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Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Transports et des communications

Fascicule 8 - Témoignages du 6 mai 2003


OTTAWA, le mardi 6 mai 2003

Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd'hui à 9 h 37 pour examiner l'état actuel des industries de médias canadiennes; les tendances et les développements émergents au sein de ces industries; le rôle, les droits et les obligations des médias dans la société canadienne, et les politiques actuelles et futures appropriées par rapport à ces industries.

Le sénateur Joan Fraser (présidente) occupe le fauteuil.

[Translation]

La présidente: Honorables sénateurs, je vois que nous avons le quorum et je vais souhaiter la bienvenue à nos témoins pour cette troisième réunion du Comité sénatorial permanent des transports et des communications portant sur les médias canadiens d'actualité.

[English]

Le comité examine quel rôle l'État devrait jouer pour aider nos médias d'actualités à demeurer vigoureux, indépendants et diversifiés dans le contexte des bouleversements qui ont touché ce domaine au cours des dernières années, notamment, la mondialisation, les changements technologiques, la convergence et la concentration de la propriété.

[Translation]

Nous commencerons par entendre le professeur Chris Dornan, directeur de l'École de journalisme et de communication à l'Université Carleton. Plusieurs d'entre nous l'ont déjà rencontré dans le cadre d'autres forums et c'est avec grand plaisir que nous l'accueillons aujourd'hui pour participer à notre étude.

M. Chris Dornan, directeur, École de journalisme et de communication, Université Carleton (témoignage à titre personnel): Honorables sénateurs, merci de votre invitation. J'espère que mon témoignage vous sera utile.

Comme vous le savez, ce n'est pas la première fois qu'on émet des réserves au sujet de la conduite des médias en général et plus particulièrement des médias d'actualité, au Canada comme à l'étranger. Votre comité n'est pas le premier organisme à s'intéresser officiellement à la place et au comportement des médias dans une société libre.

Le XXe siècle a été marqué par une multiplication des commissions royales et autres commissions d'enquête officielles en Grande-Bretagne, en Australie, au Canada et ailleurs dans le monde, commissions qui ont étudié dans quelle mesure les médias s'acquittaient de leur responsabilité civique et qui se sont interrogés sur ce qui pouvait être fait afin de corriger leurs apparentes lacunes et les inciter à faire preuve de plus de responsabilités.

Même aux États-Unis, la toute dernière des démocraties occidentales à envisager d'intervenir dans la conduite des médias sur le plan de la politique gouvernementale, il y a eu la commission Hutchins dans les années 40. Celle-ci a essayé, de façon souvent torturée, de composer avec les tensions qui existaient entre, d'une part, les obligations civiques des médias envers le projet démocratique et, d'autre part, les réalités du marché s'appliquant aux médias.

Plusieurs éléments se sont trouvés au centre de ces enquêtes: d'abord, la reconnaissance du caractère essentiel de la liberté de la presse dans une société libre. Des médias libres ne sont pas simplement un sous-produit ou un dividende d'une société ouverte. Ils en sont l'un des principaux architectes.

Un système d'information public n'ayant absolument aucun compte à rendre aux pouvoirs politiques est l'un des éléments de la liberté. Dans les sociétés totalitaires, les médias doivent répondre à l'État. Ils sont même une branche du gouvernement. Dans une société libre, l'État est appelé à rendre des comptes à l'État parce qu'il est placé sous la loupe des journalistes et que les médias offrent une tribune publique où se discutent les affaires politiques.

D'un autre côté, tout au long des cent dernières années, on a craint que les médias ne soient pas à la hauteur de leur devoir démocratique. On a dit qu'ils étaient indignes, vénaux, cupides et qu'ils entravaient davantage le fonctionnement de la démocratie qu'ils n'y contribuaient.

Ne serait-ce que pour placer les choses dans un contexte historique, je vous recommande la lecture de cet ouvrage, intitulé How Can Canadian Universities Best Benefit the Profession of Journalism as a Means of Moulding and Elevating Public Opinion? Il a été publié en 1903 — il y a 100 ans précisément. C'est le précurseur de cette enquête par votre comité sénatorial; il représente la première fois où l'on a consigné les craintes que l'on entretenait à propos des médias. Il est d'ailleurs très révélateur.

Cet ouvrage a été produit après que Sir Sanford Fleming, alors chancelier de l'Université Queen, eut lancé un prix de 250 $ destiné à primer des compositions rédigées sur le thème des améliorations à apporter au journalisme canadien et de la correction de ses défauts. Il était préoccupé, pour ne pas dire alarmé, par l'influence sociale croissante de ce que l'on considérait alors comme un nouveau phénomène, celui des quotidiens à grand tirage. Les 13 meilleurs textes furent rassemblés dans un volume qui fut publié par Queen's Quarterly.

De quoi pouvait-on bien se préoccuper en 1903? Eh bien il s'avère qu'on s'inquiétait exactement des mêmes choses que ce qui est censé nous préoccuper en 2003. Absolument tous les auteurs ayant contribué à ce volume se sont plaints que la presse, qui n'avait jamais été autant en mesure d'informer les masses et d'être une force morale, était en train de se dissiper à faire tout le contraire. Je cite: «Les médias tuent le temps, ils satisfont la soif des lecteurs pour le scandale et font obstacle au raisonnement.»

Chaque collaborateur de la publication s'attarde à déplorer que le journalisme canadien se préoccupe de crimes macabres, envahisse la vie privée, soit dominé par l'information américaine, soit soumis à la détestable influence de la publicité, soit synonyme de faillite littéraire dans la prose journalistique et que, dans les journaux, le texte ne soit devenu, par rapport à la photo, qu'une petite prairie perdue au milieu d'une vaste forêt.

Les inquiétudes exprimées dans ces textes sont essentiellement de deux ordres. D'abord, le mercantilisme grossier qui détourne le processus de communication publique; deuxièmement, la facilité avec laquelle les propriétaires de média non scrupuleux auraient pu se servir de leurs journaux pour faire de la propagande. Autrement dit, en 1903, ces gens-là craignaient que les médias ne soient pris d'assaut par les factions politiques et qu'une dévotion servile à des considérations financières ne viennent occulter le sens du devoir public.

En revanche, en 1903, il n'y avait pas de concentration de propriété de la presse ni de convergence multimédias. Il demeure que les auteurs de l'époque étaient au fait de ce qui risquait de s'annoncer. Je cite:

La montée en puissance de trusts commerciaux permet de penser que certaines personnes, poursuivant des objectifs éminemment égoïstes, pourraient mettre sur pied des trusts anonymes dans le dessein de gagner l'oreille du public. [...] Ce risque n'a rien d'imaginaire.

À l'époque, le trust commercial correspondait au conglomérat d'aujourd'hui.

Honorables sénateurs, voici le premier constat dont je tenais à vous faire part: les plaintes visant la presse commerciale à grand tirage n'ont rien de nouveau. Bien au contraire. Elles sont aussi vieilles que les médias eux-mêmes. Elles ont accompagné l'augmentation des tirages de la presse commerciale.

Deuxièmement, on ne mettra jamais un terme à ce genre de plaintes. Il n'est pas possible de mettre la presse au pas, de régir le contenu des médias, sans compromettre un principe fondamental de la société libre, c'est-à-dire que les médias ne doivent être redevables envers aucun pouvoir politique. Ce n'est que dans les sociétés qui ne sont pas arrivées à maturité que les gouvernements interviennent pour corriger les comportements déviants des médias sous prétexte qu'ils sont trop importants et trop puissants pour qu'on les laisse agir de façon irresponsable. Les éminents rédacteurs de 1903 ne pouvaient guère souhaiter plus que d'aboutir par la persuasion morale: si l'on pouvait au moins inculquer aux journalistes les nobles idéaux de l'université, si l'on parvenait au moins à les guider en permanence en leur faisant prendre conscience de leur devoir civique, la presse pourrait peut-être travailler dans le sens du bien public.

Cela ne revient pas à dire que la conduite du système médiatique doit entièrement échapper à toute intervention de politique publique ou qu'une telle intervention serait une abomination en démocratie. D'ailleurs, dans les années 30, le Canada est intervenu de façon radicale dans la conduite des médias, à l'occasion de la création d'un service de la radio- télévision publique.

La création de la radio-télévision publique ne visait pas, pour le gouvernement, à se mêler des affaires d'une presse libre obéissant à des impératifs commerciaux. Elle consistait simplement à faire en sorte que les médias privés, financés par la publicité, trouvent, dans le secteur public, un complément qui serait à l'abri des impératifs commerciaux.

Si la crainte que les médias du secteur privé ne fussent trop sujets à des considérations commerciales et trop susceptibles des manipulations par les propriétaires, les médias du secteur public, eux, devaient faire contrepoids et offrir une autre formule, à l'abri du mercantilisme et des pressions politiques.

Tant qu'il existe un secteur public solide, répondant à un besoin — tant que le secteur public demeure important, véritablement autonome et à l'abri du contrôle politique et des considérations commerciales — ce que fait le secteur privé importe peu. Laissons les médias du secteur privé se lancer sur d'éventuels marchés. Laissons-les s'acheter les uns les autres. Laissons-les faire faillite. Laissons-les fusionner ou défusionner. Laissons-les réduire leurs effectifs ou au contraire les augmenter. Laissons-les canaliser leurs forces comme ils l'entendent. Tout comme il importe de pouvoir compter sur des médias du secteur privé échappant à toute entrave, il est important de disposer d'un secteur public professionnel bien doté et bien financé.

Je viens d'ailleurs de formuler par-là ma première recommandation à votre comité. L'un des principaux éléments de l'instauration d'un univers médiatique canadien est la place à accorder au secteur privé et la vitalité de ce secteur. Je crois qu'à la suite d'une série de réductions budgétaires importantes et répétées, on a laissé dépérir les médias du secteur public. Il conviendrait de donner à Radio-Canada les ressources dont cette société a besoin pour faire le pendant à des médias privés, solides et en plein essor.

Il est évident qu'il ne suffira pas simplement de donner davantage de fonds à la Société. Si, par exemple, Radio- Canada devait utiliser d'éventuelles ressources supplémentaires uniquement pour surenchérir sur le secteur privé afin d'obtenir les droits de diffusion d'événements sportifs, nous ne gagnerions rien. À bien des égards, le dilemme actuel de la Société Radio-Canada est une conséquence de la réussite des médias du secteur privé. Il y a 20 ans, Radio-Canada ne se posait pas de question sur ce qu'elle était, ni sur ce qu'elle était sensée faire. Elle savait qu'elle avait été créée pour proposer des émissions que le secteur privé ne voulait pas ou ne pouvait pas offrir.

