Délibérations du comité sénatorial permanent des
affaires étrangères
Fascicule 5 - Témoignages du 18 février 2003 - Réunion du matin
VANCOUVER, le mardi 18 février 2003
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 9 h 07 pour examiner les relations commerciales entre le Canada et les États-Unis d'Amérique et entre le Canada et le Mexique, en vue de faire rapport à ce sujet.
Le sénateur Peter A. Stollery (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président: Honorables sénateurs, nos premiers témoins ce matin sont M. Russ Cameron, de la Independent Lumber Remanufacturers Association et M. Ken Higginbotham, de la Société Canfor.
M. Russ Cameron, Independent Lumber Remanufacturers Association: Sénateurs, notre industrie forestière comprend deux secteurs fort distincts. Le premier est composé des compagnies qui détiennent une concession forestière et peuvent donc compter sur un approvisionnement en fibre ligneuse garanti. Le deuxième secteur est composé des compagnies ne possédant pas de concession forestière qui doivent donc essayer d'acheter aux compagnies du premier secteur la fibre ligneuse qu'il leur faut. Pour ma part, je représente une compagnie du deuxième secteur.
À cet égard, je voudrais remercier le sénateur Carney d'avoir bien saisi la distinction entre les deux secteurs et de nous avoir invités à comparaître ce matin.
Je me présente devant vous aujourd'hui au nom des 320 entreprises indépendantes de conversion qualitative des bois sans concession forestière. Ensemble, ces compagnies ont un chiffre d'affaires actuel de 2 milliards de dollars et assurent des emplois directs à environ 6 000 personnes en Colombie-Britannique.
En général, notre travail commence là où celui des grandes sociétés titulaires de concession forestière se termine: leurs produits finis correspondent à notre matière première. Le travail effectué par nos compagnies assure l'avantage socioéconomique le plus élevé pour chaque mètre cube de matière première récoltée. C'est dans notre secteur de l'industrie forestière canadienne que les possibilités de croissance et d'expansion sont les plus fortes, étant donné que nous sommes en mesure de faire plus avec moins.
Je ne suis pas expert sur l'ALENA, mais je sais tout de même que les lettres «LE» dans l'ALENA sont censées signifier «libre-échange», mais nous n'en avons pas vu beaucoup ces derniers temps.
Ce qui nous visons, c'est le rétablissement et le maintien de notre accès au marché canadien pour les produits du bois à valeur ajoutée. Nous sommes lésés par les droits compensateurs et droits antidumping qui s'appliquent à l'heure actuelle. Dans la région du Lower Mainland, en moins d'un an, nos membres ont été obligés de mettre à pied 22 p. 100 de leurs employés, nous envois sont en baisse de 30 p. 100, et cinq établissements ont dû fermer leurs portes pour toujours. Le sort de nos membres dans d'autres parties de la province n'est guère plus positif.
Ce qui est malheureux dans tout cela, c'est que nous ne devrions même pas être touchés par ce différend commercial. Les produits transformés des entreprises de conversion qualitative des bois devraient être exclus ou détaxés. La pétition déposée par la U.S. Coalition for Fair Lumber Imports ne présente aucune allégation de subventions injustifiées contre les compagnies indépendantes de conversion non titulaires de concession forestière, et il en va de même pour les documents relatifs aux recours commerciaux qui sont en voie de préparation par le sous-secrétaire du Commerce, Grant Aldonas.
Ce différend commercial concerne les concessions forestières renouvelables, les droits de coupe et les politiques forestières touchant les concessions forestières renouvelables. Les Américains sont d'avis que ces différents facteurs donnent lieu à des subventions qui permettent les entreprises titulaires de concession forestière à expédier leur bois d'oeuvre vers les États-Unis et les forcent même parfois à le faire, quelles que soient les conditions du marché.
En quoi sommes-nous concernés? Nous ne possédons pas de concessions forestières et nous ne sommes visés par aucune de ces politiques.
Tous les jours nous concurrençons les compagnies de transformation américaines pour l'accès à la fibre ligneuse canadienne. Si nous sommes en mesure d'offrir plus cher aux compagnies titulaires de concession forestière cette fibre ligneuse, c'est nous qui l'obtenons, alors que si les Américains sont en mesure de payer davantage, c'est eux qui l'ont. Le fait est que nous nous concurrençons sur un marché mondial pour acheter la fibre ligneuse au prix établi par ce marché.
L'idée selon laquelle une entreprise titulaire de concession forestière répercuterait cette prétendue subvention sur ses clients, canadiens ou autres, est parfaitement ridicule. Il existe des précédents jurisprudentiels aux États-Unis qui démolissent complètement le mythe de la répercussion des subventions sur le client, et l'OMC a déterminé que les États-Unis ne peuvent pas simplement supposer que les prétendues subventions sont répercutées sur les clients. Pour ce qui est des droits antidumping, je serais ravi de rencontrer celui qui réussirait à prospérer même en vendant à vil prix la matière ligneuse achetée au prix du marché.
Si nous sommes assujettis à ces mêmes droits punitifs, c'est parce que certaines entreprises qui possèdent des concessions forestières fabriquent certains des mêmes produits que nous. Le terme «dommages indirects» qu'on emploie aux États-Unis semble particulièrement approprié dans ce contexte. Le ministère américain du Commerce le sait et l'avoue même. Dans le cadre de l'action intentée en 1992, le ministère du Commerce a déclaré ceci:
Le ministère ne peut exonérer de droit des produits qui, selon nous, sont visés par l'enquête [...] s'il est vrai qu'il existe un volume élevé de produits transformés qui sont fabriqués par des détenteurs de concession forestière et qui bénéficient donc directement de subventions au titre des droits de coupe [...] il s'agit alors de déterminer quelles compagnies individuelles fabriquent des produits transformés grâce à un procédé continu qui débute au moment de l'abattage du bois subventionné, et quelles compagnies fabriquent des produits transformés à partir de bois acheté dans les conditions normales du marché.
Cela paraît simple, et s'il était possible d'amener le ministère du Commerce à déterminer ce qu'il prétend avoir à déterminer, le résultat serait l'exclusion des produits transformés provenant de sociétés indépendantes de conversion des bois. Mais nous n'arrivons pas à atteindre ce résultat, en raison de deux mots sans cesse répétés, «pas pratique».
On dirait que tout le monde comprend que nous sommes pénalisés injustement, mais puisque nos entreprises sont trop petites et trop nombreuses, il n'est pas pratique de prendre des mesures en vue de rectifier la situation.
Or ce qui vient aggraver la situation, c'est que nous devons maintenant payer des droits sur la main-d'oeuvre, le chauffage, l'électricité, les assurances, les baux, les taxes foncières, les intérêts, et la valeur de la fibre ligneuse que nous achetons, de même que sur les bénéfices que nous touchons, si bénéfice il y a. Ainsi nous payons en fonction de ce qu'ils appellent le prix à la valeur ajoutée. Autrement dit, plus nous donnons d'emplois aux Canadiens et plus nous ajoutons de la valeur à nos produits, plus la sanction qu'on nous inflige est sévère.
Cela veut donc dire que les pénalités qu'on nous impose sont plus importantes que celles de nos concurrents américains qui paient en fonction du prix de la matière première seulement. On parle normalement du prix de première transformation pour désigner cette façon de payer. Comme nos concurrents américains arrivent normalement à faire une offre plus intéressante pour la matière première canadienne, il n'est guère étonnant que de plus en plus d'entreprises de la Colombie-Britannique font faire le travail de valeur ajoutée aux États-Unis.
Si nos concurrents américains décident qu'ils voudraient jouir d'un avantage encore plus considérable par rapport à nous, ils pourront toujours acheter nos grumes sans payer de droits du tout, les transformer dans des scieries américaines, et se servir du bois d'oeuvre qui en résulte, et qui n'est visé par aucun droit, pour nous concurrencer.
Je me permets de préciser, cependant, que nous ne sommes pas prêts à accepter comme solution que nos pénalités soient calculées en fonction du prix de première transformation. Pour nous, il y a au moins quatre autres problèmes qu'il faut absolument régler.
Premièrement, nous ne devrions pas être tenus de payer quelque part que ce soit du coût d'un différend commercial lié aux concessions forestières. Deuxièmement, nous devons toujours concurrencer des entreprises de transformation américaines qui peuvent utiliser du bois américain exempt de droits. Troisièmement, s'il était décidé que les droits seraient calculés en fonction du prix de première transformation, les sociétés de conversion de la Colombie-Britannique qui détiennent des concessions forestières jouiraient d'un avantage concurrentiel par rapport à nous. Nous serions toujours tenus de payer les droits en fonction du prix facturé par les compagnies titulaires de concessions forestières mais ces dernières auront de plus la possibilité d'approvisionner leurs propres établissements de transformation. Elles paieront les droits en fonction d'un prix de cession interne interdivisions établi de façon logique, et ce prix sera soit inférieur pour la même fibre ligneuse, soit le même pour une meilleure fibre ligneuse. Et quatrièmement, bon nombre d'entre nous ne réussiront tout simplement pas à suivre une longue période de transition où s'appliquera une taxe compensatoire calculée en fonction du prix de première transformation. Nos produits doivent être soit exclus, soit détaxés, et il faut que cette mesure soit prise rapidement.
La question est de savoir s'il faut intenter une action ou négocier. Et pour nous, il s'agit de négocier. En ce qui nous concerne, la seule solution possible consisterait à négocier une exemption ou encore la détaxation. Nous ne pouvons nous permettre d'attendre l'aboutissement d'une action en justice ou de négociations concernant l'imposition d'une taxe d'entrée. À notre avis, négocier un accord revient à négocier une taxe de remplacement.
La taxe de remplacement la plus simple consisterait à prélever une taxe prenant la forme d'une redevance d'exploitation sur la récolte non concurrentielle, tout en se fondant sur les prix de vente de la récolte concurrentielle pour établir le taux de base des droits de coupe à prélever sur la récolte concurrentielle. Cela permettrait de s'attaquer au vrai problème et de prévoir les pénalités en fonction des éléments qui posent problème, en excluant tous les autres.
Toutefois, il semble que la ligne de conduite adoptée par le gouvernement consiste à négocier une taxe à la frontière. À notre avis, ce genre de taxe est trop complexe pour permettre d'atteindre notre objectif, qui est que nos produits sont exclus. Si l'on optait pour une taxe à la frontière, il faudrait déterminer quelles compagnies sont exclues, les certifier, les surveiller et s'assurer qu'elles respectent les règlements. Il faudrait une définition des produits transformés et une chaîne de possession pour en faire le suivi. Heureusement, le Bureau du bois de sciage des Maritimes possède le modèle d'un tel système.
Il reste que nous accepterons une éventuelle taxe à la frontière uniquement parce que la position du gouvernement de la Colombie-Britannique est que les sociétés indépendantes de transformation devraient être exclues ou exonérées. Autrement dit, nous accepterons une solution d'exclusion ou de détaxation si nous ne pouvons pas faire autrement, et ce aussitôt que possible.
Nous sommes très reconnaissants envers le gouvernement fédéral et le gouvernement de la Colombie-Britannique pour leur soutien et le travail ardu qu'ils ont accompli en notre nom. Les deux sont d'accord pour dire qu'il n'y a pas de répercussions des prétendues subventions sur les clients, et que nous devrions être exclus — en fait, nous n'aurions jamais dû être visés par ces droits.
Nous craignons que nos négociateurs soient tentés de chanter victoire s'ils réussissent à faire calculer notre pénalité en fonction du prix de première transformation. Nous craignons que nos revendications seront complètement oubliées et qu'on s'attendra à ce que nous arrivions à survivre à l'imposition d'une taxe à la frontière pendant de très longs mois. Le fait est que bon nombre d'entre nous ne survivrons pas.
Nous demandons par conséquent votre appui pour faire en sorte que l'exclusion ou la détaxation des produits transformés des sociétés indépendantes continue d'être une priorité pour le Canada dans le cadre de ces négociations.
M. Ken Higginbotham, vice-président, Forêts et environnement, Société Canfor: Honorables sénateurs, je vous remercie de l'occasion qui m'est donnée ce matin de comparaître au nom de la Société Canfor. Empêché par ses obligations, notre PDG, David Emerson, n'a pas pu venir aujourd'hui.
La Société Canfor est membre du B.C. Lumber Trade Council. Notre situation est unique par rapport aux autres membres du Conseil, et nous avons donc demandé à présenter nous-mêmes nos vues sur la question devant le comité.
Canfor est une société canadienne ouverte cotée en bourse et le plus important producteur canadien de produits commerciaux du bois. Nous menons nos opérations en Colombie-Britannique et en Alberta et avons la capacité de produire chaque année environ 3 milliards de pieds-planches de bois d'oeuvre. Nous vendons une bonne proportion de nos produits du bois d'oeuvre sur le marché américain. Par exemple, nous sommes le plus important fournisseur canadien des compagnies Home Depot et Lowes.
Nous appuyons la démarche générale des gouvernements du Canada, de la Colombie-Britannique et de l'Alberta et nous les félicitons des efforts qu'ils ont déployés en vue de régler cette question. Le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international et Ressources naturelles Canada font tous deux un excellent travail.
Nous sommes favorables à une démarche double prévoyant en parallèle des poursuites et des négociations. Il convient de continuer de plaider notre cause devant les hautes instances de l'OMC et de l'ALENA relativement à la question des subventions, du préjudice et du dumping.
Toutefois, s'il était possible de négocier et de conclure une entente appropriée, nous accepterions la suspension de l'action, mais seulement au moment où nous serions relativement sûrs d'obtenir un résultat négocié qui nous garantit un accès libre au marché américain.
Canfor se distingue, d'ailleurs, de la grande majorité des autres compagnies visées par ce différend commercial en ce sens que nous avons déposé un Avis d'arbitrage et une Déclaration aux termes du Chapitre 11 de l'ALENA en juillet 2002. Nous y affirmons que l'action du gouvernement américain à cet égard constitue une violation de certaines dispositions de l'ALENA, et notamment celle qui devrait permettre à Canfor de bénéficier d'un traitement juste et équitable, conformément au droit international. Notre position est liée au fait que nous avons des avoirs considérables aux États-Unis, avoirs qui sont principalement associés à la distribution du bois d'oeuvre aux grands magasins de vente au détail comme Lowes et Home Depot.
Nous demandons dans notre Déclaration que des dommages-intérêts d'au moins 250 millions de dollars américains nous soient adjugés par suite des mesures américaines. Canfor et les autorités américaines ont soumis des noms en vue de la constitution d'un groupe spécial. La personne que nous avons recommandée pour faire partie de ce groupe spécial est Frank McKenna, ex-premier ministre du Nouveau-Brunswick. Les autorités américaines ont présenté leur propre demande. Quand les deux parties auront convenu du choix de deux membres, elles devront s'entendre sur une troisième personne. Nous avons l'intention de maintenir cette demande d'indemnisation, même si les négociations se poursuivent en vue de trouver une solution. Nous pourrions éventuellement changer notre position à cet égard, si cela devient nécessaire, mais pour l'instant, nous sommes fermement convaincus qu'il ne faut pas perdre cette occasion de nous défendre.
Nous sommes d'accord avec les changements que la Colombie-Britannique propose d'apporter à la politique forestière pour qu'elle soit davantage axée sur le marché, et il est possible que ces changements donnent lieu à un règlement du volet droits compensateurs de la question. En ce qui concerne les changements qui pourraient éventuellement être apportés à la politique forestière en Alberta, la situation nous semble moins claire.
