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Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères

Fascicule 6 - Témoignages


OTTAWA, le mercredi 4 avril 2001

[Traduction]

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit ce jour à 15 h 45 afin d'examiner, pour en faire rapport, les faits nouveaux en matière de politique, de questions sociales, d'économie et de sécurité en Russie et en Ukraine, les politiques et les intérêts du Canada dans la région, ainsi que d'autres sujets connexes.

Le sénateur Peter A. Stollery (président) occupe le fauteuil.

Le président: Honorables sénateurs, permettez-moi de vous présenter le professeur Dale Herspring, qui a déjà témoigné au moins deux fois à notre comité. Merci d'être venu nous rencontrer. Allez-y, et nous vous poserons ensuite nos questions.

M. Dale Herspring, professeur, Université du Kansas: Honorables sénateurs, on m'a invité à venir vous parler de la situation des forces armées russes. Je me ferais un plaisir de discuter avec vous de n'importe quel sujet, qu'il s'agisse de l'expansion de l'OTAN ou de la Russie en général. Je viens d'écrire un article sur M. Poutine, et je serais aussi très heureux d'en parler, si vous le souhaitez.

En un mot, la situation de l'armée russe est mauvaise et ne fait que se détériorer. J'ai l'impression que les récents efforts de M. Poutine pour redresser la situation vont peut-être contribuer à une amélioration à long terme, mais seulement à très long terme. Dans l'intervalle, l'armée russe n'est même pas capable d'assurer la défense du pays. En cas d'attaque extérieure, la seule possibilité qu'auraient les Russes de se défendre serait de recourir aux armes nucléaires, c'est-à-dire que la situation serait vraiment grave. Non seulement nous risquons d'être à un cheveu du lancement d'une arme nucléaire, mais nous sommes aussi confrontés au fait que les systèmes d'armes nucléaires de la Russie, ainsi que leurs dispositifs de commandement et de contrôle, se détériorent au point qu'ils ne sont même plus fiables maintenant.

Je commencerai par vous parler des effectifs de l'armée russe. Éviter le service militaire est devenu un sport national. À Moscou, une année, seulement 7 p. 100 des appelés se sont présentés. À la fin des années 90, on disait que 40 p. 100 des nouvelles recrues n'avaient pas suivi d'études secondaires ou occupé un emploi au cours des deux années précédant leur service militaire. Un appelé sur 20 avait un casier judiciaire. Ces statistiques proviennent de sources russes. En outre, chez les appelés, on trouve des drogués, des toxicomanes, des handicapés mentaux et des syphilitiques.

Que font les Russes? Ils ont établi un système de contrat. Ceux qui choisissent de prolonger leur service ont la possibilité de recevoir une meilleure formation et d'être mieux payés. Grâce à ce système, l'armée devait avoir deux catégories de soldats: les conscrits et les professionnels, mais cela a posé toutes sortes de problèmes. Pour ceux qui optaient pour le système de contrat, la qualité était pitoyable et la paye lamentable. Je vais vous donner un exemple. Le salaire mensuel en septembre 1995 était de 550 000 roubles. Un appelé qui avait opté pour le contrat gagnait 278 000 roubles. En 2001, on signalait que seulement 49,9 p. 100 des appelés sous contrat avaient un revenu supérieur au minimum physiologique.

C'est probablement un officier supérieur russe qui a résumé le plus justement la situation en disant que ceux qui se portent volontaires pour le système de contrat sont soit des chômeurs à long terme, soit des individus qui se sont déjà empoisonné le cerveau avec l'alcool.

Il y a une profonde hémorragie d'officiers qui quittent l'armée. Il y a si peu de concurrence pour entrer dans les écoles d'officiers que certains établissements acceptent n'importe qui simplement pour respecter leur contingent. Dix pour cent de l'ensemble des postes d'officiers sont vacants. En 1998, 20 000 officiers de moins de 32 ans ont démissionné de l'armée; c'est l'équivalent du nombre de diplômés de toutes les académies militaires en un an.

La doctrine est beaucoup plus importante pour les Russes que pour les pays de l'OTAN en général. C'est elle qui détermine le genre d'armes qu'on achète, le recrutement du personnel, les manoeuvres à faire et la façon de faire la guerre. Le problème, c'est qu'elle repose sur la possibilité de prédire le budget militaire du pays, ce qui ne posait pas de problème à l'époque soviétique.

Depuis l'effondrement de l'URSS, au moins trois documents de doctrine militaire ont été publiés, mais le pays ne sait toujours pas en quoi consiste sa doctrine. La situation vient en partie du grave sous-financement de l'armée. Même quand on lui attribue un certain montant d'argent, elle ne peut pas être certaine de pouvoir le dépenser. Il est fréquent que l'armée ne reçoive que 40 ou 50 p. 100 de ce qui lui est attribué.

Un autre problème est la guerre sans précédent que se livrent les deux plus hautes autorités de l'armée du pays, le maréchal Sergeyev et le général Kvashnine. Ce dernier s'est publiquement déclaré en désaccord avec le premier, un phénomène sans précédent dans l'histoire militaire russe. Sergeyev est partisan des armes nucléaires stratégiques, Kvashnine partisan des armes conventionnelles.

La réforme militaire est devenue une véritable plaisanterie en Russie. Tant que l'armée n'aura pas un budget prévisible et que quelqu'un n'aura pas pris les choses en main, il n'y a aucune chance de mettre en place des réformes sérieuses. L'armée envisage de réduire ses effectifs. Les militaires veulent offrir à Moscou une armée plus petite, plus mobile et plus professionnelle. Peut-être la nomination de M. Ivanov la semaine dernière au poste de ministre de la Défense sera-t-elle le facteur qui déclenchera le genre de réformes dont le pays a besoin. Toutefois, le facteur américain, avec le système de défense antimissiles, a complètement renversé la situation en Russie. Actuellement, les Russes ne savent plus quoi faire. S'ils modernisent leurs forces conventionnelles, ils risquent de perdre du terrain dans la course au nucléaire. S'ils ne le font pas, ils risquent de ne même pas avoir le minimum de forces conventionnelles nécessaires pour assurer la sécurité nationale du pays.

Il y a ensuite le problème de l'expansion de l'OTAN. Comment réagir à cette expansion sur le plan militaire? À priori, la meilleure solution consisterait à consolider les forces conventionnelles, mais comment parvenir à le faire?

Pour ce qui est de la cohésion interne, je n'aborderai que deux points. En matière de cohésion dans l'armée -- j'imagine que les officiers militaires de n'importe quel état-major conviendront que c'est quelque chose de vital -- je dirais qu'en un mot, actuellement, la situation est catastrophique. La discipline ne cesse de se détériorer. Voici par exemple un texte publié par l'agence d'information russe Interfax:

Les procureurs militaires russes ont ouvert 852 dossiers de poursuites criminelles, dont 748 concernent des crimes commis par des militaires depuis le début de l'intervention antiterroriste dans le nord du Caucase.

De nombreux agents russes du maintien de la paix dans les Balkans ont dû être renvoyés à cause de leur participation à des activités criminelles. Les problèmes de discipline sont importants non seulement parce qu'ils nuisent à la disponibilité opérationnelle, mais aussi parce qu'ils risquent d'entraîner de graves pertes de vie. Je vous citerai quelques exemples: En 1993, plusieurs marins russes sont morts de faim en Extrême-Orient; en 1993, un dépôt de munitions a sauté en Extrême-Orient, déclenchant une explosion équivalente à celle d'une arme nucléaire; en 1997, 50 soldats ont été tués par d'autres soldats, et il ne s'agissait que de ceux qui étaient de garde; et en 1998, quatre soldats ont abattu les officiers qui les commandaient. La situation est devenue tellement grave que Eltsine a dû ordonner une inspection des installations de fusées stratégiques en raison de la généralisation des infractions à la discipline parmi ces soldats.

En l'an 2000, la corruption est aussi répandue chez les officiers supérieurs que le trafic de drogues chez les soldats. Enfin, le problème de la «dedovshchina», c'est-à-dire du harcèlement des jeunes recrues par leurs aînés, persiste allègrement.

L'instruction est le second point que je souhaiterais mentionner dans cette catégorie. Elle est essentielle pour n'importe quelle armée; sans instruction, aucune armée ne peut espérer survivre, sans même parler de l'emporter sur le champ de bataille. Or, sur ce plan, c'est la débâcle totale dans l'armée russe en raison du manque de fonds. Je vais vous donner quelques exemples: Dans les pays de l'OTAN, les pilotes doivent normalement avoir 150 à 200 heures de vol par an. Les Russes ont de la chance s'ils en ont 40 ou 50. Les diplômés des écoles de formation de pilotes sont envoyés dans d'autres services parce qu'il n'y a pas d'avions sur lesquels ils pourraient voler.

En 1994, les généraux déploraient le fait que les militaires ne pouvaient pas s'acquitter des tâches qu'on leur confiait. Je vais vous citer un seul passage:

[...] la situation est la suivante: les effectifs en sont à 40 ou 50 p. 100 de leur dotation théorique; l'approvisionnement en matériel des troupes a été réduit de près de 60 p. 100, de sorte qu'il a fallu supprimer environ 70 p. 100 des manoeuvres, l'entraînement de pilotes de combat a été radicalement réduit, et ramené de 100 à 120 heures par an à 30 à 35 heures seulement; et seulement une ou deux divisions sont estimées être prêtes au combat dans chaque district militaire, et un ou deux navires seulement dans chaque flotte.

En 1995, seulement 20 p. 100 des chars du pays fonctionnaient correctement, et il y avait 20 fois moins d'avions de combat disponibles.

En 1998, le maréchal Sergeyev constatait que 53 p. 100 des avions, 40 p. 100 des dispositifs anti-aériens, des hélicoptères, des blindés et de l'artillerie avaient besoin de réparations. La situation était encore pire dans la marine: 70 p. 100 des navires avaient besoin de réparations importantes. En fait, la guerre en Tchétchénie a mis en évidence à quel point la situation des forces armées russes est catastrophique actuellement.

Pour ce qui est du rétablissement de la situation, Sergeyev a déclaré en 1999 que le pays ne pourrait pas ramener ses dépenses militaire à un niveau qui lui permettrait de rééquiper l'armée avant 2006. Cette année, il a précisé que cette date magique avait été reportée à 2008, puis à 2010.

Je ne voudrais pas vous laisser l'impression que les Russes ne sont pas conscients du caractère dramatique de leur situation. Au cours de mes discussions avec des officiers russes, j'ai pu constater qu'ils en sont encore plus conscients que nous, et que parfois nous sous-estimons même la gravité de la situation.