Ainsi, comme les émissions scientifiques ne rapportaient rien, les médias du privé ne prêtaient que peu d'attention aux sciences. Il revint donc à Radio-Canada de produire des émissions comme Quirks and Quarks, The Nature of Things et Découverte. Contraints, de leur côté, de s'adresser à des auditoires assez nombreux pour attirer les annonceurs, les médias privés n'ont affiché que peu d'intérêt pour tout ce qui était contenu axé sur la foi et la spiritualité. C'est pour cela que la CBC a produit Tapestry et Man Alive. C'est Radio-Canada qui s'est intéressée à la littérature et à l'histoire, qui a produit de longs documentaires ainsi que des émissions pour enfants de grande qualité, à l'abri de toute considération commerciale.

Aujourd'hui, cependant, le secteur privé a pris la place de Radio-Canada dans ce créneau et dans d'autres genres d'émissions. Il existe maintenant une excellente chaîne spécialisée commerciale, Discovery/Découverte, qui diffuse 24 heures sur 24 des émissions consacrées à la science et à la nature. Une autre chaîne se consacre à la littérature, une autre à l'histoire et encore une autre aux documentaires. Nous avons même une chaîne autochtone. Nous avons des chaînes qui s'adressent aux communautés ethniques et puis, on recense une profusion d'émissions pour enfants tout à fait extraordinaires.

Tout cela complique les choses pour une institution comme Radio-Canada. Pour ma part, j'estime cependant que le secteur public n'a jamais été aussi pertinent. Il est certain que le secteur public est aux prises avec un défi de taille, celui de trouver sa place dans le spectre multi-médiatique où la plupart de ses fonctions traditionnelles ont été prises par le secteur privé. À l'heure même où le secteur privé prend de l'expansion, il est encore plus nécessaire de compter sur une source de contenu médiatique qui soit à la fois solide et indépendante de toute considération mercantile.

Le thème du débat d'aujourd'hui n'est pas de déterminer quelle place Radio-Canada doit occuper, ni d'évaluer la pertinence de cette institution dans l'univers des médias d'actualité. Je ne prétends pas dire à Radio-Canada ce qu'elle doit faire. Néanmoins, je serais ravi que votre comité conclue à la nécessité de renouer avec l'engagement de la politique gouvernementale envers les médias non commerciaux.

Le sénateur LaPierre: Bienvenue, monsieur Dornan. J'ai lu le livre dont vous avez parlé, il y a plusieurs années, bien avant que vous ne naissiez. Je l'ai trouvé fascinant, fort intéressant.

Comme vous le savez, Patrick Watson a recommandé la création d'un quotidien public à notre comité. Cette suggestion lui a valu plus de critiques que nous n'en avons entendu au cours des 45 dernières années. Personnellement, j'aime son idée. Ceux qui sont contre la création d'un journal public disent que ce concept menacerait la liberté de la presse. Cependant, vous nous avez dit:

La création de la radio-télévision publique ne visait pas, pour le gouvernement, à se mêler des affaires d'une presse libre obéissant à des impératifs commerciaux. Elle consistait simplement à faire en sorte que les médias privés, financés par la publicité, trouvent, dans le secteur public, un complément qui serait à l'abri des impératifs commerciaux.

Si nous remplacions les mots «radio-télévision publique» par «quotidien public», est-ce que votre remarque pourrait s'appliquer à l'idée de M. Watson?

M. Dornan: Je crois que oui, en théorie et en principe. J'estime tout de même que le conseil de M. Watson est synonyme de beaucoup de difficultés, dont l'une des moindres serait les coûts associés à la distribution d'un quotidien national publié sous les auspices d'une société d'État.

Les opérations de livraison de tout ce qui est imprimé, dont les quotidiens, sont particulièrement capitalistiques. Pour qu'un organisme comme Radio-Canada se lance dans la production d'un quotidien national, il lui faudrait disposer de toute une armada de véhicules afin de livrer les journaux à la porte des abonnés, de Terre-Neuve à la Colombie-Britannique et au Yukon. Cela me semble être une dépense insurmontable, étant donné la situation actuelle dans laquelle se trouvent les médias.

Toutefois, moyennant des ressources comparativement moindres, Radio-Canada a vite fait de se lancer dans l'édition électronique sur Internet. Radio-canada.ca a devancé le Globe and Mail et le National Post, par exemple, sur Internet.

Il n'est pas inconcevable, même si l'industrie des quotidiens passe à une forme quelconque d'édition électronique, qu'en se servant des ressources dont elle dispose, Radio-Canada parvienne à occuper un véritable créneau journalistique sur Internet et à ne plus se limiter à la radio-télévision. La société s'affranchira ainsi des mécanismes de livraison très coûteux qui sont associés à la presse imprimée et aux journaux tout en disposant d'un puissant véhicule pour mener le genre d'activité journalistique sans but lucratif imaginé par Patrick Watson.

Le sénateur LaPierre: J'imagine que l'accès à Internet est essentiel pour réaliser l'idée de Watson. Il demeure que, si nous permettions à Radio-Canada de faire cela, nous nous retrouverions face au même problème qu'aujourd'hui, n'est- ce pas? Autrement dit, l'information serait entièrement diffusée à partir d'un seul média, si bien que le marché aux idées, dont l'alimentation exige le déploiement de plusieurs instruments, serait sérieusement touché. Nous nous trouverions aussi à créer un monopole dans les domaines des affaires publiques ou de l'information, deux aspects qui pourraient être facilement traités de façon différente dans les quotidiens qu'à la télévision, dans un extrait de trois minutes.

Ce faisant, pensez-vous qu'il serait possible d'avoir un quotidien indépendant de Radio-Canada, entièrement autonome comme devrait l'être un quotidien public, susceptible d'être l'instrument de presse impartial dont nous ne disposons pas aujourd'hui? Pourrait-on ainsi créer tout un éventail d'idées que nous ne trouvons actuellement pas dans les médias?

M. Dornan: Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de mettre sur pied une organisation distincte. Une institution comme Radio-Canada a pour mandat d'être généraliste. Elle ne doit pas être monolithique et elle ne doit pas être une entreprise qui exprime une seule et même opinion. Elle doit plus précisément nous donner la possibilité de parler en polyphonie, de représenter différents points de vue. Si un radiodiffuseur public offrant un service complet, comme Radio-Canada, devait exprimer une seule voix, il ne répondrait pas au genre de mandat que nous souhaitons pour cette institution. Radio-Canada devrait plutôt étendre sa portée.

Le sénateur LaPierre: La liberté de la presse est un droit fondamental des Canadiennes et des Canadiens. Mais qui détient la liberté de la presse? Qui l'incarne? Qui est responsable envers les citoyens pour la liberté de la presse? S'agit-il des journalistes au jour le jour, c'est-à-dire de la profession elle-même, ou plutôt des propriétaires des quotidiens, comme certains l'ont suggéré?

M. Dornan: Je ne pense pas que cela soit mutuellement exclusif. Certains droits de propriété touchant à la liberté de la presse sont détenus par les propriétaires. Il demeure que l'idéal que représente la liberté de la presse doit être défendu bon an, mal an par ceux et celles qui contribuent à l'expression publique, notamment les journalistes. Ceux-ci sont guidés par une éthique professionnelle. Ils se comportent en sorte de dire la vérité. En professionnels responsables qu'ils sont, ils ne dénaturent pas leurs reportages pour servir des fins politiques ou économiques.

À la façon dont nous l'entendons dans une démocratie libérale, la liberté de la presse se veut être la liberté par rapport à l'État et par rapport à toute interférence politique. Elle est exercée par tous ceux et par toutes celles qui travaillent pour les médias dans une société libre, des propriétaires au plus humble stagiaire de la salle des nouvelles.

Le sénateur LaPierre: Le gouvernement n'a pas sa place dans les salles des nouvelles. Ne pourrait-on, cependant, pas soutenir qu'au cours des 10 ou 15 dernières années, nous avons emprisonné le journalisme dans des contraintes éditoriales très étroites au point que les pages titres des journaux ne sont guère différentes de ce qu'on trouve dans les pages d'opinions et les pages éditoriales, ce qui est contraire à l'essence même de l'éthique journalistique?

M. Dornan: J'espère avoir bien compris le fond de votre question. Si vous vouliez dire qu'un journal trahit sa position politique quand il relate un événement, national ou international, en train de se dérouler, et que cela compromet son intégrité ou les idéaux de la liberté de la presse: je ne pense pas. Tous les quotidiens ont une personnalité attribuable aux gens qui y travaillent, à ceux qui produisent le journal et qui s'attaquent aux créneaux qui les intéressent.

Prenons Toronto, par exemple. Le Toronto Sun est un quotidien manifestement combatif. Il s'adresse plutôt aux cols bleus, il est traditionnel dans ses enseignements, ne croit pas en la nounoucratie, appuie les corps policiers, et cetera. En revanche, le Toronto Star est un quotidien familial généraliste, d'orientation plutôt libérale, mais avec un petit «l»; il est sans doute affilié au Parti libéral. Le Globe and Mail, lui, est plutôt orienté sur la finance, il est classique dans son approche du milieu des affaires même si, pour les enjeux sociaux, ses prises de position éditoriale en feraient plutôt un allié de la gauche, par exemple dans le dossier des droits des couples de même sexe et de la décriminalisation des drogues douces. Enfin, le National Post a, jusqu'ici, été un journal très conservateur d'une teinte bien différente.

Aucun de ces quotidiens ne fabrique intentionnellement des comptes rendus d'événements correspondant à telle ou telle orientation politique. À cause de l'orientation de leurs lecteurs et de leur passé, ils adoptent plutôt naturellement un certain point de vue sur le monde qui se reflète dans leurs comptes rendus journalistiques. Il n'y a rien de mal à cela.

Le seul regret que nous pouvons avoir, c'est que les quotidiens ne couvrent actuellement pas tout le spectre politique. Les gens de gauche se plaignent qu'il n'existe pas de quotidien important qui serait en mesure de défendre leur point de vue à la façon dont le National Post a pu défendre un certain conservatisme.

Le sénateur Day: Ma question découle de celle posée par le sénateur LaPierre et de la réponse que vous y avez faite, autrement dit que les journalistes sont guidés par leur éthique professionnelle qui les pousse à dire la vérité. Vous êtes professeur et directeur de l'École de journalisme et de communication à l'Université Carleton, ce qui vous amène sans aucun doute au contact de ce genre de problème de façon régulière et je ne doute pas que vous avez parlé de la question des journalistes intégrés aux forces militaires en Irak.

