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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES JURIDIQUES ET CONSTITUTIONNELLES

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le lundi 20  février 2012

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C-10, loi édictant la loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme et modifiant la loi sur l’immunité des États, le Code criminel, la loi réglementant certaines drogues et autres substances, la loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, la loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et d’autres lois, se réunit aujourd’hui à midi pour examiner le projet de loi.

Le sénateur John D. Wallace (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bon après-midi. Je m’appelle John Wallace et je suis le président du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Nous poursuivons aujourd’hui notre examen du projet de loi C-10, loi sur la sécurité des rues et des communautés. Les buts et objectifs du projet de loi C-10  sont, tels que le ministre de la Justice, M. Nicholson, et le ministre de la Sécurité publique, M. Toews, les ont énoncés lors de leur comparution antérieure devant le comité, d’améliorer la sécurité publique et la sécurité des Canadiens et de conférer des droits, des privilèges et une protection supplémentaires aux victimes d’actes criminels, y compris celles qui ont été victimes d’actes de terrorisme.

Notre comité a pour rôle et pour fonction d’étudier attentivement, en vue de formuler des recommandations, tous les éléments du projet de loi C-10  se rapportant aux questions suivantes : la production, le trafic, l’importation et l’exportation de drogues illicites; le transfèrement international des délinquants canadiens pour qu’ils purgent au Canada le reste d’une peine imposée à l’étranger; l’entrée au Canada de travailleurs étrangers vulnérables qui peuvent être victimes de la traite des personnes, d’une exploitation ou de mauvais traitements; la dissuasion d’actes de terrorisme et la justice pour les victimes de terrorisme; les infractions sexuelles contre des enfants; les infractions avec violence et répétées commises par des adolescents et les changements proposés au sujet des peines avec sursis, de la détention à domicile, de la libération conditionnelle et du pardon.

Honorables sénateurs, nous avons le grand plaisir de recevoir aujourd’hui un témoin de l’Assemblée des Premières nations, M. Roger Jones, stratège principal.

Bienvenue, Monsieur Jones. Nous nous attendions à ce qu’il y ait deux témoins, mais malheureusement, le grand chef Atleo est dans le Nord et il essaie de trouver un endroit où il peut nous rejoindre par vidéoconférence. Nous espérons qu’il pourra le faire avant la fin de cette partie de la séance.

Monsieur Jones, nous avons reçu et étudié attentivement le mémoire, en date du 22 novembre 2011, que nous a remis l’Assemblée des Premières nations, l’APN, au sujet du projet de loi C-10. Nous vous en remercions. C’était très complet et bien expliqué.

Je crois que vous désirez faire une déclaration préliminaire et nous sommes prêts à vous écouter.

Roger Jones, stratège principal, Assemblée des Premières nations : Merci, Monsieur le président, et bon après-midi à tous les sénateurs. Merci infiniment pour l’invitation que vous avez adressée à l’Assemblée des Premières nations afin d’entendre le point de vue des Premières nations sur ce projet de loi.

Comme l’a mentionné le président, le chef national Atleo devait comparaître et pourra peut-être encore le faire, par vidéoconférence. Il est actuellement de retour dans sa communauté d’Ahousaht. Des dispositions avaient été prises là-bas pour qu’il puisse communiquer par vidéo, mais la technologie nous a laissé tomber ce matin. Il comptait sur cette occasion pour faire connaître aux sénateurs les préoccupations des peuples des Premières nations au sujet du projet de loi C-10.

Je crois que des exemplaires du mémoire du chef national vous ont été distribués. Je vais seulement en lire une partie, car je sais que vous voulez dialoguer au sujet des problèmes évoqués dans notre mémoire.

Cette question est extrêmement importante pour tous les peuples autochtones du Canada. Comme vous le savez, l’APN a demandé à comparaître devant le comité de la Chambre des communes, mais malheureusement sans succès. Le chef national a envoyé une longue lettre avec pièce jointe au ministre de la Justice, l’honorable Rob Nicholson.

Les Premières nations estiment que le projet de loi C-10  aggravera la surreprésentation déjà inacceptable de notre population dans le système de justice pénale. L’énorme quantité de preuves qui démontrent combien le système a été irrespectueux et destructeur envers notre peuple appuie cette conclusion.

Les statistiques sont également révélatrices. Alors que notre population représente 4 p. 100  de la population canadienne, elle constitue près du quart de la population carcérale. La plupart de ces détenus ont grandi dans la pauvreté, sont peu scolarisés et sont, trop souvent, des jeunes qui ont subi les effets multigénérationnels des pensionnats, du système d’aide à l’enfance et de l’éloignement de leur famille, de leur culture et de leur foyer.

En 1996, la Commission royale sur les peuples autochtones a tiré deux conclusions : premièrement, tout le monde reconnaît que le système de justice n’a pas su bien servir notre peuple et, deuxièmement, que malgré les centaines de recommandations des commissions et groupes de travail antérieurs, le système de justice le servait toujours très mal en 1996. Il est tragique et inacceptable que rien n’ait été fait, depuis 1996, en 16 ans, pour nous permettre de tirer des conclusions différentes.

Les manquements que la commission royale a soulignés sont caractéristiques de tous les aspects du système de justice pénale, au niveau aussi bien de la police que de la détermination de la peine, de l’emprisonnement ou des services offerts après la libération. Le système de justice pénale actuel a manqué à son devoir envers les peuples autochtones en ne respectant pas les différences culturelles, en ne remédiant pas aux préjugés systémiques contre notre peuple et en lui refusant d’avoir réellement voix au chapitre en ce qui concerne la conception et la prestation des services.

On reconnaît qu’un grand nombre des problèmes sociaux et économiques profonds qui se manifestent dans les familles et les communautés autochtones sont l’héritage de la colonisation et des efforts d’assimilation qui y sont associés. Les conséquences tragiques des pensionnats, l’éclatement des familles causé par les adoptions forcées dans le cadre de la « rafle des années 60  » et la marginalisation culturelle et socioéconomique sont autant de facteurs qui ont eu des répercussions sur la population des Premières nations.

Ces conséquences des politiques gouvernementales passées ont causé de profondes blessures qui gangrènent la génération actuelle. La surreprésentation dramatique des Premières nations dans le système de justice pénale, tant comme victimes que délinquants, est attribuable à ces politiques passées et aux conditions sociales et économiques sous-jacentes dans lesquelles vit notre population.

L’assujettissement des peuples autochtones à un système de justice pénale qui va totalement à l’encontre de l’organisation sociale et politique ainsi que des valeurs culturelles et des croyances autochtones aggrave et perpétue le problème de la surreprésentation.

Les statistiques récentes le confirment. Lorsqu’ils sont accusés, les Autochtones risquent davantage qu’on leur refuse la liberté sous caution. Ils passent plus de temps en détention avant procès. Ils risquent davantage d’être accusés d’infractions multiples et souvent d’infractions contre le système. Les Autochtones risquent davantage de ne pas avoir d’avocats et de passer moins de temps avec ces derniers. Enfin, les délinquants des Premières nations risquent deux fois plus d’être incarcérés que les autres délinquants.

Entre 1998 et 2000, le nombre de délinquants des Premières nations, métis et inuits incarcérés dans des établissements fédéraux a augmenté de 19,7 p. 100. Dans les provinces des Prairies, 50  p. 100  des détenus sont des Autochtones. Le nombre de feMmes autochtones incarcérées dans des établissements fédéraux s’est accru de 131 p. 100. En fait, le cas des feMmes des Premières nations et des adolescents des Premières nations est particulièrement alarmant, car leur surreprésentation est encore plus dramatique. Malheureusement, le projet de loi C-10  va encore aggraver les problèmes très apparents qui existent actuellement, ce qui va augmenter les coûts, mais surtout, nuire encore plus à notre population et à nos communautés.

En raison du régime de détermination de la peine que prévoit le projet de loi C-10, un plus grand nombre de personnes des Premières nations se retrouveront en détention obligatoire pendant de longues périodes, quelle que soit leur capacité de réinsertion. La justice exige qu’on reconnaisse que les peuples des Premières nations doivent surmonter une discrimination systémique, la pauvreté et un dysfonctionnement social pour pouvoir atteindre un niveau de bien-être acceptable.

Permettez-moi de souligner les principaux problèmes que nous voyons dans le projet de loi C-10, et j’invite le comité à y réfléchir très attentivement pour évaluer les conséquences dévastatrices que ce projet de loi pourrait avoir pour notre population qui est déjà victime des manquements du système de justice pénale de notre pays.

Nous passons en revue certaines dispositions du projet de loi qui, selon nous, aggraveront les problèmes. Comme cela figure en détail dans notre mémoire, je ne vais peut-être pas répéter cette partie et je vais plutôt conclure de façon à ce que nous ayons plus de temps pour dialoguer.

Nous tenons notamment à souligner qu’en tant que parlementaires, vous savez que la loi constitutionnelle de 1867 et la loi constitutionnelle de 1982 contiennent des articles précis qui se rapportent aux peuples des Premières nations et à leurs droits. Vous savez peut-être aussi que les tribunaux ont examiné ces dispositions et fait observer qu’elles entraînent des exigences juridiques telles que des obligations fiduciaires et la préservation de l’honneur de la Couronne dans les relations avec les peuples des Premières nations, tant pour le pouvoir exécutif que le pouvoir législatif.

Les Premières nations ont la certitude que certains éléments du projet de loi C-10  auront des répercussions néfastes et tel est le principal message que nous vous adressons aujourd’hui.

Le président : Excusez-moi, Monsieur Jones; le chef national Atleo vient de se joindre à nous par vidéoconférence. Chef, pouvez-vous nous entendre?

Shawn A-in-chut Atleo, chef national, Assemblée des Premières nations : Oui.

Le président : Je suis John Wallace, le président du comité, et nous sommes extrêmement contents que vous puissiez vous joindre à nous par vidéoconférence. Je sais que cela vous a été difficile. Nous sommes très contents que vous soyez là. Je crois que M. Jones est en train de terminer la déclaration préliminaire que vous deviez faire, et nous passerons ensuite aux questions. Si vous le voulez bien, nous allons laisser M. Jones continuer, après quoi nous serons très heureux d’entendre les observations que vous désirerez peut-être ajouter, chef Atleo.

M. Jones : Je vais conclure en citant une des déclarations que le ministre, Vic Toews, a faites au comité et que j’ai lues dans le compte rendu de sa comparution avec le ministre Nicholson. Il a dit ceci :

Il est toujours très difficile de prévoir les répercussions futures d’un projet de loi. Nous nous fions à l’expertise de nos fonctionnaires pour nous donner quelques indications.

Il est vrai, bien sûr, qu’on ne peut pas prédire exactement quelles seront les répercussions d’une loi sur les gens, mais je pense que vous pouvez vous attendre à ce que cette loi ait des conséquences. Un des documents que nous avons étudiés pour préparer notre mémoire était un rapport que le Bureau de l’enquêteur correctionnel a publié, je crois, en 2009. Il s’intitule De bonnes intentions… des résultats décevants : Rapport d’étape sur les services correctionnels fédéraux pour Autochtones.

Ce rapport contient de nombreux renseignements, mais en voici un qui figure dans le sommaire :

Étant donné que la population autochtone est beaucoup plus jeune que l’ensemble de la population canadienne et qu’elle connaît un taux de croissance supérieur à la moyenne, le problème de la surreprésentation des Autochtones dans le système correctionnel continue de s’aggraver au lieu de s’estomper. L’écart entre les résultats des programmes et des interventions à l’intention des délinquants autochtones et ceux destinés aux délinquants non autochtones dans l’ensemble du système correctionnel reste grand tout au long de la peine.

Souvent, les facteurs à l’origine des infractions commises par les délinquants autochtones sont liés notamment à la toxicomanie, au cycle de violence intergénérationnel, aux placements dans des pensionnats, aux faibles niveaux d'instruction, au chômage, aux faibles taux de rémunération, ainsi qu'aux conditions de logement et aux soins de santé inférieurs aux normes. En général, les délinquants autochtones sont plus jeunes; sont plus susceptibles d'avoir déjà purgé une peine applicable aux adolescents et/ou aux adultes; sont incarcérés plus souvent pour une infraction avec violence; présentent un taux de risque plus élevé; ont des besoins plus grands; sont plus enclins à être affiliés à un gang; ont davantage de problèmes de santé, notamment des troubles causés par l'alcoolisation fœtale (TCAF) et des troubles de santé mentale.

Je souligne que certains éléments du projet de loi visent certains de ces problèmes en ce qui concerne la drogue et la protection de la société contre les jeunes délinquants récidivistes, et cetera, si bien que ces changements auront une incidence sur notre population.

Le président : Merci, Monsieur Jones.

Chef Atleo, M. Jones nous a présenté un aperçu général de votre déclaration préliminaire. Il n’est pas entré dans les détails de tout ce que vous aviez à dire au sujet des diverses dispositions du projet de loi C-10. Comme vous le savez, nous avons reçu copie de votre mémoire de novembre 2011. Comme je l’ai dit à M. Jones, ce mémoire est très complet, très clair et bien formulé. Il a donc pu servir à nous éclairer. Cela dit, avez-vous des observations préliminaires à ajouter?

M. Atleo : Merci, Monsieur le président. Je tiens à vous remercier, ainsi que le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, d’avoir invité mon collègue, M. Jones et moi-même. Je vous parle à partir de ma communauté d’Ahousaht, qui est un petit village de pêche situé dans l’île Vargas, au large de la côte ouest de l’île de Vancouver. Ahousaht est l’endroit le plus à l’ouest de la côte occidentale de l’île de Vancouver et notre petit village a une très grande expérience du système de justice pénale dans un contexte regrettable, mais aussi pour ce qui est d’utiliser les systèmes qui ont toujours été en place pour chercher à ramener un sentiment d’équilibre et de sécurité dans notre communauté.

Comme de nombreux villages des Premières nations, notre village a énormément souffert du traumatisme des pensionnats. Notre mémoire détaillé vous donne un aperçu de nos difficultés, mais pour chacun d’entre nous, pour Roger Jones, pour moi-même et pour les Premières nations des quatre coins du pays, c’est un drame très personnel. Cela touche nos amis, notre famille et notre parenté. Les taux d’incarcération dont nous parlons englobent des gens que nous connaissons et que nous aimons.

Pour conclure, nous allons tenir, la semaine prochaine, un forum national sur la justice à Vancouver. Je tiens à souligner que les chefs souhaitent établir une stratégie nationale dans le domaine de la justice reconnaissant, comme l’a expliqué Roger Jones, que les modifications au système de justice actuel ne peuvent pas résoudre adéquatement les problèmes existants. Par conséquent, conformément à l’esprit de la rencontre avec les Premières nations du 24 janvier, il est nécessaire que la compétence du gouvernement des Premières nations soit clairement reconnue et mise en œuvre. C’est une chose que nous poursuivons dans des domaines comme l’éducation. Selon des données solides, le déblocage du potentiel d’éducation représenterait des économies d’environ 115 milliards de dollars pour le gouvernement. Par exemple, si les lacunes étaient comblées sur le plan de l’éducation et de l’emploi, en une seule génération, nous apporterions au PIB du Canada une contribution d’au moins 400  milliards de dollars.

Dans notre mémoire et dans l’exposé que M. Jones a déjà présenté, une des questions que nous posons est la suivante : A-t-on estimé quel serait le coût d’un accroissement de la détention et de l’incarcération des Autochtones ainsi que de l’obligation absolue d’offrir des programmes et des aides appropriés à leur culture suite aux changements proposés. Si l’on ajoute à cela d’autres domaines comme ceux de l’éducation, de l’aide à l’enfance et de la santé, étant donné le passé au sujet duquel le premier ministre a pris la parole à la Chambre pour présenter des excuses en 2008, nous estimons que l’ère de réconciliation dans laquelle nous nous sommes engagés exige que l’on reconnaisse la nécessité de soutenir les gouvernements et la compétence des Premières nations afin que nous puissions faire mieux pour notre jeunesse.

Dans ma propre communauté, les conséquences dont nous parlons font partie des statistiques; c’est un problème que nous connaissons intimement. Nous invitons certainement le comité à examiner à fond cette question et les répercussions de ce projet de loi. Dans l’esprit de la Rencontre entre les Premières nations et la Couronne, ainsi que de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones qui dit que les Premières nations doivent participer pleinement à la préparation de leur avenir, c’est dans cet esprit que nous venons à vous.

Merci de m’avoir permis d’ajouter quelques commentaires. J’apprécie que mon collègue ait pris la parole à ma place. Veuillez m’excuser pour ce retard dans la connexion vidéo.

Le président : Nous sommes contents de pouvoir vous entendre et que vous ayez pu vous joindre à nous.

Chers collègues, nous allons maintenant passer aux questions des sénateurs. Je vous rappelle que, comme vous le savez, nous allons avoir des audiences intensives toute la semaine. Elles se poursuivront cet après-midi et jusqu’à vendredi. Notre prochain groupe de témoins est prévu pour 13 heures, alors ne l’oubliez pas quand vous poserez vos questions.

Pour la première question, je donne la parole à notre vice-présidente, le sénateur Fraser.

Le sénateur Fraser : Monsieur Atleo et Monsieur Jones, merci infiniment de vous être joints à nous. Il est très important d’entendre votre point de vue. Je voudrais vous poser une question au sujet des principes Gladue et de l’article 718 du Code criminel qui les intègrent, dans une certaine mesure, dans les dispositions du code régissant la détermination de la peine.

Comme chacun sait, des causes qui ont fait beaucoup de bruit ont conduit à ces principes ou en ont résulté. Pouvez-vous me donner une idée de la mesure dans laquelle les tribunaux tiennent habituellement compte de ces principes lorsqu’ils imposent une peine à des délinquants autochtones et, surtout de la mesure dans laquelle ils appliquent ces principes pour éviter l’incarcération et se tournent plutôt vers d’autres types de peines?

Le président : Avant de commencer, chef Atleo, il y a quelques interférences. Je ne sais pas s’il s’agit d’un bruit de fond dans votre bureau, mais nous entendons quelque chose ici. Comme on me dit que c’est à cause de l’audio, nous allons poursuivre.

M. Jones : Merci pour question. La conséquence du projet de loi C-10  que nous craignons est que certains principes de détermination de la peine comme ceux de l’arrêt Gladue ne pourront plus être suivis par les juges à cause des peines obligatoires imposées dans certains cas. Nous avons pu voir que lorsque les principes Gladue étaient appliqués, cela produisait les résultats désirés. Premièrement, le juge tient compte du passé et des antécédents de l’intéressé pour voir s’il y a lieu d’imposer une peine autre que l’incarcération. Bien entendu, il y a des cas où la gravité du crime justifie l’incarcération. Néanmoins, il vaut toujours mieux que le juge sache ce que l’accusé a vécu pendant son enfance et son adolescence.

Une des réalités de Gladue et, je pense, de toute disposition ou toute mesure du Code criminel ou du système juridique qui cherche à remédier à la discrimination systémique, est le fait que la majorité des délinquants autochtones ne reçoivent pas l’aide d’un avocat qui va utiliser et appliquer tous les outils à sa disposition pour obtenir les conditions les plus favorables possible.

À une certaine époque, j’ai exercé le droit pénal. J’ai vu de nombreux membres de notre population plaider coupable simplement pour en finir, et accepter l’incarcération parce qu’ils ne voulaient pas que la situation se prolonge. Ils n’étaient pas vraiment bien informés de leurs droits.

Certaines personnes ne pouvaient pas se prévaloir de ces dispositions, simplement parce qu’elles n’avaient pas d’avocat. Pourtant, lorsqu’elles sont appliquées, elles changent la situation. J’ai parlé à mes frères et sœurs qui exercent le droit et qui utilisent ces dispositions du code au profit de leurs clients.

Le sénateur Fraser : Dans la mesure où plusieurs articles de ce projet de loi priment sur l’article 718 et la règle Gladue, vous attendez-vous à ce que ces chiffres très élevés concernant l’incarcération des Autochtones augmentent encore plus?

M. Jones : C’est ce que nous pensons, car malheureusement, la drogue joue un rôle dans les crimes en question. Ce sont parfois des infractions graves et violentes. Malheureusement, cela définit certaines des personnes qui seront touchées par cette mesure.

À certains égards, effectivement, cela va exacerber le problème alors qu’à l’heure actuelle, si les accusés autochtones sont bien défendus par un avocat qui fera le maximum pour assurer une bonne défense, les outils voulus sont là. Une fois ce projet de loi adopté, ces outils ne seront plus là dans certains cas et les personnes en question se retrouveront en prison.

Le sénateur Fraser : Merci beaucoup.

Le président : Nous passons maintenant au sénateur Runciman.

Le sénateur Runciman : Merci, messieurs, de participer aux délibérations du comité. Nous l’apprécions vivement.

Une ou deux choses m’intriguent. Les peines minimums obligatoires que prévoit cette loi visent des infractions contre des enfants et le trafic de drogue. Je n’ai pas de chiffres concernant les membres des Premières nations condamnés pour ces catégories d’infractions. Je suppose que la drogue constitue le principal problème auquel vous êtes confronté. Peut-être pourriez-vous en parler. Ces peines minimums obligatoires sont reliées au trafic de drogue et aux infractions sexuelles contre des enfants. Pouvez-vous nous expliquer un peu plus pourquoi vous pensez que cela pose un sérieux problème dans vos communautés?

M. Jones : Pour ce qui est des crimes sexuels contre les enfants, la nécessité de protéger tous nos enfants ne fait aucun doute. Il a été clairement établi, par le passé, que les enfants autochtones ont été particulièrement vulnérables aux abus sexuels à cause de la situation dans laquelle ils étaient, que ce soit dans un pensionnat ou suite à l’adoption d’enfants autochtones en dehors de leur propre communauté.

Nos enfants méritent le maximum de protection, sans aucun doute. C’est une chose qui, nous l’espérons, protégera mieux nos enfants. Nous savons aussi que parfois, nos enfants n’ont pas bénéficié de la même façon que les autres de l’application de la loi, que ce soit par la police ou la poursuite. En fait, ces services ont parfois reproché aux enfants de s’être mis eux-mêmes dans ce genre de situations en consommant de l’alcool ou de la drogue. Nous espérons que toute l’administration de la justice veillera à ce que ce genre de loi assure la même protection à nos enfants.

Pour ce qui est du trafic de stupéfiants, une des réalités dont il faut parfois tenir compte est le fait que les jeunes Autochtones participent à des activités en bande. Dans les grandes villes, les gangs autochtones sont une réalité bien présente et ils étendent leurs activités jusqu’aux communautés des réserves. Ils se livrent sans aucun doute à un certain trafic et leurs membres seront donc visés par ces dispositions.

Comme je l’ai mentionné, et comme l’a souligné le rapport du Bureau de l’enquêteur correctionnel, un bon nombre de ces personnes sont des jeunes qui se laissent entraîner dans des gangs après avoir été en prison où ils ont côtoyé des gangs et des chefs de bande ou tout simplement dans la rue. Ils se laissent entraîner dans ces activités, non pas par choix, mais parce que c’est le sort que la vie leur réserve à cause de tous ces autres facteurs comme le manque d’instruction, le manque d’emplois, et cetera.

Nous nous attendons à ce que, malheureusement, cela se répercute davantage sur les jeunes.

Le président : Excusez-moi, sénateur. Nous avons un problème d’interprétation. L’interprétation ne fonctionne pas. Malheureusement, chef Atleo, je crois qu’avec la connexion de vidéoconférence, nous ne pouvons pas assurer l’interprétation alors que nos délibérations doivent être interprétées. Je crois que la seule solution, malheureusement, est d’interrompre la connexion avec vous, chef, pour pouvoir obtenir l’interprétation. Est-ce acceptable pour vous? J’en suis vraiment désolé. Est-ce acceptable pour vous?

M. Atleo : Absolument. Pour conclure, je tiens à remercier le comité sénatorial encore une fois. Vous êtes entre bonnes mains avec mon collègue, M. Roger Jones. Je m’inquiète beaucoup de la direction dans laquelle ce projet de loi nous entraîne et comme j’ai travaillé dans le domaine du traitement des toxicomanies dans mon propre territoire, je suis convaincu que la solution se trouve dans la prévention, le soutien, la réinsertion et la résolution du traumatisme et des toxicomanies qui en résultent.

En fin de compte, il faudrait une approche comparable à celle que nous voyons au niveau fédéral dans le rapport préparé en 2005 par le Conseil canadien des chefs d’entreprise, selon lequel vous ne pouvez bâtir des communautés viables et prospères que si ces communautés peuvent vivre en sécurité.

Cela nous mène dans une direction qui ne permettra pas aux Premières nations de créer des communautés où l’on peut vivre en sécurité. Les jeunes dont nous parlons risquent davantage de se retrouver en prison qu’à l’école. C’est certainement une tendance que nous voulons inverser.

Je vous remercie encore une fois. Je comprends les exigences techniques. Je vais vous quitter et je remercie M. Jones de représenter l’Assemblée des Premières nations pendant le reste de l’audience. Merci.

Le président : Encore une fois toutes nos excuses, chef. Nous avons beaucoup apprécié vos observations, aussi brèves soient-elles, et nous vous en remercions. Nous avons hâte de vous revoir. Merci.

Monsieur Jones, nous allons maintenant passer au sénateur suivant, le sénateur Jaffer.

Le sénateur Jaffer : J’avais une question à poser au chef Atleo, mais vous pouvez sans doute y répondre, Monsieur Jones. Sinon, nous pourrions peut-être obtenir une réponse avant la fin de la semaine.

J’ai récemment assisté à une réunion organisée par le gouvernement et les médias en ont beaucoup parlé comme d’un effort que le gouvernement fait pour commencer à améliorer les relations entre les Autochtones, les Canadiens et le gouvernement. Nous avons entendu un discours positif qui parlait de réconciliation entre les Autochtones et la population canadienne et, bien entendu, la Couronne.

Pourriez-vous nous dire en quoi le projet de loi C-10  contribuera à cette réconciliation? Quelles parties du projet de loi permettront d’atteindre les objectifs que le gouvernement a établis au cours des récentes réunions avec les chefs des Premières nations?

Je vais poser mes deux questions, et si vous ne pouvez pas y répondre, le chef Atleo pourra peut-être compléter la réponse. Je n’ai pas encore pris ma décision, mais j’ai l’intention de proposer une exemption au paragraphe 718.2e) fondée sur le principe Gladue. Si nous proposons cet amendement et qu’il est accepté, cela répondra-t-il à vos inquiétudes?

M. Jones : Merci, sénateur. Nous avons examiné à fond le projet de loi pour y trouver des éléments qui permettraient de résoudre la situation à laquelle notre peuple est confronté dans le système de justice pénale.

Premièrement, nous serions certainement pour tout amendement législatif qui viserait à préserver et même à améliorer la capacité du système de justice pénale à tenir compte de la situation des délinquants autochtones, comme dans le contexte de la règle Gladue.

D’autre part, il ne fait aucun doute que les mesures comme le programme de tribunaux de traitement de la toxicomanie sont extrêmement utiles, car malheureusement, un grand nombre de délinquants autochtones ont sans doute besoin d’un traitement et si un tribunal du système de justice pénale canadien peut résoudre ce genre de situations, c’est une bonne chose.

Malheureusement, je pense que, comme dans le cas de Gladue, les tribunaux de traitement de toxicomanie sont rares. Je crois qu’il y en a une demi-douzaine dans l’ensemble du pays qui font le travail qu’ils sont censés faire. Néanmoins, les Autochtones sont partout et pas seulement à Toronto, Vancouver, Edmonton et ailleurs, là où se trouvent ces services. On en a également besoin dans nos communautés. Nous avons aussi besoin de programmes de traitement de la toxicomanie dans nos communautés. Quand les Autochtones sont accusés d’infractions au Code criminel comme celles dont nous parlons, ils sont souvent jugés dans la localité non autochtone voisine. Il n’y a pas de services de traitement, dans la localité en question, car souvent, elle dispose seulement de services judiciaires limités. On se contente de juger les gens : ils entrent, ils sortent et on passe à l’affaire suivante.

Ce qu’on attend de la réconciliation, c’est qu’on fasse plus pour rehausser, comme le chef national en a parlé, la capacité de gouvernance de nos communautés afin qu’elles puissent faire face à ces problèmes de façon à ce que les gens aient des comptes à rendre à leur propre peuple et à leur propre communauté. Lorsqu’un accusé est jugé dans une ville à côté de l’endroit où il vit, il n’a pas de comptes à rendre à son propre peuple, même si c’est à lui qu’il a causé des torts en s’attaquant à des biens ou à des personnes. Les tribunaux qui jugent les gens de chez nous ne fonctionnent pas dans nos communautés. Il n’y a donc pas de responsabilisation.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup, M. Jones et chef Atleo, de votre présence. Dans l'Ouest canadien, il y a une surreprésentation des jeunes Autochtones dans le système carcéral. Nous devons vraiment trouver les moyens pour mieux soutenir les communautés ainsi que ces jeunes afin qu'ils évitent de mener une vie dans la criminalité. Il ne suffit pas seulement de resserrer le Code criminel pour ce type de crime, mais d’assurer aux communautés un meilleur soutien aux plans social, éducatif et de la santé.

Les chefs autochtones qui ont comparu avant ont beaucoup parlé de la réalité de l'Ouest canadien en termes de surreprésentation carcérale et de criminalité; dans l'Est du Canada, entre autres au Québec, la situation est-elle la même ou si le portrait est différent?

[Traduction]

M. Jones : Merci, sénateur. Malheureusement, je ne peux pas vous citer les chiffres région par région, mais je peux certainement m’engager à chercher ces renseignements et à vous les transmettre. Je dirais qu’en ce qui concerne la situation de notre population en général ou de nos jeunes est que, souvent, il s’agit d’une réalité nationale qui ne se limite pas aux provinces des Prairies ou de l’Ouest. Je peux essayer de trouver ces renseignements afin de vous communiquer, ainsi qu’aux autres membres du comité, les chiffres qui s’appliquent à chaque région.

Le président : sénateur Boisvenu, nous allons devoir passer au suivant. Compte tenu du nombre de sénateurs qui sont sur la liste, tous ceux qui ont demandé la parole pourront participer au premier tour. Désolé.

Le sénateur Munson : Je serai très bref. Je voudrais faire suite à la question du sénateur Boisvenu. Pour ce qui est des sanctions communautaires, estimez-vous que cette formule donne de meilleurs résultats? Peut-elle donner de meilleurs résultats? Comment? Nous revenons sur la question du taux de succès de ces sanctions par comparaison avec l’incarcération.

M. Jones : Je crois que le ministre Nicholson a été cité dans un article publié ce week-end dans The Globe and Mail. Il disait que les mesures comme la Stratégie de la justice applicable aux Autochtones qui permettent de lancer des projets pilotes de sanctions communautaires ou des solutions de rechange à l’incarcération donnent des résultats, car sinon le gouvernement ne continuerait pas d’investir dans ce genre d’initiatives. Les dirigeants et la population des Premières nations vous confirmeront qu’elles donnent des résultats.

Malheureusement, comme dans le cas des tribunaux de traitement de la toxicomanie, la disponibilité de ce genre de projets privés dépend de leur financement. Souvent, ces programmes sont cofinancés par le gouvernement fédéral et les provinces et il n’y en a jamais assez. C’est malheureusement la réalité. Nous disons que si le gouvernement fédéral et les provinces investissaient davantage dans ce genre de programmes pour qu’ils soient plus largement accessibles, cet investissement serait peut-être rentable en réduisant les taux d’incarcération, car il coûte cher de garder une personne dans le système correctionnel. Cela coûte cher.

Un de nos messages est que vous pouvez soit augmenter vos coûts en mettant davantage d’Autochtones en prison, soit investir dans des programmes et des initiatives pour éviter que les Autochtones aillent en prison. Ces programmes et politiques doivent faire suite aux mesures mises en place depuis quelques années qui ont eu des résultats positifs. Vous pourriez peut-être examiner ces possibilités, en plus de mesures telles que des amendements législatifs prévoyant des exemptions dans des situations claires où le délinquant est autochtone.

Le sénateur Lang : Je crois que nous partageons tous les véritables préoccupations que suscitent, dans tout le pays, les difficultés auxquelles les communautés des Premières nations sont confrontées et les défis que cela pose pour le gouvernement, que ce soit le gouvernement des Premières nations ou le gouvernement provincial, municipal ou fédéral. Je voudrais toutefois revenir à la loi que nous étudions. Comme le sénateur Runciman l’a mentionné dans ses premières questions, le projet de loi se rapporte à l’exploitation sexuelle et au trafic de drogue.

Comme vous et comme le chef de l’Assemblée des Premières nations, je viens du Nord. Je viens d’une région où la majorité des communautés sont très petites. La drogue pose un problème chez nous. Ce n’est pas seulement à Toronto ou Vancouver, mais dans la plupart de nos communautés du Nord et dans les régions du nord des provinces. Nous avons tous ce même problème.

Ensuite, pour ce qui est des prédateurs sexuels et l’exploitation sexuelle, je tiens à dire qu’à mon avis, même si on parle beaucoup de ce projet de loi, je ne pense pas qu’on dise au public quelle est exactement sa teneur. Il prévoit des peines minimums obligatoires pour les infractions représentant des écarts de conduite que notre société n’est pas prête à accepter. Par exemple, si ce projet de loi est adopté, l’exploitation sexuelle d’une jeune personne sera punissable d’une peine obligatoire d’un an de prison. En tant que représentant de la communauté autochtone, je dois vous demander quel mal vous voyez à ce genre de peine obligatoire pour un individu qui, de toute évidence, a profité, dans la plupart des cas, d’une jeune femme, d’une jeune fille, qui a abusé d’elle et qui doit passer au moins un an en prison s’il est trouvé coupable? Il me semble que, du point de vue de la victime, le fait que ce crime soit puni pourrait lui apporter un certain réconfort.