Voici une petite anecdote assez ironique: Pavel Felgehauer, l'un des meilleurs observateurs de l'armée russe, a déclaré qu'aujourd'hui les soldats russes survivaient essentiellement en mangeant du pain et des tiges de légumes. Constatant l'ironie de cette situation, il faisait remarquer que c'était grâce à des aliments envoyés par le Département américain de la défense que les soldats russes réussissaient à survivre. On est loin de la situation d'il y a 15 ans. Poutine est bien conscient de l'énormité de cette situation.

L'un des derniers problèmes que je voudrais mentionner, c'est la cohésion politique. L'une des caractéristiques les plus fondamentales de presque toutes les démocraties, particulièrement de celles qui accordent de la valeur au leadership civil, c'est de garder les militaires à l'écart de la politique; et c'est ce que faisaient les militaires. Certes, ils étaient politisés, mais dans le passé, ils ne se mêlaient jamais du processus politique.

Vers la fin de la période soviétique, certains officiers ont commencé à s'en mêler, puis des officiers militaires se sont ouvertement présentés comme candidats politiques à certaines fonctions, ou même portés candidats à des postes de dirigeants politiques du pouvoir exécutif. On se trouve alors dans une situation où un officier A peut très bien militer publiquement pour la politique B alors que l'officier B milite publiquement en faveur de la politique C. Si des généraux peuvent être ouvertement en désaccord l'un avec l'autre, comment peut-on être sûr que l'armée accomplira correctement les tâches qui lui seront assignées dans le cas d'une guerre ou de troubles internes?

En conclusion, deux célèbres phrases me reviennent à la mémoire. La première est celle d'un sage Chinois qui avait dit: «Puissiez-vous être condamné à vivre une époque intéressante.» Pour ceux d'entre nous qui suivent la situation en Russie, et en particulier dans l'armée russe, cette époque est vraiment intéressante. En fait, je dirais qu'elle l'est plutôt trop. M. Poutine y a veillé.

La seconde phrase, je l'ai entendue souvent dans la marine américaine: «Quand la situation n'a jamais été aussi sombre, la noirceur totale n'est pas loin.» Je serais le dernier à dire que ce scénario catastrophe va se produire. Je l'ai appris à l'époque où je m'occupais de la crise polonaise quand j'étais au Département d'État. Tous les jours, on nous demandait quand l'économie polonaise allait s'effondrer et devinez ce qui s'est passé, elle ne s'est jamais effondrée. Néanmoins, je pense que tout le monde est conscient de la gravité extrême de la situation.

J'aimerais aussi ajouter que moi qui me suis intéressé aux militaires russes et soviétiques dans le passé, je peux vous assurer que c'étaient de bons soldats et de bons marins. Ils connaissaient leur travail et ils le faisaient, même si c'était de façon beaucoup plus brutale que nous ne sommes prêts à l'accepter.

Actuellement, si dramatique que soit la situation, je crois que la clé de l'avenir de l'armée russe, c'est le leadership. Depuis 10 ans, les militaires russes sont à la dérive. M. Poutine a pris le taureau par les cornes en nommant M. Ivanov ministre de la Défense. Que doit-il faire? Ici, je repense à l'un de mes héros personnels, George S. Patton. Certains d'entre vous ont peut-être vu le célèbre film Patton. Vers la fin du film, on donne pour mission à Patton de déplacer ses troupes pour venir en aide au bastion assiégé de Bastogne durant la bataille des Ardennes. C'est une véritable pagaille, comme le constate Patton lorsqu'il arrive à un carrefour complètement embouteillé. Patton fait ce qu'est censé faire n'importe bon chef: il saute de sa jeep, éjecte l'officier de police militaire chargé de la circulation et commence à diriger lui-même les opérations. Croyez-moi, un général comme Patton qui fait la circulation, cela attire l'attention des soldats, et tout se remet à fonctionner.

Je mentionne cette anecdote simplement pour dire que ce dont ont besoin les militaires russes maintenant, c'est d'un agent de la circulation s'ils veulent espérer entrer dans un monde d'armées modernes et, espérons-le, civilisées. Il reste à voir si M. Ivanov sera à la hauteur. Il est certain qu'il a le pouvoir et l'influence nécessaires. Il est le numéro deux de la Russie, juste après M. Poutine.

Cela dit, il ne faut pas s'attendre à des miracles. La reconstruction de l'armée russe prendra du temps, beaucoup de temps.

Le sénateur Grafstein: Professeur, votre témoignage est très utile. J'ai l'impression que lorsqu'on examine l'armée russe de l'intérieur aussi bien que de l'extérieur, on constate un parallèle avec ce qui s'est passé aux États-Unis durant la période qui a suivi la guerre du Vietnam, sauf que dans le cas des Russes il y a les coûts mais pas les avantages; cette période de l'après-guerre du Vietnam a transformé radicalement sinon la doctrine militaire, du moins la cohésion sociale en faveur des actions militaires et des interventions à l'étranger. On l'a constaté tout récemment dans le cas de la Yougoslavie, où les militaires étaient prêts à intervenir, mais à distance seulement, au moyen de leur force de frappe plutôt qu'en envoyant des troupes au sol. D'après certains penseurs militaires, si les troupes au sol étaient intervenues plus vite et plus tôt, le problème aurait peut-être pu être résolu avec beaucoup moins de pertes civiles.

M. Herspring: Le général qui commandait les forces aériennes, avec qui j'ai parlé, était de ceux-là.

Le sénateur Grafstein: C'était la conséquence de la transformation de l'attitude des Américains à l'égard de la doctrine militaire. Dans le cas des forces armées russes, je crois qu'il y a un parallèle pour trois raisons: Premièrement, dans le sillage des conflits en Afghanistan et en Tchétchénie, l'armée est affaiblie; deuxièmement, il y a une absence de cohésion socio-politique dans le pays; et finalement, il y a tous les fondements de la faiblesse de l'économie. Tous ces facteurs ont la même répercussion sur la doctrine militaire russe mais sans les avantages de la prospérité des réformes américaines à la suite de la guerre du Vietnam.

Si vous êtes d'accord avec ces principes généraux, quelle doctrine militaire les penseurs stratégiques russes devraient-ils adopter? Je vais vous en suggérer une que j'ai lue quelque part. Je ne suis pas sûr d'être d'accord, mais cela me semble tout de même raisonnable. De toute évidence, il faut réduire l'armée. À ce propos, je parle simplement des forces conventionnelles, pas des forces nucléaires, qui constituent un ensemble de problèmes complètement distinct. Je tiens à bien séparer les deux.

En ce qui concerne les forces militaires conventionnelles, je trouve parfaitement judicieuse la doctrine adoptée par les Américains à la suite de la guerre du Vietnam, et qui consiste à avoir des unités d'intervention mobiles beaucoup plus efficaces que des corps d'armée conventionnelle massifs. Ces unités d'intervention mobiles sont rapides, féroces, armées jusqu'aux dents, et hautement mobiles. Est-ce dans cette direction que s'orientent les Russes dans leur débat sur la doctrine militaire? Cela a d'énormes conséquences sur la taille de l'armée. Autrement dit, en faisant plus petit, on peut faire mieux.

M. Herspring: La réponse est oui, mais ils le font d'une manière typiquement russe.

Le sénateur Grafstein: Que voulez-vous dire?

M. Herspring: La doctrine militaire russe est actuellement dans un état de pagaille complet. On a réduit le nombre de districts militaires. On insiste surtout sur les unités aéroportées. En fait, ce sont les seules unités des forces classiques qui valent encore quelque chose.

Le problème, c'est que les Russes intellectualisent la guerre beaucoup plus que nous. Ils s'inspirent du modèle du vieil état-major allemand. Autrefois, on pouvait entrer à l'école de l'état-major général comme colonel et en ressortir colonel, ou général selon qu'on avait plus ou moins bien réussi. Moi qui ai enseigné au collège de guerre américain, je peux vous dire qu'il y a des gens qui viennent y passer leurs vacances. Rien à voir avec le modèle russe.

Les Russes essaient d'examiner une situation et de voir comment ils vont pouvoir assembler tous les éléments. Effectivement, ils sont en train de supprimer 365 000 postes actuellement. Ils savent qu'ils doivent réduire leurs effectifs. Leur problème, c'est qu'ils ne savent pas de quel genre d'armée ils ont besoin.

M. Ivanov était secrétaire du Conseil de sécurité. Il a fait l'analyse de la réforme militaire. Il arrive au ministère de la Défense avec des idées bien établies. Le problème, c'est que les Russes ont aussi besoin d'un budget prévisible. Ils ne vivent pas comme nous. Nous, on nous dit qu'on peut avoir telle ou telle chose, et soudain quelqu'un le réduit parce qu'il en a besoin quelque part ou parce qu'il y a eu une catastrophe dans l'agriculture, et alors on reprend de l'argent à l'armée. Notre armée, elle, s'adapte; la leur, non. Ils s'installent pour se demander combien d'argent ils ont pour planifier, parce que l'instruction doit concorder avec la doctrine et le genre de personnel qu'ils ont. Peut-être c'est ce que nous allons faire avec l'examen actuel en cours à Washington.

À l'époque où j'étais à la Commission aux forces armées de la Chambre, quelqu'un se demandait ce qu'il fallait faire avec 20 chars. J'ai dit qu'on n'avait qu'à les donner à la marine. Pourquoi? Parce que j'ai décidé qu'on les donnait à la marine. C'est comme cela que nous avons tendance à faire les choses. Par exemple, la marine fabrique des navires au Mississippi dont elle n'a pas besoin, mais un sénateur quelconque a énormément de pouvoir et c'est lui qui décide de ce qu'on fait. Les choses se passent beaucoup comme cela aux États-Unis. Ce n'est pas du tout la même chose chez les Russes. Ce sont les militaires qui décident ce qu'ils veulent, et tous les autres réagissent. Ils sont en train de passer par un processus de démocratisation où la population dit: «Nous ne voulons pas de cela.» Et les généraux répondent: «Comment cela, vous ne voulez pas de cela? On vous dit que vous le voulez.» C'est une véritable révolution mentale.

Ensuite, il y a la nouvelle question de la défense contre les missiles de théâtre. Ils ne savent pas ce que veut vraiment faire M. Bush. Ils ne comprennent pas où veulent en venir les Américains actuellement. Je crois que M. Poutine est un adepte de la realpolitik, comme l'était Henry Kissinger. Il comprend ce genre de chose. Mais la question est de savoir si c'est une situation à laquelle ils doivent apporter une réponse militaire. Que va-t-il se passer si la Slovaquie ou les États baltes entrent à l'OTAN? Quelle devrait être leur réaction?

