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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 34 - Témoignages du 24 avril 2013


OTTAWA, le mercredi 24 avril 2013

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd'hui, à 16 h 18, pour étudier le projet de loi C-309, Loi modifiant le Code criminel (dissimulation d'identité).

La sénatrice Joan Fraser (vice-présidente) occupe le fauteuil.

[Français]

La vice-présidente : Bonjour, sénateurs et membres du public, le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles continue aujourd'hui son étude du projet de loi C-309, Loi modifiant le Code criminel (dissimulation d'identité).

[Traduction]

Nous sommes très chanceux d'accueillir, dans notre premier groupe de témoins de l'après-midi, par vidéoconférence, M. James Stribopoulos, professeur associé à Osgoode Hall Law School. Il représente l'Association canadienne des libertés civiles. Nous accueillons aussi M. Paul Champ, qui représente la B.C. Civil Liberties Association.

Bienvenue, messieurs. Merci de prendre le temps de nous aider dans notre étude. Monsieur Stribopoulos, avez-vous un exposé?

James Stribopoulos, représentant, professeur associé Osgoode Hall Law School, Association canadienne des libertés civiles : Merci de me donner l'occasion de parler au comité au nom de l'Association canadienne des libertés civiles, et je vous remercie également de me permettre de comparaître par vidéoconférence. Je vous en suis très reconnaissant.

J'aimerais commencer en reconnaissant d'emblée que l'infraction visée par le projet de loi est très grave. L'idée selon laquelle des personnes pourraient adopter un comportement violent et perturbateur et poser des actes de violence et de destruction de la propriété, en plus de chercher à dissimuler leur identité et à diminuer, en se déguisant, la capacité des autorités de les arrêter et de les poursuivre en justice est extrêmement troublante. Nous devrions tous prendre cela très au sérieux, et le droit pénal canadien devrait prendre ce type d'infraction au sérieux.

Cela dit, j'aimerais souligner que, selon l'Association canadienne des libertés civiles, le droit criminel canadien prend déjà ce sujet très au sérieux. Comme vous êtes nombreux à le savoir, il s'agit déjà d'une infraction. Je fais évidemment référence au paragraphe 351(2) du Code criminel, qui énonce clairement que : « quiconque, dans l'intention de commettre un acte criminel, » — participer à une émeute est un acte criminel — « a la figure couverte d'un masque ou enduite de couleur ou est autrement déguisé » est coupable d'un autre acte criminel. En effet, il s'agit déjà d'un acte criminel passible d'un emprisonnement maximal de 10 ans.

C'est pourquoi, à notre avis, la modification proposée au Code criminel n'est pas du tout nécessaire. Lors de ma comparution devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes lorsqu'il a été saisi du projet de loi en mai dernier — et à ce moment-là, je comparaissais à titre personnel en tant que professeur de droit, et non pour représenter l'Association canadienne des libertés civiles —, j'ai fait valoir que c'était vraiment un projet de loi qui n'est rien d'autre qu'une solution à la recherche d'un problème, car ce n'est pas un problème, à mon humble avis.

Je sais que M. Richards, le parrain du projet de loi, a dit que le paragraphe 351(2), celui que je viens de vous lire et qui est déjà dans le Code criminel, visait les personnes qui portaient un masque pour commettre un vol à main armée, et il a affirmé, dans son témoignage, que le paragraphe était donc mal adapté aux cas des émeutiers qui portent un masque. Avec tout le respect que je dois à M. Richards, ce n'est tout simplement pas une interprétation appropriée du paragraphe 351(2). Il n'y a rien, dans le libellé du paragraphe 351(2), qui limite son application aux personnes qui portent un masque pour commettre un vol à main armée. De plus, il ne contient rien qui empêche de l'invoquer pour poursuivre en justice les personnes qui portent un masque lors d'une émeute. Si les policiers ont interprété le paragraphe 351(2) de cette façon, comme M. Richards le laisse entendre, il ne s'agit pas d'un problème lié au Code criminel, bien honnêtement, mais d'un problème de formation. On doit mieux expliquer le paragraphe 351(2) aux policiers, car il traite de ce problème.

M. Richards a également dit — et je vais tenter de le citer correctement — que « la police a essentiellement demandé à obtenir ce pouvoir : pourquoi ne pas leur donner un outil supplémentaire? » Si l'on ne tient pas compte des préoccupations d'ordre constitutionnel soulevées par le projet de loi — j'en parlerai dans quelques instants —, le fait d'avoir deux dispositions du Code criminel qui se chevauchent n'aide pas à régler le problème des émeutiers qui portent un masque pour dissimuler leur identité. En même temps, cela crée des problèmes. Par exemple, les agents de la paix sur le terrain se demanderont quelle infraction est en jeu. Si l'on peut se fier aux précédents, ils choisiront les deux infractions, et ce type de confusion pose des problèmes à l'ensemble du système judiciaire, c'est-à-dire aux services de police, aux services de poursuites judiciaires et aux tribunaux. La suraccusation est directement liée aux retards qui ralentissent déjà notre système de justice pénale, et cela n'améliorera pas la situation, bien au contraire.

La modification proposée peut facilement être mal interprétée, ce qui peut mener, à notre avis, à une application erronée. J'ai entendu des policiers dire que ces dispositions leur permettront d'effectuer des arrestations dès que les manifestants commenceront à enfiler un masque. Évidemment, si on interprète la modification proposée de façon appropriée, ce n'est pas ce qu'elle semble autoriser. Cela dépend de la personne qui, dans un cas, comme au paragraphe 65(2), « prend part à une émeute », et dans l'autre cas, au paragraphe 66(2), « participe à un attroupement illégal. » Ce sont des conditions préalables à une infraction criminelle. Il faut d'abord poser ces gestes et dissimuler son identité, et ensuite on est coupable d'une infraction. Il est cependant troublant qu'on interprète les modifications proposées comme si elles permettaient aux policiers d'arrêter les manifestants de façon préventive si ces derniers portent un masque ou s'ils sont déguisés. Ce n'est pas la façon dont les dispositions devraient être interprétées. Toutefois, leur libellé — l'infraction décrite dans chaque sous-paragraphe est liée à la condition préalable de la participation à une émeute ou de la participation à un attroupement illégal — laisse au lecteur le soin de faire le lien nécessaire entre les deux sous-paragraphes, c'est-à-dire le lien essentiel en ce qui concerne le pouvoir fourni dans l'infraction créée par les sous-paragraphes proposés. Si je me fonde sur les commentaires que j'ai entendus, les agents de la paix qui ne sont pas avocats interprètent manifestement ces dispositions de façon erronée et augmentent grandement leur portée. À mon avis, c'est troublant et cela est attribuable, en partie, à leur libellé.

En ce qui concerne le libellé, je sais que des membres du comité ont exprimé leurs inquiétudes au sujet de l'expression « excuse légitime » qui est intégrée dans les deux dispositions. À notre avis, ces inquiétudes sont fondées. Vous comprendrez sans doute qu'il y a un grand nombre de raisons tout à fait légitimes pour qu'une personne qui participe à une manifestation se couvre le visage. Par exemple, un manifestant pourrait vouloir porter un masque ou un costume qui couvre son visage afin d'exprimer une forme de satire politique. De plus, une personne qui participe à une manifestation qui se déroule au Canada, mais qui porte sur des événements qui se produisent dans son pays d'origine — par exemple, une manifestation contre le gouvernement de ce pays devant son ambassade ou son consulat au Canada —, pourrait avoir l'excuse légitime de vouloir dissimuler son identité parce qu'il craint les représailles contre sa famille et ses amis qui vivent toujours à l'étranger. D'autres personnes pourraient vouloir couvrir leur visage pour des raisons religieuses. Chacun de ces exemples est tout à fait légitime, et aucun d'entre eux ne soulève de préoccupation en matière de sécurité publique. Chaque exemple est également protégé, sur le plan constitutionnel, par la Charte canadienne des droits et libertés. Dans les deux premiers exemples, je fais évidemment référence à la liberté d'expression, et dans le dernier exemple, je parle de liberté de religion.

Je sais que M. Richards a parlé de certains de ces exemples et a soutenu que chaque personne impliquée aurait eu une « excuse légitime ». Lorsque les membres du comité ont voulu savoir comment cela fonctionnerait et à qui reviendrait la tâche de définir une « excuse légitime », il a reconnu que les tribunaux devraient décider au cas par cas lorsque ces personnes seraient poursuivies en justice. Malheureusement, on est loin de la certitude que nous devrions tenter d'atteindre lorsque des droits démocratiques fondamentaux sont en jeu. L'effet potentiellement dissuasif sur les manifestants légitimes qui pourraient tout simplement décider de laisser leur costume à la maison ou de ne pas manifester du tout en raison de la crainte de représailles à l'étranger, mais qui craignent aussi d'être arrêtés ici s'ils couvrent leur visage pour protéger leurs familles en Syrie, par exemple, est très troublant. Les membres du comité ne doivent pas seulement se préoccuper de la sécurité publique, mais ils doivent chercher à atteindre l'équilibre approprié en ce qui concerne nos libertés civiles les plus chères.

De plus, comme on l'a vu lors du Sommet du G20 à Toronto, au bout du compte, les cas des personnes arrêtées sans motif valable ne se rendent pas devant les tribunaux. Par exemple, les policiers ont arrêté 1 105 personnes pendant le sommet du G20 à Toronto. Pourtant, seulement 321 de ces personnes ont été accusées devant les tribunaux et, parmi celles-ci, les accusations de 204 personnes ont été suspendues, retirées ou abandonnées. Autrement dit, dans la plupart des cas, ce sont les policiers sur le terrain qui décideront ce qui constitue une « excuse légitime ». Étant donné les droits constitutionnels qui sont en jeu dans ce contexte, et l'effet potentiellement dissuasif en ce qui concerne certains droits démocratiques précieux tels la liberté d'expression et la liberté de religion, ce ne sont pas des décisions qui devraient être laissées à la discrétion des policiers.

Pour toutes ces raisons, l'Association canadienne des libertés civiles s'oppose fermement à ces modifications non nécessaires au Code criminel.

Merci de m'avoir donné l'occasion de présenter un exposé. Je serai heureux de répondre à vos questions.

La vice-présidente : Merci. Nous allons maintenant entendre M. Champ.

Paul Champ, représentant, B.C. Civil Liberties Association : Merci beaucoup. Bonjour, mesdames et messieurs. J'aimerais vous remercier au nom de la B.C. Civil Liberties Association et de sa présidente, Lindsay Lister, des membres de notre conseil d'administration et des milliers de membres de la B.C. Civil Liberties Association de me donner l'occasion de parler de ce projet de loi.

Je suis Paul Champ, et je fais partie du conseil d'administration de la B.C. Civil Liberties Association. Nous aimerions soulever certaines des inquiétudes exprimées par les membres de notre organisme au sujet des modifications proposées aux articles 65 et 66 du Code criminel du Canada, c'est-à-dire l'augmentation des peines imposées aux personnes qui portent un masque ou qui couvrent leur visage pendant une émeute ou un attroupement illégal. Je ferai valoir trois points : le premier concerne la liberté d'expression, le deuxième, la vie privée, et le troisième aborde les conséquences imprévues d'un projet de loi qui est, au fond, redondant. Je vais tenter de limiter mes commentaires ou mes suggestions aux points dont vous n'avez pas tellement entendu parler et de les mettre en évidence le plus possible.

J'aimerais d'abord aborder le point principal, c'est-à-dire la liberté d'expression. La première chose que j'aimerais dire au sujet de la liberté d'expression, c'est que les manifestations et les rassemblements sont une très bonne chose. On ne devrait pas considérer qu'ils sont nuisibles ou gênants. On devrait plutôt considérer qu'il s'agit d'une forme d'expression de la démocratie. Chaque fois que des personnes se rassemblent et s'organisent pour s'exprimer d'une seule voix, c'est toujours une bonne chose, même si ces personnes manifestent pour ou contre quelque chose. C'est toujours une bonne chose lorsque des citoyens se rassemblent pour cette raison. Cela devrait vraiment être encouragé.

L'échange, l'expression et la communication d'idées dans le cadre d'un rassemblement pacifique renforcent la vitalité et le dynamisme d'une démocratie. Ces valeurs sont le fondement de notre démocratie, et elles ont été confirmées et exprimées à maintes reprises par la Cour suprême du Canada. En effet, cette dernière affirme, dans l'affaire Irwin Toy :

[...] dans une société libre, pluraliste et démocratique, nous attachons une grande valeur à la diversité des idées et des opinions qui est intrinsèquement salutaire tant pour la collectivité que pour l'individu.