Le président : sénateur Lang, je crois que vous avez posé votre question. Avez-vous compris la question?

M. Jones : Oui. Je ne pense pas qu’on puisse jamais s’abstenir de tenir compte de la situation d’une personne pour décider de la meilleure chose à faire pour redresser les torts qui ont été causés. J’estime qu’il faut quand même tenir compte des circonstances. Néanmoins, je suis d’accord avec vous pour dire que ce projet de loi n’est peut-être pas présenté comme il faut, car on insiste peut-être trop sur les peines obligatoires.

Comme nous l’indiquons dans notre mémoire, nous avons des objections à l’égard d’autres dispositions du projet de loi qui apportent des changements à la loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et la loi sur le transfert international des délinquants. Pris ensemble, ces changements auront d’importantes conséquences pour notre peuple.

Il est vrai qu’il n’y a pas seulement des peines obligatoires. Cette mesure a d’autres conséquences pour nous et nous voulons que le comité et le gouvernement sachent quels en seront les effets et les répercussions.

Le sénateur Cowan : Le titre abrégé de cette loi est « loi sur la sécurité des rues et des communautés » et que nous soyons législateurs ou dirigeants comme vous, nous souhaitons tous faire tout ce que nous pouvons raisonnablement faire pour assurer la sécurité dans nos communautés et dans nos rues. La question que nous examinons est celle de savoir si tel sera bien l’effet de ce projet de loi et de ses nombreux éléments.

Vous avez mentionné tout à l’heure une déclaration du ministre Nicholson qui, en réponse à une question sur les effets de cette loi, a dit qu’il était difficile de prédire les effets futurs des lois, et c’est vrai. Il est vrai qu’il est difficile de prédire les résultats futurs, mais les résultats passés sont un bon indice des résultats futurs, n’est-ce pas?

M. Jones : Oui.

Le sénateur Cowan : J’aimerais savoir si vous êtes d’accord avec moi pour dire que nous avons maintenant suffisamment de preuves quant aux effets de ce régime de peines minimum obligatoires qui, selon moi, a été un échec ici et dans d’autres pays, pour pouvoir raisonnablement supposer que sa continuation et son élargissement auront les mêmes effets au Canada. Je vous pose la question dans le contexte des statistiques effarantes figurant dans le mémoire que vous avez cherché à présenter à la Chambre des communes, mais que vous avez soumis ici, au Sénat, à l’égard des effets de notre système de justice pénale sur nos peuples autochtones. Pouvez-vous nous dire ce que vous en pensez?

M. Jones : Bien entendu, je suis d’accord avec votre point de vue. J’irais même un peu plus loin en disant qu’il y a eu d’innombrables examens portant sur la façon dont le système de justice pénale traite les peuples autochtones au Canada, que ce soit dans le cadre de la Commission royale sur les peuples autochtones ou diverses commissions d’enquête provinciales, depuis l’affaire Marshall jusqu’à l’enquête qui se déroule actuellement en Colombie-Britannique au sujet des feMmes assassinées et disparues dont un bon nombre sont Autochtones. Il y a d’innombrables rapports, études et preuves établissant cette réalité. De nombreuses recommandations ont été formulées pour remédier à la situation, mais elle n’évolue pas et risque même de s’aggraver.

La réalité à laquelle nous sommes confrontés n’a rien de nouveau; nous adressons constamment le même message, mais cela ne produit aucun changement.

Le sénateur Cowan : Monsieur Jones, pouvez-vous nous indiquer une étude, un examen ou des statistiques montrant que ce genre d’approche améliorera la sécurité dans nos communautés et dans nos rues?

M. Jones : Non, je ne peux pas.

Le sénateur Frum : Merci, Monsieur Jones. Lorsqu’ils ont comparu devant le comité, M. Nicholson et M. Toews ont dit clairement que le projet de loi C-10  visait les infractions graves, violentes et répétées. Pour ce qui est de Gladue, nous avons entendu des témoignages selon lesquels l’arrêt Gladue a pour effet de réduire les peines pour les Autochtones. Ma question porte sur un élément précis de la règle Gladue où il est dit que :

Il ne faut pas présumer non plus que le délinquant reçoit une peine plus légère pour la simple raison que l’incarcération n’est pas imposée. Il n’est pas raisonnable de présumer que les peuples autochtones ne croient pas en l’importance des objectifs traditionnels de la détermination de la peine, tels la dissuasion, la dénonciation et l’isolement, quand ils sont justifiés. Dans ce contexte, en règle générale, plus grave et violent sera le crime, plus grande sera la probabilité, d’un point de vue pratique, que la peine d’emprisonnement soit la même pour des infractions et des délinquants semblables, que le délinquant soit autochtone ou non-autochtone.

Je voudrais que vous en parliez. Il me semble clair que l’arrêt Gladue ne s’applique pas vraiment à la plupart des infractions prévues dans le projet de loi C-10.

M. Jones : Je ne peux pas vraiment parler des statistiques, mais je sais que tout délinquant qui entre en conflit avec la loi de la façon qui est décrite a commis une grave infraction et doit rendre des comptes. J’estime que le titre du projet de loi correspond à ce que nous voulons tous; nous voulons la sécurité dans nos rues et nos communautés et c’est encore plus vrai dans les communautés des Premières nations du pays qui n’en bénéficient pas. Le fait est que la dissuasion et la responsabilisation ne sont tout simplement pas là.

Lorsque les membres de notre communauté sont jugés en dehors des réalités de leur propre communauté, ils n’ont pas le sentiment d’avoir des comptes à rendre à leur communauté. Quand vous êtes assis dans le tribunal d’une ville voisine ou de la ville où vous avez commis l’infraction ou celle où vous êtes jugé, tous ces grands principes de dissuasion et de responsabilisation ne s’appliquent malheureusement pas. Non pas que ces principes ne soient pas valorisés ou valides — je pense que nos communautés voudraient qu’ils s’appliquent et c’est pourquoi nous insistons sur la nécessité de remédier au fait que le système traite plus durement les Autochtones. Les gens croient, je pense, que nos communautés doivent assumer la responsabilité de leur propre population et que les délinquants doivent également leur rendre des comptes.

Le sénateur Angus : Monsieur Jones, c’est un plaisir de vous revoir ici. Vous avez dit qu’au moins dans le cas des adolescents autochtones, les amendements proposés discriminatoires à leur égard. Pourriez-vous être un peu plus précis? Quand vous dites que d’après d’innombrables preuves, les jeunes des Premières nations seront ciblés et lésés injustement par ces changements, vous portez là une accusation assez précise.

M. Jones : C’est parce que les chiffres confirment que, malheureusement, nos jeunes sont victimes de la vie dans les rues et de la vie dans les gangs et que les changements à cette loi qui entraîneront l’incarcération des récidivistes auront des répercussions sur eux.

Le sénateur Angus : Plus que sur les autres?

M. Jones : Oui. C’est la réalité. Les chiffres montrent l’existence de cette situation. Si le projet de loi vise les récidivistes, les changements s’appliqueront à ces personnes.

Le président : Cela met fin à notre session avec M. Jones; malheureusement, le temps que nous pouvions passer avec le chef national Atleo a été écourté.

Monsieur Jones, merci infiniment pour votre contribution au travail que nous faisons. Nous avons certainement entendu ce que vous-même et le chef aviez à dire aujourd’hui. Comme nous l’avons déjà mentionné, nous avons reçu votre mémoire écrit et il nous sera très utile.

Encore une fois, merci. Nous avons hâte de vous revoir lors de votre prochaine visite à notre comité.

Honorables sénateurs, nous allons poursuivre notre examen du projet de loi C-10, la loi sur la sécurité des rues et des communautés. Nous allons maintenant étudier la partie V du projet de loi C-10, qui propose de modifier la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés afin que la loi ait pour objectifs de protéger la sécurité publique et de garantir la sécurité de la société canadienne. D’autres amendements sont proposés pour empêcher que des ressortissants étrangers soient exploités ou soient victimes de la traite des personnes dans notre pays. Ces amendements conféreront aux agents d’immigration le pouvoir de refuser d’autoriser des ressortissants étrangers à travailler au Canada s’ils estiment qu’ils risquent d’être victimes d’exploitation ou d’abus.

Nous avons le plaisir de recevoir notre prochain groupe de témoins. La représentante du Conseil canadien pour les réfugiés est Mme Loly Rico, vice-présidente; bienvenue, madame Rico. Nous entendrons, par vidéoconférence, le témoignage de M. Benjamin Perrin, professeur adjoint, Faculté de droit, Université de la Colombie-Britannique; bienvenue, Monsieur Perrin.

madame Rico, je vais commencer par vous. Je crois que vous désirez faire une déclaration préliminaire.

Loly Rico, vice-présidente, Conseil canadien pour les réfugiés : Bon après-midi. Nous tenons à dire que nous ne sommes pas d’accord avec les modifications proposées. Nous nous y opposons, car elles ne feront pas obstacle à la traite des personnes.

Ce projet de loi fera obstacle aux feMmes vulnérables qui ont obtenu un permis de travail ici, au Canada, un permis accordé par le ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences. Nous avons dit notamment qu’il faudrait surveiller de plus près les permis de travail, surtout pour les danseuses exotiques. Il faudrait vérifier, au Canada, quel est le but de ce travail, qui est l’employeur et examiner davantage la façon dont la décision est prise, au Canada, au bureau des visas. Nous nous inquiétons notamment du fait que le refus doit être examiné par deux agents d’immigration, mais qu’il n’en a pas toujours deux dans les ambassades. Parfois, ils se séparent pour aller assister à des réunions, alors comment la décision sera-t-elle prise en pareil cas?

Nous craignons aussi que cela exclura les feMmes au lieu de les protéger. Si elles n’obtiennent pas un permis de travail, cela n’arrêtera pas la traite des personnes, car elles seront entre les mains des trafiquants et elles pourront quand même venir par d’autres moyens.

Étant donné que le Canada est l’un des pays signataires des protocoles de Palerme, nous devrions chercher surtout à assurer une protection ici, au Canada, et à résoudre cette question au Canada.

Le président : Merci pour cette déclaration préliminaire.

Monsieur Perrin, voulez-vous faire une déclaration préliminaire?

Benjamin Perrin, professeur adjoint, Faculté de droit, Université de la Colombie-Britannique, à titre personnel : Oui. C’est un honneur pour moi de comparaître aujourd’hui devant le comité et j’apprécie de pouvoir le faire par vidéoconférence.

Je voudrais d’abord dire que j’appuie énergiquement l’adoption du projet de loi C-10, la totalité de la loi que vous examinez. J’ai une ou deux très brèves observations à formuler à ce sujet et ma déclaration préliminaire portera principalement sur les modifications à la loi sur l’immigration et à la protection des réfugiés.

J’ai pu constater le sentiment qui règne au Canada en voyageant aux quatre coins du pays pour mes recherches, en allant dans les postes de police aussi bien que dans les services qui viennent en aide aux victimes d’actes criminels graves et violents, y compris l’exploitation sexuelle et la traite des personnes. La plupart des gens ont le sentiment que le système de justice pénal a laissé tomber les victimes et leurs familles et que nos lois n’ont pas su s’adapter aux réalités des crimes graves, qu’elles n’ont pas pu avoir l’effet que nous attendions des dispositions existantes.

Je tiens également à souligner dans les grandes lignes qu’en ce qui concerne le train de réformes dont le comité est saisi, même si on dit souvent que la criminalité est en diminution au Canada, le comité n’ignore pas que les genres de crimes que vise le projet de loi C-10  sont, en fait, en augmentation. C’est vrai tant pour l’exploitation sexuelle des enfants, un sujet sur lequel j’ai également fait des recherches, que les crimes reliés à la drogue et la traite des personnes est, selon moi et beaucoup d’autres gens, un crime qui fait également partie de cette liste.

À mon avis, la totalité de ce train de réformes vise à rééquilibrer le droit pénal de façon à augmenter la responsabilisation des délinquants. Ces réformes auraient dû être apportées depuis longtemps. Elles sont importantes et correspondent aux attentes de nombreux Canadiens quant à la façon dont la justice pénale devrait traiter ceux qui commettent des crimes, tant sur le plan de la punition que sur celui de la réinsertion.

Je vais maintenant passer aux dispositions de la loi dont l’ancien titre parlait de « protéger les étrangers vulnérables contre le trafic, la maltraitance et l’exploitation ». Comme vous le savez, ce projet de loi a été étudié par différents comités de la Chambre depuis maintenant plusieurs années et j’ai préparé l’exposé que je vous présente aujourd’hui, il y a trois ou quatre ans, en réponse à des versions antérieures de ce projet de loi. Je n’hésite pas à les formuler.

Il y a quatre principales raisons pour lesquelles j’appuie l’adoption de ces amendements, particulièrement en ce qui concerne les changements à la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

La première est qu’ils répondent aux engagements internationaux du Canada visant à prévenir la traite des personnes et je ne suis pas d’accord avec ma collègue et amie qui comparaît devant vous aujourd’hui à ce sujet pour les raisons que j’expliquerai dans un instant.

Deuxièmement, et c’est le plus important, cette série de modifications s’attaque aux formes de traite de personnes associées à la tromperie et à la fraude, au cas où le ressortissant étranger ignore ou refuse de voir qu’il risque d’être exploité au Canada.

Troisièmement, il s’agit d’une approche préventive. Les détracteurs du projet de loi C-10, ont souvent dit dans les médias que ce n’est pas un projet de loi sur la prévention. Ces modifications sont un excellent exemple d’approche préventive de la criminalité, ce qui est dans l’intérêt de tous. Je ne suis pas du tout d’accord pour dire qu’il vaut mieux permettre à un ressortissant étranger de venir au Canada si nous avons des motifs raisonnables de croire qu’il sera victime d’exploitation, dans l’espoir que nous pourrons le découvrir après coup et mettre des services de soutien à sa disposition.

Enfin, c’est conforme à la responsabilité du gouvernement fédéral de faire preuve de toute la diligence voulue pour prévenir la traite des personnes étrangères au Canada. Je me ferais un plaisir de revenir sur ces raisons pendant la période de questions du comité. Merci beaucoup.

Le président : Merci, Monsieur Perrin. Nous allons maintenant passer aux questions en commençant par notre vice-présidente, le sénateur Fraser.

Le sénateur Fraser : Merci infiniment à vous deux de vous être joints à nous. Il est important pour nous d’entendre des points de vue éclairés sur ce projet de loi.

Ma question s’adresse à vous, Monsieur Perrin. Vous dites que le projet de loi exige que les agents d’immigration fassent preuve de toute la diligence voulue lorsqu’ils évaluent les demandes. Comment définissez-vous cela? À voir ce projet de loi, j’ai l’impression que nous avançons à l’aveuglette. Le projet de loi porte que les agents d’immigration canadiens à l’étranger peuvent refuser d’autoriser des ressortissants étrangers à venir au Canada s’ils estiment que l’intérêt public tel qu’établi dans les instructions du ministre le justifie. Nous n’avons pas ces instructions. Nous ignorons ce qu’elles diront. Nous savons seulement qu’elles établiront où est l’intérêt public. Il n’est pas question ici de diligence, de motifs raisonnables ou de la façon dont seront établis les motifs raisonnables pour lesquels l’agent d’immigration refusera l’entrée au Canada. Je ne veux pas qu’on fasse venir des gens qui sont victimes de la traite des personnes et je suppose que tout le monde sera d’accord sur ce point. J’essaie seulement d’établir si ce projet de loi fera ce qu’il nous dit qu’il fera et de comprendre quels seront ses effets. Pouvez-vous nous en parler?

M. Perrin : Absolument. La façon dont ces modifications sont structurées correspond à celle dont la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est généralement structurée. La LIPR est une loi-cadre qui renvoie souvent à des règlements et à des directives qui sont promulgués par les ministres et qui, comme ces amendements, sont publiés dans la Gazette du Canada pour assurer la transparence et l’ouverture.

J’ai réfléchi à cette problématique, sénateur, et c’est une excellente question. Cela devrait-il figurer en partie dans la loi comme telle ou qu’est-ce qu’il faudrait inclure dans les directives qui seront publiées? D’après mes recherches, les trafiquants changent constamment de tactiques et adaptent rapidement les stratagèmes qu’ils déploient et utilisent. Ce projet de loi ne se limite pas au trafic sexuel. Il mentionne l’exploitation sexuelle, mais le travail forcé pose un problème de plus en plus important au Canada et fait également des victimes du sexe masculin. C’est un exemple d’un phénomène qu’on a seulement constaté récemment. Si cela fait l’objet de directives au lieu qu’il soit nécessaire de s’adresser au Parlement chaque fois qu’on constate une nouvelle tactique ou une nouvelle méthode, cela laisse la souplesse voulue pour agir. Je suis d’accord pour que ces directives contiennent l’essentiel des mesures d’intervention et je n’y vois pas d’inconvénient, car elles figureront dans la Gazette du Canada lorsqu’elles seront adoptées et abrogées, ce qui assurera une certaine transparence. Je souhaiterais certainement que le ministère tienne de vastes consultations auprès de ses propres agents, de même qu’auprès de la GRC, de la police municipale et des organismes non gouvernementaux pour identifier certaines des tactiques utilisées. C’est ma première réponse à votre question.

Plus brièvement, pour ce qui est de ma deuxième réponse, qui a été publiée dans un ouvrage intitulé Invisible Chains : Canada's Underground World of Human Trafficking. Dans le cadre de cette étude, en plus de rencontrer les autorités, j’ai obtenu des dizaines de milliers de pages de renseignements grâce à l’Accès à l’information. J’y ai notamment trouvé un cas, que j’ai dans mon ordinateur et que je n’approfondirai pas ici à moins que le sénateur ne le souhaite, et qui est un exemple de situation dans laquelle un agent d’immigration de Budapest a obtenu des renseignements sur un stratagème grâce à un examen approfondi. Cet exemple montre que nous ne savons pas d’où proviendront les renseignements sur des cas potentiels d’exploitation. En fait, ils proviendront probablement d’un grand nombre de sources. Ce projet de loi part du principe que la personne la plus proche de l’endroit où la demande est faite est la mieux placée pour décider. Je pense que c’est la bonne formule.

Le sénateur Fraser : J’aimerais quand même voir les instructions avant que nous n’adoptions le projet de loi, mais je suppose que nous ne les verrons pas. Monsieur le président, pourrions-nous demander à M. Perrin de soumettre au comité le cas dont il parle? Nous n’avons pas le temps d’en discuter maintenant.

Le président : Est-ce possible, professeur?

M. Perrin : Je peux vous en donner un aperçu ou vous en citer un paragraphe si cela peut vous être utile.

Le sénateur Fraser : Il serait plus rapide que vous nous le transmettiez simplement.

Le président : Si vous pouviez en remettre un extrait à notre greffier, cela nous serait utile. Nous l’apprécierions.

M. Perrin : Ce sera avec plaisir.

Le sénateur Runciman : Je remercie les témoins de comparaître. madame Rico, je ne voudrais pas être injuste, mais en lisant votre mémoire et en entendant ce que vous avez dit brièvement ici aujourd’hui, je suis surpris que vous suggériez au gouvernement de permettre aux criminels de se servir de notre processus d’immigration pour faire la traite des personnes compte tenu des terribles abus que cela entraîne, surtout contre les feMmes et les enfants. Est-ce bien ce que vous dites?

Mme Rico : Non, ce n’est pas ce que je dis. Je travaille ici, auprès des victimes de la traite des personnes et je suis venue comme réfugiée du Salvador, il y a 22 ans. Je sais, par expérience, comment procèdent les agents des visas. Ce n’est pas seulement l’exploitation sexuelle. Beaucoup de gens qui viennent avec un permis de travail comme travailleurs temporaires peuvent être victimes de la traite des personnes. Il ne suffit pas que l’agent des visas les empêche d’entrer pour empêcher la traite des personnes. Nous disons que lorsque le ministère délivre le permis de travail, il le fait en fonction d’un avis relatif au marché du travail et que c’est à ce moment-là qu’il doit faire preuve de la diligence voulue, lorsqu’il autorise les employeurs à engager des travailleurs temporaires. Voilà ce que nous disons. Si vous vous servez de l’agent des visas, vous risquez de fermer la porte à quelqu’un qui vient travailler de bonne foi alors que les autres viendront ici par d’autres moyens, par des voies souterraines, comme nous disons.

Le sénateur Runciman : Professeur, Mme Rico veut dire, je crois, que nous ne devrions pas essayer d’empêcher des personnes à risque de venir au Canada dans l’espoir de pouvoir toutes les rescaper une fois qu’elles sont ici. Vous en avez brièvement parlé tout à l’heure. Pourriez-vous nous en dire plus?

M. Perrin : Certainement. Pour commencer, Mme Rico dit que nous devrions savoir, au moment de l’avis relatif au marché du travail, qui est bien sûr un avis économique très général sur un secteur donné de l’économie, quel ou quels employeurs pourraient pratiquer la traite de personnes. Je ne pense pas que ce soit la bonne approche. Nous voyons en effet des exemples de traite des personnes dans de nombreux secteurs. Nous avons eu des cas dans le secteur de la construction et celui de la transformation des aliments, chez les aides à domicile et, bien entendu, dans les divers milieux du commerce du sexe. Au moins, pour ce qui est de la première catégorie, pas le commerce du sexe, bien sûr, vous avez des entreprises de construction légitimes, mais certaines d’entre elles ont choisi de profiter de notre système d’immigration pour exploiter horriblement des gens. La poursuite peut parler d’esclavage des temps modernes. Voilà pourquoi je pense qu’une approche personnalisée comme celle qu’adopte ce projet de loi est la bonne.

En ce qui concerne la détection, au Canada, les taux d’identification et de détection de la traite des personnes sont très bas. Telle est la conclusion de nos recherches à l’Université de la Colombie-Britannique et la GRC l’a reconnu dans son rapport de mars 2010  intitulé Projet SECLUSION qui était un vaste projet national de renseignement criminel. Nous ne pouvons absolument pas nous contenter d’aider les personnes une fois qu’elles ont été exploitées. Nous devons à la fois prévenir le crime et poursuivre les trafiquants. Il ne suffit pas de protéger les personnes victimes d’exploitation sexuelle une fois que les torts leur ont été causés. Cette opinion n’est pas seulement la mienne, mais aussi celle du protocole des Nations Unies contre la traite des personnes. Plus précisément, le paragraphe 11(1) du Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des feMmes et des enfants, que le Canada a ratifié le 13 mai 2002, prévoit que les États parties renforcent, dans la mesure du possible, les contrôles aux frontières nécessaires pour prévenir et détecter la traite des personnes. C’est pourquoi ce projet de loi correspond également à ce que nous avons accepté de faire au niveau international.

Le sénateur Jaffer : Je vous souhaite la bienvenue à tous les deux. C’est un plaisir de vous revoir. madame Rico, je partage tout à fait vos préoccupations, car le programme des aides familiaux résidants est pratiquement le seul moyen, pour les femmes, de venir au Canada. Les feMmes peuvent très rarement venir seules au Canada dans le cadre des autres catégories. Je crains qu’une fois que ces feMmes ont rempli toutes les formalités, deux agents des visas puissent encore décider qu’elles ont besoin d’une protection.

Ma principale source d’inquiétude est que nous n’avons pas vu les instructions que le ministre donnera. Il n’a pas précisé quelles seront ces instructions ou comment elles seront formulées. Il dit qu’elles seront publiées ultérieurement. Le Parlement n’aura aucun droit de regard sur les instructions du ministre, ce qui m’inquiète.

Pouvez-vous nous dire ce que vous en pensez?

Mme Rico : C’est également ce qui inquiète le Conseil canadien pour les réfugiés. Nous n’avons pas vu les instructions ou les directives et le ministre ne tiendra pas non plus de consultations. Ce qui nous inquiète le plus, c’est que cela vise les femmes, qui sont les personnes les plus vulnérables.

Je sais que nous devons prévenir la traite des personnes, mais ce n’est pas la bonne façon de le faire. Cela ferme la porte à de plus en plus de gens qui veulent venir, par exemple dans le cadre du programme des aides familiaux résidants. Le Conseil canadien pour les réfugiés a proposé un amendement à la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés qui accorderait une meilleure protection aux feMmes victimes de la traite des personnes. Il leur permettrait de rester au Canada et d’être protégées.

Sans avoir vu les règlements et les instructions, nous ne savons pas comment les agents des visas prendront leurs décisions. Qui va leur fournir ces renseignements? Vont-ils prendre une décision subjective?

Nous devons examiner les causes profondes du problème. Une des difficultés que posent les travailleurs temporaires, même dans le cadre du programme des aides familiaux résidants, est qu’ils viennent travailler pour un employeur précis. Ils ne viennent pas avec un permis de travail ouvert. Si c’était le cas, ils pourraient porter plainte et changer d’emploi s’ils étaient victimes d’exploitation. Ce projet de loi n’arrêtera pas la traite des personnes. Il exclura celles qui veulent venir travailler ici pour faire vivre leur famille à l’étranger.

Le sénateur Jaffer : Professeur Perrin, vous avez fait beaucoup de recherche. Savez-vous combien de feMmes sont victimes de la traite des personnes au Canada dans le cadre du système de permis de travail?

M. Perrin : Il n’est pas possible de répondre à cette question à cause du manque de détection. Néanmoins, nous savons que le système de permis de travail a servi à faire la traite des personnes. En réponse aux demandes de renseignements que nous lui avons adressées pour notre étude, Citoyenneté et Immigration Canada a révélé que des trafiquants s’étaient servis de visas de travail légitime pour faire venir des victimes au Canada.

Le sénateur Jaffer : Avez-vous bien dit tout à l’heure que vous étiez tombé sur un cas de ce genre?

M. Perrin : C’était un exemple de cas. Il y en a d’autres.

Le sénateur Jaffer : Sur combien de cas êtes-vous tombé?

M. Perrin : Je n’ai pas calculé ce chiffre.

Le président : Professeur Perrin, pouvez-vous répondre à la question du sénateur Jaffer au sujet des instructions du ministre concernant l’intérêt public?

M. Perrin : Merci de me permettre d’aborder le sujet, Monsieur le président. Je me reporte à l’article 206 du projet de loi C-10  qui créerait l’article 30(1.4) de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Voici ce qu’on peut y lire au sujet de ces instructions :

Les instructions établissent ce qui constitue l’intérêt public et visent à protéger l’étranger qui risque de subir un traitement dégradant ou attentatoire à la dignité humaine, notamment d’être exploité sexuellement.

Le projet de loi ne dit pas seulement que des instructions suivront. Il va plus loin. Il précise clairement que la décision sera prise dans l’intérêt public, une expression qui a une signification particulière au sens de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Le ministre de l’Immigration ne pourrait pas s’en servir pour dire, par exemple, que toute personne qui aime la couleur bleue ne peut pas immigrer au Canada. C’est un exemple de cadre législatif qui apporte des précisions.

Ce projet de loi ne parle pas seulement de l’intérêt public, ce qui comprend des notions comme la sécurité nationale, la santé et la sécurité ainsi que la criminalité. Il précise que ces instructions doivent viser à protéger les étrangers. Il ne s’agit pas d’un stratagème pour freiner l’immigration. Le gouvernement actuel a augmenté l’immigration plus que tout autre avant lui.

De plus, c’est centré sur la prévention des risques et c’est relié expressément à un traitement humiliant ou dégradant, ce qui constitue un seuil très élevé de conduite problématique.

Le sénateur Lang : Monsieur Perrin, dans votre exposé, à propos de la loi sur la sécurité des rues et des communautés, vous dites :

Beaucoup de gens ont l’impression que le processus de justice pénale du Canada a laissé tomber les victimes et leurs familles, que nos lois n’ont pas su s’adapter à la réalité des crimes graves, y compris le terrorisme, le trafic de stupéfiants, la traite des personnes et les pédophiles prédateurs. Ce n’est pas seulement un sentiment, mais dans bien des cas, une réalité.

Je voudrais que vous nous disiez pourquoi vous déclarez cela et sur quoi vous vous basez.

M. Perrin : J’ai commencé à travailler dans le domaine de la violence conjugale et de la maltraitance quand j’étais un jeune garçon. Quand j’étais adolescent, j’ai travaillé comme bénévole dans un centre pour feMmes maltraitées à Calgary. Il y a 12 ans, j’ai fondé un organisme appelé The Future Group, un organisme non gouvernemental qui s’attaque à des problèmes comme la traite des personnes et d’autres formes de grave maltraitance contre les enfants.

Je suis professeur de droit depuis quatre ans et demi et mes recherches ont surtout porté sur l’exploitation sexuelle des enfants et la traite des personnes. Comme je l’ai déjà dit, dans le cadre de ces recherches, j’ai sillonné le pays pour visiter les centres de réadaptation. J’ai rencontré, dans les centres de réadaptation de Winnipeg, des jeunes filles autochtones de 14 ans qui sont des amies proches de jeunes feMmes disparues ou assassinées. J’ai partagé des repas avec elles. J’ai donné de l’argent provenant de la vente du livre que j’ai mentionné pour apporter une aide financière à deux de ces jeunes feMmes quand elles ont eu 18 ans. Je les ai rencontrées pour parler avec elles de ce qu’elles sont devenues. L’une d’elles se débrouille très bien et l’autre très mal. Cette expérience a été très intéressante pour moi personnellement, de même que sur le plan de mes recherches.

La police et les travailleurs des services d’aide aux victimes n’ont cessé de me répéter que nos lois actuelles sont en retard. Dans bien des cas, les victimes hésitent à venir présenter des preuves des crimes dont elles ont été victimes, car un bon nombre d’entre elles considèrent certaines choses comme la détention à domicile comme une version pour adultes de se faire renvoyer dans sa chambre. Quand je donne des conférences avec une période de questions, les gens demandent comment il se fait que quelqu’un puisse se retrouver dans la rue après avoir été reconnu coupable de ce genre de crimes.

Les changements qui ont été apportés ces dernières années m’ont permis de croire que la situation commence à évoluer. Un de ces changements est le projet de loi C-268 à la préparation duquel j’ai participé et qui prévoit des peines minimums obligatoires allant jusqu’à cinq ans pour ceux qui font la traite des enfants. Le comité sera heureux de savoir que cette loi est maintenant utilisée.

Nous voyons les choses évoluer, mais c’est un problème de longue date. Certaines choses comme le fait que la loi n’accorde pas aux victimes de crimes graves le droit de participer aux audiences de la Commission de libération conditionnelle est incompréhensible pour les familles de victimes. Le fait que la production et la distribution de pornographie juvénile ne soient pas punies d’une lourde peine de prison et que l’agression sexuelle d’un enfant avec une arme ou son kidnapping fasse seulement l’objet d’une détention à domicile sont des exemples qui, lorsqu’on me les a soulignés, m’ont amené à conclure que le public éprouve ces inquiétudes au sujet de notre système de justice.

Tous les exemples que je viens de donner sont des choses auxquelles cette loi permettra largement de remédier.

Le sénateur Munson : Merci d’être venue, madame Rico. J’ai une brève question à vous poser. Dans le mémoire que vous nous avez remis au nom du Conseil canadien pour les réfugiés, vous parlez d’une approche « condescendante et moralisante » et vous dites qu’il est humiliant pour les feMmes qu’un agent des visas décide de leur exclusion du Canada et ce pour leur propre protection. Qui devrait prendre cette décision? Quelqu’un doit la prendre.

Mme Rico : Oui. C’est pourquoi je dis que lorsque Ressources humaines et Développement des compétences Canada établit l’avis relatif au marché du travail, je sais qu’il s’agit d’une décision économique, mais qu’il faudrait vérifier quel est le genre d’emplois que ces feMmes viennent exercer. Nous donnons l’exemple des danseuses exotiques. Si vous allez à RHDCC, même ici en Ontario, le ministère a un bureau chargé de donner un avis relatif au marché du travail pour les danseuses exotiques. Nous disons que ce genre d’emploi est dégradant. Pourquoi permettons-nous que ce genre d’avis relatif au marché du travail soit donné? C’est pourquoi nous disons que ce n’est pas à l’agent des visas de prendre la décision. La décision devrait être prise ici, au Canada.

À mon avis, une des choses que nous devons faire pour mettre un terme à la traite des personnes, c’est nous doter d’une loi nationale couvrant le genre d’emplois qui peuvent être exercés, la façon dont nous pouvons protégé les travailleurs et la façon dont nous pouvons faire de la prévention. Pour le moment, nous apportons différents petits changements qui n’assureront pas une protection.

Je dis cela parce que mon bureau a travaillé auprès de victimes de la traite des personnes. Nous ne voyons pas beaucoup de victimes étrangères de la traite des personnes, parce qu’il n’y a pas de loi précise qui leur apporte une protection permanente. La protection est seulement temporaire. Lorsque nous parlons d’approche moralisante, c’est parce que nous parlons parfois à des feMmes vulnérables. Certaines d’entre elles viennent travailler dans le cadre du programme des aides familiaux résidants pour faire vivre leur famille. C’est un travail légitime.

Le sénateur Munson : Par où faut-il commencer, alors? Quelqu’un qui a les instincts d’un agent des visas ou quelqu’un d’autre doit entamer le processus, faire une recommandation et y donner suite. Vous dites que la décision devrait être prise au Canada, mais d’après le peu que j’ai lu sur le sujet, il faut qu’un oui ou un non ou un peut-être vienne du pays où vit la personne en question.

Mme Rico : Je connais bien le processus. Lorsqu’un employeur désire embaucher un travailleur qui n’est pas au Canada, il doit demander un avis relatif au marché du travail à RHDCc. Il doit prouver qu’il a un revenu suffisant pour embaucher un travailleur. Néanmoins, une des conditions est qu’il doit prouver qu’il a recherché au Canada une personne capable d’exercer cet emploi. S’il a fait cela, mais n’a pas pu trouver cette personne, c’est alors qu’il fait une demande et que l’avis relatif au marché du travail est émis. Avec cet avis relatif au marché du travail, la personne en question peut aller demander un permis de travail au bureau des visas à l’étranger.