Le sénateur Grafstein: Vous m'amenez tout naturellement à ma question suivante. Le flou et l'incertitude de la doctrine militaire obligent les penseurs russes à voir la guerre des étoiles à un niveau plus abordable, c'est-à-dire en gros à ramener cela à l'expansion de l'OTAN qui constitue quelque chose de réaliste, c'est-à-dire à quelque chose qui se passe sur le terrain, et à voir s'ils pourraient utiliser autre chose que les moyens militaires pour bloquer la situation. Autrement dit, alors qu'il y a par exemple une séparation entre la Chine et la Russie, soudain les liens entre ces deux pays pourraient se resserrer. Ou encore, comme le golfe Persique présente un aspect stratégique, nous pourrions voir des liens beaucoup plus actifs se développer dans cette région. Ou encore, là où les Russes gardent normalement leur distance et observent de loin les actions irrationnelles ou perverses de l'Iran, ils pourraient tout d'un coup de faire cause commune avec l'Iran.

En fait, en intervenant rationnellement face à l'expansion de l'OTAN, les Russes sont obligés, puisqu'ils n'ont pas la force militaire nécessaire pour appuyer leurs prétentions, de recourir à des alliances stratégiques politiques incongrues, complexes ou imprévisibles pour renforcer leur position. Est-ce que cela ne risque pas de nuire en fin de compte à nos espoirs pour l'Europe, c'est-à-dire la paix et le calme sur le front de l'Est?

M. Herspring: Je viens de faire une étude pour essayer de comprendre M. Poutine, et je ne prétends pas que nous le comprenions vraiment. Premièrement, les Russes ont clairement dit aux Balkans: «Vous savez d'où vient votre pétrole?» et ils ont clairement dit la même chose aux Européens de l'Ouest. Ils n'ont pas à dire grand-chose de plus.

Deuxièmement, M. Poutine sait qu'en allant à Cuba, il va agacer Washington. Il sait que s'il a des relations avec Téhéran, cela ne va pas faire plaisir à Washington. Il faut que notre alliance soit très prudente à cet égard: M. Poutine sait très bien que la Russie a un budget militaire de 8 milliards de dollars alors que les États-Unis ont un budget de 300 milliards de dollars. Il ne pèse pas lourd actuellement, mais je pense qu'il est en train d'envoyer ce genre de message: «Ou bien vous collaborez avec moi, ou alors je vous préviens que je peux devenir un facteur imprévisible, un facteur imprévisible dans le monde entier parce que certes, je ne peux pas vous obliger à faire quelque chose que vous ne voulez pas faire, je suis petit et vous êtes gros, mais je peux faire comme un petit roquet et me mettre à vous mordre les chevilles.» C'est un peu ce qu'il essaie de dire, qu'il veut qu'on les prenne au sérieux et qu'on laisse tomber les polémiques de Washington.

Le sénateur Grafstein: Seriez-vous d'accord avec ce que notre comité a avancé précédemment, à savoir que la volonté de développer l'OTAN actuellement envers et contre tout, alors que la Russie paraît en surface être la plus faible sur le plan militaire, risquerait de se retourner contre l'OTAN elle-même?

M. Herspring: Sénateur Grafstein, je viens d'assister à Chicago à une conférence où abondaient les généraux, tous des fidèles de l'OTAN. J'ai contesté les thèses de l'ambassadeur Hunter qui parlait. Je sais bien qu'une bonne partie de ce que disent les Russes actuellement, c'est du vent, mais de notre côté nous sommes en train de parler d'expansion de l'OTAN et personne ne parle des Russes. Il y a quelque chose qui manque ici. Nous ne sommes pas obligés de faire ce qu'ils veulent que nous fassions, mais il faut tout de même les écouter.

Ce dont nous avons désespérément besoin actuellement, c'est une grande conférence sur la Russie. Qu'on réunisse des gens aussi désagréables que le général Milanov. Qu'on les laisse exposer leur thèse, et qu'au moins ils aient l'impression que nous les écoutons et que nous les prenons au sérieux.

Pour ce qui est de l'expansion de l'OTAN, la Slovénie est un cadeau. On ne peut pas s'en plaindre, car il n'y a pas de problème de frontière. La Slovaquie, c'est différent. Les pays baltes, c'est aussi différent. Pour ce qui est de la Roumanie ou de la Bulgarie, je ne suis pas trop sûr, mais pour d'autres raisons.

Il y a une autre chose qui me chagrine personnellement, et j'ai écrit un article en regard de l'éditorial du Washington Times à ce sujet. Cela m'agace, en tant que contribuable, d'entendre les Tchèques dire: «Vous avez une dette envers nous parce que nous avons l'article V; vous ne pouvez rien y redire. Nous n'avons pas à faire le moindre effort.» Actuellement, le ministère de la Défense tchèque est dans un état catastrophique. Leurs avions s'écrasent. Les Hongrois dépensent 1,7 p. 100 de leur PIB dans ces domaines.

À l'avenir, il faudra dire aux pays que s'ils veulent entrer à l'OTAN, ils devront commencer par faire le ménage chez eux. Tout le monde veut en faire partie, et nous savons bien pourquoi. Les Polonais font au moins une tentative de collège. Ils n'en font pas assez, certes, mais au moins ils essaient. Les Tchèques, eux, se contentent de nous faire des pieds de nez et rien d'autre. Les Hongrois nous ont donné une base aérienne qui nous a été utile.

Le président: Vous suggérez de regarder la Russie, c'est justement ce que fait notre comité. C'est à la suite de notre étude sur l'OTAN pour laquelle vous nous avez aidés, et sur le maintien de la paix, que les membres du comité ont décidé de se pencher sur la situation de la Russie et de l'Ukraine pour certaines des raisons que vous avez vous-même décrites.

Le sénateur Andreychuk: J'aimerais aller un peu plus loin dans votre évaluation de Poutine. La plupart des gens ont l'air de penser que c'est l'année prochaine qu'on saura s'il veut vraiment faire des réformes et si la situation va changer. J'aimerais donc savoir si à votre avis il est sur la bonne voie lorsqu'il insiste d'abord sur la réforme économique, et ensuite sur la réforme militaire, et si à votre avis il est sincère?

Deuxièmement, où se situe la menace pour la Russie si elle veut se doter d'une nouvelle doctrine militaire? Certes, c'est un problème de devenir une force moindre alors qu'on était auparavant une superpuissance. Cela entraîne toutes ces petites manoeuvres, comme d'aller à Cuba pour attirer l'attention. Mais où les Russes voient-ils une menace? Poutine a dit qu'il s'inquiétait beaucoup de la présence de l'industrie de la drogue dans son pays et des intégristes qui ont détourné la doctrine islamique. Est-ce que c'est dans cette direction qu'il se restructure? Pensez-vous que les militaires partagent son point de vue ou sont-ils plongés dans la confusion la plus totale?

M. Herspring: L'objectif principal de M. Poutine actuellement est de reconstruire l'État russe. Ce n'est pas un État comme chez nous. Par exemple, nous parlions tout à l'heure de la liberté de la presse. M. Poutine, lui, répond: «Vous savez, c'est Thomas Jefferson qui disait que la liberté totale de la presse est une catastrophe.»

Dans son discours du millénaire, que je vous conseille à tous de lire, Poutine a dit les choses très clairement. Il veut avoir une presse libre, mais à condition que ce soit une presse responsable, et il veut déterminer lui-même ce qu'est une presse responsable. Si vous vous demandez quelles sont les motivations des affaires d'espionnage, et s'ils veulent s'en prendre à des Américains comme Edmond Pope, détrompez-vous; ils sont simplement en train d'envoyer un message à la population locale pour lui dire que l'État est fort et qu'on ne touche pas à l'État. Quand il s'en prend aux gouverneurs, ou au ministre des Pêches, ou quand il oblige les administrations locales à aligner leurs législations sur celles de Moscou, cela fondamentalement a simplement pour objectif de reconstruire l'État russe.

Il y a un mois, on écrivait que Poutine était à bout de souffle. Je pense que plus personne ne dit ce genre de chose après ce qui s'est passé la semaine dernière. De toute évidence, il fonce en avant. Sa réforme économique a bénéficié d'un essor de 7,8 p. 100, principalement grâce au pétrole. Le cours du pétrole est passé de 10 $ à 35 $ le baril, et cela l'a beaucoup aidé. Il n'aura peut-être pas la même chose cette année.

Le président: Que s'est-il passé la semaine dernière?

M. Herspring: Il a nommé M. Ivanov ministre de la Défense.

Bien des gens disaient qu'il était à bout de souffle, et il est clair qu'il s'est attaqué aux problèmes de l'armée. Ce dont la Russie a besoin par-dessus tout maintenant, c'est la stabilité. M. Ivanov a aussi dit qu'il allait procéder à la manière russe. Il ne va pas faire les choses comme nous avons l'habitude de les faire dans un contexte démocratique. Il dit que les Russes ne sont pas prêts pour cela, qu'ils ne comprennent pas encore la démocratie. Il dit qu'il va agir de manière différente.

Les militaires considèrent l'expansion de l'OTAN comme une initiative hostile. Ils pensent que la défense contre les missiles de théâtre est aussi un acte d'hostilité. Beaucoup de choses vont dépendre de l'évolution de la situation avec la Chine. Ce sera un élément central de toute la situation. On a l'impression qu'il n'est pas tellement important que les points de vue soient partagés parce que c'est Poutine qui commande, contrairement à M. Eltsine qui disait: «Allez donc jouer avec vos joujoux et laissez-moi tranquille boire ma vodka sans avoir à prendre de décisions.» Poutine s'est attaqué aux problèmes de l'armée. Comme j'ai essayé de vous le montrer, les problèmes sont gigantesques. Ils sont d'accord avec lui, de même que le maréchal Akhromeyev était d'accord avec le constat de Gorbatchev lorsqu'il disait en 1989 que le pays était en train de s'effondrer et qu'il fallait faire quelque chose. Il se trouve que Gorbatchev est allé plus loin que ce que souhaitait Akhromeyev. Je pense que les militaires comprennent Poutine. Mais simplement, dans leur esprit, il y a une menace.

