Aller au contenu
SOCI - Comité permanent

Affaires sociales, sciences et technologie

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie

Fascicule 19 - Témoignages du 4 novembre 1998


OTTAWA, le mercredi 4 novembre 1998

Le comité permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit ce jour à 15 h 30 pour étudier les dimensions de la cohésion sociale au Canada dans le contexte de la mondialisation et des autres éléments économiques et structurels qui influent sur les niveaux de confiance et de réciprocité dans la population canadienne.

Le sénateur Lowell Murray (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Nous avons le plaisir d'accueillir cet après-midi l'honorable Ed Broadbent. M. Broadbent a mené une carrière distinguée d'homme politique et de parlementaire. Député d'Oshawa, en Ontario, pendant 21 ans, il a également été chef du Nouveau parti démocratique de 1975 à 1989; il est conseiller privé et membre de l'Ordre du Canada.

Sa fiche universitaire est impressionnante. Avant d'être élu à la Chambre, M. Broadbent a été un temps professeur de sciences politiques à l'Université York. Après des études de troisième cycle à la London School of Economics, il a fait un doctorat à l'Université de Toronto. À l'issu de sa carrière d'homme politique, il a obtenu une bourse de séjour au All Souls College d'Oxford, en 1996-1997, et il est maintenant titulaire de la chaire J.S. Woodsworth à l'Université Simon Fraser.

De 1990 à 1996, il a été président fondateur du Centre international des droits de la personne et du développement démocratique et il a travaillé directement avec les personnes qui ont lutté pour la démocratie en Haïti et en Birmanie. En 1993, il a siégé, au côté de trois autres juges internationaux, au Tribunal chargé d'examiner les violations des droits fondamentaux de la femme, lors de la Conférence des Nations Unies sur les droits de l'Homme à Vienne. En 1994, il a été membre d'un groupe de spécialistes auprès du Tribunal international des droits de la personne à Haïti avant d'être nommé, par le président Aristide, conseiller international auprès de la Commission de la justice et de la vérité à Haïti.

[Français]

Monsieur Broadbent, c'est un grand plaisir de vous revoir ici sur la colline parlementaire. Vous avez surmonté tant d'expériences politiques, vous avez été un des participants les plus respectés dans les grands débats économiques, sociaux et constitutionnels pendant deux décennies.

[Traduction]

Nous sommes très heureux de vous accueillir. Je vous invite à commencer.

L'honorable John Edward Broadbent, c.p., O.C., B.A., M.A., Ph.D., chaire J.S. Woodsworth, Université Simon Fraser: Je suis ravi de retrouver d'anciens collègues et je suis à la fois heureux et honoré d'avoir été invité à témoigner sur cet important sujet.

Après avoir lu attentivement les témoignages de ceux qui m'ont précédé à cette table et pris connaissance des discussions qui se sont déroulées dans ce contexte, je suis heureux de pouvoir vous entretenir de cohésion sociale, thème qui semble être au centre de la nouvelle politique sociale du gouvernement fédéral. Avant de commenter l'usage de cette expression dans le contexte gouvernemental, tel que l'ont proposée deux hauts fonctionnaires, j'aimerais vous donner une autre définition que je qualifierais de définition du «bon sens».

J'ai trouvé réconfortant que la définition du Canadian Oxford Dictionary corresponde presque entièrement à celle que je donnais moi-même d'instinct à ce terme, puisque, pour ce dictionnaire, la cohésion est un acte d'union, de regroupement. Si l'on devait parler de cohésion d'une population au sein d'un État démocratique, on pourrait peut-être employer les mots «de volonté ou de confiance de citoyens désireux de se regrouper volontairement». On pourrait autrement parler d'un phénomène selon lequel les citoyens et les citoyennes entretiennent un sentiment positif envers la majorité des institutions qui influencent leur vie.

J'ai d'ailleurs l'impression que c'est ce que voulait dire Michael Adams dans son intervention, quand il a indiqué que la cohésion sociale est synonyme de confiance: de confiance des Canadiens les uns envers les autres, de même qu'envers leurs institutions. C'est la même chose, je crois, que voulaient dire plusieurs autres témoins ayant déclaré que la cohésion sociale au Canada est maintenant menacée, qu'elle se trouve dans une situation précaire ou du moins plus précaire que jamais auparavant.

Le professeur Jane Jenson a formulé une intéressante et importante remarque quand elle a dit qu'il n'y a rien d'accidentel à ce que ce débat sur la cohésion sociale au Canada, et dans plusieurs autres pays membres de l'OCDE, intervienne à la fin des années 90. C'est vrai que ce n'est pas une coïncidence, car on le doit à des circonstances tout à fait particulière.

Pour ce qui est du sujet qui nous réunit, sachez que j'ai eu la chance inouïe de pouvoir m'échapper du monde sensible de la politique pour me plonger dans celui de la réflexion universitaire durant l'année que j'ai passée à Oxford, il y a deux ans. Je me suis alors immergé dans l'étude des origines modernes de la politique sociale dans nos démocraties de l'Atlantique nord et ce que je vais vous dire tout à l'heure découle, dans une large mesure, de certaines des recherches et des réflexions auxquelles je me suis livré à cette époque et qui, par une heureuse coïncidence, me paraissent tout à fait appropriées à votre thème d'étude.

Il est intéressant de noter que la dernière fois où l'on s'est intéressé, en commun et de façon véritable, à ce qu'on appelle maintenant la «cohésion sociale» dans nos démocraties de l'Atlantique Nord remonte au milieu de la Seconde Guerre mondiale. Winston Churchill et son cabinet ainsi que le président Roosevelt et ses conseillers étaient convaincus que l'horrible amalgame de la Dépression et du nazisme avait été, en grande partie, dû au laisser-faire capitaliste des années 30. Tous étaient déterminés à agir à ce propos dans les années qui suivraient la guerre. Ils estimaient qu'une profonde réforme structurelle s'imposait pour que le capitalisme ou l'économie de marché puisse fonctionner.

Ils décidèrent donc de bâtir l'ordre nouveau de l'après-guerre, en partie sur ce qui allait devenir l'«État-providence», c'est-à-dire dit un État démocratique résolu à favoriser l'égalité. Ils se sont d'ailleurs montrés très explicites à ce sujet. Eux-mêmes -- et leurs collègues des partis socialiste et travailliste, puis, par la suite, ceux des partis démocrates chrétiens du territoire continental européen -- ont lancé un système de réformes sociales visant à garantir un ensemble de nouveaux avantages sociaux qu'ils baptisèrent «droits du citoyen»; il n'était pas question de «filet de sécurité sociale». Il s'agissait d'un ensemble d'avantages sociaux, constituant des droits nouveaux, destinés à tous les citoyens et pas uniquement aux pauvres, aux handicapés ou aux marginalisés, mais bien à tout le monde, riches et pauvres.

Le cabinet de M. Churchill fut le premier à agir en 1942, quand il décida d'instaurer en Angleterre, dans le cadre de la politique du nouvel ordre mondial, un ensemble de droits sociaux et économiques semblables aux droits politiques et civils qui existaient alors dans nos démocraties occidentales. Durant les 35 années qui suivirent la guerre, il y a donc eu ce contrat social tacite qui échappait à toutes les lignes de fracture idéologiques et de classe. Dans les pays de l'Atlantique nord, ce contrat social s'articulait autour de deux grands éléments. D'abord, les partis capitalistes, conservateurs ou libéraux, d'un côté, acceptaient la nécessité d'une présente permanente du gouvernement dans l'arène politique pour assurer le respect des grands droits sociaux, au nom de l'égalité. En un certain sens, il fallait mettre ces droits -- autrement dit, les droits à la retraite, à la santé et à l'enseignement universel -- à l'abri des forces du marché pour les garantir à l'ensemble des citoyens et des citoyennes. Deuxièmement, à l'une des deux extrêmes du spectre idéologique, un grand nombre de travailleurs et de partis de travailleurs de la gauche acceptaient le système de marché et ses profits inhérents, ainsi que la différenciation salariale immanente fondée sur la loi du marché, comme étant le mode de production dominant.

Pendant toute cette période qui a duré environ 35 ans, le contrat social a persisté, les forces conservatrices -- traditionnellement à droite de notre spectre socioéconomique -- acceptant ce nouvel ensemble de droits mis en place, et les forces socialistes ou les partis de gauche, acceptant qu'un marché dominé par le secteur privé constitue la forme dominante de la production économique.

Peu importe que les gouvernements en place aient été -- selon nos catégorisations traditionnelles -- conservateurs, comme ce fut le cas du gouvernement Harold MacMillan en Angleterre, ou sociaux-démocrates, comme en Suède... tous s'entendaient sur la nécessité d'une économie essentiellement keynésienne, s'articulant autour de deux grands principes: d'abord, l'État avait un rôle permanent à jouer dans l'économie, surtout en période de récession, pour stimuler la demande et donc assurer un niveau d'emploi relativement élevé. Deuxièmement, si l'on se réjouissait de la libre circulation des biens et des services, il fallait tenir compte de l'exception keynésienne à la libération des marchés, et interdire la libre circulation des capitaux d'un pays à l'autre. Cette deuxième règle, qui touche à un aspect technique important pour Keynes, tenait à une crainte: on redoutait que la libre circulation des capitaux ne finisse par affaiblir sérieusement, pour ne pas dire paralyser complètement la capacité des États-nations de réaliser leurs objectifs de politique sociale. Autrement dit, on aurait risquer d'affaiblir très sérieusement leur capacité d'influer sur leurs politiques fiscale et monétaire.