Nous disons qu’il faudrait le faire au Canada où nous pouvons vérifier qui sont les employeurs. Si c’est l’agent des visas qui décide, cela n’arrêtera pas la traite des personnes. Si l’employeur est impliqué dans la traite des personnes, la GRC et la police doivent intervenir au Canada. Telle que la loi se présente pour le moment, ce sont les feMmes qui ne pourront pas venir et qui seront punies. Ce seront de nouveau les femmes, car même si elles demandent un travail légal, si elles viennent pour travailler, l’agent des visas dira : « j’ai un doute », il refusera le permis de travail et les feMmes ne pourront pas venir ici au Canada. Voilà pourquoi nous disons que ce n’est pas la solution. C’est à partir du Canada qu’il faut intervenir.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Ma question s'adresse à madame Rico. Vous me corrigerez si je me trompe, mais vous dites que le projet de loi, avec les amendements qui pourraient y être apportés, permettrait aux agents de visa d'avoir un droit de refus plus large, ce qui risquerait d'entraîner certaines organisations à opérer dans l'illégalité.

Avez-vous eu connaissance de cas précis où le fait d'avoir refusé des visas ait obligé des gens à agir illégalement? Vous avez parlé de danseuses exotiques et de feMmes qui font de l'entretien ménager.

[Traduction]

Mme Rico : Je n’ai pas de cas précis.

Je suis désolée de ne pas pouvoir répondre en français. J’aimerais pouvoir parler en espagnol.

Un des cas que nous pouvons citer comme exemple de non-utilisation du permis de travail s’est produit à Hamilton et il est devant les tribunaux. Ces personnes venaient de Hongrie. C’était 17 Hongrois qui sont venus en petits groupes comme visiteurs et qui ont alors fait une demande d’asile. On les a fait travailler dans le secteur de la construction où elles ont été exploitées. La GRC est intervenue, des peines ont été imposées contre neuf personnes.

La plupart des gens qui viennent de cette façon sont victimes de la traite de personnes. La plupart du temps, ils viennent comme visiteurs, d’après ce que nous savons. Ils traversent la frontière et commencent à travailler illégalement au Canada.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Je remercie nos deux invités pour leurs propos liminaires. Ma question s'adresse au professeur Perrin.

Le projet de loi fera en sorte que les contrôles se feront plus a priori que a posteriori, ce qui me semble être une très bonne chose. Ma première question est la suivante : le fait de changer ce type de contrôle, à savoir donner plus de discrétion à l'agent de visa, ne permettrait - il pas d'arrêter plus de gens qui ont des dossiers criminels avant qu'ils n'entrent au Canada?

Ma deuxième question : le fait de changer le type de contrôle, a priori plutôt que a posteriori, éviterait-il aux Canadiens d’avoir à payer pour des gens qui se seraient fondus dans la population en général et qui demeureraient ici de façon illégale parce qu’on aurait découvert leur vrai statut qu’après qu’ils soient arrivés ici?

M. Perrin : C'est une très bonne question. Je vais répondre à votre deuxième question.

[Traduction]

Pour répondre d’abord à votre deuxième question, il est tout à fait avantageux d’empêcher cela le plus tôt possible. J’estime tout à fait indéfendable de laisser des gens venir au Canada si nous croyons avoir des raisons de soupçonner ou de croire qu’ils seront exploités, dans l’espoir qu’ils seront identifiés étant donné toutes les souffrances supplémentaires qu’ils pourront subir en cours de route ou au Canada et, comme vous y avez fait allusion, les dépenses importantes à assumer pour les aider à se réadapter, à la condition que ce service existe là où on les trouve. Il faut ensuite qu’ils retournent volontairement dans leur pays ou qu’ils soient expulsés. Nous avons tout à fait avantage à prévenir ce crime.

Je m’étonne que le Conseil canadien pour les réfugiés n’appuie pas une approche plus préventive à laquelle participeront les agents des visas du pays d’origine, car CIC, Citoyenneté et Immigration Canada, est présent dans le monde entier. À part Affaires étrangères Canada, c’est le ministère le plus internationalisé. Il dispose de ressources dans les différents pays, y compris ceux qui sont des sources connues de la traite des personnes et ses agents sont donc les mieux placés pour prendre des décisions en pareils cas. Bien entendu, ils tiennent compte également des renseignements qu’ils reçoivent de sources canadiennes.

Je suis d’accord avec ce que vous dites aussi quant au fait que cette approche pourrait être avantageuse pour nous, au Canada. Je crois que les renseignements obtenus grâce aux examens envisagés dans ce projet de loi pourraient être utiles d’un côté comme de l’autre. Cela pourrait être des renseignements émanant des enquêtes policières qui renseignent Citoyenneté et Immigration Canada — et j’en ai vu la preuve dans les rapports obtenus grâce à l’Accès à l’information — mais cela pourrait également fonctionner dans le sens opposé si les stratagèmes sont identifiés dans les pays sources et si ces renseignements sont transmis au Canada par l’entremise de CIC et servent pour d’autres enquêtes.

La dernière chose que je dirais en réponse à votre question est qu’il faudrait examiner ce projet de loi dans le contexte d’une réponse plus large. Le gouvernement fédéral a annoncé qu’il va proposer, cette année, un plan d’action national pour combattre la traite des personnes. L’ébauche de ce plan a été distribuée aux gouvernements provinciaux et territoriaux. Dans notre province, la Colombie-Britannique, il y a eu des consultations intensives d’une journée avec tous les intervenants qui participeront à ce processus.

Le président : Professeur Perrin, j’ai une question à vous poser. Si Mme Rico désire y répondre aussi, nous apprécierons les opinions qu’elle pourrait avoir.

Dans votre déclaration préliminaire, vous avez dit qu’une des raisons pour lesquelles vous appuyez ce projet de loi est qu’il s’attaquerait à la tromperie et à la fraude dont se servent les trafiquants. Pouvez-vous nous en dire plus? D’après votre expérience, quelles formes de tromperie et de fraude sont commises dans le contexte de l’entrée de ces travailleurs étrangers au Canada?

M. Perrin : Si j’ai parlé de tromperie et de fraude, c’est parce que c’est la caractéristique de ce genre de trafic que viserait cette loi. Elle ne viserait pas la personne qui prend la décision de venir au Canada par ses propres moyens. Nous savons qu’il y a eu des cas de tromperie et de fraude dans toutes sortes de situations. Je vais vous donner quelques exemples.

Il y a eu le cas d’une adolescente des Caraïbes qui est venue au Canada en croyant qu’elle travaillerait comme gardienne d’enfants. Elle est venue avec un visa de visiteur et elle a ensuite été forcée de travailler comme domestique et de subir les agressions sexuelles du maître de maison pendant une longue période. Dans le cadre de nos recherches, nous avons également rencontré des policiers, notamment de la brigade des mœurs du Service de police de Calgary qui, dans leurs propres enquêtes portant sur le trafic de drogues et le commerce du sexe, ont constaté que les criminels faisaient un usage abusif de permis de travail légitimes. Par exemple, un fabricant de meubles a fait venir des personnes au Canada en leur faisant croire qu’elles feraient du travail de rembourrage et d’ébénisterie pour construire des beaux meubles dans la région de Calgary. Néanmoins, une fois arrivées au pays par cette méthode, ces personnes ont été soumises à une exploitation sexuelle et à d’autres traitements dégradants et humiliants.

La police nous dit que les trafiquants recourent à la tromperie et à la fraude. À mon avis, c’est la méthode qu’ils préfèrent. Si quelqu’un vous fait venir au Canada en avion, en bateau ou en vous faisant traverser la frontière terrestre, et si vous savez ou soupçonnez qu’on va vous mettre dans une situation très dégradante et humiliante, vous risquez davantage de vous faire repérer à la frontière ou vous risquez de demander de l’aide ou de résister. Les trafiquants ont tout intérêt à faire venir les gens au Canada en leur faisant croire qu’ils viennent pour y faire un travail légitime. Il n’y a rien de condescendant à dire à quelqu’un : « Vous ne savez pas simplement parce que vous ne pouvez pas le savoir. » Je ne suis pas d’accord pour dire que ce projet de loi est condescendant. Nous avons affaire à des réseaux criminels bien organisés et il faut que la police et les services d’immigration déploient beaucoup d’efforts pour les détecter, alors comment s’attendre à ce qu’une personne qui se trouve dans un pays en développement puisse savoir qu’elle va être exploitée? Ce projet de loi confère à CIC l’autorisation légale d’intervenir, ce qu’elle n’a pas actuellement.

Le président : Merci, professeur.

madame Rico, avez-vous connu des exemples de tromperie et de fraude utilisés pour la traite des personnes, des expériences que vous pourriez partager avec nous?

Mme Rico : Nous avons vu des cas comme ceux dont M. Perrin a parlé de gens qui sont venus comme visiteurs, avec un visa de visiteur, et qui ont été exploités ici. En ce qui concerne le permis de travail, le ministre de la Citoyenneté, de l’Immigration et du Multiculturalisme a apporté des changements aux règlements visant les permis de travail temporaires qui ont été mis en œuvre en avril 2011. Cela oblige à payer quelqu’un pour trouver un emploi. Par exemple, pour les aides familiaux résidants, c’est l’employeur qui doit payer les agences pour recruter des employés. Je crois que si ce genre de mesure est mis en pratique, cela évitera un peu la traite des personnes.

C’est une des façons dont nous pouvons le faire. Nous continuons de dire que ce n’est pas la solution ou que cela ne préviendra pas le problème, car les gens peuvent venir ici avec un permis de travail. Comme l’a dit M. Perrin, et c’est ce que j’ai constaté, les trafiquants utilisent diverses méthodes. Même si les gens obtiennent le permis de travail et arrivent ici, si le but des trafiquants est de les humilier ou de les dégrader la personne, ils le feront.

Une des choses que nous devrions faire — et je n’ai pas vu cela à l’ambassade où je suis allée au Guatemala — c’est sensibiliser le personnel des ambassades au sujet de la traite des personnes. Il y a un moyen de le faire. Par exemple, je connais la région de l’Amérique centrale. Nous savons tous quelle est la corruption qui règne dans les différents pays. Si l’agent des visas refuse le permis de travail à la personne, les trafiquants se serviront d’autres moyens pour la faire venir au Canada ou dans un autre pays. Nous ne nous attaquons pas au problème. Je sais que le Canada a joué un rôle très actif dans la région en donnant une formation aux agents et aux agents d’immigration, mais il y a tellement de corruption dans cette région que vous ne pouvez pas arrêter l’arrivée des gens à partir de l’étranger.

Le président : Reconnaissez-vous que le trafic d’êtres humains n’est pas un problème imaginaire, mais un problème réel dans notre pays? Êtes-vous d’accord sur ce point?

Mme Rico : Je suis d’accord pour dire que ces personnes viennent ici. Une des difficultés que nous avons au Canada est que nous ne voyons pas beaucoup de cas de ce genre devant les tribunaux. Les feMmes qui sont dans cette situation ont peur de la dénoncer, car il n’y a pas de solution permanente pour les protéger ici, au Canada.

Le sénateur Fraser : Monsieur Perrin, je vais faire suite à ma première question concernant les instructions. J’ai deux questions à vous poser.

Premièrement, vous avez demandé, à juste titre, je crois, comment on peut s’attendre à ce qu’une personne d’un pays du tiers monde sache à quoi s’attendre en venant au Canada? Bonne question. Comment peut-on s’attendre également à ce que l’agent d’immigration qui se trouve là-bas le sache? Je crois que les agents d’immigration à l’étranger n’ont pas énormément de ressources à leur disposition pour enquêter. Ils sont à l’étranger et non pas ici, alors pourquoi le sauraient-ils mieux que la personne qui fait la demande?

M. Perrin : L’intéressé, le demandeur, n’est pas bien placé pour porter un jugement à l’égard des renseignements dont nous parlons. Néanmoins, Citoyenneté et Immigration Canada est, d’après les renseignements que nous avons obtenus pour nos recherches dans le cadre de l’accès à l’information, en contact régulier avec divers organismes d’application de la loi au Canada. Bien entendu, par l’entremise d’Interpol, le Canada est en contact avec les services de renseignement étrangers.

Un des exemples que nous avons découverts dans le cadre de nos recherches était une liste de clubs de strip-tease de l’agglomération urbaine de Toronto que la police avait identifiés comme destinations connues de cas confirmés de traite des personnes. Quand vous disposez de ce genre de renseignements, si vous avez une loi comme celle-ci, vous pouvez immédiatement arrêter ces arrivées et les prévenir. D’autre part, au Canada, vous avez la responsabilité supplémentaire d’exiger des comptes de ces organisations, en plus des trafiquants.

Voilà le genre de renseignements que l’on obtient. À mon avis, quand un agent des visas obtient ce genre de renseignements, la loi devrait l’autoriser à intervenir et un deuxième agent devrait examiner sa décision.

Le sénateur Fraser : Ma deuxième question concerne l’expression « traitement humiliant ou dégradant ». J’ai l’impression que les choses qui sont humiliantes et dégradantes le sont, dans une certaine mesure, aux yeux de l’intéressé. Un traitement que je pourrais trouver humiliant ne le sera pas forcément pour quelqu’un qui est assis deux sièges plus loin. Les braves gens de la classe moyenne que nous sommes ont tendance à penser que tout ce qui est relié, même de loin, au commerce du sexe est par définition humiliant et dégradant, mais nous savons qu’il y a des travailleurs du sexe qui disent ne pas éprouver ce sentiment. Je ne suis peut-être pas d’accord avec ces personnes, mais c’est leur vie.

J’ai l’impression que vous demandez aux agents d’immigration de porter un jugement alors qu’ils ne peuvent pas vraiment le faire : cette personne va-t-elle se sentir humiliée ou dégradée? Ne serait-il pas préférable de revoir le système plus en profondeur que ne le propose ce projet de loi pour s’assurer que la personne qui demande à venir ici sait vraiment ce qui l’attend? Vient-elle vraiment pour être gardienne d’enfants? Vient-elle pour travailler comme danseuse exotique et cela veut-il dire ce qu’on appelait avant le strip-tease ou cela comprend-il ce qu’on appelle, par euphémisme, la danse-contact, ou vient-elle pour travailler dans une usine textile? Je ne sais pas.

Si nous avions un système plus élaboré pour préciser quel travail attend vraiment ces personnes et faire un suivi afin de les protéger une fois qu’elles sont ici, ne serait-ce pas finalement plus efficace que de dire simplement que nous ne les laisserons pas venir si elles vont être humiliées?

M. Perrin : Le fait que ce soit un jugement subjectif ne m’inquiète pas autant que vous, sénateur. À mon avis, les notions de « traitement humiliant et dégradant » et d’intérêt public et l’exploitation sexuelle mentionnées en tant qu’exemples parmi d’autres feront l’objet d’une interprétation comme pour toute loi que vous examinez.

Comme je l’ai dit tout à l’heure, cela place la barre très haut. Les mots « dégradant » et « humiliant » associés dans l’expression « traitement humiliant et dégradant »…

Le sénateur Fraser : C’est « ou ».

M. Perrin : Merci, « ou » ces deux mots suggèrent quelque chose d’illégal. J’ai tendance à croire que le travail légal autorisé au Canada ne peut pas être qualifié d’humiliant ou de dégradant. Cela me semble être une interprétation raisonnable et c’est certainement ainsi que je l’entends.

En fait, ce projet de loi vise la prévention, comme il le laisse entendre. Son but est d’éviter que des personnes ne soient soumises à un traitement humiliant ou dégradant, ce qui ne correspondrait pas au genre de travail pour lequel nous autorisons normalement les gens à venir au Canada. Il nous accorde un moment pour évaluer si ce qui attend la personne au Canada est bien ce que le Canada l’autorise à faire et non pas ce qu’elle aimerait faire, comme vous l’avez évoqué.

Le sénateur Fraser : Je ne suis pas certaine d’avoir dit vraiment cela.

Avez-vous connaissance — si c’est le cas, pouvez-vous nous donner la référence — d’une jurisprudence établissant ce que les mots « humiliant » ou « dégradant » signifient en droit?

M. Perrin : Je n’ai pas fait de recherche à ce sujet et je ne peux donc pas vous donner de citations. Même si je l’avais fait, la façon dont la Cour suprême du Canada exige que la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés soit interprétée ne permet pas de donner le même sens à ces mots dans le contexte d’une autre loi ou d’un autre article de la loi, de toute façon. Ce renseignement ne serait donc pas utile au comité.

Cette loi sera interprétée par les tribunaux en fonction de ses propres mérites, en fonction des objectifs que le Parlement visait en l’adoptant et la transcription des délibérations de comités comme celui-ci serviront certainement à établir cet objectif qui est la prévention, comme le gouvernement l’a dit très clairement, et je suis d’accord avec lui. Cette expression devrait être interprétée de cette façon.

Le sénateur Runciman : J’allais vous poser une question au sujet du plan d’action national, mais vous en avez déjà fait mention. Vous avez dit que les clubs de strip-tease de la région de Toronto posaient un sérieux problème. Si on supprimait l’emploi de « danseuse exotique » de la liste des emplois approuvés, dans quelle mesure cela serait-il utile? Est-ce souhaitable?

M. Perrin : Je crois que le gouvernement fédéral a supprimé, il y a quelques années, l’avis général relatif au marché du travail, ce qui a eu un effet important et spectaculaire. Une fois que le visa dit de danseuse exotique, qui était assujetti à l’avis général, a été supprimé, seul un nombre très restreint de personnes étrangères sont entrées, chaque année, au Canada. Cette histoire outrepasse le cadre de l’étude du comité, mais le gouvernement a reconnu que la majorité de ces personnes venaient de Roumanie et que le risque d’exploitation posait un sérieux problème. Cette mesure a été positive.

À mon avis, la suppression de la catégorie d’emploi « danseuse exotique » serait la bonne mesure à prendre. Ce n’est pas ce que propose ce projet de loi, mais c’est une chose que j’appuierais certainement, car les danseuses exotiques ne font pas ce travail. Ce que la police me dit et ce que les différents cas démontrent, c’est que les clubs dits de strip-tease sont, en fait, de simples façades pour les actes sexuels qui se déroulent dans l’arrière-salle ou ailleurs et c’est un peu comme lorsqu’on passe devant la vitrine d’un grand magasin. C’est ce que vous voyez. C’est l’annonce publicitaire, mais l’activité vraiment lucrative est la vente illégale de sexe, les bordels et ce genre d’activités.

Le sénateur Runciman : Je voudrais vous poser une brève question étant donné que nous avons avec nous un professeur de droit de Colombie-Britannique. Vous avez parlé des peines minimums obligatoires. Un témoin précédent, un agent de la GRC, nous a parlé d’affaires de drogue et de personnes accusées en Nouvelle-Écosse, où il était posté à l’époque, qui avaient demandé que leur cause soit transférée en Colombie-Britannique parce que les tribunaux y sont plus indulgents. Nous savons que le trafic de drogue pose d’importants problèmes en Colombie-Britannique. En tant que professeur de droit, pourriez-vous nous dire ce que vous pensez des peines minimums obligatoires dans le contexte des problèmes que nous connaissons à cet égard, au Canada, mais peut-être surtout en Colombie-Britannique?

M. Perrin : La Colombie-Britannique est devenue une exportatrice mondiale de stupéfiants, avec tout ce que cela implique en termes de crime organisé. Dans mes recherches sur le projet de loi C-10, je suis tombé sur un excellent rapport qui a déjà été présenté au comité par Len Garis, chef du service d’incendie de la ville de Surrey, en Colombie-Britannique. Il est daté du 4 novembre 2009 et a pour titre La lutte contre l’industrie de la culture de marijuana au Canada : Pour des peines plus sévères et de nouvelles mesures dissuasives. Ce mémoire a été présenté au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles lors de l’étude du projet de loi C-15.

J’y fais allusion parce que je me range à l’avis de M. Garis. Il cite des recherches très étendues qui révèlent que très peu de personnes finissent par être incarcérées pour des infractions considérées moins graves, du moment qu’elles ont trait à une drogue dont il est pourtant amplement question dans les médias en parlant du débat sur le projet de loi C-10. Voici ce qu’en dit une étude citée à la page 3 de ce mémoire :

« Entre 1997 et 2003, une moyenne de 16 p. 100  des personnes accusées de culture de marijuana ont été incarcérées. Le pourcentage des personnes condamnées à une peine d’emprisonnement n’a cessé de diminuer année après année, passant de 19 p. 100  en 1997 à 10  p. 100  en 2003. »

L’auteur nous apprend également qu’il ne s’agit pas de modestes opérations familiales, mais bel et bien de crime organisé. À en croire l’organisme de lutte contre le crime organisé Organized Crime Agency of British Columbia, 85 p. 100  du commerce de la marijuana dans la province serait contrôlé par des factions du crime organisé, qui se consacrent aussi à la contrebande d’armes, de cocaïne, de la drogue dite « ecstasy » ou MDMA; du tabac, également.

Le plus gros de la production de marijuana illicitement cultivée au Canada serait destinée aux États-Unis — jusqu’à 80  p. 100, selon le rapport. Nous sommes donc aux prises avec de graves problèmes de crimes transfrontaliers.

Il faut par conséquent sévir contre les membres du crime organisé qui cultivent des drogues illicites et font proliférer la violence dans nos collectivités, les punir et les tenir à l’écart de la société. Je n’en revenais pas d’avoir appris que le problème de la violence armée avait atteint un niveau sans précédent à Vancouver. Lorsque je suis au volant, je relève systématiquement les lieux où des balles ont été échangées, au beau milieu des meilleurs quartiers de la ville que je traverse pour me rendre chez moi. Nous entendons régulièrement parler de restaurants huppés où des membres de gangs entrent allègrement et descendent leurs adversaires sans autre forme de procès.

Si je relève ces informations, c’est en tant qu’hoMme marié et père de famille. Or, sachez que je ne puis me contenter d’éviter cette partie de Vancouver, car peu importe désormais le restaurant dont il s’agisse, n’importe lequel peut devenir le scénario de crimes violents perpétrés avec des armes illégales et, à en croire les médias et les rapports de police, tout cela serait attribuable à la lutte pour avoir le contrôle du commerce des stupéfiants.

Est-ce que les gens qui cultivent ces drogues doivent être incarcérés? Ils le doivent absolument, et ce n’est pas en train d’arriver assez souvent, comme le démontrent les recherches.

Le sénateur Lang : Je sais que nous touchons à la conclusion, mais j’aimerais poursuivre avec les peines minimales obligatoires et l’annexe dont vous êtes manifestement parfaitement au courant. Parmi les témoignages de la semaine dernière, nous avons entendu au moins un témoin affirmer que dans certains cas, les peines minimales n’étaient pas assez rigoureuses compte tenu de la nature de l’infraction, par exemple, lorsqu’il s’agit de prédateurs sexuels ou de traite de personnes.

On a avancé que si le public canadien était plus au courant de ce qui se passe il demanderait sans doute une peine plus dure que celle qui est proposée dans la législation, du moins dans certains cas. Avez-vous des commentaires à faire là-dessus?

M. Perrin : Je suis d’accord qu’il nous faut des peines minimales plus rigoureuses dans les cas d’exploitation sexuelle des enfants. Une recommandation, que de nombreuses personnes ont formulée et que j’appuie, consisterait à modifier le Code criminel de manière à changer l’expression « pornographie juvénile » par « images d’enfants exploités sexuellement ». Lorsque le comité aura l’occasion de s’entretenir avec les agents qui travaillent à ces dossiers, ils vous apprendront invariablement que même quand ils se font épargner la vue de telles images lors de leur instruction policière, il leur suffit d’une description pour qu’elles soient à jamais gravées dans leur mémoire.

Nous ne sommes pas en train de parler de personnes qui rôdent autour des 18 ans. Certains des cas où la police s’efforce d’identifier les victimes se rapportent à des actes sexuels violents perpétrés contre des nourrissons, par exemple. Voilà le genre de cas que la police doit résoudre. Appeler cela de la pornographie juvénile ne convient pas, voire incite à sous-estimer entièrement la gravité des faits.

Je privilégie quant à moi des peines plus rigoureuses pour l’exploitation sexuelle des enfants. J’estime que l’on pourrait redoubler d’efforts et donner davantage d’ampleur aux travaux dans ce contexte, mais ce que nous avons ici c’est au moins un début, et je suis donc très favorable à certains changements proposés à l’égard des peines, par exemple, dans le cas de la peine de prison minimale de six mois pour la fabrication et distribution de ce que l’on appelle la pornographie juvénile, au lieu des 90  jours prévus dans la législation en vigueur. Je conviens que cette peine pourrait être beaucoup plus sévère, mais j’appuie la voie dans laquelle cette législation est en train de s’engager.

Le président : Nous disposons encore de 15 minutes pour entendre Mme Rico et M. Perrin. Pour le deuxième tour, nous aurons le sénateur Jaffer et le sénateur Boisvenu, et j’aurais également une question à poser.

Le sénateur Jaffer : madame Rico, j’aimerais éclaircir une chose que vous avez dite. Vous avez affirmé avoir eu affaire à un cas de traite de personnes détenant un visa de visiteur, mais avez-vous déjà connu un tel cas chez des personnes détenant des permis de travail dans le cadre du PrograMme des aides familiaux résidants?

Mme Rico : Non.

Le sénateur Jaffer : Monsieur Perrin, j’aimerais clarifier certains de vos propos. Je suis au courant de tout le travail que vous avez fait au sujet de la traite de personnes, et il va de soi que nous vous en sommes extrêmement reconnaissants, mais selon votre expérience, et c’est la même question que je viens de poser à Mme Rico, dans toutes vos recherches sur la traite de personnes, et nous savons qu’elles ont été très poussées, avez-vous déjà vu des personnes dans cette situation dans le cadre du PrograMme des aides familiaux résidants? Voilà ma première question.

M. Perrin : Oui, j’en ai connu. Nous avons documenté des cas de ce genre d’exploitation. Le genre de recherche que j’effectue consiste à interviewer les gens qui ont travaillé avec ces cas; ainsi par exemple, j’ai eu le plaisir d’interviewer Mme Rico au sujet de cas de traite de personnes dont elle était au courant dans son coin du pays, mais j’ai également voyagé à huit ou 10  autres villes pour m’entretenir avec d’autres organismes. Nous avons donc documenté des cas de traite de personnes.

Le sénateur Jaffer : Je parle uniquement du PrograMme des aides familiaux résidants. Il s’agit d’un programme qui nous aide à soigner nos enfants et nos aînés.

M. Perrin : C’est cela. Des gens des Philippines ont certainement été en question dans un nombre de cas, et ce n’est guère surprenant d’après moi, compte tenu de la proportion de ressortissants philippins qui participent au PrograMme des aides familiaux résidants. Certains organismes en Colombie-Britannique, par exemple la West Coast Domestic Workers' Association et d’autres organismes offrant des services aux immigrants, ont soulevé des inquiétudes réitérées au sujet de l’exploitation dans le cadre du programme proprement dit, tout en reconnaissant bien entendu l’importance de ce programme pour les familles des travailleurs qui ne subissent pas ce genre de mauvais traitements ainsi que pour l’économie des Philippines. La population active expatriée représente une énorme proportion du PIB total de ce pays.

Le sénateur Jaffer : J’aimerais une précision encore. Vous avez dit que vous avez très généreusement aidé deux jeunes filles à Winnipeg. Elles étaient canadiennes, n’est-ce pas?

M. Perrin : C’est cela, oui.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Professeur Perrin, corrigez-moi si je me trompe, mais je crois que le Canada était un des premiers pays à publier des statistiques sur les crimes touchant le trafic humain. Vous avez dit plus tôt que ce type de crime est à la hausse. À titre de citoyens canadiens, on ne veut pas voir de nouveaux arrivants se faire exploiter. Or, certains emplois se pratiquent dans des milieux plus à risque. Par exemple, les danseuses exotiques se retrouvent dans des milieux à risque plus élevé que les laveurs de vaisselle ou les serveurs. N’est-il pas exact de dire que ces activités sont davantage contrôlées par le crime organisé et c'est là vraiment que l'on voit une faiblesse dans le système actuel?

L'autre élément de ma question est le suivant : ce projet de loi viendra-t-il en aide aux feMmes exploitées dans les situations où on a passé à travers les mailles du filet de cette nouvelle réglementation? Cette législation permettra-t-elle à plus de victimes de dénoncer les situations d'abus?

M. Perrin : Des recherches ont été menées sur les secteurs les plus propices à la traite de personnes. Les recherches publiées par l'Organisation internationale du travail ont révélé trois éléments particuliers qui caractérisent les secteurs de l’industrie où on risque de faire ce genre de découverte.

[Traduction]

Ce sont les secteurs 3D — difficiles, dégradants et dangereux.

[Français]

Ces trois éléments caractérisent les secteurs où il est le plus probable de voir de la traite de personnes. Certains secteurs sont plus propices à ces trois éléments. Vous avez parlé de l'exploitation sexuelle. Les secteurs de la construction, de l’hôtellerie, le travail à domicile et l’agriculture sont d’autres secteurs propices à ces trois éléments qui favorisent la traite de personnes.

Vous avez soulevé le problème de la traite de personnes qui sont citoyennes canadiennes, particulièrement les jeunes feMmes victime d'exploitation sexuelle. Ce problème est plus présent au Canada. C'est pourquoi le gouvernement fédéral a lancé cette année un plan national visant la traite des personnes.

Le sénateur Boisvenu : Est-ce que vous croyez, professeur Perrin, que ce projet de loi encouragera les victimes à dénoncer davantage les situations d’abus?

M. Perrin : Il y a certains programmes pour protéger les victimes de traite de personnes qui viennent d'autres pays. Il y a un programme avec les permis de résidence temporaire, en anglais, temporary residence permits, pour les victimes de traite de personnes, qui continue d’améliorer la situation pour les victimes qui viennent d’autres pays.

Pour la plupart, les services d’aide que les victimes doivent recevoir sont de la responsabilité des gouvernements provinciaux et territoriaux, et certaines provinces continuent d’augmenter leur offre de services pour les victimes de la traite de personnes, par exemple ici en Colombie-Britannique, et également en Ontario.

Il est nécessaire d'avoir une bonne réponse nationale et une bonne coordination entre les ONG, les gouvernements et les policiers. C'est une autre raison pour ériger un plan national — pas un plan fédéral, mais un plan national — pour combattre la traite des personnes.

Le sénateur Boisvenu : Merci et félicitations pour votre français.

M. Perrin : Merci.

[Traduction]

Le président : J’ai une question que j’aimerais adresser à Mme Rico et ensuite à M. Perrin, si vous souhaitez faire un commentaire.

Un autre aspect du projet de loi C-10  — et cela fait partie de l’article 205 — chercherait à modifier les objectifs de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés en les redéfinissant à la lumière des besoins de protection de la santé et de la sécurité publiques. À ce que j’ai compris, la modification a pour objet de protéger la santé et la sécurité publiques et de maintenir la sécurité de la société canadienne dans le contexte des questions d’immigration.

Je me demande si vous avez des remarques à faire à l’égard de l’aspect du projet de loi qui se rapporte à la santé et à la sécurité publiques.

Mme Rico : Je ne pense pas que les modifications se rapporteront à la santé et à la sécurité publiques à l’échelle nationale. La loi en vigueur comporte divers aspects que le ministre de l’Immigration a appliqués depuis les deux dernières années pour s’efforcer de protéger le Canada. Un aspect, par exemple, réside dans la suppression de la modalité de l’Entente sur les tiers pays sûrs selon laquelle pour avoir droit à demander le statut de réfugié à un port d’entrée, la personne intéressée doit avoir un proche dans le pays.

L’autre aspect c’est que lorsqu’une personne arrive au Canada par avion, l’Agence des services frontaliers du Canada vérifie rigoureusement son passeport et les papiers pertinents. Je ne crois pas que le fait de faire en sorte qu’un agent des visas vérifie les permis de travail des immigrants fera vraiment une grande différence pour la sécurité publique.

Le président : Professeur Perrin, avez-vous un commentaire à faire?

M. Perrin : Je ne suis pas sûr, Monsieur le président, d’apprécier la nature de la modification ni les raisons qui la justifient. Je fais allusion à la disposition en vigueur, où il est question de « protéger la santé des Canadiens et de garantir leur sécurité ». Le changement proposé serait « de protéger la santé et la sécurité publiques et de garantir la sécurité de la société canadienne ».

Je ne vois pas quant à moi un changement de fond à la politique, si ce n’est qu’il s’agit de reconnaître la santé et la sécurité publiques dans le contexte des divers types de maladies graves transmissibles auxquelles CIC fait affaire régulièrement, mais c’est en fait une question générale de santé publique qui n’est pas vraiment limitée aux Canadiens. Par conséquent, je ne vois pas comment ce changement prêterait le moindrement à controverse.

Le président : Merci. Merci beaucoup, à nos collègues et invités. Voilà qui conclut le temps que nous avions pour ce panel. Leur intervention a été très utile.

madame Rico, nous vous sommes extrêmement reconnaissants de votre présence ici et d’avoir pris le temps d’assister à cette audience aujourd’hui. Monsieur Perrin, nous avons eu le plaisir de vous entendre de la côte Ouest. Vos interventions à tous les deux nous ont été d’un concours précieux et nous vous en savons gré.