Étant donné que le processus d'examen lancé par le ministère américain du Commerce relativement au bulletin d'orientation et à un éventuel changement de circonstances a le potentiel de donner lieu à la révocation de l'ordonnance sur les droits compensateurs province par province, nous sommes tout à fait favorables aux efforts déployés en ce sens.
L'ébauche du bulletin d'orientation laisse entendre que les provinces pourront évoquer des changements de politique différents dans le cadre d'un processus d'examen résultant d'un changement de circonstances. Nous ne nous opposons pas à cette notion, mais nous sommes d'avis que les différences qui existent ne devraient pas donner lieu à des disparités concurrentielles dans diverses régions du Canada.
Nous sommes également en faveur des efforts déployés pour conclure un accord provisoire, y compris une taxe qui serait prélevée à la frontière dans chacune des provinces et serait administrée par le gouvernement fédéral en attendant que le processus d'examen résultant d'un changement de circonstances aboutisse à un résultat positif.
Les administrations fédérale et provinciales sont d'accord avec les autorités américaines sur la forme que pourrait prendre un tel accord provisoire. À notre avis, il n'y a pas eu suffisamment de consultations auprès des dirigeants de l'industrie forestière canadienne, et nous ne sommes donc pas d'accord avec elles à cet égard. C'est un point très important, puisque cela concerne le niveau de toute éventuelle taxe qui pourrait être prélevée à la frontière. Aucun accord provisoire ne devrait être conclu sans que les parties s'entendent sur la procédure d'application — autrement dit, un bulletin d'orientation en bonne et due forme indiquant clairement dans quelles circonstances un changement de politique forestière au niveau provincial pourrait donner lieu à une révocation de l'ordonnance sur les droits compensateurs.
Il est également essentiel d'obtenir l'accord du gouvernement de la Colombie-Britannique pour que ce dernier apporte les changements nécessaires à la politique dans les plus brefs délais. Ceci donnerait lieu à un réexamen fondé sur un changement de circonstances et l'élimination de la taxe à la frontière dès lors que le processus de réexamen aboutirait à un résultat positif. Cette situation reviendrait à nos yeux à infliger une double pénalité pour une même violation.
Il est donc critique que l'accord provisoire comprenne l'annulation de l'action pour dumping intentée par la U.S. Coalition for Fair Lumber Imports. Je vous rappelle que le processus de réexamen fondé sur un changement de circonstances lancé par le ministère américain du Commerce ne concerne que les droits compensateurs et n'est donc pas directement lié à la procédure antidumping.
Canfor participe activement aux négociations actuelles. Nous sommes persuadés qu'il sera possible de conclure une entente juste et appropriée. Nous remercions d'avance le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères de tout ce qu'il pourra faire pour favoriser la création d'un marché libre en Amérique du Nord pour le commerce des produits forestiers.
Le sénateur Carney: J'aimerais vous remercier tous les deux d'avoir accepté de comparaître malgré le peu de préavis qu'on vous a donné. Je sais que pour vous deux, ces dernières semaines ont été particulièrement tendues, et je tiens donc à vous dire à quel point nous apprécions votre présence aujourd'hui.
Monsieur Cameron, pourriez-vous nous expliquer ce que font les entreprises de conversion. Je rappelle, d'ailleurs, que ce secteur de l'industrie a connu de très graves difficultés pendant les années 80 parce qu'on ne savait pas qu'il existait. C'est un secteur qui ne s'est pas défendu avec beaucoup de vigueur jusqu'à présent, et il est donc très important que vous soyez là aujourd'hui. Ce secteur a été gravement pénalisé.
M. Cameron: J'accepte ce que vous dites concernant le fait que notre secteur ne s'est pas vraiment défendu avec vigueur jusqu'ici.
Pour ce qui est de nos produits, on peut dire que nous fabriquons à peu près tout ce que les scieries de première transformation ne fabriquent pas. C'est-à-dire que nous ne fabriquons pas du bois d'oeuvre d'ossature pleine longueur, mais par contre, nous fabriquons des moulures, du revêtement en bois biseauté, des panneaux de bois, tout ce qui est fait de bois mais ne sert pas à construire l'ossature d'une maison. Certaines compagnies achètent de la fibre ligneuse de faible qualité aux scieries de première transformation et débitent le bois d'oeuvre en sections pour faire des éléments qui sont assemblés par entures multiples qui peut être utilisé comme bois d'oeuvre d'ossature. La plupart de ces produits sont visés par les droits compensateurs et les droits antidumping. Si je ne m'abuse, les produits doivent être d'une épaisseur inférieure à six millimètres pour ne pas être visés, ou encore correspondre à l'un des six articles spécifiquement exclus par le ministère du Commerce. Le ministère du Commerce essaie à présent de renverser ces exclusions.
Le sénateur Carney: L'ordonnance originale relative aux droits compensateurs nommait spécifiquement ces produits, alors on peut supposer qu'il aurait été préférable qu'ils n'en parlent pas, n'est-ce pas?
M. Cameron: Oui. À mon avis, ils ont trouvé le moyen de définir les produits qu'ils veulent cibler pour que ces derniers correspondent à certaines classifications douanières. Les Américains ont fait des enquêtes sur des entreprises individuelles parce que certains grands concessionnaires fabriquent les mêmes produits que nous alors que ces derniers bénéficient d'une subvention en ce qui concerne leurs concessions forestières et leurs droits de coupe. Cela nous pose des problèmes. Nous sommes obligés de nous soumettre à une enquête, et nous acceptons quand c'est faisable, mais dans ce cas-ci, ça ne l'est pas.
Le sénateur Carney: Vous avez parlé du modèle élaboré par le Bureau du bois de sciage des Maritimes. En quoi ce modèle pourrait-il vous être bénéfique?
M. Cameron: Depuis très longtemps, le Bureau du bois de sciage des Maritimes n'est pas visé par l'application de ces droits en raison du pourcentage élevé de terrains privés dans les Maritimes. Je présume que si les Américains ont décidé de ne pas les inclure, c'est parce que les Maritimes ressemblent un peu trop aux États-Unis en ce qui concerne les proportions respectives de terres publiques et de terres privées. Par conséquent, ils ont toujours réussi à s'entendre avec les Américains pour être exclus. Le problème qui se pose à ce moment-là est celui de savoir comment on distingue entre des planches de bois dès lors que ces produits traversent la frontière.
Le Bureau du bois de sciage des Maritimes a mis sur pied un bureau en bonne et due forme. Les membres sont tenus de signer un contrat qui indique qu'ils peuvent faire l'objet de poursuites civiles s'ils portent préjudice à d'autres secteurs de l'industrie. Le Bureau assure le suivi des volumes de bois exporté. On pourrait avoir recours au même système pour nos produits.
Le sénateur Carney: Donc, il y a moyen de résoudre ce problème, à votre avis?
M. Cameron: Oui. Nous en avons discuté avec Diana Blenkhorn du Bureau, et elle s'engage à collaborer avec nous pour appliquer leur plan. Ce ne sera pas facile, mais c'est faisable.
Le sénateur Carney: Monsieur Higginbotham, pourriez-vous nous expliquer ce à quoi vous faisiez allusion tout à l'heure en parlant d'une double pénalisation?
M. Higginbotham: Oui, bien sûr. Si les autorités décident d'établir une taxe à la frontière pour remplacer les droits compensateurs et droits antidumping, et si l'une des administrations provinciales apporte à sa politique un changement dont l'impact sur la structure de coût des titulaires de concession est le même, nous finirons par payer deux fois au cours de la période d'application de ces politiques.
Notre préoccupation concerne la probabilité que les États-Unis exigent qu'il y ait une période d'essai, afin d'avoir la garantie que les changements apportés à la politique créent la dynamique de marché qu'ils sont censés susciter.
Le sénateur Carney: C'est le critère des effets.
M. Higginbotham: Oui, tout à fait.
Le sénateur Carney: Et pour eux, c'est une façon d'obtenir une démonstration du système, n'est-ce pas? Est-ce que cette période d'essai peut durer plusieurs années, années pendant lesquelles vous êtes obligés de payer deux fois?
M. Higginbotham: C'est exact.
Le sénateur Carney: C'est la conception de la taxe à la frontière qui est en cause à ce moment-là, me semble-t-il. Sera-t-il possible de résoudre ce problème?
M. Higginbotham: À mon avis, oui. M. Aldonas n'est pas d'avis qu'il faut une période d'essai pour déterminer les effets de la mesure proposée. Selon lui, une entreprise qui estimerait qu'il y avait eu des irrégularités pourrait toujours présenter une demande d'enquête, aux termes de la législation commerciale américaine. La Coalition for Fair Lumber Imports insiste pour voir les résultats d'abord. Pour moi, il faudra sans doute négocier avec la Coalition pour lui faire accepter une solution qui ne prévoit pas une période d'essai. Quant à savoir s'il y a lieu ou non d'être optimiste en ce qui concerne le résultat de ces éventuelles négociations, ça c'est une toute autre question.
Le sénateur Carney: Canfor mène ses opérations en Alberta et en Colombie-Britannique.
M. Higginbotham: C'est exact.
Le sénateur Carney: Et êtes-vous actifs dans d'autres provinces aussi?
M. Higginbotham: Non.
Le sénateur Carney: Hier nous avons reçu les témoignages de M. Les Reed et d'autres qui nous disaient que la solution envisagée par le gouvernement de la Colombie-Britannique représente tout simplement une capitulation. On nous a dit que l'une des difficultés qu'elle présente, c'est qu'elle reconnaîtrait la validité des comparaisons proposées par les Américains. Je ne sais pas si c'est le bon terme.
M. Higginbotham: Vous parlez des comparaisons transfrontalières?
Le sénateur Carney: Oui, c'est ça. Les comparaisons transfrontalières deviendraient légales à ce moment-là, ce qui nuirait à l'industrie, étant donné que la situation de chaque province ou pays est différente. Cela reviendrait à légaliser une telle pratique, si bien que nous renoncerions aux droits que nous avons obtenus par l'entremise de l'ALENA et l'OMC. Qu'en pensez-vous?
M. Higginbotham: Je crois comprendre que la proposition de la Colombie-Britannique n'aurait pas cette conséquence-là. L'idée, c'est qu'on aurait recours à des ventes aux enchères du bois sur pied pour établir le point de référence pour l'établissement des droits de coupe à prélever sur les concessions forestières administrées. Les avis sont encore partagés concernant la proportion du bois sur pied à soumettre au système de vente aux enchères, mais il pourrait s'agir de 20 p. 100, disons, du volume total de terres publiques. Ensuite, en se fondant sur les résultats des ventes aux enchères, on pourrait, à l'aide d'une méthode statistique très complexes prévoyant une analyse de régression, fixer les droits de coupe pour l'autre bois. Dans le projet de bulletin d'orientation, toutefois, M. Aldonas laisse supposer que le principal mécanisme de détermination des droits de coupe administrés en Ontario serait les comparaisons transfrontalières.
Le sénateur Carney: Il s'agirait de la comparer au Minnesota. C'est ça?
M. Higginbotham: Oui, je pense que ce serait le Minnesota. La Colombie-Britannique est vivement opposée aux comparaisons transfrontalières parce qu'on peut supposer que le point de comparaison le plus logique dans son cas serait l'État de Washington. Le long de la côte, l'État de Washington compte une forte proportion de terres privées par rapport à la proportion de terrains forestiers privés en Colombie-Britannique, et à notre avis si on utilisait un tel point de repère, la comparaison ne serait pas valable. Là où M. Aldonas a proposé des comparaisons transfrontalières, c'est pour les exportations de grume.
Le sénateur Carney: Et qu'en pensez-vous? Vous avez à la fois des terrains privés et des terrains publics.
M. Higginbotham: Nous avons relativement peu de terrains privés, comparativement à TimberWest ou Weyerhaeuser, par exemple.
Canfor est dirigée par David Emerson, qui est un vrai défenseur du marché libre. En ce qui nous concerne, nous n'avons guère à craindre les exportations de grume. M. Cameron ne serait peut-être pas d'accord. D'autres entreprises côtières qui fabriquent des produits à valeur élevée à partir de bois, tels que le cèdre, sont également préoccupées par la question des exportations de grume. Quant à notre entreprise, c'est plutôt l'exploitation, par opposition à la fabrication, qui nous inquiète, et nous aimerions pour des raisons tout à fait égoïstes que le marché soit beaucoup plus libre qu'il ne l'est actuellement, à notre avis, notamment pour ce qui est du bois des zones côtières de qualité inférieure.
Le sénateur Carney: Certains témoins nous ont dit qu'il ne sera jamais possible de conclure une entente juste et appropriée avec les États-Unis, parce que nous vivons toujours sous la menace des droits antidumping et l'imposition d'autres conditions. Est-ce que Canfor serait favorable à l'idée d'abandonner les actions intentées devant l'OMC ou en vertu de l'ALENA, qui permettent de nous protéger, et dans l'affirmative, quelles autres garanties faudrait-il obtenir pour nous protéger contre l'éventualité d'autres mesures protectionnistes?
M. Higginbotham: D'abord, nous ne serions pas d'accord pour abandonner les actions intentées par l'entremise de l'OMC et de l'ALENA tant que nous ne serions pas sûrs qu'un réexamen fondé sur un changement de circonstances en Colombie-Britannique notamment, et peut-être aussi en Alberta, ne déboucherait pas sur un résultat positif, soit l'annulation de l'ordonnance relative aux droits compensateurs. À notre avis, il faut poursuivre les négociations en vue d'obtenir la création d'une commission binationale qui serait habilitée à instruire des plaintes et prendre des décisions en cas de différend. De cette façon, le ministère américain du Commerce ou les représentants commerciaux américains ne seraient pas les seuls arbitres en cas de différends. Bien entendu, la Coalition est tout à fait opposée à cette idée, mais à notre sens, une commission de ce genre est essentielle pour que tous soient traités équitablement.
Le sénateur Austin: Je voudrais dire, d'abord à vous, monsieur Cameron, que je n'ai pas de questions à vous poser parce que votre situation me semble si claire, et le traitement de votre secteur si arbitraire, que tout ce que nous pouvons faire, c'est continuer à insister pour que le règlement final comprenne une exemption pour des entreprises comme la vôtre. La politique américaine relative à l'industrie forestière canadienne a fait souffrir beaucoup de gens, et ce pour nous faire comprendre que c'est eux qui commandent. C'est ça leur politique, et vous, vous en êtes malheureusement les victimes. Je pense que vous êtes d'accord avec moi.
En ce qui concerne vos remarques, monsieur Higginbotham, j'aimerais obtenir des précisions sur quelques questions précises. Je m'intéresse à l'action intentée par Canfor en vertu de l'article 11 de l'ALENA. Je suis moi-même avocat, et je maintiens depuis longtemps que les Américains peuvent décider de ne pas tenir compte des décisions des groupes spéciaux de l'ALENA ou de l'OMC, mais ils n'ont pas le luxe de ne pas tenir compte des décisions de leurs propres tribunaux; c'est ça notre cotte de mailles, si vous voulez. L'action que vous avez intentée en vertu du chapitre 11 s'annonce bien mais risque de prendre assez longtemps. Savez-vous combien de temps il faudra attendre avant que la chose soit jugée?