Soit dit en passant, à l'époque où j'étais au Département d'État, nous avions deux sources de renseignement, la CIA et la Defence Intelligence Agency. Nous ne faisions jamais attention à ce que disait la DIA, parce que nous savions très bien ce qu'ils allaient nous dire: la menace s'est intensifiée. Avec la CIA, on ne savait jamais à quoi s'attendre. Quelquefois, ils nous disaient que la menace s'était atténuée, mais ils n'étaient pas au service de quelqu'un d'autre, ils se contentaient de faire du renseignement. C'est ce que vous avez maintenant au ministère de la Défense. Si vous n'avez pas de menace, pourquoi avez-vous un uniforme? Quand vous discutez avec ces gars-là, ils sont tellement apolitiques que c'en est tragique, franchement. Quand vous posez une question à un général russe, et je l'ai fait bien des fois, il vous répond: «Ja nie znau, eto politichiski vopros», ce qui signifie: «Je ne sais pas, c'est une question politique.» Si je pose une question à un officier des Forces canadiennes, il ne va pas me dire que c'est une question politique, il va me donner son opinion. C'est la même chose avec des officiers français ou allemands. Les officiers russes ont été tellement coupés de notions comme celle-là qu'ils ne les comprennent tout simplement pas. Pour eux, c'est comme un réflexe rotulien.

C'est pour cela que je dis que j'admire ce que fait votre comité et qu'il faudrait organiser plus de conférences directement avec les militaires russes. Laissons-les raconter ce qu'ils ont à raconter, et nous accomplirons peut-être deux choses: premièrement, nous les comprendrons mieux et deuxièmement, nous leur manifesterons du respect. Personne n'a besoin de dire à un Russe qu'il vit dans un égout; il le sait très bien. Ce n'est pas en le lui disant qu'on va faire avancer les choses. Or c'est ce que nous avons beaucoup trop fait. Quand je dis «nous», je veux dire toute l'Alliance. Je ne blâme pas le Canada ni qui que ce soit d'autre.

Il faudrait vraiment que nous essayions de leur montrer qu'ils ont une place légitime dans le monde. Soyons francs: la guerre en Yougoslavie n'aurait pas cessé sans M. Eltsine et M. Chernomyrdine. Il est allé dire à M. Milosevic: «La partie est terminée». Ne serait-ce que pour cela, nous leur devons quelque chose.

Le sénateur Andreychuk: Pour poursuivre, la dernière fois que vous étiez ici vous nous avez parlé de la flotte de la mer Noire et des dispositions qui ont été prises avec l'Ukraine et la Russie. Peut-être pourriez-vous nous faire le point de la situation et nous dire si ces rapports, qui sont extrêmement tendus, sur le plan militaire, entre l'Ukraine et la Russie, évoluent positivement.

Peut-être pourriez-vous aussi ajouter quelques commentaires sur la pollution nucléaire et les autres formes de pollution dans le nord, et nous dire si c'est quelque chose qui devrait nous inquiéter plus.

M. Herspring: La situation en Crimée, à Sébastopol, semble nettement s'améliorer. Dans sa politique, Poutine a décidé d'améliorer les relations avec l'Ukraine. Le problème, c'est que l'Ukraine est dans une situation tellement catastrophique que je ne sais pas s'ils auront encore le même président demain. Il est difficile de prévoir ce qui va se passer.

Dans l'ensemble, les militaires collaborent très bien ensemble si on leur donne des instructions en ce sens. Ils peuvent s'occuper de tout sans difficulté. Le problème, c'est que la flotte russe est en train de rouiller et de se désintégrer. On pourrait même se demander s'il y a vraiment une flotte.

La question du nucléaire m'inquiète. Les Soviétiques se sont simplement contentés d'abandonner leurs sous-marins nucléaires dans la mer du Nord. Il faudrait poser la question à un spécialiste, mais je crois que cela a eu des conséquences profondes. D'après les derniers chiffres que j'ai vus, il y aurait 110 sous-marins immobilisés à Murmansk et aussi en Extrême-Orient, des sous-marins qui ont toujours leur réacteur nucléaire. La seule machine qu'ils ont pour enlever le coeur de ces réacteurs, c'est nous qui la leur avons donnée, mais elle ne permet de traiter qu'un certain nombre de sous-marins par an. Le problème, c'est que tous ces sous-marins restent là à rouiller. J'ai demandé à des sous-mariniers ce qui se passait si l'eau de mer entrait dans ces sous-marins. Ils m'ont répondu qu'il n'y avait pas d'explosion, simplement de la pollution. Le drame, c'est que cette pollution est bien réelle.

Le pire, c'est que Moscou a envoyé des équipes d'enquêteurs voir ces bateaux et que quand ils sont montés à bord, il n'y avait pas un seul garde. Il n'y a personne pour garder ces bateaux. Autrefois, dans la marine américaine, les armes nucléaires étaient toutes surveillées par des marines.

Si vous voulez avoir une expérience intéressante sur un porte-avions, allez-y le jour où ils ont une alerte nucléaire. Vous ferez bien de vous coller contre une cloison, parce que peu importe votre rang, vous allez avoir tous ces marines qui vont se précipiter vers ces armes et vous piétiner si vous êtes sur leur passage. Autrefois, les Russes avaient le KGB. Je ne sais même pas si le KGB ou le FSB sont encore dans la course maintenant. Jusqu'à présent, nous avons réussi à maintenir les contrôles.

Il y a trois ans, les Norvégiens ont lancé un satellite et les Russes ont cru que c'était un missile qui les attaquait, parce que leurs systèmes sont complètement décrépits. Pendant des années, mon cousin a été officier d'entretien de missiles au Montana. Il disait qu'il fallait s'entraîner avec ces missiles. Il faut les entreposer à une certaine température. Les Russes n'ont pas de climatisation. On leur a coupé l'électricité. Les États-Unis, en fait, ont dépensé beaucoup d'argent pour permettre aux savants de rester là-bas en les payant pour qu'ils restent là et qu'ils ne partent pas ailleurs créer des ennuis, et aussi pour les aider à se débarrasser d'une grande partie de ces missiles. Malheureusement, je crois que l'administration Bush parle de mettre fin à ce programme. Ce n'est de bon augure pour personne.

Le sénateur Corbin: Quels sont les états de service de M. Ivanov et que pouvons-nous attendre de lui?

M. Herspring: C'est une bonne question, que nous nous posons tous. Jusqu'à novembre dernier, il était lieutenant-général au KGB ou au FSB. C'était un agent du renseignement étranger, et c'est de là que viennent ses liens avec M. Poutine. En novembre dernier, M. Poutine lui a fait prendre sa retraite. À ce moment-là, on pensait que c'était pour lui permettre de passer au ministère de la Défense. C'est l'allié le plus proche de M. Poutine.

C'est une erreur de penser que, comme il faisait partie du KGB, il y a là quelque chose de forcément sinistre. Il y avait deux volets au KGB: le volet étranger et le volet intérieur. À l'intérieur, il y avait des brutes qui tabassaient des gens et semaient la pagaille dans les rassemblements, ce genre de choses. Mais il faut aussi bien comprendre qu'au KGB, il y avait les meilleurs et les plus brillants. Si l'on arrivait au KGB, c'est parce qu'on était très bon. M. Ivanov n'est pas idiot. Il a passé beaucoup de temps à réfléchir aux problèmes de sécurité. Donc, pour répondre à votre question, je pense qu'il va faire avancer les choses. La grande question est de savoir s'il aura suffisamment d'argent pour cela.

Le fait que M. Poutine l'ait nommé à ce poste montre que pour lui, c'est un domaine hautement prioritaire. Le Conseil de sécurité nationale était considéré comme ce qu'il y avait de plus important. Maintenant, il y a autre chose, et on nous dit que ce conseil va se concentrer sur la Tchétchénie, c'est-à-dire une situation désespérée. Nous pouvons en discuter, si vous voulez.

Ivanov n'est pas quelqu'un qu'on prend à la légère. Les généraux savent que c'est quelqu'un de très important. En même temps, Poutine a placé des gens au ministère de l'Intérieur ou dans la police. Il a placé des gens dans divers secteurs, tous des gens de l'extérieur. Il le fait notamment pour démanteler la clique qui dirigeait les affaires jusque-là et pour dire à tous ces gens-là: «C'est moi, Vladimir Poutine, qui ai décidé de ce que je vais faire ici. Je ne vais pas écouter vos radotages sur vos activités militaires. Je vais nommer ici quelqu'un qui ne fait pas partie de votre groupe.» C'est à peu près cela qu'il a fait.

Je pense qu'il va se passer des choses, à condition que les finances soient là. Je suis persuadé que pour une fois les généraux vont cesser de se chamailler et qu'on va commencer à faire attention à ce qui se passe, au lieu de poursuivre dans le chaos du passé.

Le sénateur Corbin: J'ai lu un résumé de votre exposé au caucus de mon parti ce matin. Je l'ai trouvé très intéressant, mais vous y peignez un tableau très sinistre. Franchement, c'est décourageant. Je ne vois vraiment pas la lumière au bout du tunnel, en tout cas certainement pas après ce que vous nous avez dit cet après-midi. J'ai bien peur que les calendriers continuent d'être sans cesse repoussés à l'avenir.

Cependant, vous concluez votre document avec un commentaire qui m'interpelle. Vous dites que, mentalement, les militaires russes se comportent toujours comme une superpuissance, comme ils le faisaient avant. Il reste à savoir s'ils vont ou non changer dans les années à venir. Une chose est certaine, cependant, c'est que quoi qu'ils fassent, ce sera typiquement russe, et il ne faut pas l'oublier.

Je le crois volontiers. Vous affirmez un fait. Toutefois, ce que l'histoire m'a appris, c'est que les Russes deviennent grands, braves et extraordinaires lorsqu'ils sont confrontés à des situations de crise extrême. Or, ce genre de situation n'existe pas actuellement. Les Russes n'ont pas été suffisamment stimulés par leurs conditions d'existence. Il va falloir que quelque chose arrive pour qu'ils se décident à aller de l'avant avec des réformes, en tout cas c'est mon impression.

M. Herspring: Il y a une chose qui me surprend, très honnêtement, c'est que la popularité de M. Poutine soit à 70 p. 100. Bien des politiciens aimeraient pouvoir en dire autant.

Le sénateur Corbin: Est-ce qu'il y a un choix?

M. Herspring: Ce n'est pas seulement cela. Je crois que les Russes sont stimulés, mais pas du tout de la même manière que sous M. Eltsine. Ils sont stimulés parce qu'ils sentent qu'ils ont un homme fort. Ce qu'ils disent, c'est: «Ne nous dites pas qui vote pour qui dans cette démocratie. Ce que nous voulons, c'est que quelqu'un prenne le contrôle et fasse bouger les choses.»

Si l'on regarde l'année passée, de 2000 jusqu'à maintenant, on constate que M. Poutine a fait bouger les choses, mais il est très lent et méthodique. Les gens pensaient qu'ils ne pourraient jamais savoir ce qu'il pensait, que ce serait un joueur de poker incroyable. À la fin de l'année, ils disaient qu'il était à bout de souffle, et là, tout d'un coup, il abat la carte de M. Ivanov. Cela montre bien qu'il n'est pas à bout de souffle. Il s'est attaqué à des problèmes très sérieux.