Si c'est la valeur qui est au centre des préoccupations, il faut vraiment se demander quel est le problème. À notre avis, le projet de loi C-309 fait obstacle à la liberté d'expression et à la libre participation à des attroupements légaux. Cela a un effet dissuasif chez les personnes qui pourraient vouloir participer à des manifestations ou à des rassemblements et porter un masque à des fins pacifiques, légitimes et expressives.

Contrairement à ce que certains d'entre vous pourraient avoir entendu, il y a des raisons légitimes de porter un masque. Vous avez entendu certaines propositions de M. Stribopoulos, de l'ACLC. Je répéterai brièvement certaines d'entre elles, mais il y a deux raisons principales. Tout d'abord, le masque peut avoir une signification. On peut porter un masque pour faire une satire politique. Parfois, les manifestants contre Guantanamo Bay portent des lunettes, des masques et des cache-oreilles qui bloquent les sens, ou des masques de Guy Fawkes. Il y a différentes raisons pour lesquelles les gens portent un masque dans un contexte expressif.

La deuxième raison principale, c'est que les masques peuvent parfois être utiles dans le cas des discours impopulaires. Nous devrions comprendre que les discours impopulaires sont aussi importants que les discours populaires, et parfois plus importants. Il est difficile de manifester, et d'appuyer ou d'exprimer des idées qui ne sont pas populaires. Il arrive parfois que des personnes ne veulent pas que leur famille sache qu'elles sont en train de manifester, ou elles ne veulent pas que leur employeur sache qu'elles appuient une certaine question.

Parfois, comme M. Stribopoulos l'a dit, une personne ne veut pas qu'on sache, dans son pays d'origine, qu'elle participe à une manifestation. Par exemple, les personnes qui manifestent devant l'ambassade de la Syrie et qui ont peut-être de la famille là-bas pourraient vouloir cacher leur visage, car il ne fait aucun doute que les caméras de l'ambassade peuvent les filmer. Le même type de situation s'applique à l'ambassade d'Iran.

De plus, imaginez que le fils ou la fille d'un ministre souhaite participer à une manifestation pour la légalisation de la marijuana sur la Colline du Parlement pendant la fin de semaine. Ces personnes pourraient ne pas souhaiter apparaître aux nouvelles du soir, car cela pourrait déplaire à leur père ou à leur mère.

Un autre exemple pourrait être celui d'un jeune avocat de Bay Street qui n'était pas satisfait de son emploi et qui aurait manifesté dans les rues de Toronto pendant le sommet du G20, il y a quelques années.

Il y a de nombreuses bonnes raisons pour lesquelles les gens souhaitent se cacher le visage ou porter un masque pendant qu'ils participent légalement à une manifestation pacifique.

J'aimerais souligner encore une fois qu'un rassemblement n'est pas une chose qui devrait être seulement tolérée par les sociétés démocratiques. Parfois, je pense que c'est l'avis des policiers — ils jugent que les manifestations sont des évènements pénibles qu'ils doivent supporter. En fait, l'approche ou l'attitude que nous devrions adopter à l'égard de ces rassemblements et de ces manifestations, c'est qu'ils sont formidables. Ce sont des citoyens qui se sont rassemblés pour défendre la même idée. Nous devrions encourager et célébrer ce type d'activité.

Je souhaiterais maintenant aborder brièvement la protection de la vie privée. La B.C. Civil Liberties Association s'est penchée sur les logiciels de reconnaissance des visages et les listes de surveillance des services policiers ou du renseignement. Quels sont les critères pour qu'une personne devienne la cible des services du renseignement de nos jours et quelles sont les conséquences qui en découlent? Je peux vous garantir que le SCRS et la GRC surveillent certaines manifestations. Si vous ne me croyez pas, vous pouvez appeler M. Coulombe, le nouveau directeur par intérim du SCRS. Il se pourrait bien que les étudiants qui participent à des manifestations aujourd'hui sur un sujet très impopulaire aient au-dessus de leur tête une épée de Damoclès qui les suivra pendant toute leur vie en raison d'une petite photo prise par les services du renseignement pendant une certaine manifestation à laquelle ils ont participé pendant leur jeunesse.

Tout cela peut peut-être vous sembler hypothétique, mais j'ai récemment travaillé au dossier d'un jeune pasteur qui avait fait un discours dans les années 1930 sur une idée apparemment très impopulaire et subversive à l'époque : l'assurance-emploi. Cette personne s'appelait Tommy Douglas, et la GRC craignait que ses propos ne créent une révolution. Elle a chargé un espion de le surveiller de près; elle a enregistré ses propos et les a retranscrits; puis le dossier du service de renseignement l'a suivi pendant toute sa carrière politique, jusqu'à sa mort. Nous avons maintenant des logiciels de reconnaissance des visages, et nous savons d'expérience qu'ils sont utilisés pendant les manifestations. C'est à prendre au sérieux.

Pour terminer, j'aimerais vous parler des conséquences involontaires du projet de loi C-309, parce que vous savez déjà tous — et c'est très important — que le projet de loi C-309 est totalement redondant. Le Code criminel permet déjà d'alourdir la peine d'une personne qui a commis une infraction. Pourquoi alors adopter ce projet de loi, pourquoi ajouter aux articles 65 et 66 des dispositions sur les émeutes et les attroupements illégaux?

Je pense que c'est parce qu'il y a quelqu'un qui veut envoyer un message, mais nous ne trouvons pas ce message positif. Ce message s'adresse d'abord et avant tout aux manifestants. Nous craignons que les gens aient de plus en plus peur, qu'on leur envoie le signal qu'il y a quelque chose de mal ou d'odieux au fait de porter un masque lors d'une manifestation. C'est mal si cela les empêche d'exprimer ce qu'ils voulaient dire en portant un masque politique, par exemple. Ces règles pourraient également toucher des gens qui ne veulent absolument pas participer à une manifestation.

L'autre groupe qui nous inquiète, c'est la police, et le professeur Stribopoulos en a parlé lui aussi. Nous craignons les comportements de certains policiers zélés lors de manifestations. Les manifestations contre le G20, en 2010, qui ont eu lieu à Toronto, nous enseignent une autre leçon abjecte de l'histoire canadienne, comme si nous avions besoin d'un autre exemple : les policiers ont parfois des comportements excessifs et inappropriés envers les manifestants. Cela a été documenté de maintes façons, y compris par les poursuites criminelles et civiles qui ont suivi. L'Association canadienne des libertés civiles a rédigé un excellent rapport sur le sujet. Nous sommes au courant de ce cas, mais l'histoire canadienne regorge d'exemples de manifestations où des policiers ont posé des gestes inappropriés. Ce genre de choses peut se passer très vite, et il y a parfois escalade.

Nous craignons que certains policiers ne voient ce projet de loi comme un outil ou qu'ils comprennent qu'ils doivent attraper les gens qui portent des masques. Ils le voient peut-être comme une mesure préventive, mais nous craignons que cela ne génère une escalade des hostilités pendant des manifestations. Du coup, une manifestation pacifique pourrait prendre une tout nouvelle tangente.

En outre, il y a des manifestants pacifiques portant un masque qui pourraient être ciblés par des policiers. Je rappelle que c'est arrivé pendant la rencontre du G20, mais il y a d'autres exemples où les policiers vont s'interposer pour essayer de disperser un attroupement légal à coups de matraque, même si cet attroupement n'est pas illégal. Parfois, ce sont les gens qui portent des masques qui sont ciblés, même s'ils se comportent de façon totalement pacifique et légale.

Vous avez beaucoup entendu parler des émeutes de la Coupe Stanley en 2011. Je pense que c'est l'élément déclencheur de ce projet de loi. Toutefois, j'aimerais vous parler brièvement des Olympiques de 2010 à Vancouver et de l'expérience vécue par notre organisation.

La B.C. Civil Liberties Association a constitué un groupe d'observateurs juridiques, selon ses termes, pour suivre les manifestations. Il y a eu beaucoup de manifestations pendant les Olympiques; des milliers de personnes ont participé à de multiples manifestations sur diverses choses. Le but du programme des observateurs juridiques de la BCCLA était d'envoyer des observateurs aux manifestations pour suivre les agissements des policiers. Certaines personnes les ont qualifiés d'observateurs de la police. Parfois, ils intervenaient en cas d'escalade.

Nous sommes heureux de vous dire qu'il n'y a eu aucune arrestation lors de ces manifestations : elles sont toujours restées pacifiques. Nous n'avons jamais vu les manifestations devenir hors de contrôle. Nous attribuons ce succès en partie au programme des observateurs juridiques.

Pour conclure, j'aimerais préciser que nous n'essayons pas de critiquer le travail de la police; les policiers font un travail extrêmement difficile. Les manifestations qui ont eu lieu en 2011 à Vancouver étaient abominables. D'ailleurs, ce n'est pas le type d'activité dont nous parlons ici. En gros, les émeutes de Vancouver ont été causées par une foule de personnes saoules, qui est sortie dans la rue après un match de hockey. Ce n'est absolument pas le genre d'activités que nous défendons : nous parlons plutôt de manifestations organisées et de nature politique.

Enfin, j'aimerais souligner aux membres du comité que le projet de loi C-309 porte atteinte à l'une de nos libertés les plus fondamentales : la liberté de réunion. Ce projet de loi est disproportionné et inutile pour apaiser les craintes exprimées. Toute personne qui commet un crime peut et doit être poursuivie, je suis totalement d'accord. Ce projet de loi n'y changera rien du tout. Il jettera plutôt un froid sur la libre expression et causera tous les problèmes dont je vous ai parlé aujourd'hui.

Je vous remercie beaucoup de votre temps.

La vice-présidente : Merci beaucoup, monsieur Champ.

Je pense que tous les sénateurs souhaitent poser une question. Nous avons 35 minutes pour l'ensemble du comité, donc je demanderais à tous d'être le plus concis possible dans leurs questions et réponses.

Le sénateur Plett : Je présume que vous ne nous permettrez que de poser une question au premier tour.

La vice-présidente : Deux, si elles sont très courtes.

Le sénateur Plett : Je vais essayer de poser mes deux questions rapidement.

Je vous remercie d'être ici, messieurs. Vous nous avez donné beaucoup de raisons pour lesquelles les gens devraient avoir le droit de porter des masques lors d'attroupements légaux, et je pense que personne ici ne conteste cela. Ce sont les attroupements illégaux qui posent problème et non les attroupements légaux.

Monsieur Stribopoulos, dans une entrevue que vous avez accordée au National Post en juin dernier, vous avez exposé votre point de vue sur les nombreux problèmes attribuables aux délais excessifs qui s'écoulent avant la tenue de procès. Pour paraphraser ce que vous avez dit, non seulement ces délais portent-ils atteinte aux droits de l'accusé en matière de procédure, mais ils sont injustes pour les témoins, dont la mémoire s'efface avec le temps, et pour les victimes, qui doivent attendre une éternité pour que justice soit faite. À la fin, vous avez dit ceci :

Ma plus grande préoccupation, c'est que les personnes dangereuses ne passent pas entre les mailles du filet.

Je ne saurais être plus d'accord avec vous. En ce moment-même, il y a des gens qui attendent encore leur procès découlant des émeutes de la Coupe Stanley à Vancouver, des émeutes planifiées, qui n'étaient pas seulement l'œuvre de personnes ivres qui sont sorties dans les rues pour s'amuser. Les délais associés à la tenue des procès de ces personnes sont directement attribuables à la dissimulation de leur identité. Abstraction faite de l'article 351 et de la notion d'attroupement légal, j'aimerais que vous me disiez pourquoi cette loi ne devrait pas être adoptée, puisque les procureurs et les policiers nous disent qu'elle est nécessaire.

M. Stribopoulos : Je vais vous répondre avec plaisir, monsieur le sénateur. J'ai effectivement les préoccupations que me prête l'article paru dans le National Post. Comme je l'ai dit, je ne crois pas que les modifications proposées vont nous aider à régler ces problèmes. Je pense même qu'elles vont les empirer; qu'elles vont créer de la confusion et donner lieu à des accusations excessives et multiples, alors qu'une seule ferait l'affaire. Cette infraction existe déjà.

Le problème, à Vancouver, et la lenteur des procédures judiciaires ne sont pas dus à l'absence de l'équivalent des modifications qu'on propose au Code; le problème, c'est que peu importent les dispositions du Code, il y aura toujours des personnes qui vont se saouler, qui vont se mettre à tout saccager et qui vont se cacher le visage pour cela, sans aucun souci pour l'ordre ou la sécurité publique. Aucune loi n'y changera rien.