M. Higginbotham: Non, nous n'en savons rien. Les États-Unis, dans leur grande sagesse, laissent entendre qu'il ne serait pas approprié que M. McKenna soit nommé pour nous représenter, et donc un appel est actuellement en cours. Nous nous demandons en ce moment s'il convient maintenant d'interjeter appel à propos de la personne qu'ils ont proposée, comme eux l'ont fait pour nous. Je doute que nous le fassions, parce que nous souhaitons que la situation progresse. À notre avis, ils vont créer autant d'obstacles que possible pour retarder cette procédure. Pour nous, leur comportement laisse supposer qu'à leurs yeux, notre demande est peut-être fondée. Par conséquent, nous allons faire pression pour obtenir une audience dans les plus brefs délais. À notre avis, l'audience n'aura pas lieu avant un an au moins.
Le sénateur Austin: Je comprends très bien que ça les arrange de retarder les choses, parce qu'ils espèrent que vous serez visés par toute éventuelle entente. À mon avis, ils ont beaucoup moins d'emprise sur vous, dans le cadre de cette action, qu'ils ne l'ont sur les relations d'industrie à industrie et de gouvernement à gouvernement.
M. Higginbotham: Je suis d'accord avec vous. Et soyez assuré que nous travaillons très fort pour essayer de déterminer ce que nous devrions demander en retour si nous acceptions à un moment donné d'abandonner cette action.
Le sénateur Austin: Est-ce que d'autres entreprises canadiennes pourraient, elles, aussi, intenter une action semblable? Est-ce le coût de ces poursuites qui dissuade d'autres compagnies d'en faire autant?
M. Higginbotham: À mon avis, il y a plusieurs facteurs de dissuasion. Premièrement, les frais juridiques, deuxièmement, certains se demandent si nos arguments sont vraiment bien solides, et préféreraient donc, à mon avis, que d'autres pilotent ce dossier. L'autre facteur dissuasif est l'incertitude de la définition des avoirs qu'une compagnie doit posséder aux États-Unis pour soutenir que l'action des autorités américaines compromet ses avoirs aux États- Unis. Voilà justement l'argument central de notre demande — que nous remplissions ou non cette condition. Notre conseiller juridique est fermement convaincu que cette condition est remplie dans notre cas. D'ailleurs, les retards accusés aux États-Unis laissent supposer que les autorités américaines craignent que notre plainte soit justifiée, même s'il ne faut pas oublier que peu de compagnies canadiennes possèdent autant d'avoirs aux États-Unis.
Le sénateur Austin: Ces avoirs comprennent également des éléments intangibles tels que des contrats aux États-Unis et des questions liées à vos droits d'origine législative, et pas simplement vos biens matériels. Est-ce que je me trompe?
M. Higginbotham: Non, vous avez tout à fait raison. Nous allons faire mention, dans notre argumentation, de nos biens matériels, de nos contrats, etc. D'ailleurs, nous bénéficions d'un important soutien moral de la part de certains de nos gros clients américains.
Le sénateur Austin: Pour notre part, nous examinons les mécanismes de règlement des différends. Nous nous intéressons entre autres à l'ALENA, parce que nous souhaitons en arriver à de meilleurs mécanismes pour le règlement de nos différends avec les États-Unis. Je pense que vous devriez nous souhaiter bonne chance.
Pour moi, l'action intentée en vertu du chapitre 11 est importante en raison des recours qu'offre l'ALENA, et il convient de mentionner à cet égard que le Canada a versé une indemnisation aux entreprises américaines dans trois cas, si je ne m'abuse. Je me souviens du fameux cas de l'additif pour essence qui a créé un certain nombre de précédents qui me semblent utiles.
Le régime de commerce administré pour le bois d'oeuvre que les États-Unis essaient de négocier avec le Canada laisse supposer que des droits compensateurs dégressifs seraient établis et que ces derniers seraient fondés sur les prix du marché. Est-ce que Canfor serait éventuellement prête à accepter une telle proposition?
M. Higginbotham: Nous sommes en faveur de l'idée d'une échelle mobile. Nos spécialistes du marketing nous ont convaincus que l'échelle mobile continue proposée par Weyerhaeuser représente sans doute le meilleur moyen de tenir compte de la dynamique du marché. Cela permettrait également de convaincre les autorités américaines qu'on peut difficilement maîtriser le marché et qu'il ne convient donc pas de prévoir des réductions ou augmentations fiscales étagées, ce qui serait le cas si l'on instaurait un régime axé sur une échelle étagée.
Nous ne sommes pas subventionnés, et nous ne changerons jamais notre position à cet égard. Nous sommes réalistes et nous reconnaissons qu'un accord provisoire passera nécessairement par un mécanisme prévoyant l'imposition d'une taxe plus élevée lorsque les prix sont faibles.
Mais nous nous inquiétons surtout de savoir pendant combien de temps le commerce du bois d'oeuvre se fera à des tarifs plutôt faibles, et donc en fonction d'un taux de taxe élevé. Selon nous, il est assez probable que les prix du bois d'oeuvre ne soient pas très élevés au cours des cinq prochaines années.
Le sénateur Austin: Nous pourrions finir par tomber dans leur piège, en ce sens que les Américains pourraient nous imposer une taxe à la frontière ou un tarif qui empêche tous les producteurs, à part les plus efficaces, d'accéder à leurs marchés.
Vous avez parlé d'un «accord provisoire», et je trouve que le mot «provisoire» est important. Je pensais que l'idée était de prévoir l'application progressive de cette taxe pendant que certaines modifications étaient apportées aux politiques forestières. À votre avis, est-ce que c'est ça le principe de base, et quelles sont les politiques forestières que le gouvernement provincial devra modifier afin de remplir les conditions imposées par les États-Unis dans le cadre de ces négociations?
M. Higginbotham: Nous aimerions que l'accord conclu prévoie que tout changement de politique forestière donne lieu à une évaluation qui pourrait éventuellement déboucher sur une réduction des taxes. Quand nous étions à Washington il y a un an, ça semblait possible. À l'heure actuelle, ça me paraît beaucoup moins possible. Il nous faut agir rapidement pour modifier les politiques et demander ensuite, dans les plus brefs délais, qu'il y ait un réexamen fondé sur un changement de circonstances. Ainsi la taxe à la frontière sera effectivement provisoire.
Par rapport à M. Reed ou d'autres qui se sont prononcés sur la question hier, nous sommes d'avis que bon nombre des changements que la Colombie-Britannique a proposé d'apporter à sa politique forestière auraient pour résultat de créer un marché plus transparent qui pourrait en fin de compte profiter à l'industrie. L'élimination des restrictions visant la coupe annuelle et des conditions relatives aux ouvrages connexes obligeant certaines scieries à maintenir leurs opérations, aidera sans doute le secteur primaire. M. Cameron pourrait peut-être vous parler de l'éventuelle incidence sur le secteur secondaire.
La question principale en matière de politique est celle du nouveau régime de droits de coupe. Nous pourrons nous en accommoder qu'on opte pour la mise aux enchères du bois sur pied ou des grumes, peu importe. Pour moi, c'est ça qui va déterminer si nos efforts pour faire révoquer l'ordonnance relative aux droits compensateurs réussiront ou non.
Quant à nous, nous préférerions que ce nouveau régime de droits de coupe soit basé sur la mise aux enchères de grume, plutôt que de bois sur pied, mais que ce soit l'un ou l'autre, ce nouveau régime représentera à mon avis un facteur critique.
Le sénateur Austin: À la lumière de votre observation d'hier, j'ai posé des questions concernant le coût des changements politiques qui sont prévus aux représentants des industries et collectivités que vous avez mentionnés. Je voudrais savoir si vous estimez que la Colombie-Britannique et l'industrie forestière prévoient des mesures de soutien provisoires, au fur et à mesure de l'élimination de politiques de longue date qui ont donné lieu à des dépenses à la fois commerciales et sociales?
M. Higginbotham: À mon avis, il faudra sans doute prévoir des mesures de soutien d'une forme ou d'une autre. Mais il faut agir avec prudence pour éviter que cela se retourne contre nous si jamais ces mesures donnent lieu à d'autres allégations d'aide subventionnelle. À mon avis, le gouvernement de la Colombie-Britannique convertira une portion des concessions forestières remplaçables de la province en forêts communautaires, en entreprises autochtones, etc. Ainsi il y aura une période de transition, et les États-Unis ne considéreront pas ces nouvelles entreprises comme bénéficiant d'une aide subventionnaire.
Bien que l'idée qu'on nous enlève notre concession financière ne nous plaît guère, l'argument selon lequel 80 p. 100 d'une concession forestière qui vous accorde un accès intégral au marché nord-américain vaut peut-être les 100 p. 100 que nous avons maintenant est peut-être convaincant.
Le président: Monsieur Cameron, aimeriez-vous réagir à la question posée par le sénateur Austin?
M. Cameron: Oui. Pour ce qui est de l'ALENA, j'aimerais que l'attitude américaine, qui consiste à nous considérer comme étant coupables tant que notre innocence n'est pas prouvée, change. C'est uniquement dans ce contexte que nous aurons un meilleur système.
Ken vous disait qu'il n'est pas certain de la position de notre groupe vis-à-vis des exportations de grumes. Il est vrai qu'il existe une grande divergence d'opinions au sein des divers groupes. En général, il y a toujours un certain nombre de personnes qui, par principe, s'opposent aux exportations de grume à cause de la perte d'emplois qui en découle, etc. Je ne sais pas dans quelle mesure ils pourront justifier cette position. Certains prétendent que les principaux titulaires de concession exportent des grumes qu'ils achètent ensuite sur le marché libre pour remplacer celles qu'ils ont vendues. Cela réduit considérablement le volume de grumes, et des emplois disparaissent en conséquence. Ils font appel à des soumissionnaires délégués pour faire des offres sur le bois que requièrent les petites entreprises forestières, ce qui fait monter les prix. C'est peut-être ce qu'ils font, peut-être pas.
D'autres sont d'avis que si Canfor et d'autres entreprises n'ont pas le droit d'exporter une proportion du bois récolté dans leurs peuplements, ce bois ne sera jamais récolté. Étant donné que 10 p. 100 est exporté à l'étranger, on peut dire qu'environ 90 p. 100 de ce bois est forcément vendu sur le marché libre. On peut donc se demander s'ils en rachètent davantage afin de remplacer ces 10 p. 100. Je ne sais pas si c'est ça qu'ils font. Peut-être constaterons-nous que cela permet de créer ou de maintenir des emplois. Qu'arriverait-il si toutes les entreprises menaient leurs activités dans des conditions de pleine concurrence? Le prix des grumes destinées à l'exportation monterait-il davantage que ne serait le cas si les restrictions disparaissaient? À mon avis, de manière générale, on peut dire que les exportations de grumes ne posent pas vraiment problème. Disons que les volumes exportés sont un peu plus importants qu'on le souhaite. Mais le marché corrigerait certainement cette anomalie si jamais nous parvenons à régler le problème de la pruche. Certains des mécanismes — le TEAC, par exemple — posent problème. Si nous faisons une soumission pour acheter des grumes, nous sommes obligés de les acheter, alors que le vendeur n'est pas tenu de les vendre. Voilà le genre de problèmes qu'il faut absolument résoudre. C'est pour cette raison que nous aimerions être en mesure d'exercer plus de contrôle et donc de mieux gérer la situation.
En ce qui concerne les contrôles visant les ouvrages annexes et la coupe annuelle, nos sentiments sont un peu mitigés. Nous sommes généralement d'accord pour accepter la disparition des contrôles visant les ouvrages annexes et la coupe annuelle. La question des fermetures de scieries ne pose pas tellement de problème en ce qui nous concerne. À notre avis, l'idée des concessions axées sur une certaine superficie et des baux axés sur l'âge d'exploitabilité est bonne, en ce qui concerne les principaux titulaires de concessions. Ainsi nous pourrions maximiser la productivité de la forêt et leur permettre de le faire dans des conditions de certitude financière relative. Nous aimerions que les volumes de bois contrôlés par les titulaires de concessions soient moindres. Environ 87 p. 100 du bois des terres publiques sont actuellement contrôlés par les principaux titulaires de concessions forestières. Nous aimerions que cette proportion soit considérablement réduite pour que nous ayons accès à un plus fort volume de fibre ligneuse. Nous sommes tout à fait disposés à accepter qu'une partie de cette fibre soit sous forme de grumes horizontales, par opposition à des grumes verticales. Mais nous aimerions que la composition du marché soit appropriée pour que tout le monde y trouve son compte, c'est-à-dire les collectivités des Premières nations, les camionneurs de sciage et ceux qui ont obtenu des droits en vertu du projet de loi 13. L'idée essentielle c'est que les grands titulaires de concessions en aient moins et que les proportions de bois sur pied et de grumes soient appropriées.
Le sénateur Di Nino: La nature de votre clientèle américaine est-elle différente de celle des entreprises de production primaire?
M. Cameron: Oui. Selon le cas, les compagnies de transformation qualitative des bois peuvent fabriquer des produits à valeur ajoutée différents qui sont utilisés pour des fins précises par certains groupes ou personnes. Nous ne fabriquons pas des quantités industrielles d'un produit particulier que nous entreposons ensuite dans un dépôt de distribution. Nous avons plutôt tendance à fabriquer nos produits en fonction des besoins de l'utilisateur final.
Le sénateur Di Nino: Est-ce que vos interlocuteurs sont différents de ceux qui vendent leurs produits pour la construction de maisons ou d'autres types de bâtiments?
M. Cameron: Quand vous parlez d'«interlocuteurs», vous voulez dire au Canada ou aux États-Unis?
Le sénateur Di Nino: Je parle de vos clients.
M. Cameron: Nous avons des clients différents; nos clients sont ceux qui assurent les travaux de finition des maisons.
Le sénateur Di Nino: C'est-à-dire ceux qui font la menuiserie de finition, plutôt que la grosse menuiserie?
M. Cameron: Oui, et les dépôts qui répondent à leurs besoins. Nous n'avons pas l'habitude de déposer de gros volumes de matériaux dans un dépôt qui assure ensuite la distribution dans les chantiers. Notre clientèle est beaucoup plus restreinte. Quand nous vendons un produit, normalement nous le vendons à celui qui va l'utiliser.
Le sénateur Di Nino: Y a-t-il des organismes qui soutiennent votre position en ce qui concerne la nécessité d'une exemption?
M. Cameron: Pas vraiment. Nous n'avons pas énormément de ressources financières, ce qui explique notre silence durant autant d'années. Nous avons tous pris de l'argent dans nos propres poches et nous avons demandé aux membres de faire leur part, mais nous ne sommes pas riches. Nous n'avons reçu que 150 000 $ au titre de l'aide fédérale, alors que les grands titulaires de concessions ont touché 14,85 millions de dollars. Nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre de financer des activités de lobbying permanentes aux États-Unis.
Nous sommes très reconnaissants envers le Free Trade Lumber Council et les American Consumers for Affordable Housing pour le soutien qu'ils nous ont fourni. Leur approche est plutôt «générique», et il est certainement avantageux de bénéficier de l'aide de groupes de pression américains, même si cette aide arrive un peu tardivement. Ces groupes ne sont peut-être pas très puissants, mais il est toujours bon de pouvoir faire appel à des groupes de pression américains qui vont donner l'autre son de cloche.
Le sénateur Di Nino: Monsieur Higginbotham, d'après certains témoins, c'est surtout l'adoption d'une démarche pancanadienne qui va nous permettre de régler ce problème.