Tous les partis, Parti social-démocrate ou Parti travailliste à gauche, et partis libéral, conservateur ou chrétien-démocrate à droite, s'entendaient sur cette orientation pour notre système démocratique.

On peut affirmer, de façon sommaire, que l'argument de l'époque n'était pas un argument de principe. À l'analyse, on se rend compte qu'il y a eu un changement radical à partir des années 30 -- Churchill et Roosevelt, et bien d'autres, ayant parfaitement défini ce qu'ils allaient faire après la guerre. Quoi qu'il en soit, on a assisté à un large consensus sur ces questions-là, après la guerre, questions qui n'ont fait l'objet d'aucun accrochage entre partis politiques. Peu importe ce qui se disait dans les débats partisans, on achoppait davantage sur la rapidité avec laquelle il fallait parvenir à une plus grande égalité au sein d'une société, que sur le principe lui-même.

Ce phénomène de politique oecuménique est apparu au lendemain de la guerre chez d'éminents dirigeants désireux d'amorcer le mouvement. Ce qu'ils avaient espéré s'est effectivement produit. Entre 1945 et 1980, on a vécu une remarquable période de cohésion dans nos pays de l'Atlantique Nord. Les partis de l'extrême gauche, soit les partis communistes, et les partis fascistes ou quasi fascistes de la droite, ont virtuellement disparu de la scène pendant cette période. Les travailleurs -- surtout les cols bleus -- pouvant compter sur des gouvernements qui se montraient au moins intéressés à leur bien être social, ont non seulement arrêté de se rebeller ouvertement, comme cela s'était produit avant la guerre, mais ils n'ont offert aucune résistance aux programmes d'action sociale adoptés par ces mêmes gouvernements dans le dessein de supprimer les inégalités systémiques envers les femmes et les autres groupes victimes de discrimination.

Fait intéressant, Richard Nixon était favorable aux programmes de promotion sociale pour les femmes, ce qui prouve bien la quasi-unanimité qui a régné dans un grand nombre de dossiers pendant cette période.

Au sein de la société, le citoyen était de plus en plus conscient des questions d'égalité et il acceptait de mieux en mieux que son gouvernement s'engage à étendre cette égalité à toutes et à tous. Devenues plus égalitaires, les sociétés occidentales étaient également plus tolérantes et plus ouvertes. Les gens ordinaires appuyaient les programmes d'aide extérieure ainsi que les programmes d'accès à l'égalité dont je viens juste de parler.

C'est également durant cette période que les Canadiennes et les Canadiens ont commencé à se décrire eux-mêmes comme constituant une société humaine, bienveillante. Cela n'avait certainement pas été le cas dans les années 30, quand l'État n'était ni bienveillant ni humain. Mais durant cette période qui m'a vu grandir, durant ce qui fut mes années de formation, les Canadiennes et les Canadiens ont commencé à se décrire ainsi parce que leur gouvernement était, lui aussi, bienveillant et humain.

Vinrent ensuite des changements brutaux. Nous reviendrons peut-être sur certaines des nuances importantes qui ont caractérisé ces changements survenus au début des années 80. Ils ont été déclenchés par les déficits accumulés par la plupart des gouvernements de notre région. Presque tous les gouvernements -- mais pas tous -- avaient accumulé d'importants déficits pour toute une diversité de raisons d'ordre démographique: coûts plus élevés pour les pensions, coûts plus élevés pour l'éducation, vieillissement de la population... bref, pour tout un ensemble de raisons qui ont mis tous les gouvernements de l'Atlantique nord sous pression, peu importe leur allégeance politique, c'est-à-dire de gauche ou de droite, d'après les descriptions conventionnelles qu'on en donne.

La principale réaction a ce consensus de l'après-guerre n'est pas venue du territoire continental européen, mais des pays anglo-américains: Royaume-Uni, États-Unis, Canada et Nouvelle-Zélande. C'est principalement Ronald Reagan, aux États-Unis, et Margaret Thatcher, en Angleterre, qui ont conduit ce mouvement idéologique.

Le basculement dont je voulais vous parler est essentiellement venu de notre partie du monde, et pas du territoire continental européen. C'est sur le territoire continental européen qu'on trouve d'ailleurs les États providences, fondés sur les droits universels, d'une façon qu'on ne voit nulle part ailleurs dans le monde. Ce n'est pas un accident si le changement d'orientation sociale ne s'est pas produit dans ces pays, s'il ne s'est pas produit en Allemagne où les socio-démocrates et les démocrates-chrétiens se sont partagé le pouvoir pendant la quasi-totalité de cette période, et s'il ne s'est pas produit ailleurs en Europe. Le genre d'idéologie qui a altéré la cohésion sociale, avec sa politique grave sur le plan pratique, est principalement -- mais pas exclusivement -- venu du monde anglo-américain dont nous faisons partie.

Alors que tous les régimes ou tous les gouvernements, à partir des années 80, ont essayé de trouver une réponse à leurs problèmes de déficit, dans notre coin du monde, notre réaction allait également prendre un visage idéologique. Il n'était plus simplement question de s'attaquer aux pressions financières à court terme. Je prétends, parce que j'en suis convaincu, que notre réaction a été celle de certaines personnes animées d'une profonde conviction. Qu'on ne s'y méprenne pas: je ne veux pas parler d'hypocrisie. Qu'ils l'aient ou non appréciée, personne n'a dit de Margaret Thatcher qu'elle était hypocrite. Son discours était conforme à ses convictions. Je suis convaincu que tous ces gens voulaient lutter contre ce qu'ils estimaient être une folie sociale, absolue et négative, sur laquelle je vais revenir tout à l'heure. Dans tous les cas, telle était leur conviction profonde.

Cette période de la démocratie moderne anglo-américaine se subdivise en deux parties. La première est celle de la perception idéologique, et je suis tout à fait conscient de l'incroyable simplification à laquelle je me livre ici, mais qui n'en est pas moins exacte. On a soudainement eu l'impression que l'action «publique» n'était plus aussi bonne qu'avant, qu'elle était peut-être même devenue mauvaise et qu'il fallait lui préférer la domination du secteur privé. Il fallait remettre dans les mains du marché tout ce qui pouvait l'être; ce n'est plus auprès du gouvernement qu'on trouverait les bontés de la vie. La nouvelle idéologie adoptée durant cette période voulait qu'on substitue les activités privées aux moyens politiques pour la réalisation du bien commun. Même la société civile, qu'on avait, jusque là, traditionnellement considérée comme étant un élément essentiel de toute société démocratique, a reçu un statut supérieur dans ce nouveau cadre idéologique, statut selon lequel tout ce qui se produit au sein de la société civile demeure bon. En revanche, tout ce qui relève du domaine public est, dans le meilleur des cas, sans effet, et plus probablement inefficace pour ne pas dire mauvais.

Comme l'a déclaré un jour Ronald Reagan: «Quand on investit dans les programmes sociaux d'application générale, on dépense l'argent des autres et il faut que cela cesse.» On se rappellera, par ailleurs, la tristement célèbre phrase de Margaret Thatcher: «La société n'existe pas, seuls les individus existent.» S'agissant d'État-providence, ces deux chefs d'État ont déclaré que seuls les programmes du type «filet de sécurité» sont vraiment justifiés. Autrement dit, seuls conviennent les programmes permettant de maintenir les gens juste au-dessus du niveau d'indigence, un peu à la façon du droit des pauvres en Angleterre, ce qui implique dès lors le rejet des programmes sociaux universels, s'adressant à tous selon un principe qu'avaient fondamentalement appuyé Churchill et d'autres dans les premières années de l'après-guerre. Cette position -- qu'on la qualifie de néo-conservatrice ou de néo-libéraliste -- s'est rapidement imposée.

Pendant la même période, on a assisté à l'émergence d'accords commerciaux internationaux bien évidemment dénués de tout contenu concernait les droits de la personne ou le respect de l'environnement. On se retrouvait, cette fois-ci sur le plan international, avec le même laissez-faire et la même absence d'entraves qui caractérisaient l'idéologie poursuivie par nos pays.

J'ai l'impression que plusieurs des témoins m'ayant précédé vous ont bien parlé des changements d'attitude que l'on constate, mais qu'ils n'ont pas essayé d'expliquer ce qui s'est vraiment produit dans les années 90. Personnellement, j'estime que ce qui s'est passé n'était ni plus ni moins que la conséquence directe de nos politiques des années 80. De plus en plus, les citoyens canadiens et d'autres pays anglo-américains estiment que leur gouvernement ne répond plus à leurs objectifs. Certes, j'exagère un peu. Il n'en demeure pas moins qu'on a assisté à une certaine polarisation sur le plan des revenus et qu'on perçoit une impression générale d'insécurité diffuse parmi nos populations. Les inégalités se sont creusées à presque tous les égards.

