sur le marché de la drogue.

M. Carr: C'est une chose qu'il nous faut rechercher absolument, c'est bien cela, Tom?

M. Courchene: Il se trouve qu'il y a de nombreux économistes américains, et je pourrais vous en nommer quelques-uns, qui soutiennent dans d'excellentes revues que cette perte de seigneuriage pose un problème.

Je ne dirais pas que c'est là la justification pour laquelle les Américains vont s'intéresser à une monnaie commune. Cela renvoie toutefois à l'affirmation de Jack Carr selon laquelle il s'agit de faire ce qui est bon pour le pays. C'est une des raisons pour lesquelles ça pourrait être bon. Au départ, il faut que cette volonté politique vienne du Canada, du Mexique et d'autres intervenants. Il nous faudra concevoir et présenter le projet aux Américains comme nous l'avons fait pour l'ALE et l'ALENA.

Je pense que vous serez surpris de voir que des Américains pourraient très bien prendre le train en marche. Ce n'est pas aussi fou et aussi impossible que le pensent les gens à qui j'en parle.

Je pense qu'à terme, il y aura une volonté politique.

M. Carr: Je considère effectivement, comme l'a déclaré le sénateur Grafstein, qu'il y a beaucoup de politique là dedans. Vous avez probablement l'avantage sur moi, sénateur, lorsqu'on parle de politique. Selon la façon dont j'interprète la motivation de l'Allemagne, les Allemands avaient au départ le Deutschmark et dans le meilleur des cas l'euro aura la même qualité que cette devise. Au pire, elle pourrait être bien moindre et se situer au niveau de celle de la lire. Il pourrait donc effectivement y avoir des risques.

Je n'avais jamais entendu parler de cette histoire de dévaluation. Les Allemands n'ont certainement pas dévalué vis-à-vis de leurs principaux partenaires commerciaux européens. Ils ont désormais dévalué par rapport aux États-Unis. C'est parce que la situation européenne apparaît aujourd'hui bien moins rose qu'en janvier. En fait, on disait que l'euro prendrait toute la place prise par les États-Unis et deviendrait la monnaie de réserve dominante. Les acteurs économiques recherchant la stabilité devaient adopter l'euro. Ce n'est pas ce qui s'est passé. C'est pourquoi nous avons assisté à une dévaluation qui pourrait bien être le début de la fin. J'ai toujours été eurosceptique et j'ai été surpris que les choses aillent si loin. J'avais prévu que ce qui s'est passé en 1999 ne se produirait pas, et ce fut pourtant le cas. Toutefois, je ne suis pas convaincu que la chose va évoluer exactement dans les deux prochaines années comme les gens le pensent, parce qu'il y a des difficultés. Il y a des fissures qui s'élargissent constamment.

Quant aux États-Unis, qu'ont-ils à gagner à s'adjoindre le Canada? Nous ne sommes pas grand-chose comparativement à la taille de l'économie des États-Unis. Cela ne rendra pas leur devise, la devise commune, bien plus attirante, et les coûts sont énormes. Il y a la très grande renommée rattachée à la marque du dollar des États-Unis et ce pays n'a pas besoin de nous. C'est une monnaie de réserve. Il serait bien plus coûteux de nous avoir que de préserver le statu quo.

Nous sortons ici de nos compétences parce que nous discutons d'un point de vue politique. Je ne pense pas que les États-Unis aient beaucoup à y gagner. Ils n'ont aucune objection à ce que nous utilisions leur monnaie, étant donné que ce sont eux qui la frappent. Toutefois, ils n'accepteront pas une quelconque monnaie nord-américaine venant se substituer au dollar, contrairement à ce que le professeur Grubel aimerait qu'ils fassent. Je pense qu'il n'en est pas question.

M. Wolf: Je suis d'accord avec Jack Carr et j'aimerais ajouter ici qu'il n'est pas certain qu'en ce moment les Américains soient très insatisfaits de la valeur attribuée au dollar. Cela présente certainement des avantages pour eux, une inflation moindre par exemple.

Il se peut aussi que le dollar baisse à un peu plus long terme étant donné le déficit actuel de leurs comptes courants. Par conséquent, il se peut que tout se replace automatiquement.

Je ne pense pas que l'adjonction du Canada fasse une quelconque différence. Il faut laisser agir les forces du marché sur la question des devises. Si l'on a besoin d'un billet de 200 $, il suffit de l'imprimer.

M. Grubel: John Crow cherche à déconsidérer mes idées en me taxant d'économiste du désert, mais ce n'est pas nouveau. Avant de devenir député, j'étais membre d'un groupe international d'économistes qui se réunissaient régulièrement aux quatre coins du monde. Nous avons organisé à Madrid une conférence dont le titre était: «Les zones optimales des monnaies». À ce moment-là, certains visionnaires déclaraient qu'il y aurait une monnaie européenne commune. Il y a eu des gens comme John Crow, et d'autres, pour dire que c'était une idée absolument folle et que l'on ne verrait jamais la chose se produire. Ce que font entre autres les économistes, et ça toujours été mon rôle, c'est se comporter en visionnaires.

J'avance les thèses sur la façon d'améliorer certaines situations dans le monde indépendamment des orientations politiques qui peuvent être prises par la suite. Mon rôle est de persuader l'opinion publique d'agir dans ce sens.

Je ne peux pas prévoir ce qui va se passer à plus longue échéance dans le monde. Il est possible que la raison l'emporte; il est possible que ce ne soit pas le cas. Ce sont peut-être les Maude Barlows de cette planète qui vont l'emporter. Je n'en sais rien. En Europe, la majorité des gens qui ont examiné la situation ont jugé que le principe était erroné et, bien entendu, tout le monde examine aujourd'hui les petites fissures en s'imaginant qu'il va y en avoir d'autres, et affirme que tout va s'écrouler -- ce qui est toujours possible. Toutefois, on l'a dit, personne n'avait prévu qu'en janvier 1999 nous en serions là où nous en sommes.

Il en est de même pour l'Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis. Quel était l'intérêt pour les États-Unis d'avoir un accord de libre-échange avec ce petit appendice qu'est le Canada? Aucun, et pourtant ils l'ont accepté.

Je crois que les arguments portant sur le manque de réalisme politique se tiennent dans la situation actuelle, mais j'estime avec M. Crow qu'à long terme, c'est la rationalité économique qui l'emporte. Je l'admire de s'en tenir à sa conviction selon laquelle la stabilité des prix est préférable à l'inflation. Si quelqu'un nous avait dit il y a 20 ans que c'est d'une stabilité des prix dont nous avions besoin, tout le monde se serait moqué de lui, parce qu'à l'époque, tout le monde pensait que l'inflation faisait baisser le chômage. Nous avons vu les preuves s'accumuler. L'argument s'est révélé rationnel. Il a fallu le courage de M. Crow pour aller jusqu'au bout.

M. Crow: Monsieur le président, sur le premier point, il est probable que l'on s'est moqué de moi. En passant, je n'étais pas à Madrid et je n'ai pas fait de prévisions concernant l'euro, du moins pas à Madrid.