Je me demandais comment nous évaluons l'éthique professionnelle et le professionnalisme des journalistes, de même que les différentes facettes de l'éthique dans la relation de la vérité, dans le fait de produire le meilleur récit possible et de demeurer le plus vrai possible dans le récit de l'action. En outre, comment réaliser l'équilibre entre ces objectifs, tout à fait louables, et la possibilité qu'un récit puisse ne pas être publié ou ne pas relater toute la vérité étant donné que les journalistes sont employés par tel ou tel organe de presse et qu'à cause de cela, ils se trouvent à exprimer une opinion. Quand ils le font, ils ne nous donnent qu'une version de l'événement. Dans de tels cas, est-ce qu'ils font ce que doivent faire des journalistes?

M. Dornan: Le journalisme est une entreprise inévitablement décevante, parce qu'elle essaie de jeter un regard de témoin sur des événements compliqués et nuancés, et qu'il le fait d'une façon qui interpelle le lecteur et qui lui soit intelligible. En outre, tout cela doit se faire très rapidement, d'où le cliché voulant que l'histoire soit saisie sur le vif ou que les quotidiens ne soient que la première ébauche de l'histoire, première ébauche qui est forcément mauvaise. Il demeure que d'aucuns entretiennent l'espoir que les journalistes s'acquittent de leurs tâches au mieux de leurs compétences professionnelles, qu'ils sont expérimentés et qu'ils se fondent sur leur expérience dans leur travail.

Pour reprendre l'exemple de la guerre en Irak, il était mieux d'avoir des journalistes intégrés dans les unités militaires pour qu'ils puissent témoigner de ce qui se passait sur la ligne de front, que de les reléguer aux arrières. En revanche, si l'actualité n'avait été constituée que de comptes rendus de presse venant de journalistes intégrés, la couverture de la guerre aurait été partiale, fragmentaire et n'aurait fait état que d'un point de vue extrêmement limité, elle nous aurait empêchés de voir la situation d'ensemble.

Il faut en fait une couverture multiple. Il faut plusieurs points de vue sur les événements en cours afin que, à partir du recoupement des divers commentaires, des débats et des comptes rendus, les membres attentifs du public disposeront de suffisamment d'informations pour pouvoir porter un jugement informé sur ce dont ils sont les témoins.

Le sénateur Day: Dans quelle mesure convient-il que les journalistes réalisent l'équilibre entre ces différents objectifs et qu'ils en sacrifient éventuellement certains?

On pourrait aussi parler du cas que présente le grand organe de presse aux États-Unis. Le directeur général ou le président de la compagnie dit au public qu'afin de maintenir ses bureaux à Bagdad, il est prêt à écouter le gouvernement en place en Irak à ce moment-là et à ne pas publier certains comptes rendus pour pouvoir rester sur place et publier d'autres récits.

Le grand public qui visionne ces chaînes de télévision et qui écoute les journalistes en question n'est pas au courant de la réserve que cela sous-entend: «Nous ne vous disons que la moitié de la vérité.» Il pense qu'on lui présente des faits et que c'est à partir de ces faits qu'il va pouvoir porter un jugement informé.

M. Dornan: Il s'agit-là d'un cas spécial, celui qui consiste à offrir une certaine couverture de presse dans un État totalitaire assiégé ou sur le point d'être attaqué par une force militaire.

Pour maintenir la présence des journalistes — dans ce cas à Bagdad — il est évident que l'organe de presse doit faire des compromis. Il est contraint de se plier à la sujétion exercée par le régime de Saddam. Un tel compromis ne serait pas nécessaire pour couvrir l'actualité politique dans une société libre comme le Canada.

Il est vrai qu'il existe bien d'autres facteurs qui risquent de compromettre la capacité des journalistes à faire leur travail au mieux de leurs compétences, comme des choses aussi élémentaires que le peu de temps disponible: la nouvelle doit être diffusée à 22 ou 23 heures; le quotidien boucle à 1 heure du matin. Les journalistes n'ont pas le luxe des universitaires ni des historiens, celui de pouvoir attendre de disposer de tous les faits pour rédiger leurs papiers.

Par nécessité, le journalisme est donc une activité partiellement satisfaisante où la vérité n'est jamais vraiment complète; elle est toujours sujette à contestation. Il demeure qu'on peut espérer que les journalistes s'acquittent de leur travail en ne perdant surtout pas de vue qu'ils le font au nom de l'intérêt public.

Si l'on installe un peu plus de recul dans l'analyse, pour comparer la conduite et la vitalité des médias d'actualité canadiens aux médias d'actualité d'autres pays, force est de reconnaître que nos journalistes ont le sens du devoir et des responsabilités. Le journalisme au Canada n'est pas marqué par certains des excès qu'on aura pu constater, par exemple, dans les tabloïdes britanniques. Ce n'est tout simplement pas notre tradition. Il n'y a pas ici de pendant à Fox News ou à Geraldo Rivera. Ce sont là des créatures qui n'existent pas au Canada.

Le sénateur Day: Je voulais vous amener à nous dire si, selon vous, nous pouvons compter sur l'intégrité des journalistes.

La presse écrite et la presse électronique ont une incidence incroyable sur l'opinion publique. N'aurait-on pas besoin d'une sorte de réglementation destinée à obliger l'émission de réserves du genre «ceci est un compte rendu de journaliste intégré, qui a été en partie censuré et qui ne vous relate qu'une partie de la vérité»? Ou alors, doit-on s'en remettre aux médias et à l'éthique des journalistes de même qu'aux écoles de journalisme pour protéger le public sur ce plan?

La présidente: Sénateur Day, je crois que les journalistes intégrés aux forces armées ont tous, sans exception, envoyé des comptes rendus précisant les conditions dans lesquelles ils avaient été préparés. La plupart des organes de presse qu'il m'a été donné de consulter ou de voir sur les écrans faisaient accompagner les reportages de quelques lignes indiquant que le compte rendu avait pu être expurgé de certains éléments afin de répondre aux exigences des militaires. Autrement dit, les journalistes ont plus ou moins annoncé la couleur en indiquant dans quelle condition ils travaillaient.

Le sénateur Ringuette: Professeur Dornan, la semaine dernière un vieux spécialiste des médias nous a dit que les programmes de formation journalistique des universités avaient tendance à fondre les futurs professionnels des médias dans un même moule en ce qui a trait à l'analyse des événements. De tels programmes réduisent la capacité d'innover. C'est le cas non seulement au Canada et en Amérique du Nord, mais sans doute aussi dans d'autres parties du monde.

Vous êtes fort bien placé pour réagir à cela. Est-ce vrai que nous produisons des journalistes formés dans le même moule, au Canada?

M. Dornan: Si on laisse entendre par là que les journalistes pensent tous de la même façon, qu'ils se comportent tous à l'identique et qu'ils ont tous le même point de vue, je puis garantir aux honorables sénateurs que tel n'est pas le cas et que les étudiants de nos écoles de journalisme — et c'est sûrement le cas dans d'autres pays — présentent des caractéristiques aussi diversifiées que n'importe quelle population estudiantine dans n'importe quel domaine. Ils sont le microcosme de la société canadienne.

Ce que nous voulons inculquer à nos étudiants, c'est précisément qu'ils doivent effectuer leur travail de façon consciencieuse, qu'ils ne doivent pas perdre de vue qu'ils sont en grande partie, pour ne pas dire exclusivement, au service du public, même s'ils sont appelés à travailler dans le secteur privé. Ils ne doivent pas embrasser cette profession par égocentrisme ou pour se faire valoir. Ils doivent le faire parce qu'ils croient, dans une certaine mesure, pouvoir servir le bien public.

Cela étant posé, c'est une chose de dire que nous effectuons notre travail de journaliste dans le meilleur intérêt de la population, mais tout le débat démocratique consiste justement à déterminer ce qu'est le meilleur intérêt du public. Voilà pourquoi il y a et il doit y avoir des différences d'opinions et des débats sur les ondes de la radio et de la télévision et dans les pages de la presse écrite.

Je vous garantis que l'on trouve dans les écoles de journalisme une multiplicité et une diversité de points de vue, tout comme dans les autres départements des universités.

Le sénateur Ringuette: Je pense que chacun est influencé par son enfance, par son adolescence et par le milieu dans lequel il a évolué en tant qu'étudiant à l'université et en tant qu'adulte. Dans quelle mesure nos universités essaient-elles de rappeler aux étudiants qu'ils sont, en quelque sorte, coincés dans un point de vue, celui de leur vécu personnel? Que faites-vous pour leur présenter le revers de la médaille et leur montrer qu'il existe d'autres points de vue? Est-ce difficile à réaliser?

M. Dornan: Tous les élèves des écoles de journalisme ne sont pas jeunes. Nombre d'entre eux ont déjà eu une profession et ont décidé d'en changer. Ils sont ce qu'on pourrait appeler des «étudiants adultes».

Il est vrai, cependant, qu'une majorité d'entre eux est jeune. Ils ont dans leur vingtaine. Ils veulent une solide éducation universitaire sanctionnée, dans notre cas, par un diplôme professionnel qui leur permettra d'embrasser une carrière dans les médias d'actualité. Les étudiants de cet âge sont sans doute beaucoup plus ouverts à des points de vue différents de ceux qu'ils entretiennent en partant, peut-être plus que des personnes plus âgées, comme nous.

En fait, tout l'exercice de l'enseignement du journalisme consiste précisément à amener les étudiants à faire un saut dans l'imaginaire en se disant: «Vous devez vous mettre dans la peau de quelqu'un d'autre. Vous devez pouvoir adopter le point de vue du pêcheur de Terre-Neuve qui vient juste d'apprendre qu'il ne pourra plus pêcher à la morue. Même si vous n'êtes pas homosexuel, vous devez comprendre le point de vue d'un couple de même sexe qui veut faire consacrer son mariage par l'État.»