Le plus gros problème de M. Poutine aujourd'hui, c'est la Tchétchénie. Il la porte comme un boulet attaché à son cou. Il est arrivé au pouvoir à cause de la Tchétchénie, mais il ne sait pas quoi en faire. Avec qui négocier? Des bandits? De toute façon, ils ne négocieraient pas avec lui sauf pour obtenir leur indépendance. Ce n'est pas pour présider au démantèlement de l'empire russe qu'il est venu à Moscou.

C'est une guerre sans fin. En moyenne, 200 soldats russes sont tués chaque mois en Tchétchénie. L'armée se retire et ils amènent les véritables brutes, les troupes de l'intérieur qui sont beaucoup moins disciplinées et qui posent beaucoup plus de problèmes.

Le problème de M. Poutine vient en partie de ce qu'il n'a pas été formé à ce travail. Que ce soit dans votre pays ou dans le mien, quand quelqu'un finit par devenir président, c'est qu'il a déjà franchi tous les échelons. Dans le système britannique, ils ont déjà été ministres ici ou là, et ils comprennent bien le système. M. Poutine, lui, a été bombardé d'un seul coup de lieutenant-colonel du KGB à président du pays. Son plus gros dilemme, c'est qu'il ne sait pas quoi faire avec son pouvoir. Est-ce qu'il veut s'en servir pour se grandir lui-même? Est-ce qu'il veut s'en servir pour améliorer le pays? Il ne le sait pas encore.

En un mot, M. Poutine est quelqu'un qui résout des problèmes. Quand j'étais au Département d'État et que quelqu'un disait: «Voici un problème», tout ce qu'il fallait faire, c'était le résoudre et trouver une réponse. Par exemple, que faisons-nous face à la Chine et à la situation sur telle ou telle île? L'administration ne voulait pas de problèmes, elle voulait des solutions. C'est à ce monde-là qu'appartient M. Poutine. C'est ce qu'il a essayé de faire, et il a réussi jusqu'à un certain point. Sa dernière initiative avec M. Ivanov montre qu'il continue sur cette voie.

Le sénateur De Bané: Est-il vrai que lorsque M. Poutine a participé une journée à la dernière réunion du G-7-G8, il a impressionné tous les autres politiciens chevronnés?

M. Herspring: C'est vrai. Tous ceux qui ont eu affaire à lui en ont retiré la conviction que c'est quelqu'un qui sait ce qu'il fait.

Il a obtenu un diplôme de droit. Un diplôme de droit en Russie, ce n'est pas la même chose qu'un diplôme de droit au Canada. En gros, il étudiait le marxisme et le léninisme.

Le sénateur De Bané: Quand ces gens occidentaux disaient qu'il les avait impressionnés, je suis sûr qu'ils se servaient de leurs propres critères pour le juger.

M. Herspring: Il n'a pas de vocation idéologique; il est totalement dénué d'idéologie. Il a dit que les Russes n'oublieront pas que le communisme a fait certaines choses pour eux, mais qu'ils n'oublieront pas non plus que le communisme a failli les détruire.

M. Poutine est un individu extrêmement pragmatique. Autrement dit, s'il faut prendre une idée à la gauche, il le fera. S'il prendre une idée de droite, il le fera aussi. Il s'en fiche complètement, tout ce qu'il veut, c'est résoudre son problème. C'est vraiment comme cela que je le perçois, et j'ai l'impression que c'est comme cela qu'il s'est attaqué à tous les problèmes qui se sont présentés à lui.

Nous parlions tout à l'heure de Brejnev. Je pourrais écrire ses discours. Je connais son jargon sur le bout de la langue. Je savais exactement ce qu'il allait dire. Je ne peux pas en dire autant pour Poutine. Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il va dire. Je peux plus facilement imaginer ce que George Bush va dire que ce que Vladimir Poutine va dire, parce que M. Bush est plus prévisible.

Le président: À ce propos, je soulignerais que le sénateur Andreychuk et moi-même avons rencontré le président Poutine durant l'intersession. Nous n'étions pas vraiment là en comité. Le sénateur Andreychuk, moi-même et trois ou quatre autres personnes avons eu avec lui une excellente discussion.

M. Herspring: Comment l'avez-vous trouvé?

Le président: Personnellement, j'ai trouvé que cette rencontre était incroyablement fructueuse. Chacun de nous avait une question sur un sujet donné. Les questions étaient très bien posées, c'étaient d'excellentes questions. L'un de nos agents du protocole n'arrêtait pas de nous faire des signes, mais le président Poutine disait: «Écoutez, renvoyez cet agent du protocole. Le protocole est à notre service, pas l'inverse. Je veux répondre à ces questions.» Et il y répondait. Il est resté une demi-heure de plus que prévu, il a été extrêmement impressionnant.

M. Herspring: Il prend la question à bras le corps et va droit au coeur de la réponse.

Le président: Il a très bien répondu à des questions extrêmement bien formulées sur toutes sortes de sujets.

Le sénateur Andreychuk: À propos de perceptions, je crois qu'il a très bien répondu aux questions auxquelles il voulait répondre. Peut-être n'avait-il pas de réponses pour d'autres questions. Par exemple, il a passé outre à ma question et il est passé à d'autres réponses qui débouchaient sur d'autres questions.

Nous avons été impressionnés par M. Poutine parce que nous continuons à répéter nos propres erreurs. Nous avons une certaine idée de ce qui est un dirigeant russe. Nous avons tous été sidérés quand nous avons découvert Gorbatchev parce que je ne crois pas que nous comprenions Brejnev.

M. Herspring: Sans parler de Raisa.

Le sénateur Andreychuk: C'est vrai. C'est exactement la même chose. Nous découvrons la nouvelle génération, la génération jeune. Ils nous étonnent, et je crois que cela en dit plus sur nous que sur lui.

Je pense que vous avez parfaitement raison de dire que c'est quelqu'un qui résout des problèmes. Mais la difficulté, quand toutes les balles sont en l'air, c'est d'avoir une vision globale de ce qui se passe. On ne fait pas marcher un pays en trouvant la solution à des problèmes individuels, il faut que tout soit lié.

M. Herspring: L'impression qu'il me donne, c'est que s'il peut trouver la réponse chez Lénine, c'est très bien, mais s'il peut la trouver chez Thomas Jefferson, c'est très bien aussi.

Le sénateur Corbin: Vous avez parlé du président Bush. Certains cyniques disent que la Russie est par terre et qu'elle devrait y rester. Est-il dans l'intérêt des États-Unis et du reste du monde de laisser la Russie agoniser de cette manière? Quelle est l'attitude des États-Unis vis-à-vis de la Russie, si tant est que cette attitude ait déjà été formulée?

M. Herspring: Tout d'abord, ce n'est dans l'intérêt de personne de laisser la Russie par terre. Deuxièmement, les États-Unis n'ont pas de politique.

Le sénateur Corbin: Non?

M. Herspring: Pour l'instant, il n'y a pas de politique à l'égard de la Russie. C'est un des aspects du problème. Certains -- et je me contente de faire un pronostic car je n'ai pas la réponse -- certains pensent qu'on a mis en place un nouvel ensemble de normes, et que c'est comme cela que les relations vont évoluer. Nous n'allons pas essayer de nous mettre la Russie dans la poche, nous allons traiter avec elle sur un plan différent.

Je connais Condi Rice et je pense qu'elle a tort de polémiquer comme elle le fait. Je ne pense pas que ce soit la bonne chose à faire avec la Russie actuellement, surtout qu'elle est par terre. Quand quelqu'un est par terre, est-ce que cela sert à quelque chose de le frapper? Ils savent qu'ils sont à terre. On ne veut pas non plus être à leurs ordres, et il ne devrait pas en être question.

Vous m'interrogez sur la politique étrangère de Bush. Je ne suis pas très à l'aise pour en parler, car j'ignore en quoi elle consiste. Je pense que M. Bush père est encore là, et que Mme Rice connaît bien la Russie. J'ai lu ses livres et je la connais personnellement. C'est quelqu'un de très compétent. Je ne crains pas l'ignorance au sommet.

Pour des raisons de politique interne, les États-Unis veulent dire à la classe dirigeante qu'il va y avoir une augmentation de 4 p. 100 du budget, un point c'est tout. Cela veut dire qu'il faut regarder tout l'ensemble du budget. Il y a aussi la notion psychologique qu'on ne va pas rester là à essayer de créer un lien du genre Bill-Boris en essayant de modeler la Russie à notre image. Premièrement, nous leur avons promis ceci et nous leur avons donné ceci. La plupart des Russes considèrent maintenant le capitalisme comme une forme de répression et la démocratie comme une autre forme de répression. Nous n'avons pas été très brillants quand nous leur avons apporté notre aide, car une grande partie de cette aide a été siphonnée vers diverses poches.

Le problème se manifeste maintenant avec la question de savoir jusqu'où nous allons aider les Russes sur la question de la non-prolifération nucléaire. Nous procédons actuellement à un examen militaire. Cela mécontente beaucoup des généraux, parce qu'ils étaient très contents de voir Bush gagner plutôt que Gore, mais qu'en fait on leur a simplement dit qu'il y aurait une augmentation de 6 p. 100 du budget et des salaires des militaires et que pour le reste, il faudrait attendre. On va faire une analyse à partir du sommet et Bush a annoncé qu'il y aurait des restrictions budgétaires dans tous les domaines. Toutes les initiatives devront respecter ces restrictions budgétaires, y compris la non-prolifération nucléaire. J'espère qu'il y aura quand même de l'argent pour cela.

Il y a des gens à Washington qui estiment que les Russes ont dilapidé l'argent. On a donc en partie ce message: si vous voulez qu'on vous aide avec cet argent, sachez que nous en avons assez de le voir détourner vers les poches de certains individus. La corruption est le jeu numéro un de la Russie actuellement. Elle est universelle, et la situation n'est pas meilleure dans l'armée qu'ailleurs.

Quand M. Ivanov est arrivé, il s'est produit quelque chose de choquant, quelque chose d'absolument sans précédent chez les Russes. Ils ont un nouveau sous-ministre des Finances de la défense qui est une femme. Cette femme a été nommée au ministère des Finances russe, et c'est une civile. On lui a proposé un rang de général trois étoiles si elle le voulait. Je ne suis pas sûr qu'elle l'ait accepté. Son travail consiste à éliminer la corruption. Encore une fois, c'est quelqu'un de l'extérieur, et en plus, c'est une femme, ce qui dans la mentalité militaire russe est littéralement inconcevable. Les femmes occupent presque toujours des postes d'employées de bureaux ou des postes techniques. On ne place jamais une femme à un poste de direction en Russie. Or en voici une qui est sous-ministre de la Défense, et qui supervise tout le budget. Cela veut dire que les généraux sont obligés de venir lui dire: «S'il vous plaît, madame...» et c'est quelque chose qui ne leur plaît pas.