Ces personnes sont difficiles à poursuivre parce qu'elles se sont couvert le visage. Ce type de comportement va continuer d'avoir lieu malgré cette modification. Malgré tout le respect que je vous dois, il est un peu naïf de croire que les personnes susceptibles d'avoir ce genre de comportement vont soudainement retirer leur masque parce qu'on adopte cette loi. Non. Elles vont garder leur masque, puis faire face à deux accusations, ce qui ne va qu'alourdir le processus judiciaire, parce qu'il faudra déterminer quelles accusations porter. Les tribunaux devront ensuite trancher. Une même personne ne peut pas être reconnue coupable aux deux accusations, parce qu'il s'agit essentiellement de la même : il faudra en choisir une et laisser l'autre de côté.

Pourquoi compliquer les choses? Cette infraction existe déjà. Quiconque a dissimulé son identité pendant les émeutes de Vancouver est coupable d'une infraction aux termes du paragraphe 351(2), s'il a cassé des fenêtres, par exemple, donc qu'est-ce que ça va changer? Quelle sera l'utilité de ces nouvelles dispositions? Je n'ai encore entendu aucune réponse à cette question.

Le sénateur Plett : Encore une fois, je ne voulais pas que vous me répondiez sur l'article 321.

En outre, monsieur Stribopoulos, dans votre témoignage devant un comité de l'autre chambre sur la même question, vous avez dit qu'il n'y avait aucune lacune dans la loi que le projet de loi C-309 ne devait corriger. Pourtant, les corps policiers de tout le pays, ceux-là mêmes qui doivent gérer les perturbations sociales et qui arrêtent les personnes, puis portent des accusations, nous ont dit assez clairement qu'ils avaient besoin de cet outil pour remédier à une lacune du Code criminel. La Ville de Montréal est allée jusqu'à adopter sa propre loi spéciale pour solutionner le problème des émeutiers masqués.

Ainsi, les personnes qui vont utiliser cette loi ont fait la preuve de leurs besoins. Il y a certes des policiers trop zélés de temps en temps, mais nous avons des lois pour régir les policiers trop zélés. Je crois fermement à la compétence des forces policières que nous avons et je suis persuadé qu'elles s'efforcent de faire un bon travail. Pourquoi insisteriez-vous pour dire que ce n'est pas une bonne loi si elles nous disent le contraire?

M. Stribopoulos : Cela me dérange vraiment, et je l'ai dit dans mon exposé. Je sais très bien que c'est ce qu'ils disent, je les ai entendus moi aussi, et cela me dérange parce que s'ils lisent le paragraphe 351(2), ils vont bien voir qu'il leur confère le pouvoir de régler ce problème. Est-ce que quelqu'un pourrait me donner un exemple de situation auquel il est confronté que ces modifications pourraient régler, mais pas le paragraphe 351(2)? Cela me porte à croire que le véritable problème, c'est que les policiers ne comprennent pas bien la loi, que c'est la formation des policiers qui est déficiente. Cela ne veut pas dire qu'il faut modifier la loi, mais qu'il faut améliorer la formation des policiers afin qu'ils connaissent mieux les outils à leur disposition et la façon de les utiliser. C'est un problème différent, que ces modifications ne régleront pas, malheureusement.

J'ai le plus grand respect pour la police, je reconnais le travail difficile qui lui incombe, mais les policiers ne sont pas des juristes professionnels. Ce sont des policiers. Ils suivent les instructions des avocats de leurs forces respectives, qui ont la responsabilité de leur dire en quoi consiste la loi et de les former. Nous ne devrions pas adopter leur point de vue selon lequel la loi est déficiente. Il faut plutôt nous fier au point de vue des spécialistes du droit. Demandez à quiconque est spécialisé en droit et en procédures criminelles d'examiner ces dispositions, et il vous dira que bien honnêtement, ces modifications ne sont pas nécessaires. Il y a un problème. Il faut améliorer la formation des policiers.

La vice-présidente : Monsieur Stribopoulos, je déteste interrompre les gens, mais le temps nous manque vraiment. Nous avons une autre vidéoconférence après votre témoignage, donc vous pouvez constater que pour une fois, nous sommes vraiment contraints de respecter notre horaire.

Le sénateur Baker : Dans votre exposé, monsieur le professeur, vous avez mentionné le phénomène des accusations multiples et excessives. Ne convenez-vous pas que c'est un phénomène assez commun en droit? Si l'on prend les alinéas 253a) et 253b) sur la conduite avec facultés affaiblies, une personne ne peut être trouvée coupable que de l'une des deux infractions, et l'autre est automatiquement rejetée. On peut porter des accusations multiples, mais en bout de ligne, il revient au juge de déterminer si un délit a été commis, et les autres accusations ne peuvent pas mener à un verdict de culpabilité. C'est la loi.

Monsieur Champ, je dois dire que vous êtes un plaideur extrêmement occupé. Vous vous êtes occupé de plus de 170 affaires au cours des 10 dernières années. On devrait écrire un livre sur vous et vous appeler « le plaideur » ou peut-être « le champion ». J'ai entendu dire que vous pouviez plaider deux affaires par mois. C'est énorme! Vous êtes la Cour suprême du Canada et Amnistie internationale à la fois.

Si j'interprète bien ce que vous avez écrit, vous dites que ce projet de loi va nuire aux attroupements légaux, qu'il va nuire aux attroupements pacifiques. Est-ce que je vous comprends bien?

Je vais laisser le professeur répondre à ma question sur l'interdiction de déclaration de culpabilité multiple.

M. Champ : Absolument, je parle seulement des attroupements légaux; quiconque commet un crime ou participe à une émeute ou à une assemblée illégale doit être poursuivi, tout à fait. Ce projet de loi risque par contre de refroidir des personnes qui auraient agi pacifiquement et en toute légalité, mais qui pourraient changer de comportement par crainte de ce projet de loi.

M. Stribopoulos : Quelque chose me dit que le sénateur Baker a exercé le droit criminel. Ces accusations vont être rejetées parce qu'on ne peut pas faire de déclaration de culpabilité multiple, c'est vrai, monsieur Baker, mais il faudra débattre de l'accusation à retenir. Dans d'autres scénarios communs, comme la conduite avec facultés affaiblies ou le vol et le recel, deux des infractions criminelles les plus communes devant les tribunaux, il y a habituellement un but au dépôt d'accusations multiples, parce que les deux infractions peuvent avoir été commises différemment. On peut avoir les facultés affaiblies par de la drogue, mais ne pas dépasser le seuil de 80, donc il faut porter deux accusations avant que la poussière ne retombe parce que nous ne sommes pas certains au départ de la nature de la situation, mais nous allons la comprendre au fur et à mesure que le procès avance. Une personne peut être reconnue coupable aux deux infractions parce qu'elle était intoxiquée à l'alcool et que l'accusation de conduite avec facultés affaiblies va être retenue. Pour le vol et le recel, une personne trouvée en possession de biens volés peut très bien être aussi l'auteur du vol. On peut avoir un doute raisonnable quant à l'auteur du vol, donc il faut garder les deux accusations parce qu'il est clair qu'il y a possession de biens volés. Il peut s'avérer que la personne est le voleur, auquel cas l'accusation de vol va demeurer.

Il n'y a pas de cas où nous aurions besoin des deux dispositions ensemble. La personne est coupable en vertu des deux. Je ne peux pas imaginer de situation où ce serait le cas, et c'est pourquoi je vous demande à vous et aux partisans de ce projet de loi de me donner un exemple de situation qui ne serait pas couvert par le paragraphe 351(2) pour justifier ces modifications. À mon avis, les partisans de ce projet de loi doivent prouver, compte tenu des questions constitutionnelles en jeu, que ce n'est pas le cas. Donnez-moi un exemple concret. Si vous en trouvez un et qu'il est raisonnable, je serai d'accord avec vous, mais j'attends toujours qu'on m'en donne un.

[Français]

Le sénateur Rivest : Par rapport aux règlements municipaux, si j'ai bien compris, les dispositions du Code criminel seraient suffisantes et ce projet de loi serait inutile. Qu'en est-il des règlements municipaux qui interdisent le port du masque? Est-ce qu'ils sont simplement inutiles?

Deuxièmement, eu égard à la limitation de la liberté d'expression ou du droit de manifester, est-ce qu'ils pourraient être inconstitutionnels?

[Traduction]

M. Champ : À mon avis, oui, tout à fait. Je pense que ces règlements sont inconstitutionnels. Ils pourraient se justifier dans certaines situations exceptionnelles pendant une courte période de temps, ou c'est du moins l'argument que pourrait invoquer la ville, quand les manifestations se succèdent jour après jour comme à Montréal. Je pense toutefois qu'un règlement de cette nature est inconstitutionnel, tout à fait. Si je ne m'abuse, quelques contestations judiciaires sont en cours, et à mon avis, pour ce qu'il vaut, les gens auront gain de cause.

M. Stribopoulos : Je suis totalement d'accord avec M. Champ.

Le sénateur McIntyre : Je vous remercie de vos exposés. Comme vous l'avez tous les deux mentionné, le projet de loi C-309 vise à créer deux nouvelles infractions dans le code : une à l'article 65, Punition des émeutiers, et une à l'article 66, Punition d'un attroupement illégal. Dans les deux cas, on utilise l'expression « sans excuse légitime ».

Dans une note envoyée au comité, l'Association du Barreau canadien laisse entendre que la proposition « semble faire passer à la personne accusée le fardeau de la preuve d'une excuse légitime pour la dissimulation d'identité » et que les modifications proposées pourraient susciter une contestation constitutionnelle.

Il me semble que le fardeau de la preuve incombe toujours à la Couronne plutôt que d'être transféré à l'accusé. Qu'en pensez-vous?

M. Champ : Je vais demander au professeur de répondre en premier.

M. Stribopoulos : Le code contient déjà des dispositions qui prévoient le moyen de défense fondé sur « l'excuse légitime ». Une dont il est souvent question est le fait de refuser de fournir un échantillon d'haleine sans excuse légitime. À mon avis, ces dispositions peuvent donner lieu à une contestation au motif qu'elles violent la présomption d'innocence et inversent le fardeau de la preuve en le plaçant sur les épaules de l'accusé qui doit fournir une excuse légitime, mais pour être très honnête avec vous, à ce que je sache, elles ont été confirmées par les tribunaux.

Dans les faits, l'idée est que le fardeau de la preuve incombe à la Couronne du début à la fin, et si cela est apparent dans les circonstances — la personne porte le niqab, par exemple —, il est assez clair que la personne aurait une excuse légitime, et la Couronne n'aurait alors pas de preuve. On pourrait invoquer ce genre d'argument. Je suis convaincu qu'il pourrait y avoir une contestation sur le plan constitutionnel parce que cela viole la présomption d'innocence.

M. Champ : Je suis d'accord avec lui. Je dirais qu'il a plus d'expérience que moi. Je ne pense pas que cela viole la disposition relative à l'inversion du fardeau de la preuve.

Le sénateur Joyal : Je ne suis pas convaincu que vous ayez entièrement raison au sujet de ce que vous venez de dire à propos de l'inversion du fardeau de la preuve dans ce cas. Les articles 65 et 66 s'appliquent à des manifestations illégales, pas à des manifestations légales, ce qui est donc différent. À l'article 65, il est question d'une émeute, et à l'article 66, d'une manifestation illégale.

Si une personne participe à une manifestation illégale, à une émeute ou à un rassemblement illégal, dans ce cas, je comprends qu'il y ait inversion du fardeau de la preuve, car elle est au beau milieu d'une activité illégale. La situation est tout à fait différente si la personne participe à une activité légale, et c'est pour cela que le règlement de la Ville de Montréal sera un échec, à mon avis. L'article 3 se lit comme suit :

[Français]

Il est interdit à quiconque participe ou est présent à une assemblée, un défilé ou un attroupement sur le domaine public.

[Traduction]

Le mot légal n'apparaît pas. Cela s'applique partout. Dans ce cas, je peux comprendre votre argument. Je peux comprendre pourquoi une personne qui conteste pourrait réussir à faire prévaloir son point, mais dans le présent cas, la situation est différente.

Ce que ce projet de loi propose d'ajouter, essentiellement, c'est que le fardeau de la preuve est inversé lors d'une activité illégale et qu'il revient à la personne de motiver ses raisons de porter un masque. Je pense qu'il y a une différence entre les deux. C'est ma première question.

Deuxièmement, je pense que la peine encourue est disproportionnée, en particulier lors d'une assemblée illégale, car dans ce cas, il s'agit d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, et le port du masque la transforme en acte criminel. Je sais trop bien ce qui arrivera : le procureur de la Couronne dira : « Si vous ne plaidez pas coupable à une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, vous serez poursuivi pour acte criminel », et la personne sera prise au piège.