Nous en arrivons à d'intéressantes questions concernant les motivations. Nous pouvons parler d'économie tant que nous voulons, mais il y a la dimension liée à l'économie politique. J'aimerais revenir sur la question de la position de l'Allemagne. Je n'ai pas abordé la question avec Otto Pöhl, mais la position de l'Allemagne au sujet de l'euro et de l'Union européenne est loin d'obéir à des motivations purement économiques. Il est indéniable que le chancelier Kohl a eu recours à des arguments politiques et non pas économiques.

Sur la question des accords monétaires et des intérêts allemands en la matière, l'argument avancé était à peu près le suivant: Si l'Allemagne parvenait à lier les monnaies qui l'entourent, elle serait en mesure d'appliquer plus facilement une politique de stabilité des prix parce qu'elle n'aurait plus à se préoccuper autant des problèmes de taux de change liés à une appréciation de sa monnaie vis-à-vis de la France, des Pays-Bas et de l'Italie.

Il y aurait des fluctuations, mais certaines personnes ont estimé que cette solution serait avantageuse pour la stabilité monétaire de l'Allemagne, alors que l'on avait toujours l'impression dans ce pays que les autres devises se dépréciaient par rapport au mark. On aurait donc davantage affaire à un bloc et l'on n'aurait plus à agir seul, ce qui était jugé éventuellement avantageux. C'était là l'argument, si je me souviens bien.

Le sénateur Kelleher: En tant qu'ancien ministre du commerce, j'ai une certaine expérience de la négociation avec les Américains. Si les Américains nous déclarent que nous n'aurons pas notre mot à dire en matière de politique monétaire, aurons-nous encore intérêt à abandonner tout contrôle sur notre politique monétaire pour avoir une monnaie commune avec eux?

M. Courchene: C'est une question fondée sur des suppositions.

Le sénateur Kelleher: Ce n'est pas une excuse pour ne pas y répondre.

Le président: Je pensais que c'était le genre de questions auxquelles se plaisent à répondre les économistes.

M. Courchene: Bien, mais la réponse que je vais vous donner ne contredit pas ce que je vous ai dit auparavant; c'est tout ce que je veux dire.

Il se peut très bien qu'à terme il nous paraisse intéressant d'utiliser le dollar. Si les Américains sont prêts à abandonner leur seigneuriage, à nous fournir un prêteur en dernier recours et à nous accorder une certaine souplesse, la chose pourrait devenir intéressante. Le premier pas marquant serait probablement l'adoption du dollar par les marchés; les particuliers se mettant au Canada à utiliser le dollar américain. Le grand saut serait celui de l'adoption du dollar dans les politiques -- que le Canada ait déclaré ou non qu'il a cours légal dans notre système.

Je préfère répondre à cette question sur un plan légèrement différent. Je dirais que si j'ai rédigé cette étude, ainsi que celle dont je suis le coauteur avec Rick Harris, c'est en grande partie en fonction de l'adoption partielle d'une monnaie commune en Amérique du Nord. L'accent est mis avant tout sur les véritables problèmes posés par la volatilité et autres caractéristiques de notre dollar canadien et l'on y exprime la conviction qu'il nous faut avoir des taux de change fixes pour maintenir les formes d'échanges que nous avons avec les Américains.

L'autre solution est celle des taux de change fixes. L'adoption du dollar américain éliminera la volatilité, mais il en va de même des taux de change fixes. Nous pouvons débattre de la question de savoir si les taux de change fixes donnent des résultats. La plupart des gens autour de cette table diront probablement que nous n'avons que deux possibilités -- les taux de change flottants ou l'adoption du dollar américain ou encore, d'un autre côté, l'UMNA; mais je crois que ce serait là faire impasse sur une bonne part de l'histoire de l'après-guerre. Je peux vous citer en exemple un grand nombre de pays qui ont des taux de change fixes.

Je pense que provisoirement, en attendant l'adoption du dollar ou d'une UMNA, nous pourrions expérimenter les taux de change fixes. J'estime que les Canadiens seraient d'accord avec une telle transition. Parvenus à ce point, nous adopterions la politique monétaire des États-Unis mais, si nous voulons aller jusqu'au bout, à partir du moment où il y a effectivement des avantages, j'imagine que c'est là où nous aboutirons.

Le sénateur Kelleher: Je ne suis pas sûr que vous ayez répondu à ma question. Elle est bien simple. Est-il bon d'abandonner notre contrôle sur la politique monétaire au cas où nous déciderions d'adopter une monnaie commune avec les États-Unis?

M. Courchene: La réponse est oui si, par «monnaie commune», vous entendez une union monétaire nord-américaine. Si vous parlez d'adopter le dollar américain, la question est plus difficile parce que j'estime que la rhétorique constitutionnelle et le credo américain s'imposeront davantage à la moitié supérieure de l'Amérique du Nord en cas d'adoption du dollar que s'il s'agit de l'UMNA.

Je pense que c'est une grosse décision en ce qui nous concerne. C'est une décision qui peut nous amener à nous rapprocher de plus en plus des Américains et à nous éloigner de plus en plus d'une société distincte dans la moitié supérieure de l'Amérique du Nord.

Contrairement à ce qui se passe pour un économiste moyen, il y a un certain nationalisme en moi qui me fait dire «L'UMNA, oui; l'adoption du dollar américain, pas sûr.»

M. Grubel: Il est très difficile pour moi de répondre à cette question parce que je me suis préparé mentalement à défendre ce point de vue. Je suis sûr que tous ceux d'entre vous qui ont embrassé certaines causes savent dans quel dilemme je me trouve.

J'évoque brièvement cette question dans mon étude, si vous voulez bien la consulter. J'examine les différentes solutions en présence -- les commissions monétaires, les taux de change fixes et l'adoption du dollar américain. Toutes sont si inférieures à la solution que j'ai proposée que je ne pense pas que cela vaille la peine de les envisager.

Laissez-moi vous donner une autre raison pour laquelle j'estime que les Américains vont se laisser persuader en fin de compte. Les visionnaires en Europe ne voient pas simplement l'Europe telle qu'elle se présente à l'heure actuelle; ils s'attendent bien à ce que la Hongrie, la Pologne et la République tchèque s'y joignent dans quelques années. À ce moment-là, le marché de l'euro va être plus gros que celui du dollar américain. Alors que cela n'a pas encore eu lieu, les dollars sont remplacés par les euros. Je suis sûr que cela fonctionnera parfaitement.

Parallèlement, on peut envisager une zone monétaire pour toute l'Amérique. D'autres visionnaires en discutent et l'on considère la chose comme très souhaitable. Lorsque nous aurons un dollar américain, que l'on pourra toujours appeler amero, la concurrence s'égalisera vis-à-vis de l'euro. L'importance relative du dollar américain va vraisemblablement diminuer à l'avenir, ce qui va entraîner toutes sortes de pertes pour les intérêts des États-Unis.

M. Crow: J'aimerais intervenir sur cette question de politique monétaire. Est-ce que cela en vaut la peine? Je vais vous donner une réponse plus simple que celle que vous avez entendue. Tout dépend de la qualité de votre politique monétaire. Si vous avez une politique monétaire déficiente, il est peut-être bon de l'abandonner pour adopter celle de quelqu'un d'autre. Cette solution est de plus en plus préconisée dans les pays de l'Amérique latine. Si votre politique monétaire n'est pas aussi déficiente, vous avez peut-être moins de raisons d'y renoncer.