Le sénateur Di Nino: J'aimerais revenir sur la question des armes nucléaires. Vous avez parlé du manque de professionnalisme des militaires. Je crois qu'une des grandes inquiétudes des pays occidentaux concerne la protection non seulement des armes, mais aussi de la technologie qui risque de s'exporter avec les scientifiques détenteurs des connaissances et des compétences. Pourriez-vous nous en parler un peu?

M. Herspring: Il y a plusieurs problèmes. Premièrement, pour autant que je sache, et j'en ai parlé avec bien des gens à Washington, nous n'avons pas entendu parler d'un seul cas de sortie d'une ogive de la Russie. Il y a bien eu l'affaire du pauvre douanier polonais qui s'est approché d'un camion et dont le compteur Geiger s'est mis à crépiter. Il a ouvert le camion, et découvert de l'uranium hautement radioactif. Il a dû être à la fête. Effectivement, nous avons eu ce genre de problème.

Mais à ma connaissance, nous n'avons pas eu ce problème avec les ogives, en partie parce que nous avons payé les scientifiques pour qu'ils restent là où ils étaient. Le vrai problème, ce n'est pas seulement les missiles, mais les systèmes de commandement et de contrôle. Il ne s'agit pas simplement de s'inquiéter des vols possibles, il s'agit aussi de savoir si ces dispositifs vont marcher.

Je ne suis pas un expert en missiles mais, d'après ce que je comprends, les missiles dépendent de ce commandement et de ce contrôle, qui ne fonctionne pas. C'est pour cela qu'il y a trois ans, quand les Norvégiens ont lancé leur satellite météorologique, les Russes ont cru que c'était un missile qui leur arrivait dessus. Ils devraient tout de même être capables de faire la distinction, ce n'est pas si difficile. Mais ou bien ils ne remplacent pas leurs systèmes, ou bien ces systèmes ne fonctionnent pas. Le maréchal Sergeyev a dit qu'il fallait diriger l'argent vers tous les systèmes stratégiques, car c'est tout ce dont la Russie dispose pour repousser une attaque. Autrement dit, si vous m'attaquez, je vais vous attaquer; c'est la tactique de dissuasion que nous avions à l'époque de la guerre froide. En conséquence, les forces classiques s'effondrent, les chars et les véhicules ne fonctionnent pas, etc.

Sergeyev comprend le problème. Le problème, du point de vue budgétaire et du point de vue de la gestion du pays, c'est de savoir à quoi utiliser l'argent quand on en a si peu. C'est un problème. Les missiles mêmes se détériorent, de même que les installations d'entreposage.

Je ne dirais pas qu'il faut aller attaquer la Russie parce qu'elle ne pourra pas riposter; elle en a la possibilité et le fera. Ils ont encore une capacité de riposte, mais ils ont néanmoins un problème considérable et délicat. Comment vont-ils restaurer leur armée? Dans la seconde doctrine militaire, l'OTAN était considérée comme une offensive. En gros, ce que disait Gorbatchev, c'était: «Donnez-moi un environnement inoffensif pour que je puisse réformer mon environnement interne». Dans la troisième doctrine, on parle des dangers de l'impérialisme.

Le Canada a décidé d'axer ses forces militaires sur le maintien de la paix. Cela fonctionne bien pour le Canada. Les États-Unis essaient de restructurer leur armée et de déterminer son rôle. Nous avons encore une armée de l'époque de la guerre froide. Leur problème, c'est que non seulement ils n'ont pas l'argent, mais ils ne savent pas non plus comment le répartir.

C'est à M. Ivanov qu'on a confié le vrai travail. Depuis trois ans, il y a une guerre interne. Comme le faisait remarquer un observateur russe, il y a eu deux ministères de la Défense -- le chef d'état-major général, le général Kvashnine, qui est favorable aux forces classiques, et le ministre de la Défense, le maréchal Sergeyev, qui est pour les forces stratégiques. M. Poutine a eu un entretien privé avec eux pour leur dire à tous les deux de se taire. Vous êtes en train de parler du problème qui est au coeur de leurs préoccupations. C'est pour cela que le système de défense antimissiles leur pose tellement de problèmes. Nous pensions savoir vers quoi ils s'orientaient.

Il y a environ six mois, ils ont annoncé qu'ils allaient ramener à un certain niveau le nombre de leurs missiles stratégiques. Ils ont orienté leur argent vers les forces classiques et tout d'un coup, boum, voilà la défense nucléaire de théâtre. Ils ne savent plus quoi faire et ils se demandent si ce type, Bush, est sérieux et s'il a vraiment l'intention de faire cela.

Les Russes ont du mal à comprendre à quel point la situation est chaotique aux États-Unis. Je suis de ceux qui disent: Allez-y, allez voir, mais pour l'amour de Dieu ne déployez pas quelque chose qui ne va pas marcher. Il faudra au moins 10 ans pour que nous ayons quelque chose qui fonctionnera et qui pourra avoir l'effet désiré. Néanmoins, c'est leur problème. Mais pendant ce temps, ils sont un petit peu comme le marin qui se demande quel trou boucher dans un navire qui fait eau de toutes parts.

Je ne serais pas surpris de voir une initiative quelconque de la part de M. Ivanov dans les deux ou trois mois à venir. Vous avez ici un bon attaché de recherche qui va certainement se renseigner et vous dire vers quoi ils vont s'orienter, car nous ne le savons pas pour l'instant.

Le sénateur Di Nino: Les États-Unis savent-ils quoi faire en l'occurrence? Vous dites que les États-Unis ne comprennent peut-être pas vraiment la nature du problème. Franchement, je crois que nous sommes tous d'accord pour dire que si les États-Unis font une bêtise, nous allons tous en souffrir.

M. Herspring: Très franchement, j'ignore la réponse à cette question. La personne au sommet, Condi Rice, connaît bien les problèmes. Elle est extrêmement douée et elle parle le russe. Elle comprend la situation.

Ayant passé le mois d'août dernier auprès du Commandement du Pacifique, je peux vous dire que pour l'instant, c'est la Chine qui concentre l'attention. La principale préoccupation de l'amiral Dennis Blair, c'est la Chine, pas la Russie. Nous savons tous de quel côté se trouve la tension actuellement.

Je pense que la Maison-Blanche est actuellement dans une phase d'apprentissage. Je pense que les responsables sont mécontents de M. Poutine à cause de Téhéran et à cause du transfert de technologie nucléaire. Ce qui les inquiète, ce sont les États félons. En fait, il fait cela pour l'argent, pas parce qu'il aime ces gens-là. Il est venu nous dire que nous devions nous unir pour lutter contre les intégristes islamistes. C'est un domaine dans lequel nous devrions coopérer avec les Russes. Avec l'aide des Russes, nous venons d'assister au démantèlement d'un réseau de trafiquants de drogue à Moscou. On peut coopérer avec eux.

Je ne sais pas si j'ai répondu à votre question, monsieur.

Le sénateur Di Nino: C'est très bien.

Vous avez parlé de la corruption en Russie. C'est certainement un problème tout aussi délicat et préoccupant au sein de l'armée. Est-ce que cela pose des problèmes différents? Êtes-vous au courant de problèmes liés à des officiers supérieurs corrompus dont il faudrait s'occuper?

M. Herspring: Certainement. Il y a des soldats qui crèvent de faim parce que des officiers supérieurs ont détourné l'argent à leur profit. Certains officiers supérieurs se sont servi de soldats pour construire leurs dachas. Les officiers supérieurs volent de l'argent.

Une vaste affaire est sur le point de faire surface. Je pense que M. Ivanov va commencer à manier le fouet. On a placé quelqu'un pour s'attaquer à la corruption parce qu'elle est généralisée. Par exemple, les avions ne volent pas. Pourquoi? Parce que les soldats prennent l'alcool qu'on utilise dans les avions pour le boire. La discipline s'est complètement effondrée.

J'ai vu des officiers de la marine soviétique amener de gros croiseurs dans des ports en refusant de se faire tirer par des remorqueurs. Ils amènent un énorme croiseur en douceur jusqu'au quai. Ils savent parfaitement ce qu'ils font. Ils connaissent leur métier sur le bout des doigts, mais ils ne peuvent pas faire voler des avions s'ils n'ont pas de carburant.

Pour 5 000 $, vous pouvez aller en Russie piloter un MiG-29. Je ne dis pas que vous le feriez, mais vous pourriez le faire. Dans la vieille marine soviétique, on n'aurait jamais vu une chose pareille.

Le président: Nous ne pouvons nous empêcher d'être intéressé par l'attitude des États-Unis depuis quelque temps. Vous dites que les Américains sont probablement en train d'essayer de déterminer leur position. J'ai analysé une chose avec nos attachés de recherche. Il y a apparemment deux types d'individus -- les Soviétiques et les Russes. Bien des gens ont fait leur carrière comme spécialistes du monde soviétique, mais je n'ai pas l'impression qu'il y ait beaucoup d'experts sur la Russie au sens général actuellement. Est-ce que c'est un problème à Washington?

M. Herspring: Je le pense, et je vais vous dire pourquoi. Autrefois, on pouvait gagner de l'argent parce qu'il y avait la guerre froide. On pouvait aller étudier les répercussions de la mouche tsé-tsé africaine sur l'état de préparation de l'armée en Afghanistan. Quelqu'un disait: «Bon, voilà 500 000 $, allez faire cette étude.» Vous avez raison, sénateur. Il y avait là tout un filon rentable, et beaucoup de gens en vivaient.

Quand University Press a publié vers le milieu des années 90 mon livre sur les relations entre civils et militaires en Russie, l'éditeur a été obligé de se battre becs et ongles avec l'éditeur en chef pour réussir à le faire publier. L'éditeur en chef lui disait: «Tout le monde s'en fiche, l'armée russe n'existe plus.» C'était cela, le raisonnement de l'éditeur en chef d'une grande maison d'édition.

Je crois que les personnes qui travaillent sérieusement sur l'armée russe actuellement, que ce soit au Canada ou aux États-Unis, se comptent sur les doigts d'une seule main.

Le président: C'est ce que j'appelle la politique des oisifs. Nous n'avons pas de crise internationale actuellement. Je suis né en 1935. Jamais dans ma mémoire nous n'avons connu une période aussi dénuée de toute crise évidente que depuis les événements de 1990. Mais les oisifs ne demandent qu'à faire quelque chose. Pensez-vous que ce soit un facteur?