C'est pourquoi, à mon avis, le libellé n'est pas adéquat et pourrait prêter le flanc à des contestations, bien plus que la notion d'effet dissuasif. Comment pourrait-on réussir à faire déclarer la disposition inconstitutionnelle en vertu de l'article 1 de la Constitution? La France a un règlement plus ou moins semblable; l'État de New York a un règlement semblable, qui a été confirmé par les tribunaux, et la Grande-Bretagne envisage aussi de durcir sa loi.

Je ne suis pas convaincu que l'on pourrait réussir à convaincre les tribunaux que l'effet dissuasif est tel, qu'il nie la liberté d'expression ou lui fait perdre toute signification. Je n'en suis pas certain. C'est plus une question de proportionnalité, à mon avis, que de tout autre chose.

M. Champ : J'aimerais préciser que lorsque j'ai dit que la loi était, à mon avis, inconstitutionnelle, en réponse à la question du sénateur Rivest, je parlais du règlement de la Ville de Montréal. Je pense que ce règlement est inconstitutionnel, de toute évidence, parce que, comme vous l'avez mentionné, monsieur le sénateur, on ne précise pas que cela doit avoir lieu dans le cadre d'un rassemblement illégal. Le règlement interdit les masques, et comme même le parrain du projet de loi l'a mentionné, personne ici ne veut interdire le port du masque dans les rassemblements légaux.

Cette disposition serait-elle inconstitutionnelle? L'effet dissuasif est-il tel que cela rend ces dispositions inconstitutionnelles? Je pense comme vous, sénateur, que la preuve sera difficile à faire, car, comme vous l'avez mentionné, la personne se trouve déjà dans un rassemblement illégal, et le paragraphe 351(2) s'applique déjà.

Honnêtement, je pense que l'on a un argument précisément pour cette raison; on a déjà le paragraphe 351(2), pourquoi diantre avoir les articles 65 et 66? La seule raison serait de vouloir, d'une certaine façon, empêcher ou freiner les comportements expressifs. De ce point de vue, la disposition est un peu dangereuse, car si vous commettez un acte criminel — casser des vitres, par exemple, ou voler quelque chose — et qu'on vous accuse de cela, vous pourriez faire valoir que vous n'étiez peut-être pas là uniquement pour des motifs pacifiques, mais que c'était le cas pour bien des gens, et que ces modifications aux articles 65 et 66 créent un effet dissuasif et que cet effet dissuasif est si important qu'il viole l'alinéa 2b) de la Charte, et que cela est donc inconstitutionnel. Une personne pourrait faire valoir cet argument. Une personne peut faire valoir qu'une disposition est inconstitutionnelle, même si elle ne viole pas ses droits.

Dans une situation comme celle-là, si la police ou le procureur de la Couronne invoque ces dispositions au lieu de l'article 351, une personne qui a commis une infraction pourrait échapper à la justice en réussissant à faire invalider ces dispositions au motif qu'elles créent un effet dissuasif.

Je suis d'accord avec vous qu'il serait sans doute difficile de faire valoir cela, mais la question demeure : pourquoi avoir les deux? Je pense qu'on peut raisonnablement dire que c'est pour créer un effet dissuasif, car, très honnêtement, je n'ai pas encore entendu une autre bonne réponse à cette question.

M. Stribopoulos : Pour répondre à la question du sénateur, j'espère que vous ne m'avez pas mal compris un peu plus tôt, mais c'est peut-être le cas. Je suis d'accord avec vous, sénateur. Le point que j'ai fait valoir est qu'il pourrait y avoir contestation. Les précédents indiquent toutefois que lorsque ce genre de libellé a été utilisé dans le code, les dispositions ont été maintenues. Je ne pense donc pas que ces dispositions seront invalidées parce qu'elles contreviennent à la règle en ce qui a trait à l'inversion du fardeau de la preuve. Je pense que vous avez un bon point au sujet de la disproportionnalité.

Toutefois, la discussion ne doit pas porter uniquement sur la constitutionnalité. C'est la base. La réforme du droit criminel doit viser beaucoup plus que le respect de la Constitution. Il faut se demander s'il s'agit d'une bonne politique publique, et à mon avis, pour les raisons que M. Champ et moi avons invoquées cet après-midi, ce n'est pas le cas. Cela ne règle aucun problème, et c'est un aspect de la question qu'il faut garder en tête. Même si ces dispositions sont constitutionnelles, elles ne sont pas bonnes pour autant, et compte tenu de leur effet dissuasif possible, même si cela ne les rend pas inconstitutionnelles pour autant, c'est un élément dont il faut se soucier, car nous ne voulons pas étouffer la dissidence politique au pays. Nous sommes au Canada, après tout. Nous voulons encourager le dialogue et les manifestations politiques.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Ma question s'adresse à M. Champ. Je vous ai écouté, comme vous le dites si bien, les policiers ne sont pas des avocats. Cependant je dois vous dire que les avocats ne sont pas des policiers non plus. Sur le terrain, mon expérience me fait dire que si des fois il fallait se référer à un avocat avant d'agir, je n'ose pas imaginer le résultat, cela reviendrait à dire de laisser faire.

Qu'est-ce qui vous empêche d'admettre que le projet de loi aurait un effet dissuasif sur les casseurs professionnels?

Deuxième question, est-ce que je me trompe si j'interprète votre position comme si dans une émeute, c'est le manifestant qui a la priorité sur le policier qui est là pour faire respecter la loi?

La vice-présidente : C'était pour M. Champ?

Le sénateur Dagenais : Oui, peut-être que le professeur Stribopoulos veut répondre aussi.

[Traduction]

M. Champ : Il est utile de se demander si cela aura un effet dissuasif sur les individus qui commettent des actes illégaux. À mon avis, il n'y en aura manifestement aucun. Ces mesures n'empêcheront pas ceux qui ont l'intention de participer à une émeute et qui ont un masque prêt pour ce faire, comme cela semble avoir été le cas à Vancouver, et la poignée d'individus du Black Bloc qui se sont rendus au G20 dans l'intention de briser des vitres et de mettre le feu à des autos de police, de passer à l'acte. Cela n'aura pas sur eux le moindre effet dissuasif. C'est le but de porter un masque. Ils se rendent quelque part dans le but de commettre un acte criminel. Ceux qui nous préoccupent, ce sont ceux qui vont manifester pacifiquement.

Je ne l'ai pas mentionné précédemment, mais nous avons des réserves au sujet de l'article 66 du Code criminel en général au sujet de la mens rea. Quand un rassemblement légal devient-il illégal, et comment quelqu'un qui fait partie d'un immense rassemblement saura-t-il que le rassemblement est devenu illégal? Une personne peut se trouver au début de la marche lorsqu'une autre à l'autre bout décide de lancer des pierres et que la police intervient soudainement. Comment peut-elle le savoir?

C'est un problème concret, et ces gens subissent déjà un effet dissuasif en quelque sorte. Si on ajoute ces éléments, ils pourraient y repenser à deux fois avant de porter le masque en papier mâché coloré qu'ils avaient l'intention de porter. Ce sont ces manifestants pacifiques qui craindront de participer à une activité. Ce sont ces gens qui nous préoccupent.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Un petit commentaire. Pour votre information, monsieur Champ, pour les manifestations d'étudiants à Montréal, les policiers avisaient par micro que la manifestation était illégale et qu'ils devaient enlever leur masque. Les gens étaient avisés.

[Traduction]

La sénatrice Batters : Merci d'être venus témoigner aujourd'hui.

Monsieur Champ, un peu plus tôt, vous avez parlé un peu de la différence, selon vous, entre les manifestations pendant les Jeux olympiques et les émeutes de la Coupe Stanley à Vancouver, deux événements qui ont eu lieu dans la même ville. Les Olympiques ont eu lieu dans le calme, alors que les émeutes de la Coupe Stanley ont complètement dégénéré.

Un peu plus tôt, vous avez parlé aussi d'un petit groupe de partisans de hockey ivres, et en réponse à la question d'un de mes collègues, vous avez dit qu'il semblait qu'un groupe soit sorti dans la rue avec des masques. Dites-vous maintenant qu'un groupe s'est rendu sur place dans le but de faire du grabuge et de commettre des actes de violence?

M. Champ : Je ne le sais pas. Je n'ai pas la liste des gens qui ont été mis en cause, mais un grand nombre d'entre eux ont commis des actes criminels. Les actes de pillage étaient scandaleux. Il est possible qu'un groupe de gens ait prévu de s'adonner à cela, dans le cadre des célébrations entourant la Coupe Stanley, peu importe le résultat. Toutefois, les criminels de ce genre continueront d'exister, et les projets de loi comme celui-ci n'y changeront rien. Leur but est de commettre des crimes. Ce sont des criminels et il faut les attraper. Je ne pense pas toutefois que les dispositions de ce genre les empêcheront de commettre ces gestes.

La sénatrice Batters : Selon vous, qu'est-ce qui différencie ces deux événements? Pourquoi dans un cas, la situation a-t-elle complètement dégénéré?

M. Champ : Lorsque j'ai fait cette comparaison, je parlais plutôt de la police. Il aurait sans doute été préférable de comparer les manifestations pendant les Jeux olympiques à celles du G20. Il y a eu de grandes manifestations pendant les Olympiques à Vancouver sans qu'il y ait eu d'incidents. Maintenant pour ce qui est du G20, allez sur YouTube et tapez « G20 » et « police ». Je suis d'avis comme bien d'autres que les policiers ont posé des gestes très provocateurs, inconstitutionnels et illégaux, à mon point de vue, et je pense que c'est parce qu'ils voient les manifestations d'un mauvais œil. Les policiers ont un travail difficile et ils doivent intervenir au bon moment quand la situation commence à dégénérer. J'en suis bien conscient, mais je pense aussi que certains d'entre eux arrivent avec l'idée que les gens qui manifestent ne devraient pas être là.

Les résultats du programme des observateurs juridiques parrainé par la BCCLA lors des Olympiques sont éloquents à cet égard. Je pense que leur présence a un effet positif tant pour les policiers que pour les manifestants. Cela témoigne du fait que les policiers peuvent aussi, à l'occasion, s'emporter dans ce genre de situations. C'est le principal point que je voulais faire valoir.

La vice-présidente : Dans la foulée du point soulevé par le sénateur Dagenais, on vient de m'informer que la police de Montréal n'a pas seulement utilisé des haut-parleurs, mais qu'elle a aussi envoyé des messages sur Twitter pour informer les manifestants que le rassemblement avait été déclaré illégal.

Le sénateur Baker : Je tiens à remercier les témoins de leurs excellents témoignages. Il ne fait aucun doute que le paragraphe 351(2) contient le remède que l'on cherche à mettre en place. Il a été utilisé dans toutes les émeutes dont nous avons parlé aujourd'hui.

Auriez-vous l'un ou l'autre des mesures législatives à nous suggérer pour contrer des émeutes comme celles qui ont été déclenchées à Vancouver par des émeutiers ivres en mal d'une victoire, selon toute vraisemblance, ou toute autre émeute?

L'article 69 du Code criminel indique qu'un agent de la paix qui ne prend pas de mesures dans ce genre de situation est passible d'une peine d'emprisonnement maximal de deux ans. Quant à l'article 68, il mentionne que si le maire ou toute autre personne fait une proclamation pour mettre un terme à l'émeute, et que les manifestants n'obéissent pas, ils sont passibles d'une peine d'emprisonnement à perpétuité. Avez-vous d'autres suggestions à faire en ce sens?

M. Champ : Je ne crois pas qu'il faille ajouter quoi que ce soit au Code criminel. Je pense que ce sont plutôt les techniques policières qui changent la donne, c'est-à-dire la formation et les tactiques. Lors de la septième partie des séries éliminatoires de la Coupe Stanley, il est peut-être préférable d'interdire les grands rassemblements autour d'écrans géants où l'alcool coule à flot, comme c'est arrivé à Vancouver. Loin de moi l'idée de critiquer directement les forces policières de Vancouver ou les organisateurs de l'événement, mais c'était un peu prévisible.

Prenons l'exemple de l'an dernier à Montréal. Bon nombre d'entre vous ont fait valoir d'excellents points sur les mesures proactives prises par le Service de police de la Ville de Montréal, ou le SPVM. Dans l'ensemble, je n'ai aucun problème à dire que le SPVM a selon moi fait un excellent travail pour contenir les manifestations. Chaque jour, d'immenses foules majoritairement pacifiques descendaient dans les rues. Le SPVM pouvait par exemple envoyer des messages sur Twitter pour dire aux manifestants de prendre telle rue ou bien d'éviter tel secteur, et les manifestants collaboraient la plupart du temps. En fait, il y a probablement bien des leçons positives à tirer des activités policières de Montréal.