M. Higginbotham: À mon avis, des efforts très sérieux sont actuellement déployés pour définir une démarche pancanadienne. Le projet de bulletin d'interprétation de M. Aldonas présente trois exemples différents des modifications qu'une province pourrait envisager d'apporter à ses politiques pour obtenir la révocation de l'ordonnance relative aux droits compensateurs.
Nous sommes tout à fait d'accord pour que les différentes provinces définissent leurs propres démarches. Par contre, il n'appartient pas vraiment au ministère du Commerce américain, à notre avis, de nous prouver que nous sommes tous sur un pied d'égalité d'un bout à l'autre du pays en ce qui concerne notre compétitivité.
Notre position est que même s'il faut essayer de prévoir une démarche pancanadienne, il faut surtout que les différentes provinces nous présentent des propositions précises pour qu'une analyse économique puisse être faite en vue de déterminer si le coût pour l'industrie dans chaque région du Canada est relativement équitable.
Nous préférerions une démarche pancanadienne, mais selon les éléments constituants de cette démarche, comme toujours, nous ne pourrons peut-être pas la maintenir.
Le sénateur Di Nino: Pourriez-vous m'expliquer la différence entre la position de l'Ontario, le compromis des comparaisons transfrontalières et la position de la Colombie-Britannique?
Craignez-vous qu'on applique une politique consistant à diviser pour mieux régner?
M. Higginbotham: Oui, c'est tout à fait ça que je crains.
En tant que membre de l'industrie forestière de la Colombie-Britannique, nous avons essayé de faire comprendre à notre gouvernement qu'il doit jouer un rôle de chef de file approprié. Notre province produit plus de 50 p. 100 du bois d'oeuvre canadien. Nous ne voulons pas donner l'impression d'être prêts à conclure une entente à n'importe quel prix. Nous ne voulons pas non plus que le gouvernement américain décide, sous l'influence de la coalition, de conclure des accords différents avec différentes régions du pays. Voilà quelque chose qui nous inquiète.
L'ordonnance relative aux droits compensateurs prévoit le prélèvement des mêmes droits dans l'ensemble du Canada. Elle est fondée sur des comparaisons transfrontalières à l'égard des quatre provinces visées par l'enquête. L'État de Washington, le Minnesota, le Maine et peut-être l'État de New York sont concernés dans le cas du Québec.
Pour les raisons que j'ai évoquées tout à l'heure, nous avons protesté en soutenant que de telles comparaisons ne sont pas appropriées. À notre sens, chaque province devrait être en mesure de négocier un point de référence qui correspond vraiment à sa situation. Si le gouvernement de la Colombie-Britannique obtient ce qu'il veut, le point de repère retenu pour cette province sera fondé sur les mises aux enchères de bois sur pied, et les droits de coupe prélevés sur tout le bois d'oeuvre qui n'est pas vendu dans le cadre de ces enchères seront calculés en fonction du chiffre d'affaires de ces ventes aux enchères du bois sur pied. Quant à la proposition ontarienne, elle s'appuie sur le chiffre des ventes au Minnesota. Par conséquent, si elle était retenue, nous aurions deux points de repère fort différents.
Par contre, le Québec soutient que le point de repère qui conviendrait dans son cas serait le chiffre des ventes de grumes provenant de boisés privés, c'est-à-dire de terrains forestiers se trouvant principalement le long du fleuve Saint- Laurent. Nous ne sommes pas contre, bien que cela donne forcément lieu à un point de repère différent du nôtre. En Alberta, le chiffre d'affaires de ce que nous appelons les petites et moyennes entreprises n'est pas suffisant pour lui permettre de se qualifier, et cette province va donc proposer d'autres solutions, si bien que nous finirons par avoir plusieurs formules différentes.
La possibilité qu'il y ait des mécanismes différents ne nous inquiète pas particulièrement; ce qui nous inquiète, c'est que les formules retenues soient différentes.
Le sénateur De Bané: M. Reed a dit tout à l'heure qu'il faut se rappeler tout l'historique des relations commerciales entre le Canada et les États-Unis. Il disait que ce débat est en cours depuis 200 ans et qu'aucun différend commercial entre les deux pays n'a jamais été aussi intense que celui du bois d'oeuvre. Depuis 1789, les autorités américaines ont établi plus de 30 obstacles tarifaires contre le bois d'oeuvre canadien. Il nous expliquait que cela n'a rien de logique, et que cela a à voir uniquement avec la part de marché des entreprises canadiennes et la valeur des propriétés américaines. Je me demande si vous allez réussir à changer cette tendance historique.
Comme vous êtes la plus grande entreprise canadienne à oeuvrer dans ce secteur et que vos actions sont cotées à la bourse, pourriez-vous nous dire quelle a été l'incidence de la dernière série d'obstacles tarifaires sur les emplois, le chiffre de ventes, les bénéfices, votre part de marché et le cours de vos actions?
M. Higginbotham: Il y a plusieurs paramètres économiques dont il faut tenir compte.
Le cours de nos actions a chuté dès l'imposition des deux types de droits. Le marché ne nous a pas trop puni en ce sens que nous avons regagné environ les deux tiers de ce que nous avions perdu, en ce qui concerne le cours de nos actions. Nos actions se vendent actuellement à environ 9,35 $ ou 9,50 $ l'unité, par rapport à 11 $ autrefois, et dans l'attente du résultat des négociations actuelles, le marché se contentera d'attendre.
Nos résultats pour le quatrième trimestre de 2002 sont sortis vendredi dernier; nous avons enregistré des revenus nets de 11 millions de dollars par rapport à des ventes se chiffrant à presque 3 milliards de dollars. Il s'agit d'un faible ratio de rentabilité des capitaux propres. Il convient aussi de vous signaler que nous avons subi des pertes assez importantes au cours des troisième et quatrième trimestres. La majeure partie de ces revenus nets de 11 millions de dollars est tirée des acomptes versés au titre de l'ordonnance définitive relative aux droits compensateurs qui nous ont été rendus. Autrement dit, il n'y avait pas de rétroactivité, si bien qu'on nous a rendu environ 50 millions de dollars que nous avions versés sous forme d'acompte.
Notre situation actuelle est telle que nous avons commencé à réduire nos coûts. Nous nous sommes engagés vis-à-vis de notre conseil d'administration et de nos actionnaires à réduire nos dépenses de 150 millions de dollars d'ici le quatrième trimestre de 2003, et au cours de cette période nous réduirons également notre effectif d'au moins 300 employés. Nous comptons utiliser les chiffres relatifs au troisième trimestre de 2002 comme point de repère.
Le président: Trois cents sur combien?
M. Higginbotham: Trois cents sur environ 5 000. Le conseil d'administration a approuvé certaines dépenses d'immobilisation qui nous permettront de réaliser cette réduction des coûts, mais il faut absolument qu'on la réalise.
Je devrais également mentionner que notre production n'a pas diminué au cours de la période d'application des droits. Nous ne sommes guère différents des autres. Pour être en mesure de payer les droits antidumping, surtout à la lumière de la méthode américaine de calcul de ces droits, il faut absolument réduire les coûts unitaires. Et pour réduire les coûts unitaires lorsqu'on produit du bois d'oeuvre, il faut nécessairement produire plus de bois d'oeuvre.
Le sénateur De Bané: Comment se fait-il que les provinces maritimes aient été exclues, alors que votre groupe, qui doit concurrencer les acheteurs américains pour obtenir des matières premières, ne l'a pas été? Au fond, vous participez à un système d'invitations ouvertes à soumissionner.
Je ne comprends vraiment pas comment cela se fait que votre groupe et vos membres n'aient pas fait faillite.
M. Cameron: D'abord, certains d'entre nous ont fait faillite. Non seulement il y a eu des faillites, mais il y a beaucoup de compagnies très faibles. Quand on voit que l'emploi est en baisse de 22 p. 100 et que le chiffre d'affaires l'est de 30 p. 100, on se doute bien que d'autres emplois encore vont disparaître. Il arrivera à un moment où ces deux chiffres seront identiques.
Mais pour répondre à votre question, je dirais, premièrement, que les Américains ne font rien qui ne les avantage pas. Dans le cas des provinces maritimes, ils ont décidé à mon avis que vu la proximité de cette région, il est préférable de ne pas trop insister là-dessus. Je pense qu'ils ont également tenu compte des droits de coupe, des politiques forestières et de la quantité de terrains forestiers privés dans cette région.
Quant à nous, je suis convaincu que les Américains comprennent très bien que nous ne devrions pas être inclus, mais plus ils harcellent et menacent les gens, plus il est probable que les victimes réclament des négociations.
Nous serions ravis de pouvoir aller jusqu'au bout de la procédure judiciaire, surtout que les accusations et les allégations qui ont été faites ne s'appliquent pas à nous. Si nous avions suffisamment de temps et d'argent pour le faire, nous intenterions certainement des poursuites. Mais nous ne pouvons pas nous permettre de faire ça. Ils nous ont inclus là-dedans parce qu'ils veulent qu'on réclame des négociations, car au fond, ils préfèrent négocier un règlement. À mon avis, ils n'auraient pas gain de cause devant un tribunal. Ils n'ont certainement pas eu beaucoup de succès jusqu'ici.
J'ai en ma possession un avis affiché sur le babillard de la scierie Alberni Pacific à l'intention des employés. On annonce dans cet avis qu'à cause de la volonté des législateurs américains de Washington de prélever des droits sur le bois d'oeuvre canadien, il y aura peut-être des mises à pied ou une réduction salariale. Cet avis est en date du 18 mai 1932. Eh bien, nous nous retrouvons à présent dans la même situation.
Le sénateur Lawson: Tout tribunal impartial reconnaîtrait que vous avez des arguments très convaincants et vous dirait que vous devriez tout simplement être exclus. Cependant, j'ai eu la chance de passer de nombreuses années aux États-Unis au sein d'équipes de négociation américaines, et cette expérience m'a appris qu'ils n'ont pas tout à fait la même conception des négociations que nous.
La première chose qu'ils font, c'est d'énumérer les «pertes»; pour eux, tout est assimilable à une guerre — une guerre économique peut-être, mais une guerre quand même. Donc, on donne un pourcentage à l'opposant, un pourcentage plus élevé qu'ils se donnent eux-mêmes. Ensuite, quand quelqu'un d'impartial comme moi proteste en disant que telles personnes ne rentrent pas dans cette catégorie et devraient donc être exclues, les Américains y voient tout de suite un signe de faiblesse. C'est ça leur attitude dans un contexte de négociation, et toute leur stratégie est bâtie là-dessus.
Je suis d'accord pour dire que vous devriez être exclus, mais à mon avis, tout ce que le comité peut faire, c'est recommander en termes énergiques que vous devriez en toute justice être exclus. C'est aussi simple que ça.
Le sénateur Carney: Pourriez-vous nous expliquer dans le contexte précis des moulures, par exemple, comment ça marche au juste? Avez-vous des chiffres qui indiquent de combien le prix d'une moulure doit augmenter à cause des droits? Cela permettrait peut-être de prouver le bien-fondé de l'argument du sénateur Lawson.
M. Cameron: Je vais vous présenter un scénario fondé sur des chiffres fictifs, parce que cela me sera plus facile.
Supposons que mon concurrent américain et moi achetions tous les deux 1 000 pieds-planches de bois d'oeuvre d'une valeur de 100 $. Il paie son bois d'oeuvre 100 $ et l'emmène avec lui aux États-Unis. Supposons que les droits soient de 20 p. 100; à ce moment-là, il paie en tout 120 $ et on livre ce bois d'oeuvre à son établissement à Ferndale. Il transforme ce bois d'oeuvre en produit d'une valeur de 200 $ en y incorporant une valeur ajoutée de 100 $. Maintenant, son produit vaut 220 $.
Entre-temps, moi j'achète les autres 1 000 pieds-planches de bois pour 100 $, j'emmène ça dans ma scierie, et grâce à la transformation, j'y ajoute une valeur de 100 $. Mon intention est d'expédier ce produit aux États-Unis. À la frontière, on considère que ce produit vaut 200 $, et que je devrais donc payer 40 $ de droits de douane. Mon concurrent a déjà une longueur d'avance de 20 $, en raison de la différence entre le prix à la sortie de première transformation et la valeur ajoutée. Il y en a qui diront: «Bon, très bien; il suffit de décider que le point de départ pour vous deux est le prix à la sortie de la scierie de première transformation, et à ce moment-là vous êtes sur un pied d'égalité et la valeur dans les deux cas sera de 220 $.» Le problème, c'est que mon concurrent a toujours la possibilité d'acheter du bois américain. Nous, aussi, nous pouvons acheter du bois américain, mais cela nous force à traverser la frontière deux fois et à tenir compte du coût des transports, etc. Lui, il peut acheter son bois américain en franchise de droits. Il n'en va pas de même pour nos produits canadiens.
Au fond, ce qu'ils veulent, c'est que les Américains achètent leur bois aux scieries américaines. Ils ne veulent pas que nous approvisionnions leur marché.
Le sénateur Lawson: J'avoue que quand nous avons reçu les représentants de Weyerhaeuser hier, la facilité avec laquelle ils acceptaient d'abandonner les actions invoquant les règles de l'OMC et l'ALENA m'a un peu troublé. Ils nous ont dit qu'ils voulaient se désarmer complètement de façon à pouvoir ouvrir des négociations. Je suppose que c'est une attitude réaliste, étant donné qu'ils mènent leurs activités des deux côtés de la frontière.
Il existe ce qu'on appelle le métier politique, et ce type de personne est bien connu parce qu'elle ménage la chèvre et le chou: autrement dit, quoiqu'il arrive, on ne peut pas penser du mal d'elle. C'est à ça que je pensais pendant que j'écoutais leurs remarques liminaires.
Je suis très content de la position qu'a prise Canfor dans cette affaire. En Colombie-Britannique, nous savons que Canfor est une entreprise canadienne extraordinaire qui maintient de bonnes relations de travail avec ses employés et consciente de ses responsabilités sociales et n'hésitent pas à se défendre et à défendre d'autres quand il le faut. Je suis très heureux de savoir quelle position vous avez prise à l'égard de l'action intentée en vertu du chapitre 11 et de vous avoir entendu dire qu'il ne faut pas abandonner les actions intentées en vertu des règles de l'OMC et de l'ALENA. Ces sont des atouts très importants, et pourquoi donc les abandonner volontairement?
L'autre question concerne l'amendement proposé par Byrd. Je ne sais pas quelle position vous avez prise à ce sujet, mais je trouve inquiétant que cet amendement, si on décide de l'appliquer, prévoie le prélèvement de droits et de pénalités d'environ 1 milliard de dollars. Selon le temps qu'il faudra pour en arriver à un règlement, il pourrait en réalité s'agir de droits et de pénalités de plusieurs milliards de dollars. La coalition, qui subit à présent les contrecoups de ses propres mauvaises décisions — une forme d'autoviolence qui est bien faite pour elle — pourra profiter de la répartition de ces crédits, si l'amendement en question est adopté, entre toutes les compagnies concernées.
Quelqu'un a déterminé ou décidé que l'amendement Byrd est illégal. Mais ceux d'entre nous qui comprennent ce genre d'amendements savent qu'on a réussi, de toute évidence, à le rattacher à une autre loi et qu'il est vraiment officiel. Cet amendement ne va pas tout simplement disparaître. Il va falloir que quelqu'un en reparle au Congrès ou au Sénat — l'organe d'où il émane, quoi — et qu'on y rattache une autre loi pour annuler ses effets.