En réaction à cette situation, le Canada et plusieurs autres pays de l'OCDE, mais certainement pas tous, ont commencé à parler de cohésion. Ce discours est en grande partie motivé, mais comme vous allez le constater, je suis en profond désaccord avec l'idée maîtresse qui le sous-tend. En cette fin des années 90, on a donc commencé à réagir aux conséquences sociales des programmes lancés dans les années 80. On n'a cependant pas assisté à un retour aux politiques économiques des années 30, adoptées dans le sillage de celles de Churchill, de Roosevelt et d'autres, au lendemain de la guerre. Au lieu de s'interroger sur les politiques économiques des années 80 qui ont donné lieu à la conjoncture des années 90, on s'intéresse à tout à fait autre chose, au point que nous sommes, selon moi, en train de faire porter notre attention sur un nouveau thème baptisé «cohésion sociale». Pourtant, à mes yeux, ce sont principalement, même si ce n'est pas exclusivement, les politiques économiques qui ont provoqué l'effondrement de la cohésion sociale.

Je trouve très intéressant la notion de génération X ainsi que les données que nous ont présentées certaines personnes à ce sujet. La génération X, contrairement à ce qu'on prétend dans certaines chansons populaires, n'a pas jailli de l'esprit d'un intellectuel. Dans une très large mesure, la génération X est le produit de la pensée et des programmes politiques de l'après-guerre, auxquels j'ai participé. J'ai grandi dans une ville industrielle du sud de l'Ontario, à la fin des années 40 et au début des années 50, ce qui a, dans une grande mesure, forgé les valeurs politiques et sociales qui m'animent aujourd'hui. Il en va de même pour les gens de la génération X, mais après 1960, parce qu'ils sont le résultat des politiques adoptées à partir des années 80. Je ne suis donc pas entièrement surpris que cette génération soit la génération du «moi, moi, moi», qu'elle ait tendance à vouloir se protéger, qu'elle soit plutôt sceptique vis-à-vis de l'action des gouvernements et qu'elle ait tendance à souhaiter que, dans toute la mesure du possible, tout soit remis dans les mains du secteur privé pour résoudre nos problèmes humains.

Comme ils ont -- et encore une fois, je n'entrerai pas dans le détail -- connu un État démocratique qui n'était ni bienveillant, ni humain -- comme le prouvent les politiques lancées dans les années 80 -- il est normal que ces jeunes aient opté pour l'autoprotection et la recherche de leur intérêt personnel. Vous aurez remarqué, au passage, que je n'ai pas employé le qualificatif «égoïstes». Ils ne sont habités d'aucune certitude, car ils ne savent pas si leur gouvernement pourra effectivement les aider, maintenant ou plus tard quand ils prendront leur retraite.

Plusieurs pays de l'OCDE ainsi que le Canada obéissent aux mêmes motivations à propos de la cohésion sociale, que celles qui les animaient après la guerre. Vous pourrez le constater à la lecture de certaines déclarations, par exemple de celles contenues dans les anciens documents de l'OCDE et de certains de nos documents gouvernementaux. Il est possible que le système économique capitaliste soit menacé. Si ces jeunes gens ne se sentent plus en sécurité, s'ils se sentent obligés envers leur société, on ne devrait pas tarder à assister à une profonde remise en question de ce système. D'un autre côté, comme certains sont à juste titre venus vous le déclarer: du simple point de vue de la rentabilité économique, mieux vaut cultiver la cohésion sociale.

Mieux vaut que les gens se sentent en confiance envers leurs compagnons de travail, qu'ils aient confiance envers leurs supérieurs, qu'ils aient confiance envers les responsables politiques, pour qu'ils soient économiquement productifs. C'est ainsi que pensent plusieurs personnes au sein de l'OCDE. Pour préserver un quelconque système commercial, nous devons réinstaurer une certaine cohésion ou une certaine confiance.

Dans son témoignage avec lequel je suis en grande partie d'accord -- mais peut-être uniquement sur un plan diplomatique, je ne sais pas -- le professeur Jane Jenson a pris grand soin, comme bien d'autres, de formuler plusieurs options. Personnellement, je suis plus direct et plus catégorique dans mon jugement, comme vous aurez pu le constater, mais je suis ouvert à la discussion. Le professeur Jenson a répété à plusieurs reprises qu'il s'agissait d'un cocktail entre la liberté, l'égalité et la solidarité, qu'il nous faut faire des compromis entre ces trois piliers et que nous devons chercher à réaliser un équilibre. Eh bien, je ne suis pas d'accord avec cet argument. Pour tout dire, je ne suis pas d'accord avec ce qu'elle juge nécessaire pour notre époque.

J'ai pourtant l'impression que les choses sont claires. S'il est une chose qui manque, c'est le souci d'égalité. C'est cet élément qui est véritablement absent de toute initiative politique sérieuse, qu'elle soit le fait du gouvernement fédéral ou des gouvernements provinciaux. La question n'est donc pas de choisir le bon agencement. Il faut simplement que les gouvernements s'engagent de façon beaucoup plus sérieuse sur cette voie. Je tiens à insister ici sur le fait que le gouvernement n'est pas la seule institution de notre société investie d'un rôle déterminant pour stimuler la cohésion, mais selon moi, dans les sociétés démocratiques, il demeure l'institution la plus importante. Semaine après semaine, nous avons vent de nouvelles statistiques alarmantes montrant que l'inégalité s'accroît entre certains groupes, entre certaines régions et entre les sexes.

Nous devrions peut-être suivre l'exemple, pas forcément au pied de la lettre mais du moins en principe, de ce qui s'est passé durant l'un des derniers grands moments que nous avons connus dans l'Atlantique Nord au lendemain de la guerre, parce que nous avons besoin aujourd'hui de ce dont nous avions besoin alors. Rappelez-vous, les auteurs du nouvel ordre mondial de l'après-guerre voulaient, par le biais de la politique économique, changer ce qui s'était passé dans les années 30, et ils prétendaient alors que nous avions surtout besoin de plus d'égalité. Eh bien, je crois la même chose aujourd'hui. Nos gouvernements doivent se préoccuper davantage d'égalité, il nous faut davantage contrôler les mouvements financiers, ce qui est un autre aspect qui nous permettra de parvenir à l'égalité. Les gouvernements doivent agir et faire sentir qu'ils agissent. Bref, ils doivent également tenir les rênes sur le plan idéologique ou philosophique.

Je n'espère plus entendre le genre de discours prononcés dans les années 80 par des Bob Stanfield, des Pierre Trudeau, des Tommy Douglas ou des David Lewis. Tous ces gens-là adhéraient au large consensus voulant que le gouvernement ait sa place dans la vie des citoyens et ils croyaient dans sa spécificité étant donné qu'il devait nécessairement et régulièrement intervenir sur le plan économique et sur le plan social pour garantir un plus haut niveau d'égalité, précisément parce que, par définition, l'économie de marché ne peut qu'engendrer de profondes et de graves inégalités.

Il est possible que je sois injuste envers certains hauts fonctionnaires qui ont pris la parole devant vous. Je sais parfaitement qu'ils prennent leurs consignes -- et c'est normal -- auprès de leurs maîtres politiques, mais les documents présentés sur le thème de la cohésion sociale me semblent aborder tout cela à l'envers. Nous devrions commencer par parler de justice sociale ainsi que de l'engagement que les responsables politiques canadiens doivent prendre à cet égard, et non pas de cohésion sociale en tant que telle. Si nous réalisons la justice sociale, nous réaliserons automatiquement la cohésion sociale.

J'ai examiné avec soin la définition de «cohésion sociale» qui me semble guider la politique sociale de plusieurs ministères fédéraux. Je proposerais un autre programme qui pourrait bénéficier d'un appui substantiel de la part des Canadiennes et des Canadiens, si ce n'est des politiciens se trouvant de part et d'autre du spectre politique actuel. C'est donc la justice sociale, et non la cohésion sociale, qui devrait être notre principe directeur.

À ce sujet, voici ce que j'ai écrit:

La réalisation de la justice sociale est un processus continu: un processus qui consiste à instaurer une société dont les composantes partagent des valeurs communes, une société accordant la primauté à ceux et celles qui défendent les droits politiques, civils, économiques, sociaux et culturels énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l'homme, une société où toutes les Canadiennes et tous les Canadiens auront le même droit à une identité individuelle et collective distincte des autres, et auront le même droit de réclamer les ressources nécessaires à leur réalisation.

Un tel objectif serait tout à fait conforme à la meilleure tradition canadienne. Il s'inspire d'un document rédigé par un Canadien et il devrait amener plusieurs de nos jeunes à se rendre compte que la qualité de la vie va bien au-delà de la simple réussite personnelle.

Le président: C'est nous qui vous remercions, monsieur Broadbent, pour cette déclaration liminaire fort intéressante, stimulante et peut-être même un tantinet provocatrice.

Le sénateur Kinsella: Au début de votre exposé, vous avez dit une chose à propos de laquelle je voulais vous poser une question, mais vous y avez répondu vers la fin. Voici ce que j'ai écrit sur mon papier: «droit de la personne en tant que moyen de réaliser la cohésion sociale». À l'évidence, c'est là votre position et je suis d'accord avec vous.

La plupart de ceux et de celles qui étudient la société canadienne et un grand nombre de résidents de cette ville semblent avoir énormément de difficultés à comprendre ce que certains ont décrit comme étant les différentes catégories des droits de la personne, pour ne pas rejeter le principe d'unité des droits de l'homme.

Vous avez parlé de droits civils et politiques, des libertés classiques, qui correspondent à une situation de «non-ingérence» par les gouvernements. On s'en est toujours pris au gouvernement: «Le gouvernement n'agit pas, il ne se préoccupe pas de nos libertés.» Pourtant, la deuxième catégorie de droits, les droits sociaux, économiques et culturels, comme le droit de travailler et le droit à l'éducation ainsi que le droit à la santé, sont dénués de signification quand on ne dispose pas de certains outils, par exemple d'écoles. Le droit à la santé ne veut rien dire en soi, quand on ne dispose pas d'un réseau de santé. Par définition, ces droits doivent faire l'objet de programmes établis par la société.