C'est tout le mérite de la jeune génération et sans doute du changement générationnel. À mon époque, quand j'étais à l'école de journalisme, on pouvait écrire sur diverses sous-cultures. On pouvait écrire sur la communauté homosexuelle ou sur la communauté somalienne ou encore sur le milieu des pirates informatiques, en revanche on ne le faisait pas en adoptant leurs points de vue, mais celui de Monsieur ou Madame Tout le monde, c'est-à-dire du lecteur du Ottawa Citizen appartenant à une classe moyenne idéalisée. Certains jeunes, aujourd'hui, peuvent se livrer à ce genre d'exercice et disposent des mécanismes nécessaires pour le faire, surtout grâce à Internet. C'est le journalisme alimenté par les points de vue de ces divers sous-groupes culturels qui enrichissent et colorent la tapisserie de notre société. C'est une évolution à la fois intéressante et bienvenue.

Le sénateur Spivak: Quel rôle d'éducation de la population envisagez-vous pour les quotidiens? Je vous pose cette question parce que vous avez parlé de Geraldo. La télévision et Internet se livrent une concurrence féroce. Nous savons que de nombreux jeunes ne lisent pas les journaux et qu'à cause de cela, ils sont cruellement ignorants de certaines choses fondamentales parce que les autres médias ne les informent pas vraiment à la façon dont le ferait un quotidien qui rend compte des événements journaliers.

Quel rôle le gouvernement devrait-il éventuellement jouer à cet égard? Étant donné le piètre état du savoir de nos jeunes sur les événements au Canada et dans le monde, que sommes-nous censés faire et quel rôle les quotidiens doivent-ils assumer?

Que dire aussi de la propagande et de la littérature haineuse? Al-Jazira a fait une demande de licence de diffusion au CRTC. Il a été établi que Al-Jazira tient un discours haineux, qu'elle entretient la haine contre le peuple juif. Un documentaire nous l'a expliqué de façon frappante. En outre, Al-Jazira ne fait rien pour s'en cacher.

Quel rôle doit-on jouer, puisque nous parlons de liberté de la presse? N'y a-t-il pas une tension entre, d'un côté, la liberté de la presse et, de l'autre, une propagande ouverte qui va devenir de plus en plus au goût du jour? Fox News n'est pas un accident de l'histoire. L'attitude générale des Américains n'est pas non plus un accident. C'est parce que les médias les ont endoctrinés. Que pensez-vous de ces deux problèmes?

M. Dornan: Pour ce qui est de votre première remarque, je ne suis pas certain d'être d'accord avec vos prémisses. Il est évident que je connais plus particulièrement les étudiants d'université mais, par rapport à d'autres pays, un important pourcentage de Canadiens vont ou ont été à l'université. Je ne dirais pas qu'ils sont «cruellement ignorants».

Le sénateur Spivak: Regardez n'importe quelle enquête.

M. Dornan: Ils peuvent toujours sécher à des questionnaires du style Jeopardy où on leur demande: «Qui est le troisième premier ministre du Canada?» Cependant, ce n'est pas un véritable indicateur de leur degré d'intelligence ni de leur curiosité. En fait, les jeunes s'intéressent beaucoup à l'univers dans lequel ils évoluent. On pourrait dire qu'ils sont intéressés par des choses différentes des 40 et 50 ans, et qu'ils y accordent des valeurs également différentes, mais la même chose a été vraie pour les générations passées. Sur ce plan, on est toujours en présence d'un fossé intergénérationnel.

Il y a un effet de cascade. Tout le monde se plaint de l'état de l'enseignement. Les universités blâment les écoles secondaires. Les professeurs d'université disent «Qu'est-ce qu'on leur apprend donc au secondaire? Les étudiants arrivent ici sans savoir comment faire une rédaction.» Le secondaire blâme le primaire. Les écoles primaires, elles, blâment les parents. Et tout le monde blâme les médias.

Quel rôle les quotidiens doivent-ils jouer pour éduquer les gens? Eh bien, il s'agit en partie d'une question de renseignement en matière publique. Ce n'est certainement pas la seule chose que font les quotidiens. Les quotidiens sont un compendium énorme d'informations allant des pages titres, qui sont de la plus haute importance, aux horoscopes et aux résultats de la loterie en passant par les feuillets publicitaires du supermarché du coin. Les quotidiens remplissent une fonction de renseignement au service du public. On peut espérer que les gens tireront l'information qui leur apportera quelque chose, mais après avoir passé tout un trimestre à lire un quotidien, personne ne va vous demander de vous asseoir pour rédiger un examen destiné à déterminer ce que vous en aurez retiré. L'information et l'éducation publique ne sont pas, loin s'en faut, la seule fonction des médias d'actualité.

Vous vouliez savoir quel rôle le gouvernement devrait jouer à cet égard. Aucun. En revanche, quel rôle le gouvernement devrait-il jouer sur le plan de l'éducation et de l'information du public? Énorme.

Le sénateur Spivak: Je ne pense pas avoir correctement formulé ma question.

La présidente: Nous sommes à court de temps. Pouvez-vous répondre au sujet de la littérature haineuse?

M. Dornan: Dans une société libre, les médias sont tout de même tenus de rendre des comptes. Nous disposons de règles qui protègent la réputation des personnes et d'autres qui empêchent qui que ce soit d'utiliser les médias à des fins antidémocratiques ou réactionnaires.

Il y a, par exemple, les lois anti-diffamatoires. En revanche, il n'y a pas d'interdit avant l'étape de la publication. Si je décidais de dire quelque chose de diffamatoire à votre sujet, sénateur Spivak, et vous savez que je suis sur le point de le faire, vous ne pourriez pas m'en empêcher parce que nous sommes dans une société libre. J'ai le droit de dire tout ce que je veux. Toutefois, si je tenais des propos diffamatoires et portant atteinte à votre réputation, vous pourriez m'attaquer en justice. Vous pourriez me poursuivre.

Le problème de la littérature haineuse est plutôt épineux parce qu'on touche à la question du retrait du droit de l'expression publique dont dispose tout groupe ou toute personne. On laisse essentiellement les gens dirent ce qu'ils veulent dire. Si, pour les tribunaux, les propos tenus correspondent à une littérature haineuse, il existe alors des mécanismes permettant de bâillonner les auteurs de ce genre de propos.

La présidente: Nous allons demander au CRTC de venir nous rencontrer. Nous demanderons sans doute aux représentants du Conseil de nous préciser, entre autres choses, les critères qu'ils appliquent pour les renouvellements de licence et pour ce genre de chose.

Voulez-vous parler des effets qu'Internet aura ou pourrait avoir sur les quotidiens, à cause de cet univers changeant?

M. Dornan: Ah, oui! Personnellement, j'estime que le temps est fort bien choisi pour adopter un point de vue général de l'état et de la trajectoire possible du système médiatique canadien dans son ensemble. Le facteur le plus fondamental et le plus lourd de conséquences en ce moment est l'avènement de moyens de communication entièrement nouveaux rendus possibles par l'informatique, surtout par Internet.

C'est une grande question, mais j'attirerais votre attention sur deux choses qui peuvent paraître contradictoires. D'abord, votre comité s'intéresse davantage aux médias d'actualité qu'aux médias en général et il se pourrait qu'Internet ne soit pas un véhicule particulièrement adapté pour le journalisme, du moins pour le journalisme tel que nous le connaissons. Internet est un excellent outil d'interactivité: il met les personnes en contact les unes avec les autres d'une façon qui était impossible avec les médias traditionnels. eBay, par exemple, est un exemple parfait d'interactivité. Le site est entièrement constitué par les contributions de tous ceux et de toutes celles qui le visitent, acheteurs comme vendeurs. C'est de l'interactivité à l'état pur.

En revanche, le journalisme n'a rien à voir avec l'interactivité. Le journalisme est une source d'information unique, centralisée, qui a une certaine autorité ou une certaine crédibilité auprès d'un auditoire dispersé. Dès lors, le journalisme est peut-être un genre d'information aussi dépassé par rapport à l'Internet que le cinéma a pu l'être par rapport aux autres médias. Il fut une époque où les salles de cinéma projetaient les actualités sur leurs écrans, mais elles n'étaient pas appropriées pour faire du journalisme. L'Internet convient sans doute très bien pour un journalisme de style téléscript ou pour les flash d'information. À part cela, la puissance d'Internet réside sans doute ailleurs. Il y aura peut-être de nouvelles formes de contenu, de distraction et de mobilisation, mais il y a peu de chance que ce soit du journalisme.

La seconde grande question est la suivante: «Quel est l'effet d'Internet sur l'assiette publicitaire qui finance actuellement les entreprises médiatiques et les institutions journalistiques?» Pour l'heure, le mariage auquel nous avons assisté entre le corps rédactionnel et le corps publicitaire, dans le monde de la radio-télévision et dans celui de la presse écrite, ne s'est pas encore réalisé sur Internet. Personne n'a encore trouvé de moyen de faire payer le contenu d'Internet par la publicité.

Les petites annonces sont une des sources de revenu des quotidiens. Elles constituent une forme de publicité propre au quotidien, qui ne peut être offerte à la télévision, à la radio ni dans les magazines. Les quotidiens ont donc une position dominante en matière de petites annonces.

Toutefois, Internet est parfaitement adapté pour ce genre d'annonces, beaucoup plus encore que les quotidiens, parce qu'Internet est doté de moteurs de recherche. Il serait possible de transférer les annonces classées, sous la forme que nous leur connaissons actuellement, des quotidiens à Internet et de se libérer alors des contraintes d'impression associées aux quotidiens et à la parution des petites annonces. On pourrait obtenir les annonces classées sur son ordinateur. Si cela devait devenir réalité, l'industrie des quotidiens perdrait l'une de ses principales sources de revenus ce qui aurait des conséquences énormes pour ce secteur au Canada.

D'ailleurs, je dirais qu'un des éléments qui a poussé des entreprises comme CanWest Global à jouer la carte de la convergence, était son désir de mettre la main sur les revenus d'annonces classées qui, sinon, auraient été perdus au profit d'un conglomérat dont l'essentiel du portefeuille était concentré dans le secteur de la radio-télévision. Il va y avoir une fortune à faire grâce aux annonces classées sur Internet. Pour l'instant, ce sont les quotidiens qui ont la mainmise sur le marché des petites annonces et la seule façon de s'en emparer consiste à acheter ces quotidiens.

Le sénateur Graham: Je veux parler du journalisme sur le plan de l'éducation, mais pas au Canada, du moins pas pour l'instant. Je comparerai un incident qui s'est produit en 1989 au Paraguay à la situation actuelle en Irak.