M. Perrin : Merci beaucoup.

Le président : Chers collègues, nous poursuivrons à présent notre étude de la partie du projet de loi C-10  qui s’occupe des modifications proposées à la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Nous nous réjouissons d’avoir parmi nous, dans le cadre de ce troisième panel, en direct par vidéoconférence, Mme Jenna Hennebry, professeure adjointe de l’Université Wilfrid Laurier, et bien que je ne l’aperçoive pas à l’écran, nous avons également Mme Audrey Macklin, professeure de l’Université de Toronto. Bienvenue à toutes les deux. Nous sommes heureux de vous avoir parmi nous.

madame Hennebry, je commencerai avec vous. Avez-vous des remarques liminaires à faire devant le comité?

Jenna Hennebry, professeure adjointe, études en communication, l’Université Wilfrid Laurier, à titre personnel : Merci beaucoup de m’avoir invitée à témoigner devant le Sénat pour vous donner mon avis sur le projet de loi C-10  et sur certaines des modifications qui sont proposées. Je suis ici en ma qualité de professeure adjointe de l’école Balsillie des affaires internationales où je suis également directrice adjointe du centre de recherche sur la migration internationale. Il s’agit d’un centre qui s’efforce de faciliter les recherches pertinentes sur le plan politique. Je suis heureuse de me retrouver ici aujourd’hui pour vous parler du changement proposé.

Je vais vous parler très rapidement de mes recherches pour que vous soyez au courant de mon parcours. Voilà plus d’une décennie que je me consacre à des recherches et à des écrits dans le domaine de la migration internationale en insistant plus particulièrement sur les programmes canadiens et européens visant les travailleurs étrangers temporaires. Mes recherches ont compris des sondages quantitatifs auprès de 300  employeurs, près de 600  travailleurs étrangers temporaires ou travailleurs migrants agricoles, ainsi que l’administration d’un sondage et d’entrevues qualitatives auprès d’aides familiaux résidants ainsi que d’étudiants étrangers. Mes recherches ont également compris des centaines d’entrevues qualitatives détaillées auprès de migrants d’une diversité de pays d’origine, dont le Mexique, la Jamaïque, le Guatemala, les Philippines, la Thaïlande et d’autres, ainsi qu’auprès de familles de migrants dans leur pays d’origine.

Le président : madame Hennebry, je vous saurais gré de ralentir un peu, nos interprètes ont du mal à vous suivre.

Mme Hennebry : Vous devriez voir ce que mes étudiants ont à dire.

Le président : Il est manifeste que vous avez beaucoup à dire, et vous aurez la possibilité de le faire. Mais ce serait apprécié si vous pouviez parler un peu plus lentement.

Mme Hennebry : Il s’agit essentiellement de vous faire comprendre que je suis arrivée où j’en suis à force de recueillir d’innombrables données empiriques, qualitatives et quantitatives tout au long de la dernière décennie. Ce type de tribune ne se prête pas bien à la présentation de toutes ces données, bien entendu, mais je vais essayer de relever certaines choses qui m’inquiètent, et ensuite si vous avez des questions ponctuelles, j’espère qu’une partie de tout ceci ressortira dans le débat. Inutile de vous dire que je parle d’entrevues auprès de centaines de travailleurs, d’entrevues auprès de fonctionnaires dans les pays d’origine aussi bien qu’au Canada, d’entrevues auprès des gens qui recrutent les travailleurs aussi bien que l’Organisation internationale pour les migrations, et bon nombre d’autres ONG et autres organismes consacrés à venir en aide aux migrants, au Canada aussi bien que dans leurs pays d’origine.

Ces recherches ont essentiellement démontré qu’il n’existe que peu d’options pour les migrants peu spécialisés désireux de venir au Canada, ce qui est un résultat évident du système des points qui accorde la préférence aux personnes particulièrement instruites et spécialisées. Le programme principal relève du PrograMme des travailleurs étrangers temporaires dans le cadre duquel ces migrants, c’est-à-dire les migrants peu spécialisés, viennent au Canada, ou encore du PrograMme des travailleurs agricoles saisonniers et du projet pilote pour les métiers exigeant une formation officielle de niveau moins élevé, et que j’appellerais pour l’instant le projet pilote pour gens peu spécialisés.

Certains de ces migrants sont au nombre des plus vulnérables à l’exploitation. À l’instar de bien d’autres enquêtes effectuées dans le domaine, les recherches que j’ai réalisées tout au long de cette période ont démontré que ces migrants sont confrontés à des vulnérabilités particulières lorsqu’ils arrivent au Canada, car ils s’exposent à être exploités et maltraités par leurs employeurs, sans parler des plus grands risques sur le plan de la santé. Les recherches ont également révélé qu’ils sont plus susceptibles de se faire exploiter par les gens qui les recrutent, et cela se passe en grande partie avant leur arrivée au Canada.

Pour tous les volets du programme auquel j’ai fait allusion ici, des moyens d’action sont en place, ces instruments ayant été conçus pour protéger ou tout au moins pour tenter de protéger les travailleurs à leur arrivée au Canada. Ces moyens nous permettent notamment d’évaluer la véracité de l’offre d’emploi et de veiller à la conformité de l’employeur tout au long du processus de l’avis relatif au marché du travail, que j’appellerai AMT ci-après. Le problème avec le processus de l’AMT c’est qu’il ne protège pas les travailleurs de l’exploitation, des mauvais traitements ni des risques plus accentués pour la santé. Même les modifications récemment apportées en avril 2011 et janvier 2012 au Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés n’ont pas vraiment renforcé le système de l’AMT, en tout cas pas assez pour offrir des protections adéquates à ces travailleurs. Je peux d’ailleurs vous citer quelques exemples. Je vais le faire juste pour tenter d’illustrer que, bien que nous ayons des procédures politiques en place de nature à chercher à protéger les travailleurs, ces procédures ne vont pas assez loin. Nous avons par ailleurs certains cadres juridiques en vigueur pour protéger les travailleurs de l’exploitation avant leur arrivée au pays ou les protéger des personnes qui les auront recrutés lors du processus, tout comme pour les travailleurs qui pourraient se trouver au Canada également, mais ils présentent de part et d’autre une lacune au niveau de la réglementation et de la protection, une lacune qui à mon sens ne sera pas comblée par les modifications que l’on propose d’apporter au projet de loi C-10.

Les recherches révèlent essentiellement que les travailleurs migrants temporaires peu spécialisés ont peur de perdre leur emploi et leur droit de travailler et de séjourner au Canada et sont donc beaucoup moins susceptibles de dénoncer les conditions de travail peu sécuritaires et les mauvais traitements qui leur sont infligés par leurs employeurs et recruteurs, alors qu’ils sont beaucoup plus susceptibles d’avoir des problèmes de santé. Notre sondage auprès de quelque 600  travailleurs agricoles migrants en Ontario, nous a permis d’établir que plus de 50  p. 100  d’entre eux travaillaient même s’ils étaient malades ou blessés par crainte de perdre leur emploi. C’est là un grand facteur de motivation pour accepter plus ou moins n’importe quel genre de conditions dans lesquelles on risque de se retrouver.

L’autre aspect, c’est que la majorité de ces personnes envoient de l’argent chez eux. C’est pour ces envois qu’ils se retrouvent ici et leurs familles dépendent d’eux. Cette dépendance les rend également beaucoup plus vulnérables et susceptibles d’accepter des conditions de travail difficiles et ils sont également plus vulnérables face aux personnes qui les recrutent.

Un des problèmes réside dans notre manière de réglementer et d’appliquer les règlements que nous avons pour protéger les travailleurs. Le recrutement n’est pas quelque chose de facile à réglementer uniquement à l’échelle nationale. On doit pourtant agir dans ce sens pour essayer d’y arriver. Nous avons vu cela arriver à l’échelle provinciale. Par exemple, au Manitoba, la Worker Recruitment and Protection Act a institué des changements qui font une différence au niveau du processus de recrutement en veillant à ce que la province vérifie les antécédents des recruteurs dans une certaine mesure avant que les employeurs ne fassent appel à leurs services pour recruter des travailleurs.

Voilà un exemple palpable de la manière dont nous faisons une différence en termes de protéger les droits des travailleurs sans les laisser à la merci de recruteurs peu scrupuleux ou s’exposer à la traite de personnes et à l’exploitation, de manière plus générale.

Nous pourrions mieux protéger ces migrants par des moyens d’action tel le renforcement du processus d’AMT. Par exemple, le recrutement pourrait être incorporé au processus de manière plus intégrée. En ce moment, les exigences relatives aux annonces d’emploi se limitent à 14 jours pour certaines catégories d’emplois et à 30  jours pour d’autres. Il s’agit simplement de s’assurer que les employeurs ont bel et bien essayé d’embaucher des travailleurs canadiens. La mesure ne fait rien pour veiller au recrutement sécuritaire de travailleurs étrangers. Nos cadres stratégiques n’ont pas la force voulue pour protéger les travailleurs.

Les modifications que l’on souhaite apporter aux articles 206 et 207 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés ne feront que détourner encore davantage la responsabilité de protéger les migrants en plaçant le fardeau sur les pays en développement et les migrants eux-mêmes, ces mêmes migrants qui devront supporter des conditions de travail dangereuses pour pouvoir travailler au Canada. Ils sont nombreux à avoir versé des milliers de dollars pour avoir cette chance. Les travailleurs thaïlandais et guatémaltèques avec lesquels j’ai eu l’occasion de m’entretenir lors des entrevues qualitatives, ont affirmé avoir emprunté des sommes énormes pour pouvoir verser les honoraires des recruteurs simplement pour avoir l’impression de pouvoir accéder aux programmes que nous avons au Canada, et que dans certains cas ils avaient fini par ne même pas obtenir un permis de travail.

Les changements proposés placeront le fardeau sur le dos du migrant. Au lieu de s’occuper de l’exploitation qui existe dans le système, particulièrement dans le cadre du PrograMme des travailleurs étrangers temporaires, les changements puniront les migrants en leur refusant l’accès aux visas, ce qui ne manquera pas d’accentuer leur vulnérabilité au lieu d’améliorer leur protection de façon palpable.

Au paragraphe 31.4, qui décrit les instructions ministérielles, il n’est pas clairement dit dans quelle mesure la politique publique entrera en considération à l’heure de déterminer si un permis de travail peut être refusé. À quel point ces considérations iront-elles au-delà de questions telles la traite de personnes ou la protection des migrants? Comment veillerons-nous à ce qu’il en soit ainsi?

Si le gouvernement fédéral s’inquiète vraiment de l’exploitation de ces travailleurs, ces changements proposés sont trop ambitieux, voire problématiques ou sans aloi s’ils se résument à laisser à la discrétion des agents des visas la décision de refuser des visas aux travailleurs migrants qui s’exposent à l’exploitation. Les recherches ont démontré que les travailleurs agricoles, par exemple, sont un groupe de migrants peu spécialisés particulièrement vulnérables tant lors du processus de recrutement que lorsqu’ils font affaire aux employeurs au Canada. Cela veut-il dire que les agents des visas leur refuseront le visa lorsque ces travailleurs iront les voir?

Par ailleurs, quels sont donc les critères et directives qui seront utilisés pour déterminer que ces migrants s’exposent en fait à être exploités? Quels témoignages ou preuves documentaires retiendra-t-on? Quelle sera la formation de ces agents des visas leur permettant de déterminer si ces migrants sont vulnérables? S’il est établi qu’ils sont vulnérables, comment est-ce que le simple fait de ne pas les laisser entrer au pays contribue-t-il à ralentir le cycle des violations des droits fondamentaux des migrants?

Le président : madame Hennebry, je suis désolé de vous interrompre, mais si vous pouviez abréger vos remarques liminaires un peu, ce serait apprécié. Nous nous attendions à ce que ces remarques durent en moyenne cinq minutes.

Mme Hennebry : Je les ai dépassées?

Le président : Légèrement. Tout ce que vous dites est très important, mais songez que nous voulons laisser le plus de temps possible pour les questions, et bien entendu, nous souhaitons entendre les propos liminaires de Mme Macklin également.

Mme Hennebry : Bien sûr. J’ai fini, mais il me reste à dire qu’il nous faut faire preuve d’une volonté plus résolue de réglementer le recrutement et de voir à la conformité à l’échelle fédérale. Je ne crois pas que les changements proposés soient d’un grand secours pour les migrants; ils se contentent de supprimer la responsabilité de l’État.

Le président : Merci beaucoup, madame Hennebry.

À vous, madame Macklin.

Audrey Macklin, professeure de droit, Université de Toronto, à titre personnel : Merci beaucoup. Je me réjouis de cette occasion de vous adresser la parole.

La disposition relative à la discrétion des agents des visas de refuser des permis de travail lorsqu’ils établissent qu’il existe un risque d’exploitation est inquiétante pour deux raisons. Premièrement, sur le plan stratégique, est-ce que cette démarche va nous aider à atteindre l’objectif de protéger les travailleurs vulnérables de l’exploitation? Je ne tiens pas à résumer ce que Mme Hennebry s’est donné la peine de formuler pour décrire les inconvénients d’une politique comme celle-ci. Je voudrais plutôt vous résumer ce qui d’après moi est le principe qui sous-tend les pouvoirs discrétionnaires accordés pour refuser l’entrée à quelqu’un de crainte qu’il va être exploité, présumément par un employeur canadien.

Il me semble que le principe part de l’idée qu’en refusant l’entrée de ces travailleurs étrangers au Canada, nous serons en mesure de les protéger et d’éviter qu’ils ne soient exploités par des employeurs canadiens, ou des recruteurs canadiens ou étrangers, ou encore des clients canadiens. Cette idée est comparable à la notion que nous pouvons protéger les feMmes du harcèlement sexuel dans le milieu de travail en les obligeant à rester à la maison. Il me semble que c’est une manière un peu étrange de chercher à protéger les gens de l’exploitation.

Ensuite, nous avons l’inquiétude exprimée par Mme Hennebry à l’égard du fait que les agents des visas ne sont pas bien équipés pour faire ce genre d’évaluation. À mon avis, cette disposition s’inscrit essentiellement dans la dimension d’une politique symbolique, c’est-à-dire, qu’elle veut faire croire que l’on s’inquiète de l’exploitation des travailleurs étrangers, sans faire grand-chose dans les faits. Je crois qu’elle ne sera que rarement invoquée et, quoi qu’il en soit, elle ne fera que très peu pour empêcher l’exploitation des personnes admises au Canada. La démarche n’est rien d’autre qu’un outil pour leur empêcher l’entrée.

L’autre préoccupation dont j’aimerais toucher un mot est de nature plus concrètement juridique et démocratique, si vous voulez. D’un côté, cette disposition accorde à l’agent des visas la discrétion officielle de refuser l’entrée à quelqu’un par crainte de son éventuelle exploitation. De l’autre, elle assujettit ce pouvoir discrétionnaire à des instructions ministérielles obligatoires. Les instructions ministérielles sont un instrument assez particulier. Elles ne constituent pas une loi dans le sens conventionnel du mot. Elles n’existent pas dans la loi sur les textes réglementaires; elles en sont en fait explicitement exonérées. Elles semblent conférer au ministre le pouvoir d’édicter des lois par décret. Cela ne se passe que de manière inusitée et exceptionnelle mais surgit de plus en plus souvent lorsqu’il s’agit de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. À toutes fins pratiques, ces instructions permettraient au ministre d’établir, par décret, les critères suivant lesquels un agent des visas pourra exercer sa discrétion et refuser l’entrée, mais ces critères ne nous sont pas dévoilés.

Ce que nous faisons ici c’est d’essayer d’évaluer une loi qui contient une porte échappatoire immense pour les instructions ministérielles que nous ne pouvons ni voir ni commenter. Pour moi, c’est une preuve de l’insuffisance démocratique des instructions ministérielles.

En revanche, par exemple, les lois doivent être assujetties à un processus d’avis et de débat avant d’être promulguées comme telles. De la même manière, lorsque le Parlement délègue ses pouvoirs au gouverneur en conseil — au Cabinet — pour prendre des règlements, ces règlements doivent à leur tour obéir à un ensemble de pratiques qui veillent à ce qu’ils soient rendus publics et que l’on ait l’occasion de présenter des commentaires avant qu’ils ne soient adoptés. Par exemple, en vertu de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, les règlements proposés doivent être assujettis à un avis et assortis d’une occasion de donner son opinion et d’une déclaration sur l’étude d’impact de la réglementation. Comme vous pouvez le constater, nous ne disposons d’aucun de ces documents en ce qui a trait aux instructions ministérielles.

Cette insuffisance ou lacune démocratique, j’espère que vous en conviendrez, devrait nous inquiéter, quelle que soit l’idée que vous vous fassiez de la disposition qui nous occupe. Que vous pensiez qu’il s’agit d’une bonne ou d’une mauvaise idée, le fait de permettre au ministre d’édicter une loi par décret qui manque de transparence et que l’on est pourtant censé autoriser, ne laisse pas d’être problématique.

Dans le même ordre d’inquiétude, qui selon moi se soulève à l’égard des pouvoirs ministériels, j’aimerais attirer votre attention à un autre aspect du projet de loi C-10  qui, selon moi, illustre le même problème, et il s’agit de la loi sur le transfèrement des délinquants. Dans ce cas également, de par le recours à la discrétion ministérielle, nous relevons l’octroi d’un pouvoir discrétionnaire aussi vaste que subjectif et sans besoin de rendre compte, à un ministre qui est ainsi habilité à exercer ses pouvoirs en vertu de la loi pour approuver ou refuser une demande de transfèrement d’un détenu, une fois de plus sans avoir à articuler ces critères de manière réglementaire, et sans le moindre mécanisme de responsabilisation.

J’espère que vous comprendrez que, en plus des inquiétudes que Mme Hennebry a si bien formulées, cette politique s’avère inutile comme moyen de protéger les travailleurs étrangers de l’exploitation et ne réside que dans les confins d’une dimension symbolique sur le plan politique. En marge de tout cela, le mécanisme par lequel le Parlement cherche à donner force de loi à cette politique accorde à son tour des pouvoirs ministériels pour promulguer des lois par décret, ce qui est pour ainsi dire contraire à l’idée que nous nous faisons de la manière dont les lois sont formulées, mises en œuvre et appliquées au Canada.

Le sénateur Fraser : Merci à toutes les deux, mesdames Hennebry et Macklin, pour ces excellentes interventions. Elles nous seront d’un précieux concours.

madame Macklin, je me demande si vous pourriez vous étendre un peu plus au sujet des instructions. Vous avez fait valoir qu’elles sont en train de devenir de plus en plus courantes dans le système d’immigration et des réfugiés. Pouvez-vous nous donner d’autres exemples?

Mme Macklin : Oui. En vertu de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, les ressortissants étrangers sont autorisés à présenter des demandes pour immigrer au Canada comme travailleurs spécialisés. Selon la loi et le règlement connexe, les citoyens canadiens et résidents permanents ont le droit de présenter des demandes pour parrainer les membres de leurs familles.

Par le fait d’avoir institué ce droit à présenter ces demandes, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a l’obligation corrélative de donner suite à ces demandes. C’est ce que prévoit la loi. Or, moyennant les instructions ministérielles qui prétendent gérer la priorisation et synchronisation des demandes, le ministre a suspendu le droit des citoyens canadiens et des résidents permanents à présenter des demandes pour parrainer leurs parents et grands-parents. En somme, le ministre ne s’est pas contenté d’établir la priorité selon laquelle ces demandes devront être traitées; il a annoncé une pause soi-disant temporaire, qui se résume à une éviscération du droit accordé en vertu de la loi aux citoyens et aux résidents permanents de présenter des demandes pour parrainer des parents et grands-parents, et partant, du devoir du gouvernement d’envisager ces demandes.

De la même manière, en ce qui a trait aux demandes pour des travailleurs spécialisés, la loi et le règlement connexe établissent les critères d’admissibilité et, au moyen des instructions ministérielles, le ministre a sélectionné 29 catégories de professions et métiers en affirmant que personne ne peut présenter une demande sauf pour ces catégories. Le problème réside dans le fait que ces instructions ministérielles ne constituent pas une loi. Or, elles sont appliquées comme si elles étaient en fait une loi, mais ce ne sont pas des lois du Parlement; ce ne sont pas non plus des pouvoirs délégués par le Parlement au gouverneur en conseil pour prendre un règlement. Elles existent quelque part d’abstrait sous forme de décret ministériel, sans antécédent juridique. Ce qu’elles font c’est contredire, voire infirmer ce que la loi et les règlements établissent comme une question de droit.

Le sénateur Fraser : Voilà qui est fascinant. Dans les instructions qui nous occupent dans le cadre de ce projet de loi, les instructions du ministre, nous a-t-on dit, prescriront les critères de politique publique visant à protéger les ressortissants étrangers qui s’exposent à des traitements ou attentatoires à la dignité humaine, dont l’exploitation sexuelle. J’ai essayé de me faire une idée de l’interprétation que l’on fera dans la pratique de l’expression « traitement dégradant ou attentatoire à la dignité humaine ». Pouvez-vous nous avancer quelque chose à ce sujet?

Mme Macklin : Non, je ne peux pas. Ce qui devrait nous inquiéter à ce chapitre, c’est que nous sommes manifestement en train d’accorder au ministre le pouvoir de créer une loi par décret en lui laissant le loisir d’interpréter la signification de cette expression, dont nous ignorons toujours la définition, et de déterminer la manière dont elle sera appliquée.

Permettez-moi d’avancer qu’il existe des solutions de rechange dans nos instruments juridiques conventionnels. Ainsi, dans ces modifications à la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, le gouvernement aurait pu préciser ce qu’il entend exactement par « dégradant » et « attentatoire à la dignité humaine ». Autre possibilité, le Parlement aurait pu déléguer les pouvoirs au Cabinet, au gouverneur en conseil, pour prendre un règlement décrivant la définition de ce que l’on entend par « traitement dégradant ou attentatoire à la dignité humaine » et par « exploités sexuellement ».

Enfin, le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration aurait pu rédiger des lignes directrices pour aider les décideurs — les agents des visas — à interpréter les expressions « dégradant » et « attentatoire à la dignité humaine ». Dans ce dernier cas, néanmoins, les lignes directrices ne constituent pas une loi. Elles n’ont pas force de loi. Dans le meilleur des cas, elles peuvent orienter l’interprétation de la loi, mais leur caractère n’est ni obligatoire ni contraignant. Toutes ces options étaient possibles ici. Aucune d’elles n’a été retenue. On s’est contenté de décerner un mandat permettant la création d’une loi par décret sans entrave et sans nécessité de rendre compte.

Le sénateur Fraser : Cet aspect est particulièrement intéressant pour les parlementaires étant donné que le Parlement a le droit d’examiner les règlements attentivement, voir les infirmer, mais non pas les instructions ministérielles. C’est fascinant.

Le sénateur Runciman : madame Hennebry, vous avez parlé de gens désireux de venir au Canada en vertu de ce processus et qui sont refusés, en affirmant que cela accentue leur vulnérabilité. Je me demande ce que vous vouliez dire par là. Je suppose que vous vouliez dire accentuer leur vulnérabilité dans leur pays d’origine. Vous pourriez peut-être vous étendre un peu là-dessus.

Mme Hennebry : Je faisais nommément allusion aux migrants peu spécialisés qui, disons, auraient présenté une demande dans le cadre du projet pilote pour personnes peu spécialisées pour venir travailler dans une usine de transformation de viande quelque part en Ontario; ces personnes ont très peu de choix à l’heure de venir travailler dans notre pays. Pour eux, c’est manifestement un projet auquel ils consacreront beaucoup d’efforts pour pouvoir être en mesure de venir. Ils vont peut-être emprunter de l’argent. Ils doivent beaucoup sacrifier ne serait-ce que pour en arriver à cette étape. Ensuite, quand ils sont refusés, ils seront encore plus susceptibles de chercher d’autres voies. Cela pourrait comprendre les moyens d’entrer au Canada sans que leurs papiers soient en règle.

Ce que je veux dire par là c’est que plus nous leur fermons les portes, plus nous mettons de la pression sur le système. Nous ne pouvons pas arrêter le flux de gens désireux de travailler, qui s’intéressent au travail lorsqu’il y a du travail, surtout quand il faut des travailleurs, quand il y a pénurie de travailleurs, et que la demande est là. En plus d’un taux de chômage élevé et de la pauvreté, il y aura beaucoup d’autres pressions. Ce que j’essaie de dire ici c’est que nous finirons uniquement par mettre encore plus de pression sur le système, tout en rendant ces migrants encore plus vulnérables à la traite de personnes.

Le sénateur Runciman : La législation a pour objet d’empêcher la traite des personnes. Il me semble que j’ai déjà soulevé cet aspect avec un autre témoin, soit que le gouvernement a l’obligation de ne pas permettre que notre processus d’immigration soit utilisé par des criminels comme véhicule pour se consacrer au traitement des personnes car cela a une incidence, particulièrement sur les feMmes et les enfants. Vous n’êtes pas d’accord avec ce concept?

Mme Hennebry : Bien sûr, je ne trouve rien à y redire. Je suis entièrement d’accord pour dire que le gouvernement a l’obligation d’agir de la sorte.

Le sénateur Runciman : Eh bien, c’est justement ce que le gouvernement essaie de faire ici.

Mme Hennebry : Je ne vois pas comment le simple fait d’accorder à un agent des visas le pouvoir discrétionnaire de dire à quelqu’un qu’il est un travailleur vulnérable et que par conséquent il ne peut pas venir au Canada, fera beaucoup pour mettre fin à la traite de personnes ou à tout autre type de violation des droits de la personne. Cela ne fait que jongler avec la situation et voudrait dire essentiellement que le gouvernement n’a rien fait d’autre à part fermer la porte à cette personne.

Le sénateur Runciman : Nous venons à peine d’entendre un témoin, M. Benjamin Perrin — et j’évoque notre deuxième témoin aujourd’hui et ses inquiétudes relatives aux instructions ministérielles — qui nous avait fait savoir que ces instructions reposeraient sur des critères de politique publique. Je crois qu’il a dit que c’est le meilleur moyen, voire le seul, de s’occuper de ce problème car il permet au système d’immigration de s’adapter aux circonstances changeantes. Les instructions ministérielles seront publiées dans la Gazette du Canada, et c’est ainsi que nous saurons si les critères se rapporteront aux facteurs auxquels ils sont censés se rapporter.

J’ai du mal à comprendre pourquoi vous estimez que c’est une mauvaise idée. Ce commentaire s’adressait à notre deuxième témoin.

Mme Macklin : Le problème c’est qu’il n’y a pas d’avis préalable à la parution de ces instructions ministérielles. Elles sont publiées a posteriori dans la Gazette du Canada. Il n’y a aucun avis, aucune occasion de présenter des commentaires, et aucune responsabilisation à l’égard de l’exigence de mener une évaluation de l’impact de la réglementation. Donc, bien sûr, comme dans le cas de n’importe quel décret, la mesure sera annoncée, mais elle ne reposera sur aucun mécanisme démocratique. J’ajouterais même que la légalité de la mesure est douteuse.

L’idée que nous ne puissions pas entreprendre un processus transparent pour émettre des lignes directrices ou règlements ou édicter une loi en fonction des enjeux qui déterminent les critères de politique publique ne tient tout simplement pas debout, selon moi. Nous le faisons tout le temps.

Le sénateur Runciman : Je crois que la Gazette du Canada est assez transparente.

Mme Macklin : Mais uniquement a posteriori.

Le sénateur Baker : Je remercie les témoins de l’excellent travail qu’ils ont fait ici aujourd’hui. Ma question s’adresse à Mme Macklin. Mais avant de l’interroger, je me dois de la féliciter pour son excellente contribution au droit canadien, car je crois qu’elle est amplement citée dans nos tribunaux et que nos juges sont applaudis lorsqu’ils la citent. Je tiens à la féliciter pour cela. Poursuivez votre excellent travail et faites-le avec l’exubérance qui vous caractérise.

Pour revenir aux instructions ministérielles obligatoires, la loi par décret, comme vous dites madame Macklin, premièrement, est-ce que la loi contient une disposition privative?

Mme Macklin : La loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ne contient pas de disposition privative. Ce qu’elle prévoit, néanmoins, c’est que si quelqu’un veut soumettre à examen judiciaire une décision prise en vertu de cette loi, il faut en obtenir la permission préalable de la Cour fédérale. On pourrait dire que c’est l’équivalent d’une disposition privative. Une disposition privative est une tentative du Parlement d’empêcher que les tribunaux puissent examiner des décisions prises par des décideurs administratifs. Elle accorde aux tribunaux le pouvoir de contrôler l’accès en imposant l’exigence qu’un juge commence par affirmer que la cause mérite d’être entendue et ce n’est qu’une fois que la permission est accordée que la décision peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

Le sénateur Baker : Si la permission est accordée, quel est le degré de déférence montré à l’égard du décideur dans l’édiction qui nous occupe?

Mme Macklin : La jurisprudence de la Cour suprême du Canada au sujet de la déférence a évolué depuis les dernières années. Dans la foulée de l’arrêt Dunsmuir, on pourrait affirmer à juste titre que la norme de contrôle en ce qui a trait au degré de déférence montré à l’égard des décisions prises sur l’interprétation du texte du règlement, ou l’exercice de discrétion en vertu de la loi ou du règlement, devrait être évalué suivant ce qui serait normalement considéré raisonnable. Cette norme d’examen est donc fondée sur la retenue et fait preuve de déférence, ne serait-ce que relativement parlant.

La jurisprudence de la Cour suprême du Canada laisse présumer néanmoins que ce qui est considéré « raisonnable » peut varier suivant le type de décision, la personne qui la prend, s’il s’agit d’une question de droit, ou d’une question discrétionnaire.

Je suppose que la réponse qui surgit d’emblée c’est que la plupart des décisions prises en vertu du texte législatif et du règlement sont évaluées en fonction de leur caractère raisonnable, mais il semble que l’on assiste à un continuum émergent, si vous voulez, dans ce que l’on entend par « caractère raisonnable » car certains types de décisions sont examinées de plus près que d’autres. Il m’est difficile de vous offrir davantage de précisions sur la manière dont un tribunal réagira à l’égard de décisions prises en vertu du texte législatif et du règlement.

Le sénateur Baker : C’est en fait au moment où le requérant peut interjeter appel, sous réserve de l’autorisation de la cour, que nous prenons connaissance du règlement ou des instructions dictées par le ministre. C’est donc lors de l’audience que ces instructions seront jugées en fonction de leur caractère raisonnable comme facteur de décision de l’agent, une décision qui pourrait faire l’objet d’un examen à ce moment-là. C’est bien cela?

Mme Macklin : La question qui pourrait surgir, selon moi, si une décision était remise en question, serait plus ou moins celle-ci : l’agent des visas a-t-il exercé sa discrétion de manière raisonnable, en faisant entrer en ligne de compte la nécessité d’appliquer les instructions ministérielles? Mais elle s’arrête là, sans s’occuper du caractère légal de ces instructions ministérielles. C’est là le problème que je soulève en espérant que vous saurez l’envisager en faisant abstraction des mérites de la disposition qui nous occupe.

Autrement dit, un contrôle judiciaire ordinaire de l’exercice de la discrétion prévue dans cette disposition n’arrivera pas au problème que je suis en train d’énoncer, qui réside dans l’antécédent juridique de ces instructions. Cet aspect pourrait lui aussi très certainement faire l’objet d’une contestation judiciaire.

Le sénateur Baker : Tout comme le caractère raisonnable de ces instructions. Est-ce bien là ce que vous êtes en train de dire?

Mme Macklin : Non, le caractère légal de ces instructions. Il ne s’agit pas de savoir s’il s’agit d’une instruction raisonnable, pas plus que de savoir si le ministère a raisonnablement interprété ce qu’un traitement « dégradant » et « attentatoire à la dignité humaine » pourrait vouloir dire.

Ces instructions sont-elles légales? L’inquiétude ici c’est que quelque chose qui est qualifié d’« instructions » prétend passer outre l’octroi d’un pouvoir discrétionnaire licite. Il n’est pas clair qui détient les pouvoirs juridiques pour que quelque chose qui s’appelle l’instruction ministérielle puisse infirmer ce qui constitue clairement une question de droit dans la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

En tête de notre petite hiérarchie de lois, nous retrouvons la Charte et la Constitution. Toutes nos lois doivent être conformes à ces instruments. Ensuite vous avez les textes législatifs. Ils doivent tous être eux aussi conformes à la Charte. Puis, vous avez les règlements. Tous les règlements doivent être conformes eux aussi et ne peuvent outrepasser les pouvoirs qui leur sont conférés par la loi qui les habilite. Les règlements sont ultra vires, soit au-delà des compétences du gouverneur en conseil, s’ils dépassent le mandat établi par la loi habilitante.

Ce que nous avons dans ce cas ce sont des instructions ministérielles qui, tel que je les comprends, prétendent altérer les pouvoirs discrétionnaires conférés par la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Je ne suis pas sûre que le ministre détienne les pouvoirs nécessaires pour prendre un décret à l’encontre des pouvoirs discrétionnaires accordés par la loi. C’est le genre de problème d’antécédent judiciaire que je m’efforce de vous signaler.

Le sénateur Jaffer : Nous vous remercions de vos interventions. Nous les avons trouvées extrêmement utiles.

J’ai travaillé pendant des années auprès de soignants familiaux résidants et de travailleurs migrants, particulièrement mexicains. Je vois bien que l’article 206 du projet de loi C-10, paragraphe 1.4 parle de traitement dégradant et attentatoire à la dignité humaine.

Vous avez toutes les deux de l’expérience dans ce domaine. Ce que je trouve difficile c’est de savoir comment un agent d’immigration saura qu’une personne qui va éventuellement obtenir un permis de travail sera traitée de manière dégradante et attentatoire à la dignité humaine, sauf s’il existe des antécédents du traitement que cet employeur réserve à ses travailleurs agricoles, par exemple. En définitive, qui est-ce qui est puni? La personne qui présente la demande. J’aimerais connaître votre avis à ce sujet.