Pour en revenir à la vieille division au sein de la société entre secteur public et secteur privé, je ne vois pas comment, en cette fin des années 90, un organisme volontaire privé pourrait administrer un réseau de santé. Ce n'est pas possible. Même les religieuses, qui l'ont pourtant fait dans le passé, ne pourraient plus le faire aujourd'hui. C'est pour cela que la défense des droits économiques et culturels passe forcément par un ensemble de programmes d'État, par des programmes gouvernementaux.

Je suis certain que vous vous rappelez le débat qui a entouré la charte sociale de la Constitution et le rapport Beaudoin-Dobbie du comité mixte spécial sur le renouvellement du Canada. Eh bien, en page 81 de la version anglaise de ce rapport, on peut lire que les droits sociaux, économiques et culturels ne relèvent pas de la compétence des tribunaux et qu'ils ne sont donc pas vraiment des droits de la personne. C'est faux, parce qu'il s'agit bien de droits, comme vous disiez, parce qu'ils sont mentionnés non seulement dans la Déclaration universelle des droits de l'homme, mais aussi dans les pactes qui font partie du droit conventionnel.

M. Broadbent: C'était le point de vue des avocats. Nous sommes d'accord. C'est tellement typique de la part d'avocats, qui ont tort sur tellement de choses, d'affirmer qu'un droit n'est un droit que s'il est justiciable.

Le sénateur Kinsella: Il existe différents modèles pour juger des choses, notamment celui de l'audit social, et il se trouve que le système des Nations Unies repose justement sur une telle formule. À l'heure où nous nous interrogeons sur la façon de rapprocher les Canadiennes, pensez-vous que nous devrions envisager d'adopter une charte sociale, qui serait mis en oeuvre par le biais d'un mécanisme d'audit social? Autrement dit, ne pourrions-nous pas faire des vérifications sociales, tout comme nous faisons des vérifications fiscales?

M. Broadbent: Je suis d'accord avec vous quand vous dites que les droits sociaux, contrairement aux droits politiques et civils, sont essentiellement des «droits positifs». Cela ne revient pas à dire -- sans faire de jeu de mots -- qu'ils exigent une action positive de la part de l'État ou du gouvernement par la mise en oeuvre de ressources économiques plus importantes que pour la défense de droits politiques et civils. C'est exactement ce que je voulais dire et j'ajouterais avoir été très surpris de constater qu'en 1942 le cabinet de Winston Churchill a lancé une campagne affirmant qu'après la guerre il y aurait non seulement des droits politiques et civils, mais également des droits sociaux et économiques. Certes, comme les sénateurs le savent, il s'agissait d'un gouvernement de coalition, mais il n'en demeure pas moins que cette décision fut prise à l'époque.

Je vous dirais très franchement que le Canadien que je suis, membre d'une démocratie de l'Atlantique Nord, trouve un grand espoir dans le fait que nos partis sont parvenus à un large consensus échappant aux lignes de fractions idéologiques traditionnelles, consensus que nous devrions poursuivre dans l'avenir pour faire ressortir certaines différences.

Je suis fermement convaincu d'une chose. Le modèle de substitution que je propose pour le Canada, par rapport au modèle de la cohésion sociale, s'appuie sur tout l'éventail des droits, notamment parce que notre pays a adopté deux pactes. Outre la Déclaration universelle, qu'il doit respecter en tant que membre d'ONU, le Canada a en effet adopté le Pacte sur les droits politiques et civils et le Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels. L'adhésion à ces pactes a transcendé les différences entre les partis et elle a des répercussions de nature sociale. Voilà pourquoi je me suis tellement réjoui, si je puis le dire, monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du comité, de votre initiative d'entreprendre ce genre de débat de façon aussi sérieuse.

Cela veut dire que la lutte pour une meilleure répartition, si je puis m'exprimer ainsi, a été en partie retirée des mains du marché, par une décision prise au lendemain de la guerre. Les gouvernements de l'époque ont décrété qu'il fallait garantir certains droits à tous les citoyens; il ne s'agissait pas de droits associés au filet de sécurité sociale, au versement d'une retraite décente, à un accès raisonnable à l'université, à la prestation de bons services de santé pour tout le monde, il ne s'agissait pas non plus de charité faite aux pauvres. Je pense que ce consensus a existé à une certaine époque. On divergeait uniquement sur la rapidité avec laquelle on devait consentir ce genre de droits. Très honnêtement, je perçois là un véritable potentiel. J'essaie de mettre de côté mes inclinations politiques, mais je suis habité par ce genre de conviction. Notre pays est confronté à une situation très grave à cause de la montée des inégalités qui sont non seulement moralement inacceptables mais qui, pour des raisons énoncées par les leaders mondiaux de l'après-guerre, risquent de conduire à l'instabilité, ce qui est une autre valeur en soi.

Je me rends compte que je mets beaucoup de temps à répondre à votre question, sénateur, mais j'aimerais que notre Parlement s'engage sur cette voie que je juge pragmatique. Vous pourriez tenir un débat sur la rapidité à laquelle il conviendrait de mettre tout cela en oeuvre, mais j'aimerais surtout que vous adoptiez le principe. Je ne sais pas si le moment est bien choisi pour le Parlement de tenir un audit social, et d'ailleurs je n'y ai pas suffisamment pensé. Quoi qu'il en soit, j'aimerais que le Parlement du Canada s'engage publiquement -- non seulement de façon officielle, comme lors de la signature du Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels, mais de façon très profonde -- pour que nous puissions prendre cet engagement au sérieux sous la forme d'un programme de politique national.

Vous parliez d'audit social. J'aimerais qu'on fasse la même chose pour nos compagnies privées. On pourrait, par exemple, modifier la Loi des compagnies pour exiger que toutes les grandes sociétés tiennent une vérification sociale en plus d'une vérification financière. C'est là un autre sujet de discussion et ce serait aussi une autre façon de préserver une économie fondée sur le secteur privé -- avec laquelle je suis en principe d'accord -- mais on pourrait rendre cette économie davantage démocratique et davantage responsable envers un plus grand nombre de gens. Il est donc envisageable et souhaitable d'imposer l'audit social à nos compagnies, mais comme je n'ai pas suffisamment réfléchi à cela, je ne suis pas certain que le système politique soit prêt à franchir ce pas.

Le sénateur Kinsella: Seriez-vous d'accord, du moins en théorie, avec le principe de l'articulation des droits reconnus? Ce faisant, on parviendrait à la justice sociale par la médiation, après adoption des droits. Autrement dit, ce n'est pas la justice qui créerait le droit, mais le droit qui donnerait lieu aux moyens permettant de réaliser la justice sociale.

M. Broadbent: Et par la suite, la cohésion sociale.

Le sénateur Kinsella: Exactement. Ainsi, les étudiants et les étudiantes à qui j'enseigne, par exemple, et dont vous avez fait une excellente description d'ensemble dans votre exposé, ne jouissent pas d'un grand nombre de droits de la personne. Ils souffrent de l'absence du droit à l'égalité et ils ont l'impression qu'il n'y a pas de cohésion sociale. À leurs yeux, celle-ci n'existe pas. L'autre échec que je constate en ce qui concerne nos universités est le fait que nous ne nous sommes pas conformés à l'article 13 du Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels. En 1976, quand nous avons ratifié ce pacte, nous avons déclaré notre intention d'assurer progressivement la gratuité de l'éducation postsecondaire. Eh bien, c'est l'inverse qui s'est produit. Voilà pourquoi il n'est pas surprenant que nos étudiants d'université ne font pas preuve de plus de compassion. Ce n'est pas parce qu'ils sont égoïstes, parce qu'ils n'ont pas de quoi être égoïstes.

Le sénateur Johnstone: J'ai noté deux choses ici. Margaret Thatcher a déclaré: «La société n'existe pas, seuls les individus existent.» Est-ce que cette position est contraire avec ce que vous avez dit à propos d'une «folie sociale, absolue et négative»?

M. Broadbent: C'est ainsi que je réagis à Margaret Thatcher et, même si je la respecte -- parce que, comme je l'ai indiqué, elle était très intègre comme politicienne -- j'estimais qu'elle était folle. D'ailleurs, je suis aussi franc qu'elle.

Le sénateur Johnstone: Vous ne voulez pas en dire plus à ce sujet.

M. Broadbent: Je ne veux pas refaire tout mon discours. Comme vous le savez, je suis un social-démocrate et avec ce qu'elle a fait, Margaret Thatcher a bouleversé Harold Macmillan. À un moment donné, il a déclaré dans un discours qu'elle vendait les bijoux de la Couronne. La tradition conservatrice, comme nous le savons fort bien au Canada, de même que la tradition libérale qui coïncide d'assez près avec l'idée-force de mon parti, veulent que l'individu fait inexorablement partie de la société. Au même titre que nous avons le droit d'aspirer à notre bien-être et de viser nos intérêts à de nombreux égard, nous sommes tenus, en tant que membres de la société, de travailler de concert avec nos compatriotes à la réalisation de certaines activités communautaires ou collectives.