Vous parlez de policiers qui n'interviennent pas. Or, ils ne faisaient rien la plupart du temps. Ils auraient pu arrêter des gens chaque jour, mais ne le faisaient pas.

Dans le cadre d'une conférence à Montréal, j'ai participé à un groupe de travail en compagnie du sergent qui était aux commandes de ces opérations — veuillez m'excuser, mais j'ai oublié son nom. Il disait que ce qui compte, c'est de maintenir la paix. La police comprend parfois que si elle intervient de façon trop musclée pour essayer d'empêcher les gens de bloquer la circulation en traversant la rue là où ils ne le devraient pas, elle pourrait susciter la grogne et faire dégénérer la situation. Il est préférable de laisser les gens manifester, puis rentrer chez eux. Je pense que le SPVM a eu plein de bonnes idées. Je ne crois vraiment pas que le Code criminel soit la solution; c'est plutôt une question de techniques policières.

Le sénateur Plett : Le sénateur Joyal a déjà abordé la question que je voulais poser au sujet de la constitutionnalité. Nous réalisons maintenant que l'enjeu constitutionnel n'est plus aussi sérieux aux yeux du témoin que nous le pensions au départ.

Monsieur Champ, vous avez parlé à quelques reprises de l'effet paralysant que le projet de loi pourrait avoir. Pour ma part, j'aimerais croire que cet effet paralysant permettra à certaines personnes de quitter les lieux si la manifestation devient illégale.

Si je voulais manifester, je serais ravi et me sentirais plus à l'aise qu'une loi semblable soit en vigueur. Je ne porterais pas de masque, et même si je le faisais, je serais rassuré qu'une loi me protège, de même que nos excellents policiers qui, à vrai dire, n'ont pas trop sévi à Toronto, mais ont peut-être même un peu trop attendu avant d'intervenir, alors que des voitures de police étaient incendiées et piétinées par des manifestants. Je ne sais pas trop à quel moment vous aimeriez qu'ils interviennent.

J'aimerais que vous nous parliez encore de votre aversion à l'endroit du projet de loi dans le cas des attroupements illégaux, mais pas des attroupements légaux, car vous dites sans cesse que cette mesure législative est déplorable pour ceux qui forment un attroupement légal.

M. Champ : J'aurais peut-être dû le dire d'emblée lors de mes interventions. Je l'avais d'ailleurs souligné lorsque j'ai témoigné devant le comité permanent de la Chambre : quand un attroupement légal devient-il illégal? C'est très problématique aux yeux de notre association. Cette question a fait l'objet de contestations constitutionnelles sur le plan de l'intention criminelle. Jusqu'ici, les trois contestations ont échoué, alors c'est encore d'actualité. Toutefois, le fait que ce soit possible nous inquiète.

À quel moment un rassemblement légal devient-il illégal? C'est très difficile à dire. Vous avez parlé des individus du Black Bloc, ou plutôt, vous dites que si vous deviez manifester, vous seriez ravi que ce genre de dispositions soient en place. Je peux vous garantir qu'aucun manifestant pacifique ne veut de ces individus. Lors du G20, par exemple, bon nombre de manifestants ont essayé de les arrêter. Lorsqu'ils les voient se pointer et commencer à mettre un masque noir, ils les encerclent souvent et les intiment de quitter les lieux.

Il ne fait aucun doute que les manifestants ne veulent pas de ces individus, mais je pense que ce sont ceux qui essaient de les arrêter qui seront ciblés, ou qui auront l'impression de ne pas devoir intervenir.

J'ignore si vous avez entendu parler de la manifestation du Château Montebello, où les policiers ont tiré parti de l'utilisation de masques pour tenter de provoquer une réaction chez les manifestants. Je n'arrive toujours pas à comprendre pourquoi la police a voulu agir ainsi. Les policiers prétendaient faire partie du groupe. Ils portaient des masques et ont essayé d'inciter les manifestants à poser des gestes qui leur auraient permis de déclarer l'attroupement illégal.

Voilà ce dont je parle; c'est cette attitude. Le projet de loi laisse entendre que les manifestations sont embêtantes ou qu'elles ne devraient pas être tolérées, et que la police trouvera dans le projet de loi un outil pour y mettre un terme. Voilà ce qui m'inquiète. Les forces policières ont déjà les outils dont elles ont besoin. Celui-ci n'est pas nécessaire.

Le sénateur Plett : Les émeutes sont condamnables.

M. Champ : Sans doute.

Le sénateur Joyal : La provocation policière dont vous avez parlé me fait penser aux agents de police déguisés en prostitué sur la rue. C'est à peu près la même chose. Je vais toutefois éviter de m'engager sur cette voie.

J'aimerais revenir sur la définition d'un attroupement illégal. Comme vous l'avez dit, ce concept est bien défini au paragraphe 63(1) du Code criminel. Mais les règlements municipaux de Montréal ont été modifiés, obligeant l'organisateur d'une manifestation à demander un permis en échange de l'itinéraire. S'il ne le fait pas, considérez-vous dès lors que l'attroupement est illégal et permet d'appliquer le paragraphe 66(2) du projet de loi, selon lequel le port du masque dans un attroupement semblable est un acte criminel?

M. Champ : C'est possible, monsieur le sénateur, et c'est ce qui est inquiétant. Certains des litiges découlant des événements survenus à Montréal feront jurisprudence en matière de manifestation. Celles-ci ont duré longtemps et étaient bien organisées; les interactions entre la police et les manifestants ont évolué; et les chiffres étaient impressionnants. De ce point de vue, c'était du jamais vu. À tous ceux qui me disent : « De quoi se plaignent-ils? Leurs frais de scolarité sont tellement bas... », je répond : « On s'en fiche! Regardez ce qu'ils font. C'est merveilleux de voir tous ces étudiants se sacrifier pour aller manifester. » Sur le plan des valeurs civiques inculquées durant ces quelques mois, le Québec aura de grands citoyens qui auront participé aux manifestations.

Pour en revenir à votre question, voilà le problème. Un attroupement légal devient vite illégal, mais comment les manifestants pourront-ils le savoir? C'est ce qui est inquiétant. Ils se feront prendre soudainement, et c'est ce que je crains.

La vice-présidente : Veuillez m'excuser; j'ai vraiment horreur de couper les gens ainsi et de vous dire de vous dépêcher en claquant mon fouet, mais c'est particulièrement nécessaire aujourd'hui.

Monsieur Stribopoulos et monsieur Champ, je vous remercie infiniment tous les deux. Vos témoignages intéressants nous ont été des plus utiles.

Pour la deuxième partie de la séance d'aujourd'hui sur le projet de loi C-309, Loi modifiant le Code criminel (dissimulation d'identité), nous avons le plaisir d'accueillir par vidéoconférence M. Jim Chu, chef du Vancouver Police Department, qui représente aussi l'Association canadienne des chefs de police.

Avez-vous une déclaration liminaire, monsieur Chu?

Jim Chu, chef, Vancouver Police Department, Association canadienne des chefs de police : Oui, j'en ai une. Bonjour. Je m'adresse aujourd'hui à vous au nom du Vancouver Police Department et de l'Association canadienne des chefs de police afin d'aborder trois volets. J'aimerais tout d'abord établir une distinction entre les différents troubles à l'ordre public, car certains semblent se demander si une émeute de hockey constitue une manifestation légitime. J'aimerais donc expliquer pourquoi nous les traitons différemment.

J'aimerais aussi parler de la prévention du crime lors de grands rassemblements, et de la recherche de preuves lorsque des problèmes surviennent malheureusement et que nous devons trouver les responsables d'incendies criminels, d'introductions par effraction, de vitrines fracassées, et ainsi de suite.

Pour commencer, j'aimerais préciser qu'au Canada, les manifestations sont bel et bien protégées aux termes de la Charte. La police a l'habitude de faciliter les manifestations légales. Nous convenons que les citoyens ont le droit de se réunir librement avec d'autres.

Vancouver est la scène de deux ou trois troubles par semaine, et je sais qu'il y en a pratiquement tous les jours à Ottawa, et que la grande majorité des manifestations se terminent dans le calme. Nous le savons et tenons à reconnaître le droit de manifester des citoyens.

Si on prend les exemples récents du mouvement Occupy partout au Canada et de Idle no more, on a parfois reproché à la police de trop faciliter les manifestations sans intervenir. Nous voulons toutefois que ce genre de manifestation se termine dans le calme, sans que nous ayons recours à la force.

Il arrive que les manifestations deviennent illégales, et ce, dans deux types de situations. Par exemple, une manifestation légale peut être détournée de son objectif par un petit groupe qui se fond dans la masse pour commettre des crimes. Ce sont des anarchistes, qui peuvent aussi créer un événement précisément pour parvenir à leurs fins criminelles.

C'est d'ailleurs ce qui s'est produit le soir de la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques d'hiver, lorsque des anarchistes du Black Bloc ont tenté de détourner une manifestation légale pour en faire quelque chose qu'elle n'était heureusement pas, et le tout s'est terminé dans le calme. Le jour suivant, le groupe avait organisé un événement particulier sous le nom de « Heart Attack March », et avait justement l'intention de causer des dommages et d'agresser des gens.

Voilà en quoi consistent les manifestations, mais permettez-moi d'en différencier un troisième type de trouble à l'ordre public, à savoir le vandalisme pur et simple. L'émeute de la Coupe Stanley était composée d'individus en état d'ébriété qui « célébraient » les éliminatoires de hockey, mais qui l'ont manifestement fait de façon très destructrice pour la ville. Il y a eu d'autres exemples à London, en Ontario, où des étudiants universitaires sont devenus incontrôlables. Voilà en quoi consiste le vandalisme pur et simple. Il ne faut pas confondre avec les manifestations dont j'ai parlé tout à l'heure.

J'aimerais aussi dire que la police veut prévenir le crime, et qu'afin d'éviter les agressions, les incendies criminels et les méfaits, il faut notamment donner aux policiers les outils dont ils ont besoin pour arrêter les individus, en se fondant sur des motifs raisonnables et probables.

Si une émeute éclate, par exemple, nous avons besoin d'une infraction sous-jacente. Lorsque nous avons arrêté les fauteurs de trouble à Vancouver — nous avons recommandé que des accusations soient portées contre plus de 300 personnes —, nous devions avoir la preuve qu'ils avaient commis une entrée par effraction ou un pillage, fracassé une voiture ou frappé un spectateur au visage. Il a fallu associer ces preuves aux circonstances de cette nuit-là pour que les procureurs acceptent l'accusation de participation à une émeute.

Il ne suffit pas qu'un individu se tienne là en état d'ébriété à crier à tue-tête pour qu'on puisse l'interpeller et procéder à son arrestation parce qu'il a participé à une émeute. Il doit avoir commis une infraction sous-jacente. Je ne vois aucune raison valable d'apporter un masque comme celui-ci à un événement semblable à celui qui avait lieu à Vancouver lorsque les émeutes de la Coupe Stanley ont éclaté. En fait, ce masque m'a été remis par un de mes agents de police, qui était en première ligne lorsque la situation a tourné à l'émeute. À vrai dire, un type courait dans les rues le visage couvert de ce masque. Dans ce genre de situation, même si l'individu n'avait commis aucune infraction sous- jacente, comme fracasser des biens ou agresser quelqu'un, le fait qu'il ait apporté un masque comme celui-ci à l'événement signifie clairement qu'il est sur le point de commettre un crime ou qu'il risque de faire quelque chose. Si le projet de loi C-309 était adopté, nous pourrions arrêter cet individu non seulement pour avoir participé à une émeute, mais aussi pour avoir porté un masque pendant l'émeute.

Nous trouvons que c'est important. Nous disposerions ainsi d'un meilleur outil pour établir une distinction entre ceux qui sont là pour se réjouir et ceux qui ont visiblement l'intention de commettre une infraction criminelle puisqu'ils ont traîné un masque à un tel événement.

L'autre volet en matière de prévention porte sur l'attroupement illégal et l'infraction punissable uniquement par voie de déclaration sommaire de culpabilité, où le délinquant doit être coincé en train de commettre le méfait. Créer une infraction qui rend illégal le port d'un masque en participant à un attroupement illégal nous permettrait d'arrêter un individu selon des motifs raisonnables et fondés.

J'anticipe une situation dans la rue où un individu se masque selon la technique du Black Bloc et où nous avons des motifs raisonnables et fondés de croire qu'il le fait afin de prendre part à un attroupement illégal. Grâce à la double infraction, nous pourrons procéder à son arrestation et résoudre le problème à la source pour éviter que tous les autres crimes soient commis, comme nous en avons été témoins dans diverses circonstances d'un bout à l'autre du pays.