L'amendement Byrd est-il toujours à l'étude, et pourrait-il s'appliquer dans ce contexte?
M. Higginbotham: Le B.C. Lumber Trade Council a engagé un avocat de Washington grassement payé qui était le représentant commercial du président Clinton, soit Charlene Barshefsky, qui a également représenté la Colombie- Britannique dans une affaire antérieure touchant l'imposition de droits compensateurs.
Mme Barshefsky nous a dit que le Canada n'a pas énormément de monnaie d'échange cette fois-ci, et je suis donc surpris d'apprendre que Weyerhaeuser est prêt à tout abandonner. Mme Barshefsky nous a dit que ça, c'est justement l'une des seules cartes que nous pourrions jouer.
Pour ce qui est de l'amendement Byrd, elle pense que lorsque l'OMC aura pris une décision finale, le gouvernement américain annoncera fort probablement que l'amendement Byrd n'est pas légal et acceptera la décision. Cependant, aucune mesure ne sera prise tant que le sénateur Byrd sera au Sénat ou sera encore vivant. Il paraît qu'il y a eu d'autres cas de ce genre où les autorités américaines ont accepté les conclusions de l'OMC ou du groupe spécial de l'ALENA, mais il ne se passe absolument rien tant que l'instigateur est encore dans les parages.
En ce qui nous concerne, ce serait tout à fait inadmissible que ce milliard de dollars ou que n'importe quelle somme additionnelle soit versé à ces compagnies. Notre position, c'est que cet argent n'appartient à aucun gouvernement, mais plutôt aux entreprises canadiennes qui ont versé ces acomptes, et on devrait donc nous rendre cet argent si nous arrivons à conclure une entente. Voilà notre position et elle ne changera pas.
Dans l'éventualité où je serais témoin, je pense que cela va nous coûter quelque chose de conclure une entente. Par exemple, nous avons évoqué la possibilité que le Canada finance un groupe binational ou une sorte d'association nord- américaine de marketing du bois d'oeuvre afin de renforcer le marché du commerce du bois d'oeuvre et de nous défendre contre les importations européennes, les poteaux d'acier, etc. Peut-être pourrions-nous utiliser une partie de ces crédits pour financer ce genre d'activités, mais pour l'instant, nous ne sommes pas vraiment prêts à accepter que l'amendement Byrd influence de quelque façon que ce soit la répartition de ces crédits.
Le président: C'est intéressant, le rôle des représentants commerciaux. J'ai rencontré tout à fait par hasard Clayton Yeutter à Genève, qui est membre du conseil d'administration de Weyerhaeuser. Je ne me rappelle plus s'il était le représentant commercial du président Regan ou non.
Le sénateur Carney: C'était mon homologue.
Le président: Ah, bon? Il était administrateur de Weyerhaeuser.
Le président: Je voudrais remercier nos témoins de leur présence ce matin. La discussion a été fort intéressante.
Je voudrais maintenant présenter nos deux prochains témoins, soit le professeur Helliwell du Département des sciences économiques de l'Université de la Colombie-Britannique, et le professeur Cohn du Département des sciences politiques de l'Université Simon Fraser.
Vous avez la parole.
M. John Helliwell, professeur, Département des sciences économiques, Université de la Colombie-Britannique: Sénateurs, j'ai essayé de faire en sorte que tous les membres du comité puissent obtenir une copie de mon nouveau petit livre sur la question, faisant valoir qu'il tombe à point nommé pour l'étude que vous menez actuellement.
Le président: Comment s'appelle-t-il?
M. Helliwell: Il s'appelle Globalization and Well-Being. Je crois comprendre que le comité n'est pas en mesure de faire l'acquisition de publications de ce genre, même lorsqu'il s'agit d'un tout petit livre, alors je me ferais un plaisir de vous en laisser un exemplaire aujourd'hui, au cas où vous aimeriez le consulter davantage.
Le sénateur Lawson: À combien il se vend?
M. Helliwell: Malheureusement, le livre relié coût actuellement 40 $, ce qui est tout à fait ridicule, mais il ne coûtera plus que 20 $ lorsqu'il sortira en livre de poche dans quelques mois. Personnellement, je ne suis pas du tout opposé à ce qu'on en fasse des photocopies, mais je vais essayer en cinq minutes de vous faire un tour d'horizon des principaux éléments qui intéresseront le comité dans le cadre de son étude. Ce livre présente les résultats d'une recherche portant sur trois questions distinctes, mais j'ai l'intention ce matin de me concentrer sur la question des relations canado- américaines.
L'une des autres questions que j'examine dans cet ouvrage concerne les découvertes faites par d'autres, et qui me semblent justes, à savoir que depuis une dizaine d'années, l'activité économique et sociale est beaucoup plus locale, régionale et nationale que quiconque semble croire malgré l'intensification de la dimension mondiale des activités en général, par rapport à celle de générations précédentes. Or nous commençons à peine à comprendre toutes les conséquences de ce phénomène. Il nous force à repenser l'économie internationale, les principes régissant les échanges entre les pays, la distribution de l'activité économique, etc.
La deuxième question examinée dans le cadre de cette recherche concerne le capital social et le mode de fonctionnement des collectivités, ce qu'il faut pour les faire réussir, et ce qui assure leur cohésion. La recherche porte sur des approches propres à rassembler et à renforcer les éléments disparates du capital social, même lorsque leurs intérêts sont différents, voire antagonistes.
La troisième question examinée dans le cadre de cette recherche concerne le «bien-être» subjectif. En étudiant le capital social et les sociétés nationales, afin de trouver le moyen d'établir des corrélations entre les résultats économiques et des éléments tels que le capital social, et leur influence sur les gens, sur l'endroit où ils vivent et l'impact que ceux-ci devraient avoir sur les décisions gouvernementales, j'ai découvert un important ensemble de données qui présentaient les évaluations de citoyens individuels de leur qualité de vie. Il est maintenant possible d'obtenir de telles données d'une soixantaine de pays, de les examiner et d'en faire des comparaisons pour déterminer quelles politiques et sociétés ont le plus de succès. Ainsi on peut déterminer l'importance que rattachent les citoyens de ces 60 pays à des éléments tels que le revenu, le niveau d'éducation, l'emploi, la qualité du gouvernement, et les relations humaines aux niveaux individuel et communautaire en tant que mesure de la qualité de la vie. Ces données ont été rassemblées au cours des 20 dernières années, et il se trouve que tous ces éléments sont importants.
Comment cette convergence des trois sujets de recherche que je viens de mentionner s'est-elle réalisée? C'est que j'ai découvert que, malgré les grandes distinctions qui existent entre les nations aux niveaux économique et local, l'effet de la distance sur la baisse des échanges et de l'activité économique est beaucoup plus important que ne le justifient les coûts de transport. L'effet des frontières nationales sur la densité des échanges est plus important que ne pourraient l'expliquer les obstacles au commerce érigés intentionnellement.
Il se trouve que les entrepreneurs locaux connaissent les goûts de la population locale et sont à même de répondre aux besoins des citoyens locaux. Il se trouve que les économies d'échelle sont beaucoup moins importantes que ne le croyaient autrefois bien des experts. Souvent une entreprise qui cherche à assurer une présence mondiale ne fait que causer son autodestruction. Il est très facile de vouloir aller plus loin que vos compétences vous le permettent. Or les entrepreneurs locaux peuvent repérer et exploiter efficacement les possibilités locales de façon à respecter les paramètres de l'environnement institutionnel et social dans lequel ils mènent leurs activités. Ils sont en mesure de comprendre ce que veut la population locale et de lui donner ce qu'elle veut. Je ne prétends pas qu'il faut insister davantage sur la dimension locale des économies que c'est actuellement le cas; je dis simplement que les économies sont plus locales qu'on le pense et j'essaie de vous aider à comprendre, ayant moi-même peiné sur ce problème, pourquoi c'est le cas.
Il est également vrai qu'il existe de grandes différences entre ces collectivités locales et nationales du point de vue de leur capacité de satisfaire leurs citoyens. Et il est vrai aussi que la recherche sur le bien-être indique qu'au fur et à mesure que le niveau du revenu par habitant augmente, les dividendes diminuent et deviennent rapidement négatifs, ou du moins atteignent zéro ou l'équivalent, et que le Canada n'en est plus au point où le niveau du revenu par habitant puisse avoir un impact. Même pour diverses sociétés, l'amélioration du bien-être subjectif au fur et à mesure de l'augmentation du revenu est assez importante pour la première partie de la répartition des revenus, moyennement importante pour des pays comme le nôtre, très importante pour les pays les plus pauvres, et n'a presque aucun impact au-delà. Or l'impact des autres déterminants du bien-être subjectif ne décroît pas dans le contexte d'une amélioration.
Permettez-moi maintenant de présenter cette analyse plus directement dans le contexte des relations canado- américaines. À Ottawa, et ailleurs au Canada, certains se demandent si le Canada devrait donner la priorité à ses intérêts nord-américains plutôt qu'à un ensemble d'intérêts multilatéraux plus équilibrés. Toutes les études m'amènent à croire qu'une telle approche n'aurait que des conséquences négatives. Vous vous demandez peut-être pourquoi. Je précise que l'impact serait négatif pour les deux parties. En réalité, les gains associés à une plus forte intégration économique ont déjà été pleinement réalisés.
Permettez-moi de vous expliquer pourquoi je suis si sûr de ce que j'avance. Rappelez-vous que la recherche sur les localités ou sur les frontières nous indique que le commerce est beaucoup plus intense à l'intérieur qu'à l'extérieur des frontières d'un pays. C'est le cas des pays de l'Union européenne, du Canada, et de n'importe quel deux pays qui entretiennent des relations commerciales. S'il y avait des gains très considérables à réaliser en intensifiant le commerce extérieur, nous aurions constaté que les petits pays sont plus pauvres, étant donné que les pays riches ont déjà des marchés intérieurs beaucoup plus importants. Mais nous observons systématiquement que ce n'est pas le cas. En fait, généralement les plus grands pays industriels ne sont pas ceux qui ont les revenus les plus élevés. Une fois qu'on a des possibilités commerciales aussi riches que celles qui existent parmi les pays industrialisés, il n'y a plus rien à gagner au niveau du revenu par habitant en intensifiant les échanges. Et d'après ce que j'ai pu comprendre, c'est le seul argument qu'on avance pour justifier les plus fortes intégrations des économies canadienne et américaine. L'idée serait que le revenu par habitant du Canada soit plus proche de celui des États-Unis. La recherche sur le bien-être démontre que le fait de relever le revenu par habitant n'a pas d'impact sur le bien-être que, deuxièmement, il n'est pas probable qu'une intensification des relations commerciales produise un tel résultat, bien que cette recherche démontre que le commerce transfrontière demeure beaucoup moins intense que le commerce interprovincial.
La recherche menée sur le bien-être démontre assez clairement que c'est aux États-Unis que le PIB par habitant est le plus élevé, et même si le Canada et beaucoup d'autres pays ne sont pas loin derrière, leur PIB par habitant est certainement inférieur à celui des États-Unis. Par contre, c'est tout à fait l'inverse pour les mesures du bien-être subjectif. Les pays qui sont en tête de liste sont ceux du nord de l'Europe, suivis immédiatement du Canada, et les États-Unis beaucoup plus loin — autrement dit, l'écart entre le Canada et les États-Unis est beaucoup plus important que celui qui sépare le Canada des pays d'Europe du Nord qui sont en tête de liste. Lorsqu'on examine les équations et les modèles en se demandant pourquoi c'est le cas, on constate que toute une gamme de facteurs est à l'origine de ce phénomène, tels que des niveaux plus élevés de capital social en termes de cohésion et de confiance réciproques au Canada, le niveau d'instruction, et l'état de santé des citoyens qui sont tous des déterminants du bien-être subjectif qui sont beaucoup plus élevés au Canada qu'aux États-Unis, et plus élevés encore au Canada que dans la plupart des pays nordiques. Selon la moyenne de la qualité des mesures gouvernementales de la Banque mondiale, la Suisse est en tête de liste, suivie de certains autres pays nordiques, qui sont suivis d'assez près du Canada, les États-Unis se classant plus loin. Le classement du Canada selon bon nombre de ces mesures dépend du maintien de son statut de pays distinct et indépendant et nous permet de constater que les niveaux de bien-être subjectif sont plus élevés chez les Canadiens que les Américains, et il va sans dire qu'il est tout à fait essentiel que cela continue d'être le cas.
S'agissant de la dimension mondiale, c'est-à-dire le troisième élément de cette analyse, toutes sortes de facteurs militent en faveur du maintien de l'indépendance dans le contexte de toutes ces autres politiques, tout simplement parce que ce sont elles qui continuent de donner lieu à des niveaux plus élevés de bien-être subjectif même lorsque le revenu par habitant n'a plus d'impact. Donc, des liens plus étroits entre les deux pays n'ont pas le potentiel de nous faire réaliser d'autres gains, du moins en ce qui concerne le revenu par habitant.
Mon troisième point concerne la notion selon laquelle l'influence positive du Canada sur la scène mondiale et tous ces facteurs qui ont influencé la qualité de la vie au Canada, sont plus forts dans un contexte où le Canada continue, à titre de pays indépendant, d'apporter sa contribution au système multilatéral que ne serait le cas s'il était membre de deuxième classe d'un regroupement dominé par les États-Unis. Les Canadiens qui pensent qu'ils pourront influencer davantage les politiques mondiales en étant membres de l'équipe américaine doivent se rendre à l'évidence qu'ils ne seront jamais sur un pied d'égalité avec les Américains. Or il convient plutôt d'essayer de profiter de l'indépendance dont jouit le Canada en tant que membre d'un regroupement de moyennes puissances pour bâtir le système mondial et transférer des outils à d'autres pays, de par ses relations bilatérales et multilatérales, pour que ces derniers puissent créer la stabilité et la qualité de vie que nous avons la chance de connaître ici au Canada. Le Canada est l'un des groupes de pays relativement restreint à posséder les ressources humaines, institutionnelles et éducatives et à avoir gagné suffisamment leur confiance pour aider d'autres pays sans risquer d'être accusé de le faire en raison de sa puissance ou de ses intérêts géopolitiques. Il nous est beaucoup plus facile d'apporter une contribution à d'autres pays, et à ces autres pays de recevoir ce que nous avons à leur apporter pour cette raison-là, et ce sont des contacts interpersonnels à des niveaux inférieurs qui permettent de renforcer progressivement le bien-être des populations mondiales dans les quatre cinquièmes du monde où les niveaux de bien-être sont nettement inférieurs.
Le président: Merci beaucoup.
M. Theodore Cohn, professeur, Département des sciences politiques, Université Simon Fraser: Lorsque j'ai reçu l'invitation de comparaître devant le comité, je me suis demandé si je serais vraiment un témoin approprié, étant donné que depuis une dizaine d'années, je m'intéresse beaucoup plus au commerce mondial, aux relations monétaires et à l'aspect politique de ces enjeux qu'aux relations entre le Canada, les États-Unis et le Mexique mais, après mûre réflexion, j'ai décidé que je pourrais peut-être apporter une contribution intéressante à votre étude en brossant un tableau général de la situation à cet égard.