Tout en vous demandant votre avis sur cet article, si j’ai le temps j’aurais une autre question pour vous, mais j’avoue qu’elle me pose de la difficulté. J’ai parcouru à maintes reprises le paragraphe 1.4 de l’article 206 et les expressions « traitement dégradant ou attentatoire à la dignité humaine, notamment d’être exploité sexuellement ». Est-ce que cela veut dire que le traitement dégradant et attentatoire à la dignité humaine comprend l’exploitation sexuelle, ou s’agit-il d’un ajout? J’aimerais également entendre vos commentaires à ce sujet.

Mme Hennebry : Merci, sénateur Jaffer. Votre intérêt est très apprécié.

Je conviens également qu’il y a des inquiétudes à l’égard du fait de laisser le soin à un agent des visas de déterminer si un traitement est dégradant ou attentatoire à la dignité humaine.

En parcourant cet article, l’autre aspect auquel je songeais c’est de savoir si nous sommes en train de parler du travailleur ou de la personne qui serait vulnérable à un traitement dégradant et attentatoire à la dignité humaine une fois qu’elle serait arrivée au Canada, ou si cela se produit lors du processus d’obtention d’un visa de travail, et comment allons-nous faire la distinction entre les deux? Y a-t-il des mécanismes censés faire cette distinction déjà en place? Lesquels?

Nous voyons les mécanismes qui sont en place maintenant, par exemple, le processus de l’AMT, et nous avons également les conventions collectives. Or, ni l’un ni l’autre semble être armé pour pouvoir faire quoi que ce soit à l’égard des types de traitement dégradants et attentatoires à la dignité humaine que nous avons pu observer, preuve à l’appui, en ce qui a trait aux travailleurs migrants particulièrement parmi les travailleurs agricoles, les soignants familiaux résidants et les danseuses exotiques, par exemple.

Comment pouvons-nous affirmer que ce nouveau pouvoir discrétionnaire qui est accordé à l’agent des visas, qui obtiendra en plus une interprétation ministérielle quelconque de ce que l’on entend par dégradant et attentatoire à la dignité humaine, réussira en fait à régler une de ces questions? Il s’agit davantage de la nécessité d’une approche à deux volets qui puisse avoir un certain effet au niveau de la gestion de la migration, et cela veut dire un effet sur le cadre stratégique, la réglementation du programme et son application. Nous n’avons pas cela dans notre PrograMme des travailleurs agricoles saisonniers.

Les seules mesures d’application qui finissent par exister réellement, les seules conséquences pour un employeur sont celles pouvant découler d’une plainte, sous réserve que le travailleur soit en mesure de porter plainte devant la loi, et il va de soi qu’ils sont assez vulnérables et qu’il est plutôt rare qu’ils puissent être en mesure de le faire, ou encore des mesures découlant du processus d’AMT. En somme, l’employeur s’en tirera avec une simple réprimande et l’interdiction de faire appel à des travailleurs étrangers pendant deux ans.

Qu’est-ce que cela fait de probant en termes de vraiment arrêter ce genre de traitement problématique? Pas grand-chose. Nous pouvons également songer à de nouveaux cadres juridiques pour nous attaquer à ces problèmes qui me semblent assez différents. J’estime tout simplement que cela ne résoudra pas ces problèmes non plus, que nous songions aux questions de traite de personnes, de mauvais traitements ou d’exploitation de la part des employeurs. Là n’est pas la solution non plus.

Mme Macklin : Je voudrais ajouter quelques mots aux propos de Mme Hennebry. sénateur Jaffer, vous êtes au courant du débat international à l’égard de la traite de femmes, où d’aucuns, je songe notamment à la Coalition contre la traite des femmes, sont d’avis que l’exploitation fait partie intrinsèque du travail sexuel, par opposition à ceux qui pensent que l’exploitation n’est pas intrinsèque mais qu’elle peut avoir lieu lorsque le travail se fait dans certaines conditions.

L’interprétation que l’on fait de la relation entre l’exploitation et le travail sexuel pourrait avoir d’importantes conséquences pour l’application de la discrétion dans le cas qui nous occupe. Si par exploitation sexuelle on entend travail sexuel, sans plus, alors présumément quiconque entrerait au Canada pour se livrer à ce qui est décrit comme travail sexuel pourrait être découvert et exclu. En revanche, si l’on est d’avis que tout le travail sexuel n’est pas nécessairement synonyme d’exploitation mais que certaines conditions peuvent aboutir à une situation d’exploitation, la conclusion serait toute autre. Une fois de plus, nous n’avons aucun moyen de le savoir car il n’y a rien là-dessus dans la loi ou le règlement, et nous n’avons pas vu des instructions ministérielles qui aideraient à interpréter cela.

Il importe également de se pencher sur ce que les pouvoirs discrétionnaires sont en train de nous apprendre sur l’exploitation et les moyens de la prévenir. Les gens qui font l’objet des inquiétudes relevées dans cette disposition entrent au Canada et, si elles sont vulnérables à l’exploitation, c’est aux mains des employeurs canadiens, de recruteurs canadiens et peut-être étrangers, et de clients canadiens. Ce que cette disposition est en train de dire c’est que nous ne pouvons rien faire. Nous, le gouvernement du Canada, nous sommes absolument dépourvus de la capacité ou de la volonté de faire quoi que ce soit pour remédier aux pratiques d’exploitation affichées par les employeurs, les clients et les recruteurs canadiens. Nous ne pouvons rien faire à cet égard, nous renonçons à faire quoi que ce soit, alors nous nous contenterons de barrer le passage à ces gens. Voilà une optique intéressante pour ne pas dire navrante que cette disposition semble transmettre sur la capacité du gouvernement du Canada à utiliser ses pouvoirs de réglementation pour veiller à garantir les droits qui reviennent à tous les travailleurs — non pas seulement aux travailleurs étrangers, mais à tous les travailleurs, c’est-à-dire le droit de travailler sans être exploités et dans des bonnes conditions de santé et de sécurité.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Ma question est pour madame Macklin. Dans votre exposé, vous dites qu'une loi plus restrictive va rendre les travailleurs plus vulnérables. Ne pensez-vous pas plutôt que les amendements à la loi vont empêcher les travailleurs d’être victimes d’abus ou de se faire extorquer de l'argent par des organisations criminelles qui profitent peut-être des lacunes de la loi actuelle?

[Traduction]

Mme Macklin : Si l’inquiétude se rapporte aux cas d’extorsion et de mauvais traitements de la part d’employeurs, de clients ou de recruteurs canadiens, j’hésite à comprendre pourquoi la disposition cible les travailleurs et non pas les personnes qui infligent ces mauvais traitements. Certes, le fait de maintenir les feMmes à la maison et à l’écart du lieu de travail les protège sans doute du harcèlement sexuel dans le milieu de travail, mais est-ce vraiment ainsi que nous chercherions à résoudre une inquiétude à l’égard du harcèlement sexuel?

De la même manière, nous nous inquiétons des mauvais traitements et de l’exploitation, et ces mauvais traitements ne sont pas exclusivement le fait de recruteurs étrangers dans des pays étrangers. Le principe même de la traite de personnes c’est que les mauvais traitements se produisent au Canada aux mains de Canadiens — employeurs, clients, recruteurs, intermédiaires et autres. Il est sans doute plus logique de poursuivre les fautifs que les victimes et je suis étonnée et déçue de constater que le gouvernement s’estime incapable de le faire.

Le sénateur Cowan : En revenant à la question des instructions ministérielles, quand M. Perrin nous parlait par vidéoconférence un peu plus tôt, il a appuyé l’initiative du gouvernement à cet égard en affirmant que le fait d’opter pour des instructions au lieu d’un règlement était nécessaire pour laisser la marge de manœuvre nécessaire au système pour agir rapidement face aux manigances que les personnes qui exploitent les travailleurs s’arrangent pour planifier du jour au lendemain. Que répondez-vous à ces propos favorables au recours aux instructions plutôt qu’à un règlement?

Mme Macklin : Je présume que c’est à moi que vous adressez la question?

Le sénateur Cowan : Oui, en effet.

Mme Macklin : Je dirais qu’il n’y a rien d’exceptionnel au sujet de ces inquiétudes qui exigent le contournement du processus démocratique conventionnel; et, comme je l’ai déjà dit, ces instructions ministérielles sont en train de surgir un peu partout dans la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

À l’instar de toute personne qui travaille dans ce domaine, je comprends le besoin de disposer d’une marge de manœuvre. C’est la raison pour laquelle on décerne des pouvoirs de réglementation au Cabinet. La loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est passée d’être un ensemble passablement détaillé de lois à une loi squelettique qui accorde au gouverneur en conseil des pouvoirs de réglementation énormes pour donner de la substance et un sens à la loi. Il n’y a aucun fondement empirique à vouloir prétendre que cette situation soit pour ainsi dire tellement exceptionnelle, urgente ou volatile que les processus démocratiques habituels s’avèrent inadéquats pour la redresser. Les besoins de marge de manœuvre peuvent certainement être gérés par d’autres moyens.

Le sénateur Cowan : Au moyen de règlements.

Mme Macklin : Au moyen de règlements. Le manuel d’immigration est un ensemble volumineux de lignes directrices et d’instructions conçues pour aider à interpréter la loi. Elles n’ont pas force de loi et elles ne peuvent donc pas manipuler les pouvoirs discrétionnaires ni infirmer les lois ou règlements qui les contraignent, mais elles peuvent certainement se montrer attentives d’une manière qui compte. Autrement dit, je m’opposerais à ce que l’on ose affirmer qu’il y a quelque chose d’exceptionnel à cela ou à n’importe quelle autre chose que les instructions ministérielles viseraient comme justifiant le contournement de nos responsabilités démocratiques.

Le sénateur Frum : madame Macklin, pour poursuivre votre analogie sur le harcèlement sexuel, vous dites que si vous gardez les feMmes à la maison, elles seraient protégées du harcèlement sexuel. C’est ce que cette législation essaie de faire. Elle est en train de dire que pour protéger les feMmes de l’esclavage sexuel au Canada, il vaut mieux les garder chez elles et ne pas les laisser entrer au pays. C’est exactement ce que nous essayons de faire. Comme ceci tente de régler des questions liées à l’esclavage sexuel, à la traite de personnes, l’argument ici se rapporte au danger des instructions ministérielles. Le danger de ces instructions l’emporte sur le besoin de prévenir l’esclavage sexuel perpétré au Canada et les cas de fraude commis contre des travailleurs dont l’entrée au Canada n’aurait pas été autorisée autrement. Ils se faufilent dans le système uniquement parce qu’ils sont amenés au pays de manière frauduleuse sous prétexte de faire un type de travail pour finir par faire un type de travail complètement différent.

Par conséquent, ma question se rapporte en fait à la crainte des instructions ministérielles et de savoir où est-ce qu’on peut retrouver cela ailleurs. Quelles autres preuves documentaires avons-nous de cette lacune démocratique quand vous misez sur des instructions ministérielles pour empêcher des crimes graves de se produire? Où d’autre voyez-vous une lacune démocratique avec des instructions ministérielles? Pouvez-vous nous citer d’autres problèmes que vous ayez constatés avec ce genre d’instructions?

Mme Macklin : Merci. Je vous ai donné quelques exemples tout à l’heure de la soi-disant pause sur l’acceptation de demandes de parrainage de parents et de grands-parents, ainsi que l’exemple des instructions ministérielles utilisées pour restreindre l’admissibilité des personnes pouvant présenter une demande dans le cadre du programme de travailleurs spécialisés de manières qui ne sont pas évidentes si nous nous en tenons à la loi ou aux règlements. C’était deux exemples de la manière dont les instructions ministérielles sont en train d’être utilisées pour infirmer à toutes fins pratiques ce qui constitue une loi ou un règlement adopté en bonne et due forme sans que ces instructions, comme je l’ai déjà dit, ne reposent sur un antécédent juridique approprié.

Pour en revenir à votre question sur la protection des feMmes de l’esclavage sexuel et ainsi de suite, j’ai deux aspects à relever. Premièrement, il est vrai que ces dispositions visent à protéger les feMmes de se faire exploiter sexuellement en empêchant leur entrée au Canada. La manière dont on procédait habituellement, c’était d’accorder un visa de travail à la personne qui se disait danseuse exotique. Je suis sûr que vous êtes au courant. Or, il n’y a pratiquement plus de visas de la sorte qui sont accordés, alors quoi que vous pensiez de la méthode, il semble que pratiquement aucun visa n’ait été accordé depuis les cinq dernières années. Si cela est censé s’attaquer au problème des feMmes qui entrent au pays avec des visas de danseuses exotiques pour ensuite se faire exploiter, il suffit de dire que ce problème est en train d’être résolu par ailleurs car ces feMmes ne sont en fait pas en train d’entrer au Canada. La mesure est donc superflue en ce qui les concerne.

Cela dit, même si je devais accepter que c’est bien là la raison d’être de cette loi et qu’il existe un besoin à cela, je retourne une fois de plus à cet aspect. Si vous croyez qu’il y a de l’esclavage sexuel au Canada, je vous garantis que cela n’est probablement pas en train d’arriver uniquement aux feMmes étrangères qui sont particulièrement vulnérables en raison de leur statut d’immigrantes. Cela arrive sans doute également à des feMmes vulnérables qui sont Autochtones, très jeunes, fugitives, des feMmes qui sont trimbalées d’un endroit à un autre comme on fait pour la traite de personnes. Autrement dit, ces mêmes inquiétudes que vous avez à propos de l’exploitation sexuelle des feMmes étrangères existent tout autant chez les feMmes canadiennes qui sont vulnérables et marginalisées et peuvent être exploitées de cette manière. La traite de personnes n’a pas besoin de se faire à travers les frontières mais elle peut l’être, tout comme elle peut se produire ici au Canada. Si cela est vrai, alors en retournant à la question qu’il s’agit de régler — nous voyons ces pratiques ici au Canada. Le fait d’empêcher que les feMmes étrangères entrent au pays ne fait rien pour les protéger pas plus que pour mettre fin à ces pratiques.

Le sénateur Frum : Eh bien, cela les protège en empêchant que cela arrive. C’est de la prévention.

Mme Macklin : Ces feMmes sont susceptibles de faire objet de la traite ailleurs; mais une fois de plus, s’il s’agit d’employeurs et de clients canadiens qui sont en train de faire cela…

Le sénateur Frum : Nous nous devons de donner une forme de protection à ces femmes.

Mme Macklin : Non, il y a d’autres feMmes qui le font aussi au Canada, n’est-ce pas?

Le sénateur Frum : Je conviens que c’est un problème qu’il faut régler. De toute façon, pendant que nous empêchons que des personnes soient confrontées à ce genre de situation dans notre pays, nous sommes en train de permettre que cela arrive de manière frauduleuse ou que d’autres encore importent des feMmes destinées à l’esclavage sexuel. Si nous pouvons empêcher cela, ce serait déjà bien. La mesure ne va pas aider les filles autochtones, j’en conviens, mais il y a d’autres choses que nous pouvons faire pour elles. Elle aidera les feMmes de l’Europe orientale ou quelle que soit la région d’où elles proviennent.

Mme Macklin : Une autre chose qu’il faut faire entrer en ligne de compte c’est que si elles n’arrivent pas munies d’un visa, il y a d’autres façons dont elles peuvent entrer au pays. Une fois de plus, il n’est pas évident que cela finisse par changer la donne, mais, comme j’ai dit, le programme des visas pour danseuses exotiques est plus ou moins clos. Ces feMmes ne nous arrivent clairement pas avec ces visas, alors quelle que soit la valeur que vous accordez à cela, il me semble que c’est entièrement superflu à la lumière des données empiriques dont nous disposons pour l’instant.

Le président : madame Macklin, j’ai une question à vous poser. En revenant à l’inquiétude que vous avez soulevée concernant le recours aux instructions ministérielles ou à un décret ministériel, qui est le terme que vous avez employé, vous privilégiez fortement de toute évidence le recours à un processus de réglementation plutôt qu’à ce décret ministériel ou instruction ministérielle.

À ce que je sache, néanmoins, le recours à des instructions ou à des décrets ministériels est en train de se produire depuis un certain nombre d’années pour une bonne partie de la législation de notre pays, et je suppose évidemment qu’il y a des circonstances où la discrétion ministérielle est perçue comme nécessaire. Je me demande ce que vous avez à dire à cela. Je comprends votre point de vue, et que vous ne soyez pas en faveur d’un décret ministériel sous aucun prétexte, mais cette formule n’a-t-elle donc pas été utilisée assez fréquemment dans notre pays à l’égard de nombreux textes législatifs?

Mme Macklin : Je m’en remets à l’expertise d’autres personnes. Je n’ai pas vu des instructions ministérielles hormis en ce qui a trait à la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Dans le cas qui nous occupe, j’estime qu’il importe de faire la distinction entre les instructions ministérielles et l’octroi de pouvoirs discrétionnaires au ministre dans la loi. C’est-à-dire que cette législation comme bien d’autres encore décerne certainement ces pouvoirs au ministre à l’égard de certains types de décision dans des cas bien ponctuels. Vous avez absolument raison. Il s’agit bien d’une pratique répandue et prévalente, qui fait tout simplement partie du système.

Les instructions ministérielles revêtent néanmoins un caractère nouveau et distinctif, à ce que je sache, et je n’ai pas constaté leur utilisation en dehors de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Je me plierai volontiers devant toute preuve du contraire. L’inquiétude qu’elles soulèvent c’est qu’elles accordent au ministre le pouvoir d’édicter des lois sans un antécédent juridique approprié, d’autant plus quand elles semblent être utilisées pour infirmer ce qui constitue des lois et des règlements authentiques, qui sont au-delà de tout débat.

Le président : Une autre question rapide, madame. Vous avez dit tout à l’heure que vous estimiez que les agents d’immigration chargés des visas étaient mal équipés pour prendre ce type de décision, que l’on autorise ou non un travailleur à entrer au pays. Quand vous affirmez cela, ce qui nous vient à l’esprit, et que nous avons maintes fois entendu, c’est que quand on propose des changements au texte législatif qui limitent les pouvoirs discrétionnaires des tribunaux, la mesure devient problématique parce que les juges sont en première ligne. Les juges sont là, ils sont au courant des faits et des circonstances particulières d’une cause donnée, et ils sont les mieux placés pour prendre ce genre de décisions, à ce que l’on prétend.

De la même manière, est-ce que les agents d’immigration qui se chargent des visas ne seraient pas les mieux équipés? Ce sont eux qui font affaire aux faits. Ce sont eux qui ont acquis le savoir-faire nécessaire pour composer avec ces questions. Ne seraient-ils pas les plus équipés pour prendre ce genre de décisions? Ces décisions doivent se fonder sur quelque chose, eh oui, sur des instructions ministérielles s’il le faut. Elles ne peuvent pas être prises à la légère et de leur propre chef; elles doivent se fonder sur quelque chose de solide. J’hésite à comprendre pourquoi vous dites qu’ils seraient mal équipés.

Mme Macklin : Pour vous répondre, j’évoquerais les remarques de Mme Hennebry, qui disait tout à l’heure que si nous nous inquiétons de l’exploitation exercée par les employeurs, les agents des visas, une ambassade canadienne ou un haut-commissariat à l’étranger n’auront pas le genre de compréhension ni de familiarisation nuancée des pratiques suivies par des employeurs concrets au Canada pour être en mesure de faire une telle évaluation.

En réalité, je fais allusion ici à la mesure dans laquelle un agent des visas serait bien équipé par rapport à d’autres bureaucrates qui se trouveraient à d’autres points dans le système. Par comparaison, vous avez ici les gens qui s’occupent de l’AMT et des gens qui sont au courant des employeurs et de leurs antécédents pour ce qui est de leur manière de traiter les travailleurs. Est-ce qu’ils les paient comme il faut? Est-ce qu’ils respectent les critères en matière de santé et sécurité au travail? Est-ce qu’ils respectent le nombre maximal d’heures, les exigences du salaire minimum et ainsi de suite? Voilà le genre de choses qu’un agent des visas à l’étranger ne saurait pas en réalité.

Je ne suis pas en train de comparer la mesure dans laquelle un agent des visas serait équipé par rapport à un juge; je le compare par rapport à d’autres personnes dans le système. Une fois de plus, une fois que nous reconnaîtrons que l’exploitation se fait essentiellement aux mains d’employeurs canadiens et de recruteurs résidents au Canada — certains sont à l’étranger mais d’autres au Canada — le fait de laisser le pouvoir décisionnel à la discrétion d’un agent des visas à l’étranger, c’est l’accorder à une personne probablement erronée.

Le président : Merci de votre réponse.

Le sénateur Fraser : J’ai deux questions et les deux s’adressent à madame Macklin. Essayons de garder les questions et les réponses aussi concises que possible.

La première se rapporte à un aspect que je voudrais éclaircir à l’issue d’une de vos réponses au sénateur Jaffer. En revenant au traitement dégradant ou attentatoire à la dignité humaine, et notamment l’exploitation sexuelle, je me trouve à me demander en quoi consiste ce traitement dégradant ou attentatoire à la dignité humaine, selon l’expression de ce projet de loi, s’il devra nécessairement comprendre l’exploitation sexuelle et si d’autres formes de traitement de ce genre ne seraient pas visées dans cette loi, ou encore si l’exploitation sexuelle n’est qu’un exemple de ce que l’on entend par ce genre de traitement. Qu’en pensez-vous?

Mme Macklin : Pour moi « exploitation sexuelle » serait un genre ou un exemple de traitement dégradant ou attentatoire à la dignité humaine.

Le sénateur Fraser : Ma deuxième question fait suite pour ainsi dire à l’échange que vous avez eu avec le sénateur FruM. Pendant la fin de semaine, j’ai lu un article très intéressant que vous avez publié en 2003 dans l’International Migration Review intitulé « Dancing Across Borders : ‘Exotic Dancers,' Trafficking, and Canadian Immigration Policy. » Il y avait un passage où vous parliez de quelque chose qui s’appelait le projet Almanzo, qui semblait s’occuper du fait que — comme vous, nous sommes tous d’accord pour dire que nous sommes en train de parler ici de tragédies humaines qui sont extrêmement complexes et difficiles à résoudre, mais le projet Almanzo semblait une approche intéressante. Pourriez-vous en parler au comité?

Mme Macklin : Il s’agissait d’une initiative conjointe de, si je me souviens bien, la police, la GRC et dans une certaine mesure ce qui était alors le CIC, et qui est devenu depuis l’Agence des services frontaliers du Canada, en vue de répondre aux inquiétudes à propos de ressortissantes étrangères, parmi d’autres, dans l’industrie du commerce sexuel.

Il semble que les consommateurs canadiens de services dans ces clubs préfèrent que les feMmes fassent des choses plutôt illicites. Ils leur paient davantage d’argent pour qu’elles fassent des choses illicites, et les propriétaires des bars leur imposent ces choses par conséquent. Les feMmes qui ont besoin d’argent le font, et le cycle se poursuit. Le problème c’est que ces feMmes craignent d’être découvertes et d’être déportées, alors elles sont les moins susceptibles de se plaindre de la situation.

Le projet Almanzo avait été conçu pour trouver un moyen pour que les feMmes puissent s’exprimer sans crainte d’être déportées du Canada. C’est précisément l’application de la loi sur l’immigration qui les rend plus exploitables.

Malheureusement, à ce que je sache, et bien que le programme ait été lancé et semblait aller de l’avant, il a fini par être annulé, et c’est tout ce que je sais là-dessus. J’ignore s’il a été repris par la suite sous une forme ou une autre.

Le sénateur Fraser : Une des choses intéressantes que vous avez dites en faisant allusion à cet article c’est qu’il y avait un programme pour les feMmes moyennant lequel toute accusation portée contre elles — au vu des actes illicites auxquels elles se livraient — était annulée si elles suivaient des cours d’anglais et d’informatique. Au cours d’une année, il semble qu’il y ait eu 115 diplômées, et cela juste à Toronto. Le programme semblait être assez réussi. Pourriez-vous nous en dire davantage?

Mme Macklin : Non, je regrette. Une des choses à propos des feMmes qui migrent comme travailleuses du sexe c’est qu’elles sont nombreuses à avoir beaucoup d’autres qualifications, mais notre système d’immigration — et cela est aussi vrai au Canada que dans le monde entier — sont extrêmement restrictifs. Pour les femmes, leur seule voie possible pour migrer consiste en une forme commercialisée du travail traditionnellement féminin, soit la garde d’enfants, le sexe, et/ou le mariage, le ménage, et cetera. Il va de soi que ces feMmes seraient nombreuses à vouloir faire un travail différent ou qu’elles sont compétentes pour faire d’autres types de travail, mais notre système d’immigration a une conception très étroite des personnes susceptibles d’être admises au pays, et voilà une des raisons pour lesquelles elles finissent par entrer au pays par ces autres voies. Je crois que c’est juste une manière de nous rappeler que nous ne devrions pas être en train de définir ces feMmes uniquement en termes du travail que leur situation particulièrement désespérée finit par leur faire faire.

Le sénateur Runciman : Ma question fait suite à celle que le sénateur Frum posait au témoin. La législation a essentiellement pour objet de protéger les personnes de l’exploitation et de la victimisation. Je déduis de vos propos que vous prétendez qu’un agent devrait faire abstraction des renseignements qu’il possède sur le sort probable d’une personne, la laisser entrer, et que nous nous occuperons de l’éradication des mauvais traitements ici. Je suppose que vous conviendrez que si nous nous trompons, les gens subiront de mauvais traitements et nous serons en train de condamner d’éventuelles victimes à subir de mauvais traitements. Je conclus que telle est la position de nos témoins aujourd’hui.

Le président : madame Hennebry, voulez-vous y répondre?

Mme Hennebry : Je ne pense pas que c’est exactement cela que nous tentons de transmettre ici aujourd’hui. Bien évidemment, avant d’en arriver au stade où un bureau des visas délivre un permis de travail, il devrait y avoir eu un processus d’évaluation de la véracité de l’offre d’emploi, et cela doit compter pour quelque chose. Au moment où le dossier arrive à ce stade, nous devrions avoir déjà fait notre travail et vérifié que l’emploi en question est légitime, légal, et en conformité avec la loi canadienne en ce qui a trait à la santé et à la sécurité, parmi d’autres aspects. Affirmer ensuite que les seules personnes en mesure de faire quelque chose pour arrêter les migrants avant qu’ils ne deviennent vulnérables sont les agents des visas vient à confirmer les propos de Mme Macklin, à savoir un triste état de choses par rapport à notre propre mécanisme de réglementation.

Mme Macklin : Permettez-moi de reprendre ce qui d’après moi constitue l’objet de cette disposition. Si je puis m’exprimer en toute franchise, je ne crois pas que cette disposition sera évoquée très souvent. Ce dont il s’agit, c’est de transmettre un message affirmant que le Canada s’inquiète de l’exploitation, de la traite de femmes, que son inquiétude est sincère et « en voici la preuve puisque nous avons adopté cette loi ». Nous aurons cette loi comme partie du message symbolique et, pendant ce temps, nous ne serions par ailleurs en train de faire aucune des choses pratiques en termes d’une vraie réglementation à l’endroit des employeurs qui, contrairement aux ressortissants étrangers, se trouvent à être des électeurs. Il s’agit davantage d’avoir l’air de faire quelque chose tout en nous abstenant de faire des choses qui pourraient avoir un impact positif dans les faits.

Le président : Merci, madame Macklin. Je suis sûr que je parle pour tous ceux et celles qui se trouvent autour de cette table quand je vous dis que j’espère que vous vous trompez dans votre évaluation, mais nous avons bien relevé ce que vous aviez à dire.

Voilà chers collègues qui conclut nos discussions avec ce panel. mesdames Macklin et Hennebry, nous tenons à vous remercier. Vos commentaires étaient bien réfléchis et pointus. Nous n’avions certainement pas à tenter de deviner ce que vous pensiez, et cela nous sera d’un inestimable concours. Nous vous en savons gré. Merci et nous espérons avoir l’occasion de vous revoir devant nous une fois de plus à l’avenir.

Chers collègues, nous passerons maintenant à considérer le projet de loi C-10, loi sur la sécurité des rues et des communautés. Nous allons donc changer de sujet par rapport au panel antérieur. C’est notre quatrième panel de la journée. Ce panel et les discussions porteront sur la première partie du projet de loi C-10. Cette partie prévoit l’application de la justice pour les victimes d’actes terroristes. La loi a pour objet déclaré de décourager le terrorisme en établissant une cause d’action permettant aux victimes d’actes de terrorisme d’engager des poursuites contre leurs auteurs et ceux qui les soutiennent pour les pertes et dommages qu’elles ont soufferts. La première partie propose également de modifier la loi sur l’immunité des États pour créer une nouvelle exception à ce que l’on entend par immunité de l’État, qui est la règle générale empêchant que l’on puisse porter accusation contre des États étrangers dans les tribunaux canadiens. La nouvelle exemption proposée supprimerait l’immunité de l’État, mais uniquement si l’État en question est inscrit dans la liste établie par le gouverneur en conseil, c’est-à-dire lorsqu’il y a lieu de présumer que cet État a soutenu ou soutient actuellement des activités terroristes.

Chers collègues, pour cette partie de la discussion, du débat et de la considération du projet de loi C-10, nous sommes très heureux d’accueillir les représentants de la Coalition canadienne contre la terreur, représentée par Mme Maureen Basnicki, cofondatrice, et Mme Sheryl Saperia, conseillère principale. Nous avons également parmi nous Mme Jayne Stoyles, directrice générale, Centre canadien pour la justice internationale.

madame Basnicki, à ce que j’ai compris, vous désirez sans doute faire quelques remarques liminaires.

Maureen Basnicki, cofondatrice, Coalition canadienne contre la terreur : Merci. La tragédie qui a détruit ma famille le 11 septembre, ainsi que mon opinion concernant le projet de loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme qui vise à dissuader et empêcher de telles horreurs, sont bien connues de beaucoup de gens. Aujourd’hui, je voudrais simplement saisir l’occasion qui m’est donnée, au nom des Canadiens victimes d’actes de terrorisme, de remercier le premier ministre d’avoir tenu la promesse qu’il a faite, au cours de la campagne électorale, de présenter le projet de loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme; je remercie également le comité de la justice de la Chambre d’avoir proposé plusieurs amendements importants demandés par les victimes, sans oublier le sénateur Tkachuk et un grand nombre de ses collègues qui siègent du côté du gouvernement comme de l’opposition au Sénat et à la Chambre, d’avoir appuyé si énergiquement nos efforts; enfin, j’exprime ma reconnaissance à tous les sénateurs qui soutiendront ce que nous appelons les amendements de Lockerbie, qui devraient être présentés incessamment.

mesdames et messieurs les sénateurs, au cours des sept dernières années, j’ai fait tout mon possible pour obtenir que ce projet de loi soit adopté de façon définitive par le Parlement. Son adoption dépend à présent de vous; c’est pourquoi je comparais devant vous aujourd’hui pour demander votre appui dans ce sens, une toute dernière fois.

Sheryl Saperia, conseillère principale, Coalition canadienne contre la terreur : Honorables sénateurs, je suis très heureuse d’avoir été invitée par vous aujourd’hui afin de discuter de la justice pour les victimes d’actes terroristes, initiative législative à laquelle la Coalition canadienne contre la terreur se consacre depuis un grand nombre d’années et qui est appuyée par certains des juristes les plus éminents de notre pays. Je me ferai un plaisir, au cours de la période de questions-réponses, de commenter certaines des dispositions spécifiques du projet de loi; mais pour l’instant, étant donné qu’il s’agit de la dernière comparution de la Coalition canadienne contre la terreur devant un comité avant la mise aux voix du projet de loi C-10, permettez-moi de vous offrir, en tant que parlementaires canadiens, une perspective panoramique sur ce que vous accompliriez en donnant force de loi à ce projet.

mesdames et messieurs les sénateurs, la principale motivation des victimes, lorsqu’elles demandent que cette mesure soit adoptée, a toujours été de dissuader le terrorisme : or, la loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme peut contribuer de multiples façons à un tel objectif. En premier lieu, le fait d’intenter des procès au civil et d’obtenir des décisions judiciaires positives revient à saper l’infrastructure financière des terroristes; en outre, le risque d’être cité dans un procès au civil est de nature à dissuader ceux qui pourraient être tentés de les financer tout en gardant l’anonymat. À l’inverse de cette proposition, si une organisation terroriste se trouve obligée, ainsi que ses bailleurs de fonds, de consacrer des sommes importantes aux indemnisations prescrites par la justice, elle aura du mal à recruter de nouveaux membres et à les former, à acheter des armes et à organiser des attentats. La loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme, du fait qu’elle n’exige qu’un niveau inférieur de preuve relevant du civil, peut rendre ceux qui financent le terrorisme comptables de leurs actes, alors même qu’ils échappent au système de justice criminelle.

J’ajouterai que les procès au civil sont de nature à attirer l’attention des autorités réglementaires sur des comportements illégaux qu’elles auraient pu ne pas déceler elles-mêmes. À titre d’exemple, des procès intentés en 2004 contre l’Arab Bank, dont le siège se trouve en Jordanie, suite à des allégations selon lesquelles elle aurait indemnisé les familles d’auteurs d’attentats-suicides, ont incité les autorités bancaires américaines à se pencher sur la situation et le ministère de la Justice américain à ouvrir une enquête criminelle.

En outre, ce genre de procès peut priver les terroristes d’un atout important. Je m’explique : Jason McCue, avocat de la famille Omagh pour le procès au civil qu’elle a entrepris contre l’IRA en Irlande du Nord, a souligné que les mesures conventionnelles de lutte contre le terrorisme appliquées par les États risquent d’être manipulées, et transformées en victoires du type David contre Goliath, ce qui vient nourrir la propagande des terroristes et promouvoir leur cause .Or, un procès au civil ne leur offre pas cette possibilité, car il leur est difficile de se dépeindre comme des victimes lorsqu’ils sont confrontés à des parents qui ont perdu leurs enfants dans un attentat terroriste et qui viennent déposer devant les tribunaux.