Nous croyons que cet outil sera très utile. De plus, l'attroupement illégal est une infraction punissable par voie de déclaration sommaire de culpabilité. Ceoendant, si nous créons cette double infraction, qui sera punissable soit par mise en accusation, soit par voie de déclaration sommaire de culpabilité, nous pourrons prendre les empreintes digitales de l'individu et créer un casier judiciaire, ce qui est difficile à faire dans le cas des infractions punissables par voie de déclaration sommaire de culpabilité, puisque la Loi sur l'identification des criminels interdit alors la prise d'empreintes.

Nous pourrions créer un dossier sur les individus qui se déplacent de ville en ville, qui arborent le masque du Black Bloc et qui se couvrent. Nous croyons qu'il serait utile de consigner leurs antécédents, surtout si c'est la deuxième ou la troisième fois qu'ils se font coincer.

Le dernier point, mais non le moindre, porte sur l'accumulation de preuves. L'émeute de Vancouver a duré à peine plus de trois heures, et notre objectif cette nuit-là était de la réprimer le plus vite possible. Lorsque tout était fini, nous avons promis aux citoyens de Vancouver — et à ceux de l'ensemble du pays — de tenir les criminels responsables de leurs actes. Nous avons pu le faire grâce à des tonnes d'enregistrements vidéo provenant de systèmes de télévision en circuit fermé privés et publics, et des téléphones intelligents des nombreux citoyens qui étaient sur place. Je pense que les fauteurs de trouble ont été bien entraînés, car ils savent qu'ils ne pourront pas se défiler dans ce genre de circonstances puisque des gens les filment en train de fracasser des vitres ou de frapper une personne au visage, des vidéos qui serviront de preuve à la police.

Ce qui m'inquiète, c'est qu'il y aura encore plus de gens qui, lorsqu'ils décideront de faire une émeute, couvriront leur visage et apporteront des masques à ce genre d'événement. Ils sauront que s'ils veulent commettre ce genre de crime, ils devront se couvrir le visage. Je pense que le Parlement peut envoyer le message clair à ces gens que s'ils portent un masque durant une émeute survenant après une finale de la Coupe Stanley ou un événement de pur vandalisme, ils en subiront les conséquences et s'exposeront à des sanctions sévères. Cela aide également les forces policières, car nous savons qui sont les fauteurs de troubles. L'infraction sous-jacente dont nous avons besoin pour appuyer les accusations de participation à une émeute nous aide.

Je vais m'arrêter ici. Je serai ravi de répondre à vos questions.

Le sénateur Plett : Chef Chu, je vous remercie de votre présence aujourd'hui, et je tiens à féliciter le service de police de Vancouver et à vous féliciter de votre excellent travail. Je remercie d'ailleurs tous les services de police du pays. Vous vous exposez constamment au danger et méritez des éloges. J'en suis conscient.

Certaines personnes, et d'ailleurs, certains témoins qui ont comparu devant nous plus tôt aujourd'hui, craignent que les gens qui portent un masque dans le cadre de manifestations légitimes soient en danger ou qu'ils soient accusés aux termes de la loi si, pour une raison quelconque, ils ne sont pas capables de partir; ils veulent quitter les lieux, mais une personne les en empêche et la manifestation tourne en émeute ou en attroupement illégal. Étant donné que le jugement est évidemment l'une des aptitudes les plus importantes que doivent avoir les policiers, pourriez-vous nous dire quel type de formation suivent les policiers pour apprendre à bien évaluer le niveau de danger que représentent certains individus dans une situation comme celle d'une émeute? Êtes-vous d'avis que si le projet de loi est adopté, les manifestants pacifiques risquent d'être la cible de policiers trop zélés?

M. Chu : Premièrement, je dirais que tous les policiers sont formés pour enquêter sur le crime avant de recommander une accusation. Je sais que dans les mesures législatives, on dit « sans excuse légitime ». Dans une situation où une personne se fait retenir ou renverser et qu'elle ne peut pas partir, je pense que le policier doit d'abord interroger la personne pour savoir ce qui s'est passé et lui demander pourquoi son visage est couvert. Je crois qu'il est peu probable que nous portions des accusations si la personne a une raison légitime.

Deuxièmement, en Colombie-Britannique, comme partout au pays, les procureurs appliquent des normes plus élevées quant aux accusations lorsqu'il est question de désobéissance civile. Il y a une grande latitude. Comme vous le savez, partout au pays, il arrive régulièrement que les manifestants bloquent les routes ou qu'ils occupent parfois des lieux, et il faut faire preuve de jugement dans ces deux situations, car la Charte autorise les rassemblements pacifiques.

Troisièmement, je suis certain que si, une fois ces deux étapes franchies, des accusations sont portées et que l'affaire est portée devant les tribunaux, ce qui est selon moi peu probable, les avocats de la défense sont en mesure de présenter des arguments qui convaincront le juge que la personne avait une raison légitime de porter un masque.

Je ne crois pas qu'on irait jusque-là. Ce qui pose problème pour les policiers, ce ne sont pas les gens qui prennent part à une manifestation légale, mais bien les criminels qui profitent des manifestations pour commettre des crimes.

Le sénateur Plett : Formez-vous les policiers pour ce type de situations?

M. Chu : Lorsque nos agents sont déployés, ils savent qu'ils cibleront un certain type d'instigateur. Lorsque les accusations sont portées, des enquêteurs feront un suivi et chercheront les preuves. Nous avons également des politiques et des lignes directrices qui précisent clairement que nous facilitons les manifestations légales. Ce ne sont pas les manifestants légitimes qui nous posent problème, mais bien les gens qui transforment la manifestation en actes criminels.

Le sénateur Plett : Merci.

Le sénateur Baker : Chef Chu, je vous souhaite la bienvenue. Je me souviens d'avoir lu votre témoignage, qui m'avait vraiment impressionné. Cela fait presque 20 ans maintenant; apparemment, il y a eu une émeute à Vancouver au milieu des années 1990, je crois, et je pense que vous étiez sergent à l'époque. Vous étiez au centre-ville, et vous vous êtes retrouvé coincé entre deux rues au beau milieu d'une importante émeute. Les policiers ont a dû prendre des décisions sur les mesures à prendre. On a finalement tiré des balles de caoutchouc ou des balles de plastique — je ne sais pas comment on appelle ces fusils; une forme de fusils Lee-Enfield. Je trouve intéressant ce qui est ressorti de ces événements — et je suis certain que les Canadiens trouveront cela intéressant également. Le Code criminel contient un article qui porte précisément sur une situation comme celle-là. Le sous-titre est le suivant : « Emploi de la force dans la répression d'une émeute ». Il s'agit de l'article 32. Un policier ne peut employer la force que pour des motifs raisonnables, et après l'émeute, plusieurs policiers ont fait face à des accusations au civil.

C'est ce que vous avez vécu, comme l'a dit le juge. Au début, avant que vous deveniez chef, ce n'était pas vous le patron. Vous étiez au beau milieu des événements et vous avez dû prendre des décisions. Pourriez-vous expliquer au comité à quel moment vous prenez la décision de recourir à la force pour mettre fin à une émeute vraiment inacceptable?

M. Chu : Je vous remercie d'avoir fait référence aux événements de 1994. J'ai vécu deux émeutes à Vancouver et j'espère que nous n'en aurons pas une troisième.

Au sujet des deux émeutes, je dirais notamment que la différence, c'est qu'en 1994, très peu de gens — en fait, je ne me souviens pas d'avoir vu des gens se couvrir le visage ou porter un masque. Ce qu'ils ont appris, c'est qu'ils ont été tenus responsables par la suite parce que nous avions vu leur visage sur les images des caméras vidéo. Nous les avons repérés, nous avons accumulé les preuves et ils ont été accusés. C'est pourquoi en 2011, beaucoup plus de personnes ont essayé de couvrir leur visage avec un t-shirt ou en portant des masques comme celui-ci.

Pour ce qui est du recours à la force, nos normes s'appliquent dans le cas des émeutes, comme dans les événements qui se produisent chaque jour. Nous voulons régler chaque situation en recourant le moins possible à la force. Malheureusement, cela ne veut pas dire qu'on procède par étapes, car parfois, lorsque la situation dégénère, il faut prendre d'autres moyens. Toutefois, en vertu de la loi, nous sommes toujours tenus de recourir le moins possible à la force.

Par contre, dans le cas de cet émeutier — je me souviens de son nom : Ryan Berntt —, l'agent a jugé qu'il était justifié et raisonnable d'utiliser le fusil ARWEN, qui contient des balles de caoutchouc. Malheureusement, dans le feu de l'action, dans ce type de situation, on croit que Ryan Berntt s'est penché et que plutôt que d'atteindre sa poitrine, la balle a atteint sa tête. Il y a eu une poursuite civile, et on a considéré que dans cette situation, les policiers avaient utilisé la force de façon raisonnable.

Nous surveillons des centaines de manifestations partout au pays, et il n'est nécessaire de recourir à la force qu'à de rares occasions, car nous voulons que les manifestations se terminent bien. C'est l'objectif des policiers. Nous n'utilisons pas les casques, les boucliers et le gaz lacrymogène au départ, pas du tout. Les policiers sont très patients et ils utilisent la force en dernier recours.

En fait, en Ontario, un juge a reproché aux policiers de ne pas avoir tenté de mettre fin à une manifestation plus tôt, car à son avis, ils auraient dû intervenir plus tôt. J'ai parlé au chef de police et au responsable du détachement de la PPO, et selon eux, ils auraient pu attendre quelques heures de plus et la manifestation se serait bien terminée, plutôt que de tenter de mettre en application l'ordonnance d'un juge à ce moment-là.

La sénatrice Batters : Chef Chu, je vous remercie de votre présence.

L'une des questions qui a été soulevée, c'est que les policiers ne divulguent pas toujours leur identité au cours des manifestations ou des émeutes. Par exemple, certains peuvent être des agents d'infiltration. Selon vous, ces nouvelles infractions s'appliqueraient-elles à eux et, si c'est le cas, devrait-il y avoir une exemption visant les agents de la paix? À votre avis, est-ce que l'article 25.1 du Code criminel, qui contient les raisons justifiant certains comportements des fonctionnaires, s'applique?

M. Chu : Si les policiers sont déployés dans le cadre d'un plan opérationnel pour recueillir des renseignements ou repérer des criminels dans la foule, leur présence est légitime. C'est quelque chose qu'on leur ordonne de faire sous un contrôle opérationnel et selon des règles d'engagement. Je ne vois pas pourquoi nous songerions à porter des accusations contre le policier dans ce cas. Le travail des policiers consiste à arrêter des criminels ou de faire ce qu'ils peuvent pour aider les agents qui surveillent la situation à empêcher que des crimes soient commis. Je sais que dans les mesures législatives, on parle d' « excuse légitime », et je crois qu'on parle d'autorité et de fonctions légitimes ici.

La sénatrice Batters : C'est exactement ce que je voulais dire. Je voulais savoir si vous étiez d'avis que cela s'appliquerait dans ce cas. Merci.

Le sénateur Joyal : Chef, je vous remercie de votre témoignage. Je crois comprendre que selon l'article 3 du projet de loi, qui fait référence à des attroupements illégaux, vous arrêteriez toute personne qui porte un masque et qui se trouve sur les lieux d'un attroupement illégal parce que le seul fait qu'elle est sur les lieux et qu'elle porte un masque constitue une infraction au Code criminel. Quelle serait votre marche à suivre? Arrêteriez-vous tous les gens qui portent un masque dans cette situation? Quelles questions poseriez-vous pour déterminer si une personne avait une excuse légitime? À votre avis, qu'est-ce qu'une excuse légitime? Avez-vous compris toutes mes questions?

M. Chu : Oui. Le terme « attroupement illégal » est dans le Code criminel, et je pense que nous nous imaginons tous qu'il est très peu fréquent que les policiers y aient recours pour déclarer qu'un événement correspond à un attroupement illégal. Même si nous le faisons, les tribunaux peuvent décider qu'il était inacceptable de le faire. Nous devons respecter toutes sortes de critères juridiques et factuels avant de pouvoir dire qu'il s'agit d'un attroupement illégal.

Compte tenu de cela, je connais de nombreux cas à Vancouver, et je reviens sur les événements survenus au jour 2 des Olympiques d'hiver, dans le parc Thornton, où 100 personnes étaient vêtues de noir de la tête aux pieds; il s'agissait du Black Bloc. D'après des événements qui se sont déjà produits dans d'autres villes, et d'après le contexte, la moitié de ces gens ne venaient même pas de Vancouver et s'étaient déplacés pour commettre des actes anarchistes. C'est pour ce type de personnes que nous pourrions considérer qu'il est question d'un attroupement illégal, et nous arrêterions les meneurs et les fauteurs de trouble. Une fois qu'ils seraient en prison, nous leur demanderions pourquoi ils sont ici et s'ils ont quelque chose à déclarer. Si une personne a une raison légitime ou affirme qu'elle se trouvait sur les lieux par hasard et que l'hôpital lui a mis des pansements noirs, alors je ne vois pas comment nous pourrions l'accuser. Toutefois, la plupart du temps, ces gens ont déjà un dossier et ont déjà posé les mêmes gestes. Ils célèbrent le fait qu'ils sont des anarchistes. Si nous pouvons établir cela pour les procureurs, il en résultera des poursuites fructueuses.