M. Herspring: De qui parlez-vous?

Le président: Quand je vais à Washington, j'ai l'impression qu'il y a là beaucoup de personnes qui aimeraient bien résoudre un problème quelconque dans le domaine des affaires étrangères.

M. Herspring: Je crois que c'est typique. J'ai travaillé aux affaires étrangères, et c'est effectivement ce que l'on fait.

Le président: Quand il n'y a pas de problème, c'est difficile. C'est ce que j'appelle le problème des oisifs.

M. Herspring: C'est vrai. Le problème, c'est que quand on construit une élite de spécialistes en solution de problèmes et qu'on prend la Russie, qui est un véritable problème, c'est le moins qu'on puisse dire, on leur dit: «Trouvez une solution.»

Un célèbre expert français en sciences politiques a dit un jour: «Pour les questions politiques, il n'y a pas de réponses, il n'y a que des solutions; et une fois que vous proposez une solution, elle débouche sur son antithèse et tout est à recommencer.» On ne résout pas les questions politiques parce qu'elles sont trop complexes. Tout ce que l'on peut faire, c'est trouver une solution à une question et passer à la suivante.

C'est en partie de là que vient le problème. Les Américains et les Canadiens ont une mentalité d'ingénieur. S'il y a un problème, on déplace une pièce d'un côté ou de l'autre et on va régler le problème. Mais quand on transpose cela à la vie politique, ça ne marche pas. Le domaine politique est beaucoup trop irrationnel et complexe.

Le président: On entend beaucoup le point de vue des inconditionnels de l'OTAN. Parfois, ils semblent avoir du mal à se rendre compte que le contexte international s'est complètement transformé depuis 10 ans. Pour moi, il est clair que les Russes ont réduit et mis en retrait leur armée depuis 1990, et qu'ils essaient de la ramener à une taille raisonnable. C'est le problème de Poutine. Donc, il a fait venir M. Ivanov, qu'il connaît bien, pour s'occuper de cela. En toile de fond, il y a la Tchétchénie où ils mènent une guerre depuis l'époque du Potemkine. Il est difficile d'imaginer une solution là-bas.

J'ai passé une bonne partie de ma jeunesse en Algérie à l'époque de la guerre civile là-bas, et je constate que la situation en Tchétchénie est tout à fait analogue: on contrôle les plaines, mais pas les grottes.

Il est en train de jongler avec toutes ces balles, et il a l'air de se débrouiller assez bien, mais est-ce qu'il avance vraiment?

M. Herspring: J'en ai effectivement l'impression. Disons que sur un parcours de 10 milles, il a accompli un quart de mille. Je pense que ce serait une estimation raisonnable. Ce que l'on a maintenant, et qu'on n'avait pas à l'époque de Eltsine, c'est une structure, un ordre, et une esquisse de plan, apparemment. Le plan semble être de restaurer l'État russe et de regagner le respect du monde extérieur. Ce sont les deux piliers de l'action qu'il essaie de mener.

Yeltsine avait dit à toutes les régions locales de prendre autant de pouvoir qu'elles le pouvaient, de s'en donner à coeur joie, et c'est ce qu'elles ont fait. Poutine est arrivé et a dit: «Attendez un instant, comment voulez-vous que je dirige un pays si la moitié des régions ne tiennent aucun compte de moi et adoptent des lois qui vont à l'encontre de la Constitution?» Ces régions n'envoyaient même pas d'argent à Moscou.

Poutine a enclenché un processus. Est-ce à dire qu'il a repris le contrôle de ces régions? Non. Il a essayé d'influer sur les élections, mais en vain. Il a écarté l'individu le plus méprisable, en tout cas celui-ci n'est plus là, même si ses hommes de main sont encore là. Poutine a-t-il pris le contrôle de la presse? Dans une certaine mesure, oui. A-t-il pris le contrôle du dispositif de sécurité, qui dans l'esprit des Russes s'est totalement désintégré? Oui, il a commencé à en reprendre le contrôle. A-t-il pris le contrôle de la Tchétchénie? Vu la situation avant son arrivée, effectivement, il contrôle un peu mieux la situation maintenant. C'est plus un problème de ministère de l'Intérieur qu'un problème militaire.

Pour ce qui est de l'économie, elle se porte mieux qu'avant. Les retraités ont été payés l'année dernière. Les soldats ont été payés. Auparavant, il était fréquent qu'ils ne touchent pas leur salaire. On voyait des soldats conduire des taxis ou mendier dans les gares.

Le problème, c'est que le système d'enseignement s'est effondré. Le sida et la drogue sont des problèmes majeurs. Il y a un effondrement moral. Je me souviens d'une discussion que j'avais eue en 1989 avec un amiral russe qui était un officier supérieur politique de la flotte du Nord. Je crois qu'il avait mis dans le mille en esquissant le problème auquel nous sommes confrontés maintenant. Il m'avait dit: «En 1917, nous avons détruit nos anciens dieux. Nous les avons pris et nous les avons abattus. Nous avons brûlé les églises. Nous avons fait table rase de tout cela et nous l'avons remplacé par un nouveau système moral. Notre problème aujourd'hui, c'est que ce nouveau système moral s'est effondré et que nous n'avons plus rien pour le remplacer.»

Le président: Je suis d'accord avec une bonne partie de ce que vous venez de nous dire. Personnellement, je crois que ceux que j'appelle les talents oisifs n'ont pas l'habitude d'être confrontés à ce genre de situation complexe. Nous aimerions tous bien que la situation se redresse, car le monde deviendrait beaucoup moins dangereux pour nous tous.

Pour en venir maintenant à une question purement militaire, j'ai constaté en janvier qu'on parlait dans les journaux français de manoeuvres conjointes de la Russie et de l'Ukraine. J'ignore quelle est la situation actuelle avec le Bélarus, car les choses ne me semblent pas claires. Ce qui m'a intrigué, étant donné les multiples problèmes entre la Russie et l'Ukraine, c'est que ces deux pays organisent des manoeuvres militaires ensemble.

M. Herspring: Premièrement, je ne suis pas un expert en Ukraine, et je ne prétendrai donc pas l'être. Du point de vue russe, ce que M. Poutine essaie de faire, c'est de ramener l'Ukraine dans la sphère d'influence de la Russie pour éviter qu'elle ne soit entraînée vers l'OTAN. C'est un élément de sa politique.

L'un des problèmes que nous avons eus avec les agences de renseignement, c'est que parfois elles ont tendance à penser que l'armée est une entité en soi et pour soi. Les membres de l'armée font partie de la société et en sont le reflet. Quand la société a des problèmes de drogues, les militaires ont aussi des problèmes de drogues. L'armée est un milieu plus fermé et plus discipliné en un sens.

Poutine a essayé de nouer des liens avec l'Ukraine simplement parce qu'il veut l'attirer dans sa direction et éviter qu'elle ne soit attirée vers l'Occident. Les Ukrainiens participent aux initiatives du Partenariat pour la paix. Il y a une unité ukrainienne dans les forces de maintien de la paix des Balkans. Ils ont envoyé des personnes en formation à l'Ouest, etc. Ce rapprochement fait donc partie de sa démarche d'ensemble.

Pour ce qui est de la théorie des oisifs, c'est effectivement un problème, mais la Russie elle-même est un problème. C'est un gros problème et il vaudrait mieux que nous ayons des actifs, sinon Dieu ait pitié de nous.

Le président: Je reconnais que la Russie est un problème. Quand je parle de facteur de l'oisiveté, je veux dire qu'il y a peut-être beaucoup de personnes qui ont envie de se faire une réputation. Cela peut se révéler très dangereux. Notre comité a examiné la situation au Kosovo et certains peuvent en conclure -- tout le monde n'est pas d'accord et nous ne sommes même pas tous d'accord entre nous -- que cela a pu être un des facteurs dans cette situation.

Le sénateur Grafstein: Dans l'ensemble, j'ai trouvé que les officiers militaires que j'ai rencontrés à l'étranger qui sont maintenant devenus des membres politiques de l'OSC et des membres du Parlement russe -- car il y a une progression dans cette direction -- étaient parmi les plus brillants. Si vous faites la distinction entre les militaires et le KGB, c'est au KGB qu'il y a les éléments les plus brillants, et les militaires viennent juste après. Il y a ce rapport. Un certain nombre d'entre eux sont maintenant devenus des représentants élus.

Donc, d'après ce que j'ai pu constater de près ou à l'occasion d'autres conversations, le groupe ou la cohorte des militaires qui sont maintenant parvenus au palier politique alors qu'ils ont atteint l'âge de la retraite, c'est-à-dire de 45 à 55 ans, sont composés d'individus très compétents et brillants.

Ce problème de réduction de la taille de l'armée s'est posé aux États-Unis. Il s'est posé en Allemagne et en France, et il s'est aussi posé dans des conditions assez comparables en Chine.

Qu'ont fait les Chinois? On trouve dans l'armée chinoise des individus qui sont parmi les plus brillants et les plus compétents en raison de leur formation, surtout dans le domaine du génie et de l'informatique. L'armée chinoise fait des affaires maintenant. Elle a une aile commerciale. Certains disent qu'elle est touchée par la corruption, mais en fin de compte, elle a remarquablement réussi à divers égards à amener un revenu supplémentaire à ses unités. Je ne sais pas comment circule cet argent, mais en gros, on a privatisé l'expertise militaire dans le secteur commercial. On constate la même chose aux Etats-Unis, où les officiers retraités passent rapidement dans le complexe militaire. Est-ce que la même chose s'est produite en Russie, est-ce qu'on fait la même chose en Russie?

M. Herspring: La plupart des officiers en retraite de l'armée russe travaillent pour des entreprises américaines, de même que la plupart des anciens officiers du KGB.

Le sénateur Grafstein: Et que font-ils?

M. Herspring: Ils sont experts-conseils, ils dirigent des entreprises. Ce sont les gens que l'armée recrute. On cherche à recruter les individus les plus brillants et les plus compétents. Quelqu'un qui vient du KGB sait comment fonctionne le système ou pourquoi il ne fonctionne pas.

Le sénateur Grafstein: Je le comprends, mais ce que je veux dire en fait, c'est qu'on pourrait se servir de l'armée elle-même pour commercialiser certaines de ses activités, par exemple ses systèmes d'information ou ses dispositifs de communications.

M. Herspring: Je ne pense pas qu'ils s'orientent dans cette direction.

Je crois que la situation de la Chine est tout à fait originale. Les militaires chinois ont travaillé en ce sens, mais je crois que c'est un cas tout à fait unique, et les militaires russes n'ont jamais fait cela. Ce qu'ils ont fait, c'est qu'ils ont retiré une entreprise de l'armée, qu'ils ont vendu des armes à l'étranger et qu'ils sont replacé l'entreprise sous contrôle civil parce qu'ils étaient préoccupés par le problème de la corruption. Je ne vois pas du tout l'armée russe suivre ce chemin.