Le tort irréparable qu'a causé Margaret Thatcher tient au fait qu'elle a apporté une justification idéologique à l'égoïsme du style: «Il m'est permis de veiller simplement à mes petites affaires.» Ne nous y trompons pas, il s'agit bien là d'une position morale qui revient à dire: «J'ai tout à fait raison de faire ce que je fais et de ne pas me préoccuper de mes frères humains.» Cette position a eu de très graves conséquences politiques, surtout dans le monde anglo-américain.

Le danger tient au fait que c'était la première fois qu'un dirigeant affirmait cela. C'était en 1980, et elle ne l'a pas fait pour se faire élire. Elle a annoncé sa position après avoir été élue. C'était donc la première fois, depuis 1945, qu'un chef de gouvernement adoptait une position aussi tranchée. Un grand nombre de dirigeants de grandes entreprises, certainement pas tous, auraient pu déclarer une chose du genre, mais aucun politicien sérieux en Occident, dans la période qui a suivi la guerre, n'a dénigré l'État ni la fonction publique comme l'a fait Margaret Thatcher. Sa prise de position a occasionné des dégâts considérables, parce que la génération X a grandi en étant influencée par cette forme de pensée.

Le président: Permettez-moi d'intervenir. Un peu plus tôt, vous avez fait une distinction entre les politiques du monde anglo-américain et celles du territoire continental européen. Est-ce que, 15 ou 16 ans après, les choses vont mieux sur le territoire continental européen? Les conditions sociales y sont-elles meilleures, parce que les gouvernements n'y ont pas appliqué ce genre de politique?

M. Broadbent: Oui, et sans hésiter. Je préférerais être chômeur allemand que petit salaire américain, pour faire la comparaison entre les deux modèles. Au sud de notre frontière, 41 millions d'Américains sont sans assurance santé. Je pourrais vous donner des chiffres quant au nombre d'Américains et d'Américaines qui vivent sous le seuil de la pauvreté. Les Européens de l'Ouest ne toléreraient jamais une telle situation et je les en félicite.

J'ai grandi avec un très profond préjugé défavorable envers les Allemands, ce qui se comprend puisque j'étais enfant pendant la Seconde guerre mondiale. Eh bien, j'estime maintenant que l'Allemagne est un exemple, et je suis très sérieux.

Le président: Depuis l'élection ou avant?

M. Broadbent: Avant l'élection, mais il n'y a pas que cela. Sous Kohl, les démocrates chrétiens ont catégoriquement rejeté le thatchérisme. Ils ont voulu d'une économie de marché social. L'État allemand a maintenu l'un des plus forts États sociaux du monde. Comme le montrent les sondages d'opinion, le citoyen allemand est résolument engagé envers la paix. Pour dire le moins, l'Allemagne a subi de profonds changements et il ne fait aucun doute qu'elle est à présent la puissance économique et politique dominante en Europe.

Je me suis réjoui que mon parti ait remporté les élections, mais surtout qu'il l'ait fait avec une telle facilité. Après tout, M. Kohl avait été au pouvoir pendant 17 ans. On pouvait bien penser que le temps du changement était venu. Soit dit en passant, il ne s'est pas agi d'une campagne «à la Blair», si je puis m'exprimer ainsi, parce que le parti élu a établi un rapport entre la défense des droits et la politique commerciale, parce qu'il a promis d'augmenter les retraites et pas de les supprimer. Force nous est donc de constater que certains gouvernements sont encore très engagés, surtout sur le territoire continental européen, envers le principe des droits universels, de l'État-providence et de la citoyenneté, ce que j'estime très bon.

Le sénateur Johnstone: Je vais vous poser une autre question dans la même veine. Avant la période de Thatcher, dans la Royal Air Force, on disait aux autres d'aller se faire voir ailleurs, parce que c'est nous qui avions raison. Est-ce un peu la façon dont vous percevez Thatcher?

M. Broadbent: J'en ai assez dit à ce sujet, mais il y a un peu de cela.

Le sénateur Cohen: J'ai commencé par remettre mon orientation politique en doute, parce que j'étais tout à fait d'accord avec vous au début. Vous avez dit que, de 1945 à 1980, nous avons créé une société bienveillante, humaine.

Personnellement, j'ai grandi dans les années 30, après la dépression, quand les programmes sociaux n'existaient pas encore, ce qui ne nous empêchait pas de faire preuve d'une grande bienveillance et de beaucoup d'humanité. Quand les gens, victimes de la dépression, venaient frapper à notre porte pour nous demander de les aider, nous leur donnions toujours quelque chose. La justice sociale est naturelle pour les Canadiens. Puis, à l'époque où le gouvernement Churchill a modifié les règles et a introduit la notion de droits, nous avons plongé dans une autre crise internationale, avec la Seconde guerre mondiale.

Ne pensez-vous pas que le fait de compter 1 500 000 personnes vivant aujourd'hui sous le seuil de la pauvreté au Canada et que l'écart qui se creuse entre les riches et les pauvres ne constituent pas déjà une crise sociale suffisamment importante, peut-être pas au point de rappeler celle de la Seconde guerre mondiale, mais suffisante pour inciter le gouvernement à agir?

Dans le journal d'hier, on pouvait lire que le conseil municipal de Toronto a décrété que le problème des sans-abri est désormais une crise nationale; dans le journal d'aujourd'hui, je viens de voir que le gouvernement envisage sérieusement de faire quelque chose pour s'attaquer à ce problème à l'échelle du pays. M. Pratt, de Courtney Pratt, est venu nous dire que le milieu des affaires est à l'écoute. Il est prêt à intervenir dans toute cette question de justice sociale et à aider les pauvres.

Est-ce que ce sont les crises de la société qui font bouger les gouvernements? J'aimerais avoir votre opinion à ce sujet et j'aimerais aussi que vous nous parliez davantage du concept d'audit social, parce que j'estime que c'est un aspect très important que vous avez abordé.

M. Broadbent: Vous savez, j'ai abordé tellement de choses. Vous voulez savoir si la crise suffira pour nous amener à conclure à la nécessité de rétablir la légitimité des gouvernements dans nos vies, notamment pour leur confier un rôle permanent sur le plan économique, sans leur permettre d'en prendre le contrôle absolu? Eh bien, j'en doute. Je demeure pessimiste, je le crains.

Quand le G-7 s'est réuni à Halifax, il y a trois ans, notre gouvernement a pris l'initiative d'inscrire la question des «mouvements de capitaux» au programme. Si je me rappelle bien, elle y est demeurée pendant une trentaine de secondes, peut-être un peu plus parce que, peu après, il y a eu la crise au Mexique. Aujourd'hui, la moitié des économies mondiales sont en récession et plus de 150 millions de personnes sont sans travail.

Le président: Vous avez vu qu'on en revient à la taxe Tobin pour essayer de ralentir un peu les choses?

M. Broadbent: J'aillais y venir. Regardez ce qui s'est passé en Asie.

Le président: Vous pouvez en expliquer la raison?

M. Broadbent: D'un côté, on dit: «Regardez donc ce qui s'est passé en Asie». Nous n'avons pas beaucoup parlé de mondialisation, notion très sérieuse et très vague qu'il conviendrait de décortiquer, mais s'agissant de mondialisation, on peut légitimement parler de l'effet des mouvements de capitaux. J'ai rappelé que Keynes s'opposait fermement à ce genre de mouvements de capitaux, parce qu'il craignait qu'ils ne déstabilisent les monnaies du jour au lendemain, exactement pour les mêmes raisons que celles qu'on a constatées. Face à l'absence totale de mécanismes de contrôle internationaux ou nationaux, il est en effet possible de détruire le niveau d'un peuple du jour au lendemain.

Comme je n'ai entendu personne opposer d'arguments sérieux à ce raisonnement, je reviens avec cette notion puissante. Nous le faisons tous. Il se trouve que je suis de gauche, que je suis un social démocrate pour qui les systèmes de valeurs comptent. J'ai personnellement l'impression que les chefs de gouvernement sont beaucoup trop accrochés à cette idée d'un marché néo-libéral, néo-conservateur.

Il y a quelques années, 35 lauréats du prix Nobel en économie ont réclamé la taxe Tobin. Personne ne doute qu'ils en savent long sur l'économie, pourtant, on reste accroché à l'idée voulant qu'il faut laisser au secteur privé le soin de faire ce qui va dans son intérêt et qu'en fin de compte, nous en bénéficierons tous. Keynes a également dit que nous finirons tous par mourir, mais cela risque d'arriver plus tôt que plus tard.

On peut sérieusement se demander si nos responsables politiques estiment effectivement qu'il faudrait faire quelque chose sur ce plan, sous une forme renouvelée. Personne ne veut revenir en arrière. Je ne dis pas que nous devrions réappliquer à la lettre ce qui s'est fait en 1945, mais j'estime que nous devrions au moins réappliquer les principes de l'époque, à savoir que les gouvernements doivent intervenir pour protéger l'intérêt du public. On pourrait adopter une version dépouillée de ce qui s'est fait dans le passé. Dans le cas qui nous intéresse, j'ai l'impression qu'on pourrait adopter une forme de taxe Tobin ou quelque autre formule appliquée par les Chiliens ou par d'autres pays, et qui viserait les mouvements de capitaux.

Je ne sais pas si le moment est bien choisi d'agir sur le plan politique, car je ne sais pas si nos responsables politiques se disent qu'il y a urgence.

[Français]

Le sénateur Lavoie-Roux: Merci, monsieur Broadbent. C'est une occasion assez unique de vous avoir parmi nos invités. Vous parlez français?