Autre argument de premier plan, la loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme mettra fin à l’impunité dont jouissent les États qui financent de tels actes. Comme l’a déclaré le Dr Peter Leitner, expert réputé en contre-terrorisme :

Il y a quelque chose de complètement absurde dans le système juridique canadien actuel : d’un côté, vous pouvez poursuivre l’Iran en justice parce qu’il vous a vendu des pistaches avariées, mais vous ne pouvez pas entreprendre la moindre action contre lui pour avoir financé des attentats terroristes qui ont coûté la vie à des citoyens canadiens à l’étranger…

Enfin, l’adoption du projet de loi devrait faciliter les poursuites en justice contre ceux qui répandent la terreur au niveau local ainsi que leurs auxiliaires. En effet, la loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme a défini de façon spécifique un motif d’action en justice, plutôt que de s’appuyer sur les principes généraux régissant les délits. En outre, le caractère rétroactif de la loi ainsi envisagée, de même que la période de prescription prévue, faciliteront le dépôt de plaintes de la part des victimes au niveau local.

Permettez-moi de conclure en citant un passage d’un courriel rédigé par un citoyen canadien récemment condamné pour délits liés au terrorisme :

Nous devons trouver le moyen d’assécher leur économie de toutes ses ressources, de saper leurs industries et d’acculer leurs systèmes à la faillite… Imaginez que l’on puisse organiser 10  attentats comme celui du 11 septembre : est-ce que cela ne mettrait pas l’Amérique à genoux, une fois pour toutes? Bien sûr, je reconnais que cela entraîne la perte de vies innocentes, mais il n’y a aucune autre façon d’atteindre cet objectif avec la même efficacité.

Justement, la loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme déjoue de telles entreprises maléfiques. Elle coupe l’herbe sous le pied de l’économie de la terreur et s’attache à sauver des vies innocentes, face à ceux qui veulent semer la destruction. En outre, elle permet aux victimes de mener leur combat devant un tribunal, sans devoir préconiser le recours à la violence.

mesdames et messieurs les sénateurs, en offrant un remède au civil pour les violations des dispositions adoptées dans le domaine criminel pour lutter contre le terrorisme, on permet aux citoyens eux-mêmes d’appuyer les efforts entrepris au Canada pour lutter contre le terrorisme et contre ceux qui le soutiennent.

Jayne Stoyles, directrice exécutive, Centre canadien pour la justice internationale : mesdames et messieurs les sénateurs, permettez-moi de vous remercier de l’occasion qui m’est offerte de m’adresser à vous à propos de la partie 1 du projet de loi C-10.

Je dirai tout d’abord qu’il faut se réjouir que le Parlement envisage de créer un mécanisme d’action en justice permettant aux victimes du terrorisme de poursuivre les auteurs d’attentats terroristes et leurs acolytes. En effet, il importe de reconnaître l’existence des survivants du terrorisme, de les appuyer et de les indemniser dans la mesure du possible de la même façon que, bien souvent, les survivants de ce que l’on appelle les crimes de droit commun doivent pouvoir compter sur une décision judiciaire à l’appui de leur rétablissement après une expérience traumatisante.

Par ailleurs, je suis fermement convaincue qu’au moins une partie de ces gens qui planifient et qui perpètrent des actes de violence aussi innommables sont susceptibles d’être dissuadés par la perspective d’être traduits en justice. C’est ce double objectif, à savoir la possibilité pour les victimes d’obtenir un redressement des torts causés et, d’autre part, de dissuader les auteurs potentiels de crimes d’une telle ampleur, qui se trouve au cœur de la tendance, qui se manifeste à l’échelle mondiale, à poursuivre en justice les gouvernements étrangers et leurs agents, à titre individuel, devant les instances internationales et nationales de même que devant les tribunaux civils.

Permettez-moi d’évoquer deux aspects d’importance critique relatifs à des dispositions de la partie 1 du projet de loi; cette dernière vise à modifier la loi sur l’immunité des États afin qu’elle ne puisse plus servir de bouclier aux gouvernements étrangers et à leurs agents contre des procès au civil intentés au Canada.

En premier lieu, je dirai qu’il est grand temps, et pleinement justifié, de modifier la loi sur l’immunité des États dans ce sens; en effet, aujourd’hui, la plupart des pays reconnaissent qu’il n’y a pas lieu de leur accorder l’immunité dans tous les cas, notamment lorsqu’ils se livrent à des activités contraires au droit international et que, ce faisant, ils débordent l’exercice de leurs droits souverains. La loi sur l’immunité des États comprend déjà des exceptions permettant d’intenter des poursuites au Canada contre des États étrangers, non seulement en matière commerciale, mais aussi lorsque leur responsabilité est mise en cause dans des cas de décès, de lésions physiques ou de dommages matériels qui se sont produits au Canada. De telles exceptions à l’immunité des États ont été adoptées du fait que les activités citées sont considérées comme débordant le cadre des pouvoirs souverains d’un État. Il en va de même pour les actes terroristes, qui ne relèvent pas non plus de tels pouvoirs.

En deuxième lieu, je voudrais dire combien il est indispensable que la loi sur l’immunité des États soit également amendée de manière à incorporer une exception pour les cas de torture, de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide, qui sont considérés, parallèlement au terrorisme, comme les violations les plus graves du droit international. Les victimes de crimes aussi odieux ont tout autant que les autres un titre à recevoir le secours de la justice; quant à l’objectif de dissuasion, il est lui aussi de tout premier plan.

Je sais que vous connaissez toutes et tous le cas de Zahra Kazemi, une citoyenne canadienne qui s’est rendue en Iran en 2003 munie d’un permis de journaliste-photographe et qui y a été torturée à mort. Son fils Stephan ne cesse, depuis, de consacrer sa vie à obtenir justice. Aujourd’hui, il n’a plus qu’un seul espoir : le procès qu’il a intenté à Montréal contre le gouvernement iranien et contre des agents de ce gouvernement. Je pense qu’il suffirait d’une rencontre de cinq minutes avec lui pour que vous soyez complètement acquis à sa cause. Or, la loi canadienne concernant l’immunité des États a été mise à profit pour utiliser l’argent des contribuables afin que des représentants du gouvernement canadien se retrouvent de l’autre côté du prétoire, au coude-à-coude avec les représentants du gouvernement iranien, pour tenter de nier à Stephan son droit à une indemnisation pour la torture et pour l’assassinat de sa mère.

Dans son plaidoyer, le gouvernement iranien soutient qu’il ne peut faire l’objet de poursuites étant donné que la loi sur l’immunité des États découle d’une sentence, émise en Ontario, refusant tout redressement judiciaire à Houshang Bouzari, un hoMme d’affaires qui a lui aussi été torturé en Iran et qui, aujourd’hui, vit à Toronto.

M. Bouzari, comme tous les survivants d’actes de torture, porte les traces profondes du traumatisme physique et psychologique qui lui a été infligé. Je me souviens de ma première conversation avec lui, qui m’a profondément bouleversée, durant laquelle il m’a décrit combien il lui est difficile de supporter, jour après jour, l’idée que justice ne lui a pas été rendue, précisément à cause de cette loi sur l’immunité des États qui a permis au même gouvernement et aux mêmes individus de tuer Zahra Kazemi ainsi que d’autres Canadiens par la suite.

Afin de ne pas abuser de votre temps, je me contenterai de signaler quelques autres points de grande importance, sur lesquels je reviendrai volontiers pendant la période de questions-réponses, afin d’expliquer pourquoi il serait tout à fait justifié, et dans l’intérêt du Canada, d’intégrer au projet de loi certaines dispositions que j’ai ici avec moi et dont le libellé a été élaboré par un groupe de professeurs de droit et de juristes; ces dispositions visent à insérer dans le projet de loi C-10  l’exception supplémentaire que j’ai évoquée.

Je commencerai par l’interdiction de la torture, qui est très clairement établie en vertu du droit international et qu’aucun gouvernement ne devrait pouvoir revendiquer comme « acte souverain ».

En deuxième lieu, je ferai observer que le fait de permettre d’intenter des procès au Canada incriminant des tortures infligées à l’étranger ne risque guère d’entraîner un raz-de-marée de procès devant nos tribunaux, étant donné que le système prévoit déjà un certain nombre de restrictions, et que le libellé de nos propositions vient renforcer ces mesures restrictives.

En troisième lieu, les dispositions accordant l’immunité pour les actes de torture, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide ont d’ores et déjà été abrogées au Canada et à l’étranger dans le cas de poursuites concernant de tels actes.

Quatrièmement, alors qu’à l’échelle mondiale on s’efforce de faire face à des crises comme celles qui marquent aujourd’hui la Syrie et l’Iran, le fait de pouvoir traduire en justice certains des agents gouvernementaux responsables de ces atrocités constitue un instrument important, non seulement de réaction mais également de prévention.

Enfin, le projet de loi que j’ai apporté en plusieurs exemplaires pour vous le soumettre, et qui envisage des modalités de réponse à la situation en Iran, a été présenté lors de la dernière session parlementaire avec l’appui de députés de tous les partis; il a en outre été appuyé dans un rapport, remontant à décembre 2010, du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international.

Je crois qu’il est particulièrement approprié que nous débattions de ces questions aujourd’hui, Jour de la famille dans certaines provinces du Canada. Vous avez ainsi l’occasion d’empêcher que des familles canadiennes subissent les affreux traumatismes auxquels les exposent le terrorisme et la torture, et j’espère que vous saisirez cette occasion, dans l’intérêt de tous les Canadiens. Je vous remercie de votre attention.

Le sénateur Fraser : Bienvenue à notre délégation de témoins, et bienvenue à nouveau à Mmes Basnicki et Saperia. Je pense qu’on peut dire en toute objectivité que les progrès accomplis par ce projet de loi depuis sa présentation sont en grande partie le résultat de votre témoignage vigoureux et, ajouterais-je, mémorable pour nous tous et dont nous vous savons gré.

madame Stoyles, vous nous dites avoir apporté avec vous certains énoncés portant sur le projet de loi. Vous voulez sans doute parler du projet de loi d’initiative privée présenté par M. Cotler lors de la dernière session parlementaire. Tout en reconnaissant les mérites de cet excellent document, je me demande si, dans ce cas, le mieux n’est pas l’ennemi du bien. En effet, nous traitons ici d’un projet de loi sur les victimes des actes terroristes, et je me demande si, en essayant d’y incorporer toute une série d’autres actes hautement répréhensibles, nous ne risquons pas de nous faire une fois de plus chapitrer par nos chers fonctionnaires, toujours si érudits, qui ne manqueront pas de nous dire : « Attention, vous n’avez pas tenu compte de telle ou telle répercussion, ces dispositions n’ont pas leur place dans ce projet de loi, et cetera », ce qui risquerait de faire dérailler le processus d’adoption du projet de loi.

Mme Stoyles : Moi aussi, je m’interroge là-dessus, en raison du travail considérable qui a été accompli au titre de la lutte contre le terrorisme, car je ne voudrais surtout pas qu’il soit noyé dans la masse et que cela lui nuise.

Cependant, en tant qu’organisation qui offre des services d’ordre juridique aux survivants de la torture et d’autres atrocités, nous avons beaucoup de mal à leur expliquer pourquoi des personnes qui ont subi des traumatismes analogues, avec toutes les conséquences que l’on sait, ont droit à une assistance et à un dédommagement, alors qu’eux-mêmes, qui sont victimes d’autres méfaits considérés comme tout aussi graves à l’échelle internationale, n’y ont pas droit. C’est principalement à vous de décider comment procéder, mais nous aurions beaucoup de mal à nous en retourner chez nous en nous disant : « Et voilà, il faut repartir de zéro. » Je vous rappelle que ce projet a déjà été déposé deux fois au Parlement, et puis que celui-ci a été prorogé, ou qu’il y a eu déclenchement d’élections, et nous avons dû tout recommencer.

Il s’agit tout de même de méfaits très analogues, et les besoins d’indemnisation sont également très voisins; c’est pourquoi je crois que cela s’insère de façon logique dans l’amendement à la loi sur l’immunité des États.

Nous ne comptons pas demander que soit créée une cause d’action en justice, comme c’est le cas pour le terrorisme, nous proposons simplement un amendement parallèle à la loi sur l’immunité des États.

Mme Saperia : Je parle dans le plein respect de vos priorités. Pour paraphraser Irwin Cotler, qui parraine ce projet de loi d’initiative parlementaire, l’on peut craindre qu’en fusionnant les concepts de terrorisme et de torture au sein d’un seul et même projet de loi, on ne finisse par nuire aux deux. S’il ne tenait qu’à moi, je préférerais que ce projet de loi reste focalisé sur le terrorisme et son financement, parce qu’en incorporant d’autres crimes graves — lesquels méritent sans aucun doute l’attention du législateur —, on porte atteinte aux chances d’aboutissement du projet de loi.

C’est pourquoi je recommande vigoureusement que vous continuiez dans la voie empruntée, à savoir l’adoption d’un projet de loi complètement distinct qui traiterait de crimes comme la torture, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, et cetera.

Le sénateur Fraser : madame Stoyles, si je ne m’abuse, c’est la première fois que ce projet de loi spécifique est porté à l’attention de notre comité. Mme Basnicki et d’autres ne manqueront pas, selon moi, de vous expliquer qu’il pourrait y avoir beaucoup de chemin à parcourir, mais je crois que vous et vos amis êtes déjà bien engagés. Merci d’avoir attiré notre attention sur cet aspect.

Le sénateur Runciman : Je crois que toutes les personnes réunies autour de notre table sont tout à fait favorables à ce que vous proposez ici aujourd’hui, madame Stoyles. Je présume que vous avez comparu devant le comité de la Chambre et avez pu défendre votre point de vue concernant le projet de loi C-10. Nous savons tous qu’il y a eu, à la dernière minute, un accord réunissant tous les partis et j’espère qu’il portera ses fruits. Afin d’éviter que le processus ne soit remis en question, je crois qu’il serait bon que le gouvernement étudie cette question de façon distincte.

S’agissant de la logique de l’amendement qui porte sur la responsabilité des États étrangers, j’aimerais comprendre comment on doit s’y prendre pour obtenir un jugement condamnant un État étranger ou une entité étrangère. Je crois que dans l’un des témoignages, on fait un bilan de l’expérience américaine concernant des lois analogues, qui permettent aux victimes d’actes de terrorisme d’intenter une action contre les États coupables de soutenir de telles activités. Les tribunaux américains ont accordé près de 19 milliards de dollars aux victimes américaines même si la majeure partie de ces sommes n’ont jamais été recouvrées.

Pourriez-vous me répondre sur ce point?

Mme Saperia : Il est exact de dire qu’aux États-Unis, on est loin d’avoir collecté autant d’argent qu’on en a accordé. Cependant, les victimes américaines ont tout de même recueilli des centaines de millions de dollars. Pour simplifier, je dirais que même si nous savons que toutes les actions entreprises n’aboutiront pas et ne donneront pas lieu à indemnisation, même si nous arrivons à remporter la partie dans un seul cas et que cela empêche un seul attentat terroriste, nous nous serons acquittés de notre mission.

Permettez-moi d’explorer encore votre question car elle comporte bien des aspects. Il faut se demander si ce projet de loi est, ou non, purement symbolique et si les victimes ont des chances d’obtenir des sentences qui leur soient favorables et, aussi, de les faire appliquer. Je vais traiter principalement de ce qui concerne les États étrangers.

Voici ma position : tout d’abord, le projet de loi encourage le ministre des Finances et le ministre des Affaires étrangères, au titre 12.1 tel que proposé de la loi sur l’immunité des États, à aider la victime plaignante dont l’action a été reçue à identifier et à localiser les actifs et les biens de l’État étranger en question au Canada. Certes, la formulation pourrait être un peu plus énergique, car on parle de caractère facultatif, en disant « peut assister »; nous, nous aimerions que cette assistance soit obligatoire; cela dit, cet article ne manquera pas d’améliorer les chances des plaignants d’obtenir un dédommagement effectif.

Il se peut également qu’un État étranger se soumette, de sa propre initiative, à la compétence du tribunal canadien, voire qu’il se conforme au jugement de ce tribunal. Je voudrais expliquer cet aspect, parce qu’après tout il est naturel de se demander pourquoi un État étranger accepterait de verser un dédommagement dans le cadre d’une action judiciaire lancée au Canada. Je crois qu’il est très difficile de prédire la manière dont le contexte politique peut influer sur la décision d’un État de se laisser ou non impliquer dans ce genre de procès.

Prenons, si vous le voulez bien, l’exemple de l’attentat à la bombe de Lockerbie. En 1988, un avion de la compagnie aérienne Pan Am a explosé en vol. Après plusieurs années d’enquête criminelle, il semblait clair que la Libye était directement impliquée. Les victimes américaines ont entrepris d’exercer des pressions sur leur gouvernement, obtenant que la législation soit amendée de manière à pouvoir intenter des poursuites à l’État libyen. Celui-ci a été déclaré responsable mais, bien entendu, il s’est refusé à tout dédommagement.

C’est alors que tant les États-Unis que l’ONU ont décidé d’imposer des sanctions extrêmement lourdes à la Libye, suite auxquelles cette dernière a acquitté les sommes réclamées c’est-à-dire, je crois, environ 8 millions de dollars par famille, de manière à obtenir la levée des sanctions. Vous voyez donc qu’on ne peut jamais savoir la façon dont la dynamique politique affectera la décision d’un État étranger.

J’aurais bien d’autres choses à dire, pour lesquelles je suis à votre disposition, mais je me borne à vous soumettre ces quelques réflexions pour l’instant.

Le sénateur Runciman : Vous avez dit que le gouvernement a pour mission d’identifier les actifs détenus dans le pays. Est-ce que ça s’arrête là? Pour revenir à l’exemple américain, est-ce qu’ils se contentent d’identifier ces actifs, ou est-ce qu’ils les saisissent ou les mettent à disposition en vue de l’indemnisation?

Mme Saperia : Commençons par le tribunal. Même s’il décide qu’un État est responsable, même s’il est habilité à geler ces actifs au Canada, il n’est pas nécessairement en mesure de les localiser. Donc, c’est au gouvernement qu’il incombe d’aider à la localisation, pour permettre ensuite au tribunal d’intervenir.

Aux États-Unis, ils n’ont vraiment pas simplifié les choses. Ici, nous avons une seule loi qui regroupe tous les éléments nécessaires à ce travail. Aux États-Unis, ils ont cinq, six et même sept lois pour tenter d’accomplir ce que permet de faire notre projet de loi unifié, et le président dispose d’un droit de dérogation pour exclure certains actifs. On voit donc qu’aux États-Unis, la situation est à la fois différente et compliquée, car il existe la possibilité de confisquer les biens appartenant à la représentation diplomatique de pays étrangers, chose que nous ne préconisons pas et qui ne se trouve pas dans le projet de loi. En fait, nous tendons plutôt à y voir une violation de la Convention de Vienne. Aux États-Unis, ça prête à confusion.

Le sénateur Runciman : Vous êtes-vous penchés sur les questions de protection de la vie privée, au niveau provincial ou au niveau fédéral? Est-ce que cette initiative soulève des questions liées à la vie privée et à sa protection?

Mme Saperia : Je ne crois pas que les questions liées à la vie privée n’aient jamais été évoquées. Or, certains des meilleurs juristes de notre pays ont passé ce projet de loi au peigne fin sur une durée de près de sept ans, et jamais aucun d’entre eux n’a décelé un problème de cet ordre.

Le sénateur Jaffer : Merci d’être venues témoigner une fois de plus devant nous. Comme vous vous en souviendrez, la dernière fois vous avez comparu devant le comité de lutte contre le terrorisme. Je tiens à vous féliciter, madame Basnicki, de votre persévérance et j’ai pleinement conscience de la perte douloureuse que vous avez subie. Vous avez fait montre d’un grand courage, et je tiens à vous rendre hommage pour cela.

madame Saperia, vous avez également témoigné devant le comité de lutte contre le terrorisme. Tout en étant favorable à votre action, je vais néanmoins évoquer certaines préoccupations dont je vous ai déjà fait part la dernière fois, et peut-être aurez-vous entre-temps de nouvelles réponses à apporter.

Comme vous vous en souviendrez, et je vous demande de bien vouloir me corriger si je me trompe, une fois un pays identifié, le Canada le porte sur la liste des pays que l’on peut poursuivre en justice; les autorités localisent les biens concernés et la victime entame son action. Imaginons que pendant le déroulement de l’action qui, comme nous le savons, exige des années et des années, le Canada retire ce pays de la liste. J’avais exprimé ce souci lors de votre comparution; or, je n’ai réussi à obtenir aucune réponse, ni du gouvernement ni de qui que ce soit d’autre, sur les conséquences du retrait de la liste.

Mon souci est que, une fois de plus, nous ne créions des attentes indues de la part des victimes. Je vous pose donc la question, au cas où vous auriez vous-même obtenu la réponse : est-ce que le Canada continuera, dans ce cas, à appuyer l’action entreprise par la victime? Avez-vous obtenu du nouveau là-dessus?

Mme Saperia : Je vous remercie de cette question fort pertinente. En fait, je pense que, suite à l’expression de préoccupations telles que la vôtre, nous avons réussi à insérer un autre amendement au projet de loi lors d’une de nos dernières audiences. Je vous demanderai de bien vouloir vous reporter aux amendements proposés à l’article 6.1(10) de la loi sur l’immunité des États, dont je vous donne lecture :

Lorsque des poursuites pour soutien au terrorisme ont été engagées contre un État étranger figurant sur la liste, le retrait ultérieur de cet État de la liste n’a pas pour conséquence de rétablir l’immunité dont il disposait à l’égard de la compétence du tribunal, en ce qui a trait à ces poursuites ou à toute action connexe en appel ou à des fins d’application.

En d’autres termes, dès qu’un État est porté sur la liste et qu’un procès est amorcé, quelle que soit la suite des événements — et vous avez en effet raison, le processus peut être long — le procès pourra être mené à son terme, y compris sous l’angle des appels et des mesures d’application.

Le sénateur Jaffer : Comme vous le savez, c’était là une de mes grosses préoccupations lors de notre dernière rencontre. Pour préciser encore ma pensée, je m’inquiète du sort des actifs qui ont été identifiés. Est-ce que ces actifs restent toujours accessibles aux victimes en vue d’une indemnisation?

Mme Saperia : Pour moi, la loi maintient l’autorisation d’introduire l’action en justice, exactement comme si cet État n’avait pas été retiré de la liste.

Le sénateur Jaffer : L’autre préoccupation que j’avais soulevée la dernière fois, et qui continue de me préoccuper, d’autant que ce projet de loi ne pourra pas la résoudre concerne le fait que, bien souvent, les principales menaces se trouvent à l’intérieur du pays. Vous avez d’ailleurs évoqué vous-même le sujet. Nous traitons ici d’un État étranger, mais il va falloir, à une autre occasion, nous pencher sur la lutte contre la radicalisation dans notre pays; il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine.

Mme Saperia : S’agissant des efforts de lutte contre la radicalisation, je suis on ne peut plus d’accord avec vous; c’est vrai, ce projet de loi ne traite pas de la dé-radicalisation, mais il permet d’entreprendre des procès au civil contre ceux qui sèment la terreur au niveau local et ceux qui les appuient. Le projet de loi ne se limite pas aux États étrangers et aux menaces extérieures. Il prend également en compte les menaces de l’intérieur.

Le sénateur Jaffer : Une fois de plus, je tiens à vous remercier du travail que vous accomplissez.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Félicitations pour votre travail ! Lorsqu'on est victime d'un acte criminel, poursuivre le combat prend des années et beaucoup d'énergie. Une chose est certaine toutefois, c'est que lorsque les victimes prennent la parole, elles reprennent le pouvoir sur les criminels.

Mes questions sont d'ordre technique. Un projet de loi reste théorique pour moi tant et aussi longtemps qu'il n'est pas appliqué et qu'il n'apporte pas des gains pour les victimes d'actes criminels.

Je poserai mes questions à la chaîne et vous pourrez y répondre ensuite. Ma première question concerne les coûts de la poursuite. Beaucoup de victimes ne poursuivent pas les criminels à cause des coûts qu'ils doivent absorber. Qui assume les coûts? Poursuivre un pays, ce n'est pas comme poursuivre un individu.

Ma deuxième question est la suivante : une fois que vous avez gagné une cause, il faut récupérer les sous. Si on se bat pendant des années et qu'en fin de piste il n’y a pas de gains pour les victimes, je suis convaincu que dans l'avenir les victimes ne voudront pas dénoncer et poursuivre. On le constate dans le cas des crimes à caractère sexuel pour lesquels seule une feMme sur dix dénonce parce que ces dernières craignent souvent qu'à l'issue de procédures judiciaires, le criminel soit plus avantagé que la victime.

Quelles seront les procédures et l'appui que vous démontrerez éventuellement pour faire en sorte que le pays ou le groupe terroriste ayant été reconnu coupable verse des indemnisations?

Ma troisième question concerne les avoirs de ces pays ou groupes qui pourraient se trouver au Canada. Quel rôle devrait jouer le gouvernement du Canada pour accélérer ou faciliter les saisies de ces biens lorsque le pays ou le groupe est reconnu coupable de crime de terrorisme ou de crime contre l'humanité?

Mes trois questions sont-elles assez claires?

[Traduction]

Mme Saperia : Je vais essayer de répondre à vos questions et, s’il manque quelque chose, merci de me le rappeler. Vous avez raison de dire qu’une action au civil risque d’être extrêmement onéreuse. À ce propos, permettez-moi d’ajouter ceci : tout d’abord, il s’agit certes d’offrir aux victimes d’actes de terrorisme la possibilité d’obtenir, au civil, un redressement du préjudice subi, mais aussi de décider d’exercer ou non ce droit. Tout comme les autres victimes d’un délit quelconque dans notre pays, c’est aux victimes elles-mêmes de savoir, après avoir consulté un avocat, si le jeu en vaut la chandelle et notamment si le défendeur est suffisamment solvable pour que l’on ait des chances d’obtenir un dédommagement. Ce que nous demandons, c’est que l’on accorde aux victimes d’actes de terrorisme la même possibilité qu’à tout un chacun dans notre pays de décider, après délibération, s’il est dans son intérêt ou pas d’intenter des poursuites.

Mon autre observation concerne le fait que les avocats peuvent proposer des conditions conformes aux circonstances et dire, par exemple, à la victime : « Je ne percevrai d’honoraires que si votre action aboutit »; voilà une façon d’éviter que la victime se trouve saignée à blanc.

S’agissant des mécanismes censés renforcer la probabilité d’obtenir un paiement effectif, cela nous renvoie à la question de savoir si les défendeurs se conformeront jamais à une ordonnance émise par un tribunal canadien, et quelles sont donc les chances de percevoir effectivement l’indemnisation. Permettez-moi, là encore, quelques considérations.

En premier lieu, sur la question de savoir si ce projet de loi est purement symbolique, je suis tentée de répondre qu’il ne faut justement pas sous-estimer le volet symbolique de ce projet de loi. En effet, le Parlement énonce ici clairement que le terrorisme est un problème qu’il prend au sérieux, que l’on ne tolérera pas le soutien au terrorisme et, chose importante, que le processus enclenché prévoit une dévolution importante de pouvoirs aux victimes elles-mêmes. N’oublions pas que, dans les procès au pénal, la victime n’a pratiquement aucun rôle à jouer; en revanche, au civil, c’est elle qui intente les poursuites, qui prend part à la négociation du règlement et qui choisit sa propre représentation légale.

En deuxième lieu, il se peut très bien que les victimes décident qu’elles sont fondées à ester en justice, même si elles ne s’attendent pas à obtenir une indemnisation. Pourquoi? Parce que la filière civile leur offre une autre option pour obtenir que justice soit rendue. N’oublions pas que l’action au civil, quel que soit le dédommagement obtenu en fin de compte, permet d’identifier, de façon publique et officielle, les auxiliaires du terrorisme, de les tenir pour civilement responsables, de lancer la procédure de découverte de la preuve afin de mettre au jour les réseaux financiers que les bailleurs de fonds des terroristes cherchent à masquer par tous les moyens, et d’établir aux yeux de tous que les plaignants au procès ont été victimes d’actions commises par les défendeurs. Et je souligne une fois de plus qu’il est important de mettre les victimes d’actes terroristes en mesure de décider par elles-mêmes si elles veulent entreprendre une telle action.

Permettez-moi de présenter quelques autres arguments. Tout d’abord, ceux qui financent le terrorisme au niveau local et qui disposent de biens au Canada auront du mal à se soustraire aux conséquences des jugements, car il sera plus facile de localiser et de saisir leurs actifs. J’ai déjà évoqué la situation des États qui soutiennent le terrorisme et toutes les considérations qui entourent leur décision d’acquitter ou non les sanctions infligées.

Mais il y a un autre aspect. Au fil des ans, les pays qui vont dans le même sens nous ont donné à comprendre qu’ils souhaitent voir adopter ce genre de législation. En effet, si, l’un après l’autre, les pays occidentaux optent pour l’entrée en vigueur de ce genre de législation, les auxiliaires financiers du terrorisme ne sauront bientôt plus où cacher leurs actifs, et cela ne pourra que réduire leur base et leur puissance financière.

Encore deux petites observations et j’en aurai terminé. J’ai lu certaines des critiques que l’on adresse à ce projet de loi et je dois dire qu’elles me font grimper aux rideaux. Tout d’abord je voudrais dissiper l’idée que la loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme serait purement symbolique au motif que, et je cite : « À une époque où les gens sont disposés à se suicider pour parvenir aux fins dictées par leur idéologie, comment imaginer qu’en les menaçant de mettre en cause leur responsabilité civile dans un pays éloigné, on va les dissuader d’agir? »

En d’autres termes, on nous dit que des terroristes terrés dans des grottes ne se soucient guère de procès au civil, et qu’il est peu probable qu’ils verseront le moindre dédommagement. mesdames et messieurs les sénateurs, je pense que ce type d’objection révèle une profonde incompréhension du projet de loi. S’il est vrai que ce dernier permet de cibler les auteurs des attentats, et j’espère qu’ils le seront, l’un de ses objectifs principaux consiste à poursuivre ceux qui soutiennent et financent le terrorisme — je veux dire des particuliers, des organisations et des États qui, eux, ne se cachent pas dans des grottes. Ces gens-là, qui ont des actifs et des biens en leur nom, s’efforcent de masquer leur implication dans des activités illicites; ils ont donc tout intérêt à apparaître comme respectueux de la loi. Or, je crois que le projet de loi nous permettra de mieux les déjouer.

Pour conclure, je dirai que si la loi sur la justice pour les victimes d’actes terroristes entre en vigueur et que l’on constate que les victimes sont, de façon systématique, incapables d’obtenir une indemnisation, cela signifiera que quelque chose ne va pas et il incombera alors au Parlement de rouvrir le dossier et d’insérer les amendements que vous jugerez bon d’apporter. Au stade actuel, je suis convaincue que ce projet de loi est très solide et qu’il va mettre nos ennemis en difficulté.

Le président : madame Stoyles, avez-vous des commentaires en réponse aux questions du sénateur Boisvenu?

Mme Stoyles : Pour répondre à certains des autres commentaires, je dirais que je comprendrais parfaitement que les sénateurs décident que le moment n’est pas propice pour cet amendement parallèle. Mais il n’est peut-être pas mauvais de le signaler pour l’avenir, car c’est un aspect important. Je tiens aussi à ajouter que je ne veux en aucun cas nuire au plaidoyer de mes co-témoins aujourd’hui. En fait, j’appuie ce qu’ils font de toutes mes forces. Cependant, je vous demande de vous interroger et de déterminer si l’on ne peut pas entreprendre cette démarche sans retarder de façon indue l’adoption du projet de loi.

Étant donné que ce processus dure déjà depuis deux ans, nous avons suivi la situation en Iran et en Syrie — pour donner deux exemples d’actualité — qui a beaucoup attiré l’attention à l’échelle internationale, et où l’on emploie toute une panoplie d’instruments. Pour ma part, je crois fermement que la justice peut prévaloir. Houshang Bouzari a déclaré que si l’on parvient à faire la publicité nécessaire à ce genre d’affaires, alors on peut espérer dissuader les auteurs potentiels de ce genre de crimes. L’affaire Kazemi en est au stade de l’appel au Québec, et Stephan Kazemi a été autorisé à bénéficier des exceptions prévues dans la loi sur l’immunité des États, car l’on a estimé que c’est au Canada qu’il avait subi le choc nerveux provoqué par la mort de sa mère. Malgré cela, ni ses droits à elle, ni le droit de l’État à entreprendre des mesures n’ont été reconnus. Voilà qui met le Parlement canadien devant sa responsabilité d’agir.

La décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Bouzari a valu au Canada une réprimande de la part du Comité des Nations Unies contre la torture, qui est chargé d’interpréter les obligations aux termes de la convention dans ce domaine. Le Canada a reçu un coup de baguette sur les doigts à cause de l’interprétation retenue pour la sentence de l’affaire Bouzari. Or, voilà que quelque sept ans plus tard, le moment est à nouveau venu de faire un bilan et force est de constater que nous n’avons pas avancé d’un pouce concernant le droit à une indemnisation civile pour les victimes de torture.