M. Grubel: Cela revient à dire que l'on n'a pas besoin de parapluie tant qu'il ne pleut pas. J'aimerais disposer d'une institution qui me protège pour l'avenir, lorsqu'une autre génération d'économistes va redécouvrir le keynésianisme ou chaque fois qu'une menace risque de se présenter à l'avenir.

M. Carr: Est-ce que vous voulez d'une union monétaire avec un pays qui applique une politique monétaire exécrable? Voudriez-vous d'une union monétaire avec la Chine, qui n'a pas une politique monétaire merveilleuse, parce que vous estimez que cela vous protégerait? Quelle sorte de parapluie vous donnerait la Chine?

M. Grubel: C'est pourquoi je ne propose pas que cela s'applique au monde entier. Hans Tietmeyer a bien insisté pour dire qu'il n'accepterait l'euro qu'à condition que les statuts de la Banque centrale européenne soient calqués sur celui de la Bundesbank -- en l'espèce qu'elle reflète exactement celui de la Bundesbank, en ayant pour unique responsabilité de maintenir la stabilité des prix.

Il voulait aussi d'autres garanties telles que l'indépendance de la politique de la banque, pour qu'elle ne soit pas phagocytée par les politiciens.

J'envisage un ensemble de solutions -- que j'ai exposées dans mon étude -- permettant d'arrêter de manière détaillée les statuts que devrait avoir la banque centrale nord-américaine ou américaine.

M. Wolf: Je m'inscris en faux lorsque l'on dit que l'idéal est celui de la banque centrale allemande, la Bundesbank. L'analyse des politiques suivies par la Bundesbank au cours des dernières années nous montre que ces dernières laissent aussi à désirer. La stabilité des prix en est l'unique objectif et je considère que c'est une erreur de s'en tenir à ce seul critère. Il vous faut aussi envisager d'autres modèles de banques centrales. M. Greenspan ne dirige pas la Banque fédérale avec un point de vue aussi monolithique. Il tient compte d'un certain nombre de facteurs.

La Banque du Canada, elle non plus, n'a pas un point de vue aussi monolithique de nos jours, maintenant qu'elle n'a plus à remédier à l'irresponsabilité financière qui existait auparavant. Je pense que la banque est allée trop loin, mais il est évident qu'elle a été aux prises avec un problème très inquiétant. Il lui fallait absolument faire quelque chose pour remédier à cette situation.

Lorsque je vois M. Grubel s'agenouiller devant la Bundesbank, je me pose des questions.

M. Crow: J'aimerais insister sur le fait que dans un régime de taux de change flottants, il y a d'autres questions qui se posent au niveau de la politique monétaire. M. Grubel a même abordé des questions plus fondamentales, telles que la nature de la politique monétaire suivie par les États-Unis. Si vous êtes en faveur d'un régime des taux de change flottants, l'une des conséquences sera que par définition l'ancrage de la valeur au sein de votre économie nationale ne se fera pas par les taux de change. Il sera lié à votre politique financière nationale. C'est un point terriblement important et j'estime que ceux qui veulent adopter un régime de taux de change flottants doivent en tenir compte. S'ils adoptent un tel régime sans en tenir compte, je leur conseille fortement d'adopter une autre devise au cas où ils estimeraient que quelqu'un d'autre peut faire mieux qu'eux.

Le sénateur Hervieux-Payette: Mon impression, professeur Grubel, c'est que pour avoir la même voix au chapitre au sein de la nouvelle Banque américaine, il nous faudra troquer nos droits sur nos eaux ou accepter d'accueillir tous les déchets toxiques des États-Unis. Comment va-t-on pouvoir lancer cette négociation? Je suis tenté d'imaginer la réponse à la question que vous a posée le sénateur Kelleher. Comment amener les Américains à accepter que les Canadiens aient la même voix au chapitre qu'eux dans l'administration de la politique américaine? À mon avis, nous rêvons.

[Français]

Le sénateur Hervieux-Payette: Les gouvernements nationaux ont certains objectifs sur le plan économique, c'est-à-dire le plein emploi, la stabilité des prix, une distribution équitable de la richesse. Pour réaliser ces objectifs, nous avons une politique fiscale, monétaire, industrielle, et tout récemment, l'union sociale.

Donc, si nous abandonnons notre politique monétaire, quels sont les impacts ou les changements que nous allons devoir effectuer dans les autres politiques, soit la politique fiscale, industrielle ou l'union sociale? Quelles sont les institutions nationales que nous devrons sacrifier pour atteindre les objectifs à l'intérieur d'une nouvelle politique monétaire nord-américaine intégrée?

M. Crow: Je ne crois pas qu'il y ait un grand problème à cet égard. Notre politique monétaire nationale nous donne une certaine flexibilité qui nous donne la possibilité de poursuivre un objectif de confiance dans la monnaie nationale, qui est un objectif primordial, je pense, d'une banque centrale nationale. Et cela contribue à l'épanouissement de l'économie.

En ce qui concerne les autres objectifs, disons la distribution de la richesse et la politique des impôts, cela dépend plutôt d'autre chose que du régime de taux de change. Cela dépend de la flexibilité du mouvement des facteurs. Les incitations pour se situer où qu'ils soient dans le marché américain. Par exemple, l'adoption d'un taux de change fixe ne va pas changer aucunement la situation en ce qui concerne la concurrence du côté fiscal. Si, par exemple, on paye 60 p. 100 contre 30 p.100 aus États-Unis, cela existera même si l'on a un taux de change fixe ou un taux de change flexible. Donc, je crois que pour la plupart, les questions que vous posez dépendent plutôt de la mondialisation de l'économie que du taux de change. Il y a des choses importantes que l'on peut obtenir avec un taux de change flexible mais il ne faut pas les appliquer à tous les objectifs du gouvernement.

[Traduction]

M. Grubel: J'ai essayé d'aborder cette question ainsi que d'autres dans mon exposé. Même si la Californie fait partie de la même union monétaire que le Tennessee, les différences de cultures restent très grandes entre ces deux États et ces derniers peuvent faire bien des choses en matière d'adoption de l'assurance-santé, de la fourniture de programmes de santé, du niveau des services publics dispensés et des impôts. Les contraintes s'appliquent d'ores et déjà sur les gens qui cherchent à fuir les secteurs dans lesquels la fiscalité est élevée. Cela ne change pas réellement du fait de l'absence de souveraineté.

Il est fortement souhaitable qu'à l'avenir, la Banque du Canada n'ait plus la possibilité de se lancer dans des expériences monétaires qui, nous l'avons vu, n'ont donné aucun bon résultat au cours des années 70 et 80.

Je vais vous poser la question différemment. Nous avons eu la possibilité, au cours de l'après-guerre, et certainement depuis 1971 et 1972, de faire fluctuer le taux de change de notre devise. Qu'est-ce que cela nous a rapporté? Est-ce que nos indicateurs de santé économique sont supérieurs au cours de cette période qu'ils ne l'ont été autrement? On peut répondre que le taux de chômage, l'un des principaux indicateurs de notre santé économique, n'a certainement pas baissé du fait que nous avons eu la possibilité d'appliquer notre propre politique monétaire.