Le sénateur Joyal : En faisant référence au Black Bloc, vous parlez de la situation la plus facile, mais si vous êtes en présence d'un groupe de personnes qui portent toutes sortes de masques d'Halloween, par exemple, si vous arrêtez l'une d'entre elles, vous devez arrêter toutes les autres. Comment allez-vous déterminer sur place que telle personne qui porte un masque devrait être arrêtée et peut-être accusée, mais pas une autre? À mon avis, si l'article est ajouté au Code, toute personne qui portera un masque se trouvera dans une situation où elle aura commis une infraction par le seul fait de porter un masque et d'être à un attroupement illégal. Comment allez-vous gérer cela? Allez-vous appliquer la loi de la façon dont je l'ai décrit? Comment allez-vous procéder sur le terrain?

M. Chu : Je vais prendre l'exemple du mouvement Occupy, qui a mené à des dizaines — des centaines de manifestations au cours desquelles des gens portaient ces masques. Nous n'avions aucune raison de déclarer qu'il s'agissait d'attroupements illégaux. J'ai expliqué qu'il y a des critères très rigoureux à respecter avant que le policier dise qu'il s'agit d'un attroupement illégal. Lorsque nous le faisons, nous craignons toujours que des gens accusent les policiers d'être à l'origine de la violence et des problèmes.

Cependant, supposons que la situation dégénère et qu'on déclare qu'il s'agit d'un attroupement illégal. Nous agirons toujours de façon mesurée. Je sais que mes commandants chercheront tout d'abord les meneurs. Si cela règle le problème, la foule se dispersera et ce sera bien. Chaque situation est différente, et c'est une situation hypothétique, mais je crois que nous chercherons les meneurs en premier lieu. Une fois que les meneurs sont en détention, nous leur demanderons de nous dire pourquoi ils étaient ici, pourquoi ils portaient un masque et pourquoi ils ne sont pas partis quand on leur a demandé de le faire.

Le sénateur Joyal : Cela ne répond pas complètement à ma question, car pour l'infraction que nous créons, il n'y a pas l'élément d'intention criminelle. Il s'agit d'une infraction basée sur les faits. Dans le cadre du projet de loi C-309, on commet une infraction si l'on est sur les lieux et qu'on porte un masque. En d'autres termes, on n'a pas d'autres choix de dire, à mon avis, que « telle personne semble être un meneur, et nous l'arrêterons, et les autres peuvent partir ». Du seul fait qu'elle porte un masque à un attroupement illégal, à mon avis, la personne a contrevenu au Code criminel. C'est pourquoi je me demande comment vous allez vous y prendre, compte tenu de la version actuelle du projet de loi.

M. Chu : Comme je l'ai déjà expliqué, le policier fera preuve de jugement. Nous voulons maintenir de bonnes relations avec les manifestants légitimes. S'il n'y a pas de faits, nous ne recommanderons probablement pas d'accusations. Ensuite, les procureurs examineront les politiques de désobéissance civile, et il y a plus de latitude dans ce genre d'évènements. Au bout du compte, l'intention criminelle et la loi sont nécessaires pour appuyer ces accusations. En fin de compte, il incomberait aux tribunaux de nous guider en ce qui concerne la jurisprudence et les décisions.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Chef Chu, vous entendez bien la traduction? Je vais être très court dans ma question, d'abord merci de votre témoignage, qui nous éclaire beaucoup sur le sujet. Vous avez sans doute suivi les évènements du printemps dernier à Montréal et ceux de cette année. Vous avez suivi ces événements?

[Traduction]

M. Chu : Oui.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : La question que je vous poserais est la suivante : est-ce que la Ville de Vancouver avait imaginé ou a eu l'idée à l'époque des émeutes lors de la Coupe Stanley d'adopter un règlement comme le règlement P-6 à Montréal qui interdisait, entre autres, le port du masque? Est-ce que la ville avait fait une réflexion à ce niveau?

[Traduction]

M. Chu : Non. Les manifestations de Montréal étaient motivées par certaines convictions. Ce n'est pas à moi de juger si ces convictions étaient bonnes ou mauvaises. Quoi qu'il en soit, les gens protestaient à la suite de décisions politiques qui leur avaient déplu. L'émeute de Vancouver a été le fait de véritables voyous. C'était de la débauche dégénérative arrosée par l'alcool. L'ordre public a été troublé dans les deux cas, mais les événements étaient fort différents.

Le sénateur McIntyre : Merci de votre exposé, monsieur Chu. J'ai noté que dans certains pays, au Royaume-Uni par exemple, la police peut demander à un émeutier ou à un individu participant à un attroupement illégal de retirer son masque, faute de quoi il s'expose à des accusations. Croyez-vous que le projet de loi C-309 devrait être modifié afin d'exiger des policiers qu'ils demandent aux participants à une émeute ou à un attroupement illégal d'enlever leur masque ou tout autre déguisement, et ainsi, de ne prévoir l'imposition d'une peine additionnelle qu'en cas de refus?

M. Chu : Je peux m'imaginer un agent de police qui demanderait : « Pourquoi portez-vous ce masque? » Si l'individu indique qu'il a une bonne raison et que l'agent lui réplique qu'il doit l'enlever, il pourra lui dire qu'il sera arrêté s'il refuse d'obtempérer. Je pense même que la police peut constituer sa preuve en relevant ainsi des gestes de plus en plus révélateurs dans le cadre de son enquête.

Quant à savoir si le libellé de la loi devrait être modifié en conséquence, je ne connais aucune loi qui prévoit une infraction en cas de refus d'obtempérer à une demande de la police. Il est possible que je me trompe, mais je ne suis pas certain qu'il en existe.

La vice-présidente : Avant d'amorcer le second tour de table, j'aurais une question pour vous, monsieur Chu. Je viens de Montréal et j'ai vraiment été époustouflée d'entendre que vous n'aviez eu que deux émeutes en 20 ans. Il semble bien que nous ayons une plus vaste expérience en la matière que Vancouver, notamment à cause des Coupes Stanley.

J'aimerais revenir à la question posée au départ par le sénateur Plett concernant la formation. Je présume que la police de Vancouver doit, à l'instar de tous les autres services publics, faire des choix difficiles quant à l'utilisation de budgets restreints. Est-ce que votre service a jugé prioritaire d'offrir à ses membres une formation en gestion des émeutes, ou peut-être avez-vous estimé que celles-ci sont si peu fréquentes qu'il valait mieux mettre l'accent sur d'autres enjeux, comme les guerres de gangs?

M. Chu : Vous avez raison de dire qu'il nous faut sans cesse jongler avec nos priorités, qu'il s'agisse de formation pour intervenir auprès des personnes souffrant d'une maladie mentale ou membres des communautés minoritaires, dans les cas de violence familiale ou lors d'activités perturbant l'ordre public.

Nous avons mis sur pied une unité spécialisée dans le maintien de l'ordre public. Elle est composée d'une centaine d'agents expressément formés à cette fin. Nous estimons avoir mis en place des pratiques et des techniques efficaces. Durant les Olympiques d'hiver, ces agents ne portaient ni masque ni visière protectrice; coiffés d'une simple casquette, ils se mêlaient à la foule. Nous avons essayé d'aller à la rencontre des gens.

Je pense que notre formation est plutôt bonne. Jusqu'à quel point? Il y avait 150 000 personnes en état d'ébriété dans les rues de la ville. Imaginez trois stades BC Place remplis à craquer. Nous avons réprimé cette émeute en un peu plus de trois heures; elle aurait pu se poursuivre toute la nuit, voire pendant plusieurs jours. Dans toute cette histoire, nous n'avons reçu que deux plaintes et elles ont été jugées sans fondement.

La vice-présidente : Félicitations.

J'aurai une autre question pour vous lors du second tour.

Le sénateur Plett : Je suis de Winnipeg, alors je peux vous dire que nous avons encore moins d'expérience que vous avec des émeutes de la Coupe Stanley, mais j'ose espérer que nous la remporterons au moins une fois au cours des prochaines années, et ce, sans émeute.

Il semble bien que nous ayons, d'une part, les avocats de la défense qui s'opposent à ce projet de loi et, d'autre part, les responsables de l'application de la loi qui l'appuient. Les opposants font valoir sans cesse qu'il y aurait redondance.

Pourriez-vous nous dire en quoi le projet de loi C-309 pourrait simplifier la tâche des agents de police qui éprouvent parfois des difficultés à mettre en accusation les participants à une émeute ou à un attroupement illégal en vertu des dispositions actuelles du Code criminel?

M. Chu : Nous croyons que la disposition du paragraphe 351(2) concernant le déguisement dans un dessein criminel a été spécialement conçue pour contrer les infractions contre les biens. C'est le cas notamment lorsqu'un individu se déguise pour commettre un vol de banque, un rapt ou des voies de fait. Je pense qu'il est bon de pouvoir compter sur une disposition traitant expressément des cas de perturbation de l'ordre public comme les émeutes ou les attroupements illégaux.

Par ailleurs, on crée une nouvelle infraction à l'égard du port de masque durant un attroupement illégal. Je rappelle à tous que la participation à un attroupement illégal est un délit mineur. Ainsi, on ne peut pas procéder par voie de mise en accusation ni prendre les empreintes digitales des personnes interpellées dans de telles circonstances. On ne peut en outre les arrêter que s'il est établi qu'une infraction a été commise.

Par ailleurs, si on nous permet d'arrêter un individu lorsqu'on croit qu'il va participer à un attroupement illégal en étant masqué, on nous confère des pouvoirs additionnels, pour autant que nous ayons des motifs raisonnables et probables de croire que c'est bien ce qu'il compte faire. Nous estimons pouvoir être en mesure de la sorte d'arrêter ces gens avant qu'ils participent à un attroupement illégal et avant que des fenêtres soient fracassées et des autos incendiées. Nous pensons que cette possibilité d'intervenir plus rapidement pourra nous être fort utile.

Le sénateur Plett : Avez-vous une idée — et je ne vous demande pas de chiffre précis — du nombre de personnes supplémentaires qui auraient pu faire l'objet d'accusations lors de l'émeute de la Coupe Stanley à Vancouver si les participants n'avaient pas pu porter de masque? Les circonstances font bien sûr en sorte qu'il est impossible d'arrêter tous les coupables pour porter des accusations. Cependant, s'il vous était maintenant possible d'identifier des individus grâce à des documents vidéo ou autrement, avez-vous une idée approximative du nombre de personnes supplémentaires qui auraient pu être traduites en justice?

M. Chu : Mes enquêteurs m'ont indiqué que certains individus avaient porté un masque pendant toute la durée de l'émeute et qu'il serait sans doute impossible pour nous d'établir leur identité de manière à pouvoir porter des accusations. J'ai bien peur que dans l'éventualité d'une nouvelle émeute, il y aurait encore plus de participants qui saisiraient l'astuce et porteraient un masque. J'arrive difficilement à m'imaginer quelle excuse valable on pourrait invoquer pour masquer son visage lors d'une émeute faisant suite à un match de hockey.

J'ajouterais que la preuve vidéo disponible nous a permis d'identifier quelque 80 individus dont le visage était masqué pendant une partie de l'émeute. Nous avons pu toutefois les repérer par la suite à visage découvert. En appliquant nos techniques d'enquête, nous avons pu établir de façon satisfaisante qu'il s'agissait bel et bien des mêmes individus.

J'estime que les conséquences d'un tel geste doivent être plus lourdes, car la personne ne peut pas faire valoir qu'elle a été prise dans le feu de l'action lorsqu'elle apporte un masque pour participer à l'événement. La peine devrait alors être plus sévère, car il y a eu préméditation.

Le sénateur Plett : Je vous remercie et je suis d'accord avec vous.

Le sénateur Baker : Je vous remercie pour votre témoignage. Je regarde autour de moi et je vois le sénateur White, un ancien chef de police en Ontario, qui acquiesce de la tête à tous vos propos. Je vois également le sénateur Dagenais, un ancien agent de police, qui fait exactement la même chose.