J'ai effectué trois missions d'observation d'élection au Paraguay. La première en 1989, soit pour la première élection démocratique tenue dans la foulée des 34 années de dictature de Stroessner. Le soir de cette soi-disant première élection démocratique, qui ne l'était pas vraiment, malgré les progrès réalisés dans ce sens, l'éditeur d'un quotidien appelé ABC Color est venu me rendre visite. En ce sens, on pouvait parler d'intervention journalistique. Il m'a dit «Nous ne voulons pas de votre amour, laissez-nous en paix.» Je lui ai demandé ce qu'il voulait dire par là. Il m'a répondu: «Eh bien, je faisais partie des quelques journalistes que vous aviez fait venir pour assister à votre rencontre avec le président Rodriguez, qui venait de renverser Stroessner à l'occasion d'un coup d'État militaire. Il vous a promis une nouvelle constitution et une nouvelle loi électorale dans les deux années», ce qu'il a fait en 1991, mais de véritables progrès ont été réalisés en 1993 et par la suite.

Nous en venons donc à la situation de l'Irak aujourd'hui. La grande question est de savoir comment instaurer la démocratie dans un pays comme l'Irak. La semaine dernière, je me trouvais à Washington, au Comité des affaires étrangères. À l'occasion d'une réunion parallèle, j'ai rencontré Lawrence Eagleburger dont j'avais fait la connaissance à une autre époque parce qu'il avait été secrétaire d'État sous le président Bush père et qu'il avait encore d'excellents contacts. J'ai également rencontré le président du National Democratic Institute de même que le responsable du International Republican Institute. J'ai eu l'impression que ce sont ces gens-là, une fois que les généraux en auront terminé, qui devront essayer d'instaurer la société civile en Irak et d'éduquer le peuple irakien non seulement à propos de ses droits mais aussi de ses responsabilités dans une démocratie. Je pense que cela pourrait arriver, parce que je suis resté en contact avec ces personnes.

Estimez-vous que les journalistes ont un rôle à jouer pour éduquer le peuple? Je pense, personnellement, que ce serait un rôle très positif. Nous ne pouvons être partout, mais il faut bien que nous soyons quelque part. Plutôt que de retirer les journalistes du théâtre des opérations parce que la guerre est terminée, ne pensez-vous pas qu'ils pourraient jouer un rôle dans l'éducation du peuple? Ils ne feraient pas partie d'une équipe et ils ne risqueraient pas de se compromettre, puisqu'ils adresseraient leur compte rendu à titre personnel.

M. Dornan: Certes. Toutefois, il faut faire une distinction entre les journalistes occidentaux, qui rendent compte d'une situation pour des auditoires nationaux et les journalistes irakiens qui devront reconstruire des institutions comme la société de radio-télévision irakienne et des quotidiens pour que leur allégeance ne soit pas le parti Baas ou Saddam Hussein, mais le peuple, selon la notion de bien commun.

Cela ne se limite pas à l'Irak. Pensez, par exemple, à l'Afrique du Sud avec la fin de l'apartheid. La South African Broadcasting Corporation, la SABC, était un instrument clairement identité à l'apartheid. On considérait qu'elle appartenait au fief privé de Klerk. Une fois l'apartheid terminée et Mandela au pouvoir, qu'allait-il arriver de la SABC? Les Sud-africains allaient-ils la réduire en cendre? À quoi cela aurait-il servi? La SABC possédait toute l'infrastructure, tous les émetteurs.

Il a donc été question de réformer la South African Broadcasting Corporation de façon qu'elle puisse gagner la confiance de la population et contribuer à la reconstruction nationale. La SABC allait aider la population sud-africaine — qui n'était pas habituée à ce genre de mécanisme ni aux institutions de la démocratie après avoir vécu sous le joug d'un gouvernement antidémocratique — à s'approprier pleinement les mécanismes d'une société démocratique.

Cela fut plus vite dit que fait. Une société démocratique comme la nôtre s'est forgée au fil de l'histoire. Nos institutions sont nées d'un long processus et d'une adhésion aux idéaux de la démocratie libérale. Rien de tout cela ne peut se produire du jour au lendemain. La situation que vous signalez en Irak a débouché en Afrique du Sud, elle a débouché dans les ex-pays d'Union soviétique quand le mur s'est effondré. Nous avons beaucoup appris de ce qui s'est passé lors de la chute du mur de Berlin. Quel rôle les journalistes occidentaux et l'Occident ont-ils joué pour enseigner à la population russe à se doter d'un système de média qui ne soit pas soumis à la ligne du parti?

Nous avons alors assisté à une concurrence entre pays occidentaux. Les Américains, de leur côté, ont débarqué en masse pour dire aux Russes qu'ils voulaient un système médiatique entièrement libre, financé par la publicité, entièrement commercial et bâti selon le modèle américain. Ils considéraient la Russie et les médias russes comme un marché à exploiter, comme une entité commerciale.

Les Britanniques, quant à eux, ont dit aux Russes: «N'appliquez surtout pas la méthode américaine. Il vous faut effectivement un système de média commercial, mais il vous faut aussi un modèle de radio-télévision publique correspondant à une société d'État et n'obéissant pas à des motifs commerciaux.» Le même genre de situation se produira en Irak. L'Occident a des enseignements à proposer à des pays comme l'Irak, pas uniquement des modèles à suivre mais, dans certains cas, des modèles à éviter.

La présidente: Nous n'avons plus de temps, mais nous ne manquerons pas de question. Je vais faire une suggestion. Le sénateur LaPierre voulait poser une autre question et le sénateur Graham avait une question supplémentaire, et moi aussi je voudrais poser une question aussi. Je vais demander à tout le monde de se limiter à 10 secondes par question et inviter notre témoin à nous envoyer ses réponses par écrit.

M. Dornan: Pas de problème.

Le sénateur LaPierre: Est-ce que vous cherchez un autre emploi? Les écoles de journalisme sont aussi obsolètes que le dronte de Maurice.

Le sénateur Graham: La radio est particulièrement utile dans certaines régions éloignées de pays lointains, comme la Namibie.

J'étais là-bas quand le pays a tenu sa première élection démocratique après avoir été dirigé illégalement par l'Afrique du Sud. J'ai rencontré l'administrateur de la SWABC, la South Western African Broadcasting Corporation, Louis Pienaar. Je l'ai convaincu d'accorder le même temps en ondes aux partis de l'opposition afin d'éduquer les résidents des régions éloignées, qui ne savaient rien de la démocratie ou de les informer sur le vote, sur la manière de se rendre aux urnes ou sur le sens d'une élection.

Pensez-vous qu'un média de ce genre pourrait avoir un rôle à jouer en Irak?

La présidente: Ma question fait suite à un point de vue que vous avez exprimé. Vous avez déclaré que ce que font les médias du secteur privé importe peu dans la mesure où il existe un secteur public professionnel bien doté et financé.

Est-ce que, selon vous, cela sous-entend une limite imposée à la propriété étrangère? Ou au contraire estimez-vous que cette dimension n'a pas non plus d'importance? J'aimerais beaucoup savoir ce que vous pensez de cela, mais vous pouvez le faire par lettre.

M. Dornan: Cette réponse est compliquée.

La présidente: Merci beaucoup, professeur Dornan. Comme toujours, nous vous sommes très reconnaissants.

[English]

Notre prochain témoin est Mme Denise Bombardier. Elle est journaliste et auteure renommée au Québec et en France. Elle a été animatrice de nombreuses émissions télévisées à volet culturel. Elle est l'animatrice de Parlez-moi des hommes, parlez-moi des femmes à Radio-Canada et de Conversation à TV5 international. Elle a reçu la Légion d'honneur de France et l'Ordre national du Québec. Elle est connue pour la franchise de ses opinions. Nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation. Vous avez des remarques introductives d'une dizaine de minutes et ensuite, nous passerons à une période de questions.

Mme Denise Bombardier, journaliste et auteure: Je remercie le comité de m'avoir invitée. Je ne ferai pas de déclaration de principe parce que tout le monde est pour la vertu et pour la liberté de la presse et, semble-t-il, tout le monde est officiellement pour le service public.

Je voudrais justement vous communiquer certaines de mes observations au sujet du service public puisque j'y travaille. Je ne suis pas une employée de Radio-Canada, j'ai toujours été pigiste à Radio-Canada et je produis mes émissions. Je parle en mon nom personnel et je vais vous dire ce que je pense.

Je voudrais vous parler de l'érosion de la notion de service public dans le domaine de la radio, de la télévision et en général de ceux qui ont été remis en question dans d'autres secteurs. C'est un choix politique, mais nous sommes un peuple d'hypocrites quand nous parlons de l'importance du service public en radio et en télévision. La société dans laquelle nous vivons maintenant ne favorise pas les valeurs qui appuient ce service public.

Quand je parle de l'érosion du service public, nous savons que depuis des dizaines, voire des centaines d'années, lorsqu'il est question de culture et d'éducation, on n'a qu'à retourner à Platon pour savoir que les questions d'éducation étaient ouvertes au débat. Quoiqu'il en soit, nous n'avons qu'une vie à vivre.

Cette vie, je la vis en travaillant dans un service public. À l'époque où je me suis jointe au service public, on avait le choix de se diriger vers un service public ou vers la télévision privée. J'ai choisi la télévision du service public car je croyais justement en la pédagogie. Je croyais que la télévision était un formidable instrument de changement social — ce qui s'est avéré exact à une certaine époque. J'ai vécu cette évolution et me suis ajustée au cours des années, tout en constatant effectivement que certaines choses disparaissaient.

On a remarqué tout d'abord un glissement dans le vocabulaire. Vous savez, les mots ne sont pas innocents. À Radio- Canada, nous parlions jadis d'émissions de télévision. Maintenant on fait des «shows». Et lorsqu'on sort d'un studio, on dit: «On a fait un bon show.»

J'entends des gens à Radio-Canada parler de «la compagnie» ou «the company». À l'époque où j'étais à la Société, ces mots n'existaient pas. Nous étions dans le service public. Nous avions d'ailleurs, d'une certaine façon, une attitude presque religieuse vis-à-vis le service public. Maintenant nous faisons des «shows», nous sommes dans le «business». Nous faisons des émissions qui sont des émissions de «business», c'est-à-dire que nous sommes dans le courant de ce qui se passe.

On connaît l'argument du secteur privé. Radio-Canada, en télévision, fait exactement ce que fait le secteur privé, mais avec l'aide de subventions — ce qui n'est pas tout à fait exact. C'est un choix politique au Canada. Les budgets de Radio-Canada, tels qu'ils sont alloués, et, de ce fait, l'obligation pour Radio-Canada d'aller se chercher des revenus commerciaux, l'oblige à faire un certain nombre de concessions. Il n'en reste pas moins qu'à ce moment-ci, l'obsession de la cote d'écoute — car nous vivons dans la culture populaire — est telle qu'on confond nombre et qualité. Si on voulait caricaturer, on dirait que Céline Dion est meilleure que Mahler parce Céline Dion vend plus de disques que Mahler.