Pendant bien des années, je me suis surtout intéressé aux enjeux commerciaux des relations entre les États-Unis, le Mexique et le Canada, notamment dans le domaine de l'agriculture, avant de commencer à examiner des considérations d'ordre plus général et c'est de cela que je voudrais vous entretenir brièvement ce matin. En raison de ce changement, je vais évoquer davantage de souvenirs personnels dans le cadre de mon exposé que j'ai l'habitude de le faire en discutant de ces questions.
En 1982, j'ai fait un séjour de six mois au El Colegio de Mexico à Mexico. Pendant cette période, je me suis fait une idée des relations entre le Canada, les États-Unis et le Mexique. Premièrement, j'ai compris que personne ne semblait beaucoup s'intéresser au fait que je venais du Canada. En fait, le mot mexicain Norge Mexicano ne comprenait même pas les Canadiens. Qu'ils aient quelque chose de positif ou de négatif à dire, leurs observations ne concernaient jamais les Canadiens; le Canada et les Canadiens ne faisaient tout simplement pas partie de leur réalité. Lorsqu'ils parlaient de «gringos», ils ne parlaient pas de Canadiens. De la même façon, à mon retour, je me suis rendu compte que pour la plupart des Canadiens, l'Amérique du Nord représente une relation bilatérale, et à mon avis, malgré l'ALENA et toutes les belles déclarations de solidarité, nous continuons à voir l'Amérique du Nord sous l'angle d'une relation bilatérale particulière, à savoir entre le Canada et les États-Unis.
Pour moi, les seuls à avoir une vision plus bilatérale de l'Amérique du Nord sont les Américains, et en réalité, bon nombre d'entre eux ne l'ont pas, surtout si vous comparez l'attitude des membres du Congrès du sud des États-Unis avec celle des membres du Congrès qui représentent le nord des États-Unis, mais au moins ils ont une vision plus trilatérale.
En ce qui me concerne, c'est un gros inconvénient. Pour ma part, j'ai des discussions à la fois avec des universitaires et des décideurs à propos de leurs recherches. Je suis persuadé que l'adoption par le Canada d'une vision plus trilatérale nous donnerait beaucoup plus de points de comparaison. Votre discussion sur le bois d'oeuvre m'a rappelé l'époque où j'examinais les enjeux importants des relations entre les États-Unis et le Mexique. Je me suis souvenu des droits compensateurs et droits antidumping prélevés sur les exportations de tomates américaines aux États-Unis. À mon sens, nous perdons d'excellentes occasions en maintenant notre vision bilatérale.
L'autre chose que j'ai constatée lors de ma visite de 1982 était le nombre d'universitaires mexicains qui menaient des études approfondies de la situation aux États-Unis. Je pense qu'il y avait même un centre distinct pour l'étude du régime présidentiel américain. J'ai travaillé dans plusieurs universités canadiennes différentes, et je trouvais qu'on n'y faisait pas beaucoup d'études sur les États-Unis.
À mon avis, deux raisons permettent d'expliquer ce phénomène. D'abord, les Canadiens supposent, à tort, qu'ils connaissent très bien les États-Unis. J'y reviendrai un peu plus tard. Deuxièmement, comme les Canadiens pensent souvent que nous entretenons des relations spéciales avec les États-Unis, et je pense qu'il s'agit encore d'un élément très important de notre vision, nous avons eu tendance à être moins portés à étudier la politique américaine en général, et à examiner la politique américaine dans différents domaines surtout sous l'angle de nos rapports avec les États-Unis.
Un élément clé de cette relation spéciale a été la demande du Canada de ne pas être visé par les politiques américaines qui nous portent préjudice. On peut citer des exemples qui remontent aux années 60, et même avant, mais dans les années 80, nous avons encore une fois demandé, dans le cadre de l'Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis, d'être exempts de l'application de droits compensateurs et de droits antidumping imposés par les autorités américaines.
La problématique actuelle relative aux exportations du bois d'oeuvre, et d'autres difficultés presque aussi graves qui touchent surtout l'ouest du Canada, telles que celles relatives à la Commission canadienne du blé, doivent nous amener à conclure que nous ne pouvons absolument pas tenir pour acquis que les autorités américaines accepteront de nous exclure de l'application de diverses politiques américaines qui nous portent préjudice. En conséquence, il faut à mon avis que les Canadiens étudient non seulement la politique américaine du point de vue de son impact sur le Canada, mais aussi tous les aspects de la politique commerciale américaine en général.
En 1999, j'ai écrit un livre publié par UBC Press intitulé The International Politics of Agricultural Trade, Canadian American Relations in a Global Agricultural Context. Étant donné l'importance de l'agriculture pour le Canada et les États-Unis, je ne comprenais pas très bien pourquoi personne n'avait jamais écrit un livre sur la question. J'ai conclu que l'aspect le plus important des relations commerciales agricoles entre le Canada et les États-Unis n'est pas le fait que le Canada exporte du porc aux États-Unis, ou que les États-Unis exportent des produits laitiers vers le Canada, etc. Les relations commerciales agricoles entre le Canada et les États-Unis sont influencées dans une bien plus grande mesure par les problèmes qui surgissent à nouveau relativement à la Commission canadienne du blé. Un autre élément est constitué par les pays tiers, car si vous ne tenez pas compte de ce facteur, vous n'aurez pas compris 80 p. 100 de ce sur quoi sont basées les relations commerciales agricoles entre le Canada et les États-Unis. Des fois cela nous amènera à collaborer avec les États-Unis contre le Japon et l'Union européenne, à d'autres moments, nous nous trouverons directement en conflit avec les États-Unis à propos d'exportations de blé à des pays tiers, et ce sont des facteurs importants dans le contexte des relations commerciales agricoles entre le Canada et les États-Unis.
Permettez-moi de conclure avec quelques recommandations. Comment le Canada devrait-il réagir à ce que j'appellerais les changements imposés par les États-Unis?
À l'heure actuelle, les journaux sont remplis d'articles où l'on affirme que les États-Unis constituent à présent l'unique superpuissance mondiale. Si nous essayons de parler de commerce, personne ne nous écoutera. Dans mon livre, je parle des forces régissant le commerce mondial. J'utilise un dessin pyramidal pour démontrer que l'Union européenne se trouve au même niveau que les États-Unis en matière de commerce, et j'explique les facteurs qui ont permis à l'Union européenne d'atteindre ce niveau. L'importance des États-Unis en tant que puissance commerciale est en baisse. C'est pour cela, à mon avis, que les États-Unis se montrent à présent plus agressifs à l'endroit de partenaires commerciaux comme le Canada, et cette agression donne lieu à des problèmes tels que les droits compensateurs et les droits antidumping.
Comment le Canada devrait-il réagir aux changements imposés par les États-Unis? Premièrement, le Canada devrait mettre l'accent sur le multilatéralisme commercial dans ses relations avec les États-Unis, et ce pour deux raisons. Le multilatéralisme commercial insiste sur la primauté du droit et limite donc la capacité des partenaires plus importants de demander des paiements parallèles. J'ai abordé la question des paiements parallèles dans mon texte. Deuxièmement, les États-Unis accepteront de modifier certaines politiques qui ont un impact sur nous uniquement dans un contexte multilatéral. Les subventions à l'exportation agricole et les mesures commerciales provisoires, telles que les droits compensateurs et les droits antidumping, en sont des exemples. Il s'agit là d'une question multilatérale qui touche de nombreux pays différents, pas seulement le Canada, et si nous réussissions à faire modifier la politique américaine dans ce domaine, cette modification aurait un impact multilatéral.
Deuxièmement, le Canada profite de l'existence de toute une gamme de groupes plurilatéraux. J'ai mentionné dans mon livre que j'ai eu le privilège d'accéder à des documents concernant la Quadrilatérale de ministres du Commerce des États-Unis, du Canada, de l'Union européenne et du Japon, et j'ai trouvé fascinant d'examiner ces documents, qui ont considérablement modifié mon opinion à propos de la valeur de bon nombre de ces groupes plurilatéraux.
Je suis d'accord avec M. Helliwell pour dire que ce ne serait pas dans notre intérêt de transformer l'ALENA en union douanière, et ce pour toutes sortes de raisons.
Le sénateur Carney: Dans les deux cas, vos arguments m'ont beaucoup plu. Je trouve rafraîchissant d'entendre des économistes parler d'émotions et de sentiments et de voir que vous vous livrez à une réflexion davantage intuitive, car c'est justement ça que les politiciens doivent faire.
Hier, lors d'une discussion sur les États-Unis et le Canada, M. Harris soumettait que nous assistons actuellement à un renversement des tendances en matière d'intégration économique. Quand je lui ai dit que pour certains, ce serait peut-être une bonne chose, il pensait que je plaisantais et a complètement écarté cette possibilité.
Est-ce que ce serait également votre position? Êtes-vous d'avis que le renversement des tendances en matière d'intégration économique entre le Canada et les États-Unis serait peut-être une bonne chose?
M. Helliwell: Pour moi, cette affirmation pousse mon argument un peu plus loin que je le voudrais. Ce que je disais, c'est que des politiques qui visent à intensifier nos liens bilatéraux, par rapport à d'autres liens, ne nous apportent absolument rien. Non seulement il n'y a pas de gain à réaliser, mais il y a certainement un coût net.
Si vous songiez à diminuer l'intensité des liens nord-sud, je vous dirais que c'est une bonne idée uniquement si cela se faisait dans le contexte d'une égalisation des liens multilatéraux. Nous savons que nous avons eu certaines préférences bilatérales. Si nous décidions de donner la priorité aux relations multilatérales, l'intensité de nos liens nord-Sud serait moindre, comme de raison. Bon nombre de ceux qui prétendaient que l'ALE était la première étape d'un programme d'intensification des liens multilatéraux ont disparu. Moi, j'ai toujours cru que c'était ça l'objet de l'ALE. Donc, insister davantage sur nos liens multilatéraux nous permettrait peut-être de récupérer les échanges avec d'autres pays du monde qui ont disparu en raison de cette préférence pour les liens nord-sud. Certains de nos gains au niveau du commerce nord-sud ont été réalisés aux dépens de nos échanges avec le reste du monde, et ça, c'est une mauvaise nouvelle; une telle situation ne peut rien nous apporter. Donc, oui, c'est possible.
Il est également possible que les commerçants et investisseurs privés cessent de croire que si vous n'êtes pas aux États-Unis, vous n'êtes rien. Pour bien des gens, cela ne valait pas la peine de mener ses activités ailleurs qu'aux États- Unis.
Mais bien des gens ont perdu beaucoup d'argent à cause de fausses prémisses concernant leur capacité d'être actifs sur le marché américain, et vice versa. Comme ces marchés sont tellement distincts les entreprises qui sont sur leur propre territoire ont un avantage, et continueront d'en avoir, alors que cette réalité n'était pas bien comprise pendant longtemps. Si les gens commencent à la comprendre et décident qu'il est préférable d'être maîtres chez eux et d'acquérir une expertise locale, il est possible que l'intensité de nos échanges diminue, mais il en résulterait une économie plus efficace.
Le sénateur Carney: Monsieur Cohn, vous faites valoir un argument semblable, mais vous parlez aussi des avantages que nous pouvons tirer de ce qui reste de nos relations plurilatérales et multilatérales. Mais en ce qui concerne certains de ces regroupements, comme la Quadrilatérale ou le groupe Cairns, le fait est qu'ils ont été créés parce que certains pays se sentaient exclus.
Par exemple, les Australiens et les Néo-Zélandais ont créé le groupe Cairns, parce qu'ils pensaient que les Européens et les Américains n'étaient qu'une bande de salopards; Mike Moore, qui est devenu ensuite directeur de l'OMC, les traitait de «pommy bastards».
Nous avons créé le groupe Cairns, parce qu'on se sentait exclus, ce qui nous a permis de rassembler tous les autres pays agricoles touchés par les enjeux du commerce agricole. La Quadrilatérale est un autre organisme du même genre. C'est pareil pour l'APEC. Il n'est pas possible de créer une institution par décret. Comment fait-on donc pour établir ces institutions plurilatérales?
M. Cohn: D'abord, je précise que je suis politicologue, et non pas économiste. Mon principal domaine de spécialisation est l'économie politique internationale. Lors de la création de la Quadrilatérale en 1981-1982, une réunion du Groupe des Sept se déroulait à Ottawa, et il se trouve que les ministres du Commerce des États-Unis, de la Communauté européenne et du Japon se sont réunis sans le Canada; le Canada n'était pas invité. Ces trois pays avaient décidé de créer une commission trilatérale, plutôt que quadrilatérale. Mais le Canada a tellement protesté qu'il a fini par y être inclus.
Ces commissions sont très importantes pour le Canada. Dernièrement, les États-Unis ont décidé de faire cavalier seul et d'adopter une stratégie qui met davantage l'accent sur les relations bilatérales; ils ont même conclu des accords de libre-échange bilatéraux avec l'Amérique latine. Lorsque la Quadrilatérale a organisé des réunions, le Canada a toujours été invité, et cette participation nous a donné l'occasion d'établir des alliances horizontales. Lors de la création de l'Organisation mondiale du commerce, le Canada en est devenu membre avec l'Union européenne. Les États-Unis ne voulaient pas y participer au départ, ni le Japon. Cette situation illustre bien l'importance que revêtent de tels regroupements.
Je suis d'accord avec vous pour dire qu'ils sont difficiles à institutionnaliser, mais jusqu'à tout dernièrement, la Quadrilatérale a été très active.
Le sénateur Carney: J'ai participé au travail de la Quadrilatérale. Tous les membres de mon équipe de négociation étaient des femmes.
En écoutant les propos de Richard Harris hier, j'ai pensé que nous avons besoin d'un mécanisme pour examiner ces possibilités qui ne sont pas directement liées aux finances ou aux affaires étrangères. Nous insistons beaucoup sur le court terme, si bien que nous n'avons ni la capacité ni les institutions requises pour nous intéresser aux moyen et long termes.
À votre avis, serait-il avantageux que le Canada recrée une institution semblable au Conseil économique d'autrefois qui pourrait faire des analyses portant davantage sur le moyen et le long termes?
M. Helliwell: À mon sens, le Conseil économique a apporté une importante contribution à la réflexion économique au Canada. Il a eu tendance à se bureaucratiser à outrance — c'était une institution qui administrait en quelque sorte la recherche — et je dirais que l'activité consistant à émettre des opinions sur la situation économique y était plus prépondérante que dans la plupart des projets ou études temporaires ou universitaires.
Le sénateur Carney: Ce sont deux termes contradictoires, n'est-ce pas?
M. Helliwell: Lesquels?
Le sénateur Carney: «Temporaire» et «universitaire»?
M. Helliwell: Vous voulez dire de les utiliser ensemble?
Le sénateur Carney: C'est à vous de me dire.
M. Helliwell: Eh bien, les choses ne changent pas très rapidement en milieu universitaire, alors que c'est l'inverse pour un projet ou étude temporaire. J'utilisais en fait le mot «temporaire» dans un sens positif, parce que des groupes de travail à qui l'on confie un mandat précis peuvent jouer un rôle très important, et sont en mesure d'examiner des questions qui nous intéressent non seulement dans l'immédiat, mais à plus long terme.