M. Courchene: Pour ce qui est de l'accent que met le sénateur Hervieux-Payette sur les institutions, si l'on passe d'un taux de change flexible à un taux de change fixe, on doit évidemment changer de politique monétaire parce que l'on doit s'aligner sur la politique monétaire des États-Unis. Nous avons connu cette situation auparavant au cours des années 60 et ce n'est donc pas un gros bouleversement de nos institutions. Le gros bouleversement, c'est à partir du moment où l'on doit choisir entre l'adoption du dollar américain et l'UMNA, ou l'union monétaire nord-américaine, parce que lorsqu'on adopte le dollar, on perd tout. Il n'y a plus de Banque du Canada. À un moment donné, le réseau des banques à charte, sans cet organisme pour le chapeauter, va être attiré au sein du réseau des États-Unis. C'est pourquoi j'aurais dû dire tout à l'heure au sénateur Kelleher qu'il est difficile de revenir en arrière. Selon l'expression classique, c'est un piège à homards. On ne peut plus en ressortir. Il n'y a plus d'institutions et il est donc difficile de revenir en arrière.

Par contre, dans le cadre de l'UMNA, si quelque chose se passe mal, on a conservé notre banque centrale, on a toujours nos institutions, il y a une porte de sortie. C'est l'une des grandes différences et c'est pourquoi la décision d'adopter le dollar américain est plus radicale que celle d'entrer au sein d'une UMNA. Du point de vue des institutions, il y a une grande différence entre une union monétaire nord-américaine et l'utilisation pure et simple du dollar américain.

Le sénateur Hervieux-Payette: Êtes-vous tous deux pour l'utilisation de ce dollar?

M. Courchene: Nous n'aimons ni l'un ni l'autre cette possibilité. Nous cherchons tous deux à faire adopter une monnaie commune du type de l'euro, notre pays conservant la Banque du Canada en tant que membre du conseil de la banque centrale supranationale. Selon ce mécanisme, les Canadiens conserveraient leur seigneuriage alors que ce ne serait pas le cas avec l'adoption du dollar des États-Unis. Comme vous l'avez signalé dans votre préambule, nous partons du principe que c'est possible.

Le sénateur Hervieux-Payette: Nous aurions la parité vis-à-vis des Américains au sein de cette banque?

M. Courchene: Nous aurions la parité, mais uniquement après avoir effectué le type de conversion correspondant au taux de change entre ces nouveaux dollars canadiens et les dollars américains; nous n'en serions cependant pas plus mal placés en tant que Canadiens parce que nous ferions exactement ce que font les Allemands. C'est une nouvelle évaluation des monnaies visant à faire en sorte que le nouveau taux de change choisi se reflète dans la nouvelle monnaie. Sur le plan de la concurrence, nous ne serions pas placés dans une situation désavantageuse vis-à-vis de notre partenaire, parce que ces problèmes seraient réglés sur le plan interne.

[Français]

Le sénateur Hervieux-Payette: On a parlé plus tôt de l'Argentine et de Panama et des pays qui adoptent la monnaie d'un autre pays sans la permission de ce pays. Généralement cette approche est utilisée quand les gouvernements sont instables. M. Carr a utilisé le terme «irresponsable» dans le cas du Panama. On adopte la monnaie d'un pays qui est fort, économiquement puissant, sans son accord, sans aucune alliance formelle. M. Courchene et M. Grubel préconisent un accord formel, une institution et des mécanismes internationaux pour régir cette nouvelle banque et cette nouvelle monnaie. Les autres témoins préconisent de conserver la monnaie nationale. J'ai cru percevoir que l'on voulait conserver le taux flottant en disant que celui-ci permettait plus de flexibilité pour le moment. Je me demande, si l'on regarde à long terme puisque c'est notre devoir, pourquoi n'adopterions-nous pas l'euro si l'on veut être avant-gardiste? Pourquoi ne ferions-nous pas le cheminement vers l'euro plutôt que vers une autre institution? Mon collègue me disait tantôt que l'euro sera peut-être la monnaie commune, quand les trafiquants de drogues commenceront à utiliser l'euro, mais pour le moment ce n'est pas la monnaie qu'ils utilisent. Je veux vraiment bien préciser les différents camps et les différentes approches de savants économistes.

M. Crow: Oui, je crois que vous avez raison. Vous avez devisé assez bien les enjeux. Il y a une question que vous et mes collègues ne vous êtes pas posée, à savoir, quel sera le système de vote, de pondération de pouvoir dans cette institution? En Europe, il faut faire la distinction. En Europe, le droit de vote est assez bien partagé entre les pays membres. On peut se demander franchement s'il y aurait le même partage de pouvoir ici en Amérique du Nord ou même dans l'hémisphère en général. Cela dépendrait des Américains et du désir d'arriver à un accord global. Pour l'instant, ils seraient réticents. Le professeur Grubel vous dira que dans dix ans, ils vont changer d'avis. On verra.

[Traduction]

M. Carr: Cette question, «Pourquoi ne pas adopter l'euro?» est en fait très intéressante, presque visionnaire, comme aime à le rappeler M. Grubel. En fait, lorsqu'on cherche à voir quelle est la devise qui s'est montrée la plus stable au cours des 20 ou 30 dernières années, on s'aperçoit clairement que c'est le mark allemand. Si un candidat s'impose pour une union monétaire, il est clair que c'est l'Allemagne; toutefois, puisque l'on ne peut plus aujourd'hui s'allier uniquement à l'Allemagne, la solution de rechange est celle de l'euro.

Du point de vue du monétariste, s'il faut adopter une monnaie stable, c'est celle-là qu'il faut choisir.

Quant aux votes et à l'intérêt éventuel des États-Unis, il nous faut bien comprendre que nous représentons environ un douzième de la taille de l'économie des États-Unis. Si ces derniers nous accordent une reconnaissance équivalente à notre taille, ils vont nous accorder un douzième du droit de vote. Toutefois, les États-Unis n'ont pas grand intérêt à nous englober parce que comparativement à la taille de leur économie nous avons relativement peu d'importance.

Les gens nous parlent de l'ALENA. Même si notre économie est réduite, nous sommes un important partenaire commercial des États-Unis. Nous absorbons 30 p. 100 de leurs exportations. Nous sommes leur principal client. Même si notre population est réduite, les échanges sont dictés avant tout par la proximité et la majeure partie de notre population habite près de la frontière; pour cette raison nous sommes pour eux un très gros client. Donc, pour ce qui est de l'ALENA, il est plus logique que les États-Unis passent un accord de libre-échange avec leur principal client. Il n'est cependant pas logique qu'ils nous accordent une certaine forme d'union dans laquelle nous ayons notre mot à dire. Le plus vraisemblable, c'est qu'ils vont nous dire: «Eh bien, le dollar est là pour ça; on vous accorde un semblant de voix au chapitre ou aucune voix du tout.» Il n'y a pas d'autres possibilités et, cela étant, nous devrons tout simplement accepter la politique monétaire adoptée par les États-Unis, quelle qu'elle soit.

[Français]

Le sénateur Hervieux-Payette: Le seigneuriage était un coût pour adopter l'unité monétaire du voisin. Est-ce qu'on paye un loyer annuel ou si l'on paye un pourcentage sur chaque unité monétaire? Quels sont les droits de seigneuriage que l'on aurait à payer si l'on avait un dollar américain et non un dollar unifié?