M. Broadbent: Un peu, je ne suis pas parfaitement bilingue, mais je peux comprendre vos observations et vos questions.

Le sénateur Lavoie-Roux: Je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous quand vous dites que le «caring and loving society» a vu le jour dans les années 80. Je ne connais pas votre âge, je connais le mien. Je peux vous dire que dans les années 30, je n'étais pas bien vieille, mais il y avait déjà chez les citoyens ce sentiment d'amour et de compassion pour leurs voisins. Peut-être que cela était dû davantage à l'église qu'au gouvernement. Je me rappelle mon voisin qui avait des difficultés, il fallait s'en occuper avec les moyens qu'on avait. Alors, ce sentiment n'est pas né qu'en 1980. Apparemment, ce n'est pas ce que vous avez dit.

M. Broadbent: Je voudrais clarifier mes observations.

[Traduction]

Je suis tout à fait d'accord avec ce que vous dites sur les Canadiens et les Canadiennes des années 30; ils nous ont donné d'excellents exemples d'entraide durant les années de dépression. Mais à l'époque, on ne faisait pas de sondages d'opinion publique, du moins je ne crois pas qu'il y en ait eu et je connais un peu l'histoire. Je voulais parler du moment où les Canadiens et les Canadiennes ont commencé à se décrire eux-mêmes pour se distinguer des autres peuples. Très souvent, dans les sondages d'opinion où il est question de ce qui nous distingue des Américains, on mentionne que le Canada est un pays humain et bienveillant. Je veux parler du moment où nous avons commencé à nous décrire ainsi. Je n'ai pas voulu dire ni sous-entendre que la génération des années 30 ne se souciait pas des autres, ce que je veux dire, que vous soyez d'accord ou non avec cela, c'est que nous avons commencé à nous décrire de cette façon après avoir mis en place les programmes sociaux universels, prouvant que nous étions bien une nation de compensation.

Le sénateur Lavoie-Roux: Vous définissez les droits du citoyen en termes social, économique et culturel. Comment pourrait-on respecter les droits culturels de chacun au Canada, quand on sait qu'il existe au moins 80 à 100 groupes culturels différents? Comment pourrait-on s'assurer que les droits culturels seront respectés pour toutes et pour tous, ainsi que les droits économiques et sociaux, tout en sachant ce dont nous parlons? Peut-on envisager de garantir des droits culturels quand on sait que nous sommes une mosaïque sur le plan là?

M. Broadbent: Vous voulez savoir si c'est réalisable en principe? Oui! Je vais essayer de vous expliquer ce que j'entends par là. Prenez donc nos trois groupes linguistiques et culturels dominants, soit les autochtones, les francophones et les anglophones. Notre pays a adopté certaines mesures constitutionnelles pour asseoir ces trois catégories culturo-linguistiques, afin d'en assurer la préservation, notamment en ce qui concerne les autochtones. J'hésite à utiliser pour eux l'expression «Premières nations», parce qu'il y a plusieurs Premières nations. On retrouve plusieurs groupes dans cette catégorie.

Le Canadien de descendance européenne que je suis peut maintenant affirmer que nous en avons fini avec nos injustices envers les autochtones et que nous sommes en train de réparer les dégâts. J'habite en Colombie-Britannique, où il y a récemment eu un important clash entre le gouvernement fédéral, la Colombie-Britannique et les Indiens Nishgas.

Au sein de la grande famille canadienne, on retrouve un grand nombre de Canadiens et de Canadiennes, je dirais même une pluralité de Canadiens, qui ne sont ni Anglais, ni Français d'origine. Il y a certes plusieurs Canadiens non autochtones qui ne sont pas non plus de souche anglophone ou francophone et, même si nous n'avons pas prévu de protections constitutionnelles spéciales pour ces cultures minoritaires -- à la façon dont nous l'avons fait pour les francophones, les anglophones et les autochtones -- nous avons tout de même lancé, par le truchement de programmes multiculturels, fédéraux comme provinciaux, plusieurs projets grâce auxquels les Canadiens d'autres souches se sentent de plus en plus chez eux et de plus en plus à l'aise au Canada parce qu'ils peuvent pleinement accepter leur héritage culturel. Ainsi, dans des limites d'ordre pratique auxquelles vous faisiez allusion, ils sont tout à fait libres de pratiquer leurs traditions, de parler leur langue, au sein de la famille canadienne élargie.

Je ne me fais aucune illusion à ce sujet à long terme, parce que même si nous avons toujours valorisé cet aspect et cherché à protéger les droits de ces différentes collectivités à vivre et à s'organiser au Canada, pour renforcer leurs traditions culturelles, notre société finira par s'articuler essentiellement autour de trois pivots culturels: le pivot anglophone d'une part, qui amalgamera la plupart des allophones; le pivot francophone pour lequel l'immigration de gens de tradition francophone au Québec et à l'extérieur jouera un rôle croissant, et le pivot autochtone. Ces trois axes sont des constantes.

[Français]

Le sénateur Lavoie-Roux: Quand vous parlez des droits sociaux, économiques et culturels, particulièrement culturels, cela a ses limites. Il y a d'autres grandes communautés considérables, que ce soit les Italiens, les Grecs, les Arméniens ou les Chinois. Vous limitez vos propos à l'intérieur des trois groupes reconnus par la Constitution, ceux à qui vous avez fait allusion, soit les gens d'origine française, d'origine anglaise et d'origine autochtone. On ne peut pas parler du respect des droits culturels de tous les groupes. On peut certainement les encourager à garder des contacts avec leurs racines, mais cela a ses limites. On ne peut pas parler du respect des droits culturels de la même façon qu'on parle des droits sociaux ou économiques.

[Traduction]

M. Broadbent: Je reconnais qu'il y a des limites dans le monde réel, et je ne vois pas ce que je pourrais ajouter à ce que j'ai déjà dit.

Le sénateur Wilson: J'ai apprécié votre distinction entre la notion de droits et celle de filet de sécurité sociale, en partie parce que celui-ci fait l'objet de tant de rhétorique de nos jours. J'ai également apprécié votre allusion à la déclaration des droits de l'homme de l'ONU et à ce qu'elle implique. Je me souviens de ce que m'avait répondu Stephen Lewis lors d'une brève conversation, quand je lui avais demandé à quoi servaient donc tous ces pactes et toutes ces conventions, puisque personne ne les respectait. Il m'avait dit: «Non, cela sert; je m'en sers comme outil pour défendre les enfants, alors ne les laissez pas tomber». Cependant, voilà les implications.

Vous nous avez également parlé de l'existence d'un contrat social tacite, allant au-delà des lignes de fracture des partis, conclu dans les années 60 et 70. J'ai l'impression qu'il faudrait revoir toute la question des pouvoirs si nous voulions instaurer un tel contrat social au nom des droits de la personne et de la justice sociale.

J'aimerais que vous nous parliez un peu de la question de la société civile, que vous nous entreteniez de ceux et de celles qui, dans de nombreux secteurs avec lesquels je suis en contact, se perçoivent en conflit avec la philosophie dominante. A-t-on réservé suffisamment de place à nos institutions pour que la société civile ait un véritable effet sur les politiques? Existe-t-il vraiment des institutions publiques en mesure de jouer les médiateurs dans le conflit qui s'annonce inévitable?

M. Broadbent: Partons de là où vous vous êtes arrêtée, c'est-à-dire à la question des conflits inévitables et, sous-entendu, souhaitables; n'est-ce pas? C'est cela la liberté de débat. C'est ce genre de débat qui fait qu'une société est libre. On peut notamment définir la société libre en disant qu'elle institutionnalise le conflit, conflit pris dans le sens de débat et non d'échanges de coups de feu. Ainsi, il est à la fois inévitable et souhaitable de parvenir à un certain degré de débat et de conflit.

S'agissant de votre notion de société civile, sachez que je viens tout juste d'avoir le plaisir de diriger le Groupe national sur le secteur bénévole au Canada. Nous sommes en train de rédiger notre rapport final. On recense quelque 175 000 organisations bénévoles au Canada, dont 75 000 sont des oeuvres caritatives. Ce secteur joue depuis longtemps, avant même la Confédération, un rôle très important dans notre démocratie. Un très fort pourcentage de Canadiens -- pourcentage qui est parmi les plus forts du monde, si ce n'est le plus élevé -- participent à ce secteur bénévole que je définirais, pour les fins de cet entretien, comme constituant la «société civile». Il y a donc le gouvernement, toutes les institutions gouvernementales ainsi que le secteur privé, à but lucratif, en plus du secteur bénévole, ou secteur sans but lucratif que je définis donc comme étant la «société civile».

Cette société civile a un rôle très important à remplir, non seulement en ce qui concerne la prestation de tout un ensemble d'initiatives et de services -- allant des questions culturelles aux programmes pour personnes âgées -- mais aussi, et très souvent, en ce qui concerne le lancement de projets que les gouvernements reprennent par la suite. Leur rôle, sur ce plan, est très positif et particulièrement créatif. Les gouvernements auraient grand tort de ne pas consulter ces organismes quand ils formulent leurs politiques. Par exemple, quand on prépare une politique à l'intention des retraités, mieux vaut consulter les groupes qui les représentent. Cela ne fait pas l'ombre d'un doute.