Il y a eu une transformation de la notion même d'information vers le divertissement. Nous sommes dans une culture de divertissement, et le premier objectif de la télévision est maintenant de divertir, non pas accessoirement, mais d'une façon moins importante que d'informer. L'information, vous le savez, est l'information spectacle.

Vous avez certes entendu des spécialistes et lu sur le sujet du sensationnalisme. Le sensationnalisme en information vide l'information de son contenu. Comment faire pour remettre le contenu à l'honneur? C'est un problème de société mais également d'éducation. La télévision ne peut pas être un instrument de suppléance systématique à ce que l'école n'apporte pas. Les journalistes qui véhiculent cette information sont aussi responsables de cette tendance au divertissement.

En ce qui a trait à la formation en journalisme, ma position ne me rend pas très populaire auprès des dirigeants des écoles de journalisme. D'ailleurs, chacune des écoles de journalisme et chacun des département de communication au Québec ne m'a invité qu'une fois. Je dis aux étudiants que les écoles de journalisme et les départements de communication sont inutiles. À mon avis, si on veut faire du journalisme parlé ou écrit, il faut avoir un talent.

Certaines personnes ont du talent, mais il faut du talent et une formation générale. Il manque actuellement à l'information la formation générale des journalistes. Surtout à l'époque de la mondialisation, à l'époque de la complexification des problèmes, on a besoin de spécialistes en relations internationales, de spécialistes en économie, en droit, en sciences humaines, qui, également, sont capables de bien s'exprimer et s'expriment dans une langue remarquable. À cet égard, les responsables qui nous gouvernent ont une responsabilité dans la dégradation de la qualité de la langue — et je ne nommerai personne. Ceux qui font du journalisme écrit doivent savoir écrire. Le point de départ est de bien former ces gens.

Une des raisons pour lesquelles on reste sur sa faim devant des émissions d'information est la suivante. Les écoles de journalisme offrent une éducation au conformisme. Florian Sauvageau disait, si je ne m'abuse, qu'effectivement on enseigne à tous les jeunes comment faire une nouvelle de la même façon. Or l'éducation d'un journaliste doit être l'éducation à l'indignation, à la dissidence, à la divergence. De cette façon, vous avez ce que vous souhaitez tous, c'est- à-dire une pluralité de points de vue sur une même question.

J'aimerais terminer en disant que le public est responsable de ce qu'il ne lit pas et de ce qu'il ne regarde pas. Quand on produit des émissions qui font appel à l'intelligence, des émissions qui éduquent tout en divertissant d'une certaine façon, il n'y a pas de raison que ces émissions soient ennuyeuses. Lorsque des émissions tentent de transmettre des connaissances au public, en regardant les cotes d'écoute, on se rend compte que les gens désertent de plus en plus ces émissions qui font appel à un certain effort intellectuel. C'est un problème de responsabilité de chacun des citoyens. En ce sens, une éducation doit se faire au sens civique. Les gens doivent assumer leurs irresponsabilités en ce qui a trait à tout cet univers des médias. Ce que les gens regardent a des conséquences sur la qualité de la démocratie.

Le sénateur Ringuette: Je suis heureuse de vous voir témoigner de votre expérience et nous faire vos commentaires. Vous représentez une bouffée d'air frais. Lorsque vous parlez de «show» ou de «business» à la Société Radio-Canada, est-ce que selon vous il s'agit du même changement que vivent les Français? Je vous crois bien placée pour répondre à cette question, étant donné votre expérience en journalisme à Paris. On a vécu plusieurs années d'anglicisation de la langue française.

Mme Bombardier: Ce n'est pas ce à quoi je faisais référence. Lorsqu'il est question de service public et que nous nous trouvons au sein d'un service public, le fait de se croire dans une «business», le fait de faire des «shows» plutôt que des émissions, ne remplit plus le rôle normal d'un service public. Nous faisons moins qu'un service public n'est appelé à faire. C'est au fond une question de commercialisation de la philosophie avec laquelle nous abordons le service public. En ce sens, il est évident que le jour où le service public ne sera qu'une pâle copie — et je dis bien «pâle» car nous le constatons par les sondages — de ce que fait la télévision privée, il est évident qu'à ce moment on pourra se demander pourquoi se servir de fonds publics pour maintenir un service qui fait la même chose que la télévision privée? Ce n'est pas encore le cas, et il existe beaucoup de gens responsables dans le service public qui croient qu'on peut mettre un frein à cette tendance qui s'est accentuée, cette espèce de pente sur laquelle nous avons été placé par les responsables politiques. C'est la responsabilité de ce pays de décider si on doit vraiment payer pour cela.

Un service public, c'est comme une école, ce n'est pas rentable. Si la notion d'efficacité est la première notion pour maintenir des services publics existant au Canada, il est évident que les services publics sont appelés à disparaître. Il n'y a pas que l'efficacité qui compte dans le monde

Le sénateur Ringuette: Vous avez mentionné avec beaucoup d'émotion le fait que pour être journaliste aujourd'hui, il faut du talent. Compte tenu du fait que nous étudions la convergence des médias et l'impact qu'ils ont sur les éditoriaux, croyez-vous qu'un journaliste peut travailler à la fois pour la télévision, le journal et Internet?

Mme Bombardier: C'est absolument impossible. Ils produisent des choses à consommer instantanément. C'est impossible d'avoir une analyse puisqu'il n'y a aucun recul. Or, si on croit que la transmission des connaissances demande du temps, certaines choses ne «s'intuitionnent» pas. Pour connaître la situation géographique de Bagdad, nous devons avoir recours à une mappemonde. On ne peut pas «intuitionner» l'histoire de ce pays et plus largement l'histoire du Moyen-Orient. Il faut lire, s'informer et cela prend du temps. C'est pour cela qu'il n'y a plus vraiment de journalisme d'enquête. C'est pour cela que la curiosité intellectuelle n'existe plus.

Je suis toujours étonnée lorsqu'on m'interviewe — et c'est souvent comme écrivaine que je le suis et non comme journaliste — lorsqu'on me demande combien de fois j'ai été mariée. Pourtant, personne ne m'a jamais demandé quels étaient mes diplômes pour être journaliste ou quel était mon parcours intellectuel. Ces questions ne nous sont pas posées au départ et ce ne sont pas celles que le public veut entendre maintenant.

Il est évident que pour des questions moins personnelles, il faut avoir lu des dossiers. Il est plus facile de demander à un homme dans une interview s'il est marié ou a des maîtresses que ce qu'il pense. Pour cela, il faut se préparer, étudier des dossiers. Quand les gens n'ont pas le temps, c'est le genre d'information que nous recevons. C'est une information très superficielle, à consommer immédiatement et qui disparaît immédiatement de l'esprit de ceux qui la reçoivent.

Le sénateur LaPierre: Si les gens étaient diplômés et s'ils étaient formés par une école professionnelle de journalisme, croyez-vous que cela serait mieux?

Mme Bombardier: C'est le système qui existe en France. Pour la Fédération professionnelle des journalistes, nous avons fait une étude comparative entre les journalistes français et québécois. Les journalistes français possèdent quatre ans de scolarité de plus au départ. Ils ont un premier diplôme universitaire, de culture générale ou dans des secteurs qui les amènent à pratiquer le journalisme.

Oui, les écoles peuvent être utiles. Personnellement, je n'y crois pas. Écrire ne s'apprend pas et bien s'exprimer non plus. Il faut au départ une volonté et une capacité. Il y a des gens qui utilisent mieux la parole, d'autres l'écrit. Il y a des gens qui n'écrivent pas, ne lisent pas et ne parlent pas. Alors qu'ils ne fassent pas de journalisme. Ils peuvent parfois diriger des journaux.

Le sénateur LaPierre: Cela ne prend pas beaucoup d'intelligence pour être propriétaire de journaux.

Mme Bombardier: Il faut être intelligent pour savoir gagner des sous.

Le sénateur LaPierre: Le secteur public a-t-il été affaibli parce que tout se mesure maintenant non pas par la qualité, mais par le nombre de téléspectateurs? Les réclames commerciales sont-elles responsables de ce fait? Même si Radio- Canada n'avait pas de réclames d'aucune sorte, faudrait-il qu'à la fin de la journée la société présente au grand public les chiffres des cotes d'écoute? Même s'il n'y a pas de publicité, il va falloir aller chercher le plus grand nombre de spectateurs possible en jouant les cordes nécessaires.

Mme Bombardier: Nous vivons dans un monde où l'efficacité est une valeur fondamentale. À partir du moment où l'efficacité est une valeur fondamentale, il est évident que quel que soit le service — surtout un service généraliste — on veut rejoindre le plus grand nombre possible de spectateurs.

Je suis la dernière à croire que le service public doit être une télévision confidentielle. Ce n'est pas mon fonds de commerce non plus, la confidentialité. L'effacement ne me caractérise pas beaucoup. Les femmes ont été modestes pendant des siècles, j'ai décidé que cela s'arrêtait à ma génération. Il est sûr que cette pression est d'autant plus importante qu'on se dit: si c'est payé avec les fonds publics — on voit la réaction dans les journaux — comment se fait- il que la cote d'écoute est insuffisante?

Une émission qui a une cote d'écoute de 200 000 personnes ne peut pas exister sur une chaîne privée comparativement à une émission populaire qui peut aller chercher 1,5 million de téléspectateurs. On peut croire que les 200 000 milles personnes, qui ont regardé une émission qui exige des efforts, où il y a vraiment de l'information de qualité, où il y a une sorte d'éducation et de pédagogie, sont évidemment des leaders dans leur propre milieu. Ce qui veut dire que l'émission a des répercussions sur une population infiniment plus grande. Il ne faut pas non plus que les services publics soient le médium pour l'élite, mais à 200 000, on n'est plus tout à fait l'élite.

L'ancien directeur du journal Le Monde de Paris disait que son journal avait de l'influence sur les gens qui ont de l'influence. C'est nécessaire aussi à la qualité de l'information. Il faut que ceux qui enseignent à nos enfants, qui nous dirigent, qui définissent nos politiques soient bien informés. Le service public sert, entre autres, à cela.