[Traduction]

M. Carr: La question du seigneuriage est en fait intéressante. Elle s'est posée lorsque les Jeux olympiques se sont tenus à Montréal. Le gouvernement du Québec a déclaré: «Nous ne voulons pas être subventionnés par le gouvernement fédéral; nous voulons pouvoir frapper de la monnaie.» L'idée, c'était de pouvoir frapper des pièces commémoratives qui auraient cours légal. Le coût était d'environ 50 cents pour chaque pièce. Il s'agissait de pièces de 10 $ et le gouvernement du Québec devait toucher un bénéfice de 9,50 $. C'était le seigneuriage.

Lorsqu'un pays frappe de la monnaie, il prend le contrôle de ressources véritables. Par conséquent, si nous utilisons l'argent américain, c'est comme si ce pays prenait le contrôle de ressources véritables ou comme si nous lui consentions un prêt sans intérêt. La valeur actuelle de ce prêt sans intérêt est exactement égale au montant des dollars américains que nous utiliserions dans notre pays. C'est la question du seigneuriage. C'est l'impôt que ce pays nous obligerait à verser. Voilà quelle est l'explication technique. À l'heure actuelle, c'est le gouvernement du Canada qui possède ce seigneuriage, parce que la Banque du Canada est la propriété du gouvernement et en fait bénéficier le gouvernement au pouvoir.

[Français]

M. Crow: A cet égard, c'est une question d'ordre technique. En ce qui concerne ce sujet, je ne suis pas en désaccord avec les propose de M. Carr. Dans la marge bénéficiaire de la banque, on émet des billets; on investit, disons, dans des bons du Trésor; on perçoit un certain intérêt du gouvernement mais on retourne ces intérêts sous forme de bénéfice au gouvernement pour à peu près deux milliards de dollars par année. C'est le seigneuriage qu'on obtient en émettant sa propre monnaie

[Traduction]

M. Courchene: J'aimerais aborder la question des parts de vote. M. Crow pose exactement la question à l'envers. Il nous dit que la question est de savoir si oui ou non les Américains nous accorderont des droits de vote égaux. Bien entendu, ce ne sera pas le cas. Toutefois, nous ne posons cette question parce que nous nous référons à la zone de l'euro où les droits de vote sont égaux. Il faut considérer la question en comparant les États unis d'Europe actuels aux États-Unis d'Amérique. Dans chaque cas, il y a une grosse monnaie commune. Comparons maintenant la situation des Canadiens et des Britanniques. Les Britanniques ne vont pas entrer au sein de cette union et avoir une part égale à celles des 11 autres. S'ils sont 11 en face des Britanniques, ces derniers vont entrer en ayant un douzième du total. Si les États-Unis ont 12 districts au sein de la réserve fédérale, nous pouvons nous attendre à ce que notre part représente un treizième du total.

C'est ainsi qu'il faut faire la comparaison. Il n'est pas question pour nous d'entrer et de demander à avoir les mêmes pouvoirs que les États-Unis de même que la Grande-Bretagne ne va pas demander la même part que l'ensemble des États de la zone européenne.

C'est la comparaison que M. Crow cherche à faire et je ne pense pas que ce soit la bonne. Cette question du droit de vote est simplement utilisée par les gens qui n'aiment pas mes opinions -- c'est le cas de la majorité des Canadiens la plupart du temps -- pour les déconsidérer. Ils nous disent: «Voyez la catastrophe. Nous n'exercerons aucune influence sur le système.» Les Britanniques non plus, lorsqu'ils se joindront à l'euro.

M. Crow: Si vous me permettez de m'exprimer différemment, nous obtiendrons un douzième du total, de même que le Royaume-Uni; l'Allemagne a elle aussi un douzième du total, comme le Royaume-Uni; les États-Unis auront 11 douzièmes. Je ne dis pas que ce sera bon ou mauvais; je dis que c'est ainsi que ça va se passer.

Ce que je dis, c'est qu'à la base de la monnaie commune, il y a la question qui consiste à se demander qui va décider de la politique monétaire. Personne ne doit se leurrer à ce sujet.

Si l'on veut généraliser davantage, et je pense que M. Courchene a fait un certain travail sur ce point, englobons toute l'Amérique -- le Brésil, l'Argentine et le Panama; ils ont ce qui leur faut, mais ils voteront aussi, éventuellement, au sein d'une banque centrale des Amériques.

Il est intéressant alors de se demander comment vont se répartir les votes si davantage de pays interviennent. On peut penser que les États-Unis n'auront pas les 11 douzièmes. Ce sont de simples questions pratiques qu'il nous faut aborder et auxquelles il nous faut réfléchir.

En somme, l'analyse de la situation européenne ne s'applique pas directement à celle qui règne entre le Canada et les États-Unis.

Le sénateur Tkachuk: Je considère qu'il y a un lien entre la productivité et le taux de change. Si nous discutons aujourd'hui, c'est en raison de ce qui est arrivé à notre dollar canadien. Ma question s'adresse à vous tous, mais davantage à MM. Crow et Carr.

Notre dollar se situe au-dessous ou au-dessus de la barre des 65 sous, selon les jours. Seriez-vous davantage tenté d'envisager une monnaie commune si notre dollar baissait de 10 sous supplémentaires par rapport au dollar américain? Ou continueriez-vous à dire, comme aujourd'hui: «En fait, cela n'a rien à voir avec la productivité; tout marche bien; nous avons notre souveraineté.» Seriez-vous davantage tenté par cette possibilité? Qu'est-ce qu'il vous faudrait? Un dollar à 45 sous?

M. Crow: Ce n'est pas vraiment de cette manière que j'examinerais la question. Je me demanderais tout d'abord pourquoi notre monnaie se comporte ainsi. Il y a des explications à l'évolution d'une monnaie. Sans ces explications, il est bien difficile de se prononcer.

Supposons que le prix de matières premières ait encore baissé et que les gens aient vendu des dollars canadiens sur les marchés parce qu'ils se sont aperçus que notre balance commerciale se dégradait, ou encore que la situation de notre balance des comptes courants ait empiré et qu'ils se demandent si l'on va bien pouvoir équilibrer notre balance des paiements. Si quelqu'un me disait: «Nous ne devons pas laisser chuter notre devise; il nous faut relever les taux de change ou les taux d'intérêt, ou encore agir de toute autre manière pour que notre devise se tienne.» Je lui répondrais: «Je vous arrête ici; ce n'est peut-être pas une bonne politique.»

Ce que je ne ferais pas, je vous le dis en passant, c'est sortir de là en disant: «Nous pouvons toujours laisser filer notre devise.» Je pense que c'est une mauvaise politique. C'est une mauvaise déclaration de politique. Je pense qu'il n'est pas question d'agir ainsi. Ce n'est pas bon pour les taux d'intérêt. Voilà tout simplement la réponse.

Prenons un autre exemple qui nous montre que l'enjeu est la viabilité du Canada. Mes collègues de la gauche emploient ici l'argument des «déplacements de portefeuilles». Il se peut que les gens souhaitent détenir moins de dollars canadiens parce qu'ils n'ont pas confiance en l'avenir de cette monnaie. Il y a là un autre ensemble de questions relativement plus complexes.

Là encore, vous allez voir les taux d'intérêt grimper au moment même où les taux de change baissent. Ce sont les deux volets de la même réalité. Le fait de ne pas vouloir détenir une monnaie et d'exiger des taux d'intérêt plus élevés pour la conserver sont deux manifestations du même phénomène, à savoir un manque de confiance dans cette monnaie. Ce n'est pas nécessairement dû à la politique monétaire; cela peut s'expliquer par bien d'autres raisons.