Je voudrais faire deux observations rapides là-dessus pour répondre au sénateur. S’agissant des coûts, et aussi de la possibilité d’intenter des poursuites au pénal contre les auteurs de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide, nous avons au Canada une loi nouvelle et remarquable, adoptée en 2000, qui déclare ce genre de crimes hors la loi. Au Canada, nous avons un budget qui permet d’intenter des poursuites pour une seule affaire à la fois. Parallèlement, on nous dit qu’il y a au moins 2 000  criminels de guerre qui résident aujourd’hui au pays. La possibilité d’entreprendre des poursuites au pénal n’existe pas au Canada, alors que c’est une bonne façon de donner aux gens le sentiment qu’on peut redresser le tort causé; malgré cette impossibilité, notre organisation œuvre dans ce sens avec l’aide de juristes qui nous donnent leur assistance à titre bénévole. De la sorte, notre organisation donne aux personnes concernées, à titre bénévole et avec l’aide de juristes tout aussi bénévoles, la possibilité d’un recours direct au civil lorsqu’elles ne peuvent pas obtenir justice d’une autre manière; cela permet également de faire la publicité voulue à ces affaires, dans le cadre du système universel de justice que nous essayons de mettre sur pied. C’est là un élément essentiel.

S’agissant de l’application de la loi, je crois que Mme Saperia a dit tout ce qu’il fallait dire. J’ajouterai simplement qu’il existe quelques voies permettant de confisquer les actifs et qu’il existe d’autres modes de recouvrement. Mais gardons surtout à l’esprit que, ce que réclament surtout les gens, ce n’est pas une indemnisation matérielle. Tenez, si vous demandez à M. Kazemi ce qui anime son action, il vous répondra qu’il n’a aucune intention de tirer un avantage matériel de ce qui est arrivé à sa mère. Ce qu’il veut, c’est obtenir justice, il veut qu’un tribunal déclare que ce qui lui est arrivé, à lui, à sa famille et à sa mère, est inadmissible. Ce qui anime les victimes — et j’en ai consulté un grand nombre —, tandis que nous sommes là, confortablement assis, à nous interroger sur les amendements à apporter, c’est la détermination absolue d’empêcher que cela arrive à d’autres Canadiens.

Le sénateur Munson : Voilà qui enchaîne avec la question que je voulais poser, parce qu’il y a aussi beaucoup d’aspects d’ordre technique. Par exemple, nous utilisons toute une série d’abréviations comme JVAT pour loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme; mais il ne faut pas oublier qu’il y a des gens qui nous regardent, qui suivent nos travaux parlementaires sur ce projet de loi.

madame Basnicki, afin d’aider les gens qui nous suivent à mieux comprendre, une fois la loi entrée en vigueur, qu’est-ce qui va changer dans la vie des Canadiens?

Mme Basnicki : Eh bien, je crois que ma collègue vient de vous le dire, et avec beaucoup d’éloquence : à ce jour, les victimes du terrorisme ont eu beaucoup de mal à obtenir l’aide de la justice. Pour nous, la page n’a pas été tournée, nous n’avons pas le sentiment que justice a été rendue, et, dans bien des cas, les auteurs des attentats sont morts entre-temps.

Si je réussis à obtenir la tenue d’un procès — c’est-à-dire, essentiellement, si ce projet de loi est adopté — je pourrai dire en face à ces individus, ou aux représentants de ces organisations ou de ces États, et leur dire : « Vous avez collecté de l’argent pour tuer des civils innocents, et l’un de ces civils innocents était mon mari. » Si je peux faire cela, j’aurai l’impression qu’il existe une certaine justice. C’est ça notre but, en fin de compte, et c’est ce que nous pouvons obtenir de mieux comme façon de tourner la page. C’est aussi un moyen d’empêcher que cela n’arrive à d’autres Canadiens — et puisque l’on a signalé que nous célébrons aujourd’hui le Jour de la famille, je dirais que je ne veux voir aucune autre famille traverser l’épreuve que nous avons subie.

Le jour où, en agissant pour la mémoire de mon pauvre mari, nous aurons contribué à dissuader d’autres actes de terrorisme et à empêcher que d’autres subissent le calvaire qui est le nôtre, je crois que ce jour-là nous aurons le sentiment d’avoir accompli quelque chose.

Le sénateur Lang : Je voudrais, si vous le permettez, poser une question à Mme Saperia. Vous avez dit, dans votre exposé, que plus grand sera le nombre de pays qui mettent en œuvre ce type de législation, plus il sera difficile aux terroristes potentiels de trouver des endroits où placer leurs actifs, ce qui pourrait contribuer à réduire leurs activités.

Alors, hormis les États-Unis et, si ce projet de loi est adopté, le Canada, j’aimerais savoir combien de pays ont adopté ce genre de loi, et j’aimerais aussi savoir s’il y en a d’autres qui s’engagent dans cette voie?

Mme Saperia : À l’heure actuelle, seuls les États-Unis permettent d’entreprendre à ce titre des actions au civil contre des États étrangers. Un grand nombre d’autres pays autorisent les procès au civil au niveau local contre les auteurs d’attentats terroristes ou ceux qui les financent. J’ai cité tout à l’heure l’affaire Omagh, en Irlande du Nord : c’est là un exemple éclatant de succès remporté par les victimes contre les auteurs d’attentats terroristes, au niveau local.

Mais si l’on s’intéresse exclusivement à la levée de l’immunité dont jouissent les États qui se font les auxiliaires du terrorisme afin de pouvoir intenter un procès au civil contre un État étranger, il n’y a, à ce jour, que les États-Unis qui aient adopté ce genre de loi. Je crois pour ma part que le Canada jouit d’une bien meilleure crédibilité sur la scène mondiale, et que d’autres pays seraient beaucoup plus enclins à nous emboîter le pas si nous parvenons à créer ce précédent.

Quant à la question de savoir quels autres États pourraient être intéressés, je ne peux pas me prononcer à ce stade; tous les échanges que nous avons eus à ce propos sont restés confidentiels. Je peux simplement dire avec certitude que d’autres pays suivent de très près le processus que nous avons entamé, et qu’ils vont dans le même sens.

Le sénateur Lang : Si, dans l’avenir, ce type de loi entre en vigueur au Canada, quelles seront, d’après vous, les conséquences pour notre système judiciaire? Où en êtes-vous de vos réflexions sur ce sujet ?

Mme Saperia : Nous tenions absolument, entre autres, à éviter que les tribunaux canadiens soient submergés par des procès entamés pour des raisons fantaisistes, en particulier contre des démocraties alliées. Telle n’a jamais été l’intention de cette loi, qui prévoit plusieurs crans de sécurité, et je suis sûr que cela permettrait de filtrer un grand nombre de procès. Ces dispositifs de filtrage peuvent prendre plusieurs formes.

Permettez-moi de vous donner deux exemples. Si l’attentat terroriste se déroule dans un pays autre que le Canada, alors le plaignant est obligé de se plier aux règles d’arbitrage internationales, et un tribunal canadien peut refuser de connaître de l’affaire tant qu’une tentative véritable n’a pas été faite pour obtenir une solution à travers ce type d’arbitrage.

Autre exemple : pour qu’un tribunal canadien puisse connaître de l’affaire, il faut démontrer l’existence d’un lien réel et substantiel. D’un autre côté, nous nous sommes catégoriquement opposés à la création d’une compétence universelle, qui aurait pour effet de pouvoir soumettre toute affaire reliée au terrorisme à un tribunal canadien. Telle n’est pas l’intention, et c’est pourquoi il faut qu’il y ait un lien avec le Canada.

Ce sont là des exemples de mécanismes qui garantissent de façon absolue qu’il n’y aura pas d’afflux massif d’affaires vers le Canada. J’ajouterai que ce genre de dossier est extrêmement difficile et compliqué à plaider, et je ne crois pas que quiconque s’y hasarderait à moins d’être véritablement déterminé et de penser avoir les atouts de son côté.

Le sénateur Angus : Mesdames, je vous remercie de ces explications extrêmement intéressantes.

Je voudrais poser ma question à Mme Saperia. Dois-je comprendre que si ce projet de loi est adopté, on pourrait alors entamer des procès au civil afin d’obtenir des indemnisations suite à l’attentat de Lockerbie, je veux dire l’avion de la ligne aérienne Pan Am que la Libye a fait exploser en vol, ou est-ce trop tard, y a-t-il prescription? Où en est cette affaire?

Mme Saperia : Merci de cette question extrêmement pertinente. Je tiens à souligner que c’est justement grâce à des audiences consacrées par le Sénat à des versions antérieures de ce projet de loi que nous essayons de déterminer si notre loi permettrait de prendre en compte une affaire du type Lockerbie.

S’agissant du délai de prescription, par exemple, l’attentat de Lockerbie a eu lieu en 1998. Il pourrait donc être examiné dans le cadre de ce projet de loi puisque sa rétroactivité a été fixée à 1985, justement pour veiller à ce que des victimes de ce qui est arrivé à l’avion de la compagnie Air India puissent en bénéficier. Je rappelle que les victimes de l’attentat contre l’avion d’Air India sont le groupe le plus important de victimes canadiennes du terrorisme. Il aurait donc été inacceptable de ne pas les faire profiter des avantages de cette loi.

Cela dit, dans son libellé actuel, ce projet de loi ne permettrait pas d’intenter un procès à la Libye pour le rôle qu’elle a joué dans l’affaire Lockerbie. Je m’explique : pour l’instant — et j’espère que les choses vont changer et que l’on pourra apporter une réponse tout à fait positive à votre question au bout du compte —, le projet de loi autorise à intenter un procès au civil contre un État étranger au motif qu’il a apporté un appui à un organisme terroriste figurant sur la liste des entités terroristes nuisant à la sécurité publique, et au motif que cette entité, encore une fois figurant sur la liste, a entraîné des pertes de vies canadiennes ou a porté préjudice à des Canadiens.

Mais il faut aussi se demander ce qu’il adviendrait si, comme dans l’affaire Lockerbie, l’État étranger mis en cause n’avait pas agi de façon indirecte mais avait directement mandaté ses propres agents pour causer ce préjudice. Le libellé actuel du projet de loi ne permettrait pas qu’une telle action soit entreprise contre la Libye. C’est la raison pour laquelle la Coalition canadienne contre la terreur préconise avec la plus grande vigueur ce que nous avons appelé « les amendements Lockerbie ».

Ces amendements n’auraient pas pour effet de créer une nouvelle exception à l’immunité des États, car nous voulions éviter de trop élargir le champ des exceptions; cependant, nous disons qu’une fois qu’un État convaincu d’avoir appuyé le terrorisme a perdu son immunité, on devrait pouvoir le poursuivre pour s’être lui-même livré à des activités terroristes. Les amendements dans ce sens ont été présentés à la Chambre, mais malheureusement trop tard. On nous a signalé qu’il y aura peut-être des amendements dans ce sens au Sénat. Je ne sais pas quels sont les délais à respecter, mais j’espère qu’il y a tout le temps voulu pour ce faire et que vous donnerez votre appui à cette initiative, car il s’agit d’un amendement très important, qui s’appuie sur une logique irréfutable.

Le sénateur Angus : Imaginons que l’amendement acquière force de loi. Je pose ma question en rapport avec le luxueux condominium situé sur la berge du lac à Toronto et auquel les médias s’intéressent tellement : certains officiels nous disent qu’il s’agit d’une propriété étatique, tandis que, selon d’autres, il serait la propriété individuelle du fils de Kadhafi. Si, comme vous le souhaitez, l’amendement Lockerbie est intégré à la loi, sera-t-il possible d’opérer un séquestre de l’appartement avant qu’un jugement ne soit prononcé? Est-ce ainsi que l’on entend procéder?

Mme Saperia : Si l’on part de l’hypothèse que l’État étranger en question figure sur la liste des auxiliaires du terrorisme que l’on est en droit de poursuivre, alors, en théorie, ce genre de bien peut être confisqué. Il s’agit d’un actif non diplomatique, que l’on pourrait saisir et utiliser en vue de l’indemnisation de la victime ayant intenté l’action.

Le sénateur Angus : Monsieur le président, je voudrais être sûr de bien comprendre. Nous ne savons pas si l’amendement Lockerbie sera ou non incorporé à la loi. Imaginons qu’il ne le soit pas : dans ce cas, on ne pourra plus s’en prendre qu’aux organisations terroristes comme Al-Qaïda, qui sont mentionnées dans la liste, si c’est bien de cette catégorie que l’on parle. Alors, qui va-t-on poursuivre en justice? À qui vont s’en prendre les victimes de l’attentat contre l’avion d’Air India?

Mme Saperia : Je voudrais répondre au premier volet de votre question. Imaginons, comme vous le dites, que l’amendement Lockerbie ne soit pas adopté. Pour ma part, je souhaite ardemment qu’il le soit. En tout cas, il faudrait que deux conditions soient remplies : la première, c’est que le Cabinet incorpore la Libye — puisque nous avons pris la Libye comme exemple — à la liste des États qui soutiennent le terrorisme, ce qui devrait permettre de poursuivre la Libye en justice. La deuxième étape consisterait à déterminer si ce pays a apporté son appui à un organisme figurant sur la liste — Al-Qaïda par exemple — et si cet organisme a perpétré un acte de terrorisme. Si l’on peut démontrer les deux choses, alors le procès pourrait être intenté, et, en théorie, avec de bonnes chances de succès.

Pour en venir de façon spécifique à l’affaire du vol d’Air India, en l’état actuel des choses, les recherches indiquent que c’est considéré comme une affaire locale; et en effet, des ressortissants locaux ont été mis en accusation et ont obtenu l’acquittement dans le cadre d’un procès pénal. C’est là un exemple de situation où une personne pourrait être condamnée à des dommages-intérêts par un tribunal civil, alors même que l’on n’a pas pu démontrer sa culpabilité devant un tribunal pénal.

Le sénateur Angus : C’est ce que vous nous disiez tout à l’heure, à savoir que dans une affaire comme celle-ci, il faut pouvoir mettre en cause des particuliers; en outre, il conviendrait également de déterminer si, pour reprendre votre expression, les personnes incriminées sont suffisamment solvables pour justifier l’action et les efforts entrepris, par exemple s’ils ont planqué leur magot dans le Nord de la Colombie-Britannique.

Mme Saperia : Oui, ou encore si les victimes ne se soucient pas d’obtenir un dédommagement.

Le sénateur Jaffer : J’ai une question concernant l’amendement Lockerbie. Nous savons tous qu’il est encore en préparation, puisqu’on ne nous l’a pas soumis à ce jour. C’est justement cet aspect qui m’intéresse, et j’aurais dû l’approfondir. Imaginons que, la liste une fois en place, la Libye y figure, chose dont nous ne sommes pas sûrs.

Mme Saperia : Non, en raison des changements politiques.

Le sénateur Jaffer : Vous voulez dire les changements politiques en Libye?

Mme Saperia : C’est cela.

Le sénateur Jaffer : Alors, que va-t-il se passer? Il n’y a pas eu de poursuites et nous ne savons pas ce qui va se produire. Cela me paraît une situation bien difficile.

Mme Saperia : J’en conviens. Si l’on devait créer la liste aujourd’hui, il faudrait encore déterminer si, au niveau politique, on déciderait de consigner la Libye sur la liste en raison de ses actions dans le passé, ou si au contraire on souhaite passer l’éponge et dire qu’il s’agit d’un nouveau gouvernement, d’un nouveau régime, dont on espère qu’il aura d’autres orientations. J’aimerais bien, je vous l’assure, être chargée d’établir la liste de ces auxiliaires du terrorisme; mais je vais laisser cette décision entre les mains du Cabinet, dont je veux croire qu’il a toutes les compétences nécessaires pour ce faire.

Le sénateur Jaffer : Si cela ne se fait pas, eh bien on ne peut que regretter que certaines de ces victimes ne puissent se prévaloir de la procédure.

Mme Saperia : Tout à fait.

Le président : Chers collègues, il nous reste 10  minutes et j’ai trois sénateurs inscrits sur ma liste pour la deuxième tournée de questions.

Le sénateur Fraser : Donc, si la Libye figure sur une liste et qu’on l’en retire avant que le procès ne soit intenté, celui-ci ne pourra pas avoir lieu. Est-ce bien cela ? Merci de bien vouloir me répondre de façon succincte.

Mme Saperia : Je vous demande pardon, mes explications n’en finissent pas. La loi dit que si la procédure judiciaire à l’encontre des activités terroristes est entamée contre un État qui est porté sur la liste, le procès aura lieu même si l’État en question est ultérieurement retiré de la liste. J’en conclus qu’il faut que la procédure ait été engagée avant le retrait.

Le sénateur Runciman : Je tiens à rendre hommage à Mme Basnicki pour toutes ces années au cours desquelles elle a prodigué ses efforts; elle a apporté à la cause qu’elle défend une contribution remarquable. Je sais aussi, bien entendu, combien la période qu’elle a traversée a été douloureuse, pour elle et pour sa famille. Pour ma part, j’ai été fier de voir qu’au lendemain du 11 septembre, le Bureau d’aide aux victimes de crimes en Ontario a apporté une certaine assistance aux citoyens canadiens victimes du terrorisme, alors que du côté fédéral, rien n’a été fait, il faut bien le dire. J’aimerais savoir où nous en sommes, aujourd’hui, pour ce qui est de l’aide éventuelle du gouvernement fédéral aux victimes du terrorisme.

Mme Basnicki : En tant que victime du terrorisme, on m’a mise dans la catégorie des victimes de crimes violents; or, et il faut le déplorer, il n’y a toujours pas de politique ou de programme au niveau fédéral pour ces victimes. Malheureusement, chose incroyable, le terrorisme reste du ressort provincial. Mais j’essaie d’influer également sur cet autre volet, et j’en profite pour vous remercier, Monsieur le sénateur : je me souviens parfaitement que vous travailliez à l’époque pour le gouvernement de l’Ontario, et l’on peut dire que celui-ci avait fait tout son possible pour nous venir en aide.

Lorsque ces événements se sont produits, il n’y avait guère de communication ni de coopération entre le palier fédéral et le palier provincial. Aujourd’hui, les choses ont complètement changé, ce qui m’encourage beaucoup, et j’espère que l’on adoptera bientôt une nouvelle politique avec de nouvelles initiatives.

Mme Saperia : Voulez-vous m’accorder juste un tout petit instant pour compléter ce qui vient d’être dit? Comme l’a indiqué Mme Basnicki, il n’y a strictement aucune indemnisation de la part du fédéral; quant aux dédommagements versés par les provinces, ils varient considérablement d’une province à l’autre et ne couvrent que les lésions subies sur le territoire de la province : donc, si ces choses-là vous arrivent hors de la province, tant pis pour vous.

Je voudrais aussi attirer votre attention sur une disposition du Code criminel, qui s’applique donc au niveau fédéral, laquelle prévoit d’accorder une assistance aux victimes; or, le gouvernement n’a absolument rien fait, et je vous encouragerais à essayer de savoir pourquoi. L’article 83.14(5) du Code criminel autorise en effet que l’on dispose d’un bien lorsqu’il appartient à un groupe terroriste. Et le paragraphe suivant, le paragraphe 5.1, stipule que l’on pourra utiliser le produit de la cession de ce bien pour indemniser les victimes d’actes terroristes et pour financer des initiatives antiterroristes conformément aux réglementations édictées par le gouverneur en conseil. Or, le gouverneur en conseil n’a adopté aucune mesure en la matière et aucune des sommes saisies n’a jamais été reversée aux victimes.

Je ne veux pas dire par là que les victimes font ça pour l’argent. En fait, mon expérience avec Mme Basnicki et avec toutes les victimes du terrorisme de notre pays m’a démontré que ce n’est absolument pas l’argent qui les motive. Donc, puisqu’il y a des dispositions en vigueur qui sont de nature à rendre la vie des victimes un peu plus supportable à la suite d’un attentat, pourquoi ne pas s’en prévaloir?

Le sénateur Runciman : Est-ce que vous savez si on a, en fait, saisi des sommes d’argent en vertu de ces dispositions?

Mme Saperia : Je vais faire de mon mieux pour trouver la réponse à votre question. Mais nous savons qu’il existe des groupes terroristes au Canada, donc qu’il y a de l’argent à saisir et qu’il faudrait saisir. Ou, tout au moins, que le gouverneur en conseil adopte les règlements voulus pour pouvoir réagir à coup sûr. Voilà ce que je tenais à vous dire.

Le président : La dernière question pour cette audition revient au sénateur Boisvenu.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup, Monsieur le président, de ce privilège. madame Basnicki, vous avez tout à fait raison, l'aide aux victimes relève des provinces et le gouvernement fédéral fait son possible. Toutefois, je peux vous assurer que vous pouvez compter sur mon soutien. Dès que nous en aurons terminé avec le projet de loi C-10, l’aide aux victimes sera un des dossiers auxquels je m'attaquerai afin que chaque province puisse donner un minimum aux familles. Vous pouvez être assurée de mon appui.

[Traduction]

Le sénateur Angus : Sans frais.

Le sénateur Boisvenu : Sans frais. Je ne suis pas avocat.

[Français]

Quel est le processus pour déterminer la liste des pays reconnus comme abritant des groupes terroristes ?

Est-ce un processus politique? Est-ce un processus légal? Et une fois que ce pays est reconnu, est-ce que c'est une liste nationale ou une liste internationale?

[Traduction]

Mme Basnicki : Je ne suis pas sûre d’avoir compris la dernière partie de votre question… avec l’interprétation. Mme Saperia pourrait peut-être y répondre.

Mme Saperia : En ce qui concerne votre deuxième question, il s’agit bien d’une liste nationale. Les listes d’États étrangers désignés comme pays soutenant le terrorisme ne sont pas valables en dehors du Canada. Si d’autres pays veulent créer des listes semblables, ils peuvent certainement le faire, mais dans ce cas-ci, il s’agit bien d’une liste nationale.

Quant au processus, c’est une décision politique, et la norme semble être fixée ici au paragraphe 2.1 des modifications à la loi sur l’immunité des États où il est dit que : « Pour l’application de la présente loi, un État étranger soutient le terrorisme s’il s’engage, au profit ou au regard de toute entité inscrite au sens du paragraphe 83.01(1) du Code criminel, dans tout acte ou omission qui est sanctionné par l’un des articles » du Code criminel. C’est en fait une norme juridique qui renvoie à certaines dispositions du Code criminel.

Mais l’article suivant indique qu’un État étranger inscrit sur la liste ne bénéficie pas de l’immunité de juridiction. Par conséquent, la liste est une décision politique, et la question du soutien réel au terrorisme serait une décision juridique.

Le président : Chers collègues, voilà qui conclut notre discussion avec ce groupe. Au nom de tous les membres du comité, je tiens à vous remercier pour vos exposés. Comme vous l’avez dit, madame Basnicki, ce processus a été très long et certainement difficile pour vous, mais vous nous en avez fait une présentation très claire, et beaucoup de travail a été accompli pour en arriver à ce jour. Nous vous en félicitons. C’est ce qu’il faut parfois pour en arriver là. Ce n’est pas facile, mais nous le savons et nous pouvons vous assurer que nous étudierons tout cela très sérieusement, comme nous le faisons toujours. Nous nous intéresserons en particulier aux points que vous avez soulevés ici et en tiendrons compte au moment de conclure ces travaux à la fin de cette semaine ou au début de la semaine prochaine. Merci beaucoup.

Mme Basnicki : Merci beaucoup.

Le président : madame Stoyles, les points que vous avez soulevés portent davantage sur les modifications proposées, mais vous avez été très claire et directe et soyez assurée que nous en tiendrons compte. Merci.

Nous allons maintenant poursuivre notre étude du projet de loi C-10, plus particulièrement la partie qui concerne l’adoption du texte proposé pour la justice pour les victimes d’actes de terrorisme et les modifications subséquentes à la loi sur l’immunité des États.

Nous sommes heureux d’accueillir notre dernier groupe d’aujourd’hui composé de M. Richard Marceau, chef du contentieux au Centre consultatif des relations juives et israéliennes, de Mme Hilary Young, professeure adjointe à la faculté de droit de l’Université Queen’s et de Me David Quayat, du cabinet d’avocats Lenczner Slaght.

Monsieur Marceau, nous allons commencer par vous. Je crois comprendre que vous avez une déclaration liminaire.

Richard Marceau, chef du contentieux, Centre consultatif des relations juives et israéliennes : Merci beaucoup, sénateur.

[Français]

Mon nom est Richard Marceau. Je suis ici au nom du Centre consultatif des relations juives et israéliennes, le représentant officiel de la communauté juive du Canada.

[Traduction]

Je vais faire mon exposé en français, mais je répondrai volontiers aux questions dans l’une ou l’autre des langues officielles.

[Français]

Mes commentaires ne porteront que sur la partie 1 du projet de loi C-10, celle intitulée loi sur la justice pour les victimes d'actes de terrorisme.

Je suis particulièrement heureux d'être ici parmi vous aujourd'hui d'autant plus que, dans une vie antérieure, dans l'autre assemblée, je m'étais déjà intéressé à ces enjeux et avait déjà commencé à travailler sur ceux-ci.

J'y avais été sensibilisé par C-CAT, la Canadian Coalition Against Terror, et je pense en particulier à Danny Eisen, Maureen Basniki et Sheryl Saperia, dont deux d'entre eux ont déjà témoigné devant vous il y a quelques instants.

Ils sont des modèles d'implication, d'engagement civique et de ténacité citoyenne. La communauté juive du Canada appuie la partie 1 du projet de loi C-10. Nous sommes heureux de constater que le gouvernement a ainsi répondu aux demandes depuis longtemps formulées des victimes du terrorisme.

Nous sommes aussi heureux de constater qu'il y a un appui fort de la part des autres formations politiques dans ce domaine. Trop souvent, vous l'avez entendu, après une période intense suivant des événements de terrorisme, les victimes sont laissées seules, sans recours et sans appui. La peur et surtout l'impuissance demeurent pour les individus touchés et les communautés visées. C'est pourquoi les mesures contenues dans le projet de loi C-10  ont rapidement obtenu l'appui de beaucoup de Canadiens, de plusieurs communautés et, en particulier, de la communauté juive du Canada. La communauté juive, dans le monde comme ici, a trop souvent été la cible du terrorisme.

Vous vous rappellerez, par exemple, que la communauté juive a été la cible d'un complot terroriste, en août 1999, quand deux membres d'une cellule algérienne de Montréal, dont Ahmed Ressam, le fameux Millennium Bomber, planifiaient de faire sauter un camion-citerne rempli d'essence dans un quartier habité et fréquenté par un nombre important de Canadiens juifs. Ou encore, lorsqu’en avril 2004, une bombe fut lancée contre une école juive de Montréal, constituant ainsi un parfait exemple d'une violence motivée et politiquement et par la haine des juifs. Ou encore, à l'extérieur du Canada, lorsqu'une jeune feMme juive, Marnie Kimmelman, fut assassiné par une bombe tuyau alors qu'elle était tranquillement assise sur une plage en Israël.

En tant que communauté à risque, nous croyons que les victimes canadiennes du terrorisme devraient être autorisées à engager des poursuites au civil contre ceux qui commettent et appuient des actes de terrorisme, même s'il s'agit d'États étrangers.

Nous espérons que ce projet de loi jouera un rôle dissuasif pour prévenir de futurs actes de terrorisme contre des citoyens canadiens. Lorsque mon collège, David Cooper, a témoigné devant vos collègues de la Chambre des communes, il a plaidé pour que le projet de loi C-10  soit amendé et il a lui-même proposé plusieurs amendements.

Nous sommes heureux de constater que plusieurs de ces amendements ont, en effet, été effectués. Et nous espérons que l'un d'entre eux, celui que j'ai nommé un peu plus tôt, The Lock of the Amendment, soit ajouté à ces amendements.

Nous avons aussi bien hâte de voir la liste des États pouvant être poursuivis qui sera proposée par l'État. Nous nous attendons évidemment à ce qu'elle soit robuste et à ce qu'elle soit complète. Je sais que le temps file et que vous avez plusieurs questions, mais permettez-moi simplement de dire qu'il est temps d'envoyer de forts messages aux victimes : qu'elles ne sont plus seules, qu'elles ne sont plus isolées et qu'elles n'ont pas à être impuissantes; et aux terroristes et à leurs appuis : que le Canada est sérieux dans sa lutte contre eux et que ni nous, en tant qu’État, ni les victimes ne resteront immobiles et que le temps de l'impunité est terminé. Merci.

[Traduction]

Le président : Merci beaucoup, Monsieur Marceau. madame Young, avez-vous un exposé liminaire?

[Français]

Hilary Young, professeure adjointe, Faculté de droit, Queen's University, à titre personnel : Merci Monsieur le président et membres du comité. Nous vous remercions de nous avoir invités à vous adresser la parole aujourd'hui au sujet de la loi sur la justice pour les victimes d'acte de terrorisme.

[Traduction]

Je m’appelle Hillary Young. Je suis professeure à la faculté de droit de l’Université Queen’s. Mon collègue, David Quayat, est associé à la firme Lenczner Slaght de Toronto et a été adjoint judiciaire au juge en chef de la Cour fédérale.

Nos mémoires aujourd’hui sont l’aboutissement du travail que nous avons réalisé avec notre collègue Brendan Green sur des versions de cette loi depuis 2009. Nous avons une compétence en contentieux des affaires civiles, en droit de la responsabilité délictuelle, en droit international et en division constitutionnelle des pouvoirs.

Nous reconnaissons, bien entendu, que le terrorisme est un problème grave qui a des répercussions importantes sur les Canadiens et nous partageons la volonté du gouvernement de décourager le terrorisme et d’obtenir justice pour les victimes. Mais à notre avis, il est peu probable que cette loi permette d’atteindre ces objectifs. Nous croyons également que la loi est inconstitutionnelle et contraire au droit international.

M. Green, M. Quayat et moi-même avons fourni au comité des mémoires qui font état de nos trois principales préoccupations au sujet du projet de loi. Je vais les résumer brièvement.

Tout d’abord, nous croyons que la justice pour les victimes d’actes terroristes serait inconstitutionnelle. Elle crée essentiellement un nouveau délit de responsabilité fédérale, une cause d’action civile. Le pouvoir de créer des causes d’action civile incombe aux provinces en vertu du partage constitutionnel des pouvoirs. Plus précisément, c’est une prérogative des provinces en ce qui concerne les droits de propriété et droits civils. M. Quayat se fera un plaisir de répondre à vos questions sur les raisons pour lesquelles la loi ne peut être justifiée comme un auxiliaire nécessaire d’un régime fédéral légitime ou fondée sur un titre de compétence fédérale en vertu de l’article 91 de la loi constitutionnelle de 1867.

Notre deuxième préoccupation concerne le fait que la loi invite le gouvernement à violer le droit international en retirant l’immunité de juridiction de certains pays dans des actions judiciaires devant les tribunaux canadiens. En droit international, il existe un principe fondamental qui veut que les États souverains bénéficient généralement d’une immunité de juridiction face aux tribunaux des autres pays. Le principe a été encore confirmé au début du mois dans une affaire dont a été saisie la Cour internationale de Justice, qui a rejeté l’affirmation de la juridiction de l’Italie sur l’Allemagne en rapport avec des actes commis pendant la Seconde Guerre mondiale. La cour a indiqué clairement que cela n’avait rien à voir avec le caractère horrible ou illégal des actes commis. La cour a fait observer que les actes — dans ce cas des actes commis par les nazis — montraient un mépris absolu pour les principes les plus élémentaires d’humanité, mais elle n’en a pas moins décidé que l’Italie n’avait pas juridiction sur l’Allemagne.

Notre troisième préoccupation a trait au fait que le projet de loi ne pourrait pas, de façon réaliste, atteindre les objectifs énoncés. Il est difficile et coûteux de prouver les allégations présentées dans ce genre de poursuites et, même si une victime peut apporter des preuves, il est peu probable qu’elles soient indemnisées, bien que cela dépende largement de la nature du défendeur. Bien souvent, les personnes, les organismes et les pays étrangers n’ont pas de biens à saisir et peuvent simplement refuser de payer. Il sera particulièrement difficile de faire exécuter par un pays étranger une ordonnance de payer émise par un tribunal canadien.

C’est en tout cas l’expérience des États-Unis qui ont adopté une loi semblable. Cela a conduit à des litiges prolongés où les victimes dépensent des fortunes à chercher une vengeance qui ne se matérialise presque jamais. En fait, les États-Unis sont intervenus pour payer les montants dus aux victimes par des pays comme l’Iran quand il est devenu évident que ces pays ne reconnaîtraient pas les ordonnances de payer des tribunaux américains. L’expérience américaine a conduit un commentateur à conclure que « la privatisation de la guerre contre le terrorisme a échoué ».

Stephen Flatow, qui a poursuivi l’Iran en vertu de la loi américaine et a réussi à prouver que ce pays avait causé la mort de sa fille, a déclaré, « Si j’avais su alors ce que je sais maintenant, après avoir dépensé des dizaines de milliers de dollars à essayer d’obtenir justice pour Alicia, je ne pense pas que j’aurais entamé ces poursuites ». Je dois dire qu’il a finalement été indemnisé, mais par le gouvernement américain et non par l’Iran.

Plutôt que de demander à chaque victime de se lancer dans des procédures judiciaires coûteuses et difficiles, il serait plus efficace de les indemniser en se servant des lois sur la confiscation civile qui visent à prévenir les activités illégales et à indemniser les victimes. Ces lois permettent à une province de saisir les biens acquis par le biais d’activités illégales, y compris des activités criminelles, et de les distribuer aux victimes. Cette solution aurait un certain nombre d’avantages par rapport à la loi. Outre qu’elle est constitutionnelle, la province, plutôt que la victime, aurait à prouver que le bien a été acquis au moyen d’une activité illégale.

Pour conclure, dissuader le terrorisme et indemniser les victimes sont, bien entendu, des objectifs louables, et le gouvernement a raison de vouloir atteindre les deux, mais nous croyons que la loi ne contribuera guère à atteindre l’un ou l’autre. Elle pourrait en fait s’avérer préjudiciable pour les victimes du terrorisme qui seront encouragées à dépenser des milliers de dollars en quête de justice, pour finalement voir la loi jugée inconstitutionnelle ou obtenir une ordonnance d’un tribunal qui ne peut pas être exécutée.