Le gouvernement Blair a entrepris une initiative très intéressante à laquelle notre gouvernement devrait s'intéresser. À l'occasion d'une série de discussions, ayant donné lieu à la production d'un document, le gouvernement britannique a consulté très sérieusement le secteur bénévole à propos de l'adoption de procédures destinées à permettre au secteur bénévole, autrement dit à la société civile, d'être véritablement écouté dans la formulation des politiques gouvernementales, et pas simplement consulté. Tout le monde s'est vraiment interrogé à ce sujet.

Je n'ai pas encore vu le document en question, mais je sais que le gouvernement et le secteur bénévole ont produit un document de travail établissant la possibilité d'une relation positive entre la société civile et le gouvernement en place, quelle que soit son allégeance politique, document qui détermine de quelle façon ce secteur pourrait influencer le gouvernement, par-delà les éventuels désaccords et conflits entre les deux.

Nous devrions, d'un autre côté, voir s'il ne serait pas possible de parvenir à quelque entente générale de ce genre entre, d'une part, le gouvernement -- c'est-à-dire le gouvernement fédéral en ce qui nous concerne -- et, d'autre part, le secteur bénévole.

Le sénateur Wilson: Que répondez-vous à mon interrogation sur les pouvoirs, puisqu'il est beaucoup question de pouvoir dans ce cas?

M. Broadbent: Ce sont des pouvoirs qui touchent aux droits. Il est question de donner des pouvoirs aux citoyens; dans le cas des accords commerciaux internationaux, on donne certains pouvoirs aux sociétés au détriment, éventuellement, de l'État. Bien sûr, toute discussion sérieuse portant sur les droits se ramène à une discussion sur les rapports de pouvoir. Le pouvoir est un élément essentiel et il ne faut pas hésiter à en parler en démocratie.

L'un des aspects très importants auxquels nous nous devons de nous intéresser, au Canada, est l'accroissement de la reddition de compte par nos institutions d'État démocratiques. Les Parlements et les assemblées législatives doivent être plus transparents et plus responsables. Nous avons une très forte tradition d'État démocratique, car nous avons les élections et la liberté d'accès à l'information.

L'année dernière, j'ai notamment appris à propos du secteur bénévole que celui-ci est parfaitement responsable. Il est ouvert et la plupart de ses activités sont transparentes. Cependant, il conviendrait de faire plusieurs choses. Nous allons formuler des recommandations pour qu'il soit davantage responsable et transparent.

L'élément qui sera déterminant dans l'avenir, pour notre société et pour d'autres, sera le secteur des affaires. L'un des grands progrès intéressants qu'on a réalisés à propos de nos vieilles oppositions gauche-droite est l'abandon -- et nous verrons pour combien de temps encore -- de toute la question de la nationalisation, entre autres. Malheureusement, on parle encore de rapport de force, de pouvoir... ce qui est normal. Voilà pourquoi, un peu plus tôt, j'ai émis le voeu que nos pays veillent davantage à disposer d'un secteur privé dynamique. Il faudrait élargir le mandat de ce secteur pour que les pdg et les conseils d'administration soient tenus de respecter certaines obligations sociales, et pas de s'intéresser uniquement aux résultats. On pourrait, par exemple, leur imposer des conditions minimales en matière de droit de la personne et de respect de l'environnement.

Cela nous ramène donc à la question des pouvoirs dont vous parliez. À l'heure actuelle, les sociétés disposent de pouvoirs à propos desquels elles n'ont quasiment pas de compte à rendre. Cela ne tient pas au fait qu'elles soient mauvaises ou vicieuses. Tout cela est dû à nos propres lois. Les 51 plus grosses économies mondiales de l'heure ne sont pas des économies nationales, puisqu'il s'agit de sociétés qui n'ont essentiellement de compte à rendre qu'à leurs actionnaires. Leur mandat est de maximiser les profits.

Il ne faut pas lutter contre cette réalité. C'est comme cela que fonctionne le secteur privé. Toutefois, il faudrait lui imposer certaines obligations, au nom du respect de la démocratie dans l'avenir. Cela s'apparente un peu aux changements de structure des pays qui deviennent démocratiques et qui acceptent alors de nouvelles responsabilités.

Tout cela est une question de pouvoir. Mais la grande question à ce sujet est la suivante: «Comment allons-nous maintenir la vitalité et la créativité du secteur privé et, en même temps, lui demander de rendre davantage de comptes à la société en général, au-delà de la simple maximisation des profits?»

Eh bien, cela ne se produira pas tout seul. Certes, certaines compagnies ont déjà commencé à réagir, comme Levi-Strauss, The Body Shop et d'autres dans le monde entier qui imposent leurs propres audits sociaux. Elles le font, mais je ne pense pas qu'on en arrivera à une pratique commune tant que le Parlement ne décidera pas qu'il doit en être ainsi.

Le sénateur LeBreton: La très simple définition du dictionnaire du mot cohésion, qui est l'action de se regrouper, m'a beaucoup plu. Par ailleurs, vous nous avez très bien décrit la décennie ou presque qui a suivi la guerre ainsi que les années 50 et 60. Vous avez fait allusion à la remarquable cohésion qui a existé dans les pays de l'Atlantique Nord entre 1945 et 1980. Je suis d'accord avec tout cela. Devenus plus égaux entre eux, les gens sont également devenus plus tolérants. Vous avez parlé de l'aide extérieure que les Canadiens et les Canadiennes ont appuyée.

M. Broadbent: Ainsi que des programmes de promotion sociale.

Le sénateur LeBreton: J'ai l'impression que les gens ne sont pas disposés à entendre le point de vue des autres. Peut-être cela tient-il à la conjoncture actuelle ou à la génération X. Peut-être cela est-il dû à l'influence d'un monde qui se rétrécit et au fait qu'on nous dise que nous ne sommes plus aussi tolérants. D'ailleurs, la composition du Parlement sur le plan politique le reflète. Je le vois dans nos collectivités. J'ai l'impression que les Canadiens et les Canadiens ici présents estiment tout de même que nous sommes tolérants, ils croient que nous sommes spéciaux et différents des Américains, mais je ne suis pas certaine que tel soit le cas. Qu'en pensez-vous?

M. Broadbent: Vous savez, je ne suis pas expert en opinion publique. M. Adams m'a précédé. Son travail et celui d'autres démontrent ce que vous venez de dire. Nous sommes devenus moins tolérants, moins bienveillants, moins humains qu'avant, à tort ou à raison. Il est très difficile de trouver une explication à cela. Cependant, je pense que les gens de la génération X sont ainsi, dans une grande mesure, parce que nous les avons abandonnés. Au début des années 80, nous leur avons dit de s'occuper d'eux-mêmes. Nous avons commencé à effectuer des coupures dans nos programmes sociaux, nous avons commencé à déclarer que l'État n'était plus la façon légitime d'exprimer son humanité pour le bien public. Au Parlement et dans les assemblées législatives, nous avons commencé à leur conseiller de se prendre en main, de s'occuper d'eux-mêmes et même de faire la charité -- que je ne dénigre absolument pas -- à l'exclusion de toute autre forme d'action publique.

Eh bien, j'en reviens au rôle du politicien. Dans les années 80, la nouveauté tenait au fait que nous avions des politiciens, comme Bill Davis en Ontario, qui déclaraient de telles choses. M. Robichaud, du Nouveau-Brunswick, ne l'aurait certainement pas fait.

Vous connaissez mon parti, presque par définition. J'appartiens à une génération de chefs politiques qui croyaient dans la légitimité et dans la nécessité de l'interaction sociale de l'État et de l'économie afin d'assurer un bon niveau social et commun à l'ensemble des Canadiens, et pas un filet de sécurité. J'ai grandi dans cette mouvance. Je suis parti du principe que le monde devait être ainsi, contrairement aux gens de la génération X. Alors comment pourrais-je les critiquer? Ils ne sont pas égoïstes, ils veillent simplement à leurs propres intérêts. Ils sentent bien que l'État les a abandonnés. C'est pour cela qu'ils s'adonnent à toutes sortes de choses superficielles où se dessine le «moi, moi, moi».

Il y a eu des changements, qui sont bien étayés. On peut expliquer cela en grande partie par les programmes politiques qui ont été mise en oeuvre.

Le sénateur LeBreton: S'agissant de la marche vers l'égalité, il faut bien sûr mentionner l'arrivée massive des femmes sur le marché du travail. Je me rappelle la campagne du «Pourquoi pas?» des années 70, à l'époque où les femmes prenaient leur place sur le marché du travail. Et pourtant, j'ai parfois l'impression que les jeunes femmes ne se rendent pas bien compte ou ne comprennent pas que les choses n'ont pas toujours été comme on les voit aujourd'hui. Selon moi, les femmes ont fait un pas en arrière. Nous devrions être plus nombreuses au Sénat, mais nous avons tout de même, Dieu merci, une certaine influence en politique; il n'y a qu'à voir ce qui se passe aujourd'hui sur la scène fédérale. Il y a des questions que les femmes ont toujours déposées sur la table, que ce soit en politique ou dans le monde des affaires. Qu'en pensez-vous?

M. Broadbent: Je ne suis pas sûr. Vous voulez parler du rôle croissant de la femme?

Le sénateur LeBreton: Je trouve que les gens ne sont plus aussi tolérants aujourd'hui envers les femmes parce que certains segments de la société les blâment pour nos travers économiques. Il y a plus de femmes dans le milieu du travail. Mais des hommes, et des femmes également, ont tendance à les blâmer. Certains déclarent que de plus en plus de jeunes hommes sont désenchantés et sont poussés au suicide, parce qu'ils sont contraints à partager leur place dans le milieu du travail avec des femmes.