Le plus exemplaire est ce qui se passe à la radio des services publics, à la Première chaîne et à la chaîne culturelle de Radio-Canada. Elles n'ont pas les contraintes commerciales, mais elles sont en train de talonner les chaînes privées quand elles ne renversent pas la vapeur. Elles font quelque chose qui ne se fait nulle part dans les chaînes privées, non pas que les chaînes privées ne fassent que des choses mauvaises. Ce n'est pas cela du tout, mais elles font ce pourquoi elles reçoivent des fonds. En ce sens, elles sont totalement efficaces.

Si on donne des moyens aux télédiffuseurs, pas seulement des fonds, on peut créer un contexte de travail où on est moins bousculé par cette nécessité de la cote d'écoute.

Le sénateur Day: Vous avez travaillé en France et au Canada. Pouvez-vous expliquer les différences qui existent entre ces médias mais également entre la formation des journalistes des deux pays? Vous avez dit que vous n'aimiez pas les écoles de journalisme. Quelle formation existe-t-il pour les journalistes en France?

On n'est pas obligés de faire du b.a-ba parce que ces gens possèdent déjà une formation de départ. Il est évident que pour ceux qui se dirigent dans la presse écrite, ces écoles de journalisme accordent une importance fondamentale à la qualité de l'écriture.

Quelqu'un qui n'écrit pas de façon élégante, parfaitement, sans fautes, n'a pas sa place dans ces écoles, on lui dit de changer de métier. C'est la même chose pour la langue parlée. Quelqu'un qui ne sait pas s'exprimer, on lui dit d'aller voir ailleurs. Ces écoles ont une vision mondiale de ce que sont les médias et le Canada est en général une référence positive en matière d'organisation de la radio, de la télévision et de la liberté de presse.

Au Canada, ils en arrivent là après une formation au cégep. Ils sortent parfois du cégep avec l'option la plus facile à obtenir. C'est à ce moment qu'on se rend compte qu'il y a des trous dans la culture.

Le sénateur Day: Y a-t-il d'autres distinctions d'expérience?

Mme Bombardier: Pour ce qui est de la télévision, j'ai fait un doctorat sur la télévision française il y a 25 ans. La France est un pays de grande culture. On sait l'importance de la France dans le passé. C'est maintenant une puissance moyenne qui a conservé une tradition intellectuelle, une tradition littéraire, une tradition d'idées et de débats.

Je dois vous dire qu'en France la télévision s'est détériorée et que même à la télévision publique, je vois des choses qu'on n'aurait jamais imaginé voir si vite. Je me souviens qu'à l'époque on disait que ces choses n'existaient qu'aux États-Unis. Le repoussoir, c'était les États-Unis.

Il y a tout le phénomène des «reality shows» qui existe présentement en France. Ils font tout cela et pire encore. Le service de télévision publique au Canada joue un rôle important dans la conscience canadienne et c'est dans ce sens qu'il faut défendre ce service public.

La présidente: Quelles sont les limites appropriées du rôle de l'État? Il y a tout de même des limites et la liberté d'expression, c'est d'abord et avant tout la liberté de contrôle gouvernemental.

Mme Bombardier: Oui.

La présidente: Comment peut-on fixer ces limites?

Mme Bombardier: Ma position sur la question est très mitigée. Le fait est que je ne suis pas en faveur des interventions de l'État. Moins il y a de lois et de règlements, mieux c'est, à mon avis. Ceci dit, je sais qu'en ce qui concerne le contenu canadien et la chanson française minoritaire, nous avons été exemplaires puisque la France s'est inspirée de nous. Elle l'a fait à moitié parce qu'elle ne voulait pas intervenir, ce qui a permis à la chanson française d'exister.

D'une certaine façon, si on voulait tenir une position de principe absolue, on laisserait la chanson française sur le marché même si personne ne l'écoute. D'une certaine façon, il faut réglementer. Par exemple, je ne suis absolument pas d'accord avec la proposition de M. Watson qui vise à créer un journal. Je trouve qu'en ce faisant, nous sommes complètement à contre-pied et à contre-discours. De plus, sur le plan des principes, on se place dans une position très discutable, voire rejetable. Selon moi, l'État n'a pas son rôle à jouer là-dedans.

Il y a un journal qui, en dehors des grands groupes de presse au Québec, a beaucoup d'influence et c'est Le Devoir. C'est un journal qu'on ne lit pas beaucoup. En fait, on rit de son tirage à 28 000 exemplaires, 35 000 la fin de semaine. Si vous multipliez par 100 pour voir ce que cela donne en France, c'est l'équivalent du journal Le Monde qui tire à 300 000. En fin de semaine, Le Devoir tire à un peu plus que cela, toutes proportions gardées.

Cela influence donc les gens qui veulent s'informer. C'est donc un journal qui, sur le plan financier, demeure dans une situation précaire. Mais la précarité financière a aussi de bons côtés. Cela fait qu'on est obligés de se forcer un peu. La pression, c'est comme le Québec par rapport au Canada, c'est ce genre de pouvoir de négociation formidable qui donne quelque chose de dynamique. Parfois, on trouve que c'est un peu trop, mais disons que ce n'est pas que négatif.

La présidente: Je reviens à la question du rôle du gouvernement. Si j'ai bien compris, vous dites que la réglementation plus étendue devrait s'appliquer à l'électronique mais non à la presse écrite?

Mme Bombardier: Avec la concentration actuelle et la convergence, les choses ne sont plus ce qu'elles étaient. Tout comme vous, j'ai vu ce qui s'est passé récemment avec un réseau de télévision qui produisait une émission. Au surplus, des journaux quotidiens emboîtent le pas et font des manchettes avec ce qui se passe dans cette émission de télévision, en lieu et place des informations. C'est grotesque, on se dit que c'est une farce, qu'on n'y croit pas mais cela existe. Comment arrêter cela?

Le sénateur LaPierre: Vous permettez à l'État de dépenser près d'un milliard de dollars annuellement pour avoir un service public de télévision comme Radio-Canada, un service qui tend à prendre davantage d'importance sur Internet. Comment pouvez-vous rationnellement dire qu'un journal qui se baserait sur les mêmes principes et dans lequel il n'y aurait pas de publicité serait un grand péché contre la démocratie? Il me semble que vous avez deux poids, deux mesures.

Mme Bombardier: Je suis paradoxale et sachez que le paradoxe, c'est la caractéristique des êtres humains. Je répondrai de cette façon. Dans toute démocratie, les fréquences sont une propriété publique et l'existence même d'un journal n'est pas publique. Évidemment, il est sur le marché, mais il y a une différence de nature entre un service public qui fonctionne à l'intérieur du paysage audiovisuel et ce qui se passe dans la presse écrite.

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Le sénateur Graham: Je tiens à saluer notre témoin dont le talent et l'expérience sont reconnus dans son domaine.

Pourrait-elle mettre en relief les différences de pratiques journalistiques entre le Canada anglophone et le Canada francophone, en insistant peut-être sur les grands dossiers qui constituent l'actualité au Canada?

Mme Bombardier: Il y a des différences. Tout d'abord, je pense que le journalisme au Québec est un mélange d'influence de France et d'Europe aussi, dans la façon dont nous envisageons l'information, et d'influence nord- américaine. Il y a une différence dans l'approche.

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Il y a aussi une autre différence qui est celle de diffuser pour un public minoritaire. Nous avons conscience que nous travaillons à la défense de notre identité différente de celle du Canada anglais. Nous ne sommes pas à la remorque des Américains comme les Canadiens anglais.

Autrement dit, quand nous, nous sommes de très bons journalistes, nous n'allons pas travailler aux États-Unis. On ne va pas travailler en France quand on est journaliste chez nous parce que même si la France nous influence, c'est une autre conception aussi du journalisme. C'est un journalisme beaucoup plus d'opinions, plus en distance de l'événement. C'est à la fois plus facile pour nous parce que nous ne sommes pas constamment en compétition avec ce qui se fait aux États-Unis. Ce qui est le cas pour le Canada anglais puisqu'on sait que la majorité de l'auditoire canadien anglais regarde des émissions américaines. Donc nous avons un public plus captif. Nous avons le sentiment d'avoir une mission qui est de transporter cette culture différente, mais qui fait la richesse aussi de ce pays.

Je suis une partisane de l'information de CBC Télévision. Je regarde les nouvelles parce que je trouve qu'ils font un travail remarquable. Ils sont exemplaires très souvent dans la façon de couvrir l'information. C'est différent de ce qui se fait sur les chaînes privées canadiennes anglaises.

Il y a des différences qui sont importantes quand on regarde la télévision de façon régulière, on peut les voir, et je crois que c'est vraiment tout à l'honneur du Canada que d'avoir un service public de télévision de cette qualité. On peut penser, à certains moments, que c'est orienté un peu mais je n'ai pas de problème dans la mesure où vous avez une diversité de points de vue qui sont exprimés.

Comme ils se sentent en compétition avec les Américains, on sent qu'il y a un effort constant pour aller à l'excellence. C'est formidable.

Au Québec, vous savez que les émissions d'informations de la télévision de Radio-Canada sont battues dans les cotes d'écoute par celle de la télévision privée, ce qui est un nouveau phénomène. Nos journaux télévisés avant se maintenaient, étaient vraiment les plus regardés. Ce n'est plus le cas.

Je crois que dans le service public, on est en train de faire des corrections. Une partie du public de Radio-Canada nous a quittés pour aller vers des chaînes spécialisées parce qu'ils n'aimaient pas avoir des faits divers dans le journal télévisé comme il y en a eu au cours des dernières années. Il va y avoir une correction et si elle allait dans le même sens que la CBC, ce serait formidable.

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Le sénateur Graham: Il faut applaudir l'appui que la presse francophone apporte à votre culture unique. On a beaucoup entendu parler de concentration des médias et de propriété multimédia. Selon certains commentateurs, l'augmentation de la prévalence de cette concentration et de ce genre de propriété croisée, ces dernières années, pourrait limiter la diversité de l'information et des opinions exprimées dans les médias canadiens. Le cas échéant, pensez-vous que ce problème pourrait être plus accentué au Canada français à cause de la taille relativement plus petite du marché?

Mme Bombardier: Bien sûr. La concentration est la raison pour laquelle il est tellement important de pouvoir compter sur un service public. On se rend bien compte, en regardant TVA et en lisant le Journal de Montréal ou des stations radio privées ou encore des magazines, que le service public est plus nécessaire que jamais pour assurer la diversité. Voilà pourquoi il faut suivre très attentivement ce qui se passe actuellement au Québec dans ce domaine.