Ce qui enrage les militaires russes, c'est que lorsqu'ils finissent par fabriquer un destroyer, il est vendu aux Chinois. L'armée russe se retrouve avec des bateaux à rames. Quatre-vingt-quinze pour cent des armes produites par les Russes l'année dernière ont été vendues à l'étranger.

Le sénateur Grafstein: Il y a un énorme complexe naval à Murmansk.

M. Herspring: Le chantier naval de Severodvinsk.

Le sénateur Grafstein: Comment se présente la situation là-bas? Ils ont les plus gros brise-glace du monde. Est-ce que ces bateaux sont en train de rouiller?

M. Herspring: Le cas des brise-glaces est différent. On peut s'en servir à des fins commerciales.

Le sénateur Grafstein: Qu'est devenue Murmansk du point de vue de la stratégie militaire?

M. Herspring: La marine est en pleine déliquescence. Prenez l'exemple du Kouznetsov, le gros porte-avions de la Russie. Je ne suis pas ingénieur naval, mais ce porte-avions est mouillé en mer du Nord. Ils n'ont pas de quai suffisamment grand pour lui permettre d'accoster. Il est exposé aux ravages catastrophiques du climat de la mer du Nord. On n'a pas besoin d'avoir inventé la poudre pour comprendre ce qui se passe.

Le sénateur Grafstein: Ce porte-avions est toujours en service?

M. Herspring: La Russie a essayé de le vendre. À une époque, les Chinois avaient l'intention de l'acheter. À un autre moment, c'est l'Inde qui allait l'acheter. La Russie va probablement finir par le mettre à la casse, mais c'est 80 p. 100 de la flotte russe qui a besoin d'être remise en état.

Le sénateur Grafstein: Où en est le complexe de Murmansk en matière de missiles?

M. Herspring: Regardez ce qui s'est passé avec le Koursk. Il fait la taille de cinq terrains de football. C'est un gigantesque sous-marin nucléaire lanceur d'engins balistiques. Je pense que nous savons maintenant pourquoi il a explosé. Des officiers de sous-marins m'ont expliqué le problème.

Nous avons cessé d'utiliser du peroxyde d'hydrogène en 1955. Le peroxyde d'hydrogène est extrêmement explosif, mais les Russes continuent à s'en servir. J'ai discuté avec des personnes qui commandent ce genre de sous-marins et j'ai aussi écouté ce que disaient les agents du renseignement. C'est le peroxyde d'hydrogène qui a explosé, ce qui a déclenché une deuxième explosion une minute et demie plus tard.

Dire que c'est un sous-marin britannique ou américain qui a heurté le Koursk, c'est une absurdité totale. Premièrement, ce serait impossible d'empêcher les marins britanniques ou américains de parler s'il était arrivé quelque chose comme cela.

J'ai été affecté à la base sous-marine de Pearl Harbor. Le sous-marin avec lequel nous avions toujours des problèmes, celui qui avait coulé le navire japonais, était immobilisé. Je le voyais tous les matins par ma fenêtre. Croyez-moi, quand on ramène un de ces sous-marins au port, on n'a pas besoin d'avoir inventé la poudre pour se rendre compte qu'il a été victime d'une collision, car les dégâts sont assez visibles.

Le sénateur Grafstein: On a toujours pris la crème de la crème pour les flottes de sous-marins.

M. Herspring: Ça va très mal pour eux.

Le sénateur Grafstein: Pour constituer les équipages des sous-marins nucléaires, on a toujours pris les éléments les plus brillants de tous, comme aux États-Unis.

M. Herspring: C'est vrai.

Le sénateur Grafstein: Où en est la marine sur ce plan?

M. Herspring: Mon fils a obtenu son diplôme à Annapolis. Il dit que ses collègues qui sont partis dans la flotte de sous-marins sont une bande de farfelus. Il dit qu'ils sont tous détraqués.

Le sénateur Grafstein: Ils sont brillants. Qui est détraqué? Un de vos anciens présidents?

M. Herspring: Mon ancien président a été la deuxième personne choisie par l'amiral Rickover. J'ai aussi appris, étant donné que mon fils a fait l'académie navale, que ce président n'avait jamais ouvert un livre. Il a fait sa spécialisation en physique nucléaire.

Le sénateur Grafstein: Monsieur le président, on entend parfois des anecdotes incroyablement intéressantes à la fin des témoignages.

Le sénateur Di Nino: J'aimerais revenir sur une remarque que le professeur a faite il y a un moment. Lorsqu'on reconstruit un pays, la liberté de la presse est l'un des piliers de cette reconstruction. Je crois que vous avez dit que M. Poutine contrôlait maintenant la presse.

J'ai lu ce matin dans un article du Globe and Mail que le gouvernement russe contrôlait maintenant les ondes. Quand vous avez dit que M. Poutine contrôlait la presse, je ne sais pas si vous pensiez que c'était quelque chose de positif ou de négatif.

M. Herspring: C'est une bonne question. M. Poutine la contrôle et en même temps il ne la contrôle pas. Il y a encore des chaînes de télévision indépendantes et des organes des médias indépendants. Le problème, c'est ce qu'on appelle l'autocensure. Disons qu'on connaît les règles, mais qu'il y a des choses dont on ne parle pas. Un journaliste qui écrit dans le journal de Toronto ne va pas parler de quelque chose de pornographique. Pourquoi? Parce qu'il aurait des ennuis. On ne va pas accuser quelqu'un d'avoir commis certains actes quand il n'y a pas de preuve, sinon le journal va être poursuivi. C'est un élément qu'on retrouve dans toutes les situations.

M. Poutine a clairement dit qu'il tenait à la liberté de la presse, mais à condition que la presse soit responsable. C'est lui qui détermine si elle est responsable. M. Poutine dit que quand la presse s'en prend à lui, ce n'est pas bien. Il dit que la presse ne devrait pas le faire.

Donc, effectivement il contrôle les médias, mais d'un autre côté, il ne la contrôle pas. Il y a toujours une presse indépendante et il y a toujours un conflit parce que certains Russes disent qu'il ne sait pas lui-même où il trace la ligne. Si l'on peut dire qu'au Canada et aux États-Unis le niveau de liberté de parole de la presse est à 50, en Russie ce serait 20.

M. Poutine dit qu'il n'a pas d'objection à la critique, à condition qu'elle soit constructive, et c'est lui qui juge de ce qui est «constructif».

M. Gorbatchev avait la même attitude. C'est une démarche typiquement russe. Ce n'est pas comme chez nous où l'on peut raconter toutes sortes de choses sur quelqu'un dans la presse. Et alors? C'est la vie, c'est comme cela.

Mais M. Poutine dit que non, ce n'est pas comme cela. Il estime que l'État russe doit être fort et qu'il doit être à l'abri de toutes les attaques irresponsables, qu'elles soient dues à l'espionnage, à la presse ou à la corruption.

Le sénateur Andreychuk: Nous avons parlé de tous les voisins, mais pourriez-vous nous en dire un peu plus sur les rapports entre la Russie et la Chine? Et comment la Russie voit-elle les républiques de l'Est et leur rôle auprès de la Chine?

M. Herspring: Les Russes ont une peur panique de la Chine. Si vous prenez Vladivostok par exemple, il y a 3 millions de Russes en face de 80 millions de Chinois de l'autre côté de la frontière. Les Russes sont en train de quitter Vladivostok. À une époque, toute cette région appartenait aux Chinois. Donc, premièrement, les Russes ont peur des Chinois.

Deuxièmement, ils vendent des armes aux Chinois parce qu'ils ont besoin d'argent. Ils vendent des armes aux Iraniens parce qu'ils ont besoin de l'argent. Ils sont sur la paille.

Si vous demandiez à des militaires russes qui ils choisiraient entre les Américains et les Chinois, je pense qu'ils diraient les Chinois parce qu'ils sont vraiment excédés d'avoir été mis à terre par les Américains, mais je n'attacherais pas trop d'importance aux liens avec la Chine, tout simplement parce que les Russes n'aiment pas les Chinois.

Vous ne pouvez pas imaginer le nombre d'histoires que j'ai pu entendre ou le nombre de qualificatifs racistes que j'ai entendus à propos des Chinois. J'ai entendu des Russes dire: «Comment se fait-il que vous ayez l'air d'aimer ces gens-là? Ce sont des lapins. Ils se reproduisent comme des lapins. C'est une bande de barbares, un de ces jours ils vont vous attaquer.» J'ai entendu cela pendant des années à l'époque où ils étaient pourtant censés être alliés.

Pour Poutine, c'est un mariage de convenance. D'ailleurs, c'est la même chose pour les Chinois. Si les Chinois pouvaient se procurer chez nous les armes dont ils ont besoin, ils n'hésiteraient pas à dire aux Russes d'aller se faire voir ailleurs. Ils ne sont pas idiots.

Si les relations avec la Chine tournaient à la catastrophe et qu'il y avait une guerre, les Russes décideraient peut-être de s'allier aux Chinois à cause de la situation dans laquelle ils se trouvent actuellement. Mais dans 10 ans, cette situation aura peut-être complètement changé. Pour moi, c'est uniquement parce que cela les arrange que les Russes sont associés aux Chinois. Je ne sais pas si cela répond à votre question.

Le sénateur Andreychuk: En ce qui concerne le plan stratégique à l'égard des républiques de l'Est, il est question d'ouvrir une route commerciale ou de construire des pipe-lines qui partiraient du Kazakhstan pour traverser la Chine. C'est une perspective qui inquiétait déjà les Russes avant Poutine.

M. Herspring: Je pense que les raisons sont purement économiques. Les marchés aux puces de Vladivostok sont pratiquement tous contrôlés par des Chinois. Les Chinois traversent la frontière, vendent des denrées fabriquées en Chine et repartent. Les Russes essaient de les bloquer à la frontière parce qu'ils ont peur de se retrouver avec plus de Chinois que de Russes à Vladivostok.

Ce sera à Poutine de prendre ses propres décisions. Je ne sais pas ce qu'il va faire à cet égard. Spontanément, je dirais que c'est uniquement pour des raisons d'intérêt pratique qu'il conserve ses rapports avec la Chine. Mais je ne le vois pas dire: «J'aime bien fréquenter les Chinois.»

Le président: Je tiens à remercier notre témoin, M. Herspring. Notre débat d'aujourd'hui a été extrêmement intéressant.

La séance est levée.

 


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