Je sais aussi qu'on a un peu dévalorisé les commissions royales parce qu'on a eu trop souvent recours à ce mécanisme et parce qu'elles ont parfois coûté très cher, par rapport aux résultats obtenus. Cependant, l'idée d'un groupe à qui l'on confie un mandat précis me paraît plus intéressant, car ce genre de groupe peut examiner diverses questions plus efficacement que si on créait un organe indépendant chargé d'examiner toutes les questions qui peuvent nous intéresser à long terme. Dans ce contexte, le travail d'un tel organisme peut se révéler moins pertinent ou plus lent qu'on le souhaiterait peut-être.
M. Cohn: Je suis d'accord avec le professeur Helliwell. Il y a des avantages importants à dépasser le stade ponctuel et à adopter une vue d'ensemble, et cela me paraît donc critique. J'ai trouvé intéressant que le professeur Helliwell ait dit qu'il fallait une vision locale, alors que j'ai insisté sur la nécessité d'une vision mondiale. Mais je suis d'accord pour dire que notre analyse doit toujours reposer sur la politique, pour éviter d'être trop vague, à un point tel qu'il ne soit plus possible d'établir des corrélations intéressantes.
Le sénateur Setlakwe: Professeur Helliwell, vous avez dit que les relations multilatérales sont préférables à l'intégration économique avec les États-Unis. Depuis très longtemps, nous essayons en vain d'organiser quelque chose avec les Européens. Or le Mexique a réussi à conclure un accord de libre-échange avec les Européens et est actuellement en négociation avec le Japon. Les Américains sont en pourparlers à la fois avec les Européens et les responsables du Mercosur. Nous sommes exclus et on fait comme si nous ne comptions pas du tout. Je suis fermement convaincu qu'il faut absolument élargir nos relations commerciales multilatérales, mais en même temps les efforts que nous avons déployés en ce sens jusqu'à présent n'ont jamais vraiment abouti. Que faut-il donc faire?
Monsieur Cohn, vous avez parlé d'agriculture et de l'actuel déficit des transactions courantes des États-Unis et de la montée du protectionnisme aux États-Unis. Nous avons eu plusieurs différends commerciaux avec les Américains à cause du blé, et au cours des 10 prochaines années, ces derniers nous obligeront à payer 80 milliards de dollars de droits supplémentaires sur nos produits agricoles. Les Européens ne semblent pas chercher à obtenir quoi que ce soit par rapport à leurs subventions agricoles. Où en sommes-nous donc à cet égard?
Monsieur Helliwell, vous avez dit que le commerce interprovincial est beaucoup plus intense que le commerce transfrontière. Mais il me semble que nous ne faisons pas grand-chose pour éliminer les obstacles au commerce interprovincial au Canada. Qu'en pensez-vous?
M. Helliwell: Depuis un moment j'essaie de déterminer si les faits démontrent certains effets qui seraient causés par les obstacles au commerce interprovincial. En général, les études ne font pas état d'effets de ce genre. Bien qu'il existe des barrières à la mobilité et à l'acquisition de compétences dans certains marchés locaux se trouvant près des limites d'une province, et que ces barrières soient difficiles à accepter, leur nombre est très limité. Ceux qui prétendent qu'il existe davantage d'obstacles au commerce interprovincial qu'au commerce entre les pays, soit du point de vue légal, soit du point de vue de leurs effets, se trompent lourdement. J'ai siégé à l'un des groupes spéciaux relativement peu nombreux établi aux termes de l'accord sur le commerce intérieur relatif à la distribution du lait dans les Maritimes, et je peux vous affirmer que cet accord n'a aucun poids. Nous avons déposé notre rapport, qui est maintenant public, mais c'est surtout l'opinion publique qui permettra de modifier la situation et l'opinion publique n'est pas susceptible de compter pour beaucoup dans un contexte où les pressions locales sont très importantes.
À mon avis, cela vaut la peine d'améliorer la qualité du réseau des échanges interprovinciaux, mais selon moi, ce réseau est déjà très riche et bien établi, et je dirais qu'il est beaucoup plus intense que le réseau des échanges inter-États aux États-Unis, par exemple.
En ce qui me concerne, c'est dans le contexte de l'OMC qu'il convient de traiter la plupart des questions multilatérales. En même temps, il n'est probablement pas très réaliste de s'attendre à ce que l'OMC règle rapidement nos problèmes particuliers.
Le sénateur Setlakwe: Êtes-vous au courant des réunions prévues en Grèce entre la Communauté européenne et le Canada en mars ou avril, et encore en décembre, pour discuter de la possibilité de renforcer les échanges entre les deux?
Et saviez-vous qu'ils ne comptent pas discuter de la libéralisation des échanges, ni de l'élimination des obstacles au commerce, mais plutôt de règlements touchant l'investissement, de la circulation des personnes, des professions, etc.?
M. Helliwell: C'est justement dans ce contexte que les discussions entre les parties pourraient porter leurs fruits. On pourrait dire en effet que, jusqu'à un certain point, c'est une initiative qui doit nous permettre de faire la transition à notre programme intermultilatéral. Ce genre de discussion se déroule depuis beaucoup plus longtemps entre le Canada et les États-Unis. Dans le cadre de discussions de ce genre, on examine les priorités en matière de commerce et de mobilité en vue de déterminer quelles sont les limites qu'on pourrait facilement éliminer et dont l'élimination serait avantageuse aux deux parties. C'est justement sur cette question que de telles discussions doivent porter.
M. Cohn: Vous posez de très bonnes questions, mais il est difficile d'y répondre. La question des relations commerciales entre le Canada et l'Europe remonte à l'époque de Trudeau, c'est-à-dire les années 70. Trudeau a essayé d'établir des relations plus étroites avec l'Europe et le Japon, mais en 1976, nous n'avions obtenu qu'un accord de lien contractuel avec l'Europe, qui n'avait vraiment pas beaucoup de valeur.
Le problème réside en partie dans le fait que nous ne sommes ni un pays du Tiers monde, ni Européens. Il est possible de conclure un accord d'association avec l'Union européenne à titre de pays européen ou de pays du Tiers monde. Par conséquent, je ne suis pas convaincu qu'il nous sera possible d'établir une relation spéciale avec l'Union européenne. Si les États-Unis signent un accord de libre-échange avec l'Europe, peut-être pourrons-nous y participer.
Mais en ce qui concerne l'amélioration de nos relations commerciales, même dans les années 70, lorsqu'il était question d'un accord de lien contractuel, on disait bien que tout dépendait de l'attitude des entreprises et de leur volonté d'être créatives et de cherche à diversifier et à élargir leurs contacts au-delà des États-Unis. On ne peut pas adopter des lois pour tout. À mon sens, c'est un facteur critique, et si ces réunions contribuent à favoriser un tel changement, elles auront été d'une grande utilité.
Nous devons absolument nous diversifier davantage. Nous devons nous intéresser à d'autres pays que l'Amérique et l'Europe dans le cadre de négociations sur le libre-échange. Selon nos observations, lorsque nous avons essayé de renforcer nos liens avec l'Europe et le Japon dans les années 70, nous avons fini par comprendre qu'ils s'intéressaient davantage à nos ressources naturelles qu'à nos produits transformés. Il faut cesser d'être focalisés sur l'Europe et chercher à élargir nos liens commerciaux avec l'Amérique latine, une zone qui doit obligatoirement nous intéresser.
Au niveau de l'agriculture, l'une des difficultés c'est que chaque pays se comporte de façon hypocrite sur le plan du commerce agricole. Au Canada, nous sommes protectionnistes à l'égard de notre secteur laitier et de notre secteur des produits de la volaille, alors que nous sommes beaucoup plus libres-échangistes dans le secteur du blé, parce que nous sommes plus concurrentiels. Ce qui est intéressant, c'est que ces deux questions ont fait l'objet d'articles récents dans le Globe and Mail.
Pour régler nos problèmes avec les États-Unis en ce qui concerne les subventions à l'exportation pour les produits agricoles tels que le blé, il faut absolument avoir recours à des commissions plurilatérales telles que le groupe Cairns, et à des commissions multilatérales, comme l'OMC.
Le sénateur Di Nino: Professeur Cohn, on m'a dit que nous avons été «marginalisés» par la Communauté européenne. Je crois savoir qu'à la différence des Canadiens, les Mexicains se sont montrés très persistants dans le contexte des pourparlers commerciaux. Êtes-vous d'accord avec moi?
M. Cohn: À mon avis, aucun autre pays développé en dehors de l'Europe n'a conclu un accord de libre-échange avec l'Union européenne. Les États-Unis ont beaucoup critiqué les accords d'association, étant donné que ces accords ne sont pas tout à fait réciproques. Mais l'Union européenne a toujours justifié la conclusion de ces accords de «libre- échange» parce qu'ils sont conclus soit avec d'autres pays européens ou des pays qui pourraient devenir actifs sur ce marché, soit avec des pays en développement. Les États-Unis n'accepteraient pas que le Canada conclue un accord de libre-échange avec l'Union européenne.
Il faut tenir compte de l'économie politique de tels accords; il est clair que les pays avec lesquels l'Union européenne a conclu de tels accords sont soit des pays du Tiers monde, soit des pays européens qui vont bientôt adhérer à l'Union européenne.
Le président: Monsieur l'ambassadeur Phillips du Mexique m'a dit que l'accord qu'ils ont conclu avec les États-Unis est un accord de libre-échange très complet. Moi, j'avais l'impression que ce serait le genre d'accord de libre-échange qui vise un nombre de domaines limités.
Les gens ne semblent pas se rendre compte que les Français ont été les premiers à parler d'«Amérique latine». Ce n'est pas une expression espagnole. Les Français ont joué un rôle tout à fait unique dans l'histoire de l'Amérique latine.
Le sénateur Austin: Eh bien, les Français ont joué tout un rôle au Mexique et dans plusieurs autres coins du monde à un moment donné, mais j'aimerais aborder avec vous deux questions très différentes.
J'aimerais examiner l'ALENA et essayer de définir quelques règles fondamentales. Quelle était votre position sur la négociation de l'ALENA au moment où l'on a proposé la conclusion d'un tel accord? Étiez-vous d'avis que la conclusion de cet accord donnerait lieu à une intégration indésirable avec l'économie américaine? Quelle était votre position de départ, parce que notre étude porte sur l'ALENA 15 ans après sa mise en oeuvre? Quelles étaient vos hypothèses il y a une quinzaine d'années, monsieur Helliwell?
M. Helliwell: Le ministère des Finances a élaboré un modèle d'équilibre général en fonction, si je ne m'abuse, du travail de modélisation novateur de Richard Harris. J'étais d'avis à l'époque que ce modèle surestimait les avantages potentiels. Au cours de la période de transition, le PIB par habitant devait augmenter de 8 p. 100, ce qui aurait permis d'éliminer plus de la moitié de l'écart entre le Canada et les États-Unis, grâce à une expansion des échanges nord-sud d'environ 30 p. 100 en moyenne.
Comme je suis empiriste, généralement je n'adopte pas une position qui ne concorde pas avec mes propres conclusions à propos de ce que démontrent les faits ou éventuellement les conclusions d'autres personnes qui me semblent valables. J'ai fait une étude publiée par Industrie Canada il y a un an ou deux sur les effets de l'accord de libre-échange sur le commerce interprovincial et les relations commerciales nord-sud. Sans passer par la Loi sur les secrets officiels, j'ai pu obtenir du ministère des Finances une copie de l'étude menée à l'époque au sujet de l'impact sur des branches d'activité précises. Le ministère n'a pas voulu diffuser les résultats de cette étude à l'époque, parce qu'on disait bien dans ce document qu'il y aurait certainement des perdants, et ils se doutaient bien que si la nouvelle se répandait, ce serait difficile sur le plan politique de faire accepter l'idée d'un tel accord. Évidemment, un universitaire comme moi ne pense pas du tout de la même façon. Pour nous, la recherche, c'est la recherche, et il faut toujours obtenir tous les détails — et si jamais il y a forcément des compromis à faire, on les accepte et on en discute.
Cette étude indiquait que l'augmentation réelle des échanges par rapport aux données de référence était environ deux fois plus élevée que ce que prévoyait le modèle, mais que l'augmentation du revenu par habitant était inférieure à ce qu'elle aurait dû être. Ce modèle reposait sur l'hypothèse de grandes économies d'échelle. Or ce qui est arrivé, c'est que beaucoup d'entreprises basées aux États-Unis ont simplement abandonné leurs opérations canadiennes pour se simplifier la vie.
Par conséquent, certains des secteurs industriels qui craignaient d'être lésés par l'ALE ont au contraire réalisé des gains considérables — par exemple, le secteur textile et le secteur de l'habillement.
Le président: Et celui du meuble. Je me rappelle très bien que les représentants de ce secteur nous ont dit qu'ils allaient tous faire faillite.
M. Helliwell: Exactement. Il y a trois industries qui me viennent à l'esprit: les industries du vin, du meuble et textile. Il est difficile de prévoir quels secteurs d'activité vont réussir une fois qu'ils se seront adaptés aux nouvelles conditions. Certaines industries ont découvert à quel point elles étaient dynamiques lorsqu'on les a obligées à le devenir.
Je n'ai jamais cru que les gains seraient aussi importants que le laissaient entendre les prévisions. Je pensais qu'ils seraient plus importants que ce qu'ils ont été en réalité. Donc, du côté des gains, j'étais surpris par les résultats, qui étaient inférieurs à mes attentes, alors que du côté de la multiplication des échanges, j'étais surpris de voir que les résultats dépassaient mes attentes.
Si quelqu'un me montrait un modèle économique qui laisserait présager des gains considérables par suite d'une importante expansion des échanges, je serais beaucoup plus sceptique que je ne l'étais la dernière fois, en partie parce que les faits sont à présent beaucoup plus clairs et que nous avons fait une expérience en bonne et due forme.
Le sénateur Austin: À votre avis, l'ALENA a-t-elle profité à la politique canadienne?
M. Helliwell: À l'époque, et c'est encore plus vrai maintenant, j'aurais préféré que nous mettions davantage l'accent sur nos relations commerciales multilatérales, plutôt que bilatérales. Je crois que cela aurait renforcé notre position à la fois économique et politique. J'étais d'ailleurs de cet avis même avant d'examiner les données et la recherche sur le bien-être.
Le sénateur Austin: Serait-il possible de calculer, en termes économiques, quelle proportion des résultats économiques aurait été obtenue sans l'ALENA, et de comparer ces résultats aux gains que nous avons réalisés grâce à l'ALENA?
M. Helliwell: Plusieurs personnes ont essayé de faire ce genre d'analyses. Certains modèles associent à une intensification des échanges des gains très importants au niveau non seulement du PIB par habitant mais du bien-être social. Ce modèle part du principe qu'il est préférable que 90 p. 100 des produits soient fabriqués aux États-Unis, et seulement 10 p. 100 au Canada, plutôt que de tout produire au Canada. C'est un modèle théorique.
Mais le modèle qui m'attire part du principe que la préférence intervient surtout au niveau local et que les entrepreneurs locaux sont mieux placés pour comprendre les préférences de la population locale. Par contre, les faits ne démontrent absolument pas que l'intensification des échanges commerciaux permet de réaliser des gains très importants en matière de bien-être social.
M. Cohn: J'aimerais répondre de façon plus générale à votre question. Vous avez commencé par parler de l'ALENA, plutôt que de l'Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis. Pou moi, une fois que nous nous étions engagés à conclure un Accord de libre-échange avec les États-Unis, il fallait nécessairement voir l'ALENA dans une autre optique. Nous aurions toujours eu un Accord de libre-échange avec les États-Unis.