L'argument est assez complexe. Bien évidemment, dans le deuxième cas, il vous faut remédier à la crise de confiance. Il n'y a pas de politique financière qui permette de bien répondre à un manque de confiance.

C'est un peu plus complexe, mais ce que j'ai vu en 1998 ne m'a donné aucune raison de penser que notre situation monétaire était mauvaise. J'ai estimé que compte tenu de toutes les circonstances, ce qui était arrivé au dollar canadien était tout à fait normal.

M. Carr: Je ne pense pas que vous puissiez décider du régime de taux de change à adopter en prenant une hypothèse fictive d'une baisse ou d'une hausse de 10 sous du dollar canadien. Si des changements réels se produisent, ils sont incontournables. Vous avez besoin en quelque sorte d'un régime de taux de change optimal, et nous avons discuté de cette question. Si toutefois le dollar canadien grimpait de 10 sous, je n'en serais pas conforté dans ma position. S'il baissait de 10 sous, je ne remettrais pas en cause mes arguments. Ils restent valables.

Vous avez parlé au départ de productivité; c'est ainsi que vous avez préfacé votre question. En fait, il y a eu un problème de productivité. Il est plus grave au Canada, mais il se pose à l'échelle mondiale et il a commencé au milieu des années 70. Il n'a rien à voir avec la nature des régimes de taux de change. Entre 1950 et 1975, la productivité dans les pays occidentaux était le double de ce qu'elle est actuellement. Elle a diminué de moitié. Elle a diminué lorsque le dollar canadien a baissé et elle a baissé lorsque le dollar canadien a progressé, de sorte que je ne vois pas de lien direct.

Un problème se pose à l'économie canadienne en matière de productivité comparativement au dollar américain. Cela pose de véritables questions de politique, mais je ne vois pas la relation avec la nature de notre régime de taux de change.

Si l'on en revient aux faits et si l'on se penche sur les principaux changements intervenus en matière de taux de change -- c'est au tableau 3 -- il y a eu là de véritables changements. La volatilité a été grande. Je suis d'accord avec le professeur Courchene sur ce point.

Il vous faut vous demander ce qui se serait passé si les mêmes chocs dans l'économie réelle s'étaient produits au cas où nous aurions eu une monnaie commune avec les États-Unis au cours des 30 dernières années. J'ai un collègue qui a posé cette question. Le prix à payer et les conséquences sur l'emploi au Canada auraient été énormes. Nous n'aurions pas été mieux lotis. C'est la question fondamentale. Si les mêmes chocs s'étaient produits sous un régime différent, dans le cadre d'une union monétaire avec les États-Unis, quels auraient été les mécanismes d'ajustement? Il nous aurait fallu de toute façon procéder à ces ajustements en termes réels.

Le sénateur Tkachuk: Si j'ai posé cette question, c'est parce que j'estime que nous sommes en quelque sorte en crise, et c'est pourquoi ce débat est nécessaire. Il nous faut envisager sérieusement une certaine forme de monnaie commune. À l'heure actuelle, notre gouvernement fait preuve d'un manque de confiance envers notre propre dollar en décrétant que seulement 20 p. 100 de notre épargne en vue de la retraite peuvent être placés à l'étranger; 80 p. 100 doivent l'être au Canada. Il nous dit qu'à son avis cette restriction est nécessaire pour nous empêcher de retirer tout notre argent; on n'a pas confiance en la valeur du dollar canadien au moment où nous allons prendre notre retraite, pas nécessairement aujourd'hui, mais dans 10 ou 20 ans.

Qu'est-ce que cela va changer à la vie du simple citoyen? Ne parlons pas de la Banque du Canada et du nombre de personnes qui vont y travailler. En quoi la vie d'un homme ou d'une femme qui travaille en Saskatchewan ou en Alberta va-t-elle changer à partir du moment où ils se servent du dollar américain ou d'une monnaie commune? Leur vie sera-t-elle différente?

M. Wolf: Oui. Comme nous essayons de le dire depuis plusieurs jours, ces chocs nous toucheront davantage. À certains moments, nous aurons bien plus de chômage, parce que pour maintenir un taux de change fixe, on a besoin d'appliquer des taux d'intérêt élevés. Comme le dit Jack Carr, si des changements réels se produisent, il faut faire des ajustements quelque part. Il est probable que le chômage sera très élevé ce qui, bien évidemment, ne plaira pas à la population.

M. Grubel: Je pose simplement une question au sujet de ces arguments. Les méthodes d'ajustement et la volonté de la part de la main-d'oeuvre et des chefs d'entreprises de procéder aux ajustements nécessaires sont inhérents au système existant.

Il ressort du rapport de la commission Delors que l'établissement de l'euro se traduira par une plus grande discipline du marché de la main-d'oeuvre. Par conséquent, pour répondre à ces chocs, les syndicats sauront qu'ils ne peuvent pas aller voir leurs politiciens pour leur dire qu'ils veulent conserver des salaires réels élevés, même si c'est une erreur, en leur demandant de laisser filer les taux de change pour leur sauver la mise.

J'utilise à nouveau cette expression parce que c'est exactement ce qui s'est passé en Italie, et c'est pourquoi la lire italienne a baissé par rapport au Deutschmark pendant si longtemps. Il n'est pas juste de dire que la vitesse à laquelle nous procédons aux ajustements à l'heure actuelle resterait la même dans un régime monétaire différent. L'histoire n'est pas un bon indicateur de l'avenir parce que nous procédons à des changements fondamentaux en ce qui a trait aux contraintes qui s'appliquent aux agents de l'économie.

M. Wolf: Sur ce point précis, je pense que nous n'avons pas les mêmes lorgnettes, vous et moi. Je ne vois pas pour le moment une forte pression s'exercer sur les salaires dans l'économie canadienne. Les salaires n'ont pas vraiment augmenté dernièrement. En fait, le taux de syndicalisation a baissé.

En Allemagne, nous pouvons constater que la fédération européenne des travailleurs des métaux a obtenu une augmentation de salaire considérable, soit plus de quatre pour cent. Ensuite, il y a l'euro. Je n'ai pas besoin d'en dire plus.

Le sénateur Kroft: J'ai commencé mes questions un peu plus tôt ce matin en abordant le sujet de la souveraineté et en essayant de cerner les objectifs du gouvernement. J'ai écouté pendant toute la matinée avec intérêt et une grande fascination évoquer les différents facteurs qui influent ou non sur notre situation économique et sur la valeur de notre monnaie.

À l'image du sénateur Grafstein, je n'ai pas un, mais deux enfants qui habitent aux États-Unis. Voilà pourquoi ma dernière question revêt un intérêt bien personnel.

Parmi tout ce qui est susceptible de retirer dans une large mesure son pouvoir de décision au gouvernement, le facteur qui me préoccupe le plus est l'accélération croissante et considérable de la «fuite des cerveaux» ou du déplacement de la main-d'oeuvre, selon l'expression qu'on choisit d'employer. Est-ce que l'accélération considérable du déplacement des talents du Canada vers les États-Unis a été facilitée par les structures que nous mettons progressivement en place?

Est-ce que ce ne serait pas là l'événement fondamental devant nous amener à repenser complètement toutes les hypothèses de travail sur lesquelles nous nous fondons à l'heure actuelle?