Le sénateur Spivak: Je ne lis que Le Devoir. Je le trouve plus facile à lire que d'autres quotidiens. Je trouve en particulier que tout ce qui est environnemental est parfaitement bien couvert. On y trouve aussi souvent des informations sur ce qui se passe au gouvernement fédéral, informations qu'on ne trouve ni dans le Globe and Mail ni dans le National Post. C'est très intéressant. Je considère qu'il fait partie du réseau sur lequel il faut s'appuyer.

Il est amusant cependant de constater que, à l'occasion, le Globe and Mail traite d'événements mondiaux importants, tandis que Le Devoir, de son côté, ne parle que d'une question linguistique ou d'une question constitutionnelle. Je trouve que cette insistance sur la langue et sur la Constitution est particulièrement intéressante. Par ailleurs, Le Devoir renseigne mal sur ce qui se passe ailleurs au Canada. Il arrive parfois qu'on lise des informations sur ce qui se produit en Alberta, c'est vrai, mais jamais sur ce qui se produit au Manitoba. Il y a là une différence.

Enfin, je trouve que la qualité de la rédaction dans Le Devoir est fabuleuse.

Mme Bombardier: J'ai une rubrique dans Le Devoir et je vous remercie pour votre remarque.

Quant au reste du Canada, je vois exactement ce que vous voulez dire. Toutefois, quel genre d'information avez- vous sur le Québec dans les autres quotidiens du Canada, à l'exception des nationaux?

Le sénateur Spivak: C'est vrai.

Le sénateur LaPierre: Mais ils sont tous «nationaux» maintenant. Ils sont détenus par une seule personne.

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Les francophones hors Québec sont obligés de regarder le monde par le trou de la ceinture de Montréal. Lors du Forum sur la Culture et la diversité, plusieurs francophones hors Québec ont dit à M. Gourd qu'ils ne se retrouvaient jamais et dans l'information et dans les émissions de divertissements de Radio-Canada. Les allophones et les Autochtones ont dit la même chose. Que cela appartenait aux pures laines et que tout ce qui intéressait les pures laines, c'était les pures laines. Et on a fait la même critique de CBC.

[Translation]

La CBC correspond fondamentalement à une radio-télévision de langue anglaise du XIXe siècle. Les Canadiens français y sont rarement inclus. Il est certain, par ailleurs, que les minorités visibles et invisibles ne s'y retrouvent pas, du moins pas dans tout ce qui est divertissement. Un Noir est toujours représenté sous les traits d'un chauffeur. Un Autochtone est toujours représenté sous les traits d'un Indien, peu importe ce qu'il est.

Autrement dit, je veux parler ici de la vie et de la personnalité, de la nature profonde du Canada, fondées sur la réalité de la diversité. Quelque 43 p. 100 des immigrants au Canada sont des asiatiques, des africains et des latino- américains. Ils ne viennent pas d'Europe centrale ni d'ailleurs.

Radio-Canada et la CBC trahissent profondément la population canadienne en leur qualité de radiodiffuseurs publics dont le fonctionnement est assuré grâce à l'argent du contribuable canadien. Il ne faut donc pas hésiter à les critiquer sévèrement pour leur manquement à représenter les réalités du Canada aux Canadiens.

Ce n'était pas une question, mais un commentaire.

Mme Bombardier: Vous vous adressez à moi comme si j'étais présidente de CBC ou du réseau français.

Le sénateur LaPierre: J'aimerais que vous nous fassiez part de vos remarques de personne bien au courant du dossier.

Mme Bombardier: Environ 85 p. 100 de l'auditoire du réseau français réside au Québec.

Le sénateur LaPierre: Ce n'est pas une excuse.

Mme Bombardier: Je comprends, mais c'est une réalité politique. D'un autre côté, je ne cherche pas à justifier cela. Quand je suis entrée à Radio-Canada il y a 27 ans, ma première affectation a été absolument extraordinaire, parce qu'on nous envoyait alors un peu partout à l'extérieur du Québec pour prendre le pouls de la réalité francophone et que nous sillonnions le pays de part en part. Ces arguments étaient valables à l'époque et ils le sont toujours. C'est un autre problème. C'est un problème canadien, un problème politique. Je le comprends bien.

En revanche, je veux vous faire une remarque qui n'obéira pas à la rectitude politique. Quand un chanteur d'Acadie, par exemple, réussit, il passe sur le réseau français.

La présidente: C'est vrai. Le problème du reflet de la vie des minorités est existentiel, je le sais parce que j'appartiens moi-même à une minorité. Cela ne disparaîtra jamais et il faudra toujours en parler parce qu'il faut sans cesse rappeler aux majorités que les minorités existent.

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J'ai une autre question. Vous avez parlé de l'effritement relatif de la cote d'écoute du public pour Le Téléjournal de Radio-Canada. Quel a été l'impact de la création du Réseau de l'information, en tant que chaîne d'information en général? En tant que public, on se dit que c'est formidable puisque cela nous donne beaucoup plus d'informations. Par contre, pour les fournisseurs de cette information, est-ce positif ou non?

Mme Bombardier: Ma crainte au départ, lorsque l'on a créé le Réseau de l'information — et j'étais une des seules à la voir ainsi — était que l'on vide la chaîne principale de son contenu et que cela justifie de dire que l'on trouvait maintenant tout à RDI, et que nous n'avions plus besoin de le faire à Radio-Canada, à la Première chaîne. C'est comme à l'intérieur de l'Église catholique où on a besoin des curés de gauche pour assurer tout ceux qui sont à droite et les positions officielles de l'Église. D'ailleurs, on les prend en Amérique du Sud et en Afrique; cela fait coloré, diversifié et cela justifie l'institution.

J'avais peur qu'on fasse la même chose avec la chaîne ARTV, c'est-à-dire que l'on prenne les émissions culturelles et que l'on garde à Radio-Canada seulement le divertissement des émissions d'humour. Parce qu'on aime beaucoup rire; on est en train de mourir de rire d'ailleurs, au Québec. Mais c'est un autre problème. C'est vrai que cela a grugé une partie du public et c'est vrai que le Réseau de l'information fait un travail d'information formidable, constant, avec des analyses. Ce sont des choses que l'on faisait et qu'on ne fait plus sur la première chaîne, mais je sais qu'il y aura une correction et que l'on va remettre à l'honneur ces émissions. On n'a plus d'émission de débat à la première chaîne. On n'a plus ces documentaires étoffés pour lesquels on prenait du temps. Il y a une question de fonds aussi. On fait beaucoup de choses d'intérêt humain. Mais l'être humain n'est intéressant que si on comprend pourquoi il agit, n'est-ce pas? Alors on est encore à filmer ce qu'il fait, et un peu moins à comprendre pourquoi il le fait.

[Translation]

Le sénateur Spivak: N'oublions pas que nous ne voulons pas simplement la diversité par le multiculturalisme, nous recherchons également l'excellence. À cet égard, je tiens à souligner la contribution de Peter Gzowski — nous ne devons pas l'oublier — qui a montré le visage des Canadiens aux autres Canadiens, notamment grâce à son équipe talentueuse. Nous avons une autre émission aussi, The Passionate Eye, qui présente un vaste panorama des différentes cultures à l'occasion de documentaires fabuleux. Tout cela se ramène à une question de gens talentueux... nous devons aller les chercher partout, nous devons rechercher ces talents.

Le sénateur LaPierre: Pourquoi permettre à tant de gens qui ne sont pas intelligents de produire toutes ces émissions sur les Canadiens francophones et les Canadiens anglophones?

Le sénateur Spivak: Si je le pouvais, je les éliminerais, mais je ne connais pas les émissions qui passent au Québec; il y a certainement des talents là-bas.

Mme Bombardier: Vous savez, nous avons quelques personnes de talent au Québec.

Le sénateur Spivak: Bien sûr. Je veux dire qu'il devrait y avoir une diversité, mais pas faire de la diversité pour de la diversité. Il n'y a rien de pire que d'offrir des émissions variées sans aucun cachet.

Mme Bombardier: C'est vrai, la rectitude politique est ennuyeuse.

Le sénateur Spivak: C'est vrai, c'est ennuyeux.

[English]

Le sénateur Day: J'aimerais connaître vos observations concernant la guerre en Irak, sur le fait qu'il y avait des journalistes qui ont voyagé avec les soldats des forces armées. Est-il possible de garder son indépendance dans ce genre de journalisme?

Mme Bombardier: Vous savez, maintenant on pense que la réalité est ce que définit la télévision. Mais c'était une guerre et la télévision s'est greffée sur la guerre. Cette guerre n'a pas été faite pour faire un «show» de télévision. Il est évident que tous les journalistes qui étaient là y étaient de façon très encadrée. Je n'étais pas là quand la guerre s'est déclarée. J'étais en Ukraine, à Kiev, et après à Odessa. Je suis ensuite revenue en France et après à Dublin. De Dublin, je suis arrivée à Montréal. Donc j'ai tout vu. J'ai vu tous les réseaux que je pouvais voir sur les câbles.

Mais une chose est certaine, et je l'ai regrettée, c'est que les journalistes ne disaient pas assez à quel point ils étaient contraints, pas seulement ceux qui étaient avec l'armée américaine, mais ceux qui étaient à Bagdad même. Tant que le régime n'est pas tombé, tout ce qu'on nous montrait était de la propagande. Il y avait des morts. Mais ils étaient amenés là et non pas ailleurs. Tout ces gens étaient encadrés, n'est-ce pas? C'était donc une information tout à fait organisée. C'était une mise en scène et nous avons assisté à cette mise en scène des différents intervenants, à la mise en scène de la guerre. Je dois dire que j'ai trouvé la chaîne BBC remarquable. Parce que, en plus, ils étaient en guerre et leurs journalistes étaient en distance en même temps de la politique de leur pays. En ce sens, on voit qu'on ne peut pas rompre avec la tradition.

Si j'avais juste un mot pour conclure, c'est qu'il y a une tradition du service public dans ce pays. Il y avait une tradition dans la façon de faire l'information. Je prône la mémoire, je suis pour que la mémoire triomphe et je suis contre la tyrannie des cotes d'écoute. C'est ma position, tout en étant tout à fait dans notre époque.

La présidente: C'est une belle façon de terminer. Merci beaucoup, madame Bombardier. Cela a été passionnant pour nous tous et nous vous sommes très reconnaissants de votre présence.

[Translation]

Merci à nos témoins et merci aux sénateurs.

La séance est levée.


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