M. Broadbent: Dans ma génération, ce sont les immigrants qu'on blâmait. Les gens prennent toujours des cibles. Quand il y a des problèmes de chômage, c'est à cause du trop grand nombre d'immigrants ou d'autre chose. Aujourd'hui, quand un jeune homme a de la difficulté à trouver un emploi, et Dieu sait s'ils sont nombreux dans ce cas -- bien que je ne connaisse pas les chiffres réels --, on met cela sur le compte des femmes. Dans un cas comme dans l'autre, on peut affirmer que ce genre de réaction n'est que le reflet de leur insécurité.

Ceux et celles qui ont vécu dans les pays de l'Atlantique Nord entre 1945 et 1980 sont ceux qui sont qui ont eu la vie la plus facile de toute l'histoire. De l'histoire de l'homme, celle-ci fut la meilleure de l'histoire. C'était une période d'exubérance, d'égalitarisme croissant qui incarnait le sentiment de destinée collective. Je ne veux pas dire que nous gagnons tous la même chose. Nous avions retiré certaines choses de la loi du marché. Nous sommes tolérants et nous allons y revenir.

Pendant mes premiers pas dans la politique j'ai représenté la circonscription industrielle d'Oshawa. Quand nous avons adopté les programmes de promotion sociale, j'ai bien entendu quelques objections au sujet des femmes qui bénéficiaient d'un traitement préférentiel, mais comme les travailleurs qui critiquaient leurs collègues féminines percevaient des prestations raisonnables d'un État décent se préoccupant de leur bien-être, ils se sont montrés tolérants.

Comme je vous le disais, j'habite maintenant en Colombie-Britannique. Eh bien, tous ceux et celles qui connaissent le Vancouver moderne savent que, tout comme Toronto, ce n'est certainement pas une ville «blanche». C'est justement ce qui fait sa richesse et son dynamisme. Je ne sais pas si le racisme est à la hausse. Je soupçonne que, comparativement à là où nous en étions il y a dix ans, de moins en moins de gens ont du savoir-vivre. C'est ainsi qu'on entend sans doute beaucoup plus de remarques racistes qu'il y a dix ans. Je ne sais pas. Si tel est le cas, il faut mettre cela sur le compte de l'insécurité des gens envers les marchés mondiaux et ce genre de chose.

Le sénateur LeBreton: Quand vous avez récapituler tout cela, après que nous avons parlé de la période de 1945 à 1980, vous avez dit qu'un brusque changement est intervenu au début des années 80. Le catalyseur de ce changement a été le problème des déficits accumulés. Avec le recul, qu'aurions-nous dû faire à cette époque, au début des années 80?

M. Broadbent: Je ne vous dirais pas de qui il s'agit, mais je me suis entretenu avec un ex-premier ministre à ce sujet et nous avons tous deux reconnu nous être trompés. Durant cette période, nous espérions que le taux de croissance allait être à peu près deux fois supérieur à ce qu'il a été en réalité. Quand nous sommes entrés en récession, ce même premier ministre que je ne nommerai pas et moi-même dans l'opposition, nous attendions à ce que la reprise ramène le genre de taux de croissance que nous avions connus auparavant. Eh bien, nous nous étions trompés.

Le président: Ne sommes-nous pas en train de nous attarder trop sur les circonstances entourant la politique sociale au sens que nous l'entendons d'habitude? Qu'advient-il de la politique économique? Je sais quelle était votre position sur le libre-échange, mais j'ai remarqué aujourd'hui que le principal reproche que vous faites aux accords de libre-échange tient à ce qu'ils péchaient du côté des droits sociaux et des droits de l'homme. Cependant, comme pour toute la question de la politique économique, sommes-nous à l'heure d'un retour aux théories de Keynes ou ne devrait-on pas plutôt songer à mettre en oeuvre une politique économique entièrement nouvelle, politique qui aurait la même incidence révolutionnaire sur la société que l'économie keynésienne a eue à l'époque? Nous devons nous tenir prêts à tenir cette discussion. Il vous faudra peut-être revenir.

[Français]

Le sénateur Ferretti Barth: M. Broadbent, je parle français, c'est la langue que je maîtrise le mieux après l'italien. Vous avez fait des recherches, vous avez cherché dans les dictionnaires la signification de la cohésion sociale. Je me pose la question depuis le moment où nous avons abordé ce sujet. Est-ce que vous croyez à la cohésion sociale? Et si oui, dans le contexte de la mondialisation, comment la voyez-vous pour les Canadiens? Ce sera possible ou non? Est-ce que la cohésion sociale fera disparaître le bénévolat, les <#0139>uvres de charité et les centres communautaires? Ces organismes font un travail extraordinaire.

[Traduction]

M. Broadbent: Quand j'ai commencé mes études à Oxford, il y a deux ans, j'étais plus pessimiste que maintenant. J'étais persuadé que cette énorme chose qu'on appelle la mondialisation était en train de nous passer par-dessus et que nous ne pouvions presque rien faire pour nous en défendre. Ce n'est pas du tout ce que je crois maintenant. Nous avons fait des choix politiques. J'en reviens aux remarques sur l'accord de libre-échange. Certaines parties étaient bonnes et d'autres pas. Pour l'État-nation, le véritable problème était celui des mouvements de capitaux et de la façon dont il pouvait altérer la capacité d'un état d'imposer ses propres taux d'intérêt, autrement dit d'avoir une politique financière stable. Ce serait-là une action que les gouvernements de tous les États pourrait entreprendre de façon coopérative. Nous pourrions en partie régler le problème si nous formulions une nouvelle politique, un peu comme on l'a fait avec les institutions de Bretton Woods tout de suite après la guerre.

Par ailleurs, mes recherches m'ont permis de constater qu'il existe de formidables différences dans la façon dont les États ont réagi à la mondialisation, tous ne se sentant pas contraints de faire éclater leur système de sécurité sociale. Certains étaient même en train de constituer de tels systèmes. On a constaté d'importants écarts dans les programmes politiques nationaux quant à ce que les gens voulaient faire ou ne pas faire. La mondialisation a eu des répercussions sur le plan national, et je pense que cela est très important.

Regardez donc les politiques intérieures de trois pays: la Hollande, la Grande-Bretagne et l'Allemagne. Eh bien, on constate des écarts considérables entre les trois. Tous font portant partie de la grande famille européenne. Pourtant, il y a des écarts dans la façon dont ils ont réagi à la mondialisation, surtout sur le plan de l'équité sociale, du partage du fardeau financier et ainsi de suite. Je suis davantage convaincu maintenant, qu'avant d'avoir étudié ce qui s'est vraiment passé, qu'il y a encore place à l'imagination sur le plan de l'action politique au sein des États-nations.

Dans l'ensemble, le budget du gouvernement du Canada n'est plus déficitaire. Nous sommes en train de nous demander, ou plutôt c'est ce que nous faisions il y a quelques mois, quel choix s'offre maintenant à nous. Allons-nous renforcer les programmes sociaux ou allons-nous accorder des réductions d'impôt? Ce sont là des conséquences sérieuses de toute cette question.

J'étais en Angleterre au moment des élections. Je ne vous surprendrai pas en vous disant qu'en tant que citoyen canadien, j'ai pu tout de même voter. Je ne vous surprendrai pas non plus en vous disant pour qui j'ai voté. Le Parti travailliste et le Parti conservateur ont tous deux admis que les services de santé et l'éducation étaient en grande difficulté, ce qui est en fait un euphémisme à la britannique, parce qu'ils sont gravement sous-financés. Quoi qu'il en soit, aucun des deux partis n'a annoncé à l'électorat britannique que si les citoyens de ce pays payaient autant d'impôt que les Français et les Allemands, ils pourraient doubler leurs dépenses dans les services de santé et dans l'éducation.

Le sénateur Lavoie-Roux: Ils ne sont pas mieux lotis en France.

M. Broadbent: Tout est relatif. Cela illustre les différences de choix nationaux. C'est aux Britanniques de choisir. S'ils veulent des systèmes de soins de santé et d'éducation publics, que je juge comme étant indécemment sous-financés, c'est fort bien. S'ils veulent les rebâtir, en revanche, ils devront payer plus d'impôt.

Les Allemands, les Français et les Suédois ont trois cultures politiques très différentes. Dans ces trois pays, même les riches envoient leurs enfants dans le système scolaire public. Pourquoi? Parce qu'ils veillent à ce qu'il soit bien financé et que le système soit bon. Ils fréquentent également les mêmes hôpitaux. Jusqu'ici, il existe deux systèmes de soins de santé en Angleterre: l'un pour les riches et l'autre pour le reste. Quant aux écoles, il y en a une pour les riches et les autres pour la piétaille. Il appartient aux Anglais de changer cela.

Peu importe les conséquences de la mondialisation, elles ont forcément quelque chose à voir avec les valeurs politiques des Britanniques. S'ils veulent réduire leurs impôts, s'ils veulent avoir plus d'argent à dépenser en gadgets qu'en soins de santé ou en parcs, c'est leur choix politique.

Peu importe les problèmes de la mondialisation, c'est essentiellement à nous de réagir en faisant jouer notre pouvoir politique, chez nous.

Le président: Merci beaucoup. Les étudiants et les professeurs de Simon Fraser ont beaucoup de chance de vous avoir parmi eux depuis deux ans.

La séance est levée.


Haut de page