M. Carr: Il est très révélateur que vous utilisiez cette expression de fuite des cerveaux. Elle est apparue au cours des années 60, lorsque nous nous sommes inquiétés de voir notre élite, nos personnes les plus talentueuses, émigrer vers les États-Unis. À cette époque-là, nous avions des taux de change fixes.

Si je me souviens bien, c'est à ce moment-là que cette expression est apparue. Nous avions des taux de change fixes. Nous voyions avec inquiétude les gens partir dans ce pays parce qu'il y avait davantage de débouchés. C'est un problème. L'économie canadienne éprouve un certain nombre de difficultés, dont certaines ont trait à la politique gouvernementale.

Ce projet de solution, sous la forme d'une union monétaire, ne supprime pas les responsabilités de notre gouvernement. Il les retire à notre gouvernement pour les confier au gouvernement des États-Unis. C'est toujours un gouvernement, mais pas notre gouvernement, qui va conduire la politique monétaire.

Notre économie fait face à un certain nombre de difficultés qui doivent être réglées. Je considère personnellement que notre gouvernement intervient beaucoup trop dans l'économie canadienne, et c'est pourquoi nous obtenons de moins bons résultats que l'économie des États-Unis. Ce n'est pas un problème de taux de change. Le régime des taux de change est un paratonnerre qui attire ceux qui ont des préoccupations légitimes au sujet de l'économie canadienne. L'économie canadienne éprouve de véritables difficultés qui doivent être résolues, mais elles ne le seront pas simplement en modifiant le régime des taux de change.

Il en va de même pour l'Europe. L'Europe éprouve un grand nombre de difficultés structurelles qui se posent en Allemagne, en France et dans un certain nombre d'autres pays. L'euro ne résout pas ces difficultés. Au contraire, il aura pour effet pernicieux de laisser croire aux gens que les difficultés vont disparaître grâce à l'euro. C'est une erreur. Ces problèmes structurels fondamentaux continuent à se poser dans l'économie canadienne. Il est indifférent que l'on aille dans un sens ou dans l'autre. Quoi que nous fassions au sujet des taux de change, nous resterons confrontés à ces problèmes.

M. Grubel: C'est exactement ce que j'ai expliqué tout à l'heure. La fixité des taux de change, ou l'adoption d'une monnaie commune, mettront clairement en lumière ces problèmes. On ne pourra plus les cacher. C'est mon objectif. La situation économique engendrée par ces politiques sera plus claire. On pourra déterminer qu'elles sont erronées.

M. Courchene: Je suis d'accord en partie avec M. Carr. Ce serait pure folie que d'associer tous les mouvements de capitaux humains au taux de change. Toutefois, il est tout aussi faux de dire que cela n'a aucune incidence. De nombreux signes montrent que c'est de plus en plus le cas. Je pensais jusque-là que dans certaines professions il ne pouvait pas y avoir de mobilité, dans celle des avocats, par exemple. J'ai lu hier un article dans le Globe and Mail dans lequel Patrick Monahan, de l'Osgoode Hall Law School, nous déclare que 33 des diplômés de cette école s'en vont aux États-Unis. Nous connaissons tous le cas des infirmières. Les exemples se multiplient et l'on ne peut pas les ignorer.

J'en reviens à la question posée par le sénateur Tkachuk. Que se passera-t-il si les prix des matières premières chutent? Si le baril de pétrole tombe à 5 $, comme certains le disent? Qu'arrivera-t-il si le dollar tombe à 58 sous? On assistera à d'autres départs. Nous aurons encore plus de difficultés à garder notre élite au Canada. Il y a le problème fiscal. Il y a un gros problème posé par l'économie des États-Unis. On ne peut pas avoir un accord institutionnel offrant au plus haut niveau une assez grande mobilité au capital et ne pas s'attendre à une évolution considérable de 10 à 15 p. 100 du taux de change du dollar canadien.

C'est une question cruciale. Notre préoccupation commune porte sur le fait que nous déshumanisons l'économie canadienne en laissant les marchés étrangers faire baisser le dollar alors que les prix des matières premières baissent eux aussi. C'est une autre forme de politique de développement régional.

Je suis originaire de la Saskatchewan et, lorsque je vois un problème se poser dans l'agriculture, je demande qu'on le résolve. Le taux de change n'est pas le bon instrument pour résoudre les problèmes agricoles.

M. Crow: Il y a certaines choses qui doivent être dites. Le professeur Courchene peut citer à sa guise les articles du Globe and Mail dans lesquels on nous dit que les avocats émigrent vers le sud. Certaines personnes vont penser que c'est une bonne chose, mais il s'agit d'une autre question.

En ce moment, la question qui se pose au comité n'est pas de savoir si les avocats émigrent vers le sud. Il s'agit de la fuite des cerveaux au Canada. C'est une question qui mérite autant d'être débattue que celle de la productivité. Il s'agit de savoir s'il y a un lien ou tout autre rapport avec les taux de change flexibles.

Le professeur Courchene passe directement aux conclusions. Il part du principe que c'est le taux de change qui en est responsable. Si le prix du pétrole tombait effectivement à 5 $, par exemple -- c'est une hypothèse -- et si le dollar canadien subissait des pressions et baissait, il nous dit que ce serait à cause du taux de change. Je lui réponds qu'il y a une réalité qui fait que le prix du pétrole a chuté, passant à 5 $. Nous en produisons et notre balance commerciale se sera dégradée. Nous serons plus pauvres à l'échelle mondiale parce que nous produisons un bien dont le prix aura baissé. Inversement, si le prix montait, nous serions plus riches, mais c'est une autre question.

Nous aurons de la difficulté à verser les salaires qui ont cours aux États-Unis. Ce sera plus difficile qu'avant, que nous ayons des taux de change fixes ou flexibles. Nous sommes plus pauvres. Tout est là.

Le professeur Courchene nous parle aussi du rythme auquel nous nous convertissons à certaines industries qui restent tout aussi importantes. Cela nous donne une bonne idée de l'évolution future des prix des matières premières. Plus particulièrement, est-ce que le taux de change s'y oppose effectivement?

Je ne pense pas que le taux de change s'y oppose. Si le prix du pétrole passe de 13 $ à 5 $, les recettes brutes des producteurs de pétrole vont diminuer de moitié.

Nous avons évoqué l'éventualité d'un dollar canadien passant de 65 sous à 58 sous. C'est là une baisse de 10 p. 100. Personne ne réussira véritablement à me convaincre que nos producteurs pétroliers ne vont pas pâtir d'un tel scénario.

Le sénateur Angus: J'ai écouté avec intérêt et fascination cette discussion très utile sur les taux de change flexibles et l'éventualité de l'adoption d'une union monétaire nord-américaine. Certains d'entre vous ont évoqué les articles du Wall Street Journal sur la question. Pour préparer cette séance, j'ai consulté certains des articles les plus récents. J'ai été frappé par une observation d'un courtier sur les devises du Royaume-Uni, qui a déclaré que la Grande-Bretagne se devait d'adopter le plus tôt possible l'euro si elle ne veut pas se transformer en un Canada européen, marginalisé et inexistant, accroché à un géant commercial. De manière générale, il est ressorti de la discussion de ce matin -- bien évidemment avec plus d'insistance de ce côté de la pièce et à un degré moindre de l'autre côté -- que la situation du Canada ne lui permettait pas encore d'abandonner son taux de change flexible et de passer une entente sur une monnaie commune avec l'Amérique du Nord. Pouvez-vous nous résumer les conditions qui, à votre avis, rendraient souhaitable à l'avenir un accord sur une monnaie commune? Quelles seraient les conditions gagnantes?