Vous disiez ne pouvoir penser à une infraction qui serait considérée automatiquement comme ayant été commise en cas de refus d'obtempérer. Il y a pourtant quelques dispositions semblables dans le Code criminel et je suis persuadé que vous les connaissez fort bien. Si une personne refuse de se soumettre à l'alcootest, elle est considérée coupable de conduite avec les facultés affaiblies. Il y a également quelques autres dispositions du même effet.

S'il y a une chose que vous avez voulu nous faire comprendre aujourd'hui, c'est que le projet de loi n'est pas totalement inutile du fait de sa redondance. Ainsi, vous nous avez signalé très judicieusement que l'on pourrait peut- être désormais prendre les empreintes digitales et la photo d'un individu qui ne serait éventuellement accusé que par voie sommaire. Comme vous nous l'avez bien dit, il devra automatiquement se prêter à la prise des empreintes digitales, à la photographie et à différentes autres mesures, parce qu'on considérera qu'il ne s'agit plus d'un délit mineur, mais bien d'une infraction criminelle.

Il y a par ailleurs une disposition qui prévoit qu'une personne qui n'est pas reconnue coupable d'un acte criminel peut demander que ses empreintes digitales et sa photographie soient supprimées. C'est une chose que les gens ne savent pas nécessairement, mais je suis convaincu que vous souhaitez que chacun prenne conscience de cette possibilité de telle sorte que vous ne puissiez pas utiliser ces documents comme vous sembliez notamment le suggérer dans le cas des instigateurs de ces événements.

M. Chu : Vous avez raison. Je vous remercie pour l'exemple de l'alcootest; j'y ai pensé juste après avoir répondu à la question. C'est effectivement une très bonne illustration.

Le sénateur Baker : Madame la présidente, voilà un élément que nous devrions prendre en compte. Comme l'indique M. Chu, la création de cette infraction hybride est un changement important du fait qu'elle permet à la police, en vertu de la Loi sur l'identification des criminels, de prendre les empreintes digitales et la photo des individus mis en accusation.

Le sénateur Joyal : Même s'ils ne sont pas mis en accusation.

Le sénateur Baker : Même s'ils ne sont pas traduits en justice pour une infraction criminelle. Ils peuvent être jugés par procédure sommaire.

La vice-présidente : Sénateur Baker, vous me faites penser à un autre élément que je vais ajouter à la question que je voulais poser.

Comme vous l'avez signalé, monsieur Chu, la participation à un attroupement illégal est une infraction punissable par voie sommaire et ce projet de loi crée une infraction hybride en cas de port d'un masque durant un tel attroupement. Selon vous, le délit mineur de participation à un attroupement illégal se transformera-t-il souvent en acte criminel parce que le prévenu portait un masque? Pensez-vous que ce sera courant ou plutôt rare?

M. Chu : D'après moi, cela n'arrivera pas souvent. En fait, je ne parviens pas à me souvenir d'une occasion au cours de ma carrière où nous avons déposé des accusations pour attroupement illégal. En général, nous usons de notre pouvoir discrétionnaire en laissant les gens se rassembler de la sorte. Il est bien évident que si la situation dégénère en émeute, nous allons porter des accusations en conséquence. Mais je crois effectivement que ce serait plutôt rare.

Le sénateur White : Merci de votre participation, Jim. Je sais que vous avez procédé à une analyse approfondie des émeutes survenues à Vancouver. Est-ce que votre soutien à ce projet de loi découle en partie des résultats de cet examen? Je sais que vous avez recommandé différentes nouvelles pratiques qui vous aideraient à mieux gérer des situations semblables, bien que je ne croie pas que les Canucks se rendent aussi loin cette année. Mais si jamais cela devait se produire, est-ce que les mesures prévues dans ce projet de loi pourraient vous aider à régler certains problèmes plus rapidement et auraient un effet dissuasif, par exemple, sur certains des individus auxquels vous avez eu affaire?

M. Chu : Les gens me demandent souvent quel serait le meilleur moyen d'empêcher que de telles situations se produisent, à Vancouver ou ailleurs au Canada. Je leur réponds que nous devons responsabiliser le plus de personnes possible en leur faisant savoir qu'elles ne vont pas s'en tirer sans conséquence et qu'elles seront traduites en justice.

Maintenant que les gens se rendent compte qu'ils peuvent être filmés sur vidéo à peu près partout, ils vont s'assurer de prendre avec eux un masque pour pouvoir se cacher le visage s'ils décident d'agir comme des voyous. Je ne veux surtout pas que cela leur permette de commettre un crime impunément. Toutes les mesures que le Parlement peut prendre pour que l'on comprenne bien que ce type de préméditation ne sera pas toléré contribueront à dissuader ces criminels et à empêcher que de tels événements se reproduisent.

Le sénateur White : Jim, vous savez que des centaines de manifestations se tiennent chaque année à Ottawa. J'ai été chef de police ici pendant cinq ans et je ne me souviens pas d'une seule personne qui aurait porté un masque alors qu'elle manifestait pour des motifs légitimes — pas une seule. Des témoins nous ont parlé aujourd'hui d'individus qui pourraient vouloir porter un masque pour participer à une manifestation légitime. Je peux vous assurer que parmi les milliers de manifestants que cette ville a connus — et je me souviens des protestations tamoules auxquelles ont participé 4 000 personnes pendant 14 jours — nous n'en n'avons pas eu un seul qui portait un masque à des fins légitimes.

Pouvez-vous vous rappeler d'une seule situation où vous auriez dit à un individu qui portait un masque lors d'une manifestation légitime qu'il pouvait le faire sans problème?

M. Chu : Je ne me souviens pas d'un seul cas où quelqu'un se serait présenté à nous en disant qu'il porte un masque pour telle ou telle raison.

Le sénateur White : Merci.

Le sénateur Joyal : J'aurais peut-être une nuance à apporter à ce sujet. Il est possible qu'une personne participant à une manifestation à propos d'un enjeu qui est loin de faire l'unanimité souhaite porter un masque pour éviter d'être stigmatisée par sa famille ou dans son milieu de travail. Je peux penser à certaines raisons qui le justifieraient. Par exemple, les participants à une manifestation pour les droits des homosexuels dans les années 1970 pouvaient fort bien vouloir cacher leur identité parce que cette situation n'était pas vraiment acceptée dans leur famille ou par leurs collègues de travail. Je n'affirme pas cela dans l'absolu, car les choses ont bien changé depuis, mais c'était tout à fait envisageable à l'époque.

Monsieur Chu, pourriez-vous nous dire si vous avez à Vancouver des règlements municipaux en vertu desquels un groupe serait tenu de fournir son itinéraire aux forces policières de telle sorte que celles-ci puissent prendre les mesures requises pour ne pas qu'on empiète sur le droit des autres citoyens à la libre circulation?

M. Chu : Non. Nous demandons aux manifestants de coopérer en nous disant où ils comptent se rendre. Plus souvent qu'autrement, ils nous indiquent leur itinéraire parce qu'ils veulent que nos agents les aident en contrôlant la circulation. Ils sont conscients de la nécessité de minimiser les inconvénients pour les automobilistes. Il n'y a toutefois pas de règlement en tant que tel.

Le sénateur Joyal : Depuis le début de votre mandat, avez-vous été témoin de nombreux attroupements illégaux en vertu de l'article 66 du code à Vancouver? Comme le soulignait le sénateur White, il y a des centaines de manifestations par année dans les grandes villes. Pourriez-vous nous dire combien de ces manifestations auraient pu être considérées comme des attroupements illégaux en application du code?

M. Chu : Je pense que nous nous montrons très tolérants à Vancouver quant à notre interprétation de ce qui constitue une manifestation légitime, un attroupement illégal et une émeute. En règle générale, nous laissons les choses aller tant qu'elles ne dégénèrent pas en émeute. Je ne vous dis pas qu'il n'y a jamais eu de circonstances dans lesquelles je considérerais, avec le recul, que nous aurions pu déclarer qu'il y avait attroupement illégal puis signaler une émeute. Habituellement, nous nous assurons que les gens ont vraiment dépassé les limites avant de commencer à procéder à des arrestations.

Le sénateur Joyal : Autrement dit, ce n'est pas très fréquent?

M. Chu : C'est plutôt rare effectivement, car nous reconnaissons aux gens le droit de manifester.

Le sénateur Joyal : Je vous remercie.

La vice-présidente : Monsieur Chu, j'aimerais revenir à vos commentaires concernant la centaine de membres du Black Bloc qui se sont retrouvés dans un parc de Vancouver. Il y a peut-être quelque chose qui m'a échappé, mais, malgré la réputation du Black Bloc de vouloir faire du grabuge partout où il passe, j'ai l'impression que ce n'est pas ce qui est arrivé dans la situation en question. Est-ce que je fais fausse route? Si c'est effectivement le cas, pourriez-vous me dire comment vous êtes parvenu à désamorcer le tout?

M. Chu : Le soir précédant la cérémonie d'ouverture, quelque 4 000 manifestants légitimes déambulaient dans les rues de Vancouver. Ils ont terminé leur parcours juste à l'extérieur du stade BC Place, site de la cérémonie. Les membres du Black Bloc étaient en tête de peloton et essayaient d'inciter les gens à la violence. Ils criaient que les aînés autochtones avaient été battus ou que nous utilisions du gaz lacrymogène alors que nous nous contentions, sans protecteur facial et avec nos seules casquettes, de nous serrer les coudes afin de tenir le front en tolérant les insultes dont on nous abreuvait ce soir-là. Le lendemain, les mêmes anarchistes ne pouvaient plus compter sur les manifestants légitimes pour se mettre à l'abri. En ce samedi matin, ils étaient laissés à eux-mêmes pour entreprendre ce qu'ils ont appelé la Marche de la crise cardiaque parce qu'elle visait à bloquer les artères de la ville. C'est lorsqu'ils ont commencé à fracasser des vitres de voiture et des vitrines de magasin, et à voler différentes choses dont une échelle, que la police est intervenue. Ils avaient nettement dépassé les bornes.

Si nous étions intervenus avant qu'ils n'en arrivent là, en déclarant l'attroupement illégal et en procédant à quelques arrestations, ces gens n'auraient été punissables que par voie sommaire, ce qui ne permet pas d'imposer des sanctions très sévères. Si l'on considère les choses en rétrospective, il nous aurait été possible de déclarer l'attroupement illégal et de dire à ces individus qu'ils participaient à un tel attroupement en étant masqués et que nous avions des motifs raisonnables et probables de croire qu'ils allaient commettre une infraction, ce qui nous autorisait à les arrêter avant qu'ils ne fracassent des fenêtres et qu'ils n'attaquent des passants dans le centre-ville de Vancouver.

La vice-présidente : Vous auriez pu les arrêter en vertu du code dans sa forme actuelle si vous aviez choisi de le faire?

M. Chu : En cas d'attroupement illégal, il faut établir qu'un geste fautif a effectivement été commis, car il s'agit d'une infraction punissable par procédure sommaire. Si ce projet de loi est adopté, la police disposera toutefois de pouvoirs d'arrestation additionnels lorsqu'elle aura des motifs raisonnables et probables de croire qu'un individu masqué participant à un attroupement illégal va commettre une infraction. Actuellement, si nous avons toutes les raisons de croire que quelqu'un va s'en prendre physiquement à une autre personne, nous pouvons procéder à son arrestation, car il s'agit d'une infraction mixte, mais si nous pensons qu'un individu va troubler l'ordre public, une infraction punissable par voie sommaire, nous ne pouvons pas l'arrêter tant qu'il n'est pas passé aux actes.

La vice-présidente : Si je comprends bien, vous avez eu trois émeutes au cours des 20 dernières années. Celle dont nous parlons, celle de 1994 et celle de la Coupe Stanley.

M. Chu : Tout dépend de la distinction que l'on peut faire entre une émeute et le simple fait de troubler la paix; tout cela est subjectif.

La vice-présidente : C'est quelque chose de désagréable, en tout cas.

M. Chu : Et nous avons aussi le festival de la mer.

La vice-présidente : Comprenez-moi bien, j'étais sincère lorsque je classais Vancouver parmi mes villes de prédilection, mais je n'oublie pas ma propre ville. Quoi qu'il en soit, Vancouver fait partie des endroits où bien des gens aimeraient vivre.

Merci beaucoup, monsieur Chu. Nous n'avons plus de questions pour vous aujourd'hui. Votre témoignage nous sera certes d'une grande utilité, car il jette un éclairage important et tout à fait particulier sur les travaux du comité relativement à ce projet de loi. Nous vous en sommes reconnaissants.

Chers collègues, c'est ainsi que prend fin notre séance d'aujourd'hui. Nous nous réunirons à nouveau ici même demain à 10 h 30. Nous procéderons alors à l'étude article par article du projet de loi C-309 avant d'entreprendre notre examen du projet de loi C-299.

(La séance est levée.)


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