Le sénateur Austin: Je voulais parler en réalité de tout le processus, soit de 1988 au présent.
M. Cohn: Il serait difficile de savoir ce qui aurait pu se passer si l'ALENA n'avait jamais existé. Dans les années 70, j'ai fait une étude sur le commerce du fromage qui m'a amené à rencontrer divers représentants du ministère du Commerce. À l'époque, la Grande-Bretagne devenait membre de la Communauté européenne. Elle a dû indemniser le Canada pour la perte du commerce du fromage cheddar. J'ai fait allusion à la troisième option dans mes discussions avec des agents du ministère de l'Industrie et du Commerce, et j'ai constaté qu'ils n'avaient jamais entendu parler de cette politique.
Malgré la politique de la troisième option, durant les années 70, nos échanges avec les États-Unis ont continué d'augmenter alors que le commerce entre le Canada et la Communauté européenne était en baisse. Les choix étaient limités au début des années 80, au moment où les États-Unis ont commencé à se montrer plus protectionnistes. Ai-je trouvé que c'était une bonne chose? Pas nécessairement. Je ne sais pas trop quelles étaient nos options à l'époque.
Le sénateur Austin: Monsieur Helliwell, quelle est l'incidence de la politique américaine des devises fortes et du dollar fort sur le commerce avec le Canada? Est-ce que la baisse du dollar canadien, par rapport au dollar américain nous a donné un avantage? La faible valeur de notre dollar nous a-t-elle donné un avantage commercial sur le marché américain, ou la politique américaine du dollar fort a-t-elle eu un impact sur la capacité au Canada?
M. Helliwell: La politique du dollar fort appliquée par l'administration américaine est certainement le facteur le plus important en ce qui concerne l'augmentation des exportations canadiennes vers les États-Unis. Cette politique a joué un rôle extrêmement important et toute évaluation de l'ALE doit en tenir compte. Avant la conclusion de l'ALE, seulement 77 p. 100 des exportations canadiennes étaient destinées aux États-Unis; à l'heure actuelle, c'est plutôt 87 p. 100.
S'agissant d'importations, il convient de noter que les importations en provenance des États-Unis étaient d'environ 66 p. 100 avant l'ALENA. À quel niveau se situent-elles actuellement? Elles n'ont pas changé. Nous constatons par conséquent qu'il existe un écart considérable entre les exportations et les importations, mais cela n'a rien à voir avec les effets symétriques de l'ALE; cet écart est plutôt causé par la valeur de la devise. Donc, si vous voulez connaître les effets de l'ALE sur le commerce, vous devez nécessairement tenir compte à la fois des exportations et des importations.
Le président: C'est une observation à la fois très intéressante et très importante.
Le sénateur Carney: Je voulais simplement vous dire que cette augmentation était le résultat de la production automobile et était donc davantage liée au Pacte de l'automobile qu'à l'ALE. J'aimerais que vous parliez de ce scénario-là. À mon avis, si les exportations sont passées de 77 p. 100 à plus de 80 p. 100, comme vous le disiez il y a quelques instants, c'est surtout à cause de l'augmentation de la production automobile.
Le sénateur Austin: C'était surtout à cause de la différence de valeur entre les deux devises, et donc de la différence de productivité entre le Canada et les États-Unis.
Le sénateur Lawson: Nous n'avons pas parlé du Mexique. Lors d'une vie antérieure où j'ai agi à titre de dirigeant syndical aux États-Unis, j'ai représenté de nombreuses entreprises californiennes, y compris Jolly Green Giant. Nous avions signé un contrat avec elle. Bon nombre de ces entreprises se sont implantées au Mexique et ont profité des maquiladoras et autres avantages qui leur étaient offerts.
Nous avons décidé d'envoyer une équipe de recherche universitaire au Mexique pour suivre les produits et voir ce qui leur arrivait sur place. À l'époque, nous avions des contrats signés et les travailleurs gagnaient entre 12 $ et 15 $ de l'heure. Qu'avons-nous appris grâce à cette étude? Eh bien, nous avons appris que les travailleurs touchaient seulement 50 cents de l'heure.
Nous avons également découvert, grâce aux entrevues que nous avons menées auprès d'un certain nombre d'employés, qu'un assez grand nombre d'enfants travaillaient à l'usine. Les responsables mexicains nous avaient garanti que les enfants étaient protégés par la législation du travail, mais nous avons constaté qu'il n'en était rien. Certains de ces enfants âgés de 14 et de 15 ans travaillaient à l'usine depuis plusieurs années.
L'un des films tournés par l'équipe de recherche montrait des travailleurs qui préparaient les fraises. On les voyait en train de laver les fraises, et comme il fallait s'y attendre, l'eau était rouge. L'eau qu'ils utilisaient venait d'un ruisseau qui passait derrière l'usine. En fait, nous avons découvert que l'eau provenait d'un établissement d'abattage situé en amont à 500 mètres.
Cette vidéo a suscité pas mal d'inquiétudes lorsqu'on l'a montrée aux États-Unis, et notamment en Californie. Par conséquent, les citoyens ont demandé, et obtenu, une loi fédérale prévoyant de meilleurs contrôles. Avant l'adoption de la loi, les fraises exportées en Californie et dans d'autres États par les entreprises mexicaines portaient le nom de compagnies américaines.
Il faut absolument que j'aborde la question de la corruption. L'année dernière à Noël, le président Fox s'est rendu à un poste de douane à la frontière pour accueillir plus de 500 travailleurs illégaux qui retournaient au Mexique depuis la Californie. On lui avait fait savoir que les douaniers perquisitionnaient les voitures des travailleurs et leur volaient toute la nourriture qu'ils ramenaient à leurs familles. J'admirais le courage du président Fox d'avoir fait ça. Il avait informé tous les douaniers qu'ils seraient mis à la porte si cette corruption continuait de se manifester. Le président était là à la frontière et a accueilli personnellement les travailleurs pour essayer de mettre un terme à ce genre de corruption.
Rudolph Giuliani, cette grande personnalité de New York, agit à présent à titre de conseiller auprès de la police de New York. Il a conseillé aux Mexicains d'installer des caméras vidéo afin de pouvoir enregistrer les incidents de corruption. Les bandes vidéo ont permis d'attraper une centaine de policiers qui acceptaient des pots-de-vin pour des contraventions. D'ailleurs, le pot-de-vin standard est d'environ 100 pesos. Grâce à cette information, les autorités ont fait appel à des policiers de niveau supérieur pour régler ce problème. Quatorze d'entre eux sont arrivés dans des voitures volées. Ce genre de corruption mine la confiance des gens dans le système.
Dans mon dernier exemple de corruption, un cadre de la Colombie-Britannique est allé à Mexico; il a pris un taxi pour aller à l'hôtel et en sortant du taxi devant l'hôtel, il a été accueilli par quatre voleurs à la petite semaine. Il se trouvait à 25 pieds de la porte d'entrée de l'hôtel.
Il a dit que lorsqu'il a vu les voleurs en question, il savait tout de suite que c'était des amateurs à cause de la façon dont ils tenaient leurs armes à feu, etc. Il leur a dit de prendre sa montre, son portefeuille et sa valise, mais de ne pas tirer sur lui. Lorsqu'il s'est présenté à la réception, l'employé lui a dit que des vols de ce genre se produisent tout le temps. Quand on lui a demandé ses bagages et qu'il leur a raconté l'histoire du vol, on lui a dit que le chauffeur de taxi était un agent de police en civil. L'agent de police avait sans doute loué la voiture en question, et ainsi, au lieu d'avoir à chercher lui-même des victimes, les victimes venaient vers lui.
Là où je veux en venir avec tout cela, c'est que la corruption est à ce point répandue et enracinée que je refuse maintenant d'acheter des produits qui sortent des ateliers clandestins de ces pays où on fait travailler des enfants et où la corruption est partout présente. À votre avis, y a-t-il lieu d'espérer que ça va changer un jour, et dans l'affirmative, combien de temps faut-il pour enrayer un problème de corruption qui est présent dans tout le système?
M. Cohn: Je suis d'accord avec vous pour dire que l'hygiène, la pollution et la corruption constituent de graves problèmes au Mexique. Le Mexique est un pays en développement et j'espère qu'au fur et à mesure que la société mexicaine se développera, ces problèmes pourront être résolus. Bon nombre de pays du Tiers monde se disent que nous, nous avons le luxe de penser à des choses comme l'hygiène et la pollution, mais ils oublient que ces questions-là ont également posé de graves problèmes pour nous au tout début de notre développement. Les gens ont tendance à oublier la période britannique de forte industrialisation en Amérique du Nord et toutes les difficultés qu'elle a entraînées. Au cours de cette période, la pollution avait des effets mortels, les enfants travaillaient, il y avait de la corruption, etc.
Ces problèmes de société ne correspondent pas à mon domaine d'expertise. C'est effectivement une question très complexe, mais je pense qu'au fur et à mesure qu'une société progresse, généralement, tous les citoyens en profitent. Lorsqu'une société n'est pas dotée d'un régime de bien-être social, il y a toujours des problèmes. J'ai aussi vu les effets de la pauvreté. J'ai visité des quartiers de Mexico où les gens n'avaient pas de toilettes chez eux. J'ai aussi vu les décharges publiques où les gens sont obligés de vivre.
Si vous habitez un pays qui n'a pas de système de bien-être social et que vous perdez votre emploi, vous perdez tout. Pour moi, cet état de choses contribue dans une très large mesure à favoriser la corruption. Il est plus facile de résister à la tentation de la corruption si vous savez que vous toucherez des prestations d'assurance sociale ou d'assurance- emploi si vous perdez votre emploi. J'espère vraiment qu'il leur sera possible d'améliorer leur système.
Le sénateur Lawson: Moi, aussi, je l'espère. Mon expérience dans le cadre des audiences organisées par le Sénat sur l'Accord de libre-échange entre le Canada et le Mexique est tout à fait remarquable. Quand j'ai posé certaines de ces questions au représentant mexicain, il a commencé à s'inquiéter et il m'a demandé qui j'étais. Un de nos responsables lui a dit que j'étais un ex-dirigeant syndical. Le représentant en question a commencé à me parler de syndicats libres, etc. J'ai remis en question ce qu'il me racontait, citant l'exemple de la grève à l'usine de Coca-Cola. Pendant cette grève, la police a tué quatre travailleurs, et comme par hasard, ces quatre travailleurs étaient des dirigeants syndicaux. Pourquoi les a-t-on tués; parce qu'ils n'ont pas voulu relever le défi de Pepsi?
M. Cohn: Vous avez parfaitement raison de soulever toutes ces questions, mais je suis tout de même convaincu que cette société a aussi de nombreux éléments positifs. C'est une culture différente à bien des égards, et il faut à mon avis une grande compréhension et de bonnes communications pour concrétiser les changements qui s'imposent dans un certain nombre de domaines.
Le sénateur Lawson: Excusez-moi, monsieur le président, d'avoir soulevé la question, mais le débat se poursuivait à un niveau tellement élevé, qu'il m'a semblé opportun de le baisser d'un cran.
Le sénateur Carney: Ma question donne suite aux remarques du sénateur Austin tout à l'heure concernant l'ALENA et l'ALE. Dans votre livre, vous laissez entendre que le Canada n'a pour ainsi dire plus aucun gain à réaliser grâce à des accords bilatéraux comme l'ALENA, ou des accords trilatéraux tels que l'ALENA et l'ALE. Allons-nous constater à l'avenir que, même si nous avons réalisé tous les gains possibles, nous avons encore à supporter la grande majorité des coûts?
M. Helliwell: L'intention de ces accords était de faciliter l'accès au marché américain tout en réduisant le risque de droits compensateurs, etc., alors que ce n'est pas du tout ça qui s'est produit. Là encore, les dividendes n'ont pas tout à fait correspondu à ce qu'on nous a promis. L'ALE n'a pas aggravé ce risque. Mais il n'a pas non plus permis de le faire disparaître. Pour moi, il n'y a pas lieu de croire qu'on est tellement engagé dans ce processus maintenant qu'on ne peut faire autrement que continuer. Selon la preuve que j'ai examinée, c'est parfaitement faux. Tout cela est lié à la notion de monnaie commune, d'union douanière, etc. Je suis persuadé pour ma part qu'il est beaucoup plus dangereux de croire que parce que le processus dans lequel vous êtes engagé ne vous a pas permis d'arriver à votre destination que vous êtes malgré tout sur la bonne voie et que vous devez continuer votre chemin.
Le sénateur Austin: Ma question concerne l'âge moyen des populations actives du Canada, des États-Unis et du Mexique. Je me demande si nous devons prévoir, dans le cadre de nos relations commerciales avec les autres pays nord- américains que la population active mexicaine puisse prendre la relève de la nôtre au Canada, et notamment de celle des États-Unis, en raison de la baisse du taux de natalité. Aux États-Unis, il y a également la question de la diminution du nombre d'immigrants venant de certaines régions du monde et du problème que cela pose pour le maintien de leur viabilité économique. Peut-être pourriez-vous nous dire si vous estimez que c'est une question pertinente que le comité devrait examiner dans le cadre de son étude des relations commerciales globales au niveau trilatérale.
M. Cohn: Pour moi, il est très important de s'attaquer à toute la question de la main-d'oeuvre — pas seulement la question d'avoir à faire davantage appel à l'immigration pour avoir une population active suffisante, mais aussi celle du recyclage des travailleurs. À mon sens, on n'a pas suffisamment insisté là-dessus. On fait face à une perte de compétitivité dans certaines industries plus anciennes, que ce soit l'industrie textile ou une autre branche d'activité, et par conséquent, il faut trouver des solutions et prévoir le recyclage des travailleurs pour rehausser notre compétitivité sur le plan technologique.
Le sénateur Austin: Dans le cadre de nos relations trilatérales, quelle est l'importance du Mexique du point de vue de la mobilité de sa population et de l'âge de sa population, étant donné les différences importantes entre le Canada et les États-Unis et le Mexique sur ce plan-là?
M. Cohn: Il est clair que l'immigration sera importante à la fois pour le Canada et les États-Unis, qui voudront s'assurer d'avoir une population active suffisante, et il ne fait aucun doute que le Mexique serait une source possible de main-d'oeuvre future. Mais comme vous le savez, il y a également énormément de restrictions entourant les frontières, mais le Mexique serait certainement une source de main-d'oeuvre potentielle.
Le président: Je voudrais remercier nos excellents témoins pour leur présence.
Je me suis souvent demandé ce qui arriverait si les États-Unis décidait un jour de fermer sa frontière avec le Mexique à la main-d'oeuvre mexicaine illicite. Qu'arriverait-il à l'industrie horticole en Californie? Ne pensez-vous pas que les entreprises horticoles décideraient tout simplement de s'implanter au Mexique? C'est ça qui me semble probable. Et c'est une simple observation, et non pas une question.
M. Helliwell: Peut-être voudrez-vous examiner la question du prix de l'eau en Californie, parce que si la Californie établit un prix raisonnable pour son eau, les industries agricoles devront changer leurs pratiques, un peu comme ce que vous disiez.
M. Cohn: L'immigration clandestine, bien qu'elle soit utile, va certainement continuer.
Le président: Au nom de tous mes collègues, j'aimerais remercier encore une fois nos deux témoins pour la haute qualité de leurs interventions.
La séance est levée.