M. Crow: Je vous répondrai très brièvement. Il y en a deux. Tout d'abord, il faudrait que le Canada se trompe suffisamment dans ses politiques pour que la population canadienne estime qu'elle a avantage à adopter celles qui ont cours de l'autre côté de la frontière. En second lieu, il faudrait que les États-Unis voient clairement l'intérêt politique et économique d'une union avec le Canada. On peut faire différents parallèles, avec l'ALENA, par exemple. Ce sont les deux conditions qui seraient nécessaires. Je soutiens ici ce matin que le Canada ne s'est pas trompé dans sa politique de taux de change flexible et que les États-Unis n'y voient pas clairement leur intérêt pour le moment.

M. Carr: Je résumerai très brièvement en disant que si nous pouvions faire confiance à une Banque du Canada ou à une réserve fédérale, oui, je pourrais préconiser l'abandon de la politique monétaire canadienne en faveur de l'adoption de celle des États-Unis. Toutefois, cela ne m'apparaît pas encore le cas.

M. Wolf: Pour éviter l'éventualité de chocs asymétriques, il faudrait que le profil économique du Canada s'apparente davantage à celui des États-Unis, ce qui entraînerait un déclin progressif du secteur des ressources naturelles. Il serait aussi utile que les États-Unis accueillent bien un tel accord et le jugent dans leur intérêt.

Il faut que la main-d'oeuvre soit mobile. La fuite des cerveaux est une mobilité qui favorise les États-Unis. Il devrait être possible d'avoir une véritable mobilité de la main-d'oeuvre, mais je n'en vois pas l'éventualité pour l'instant.

M. Grubel: Je ne peux pas m'empêcher d'intervenir sur la fuite des cerveaux. Trois de mes cinq enfants, les trois plus productifs, sont aux États-Unis. Je viens d'aller les voir. Ils s'en sortent mieux, non seulement au niveau des revenus, mais aussi en termes de productivité et de possibilités de créer une famille. C'est très décourageant.

Je vous signale aussi que l'Institut Fraser va publier un document sur la fuite des cerveaux. Nous avons organisé une conférence sur le sujet et j'ai son document. Il pourra vous être utile et répondre à certaines questions que vous vous posez.

Je constate que les Canadiens sont divisés sur la question. La moitié d'entre eux nous disent: «Qu'attendons-nous? Pourquoi ne l'avons-nous pas déjà fait? Ne peut-on pas avoir une monnaie commune avec les Américains?» L'autre moitié affirme: «Oh, cela ne marchera jamais. C'est une chose terrible». Il nous faut faire ce que vous avez fait, débattre de la question.

Les politiciens répondent à la demande du public. Ils peuvent s'efforcer de l'orienter mais, grâce à l'information, nous pouvons contribuer à créer un climat assurant la viabilité de cette solution.

Je suis moins confiant pour ce qui est de la réaction des États-Unis. Robert Mundell m'a dit qu'il était d'accord avec moi et qu'une telle entente serait bonne pour l'Amérique du Nord. Toutefois, il n'est pas prêt à mettre sa notoriété dans la balance et à défendre cette idée pour le moment parce que les États-Unis ont déjà trop de problèmes à régler. Nous avons besoin d'un ou deux avocats de cette cause ici même au Canada -- des intellectuels et des dirigeants de parti -- en mesure de faire passer cette idée.

Lorsqu'on a discuté de l'ALENA, tout le monde s'y opposait, et pourtant certains responsables du gouvernement Mulroney ont déclaré s'intéresser à la question. Ils ont réussi à faire accepter leur projet. Je pense que la politique aux États-Unis se fait plus ou moins de la même manière.

Bien entendu, il faut que l'idée soit bonne. L'impôt à taux fixe, par exemple, a eu ses défenseurs, mais ils n'ont pas réussi à bien concevoir leur projet. Bien sûr, je suis prêt à admettre que je n'ai pas bien conçu mon projet, que le professeur Courchene ne l'a pas bien conçu et qu'éventuellement les gens qui s'y opposent ici ont raison. Il n'en reste pas moins que nous ne le saurons que si nous exposons effectivement ces idées, si nous en débattons largement et si nous les rendons publiques au Canada.

M. Courchene: Lorsque j'ai parcouru le pays en novembre dernier pour exposer ces idées, j'ai pu prendre connaissance de l'opinion publique canadienne. C'est au cours d'une tribune téléphonique d'une heure qui a eu lieu à Calgary que j'ai obtenu les meilleures réactions. La question ne portait pas sur les taux de change fixes mais sur la monnaie commune, et l'auditoire semblait y être favorable. Je me suis dit que puisque nous étions dans la région productrice de pétrole, les gens devaient peut-être écouter les partisans des taux flexibles. Quoi qu'il en soit, la chose bénéficie là-bas d'un certain appui et les gens veulent qu'on en parle davantage.

Pour répondre directement à la dernière question, les conditions gagnantes sont là. Ce qu'on ne sait pas encore, c'est la façon d'y parvenir et nous n'avons pas encore arrêté tous les détails. Il nous faut commencer par calquer notre monnaie sur le dollar des États-Unis, comme John Crow l'a déclaré. Nous devons commencer à apprendre à gérer un taux de change fixe et comprendre les principes de fonctionnement que cela implique pour le gouvernement; enfin, nous devons adopter un système semblable à celui de l'euro. Les Mexicains, les Américains et les Canadiens en feront partie et nos monnaies se mettront à converger à terme.

L'un des principaux facteurs de convergence consiste à s'assurer que nous nous lançons dans cette monnaie commune en ayant le même ratio d'endettement par rapport au PNB que les Américains parce que nous ne voulons pas avoir de difficultés. Les Européens traduisent cela par leur plafond d'endettement de 60 p. 100 au maximum. Il est important de ne pas nous lancer dans cette opération en ayant une politique financière défectueuse.

La convergence se faisant à mesure que le temps passe, nous finirons par nous aligner sur un taux de change approprié. C'est celui-là que nous retiendrons, comme on l'a fait pour l'euro, et nous aurons alors notre monnaie commune en Amérique du Nord. C'est ainsi que je vois la façon de procéder.

Même s'il faut au moins dix ans pour y parvenir, il n'y a pas urgence parce que c'est d'une union monétaire que nous voulons et non pas d'une conversion au dollar américain. Nous devons faire en sorte que nos responsables commerciaux, nos établissements et nos politiciens prennent langue avec ceux qui sont sur le point d'adopter le dollar pour voir si nous pouvons conserver la possibilité d'adopter une monnaie commune en Amérique du Nord. Ainsi, lorsque nous jugerons le temps venu d'intégrer notre monnaie au dollar américain, nous serons prêts. Je suis prêt à parier que dans un délai de cinq ans ces conditions seront réunies au Canada.

Le président: Notre comité considère qu'une partie de son rôle est d'informer utilement le public et nous vous remercions, messieurs, des témoignages que vous nous avez apportés aujourd'hui.

La séance est levée.


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