Voilà nos principales préoccupations. Merci encore de nous avoir donné l’occasion de nous exprimer. Nous répondrons avec plaisir à vos questions.

Le président : Merci, madame Young. Monsieur Quayat, avez-vous un exposé liminaire?

Mme Young : J’ai parlé pour nous deux.

Le président : Nous allons passer maintenant aux questions, en commençant par la vice-présidente, le sénateur Fraser.

[Français]

Le sénateur Fraser : Bienvenue à vous trois et merci beaucoup d’être venus. Monsieur Marceau, j’ai été particulièrement heureuse d’entendre votre témoignage, puisqu’on peut dire, je crois, que la communauté juive mondiale a été plus souvent la cible d’actes terroristes que n’importe quel autre groupe. Il est très important, donc, d’avoir votre point de vue au sujet de ce projet de loi.

[Traduction]

madame Young et Monsieur Quayat, j’ai lu pendant le week-end aussi attentivement que possible et avec beaucoup d’intérêt votre long mémoire présentant les arguments que vous venez de nous exposer très brièvement. Je suis toujours aussi perplexe. Ce projet de loi se rapporte à la loi sur l’immunité des États, qui est une loi fédérale. Il est impossible que des dispositions provinciales puissent primer par rapport à la loi sur l’immunité des États. Il se rapporte également au Code criminel et mentionne même en passant la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, bien que ce soit, il me semble, pour des fins de définition.

Si le Parlement fédéral ne peut pas remplacer la loi sur l’immunité des États ou la modifier, comment une province le pourrait-elle? Si une province ne peut pas le faire, comment pouvons-nous atteindre les objectifs prévus dans ce texte de loi?

David Quayat, avocat, à titre individuel : Je vais répondre à cette question.

Le sénateur Fraser : Vous pouvez me dire que j’ai tort. C’est ce que je vous demande de faire. Ce sont là les raisons de mon étonnement.

M. Quayat : Pour répondre à votre question, il faut distinguer deux parties dans le projet de loi. Quand je parle du projet de loi, je veux dire seulement la loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme, et non le reste du projet de loi C-10.

Le Parlement peut certainement retirer l’immunité d’un État. Nous sommes d’accord là-dessus. C’est la création d’une cause d’action, c’est-à-dire l’article 4, qui pose problème sur le plan constitutionnel, et cela pour deux raisons.

La cause d’action cible deux groupes de défendeurs, les acteurs étatiques ou d’autres entités non étatiques, organismes, particuliers et autres. Je vais d’abord parler du second groupe.

Le fait d’engager des poursuites contre un particulier ou une entité inscrite n’est en aucune façon relié à l’immunité des États. Les deux ne sont pas liés, car on ne poursuit pas un État. Il est tout simplement erroné, à mon avis, de dire que la cause d’action qui vise les entités inscrites ou les personnes peut être liée à la loi sur l’immunité des États.

En ce qui concerne les États défendeurs ciblés qui figurent sur une liste, il faut faire intervenir deux autres concepts juridiques. Le premier est la compétence et l’autre est la cause d’action. La compétence est la capacité d’un tribunal à entendre des causes contre certaines personnes ou sur certains sujets. La cause d’action définit la responsabilité. Les deux ne sont pas des concepts légalement liés. Dire que la création d’une cause d’action est une incidence nécessaire ou fonctionnelle de la loi sur l’immunité des États est, à notre avis, constitutionnellement suspect et cela pourrait être attaqué dans le cadre du partage des pouvoirs.

Si le Parlement voulait créer un régime constitutionnel légitime, en laissant de côté nos préoccupations sur le droit international pour le moment, il faudrait lever l’immunité en vertu de la loi sur l’immunité des États, et les provinces, qui ont le droit de le faire en vertu des droits de propriété et des droits civils, pourraient créer des causes d’action contre les États souverains étrangers ou d’autres personnes pour des délits de terrorisme.

D’ailleurs, c’est ainsi que fonctionne actuellement le droit fédéral, tant en ce qui concerne les procédures contre la Couronne que la loi sur l’immunité des États telle qu’elle rédigée. Par exemple, dans la loi sur l’immunité des États, les lésions corporelles, les dommages aux biens et les décès causés par un État étranger au Canada ne sont pas protégés contre la disposition d’immunité, mais la loi sur l’immunité des États ne crée pas la cause d’action. Par exemple, si l’un d’entre vous glissait et tombait sur les terrains de l’ambassade des États-Unis, vous pourriez poursuivre les États-Unis pour négligence, car il s’agit d’une cause d’action définie dans la common law provinciale; l’immunité fédérale est alors levée. Cette façon de faire est respectueuse des principes constitutionnels, car on sait qui contrôle l’immunité et qui contrôle la définition de la cause d’action. C’est là où se situe la rupture sur le plan constitutionnel.

[Français]

M. Marceau : Mon collègue a affirmé que le droit constitutionnel canadien est complexe, et les gens qui sont élus à l'autre endroit et les sénateurs savent très bien que les enjeux de juridiction sont complexes. Des librairies complètes sont remplies de décisions et de doctrines à ce sujet.

L'analyse que nous avons faite de ce projet de loi nous indique qu’il est constitutionnel et ce pour trois raisons. D'abord, la cause d'action est créée pour un bris de droit criminel. On sait très bien que, selon l'article 91 de la Constitution, le droit criminel est de juridiction fédérale. Voilà donc un premier lien.

Deuxième lien qui peut être établi, et qui plaide en faveur de la juridiction fédérale dans ce domaine, c'est la juridiction fédérale en matière d'affaires étrangères. Ce domaine est de compétence de facto exclusive du Parlement fédéral, et il y a un lien direct entre la partie 1 du projet de loi C-10  et les affaires étrangères.

Le troisième lien qu'on pourrait établir, c'est celui de peace, order and good government, le fameux POGG. C’est, à notre avis, le troisième lien qui peut être établi entre la partie 1 du projet de loi C-10  et la juridiction fédérale. Lorsqu'on met ces trois éléments ensemble, nous sommes d’avis que ce projet de loi est constitutionnel et intra vires des pouvoirs du Parlement fédéral.

[Traduction]

Le sénateur Fraser : Je suis sûre que les avocats du comité voudront approfondir cette question, mais j’ai une autre question pour vous.

madame Young, vous avez fait allusion à la récente affaire entre l’Allemagne et l’Italie devant la Cour internationale de Justice. Je n’ai lu qu’un résumé de l’arrêt, mais je ne suis pas sûre du tout qu’il s’agisse d’un précédent pour notre pays. Dites-moi pourquoi vous pensez que cette affaire est pertinente.

Mme Young : Le cas dont nous avons parlé conforme la proposition en droit international que les États souverains sont à l’abri de la compétence des tribunaux d’autres États, et par « États », je veux dire pays. Bien entendu, nous pouvons changer notre droit interne de supprimer cette immunité souveraine, mais cela ne change pas le fait que la souveraineté demeure en droit international.

M. Quayat : Cela reconnaît que, dans certains cas, certaines transgressions internationales deviennent un problème d’État à État. Dans le cas de l’Allemagne et de l’Italie, la Cour internationale de Justice a déclaré que les pays ne peuvent pas utiliser le processus civil national pour remédier à ce qui est essentiellement une violation entre États sous la forme de ce qu’on appelle la protection diplomatique.

Le professeur Young a raison de dire que l’on peut modifier notre droit national et que nous ne sommes pas strictement liés par ce qu’a fait la Cour internationale de Justice, mais le Canada a déposé une reconnaissance de compétence obligatoire, et il est tout à fait possible qu’un futur pays inscrit puisse invoquer cette compétence et nous oblige à nous défendre à la Cour internationale de Justice.

Le sénateur Runciman : Merci de votre présence. Si vous avez déjà répondu à cette question, je n’ai pas dû comprendre. Pensez-vous que si la création d’une cause d’action en rapport avec le terrorisme est dans l’intérêt national et qu’aucune province n’a agi, la loi est justifiable en vertu du pouvoir fédéral?

M. Quayat : Pour invoquer la théorie de l’intérêt national, il faut montrer deux choses aux termes de l’arrêt R. c. Crown Zellerbach qui porte sur l’intérêt national. Selon cette affaire, on ne se demande pas simplement si les provinces ont décidé d’agir, mais plutôt si elles sont incapables de le faire, individuellement ou collectivement.

Je dirais qu’il n’a jamais été demandé aux provinces de se lancer dans un plan d’action par la voie de la confiscation civile ou la création de causes d’action propres au terrorisme pour ce faire. Je ne pense pas que les provinces soient incapables. Si l’on veut savoir comment la Cour suprême actuelle procéderait, il suffit de voir la référence récente à l’organisme de réglementation des valeurs mobilières. La Cour a marché sur la corde raide pour concilier ce qui est vraiment fédéral, c’est-à-dire la levée de l’immunité, et ce qui est vraiment provincial, c’est-à-dire la création d’une cause d’action.

Le sénateur Runciman : À la page 4 de votre mémoire, vous dites que le Parlement a le pouvoir de définir la portée de l’immunité d’un pays étranger, mais que la création d’une cause d’action n’est en aucune façon liée à la portée de cette immunité.

Il n’y a pas de note en bas de page citant une autorité juridique à cet égard. Je ne comprends pas très bien votre logique. Si on peut définir l’immunité d’un État étranger, pourquoi ne peut-on pas indiquer à quoi se rapporte cette immunité?

M. Quayat : Il n’y a pas de précédent pour cette question, sénateur, car la loi sur l’immunité des États n’a pas fait l’objet de beaucoup de litiges. En fait, sa constitutionnalité et ses limites constitutionnelles n’ont jamais été contestées, bien que des arguments en vertu de la charte aient été présentés sur la question de savoir si l’immunité des États étrangers viole les droits individuels.

Pour répondre à votre question, je vais revenir sur la distinction entre les deux concepts juridiques, la compétence et la cause d’action/responsabilité. La compétence fait simplement en sorte que l’État étranger peut être déféré devant un tribunal civil pour ces catégories de questions, mais la création d’une cause d’action, les faits qui, s’ils sont reconnus, créeraient la responsabilité, est un concept juridique distinct. Je reprends de nouveau l’exemple de la loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif et de la loi sur l’immunité des États qui sont respectueuses de ce lien. Ces lois lèvent l’immunité, notamment de Sa Majesté la Reine du droit du Canada et des États étrangers, mais elles ne définissent pas précisément les causes d’action à l’égard desquelles chacun de ces acteurs est responsable.

Le sénateur Runciman : Ne vous paraît-il pas absurde d’envisager de restreindre les recours dont disposent nos citoyens contre un État, étant donné que l’État agit lui-même en totale opposition aux principes du droit international?

M. Quayat : La réaction émotionnelle que l’on peut avoir est évidente, c’est-à-dire la compassion pour les victimes du terrorisme. J’étais au Pentagone le 11 septembre. Je comprends ce qu’est le terrorisme. Je n’ai pas, personnellement, subi de perte, mais je ne suis conscient de l’aspect émotionnel du terrorisme. S’il est une chose que nous avons apprise au sujet du terrorisme dans la décennie qui a suivi le 11 septembre, c’est que les terroristes gagnent si nous sommes prêts à recourir à des subterfuges juridiques pour atteindre une fin qui nous donne satisfaction.

La primauté du droit exige davantage. Nous avons une structure constitutionnelle fédérale, et nous avons choisi de vivre dans les limites du droit international. Il arrive que le respect des deux produise des résultats qui ne nous plaisent pas nécessairement. C’est malheureusement un des inconvénients de vivre dans une société qui respecte la primauté du droit.

Le sénateur Runciman : Un des témoins a mentionné la difficulté de faire appliquer les jugements. Dans votre exposé, vous avez parlé de 19 milliards de dollars US. Les premiers témoins ont fait une mise en garde. Je ne sais pas si vous étiez ici pour ce témoignage.

Mme Young : J’étais ici et j’ai aussi un caveat, si vous le permettez. Cet argent a été recouvré auprès du gouvernement américain et non auprès des pays qui ont commis des actes de terrorisme contre la victime. Si cette loi vise vraiment à dissuader, il n’y a aucun pouvoir dissuasif dans le fait que ce soit le gouvernement canadien ou américain qui finisse par payer les dommages pour éviter des problèmes diplomatiques au sujet des biens qui peuvent être saisis.

Le sénateur Runciman : Ce que vous dites, c’est qu’aux États-Unis aucun bien n’a jamais été saisi?

Mme Young : Je ne dirais pas qu’aucun bien n’a été saisi des terroristes ou des sympathisants des terroristes. Je n’ai rien trouvé d’aussi catégorique, mais les sommes importantes qui ont été recouvrées l’ont été auprès du gouvernement des États-Unis. Une partie de cet argent est venu parfois de biens que le gouvernement des États-Unis a pu saisir, par exemple, à Cuba, mais ces personnes ont été indemnisées uniquement parce que le gouvernement des États-Unis a accepté de payer en échange d’un accord de la part des plaignants de mettre fin à leurs poursuites contre les États.

Le sénateur Baker : C’est un argument extrêmement intéressant. Je suis désolé de ne pas avoir lu votre mémoire avant de l’écouter, mais je suppose que j’en serais venu à la même conclusion. Je crois qu’il est inévitable que le Canada suive l’exemple des États-Unis et finisse par créer un fonds similaire à celui établi aux États-Unis, et en cas de jugement favorable, il incombe ensuite à l’État de recouvrer les fonds qui ont été remis à partir de ce fonds disponible aux États-Unis.

Votre argument est intéressant, mais il n’y a jamais eu de décision, à ma connaissance, dans le contexte que vous avez indiqué, bien qu’il existe quelques facteurs intéressants. Si nous nous en tenons à la loi sur l’immunité des États et au Code criminel, la modification à la loi sur l’immunité des États contenue ici vise à ajouter une disposition qui fera en sorte que l’un des États inscrits sur la liste, qui a probablement commis, selon nous, un acte de terrorisme, un acte criminel, se verra retirer son immunité dans une action civile intentée dans un tribunal d’une province.

Comme vous le dites, actuellement, les questions commerciales, les décès et les lésions corporelles sont visés et ne sont pas protégés par l’immunité en vertu de la loi sur l’immunité des États. Par conséquent, ce texte ne ferait qu’étendre les actions aux nations ou pays qui ont commis des actes de terrorisme.

En droit pénal, on a une amende supplémentaire à la fin d’une procédure pénale. Il faut payer. Il y a, comme vous l’avez dit vous-même, une confiscation. Ce sont des lois fédérales qui sont administrées dans les tribunaux provinciaux.

Ne pouvez-vous y voir un prolongement logique en incluant ce qui a été modifié ici dans la loi sur l’immunité des États? En outre, quelle province dirait que ce projet de loi, ce changement à la loi sur l’immunité des États, est inconstitutionnel? Le tribunal ne peut le faire, de sa propre initiative. Il a besoin d’une référence. Il a besoin d’un argument de quelque part. D’où viendrait-il?

Mme Young : Il pourrait provenir d’un défendeur ou d’une province. Il pourrait s’agir d’une nation ou d’une personne. Il pourrait s’agir d’une entité inscrite. Il pourrait s’agir d’une organisation, d’un particulier ou d’un État défendeur. En réalité, je pense que les défendeurs ne tiendront pas compte de ces actions, mais s’ils choisissent de le faire, ils pourraient contester la constitutionnalité de la Loi

Le sénateur Baker : S’ils choisissent de le faire, ils seront redevables.

madame Young : Pas forcément. J’aimerais revenir sur un point que vous avez soulevé tout à l’heure? Je veux faire une distinction avec la compétence sur les activités commerciales. Si les tribunaux canadiens ont compétence sur des États étrangers en matière d’activités commerciales, c’est que la communauté internationale a convenu qu’ils seraient tous assujettis à la compétence nationale des autres s’agissant de ces questions; sinon, il serait très difficile de faire des affaires dans un État étranger. Dans ce cas-ci, les pays n’ont pas convenu de se soumettre à la compétence des tribunaux nationaux pour des questions de ce genre, comme cela a été confirmé le 3 février par la Cour internationale de Justice.

M. Quayat : Concernant la question du sénateur Baker au sujet du droit pénal, la Cour Suprême n’a jamais invoqué le droit pénal pour justifier la création d’une cause d’action civile et, d’ailleurs, dans la décision MacDonald c. Vapor, le juge en chef d’alors, sous une forme succincte, a rejeté tout argument susceptible de justifier une cause d’action créée à l’égard des marques de commerce en vertu du droit pénal. La logique de cette décision est facile à comprendre.

Si le Parlement pouvait simplement définir les causes d’action en droit pénal, le pouvoir des provinces en matière de droits des biens et des droits civils serait anéanti du fait, par exemple, qu’un acte de violence est un crime. C’est un délit. On doit savoir où s’arrête le droit pénal. Si je prends votre exemple, on ordonne à un défendeur de payer à la fin d’une procédure pénale parce qu’il a été reconnu coupable. Cette cause d’action n’exige pas de déclaration de culpabilité. Il n’y a pas de condition préalable. C’est pourquoi il est préférable de recourir à la confiscation civile si l’on veut vraiment saisir les biens de terroristes.

Par exemple, en vertu de la loi sur les recours civils de l’Ontario, la déclaration de culpabilité n’est pas exigée. Tant que le procureur général de l’Ontario peut montrer qu’il existe une prépondérance de probabilités montrant qu’un bien est lié à une activité criminelle, il peut être saisi et remis ensuite à la victime. D’ailleurs, un des objectifs de la loi est de remettre ces biens aux victimes.

Le sénateur Baker : Vous vous demandez si les exceptions à l’immunité pour les lésions corporelles et les décès dépassent le pouvoir déjà inscrit en droit dans la loi sur l’immunité des États.

Mr. Quayat : Je dirais, je pense, que…

Le sénateur Baker : C’est ce que vous venez de dire.

M. Quayat : … pour la rendre respectueuse de la division des pouvoirs sur le plan constitutionnel, on pourrait par exemple étendre cette exception à l’immunité parce que cette immunité ne s’applique qu’aux activités qui se produisent sur le territoire du Canada.

Le sénateur Baker : Je vais être bref, Monsieur de président. Je sais que vous allez m’interrompre.

Prenons l’exemple de l’arrêt Schreiber. C’est un jugement détaillé de la Cour suprême du Canada sur les lésions corporelles en rapport avec la loi sur l’immunité des États. On a constaté que le français était différent de l’anglais et une décision a été rendue. Le Sénat ici même a changé la définition de « lésion corporelle » lorsque nous avons harmonisé le droit fédéral et le droit civil. Tout ceci a été fait, la Cour suprême du Canada a traité cette question de façon très détaillée et vous nous dites que ce qu’elle a fait, en ce qui concerne les lésions corporelles, n’existe pas réellement en droit dans la loi sur l’immunité des États.

M. Quayat : Non. Ce qui existe en droit dans la loi sur l’immunité des États…

Le sénateur Baker : Ce n’est pas applicable.

M. Quayat : Si, c’est applicable. Si vous-même, sénateur Baker, deviez glisser et tomber à l’entrée de l’ambassade des États-Unis, celle-ci ne bénéficierait pas d’une immunité contre une action de votre part dans un tribunal provincial, notamment pour négligence en ne déglaçant pas le trottoir. Nous ne disons pas que le Parlement n’a pas le pouvoir d’étendre le retrait de l’immunité. Le Parlement a ce pouvoir. Mais la création d’une cause d’action — et d’ailleurs, le projet de loi tel qu’il est rédigé ne l’inclut pas dans la loi sur l’immunité des États — crée une sorte de loi autonome qui n’a aucun lien avec la loi sur l’immunité des États. C’est là où, selon moi, se situe la limite constitutionnelle entre le pouvoir sur l’immunité des États et l’intrusion dans la compétence d’une province en matière de droits des biens et des droits civils.

Le sénateur Baker : Une dernière chose : Ce n’est pas une loi séparée. Elle est incorporée dans la loi sur l’immunité des États; au paragraphe 5, il y a une disposition après le paragraphe 6.1 et l’article 6 commence par la définition de lésions corporelles, décès et ainsi de suite. Il s’agit d’une continuité qui vient s’ajouter à la disposition précédente. Ce n’est pas une loi complètement séparée. J’y ai réfléchi quand j’ai étudié le texte de loi. Pourquoi le gouvernement voudrait-il la refaire deux fois? On a créé une loi distincte, mais on a mis la même disposition dans la loi sur l’immunité des États. C’est un miroir. Ce n’est pas qu’une loi séparée, elle fait partie de la loi sur l’immunité des États.

M. Quayat : La partie insérée dans la loi sur l’immunité des États n’est pas inconstitutionnelle. C’est la création d’une cause d’action qui l’est. Les rédacteurs avaient à faire les deux car la levée de l’immunité ne crée pas une cause d’action. D’ailleurs, il existe une jurisprudence aux États-Unis où on a fait face à ce problème. Cela a abouti à quelque chose qui s’appelle l’amendement Flatow. Le Parlement peut créer les dispositions qui sont édictées en vertu des modifications apportées à la loi sur l’immunité des États. Nous ne contestons pas leur constitutionnalité. Elles relèvent des pouvoirs du Parlement.

Le sénateur Baker : Eh bien, voilà.

Mr. Quayat : Ce sont les paragraphes précédents sous « cause d’action », qui ne sont pas incorporés dans la loi sur l’immunité des États et existent simplement comme un délit autonome au niveau fédéral, ce qui n’est pas possible sur le plan constitutionnel, à notre avis.

Le sénateur Baker : C’est une opinion intéressante. Je ne suis pas d’accord, mais c’est très bien que vous l’ayez exprimée.

Mme Young : La première partie qui crée une cause d’action est inconstitutionnelle. La seconde partie enfreint le droit international, mais n’est pas inconstitutionnelle. Le Parlement a le pouvoir de modifier le droit national sur la question de l’immunité des États, mais ce faisant, il enfreint le droit international.

Le sénateur Angus : J’aimerais poursuivre sur le même thème que celui du sénateur Baker. madame Young et Monsieur Quayat, nous avons vos CV et ils sont impressionnants. Je suis curieux au sujet de votre collègue. Est-ce Brendan Green? Où travaille-t-il?

M. Quayat : Il travaille pour le cabinet d’avocats Herbert Smith, au bureau de Paris. Son domaine est surtout celui de l’arbitrage international.

Le sénateur Angus : Je connais bien Herbert Smith. Le bureau principal est à Londres, non?

M. Quayat : C’est exact.

Le sénateur Angus : Vous avez bien souligné que vous comparaissez à titre personnel et vous avez présenté vos arguments avec passion. Vous avez écrit des articles théoriques clairs sur la question et vous avez indiqué dans les notes en bas de page que « Les opinions exprimées dans ce document sont celles des auteurs » — je suppose celles de M. Green également — et « Elles ne reflètent pas les opinions des employeurs et clients passés et présents des auteurs ». Autrement dit, Monsieur Quayat, vous avez travaillé au cabinet d’avocats White & Case, je crois, bien connu pour représenter de nombreux intérêts très importants au Moyen-Orient, notamment certains États et organismes qui ont eu des liens avec le monde mystérieux du terrorisme. Est-ce exact?

M. Quayat : C’est exact.

Le sénateur Angus : En tout état de cause, cela m’a conduit à me poser des questions, étant donné, comme je le pense, madame Young, que vous avez souligné en particulier votre soutien aux mesures pour faire cesser le terrorisme et pour offrir des recours de toutes les façons possibles. Mais ce n’est pas juste un petit article rapide dans le McGill Law Journal. Vous trois, à partir des États-Unis, du Canada et du Royaume-Uni, vous vous êtes réunis, en quelque sorte — si je peux utiliser cette expression — pour battre ce tambour. Qu’est-ce qui vous a motivé?

Mme Young : Nous avons tous fréquenté la faculté de droit plus ou moins en même temps. Je suis plus spécialisée en droit de la responsabilité délictuelle. M. Quayat est spécialisé en division constitutionnelle des pouvoirs, mais aussi en droit international; M. Green, en droit international. Nous avons commencé à parler de ce texte de loi et des questions qui n’étaient pas abordées, car chacun peut en accepter les motifs. Nous avons tous trouvé des problèmes. Pour moi, cela me semblait plutôt redondant du fait que les victimes du terrorisme peuvent déjà intenter des actions dans des tribunaux provinciaux au sujet d’actes de terrorisme. C’est plus difficile que ça ne le serait en vertu de cette loi, car vous auriez à utiliser le droit de l’État dans lequel l’acte de terrorisme se serait produit, mais c’est une possibilité. Je me suis d’abord demandée si cela nous menait quelque part? Bien entendu, lorsque nous nous sommes rendu compte des problèmes juridiques sur les plans constitutionnel et international, nous nous sommes sentis obligés d’écrire des articles sur la question dans une perspective que nous n’avions pas vue dans la littérature.

M. Quayat : Je voudrais ajouter, sénateur, que ce projet de loi a déjà eu des prédécesseurs et diverses itérations. Comme j’ai consulté les comptes rendus de toutes les réunions du comité au cours desquelles ce projet de loi a été étudié, je trouve intéressant de noter que le Parlement n’a pas invité une seule fois des gens susceptibles de parler des inconvénients, des aspects négatifs, de la nature inconstitutionnelle du texte ou des problèmes qu’il pose.

Le sénateur Fraser : C’est la raison pour laquelle nous sommes ici.

M. Quayat : Eh bien, nous sommes ici à la veille de ce qui sera sans doute l’adoption du projet de loi. Je me demande si cela suffit pour l’étudier à fond. Je crois fermement au respect de la Constitution et de notre primauté du droit. Ayant vécu le terrorisme aux premières loges — je me rendais à l’université à Washington le 11 septembre; c’était mon premier jour à l’université lorsque l’avion a percuté le Pentagone — nous devons respecter les lois et les processus dont nous disposons et les structures avec lesquelles nous vivons.

Certains de mes amis étrangers s’étonnent de certains de nos débats sur le fédéralisme, en particulier dans le contexte récent de l’organisme de réglementation national des valeurs mobilières. Un ami qui est un régulateur américain m’a dit « Comment le Canada peut-il avoir un système pareil? » Je lui ai répondu « Montre-moi un autre pays occidental qui a une division constitutionnelle des pouvoirs comme la nôtre, et nous pourrons en parler ».

Nous avons ici des questions complexes de compétence et de division constitutionnelle des pouvoirs. Il serait facile de les négliger dans le cadre d’une bonne cause, mais quelqu’un doit être prêt à intervenir et parler au nom de la division des pouvoirs telle qu’elle existe.

Le sénateur Angus : Très bien. J’accepte vos réponses. Votre point commun, si je comprends bien, est que vous êtes tous allés à la faculté de droit de l’université d’Ottawa, y compris M. Green?

M. Quayat : En effet.

Le sénateur Angus : Vous êtes d’ici; cela vous a rapprochés. C’est une question juridique profonde, et vous êtes ici sans représenter d’intérêts, dans un but désintéressé. Vous avez trouvé une question juridique et intellectuelle qui vous a fascinés tous les trois, vous qui croyez dans la Constitution et dans l’adoption de lois qui sont dans les limites des pouvoirs et non au-delà des pouvoirs ou qui peuvent être attaquées. Vous êtes venus de votre propre volonté, à vos propres frais, pour élucider ces questions et nous dire votre conviction que cette loi est inconstitutionnelle?

Mme Young : En effet.

M. Quayat : C’est exact.

Le président : Je voudrais ajouter quelque chose à ce sujet. Monsieur Quayat, je dois dire que je ne suis pas d’accord quand vous dites — à moins de vous avoir mal compris — que dans le travail que nous faisons ici, au sein du comité sénatorial, nous négligerions, comme vous le dites, des questions importantes. C’est certainement quelque chose que nous ne faisons pas. Nous faisons un travail approfondi et réfléchi. Le processus que nous suivons ici et le travail passé du comité le confirmeraient.

Je suis sûr que vous êtes un avocat plaidant efficace. Vous avez de la présence. Vous êtes éloquent. Vous dites que de nombreuses questions sont défendables, qu’il y a des questions constitutionnelles. Je ne pense pas qu’il y ait eu beaucoup de projets de loi présentés au comité pour lesquels on n’a pas mentionné un problème constitutionnel. Il n’y a là rien de nouveau. Les avocats sont formés pour présenter des arguments et représenter des clients. Nous comprenons cela. Je le comprends et vous aussi. Mais il ne s’agit pas de présenter des arguments, il ne s’agit pas de soulever des allégations sur la constitutionnalité. Il s’agit finalement de savoir s’ils sont valides ou non. Je peux vous assurer que nous allons étudier tout cela très sérieusement.

D’un côté, les ministres responsables de ce projet de loi nous ont assuré que la constitutionnalité de ce texte n’était pas en question. C’est leur opinion. Vous avez exprimé une position contraire. Cela est arrivé plusieurs fois au comité. Mais je veux que vous sachiez que nous ne négligeons aucune question et que nous sommes conscients de notre responsabilité d’étudier sérieusement les implications des questions dont nous sommes saisies.

Nous avons entendu le témoignage des témoins précédents. Mme Basnicki a consacré une partie importante de sa vie à faire en sorte que cette partie du projet de loi soit adoptée. Mais ce n’est ni le début ni la fin pour nous. Aussi bienveillants que nous voulions être, nous devons prendre une décision. Nous devons décider si les questions qu’elle soulève et si les opinions de son organisation qu’elle exprime sont valables, si les opinions que nous recevons du gouvernement sont valables et d’examiner les points que vous avez soulevés avec conviction et éloquence. C’est exactement ce que nous ferons.

Je ne veux pas me répéter une troisième fois, mais c’est ce que je vais faire, nous prenons cela au sérieux. Nous n’allons négliger aucune question. Ce que nous devons à faire, c’est peser les arguments avancés de part et d’autre. Vous en avez certainement soulevé certaines de façon très énergique.

M. Quayat : Je suis désolé que ce soit votre interprétation de mes propos. J’ai simplement tenté de dire que compte tenu de l’examen des faits que j’ai pu voir sur divers sites web et sur le site Web du Parlement, la question de la constitutionnalité de la disposition sur la cause d’action n’a pas été débattue en comité. Je ne faisais que l’indiquer. Dans la mesure où l’on pourrait avoir des surprises au sujet de ces questions, elles n’ont pas été soulevées de façon aussi directe, et je suis heureux qu’elles l’aient été aujourd’hui.

Le président : Je voudrais vous dire et nous rappeler à tous — même si autour de cette table ce n’est pas nécessaire — que c’est la première fois que ce comité examine ce projet de loi. C’est la première fois que nous avons l’occasion d’entendre les arguments sur la constitutionnalité que vous avez soulevés et nous vous en remercions. Nous allons les étudier attentivement, comme nous le ferions pour toutes les questions qui nous sont soumises.

Je pense que le sujet est épuisé. Je vous remercie d’avoir soulevé ces questions.

Le sénateur Angus : Le chef de l’opposition a levé la main.

Le sénateur Cowan : J’aimerais poursuivre dans cette veine. J’étais ici, je pense, pour le témoignage des deux ministres et des fonctionnaires, et je ne me souviens pas que cet aspect ait été soulevé avec eux. Vous avez dit, je crois, que les ministres avaient exprimé l’opinion que le projet de loi était constitutionnel. Je ne me souviens pas que la question ait été soulevée avec eux ou avec les fonctionnaires, mais cela m’a peut-être échappé. Je n’étais pas présent à un certain nombre d’autres réunions du comité depuis.

Le président : Nous n’avons pas demandé ni reçu une « opinion », comme vous dites, sur la constitutionnalité de cette question. Il ne fait aucun doute, d’après ce qu’ils nous ont dit, qu’ils estiment que le projet de loi est légalement exécutoire, et cela comprend sa constitutionnalité.

Le sénateur Cowan : Je consulterai les comptes rendus, mais je ne me souviens pas de cette discussion avec les fonctionnaires. Les arguments présentés par M. Quayat, qu’ils soient valables ou non, je ne sais pas, valent la peine d’être examinés. Tout ceci est nouveau pour moi, je n’étais pas au courant de cette question, après avoir entendu le témoignage des ministres ou des fonctionnaires et avoir lu leurs témoignages. Mais je peux me tromper.

Le président : Je pense que s’il y avait des problèmes de constitutionnalité au sujet de ce projet de loi, il ne nous aurait pas été soumis. En tout état de cause, je prends note de votre commentaire et nous examinerons la question.

Le sénateur Fraser : À titre de vice-présidente du comité, et de présidente parfois, je tiens à confirmer que lorsque ce projet de loi nous a été soumis dans ses versions antérieures, dès que nous avons su que vous aviez soulevé des préoccupations au sujet de sa constitutionnalité, nous vous avons placé sur notre liste des témoins.

Lorsque ce projet de loi, dans ses versions antérieures, a été soumis au comité, personne ne nous a parlé de ces préoccupations. Nous ne nous sommes pas dit : « Soulevons une question sur sa constitutionnalité pour pouvoir inviter quelqu’un qui va en parler. » Ce que nous faisons, c’est que si nous nous rendons compte que des gens ont de graves questions sur le plan constitutionnel, nous les invitons à venir en parler.

Il est vrai que nous n’avons pas posé directement la question aux ministres quand ils ont comparu devant nous. Ils n’avaient qu’une heure pour discuter des neuf parties du projet de loi. C’est un aspect que nous n’avons pas abordé. Mais nous allons entendre de nouveau les fonctionnaires plus tard cette semaine et nous allons certainement leur demander leur avis là-dessus. Je ne tiens pas à ce que quiconque puisse penser que, comme le président l’a dit, le comité néglige de graves questions de droit.

M. Quayat : J’aimerais juste dire que ce n’était pas mon intention. Je ne dis pas que le Parlement fait abstraction de certaines questions. Je dis simplement que nous soulevons la question. Nous sommes reconnaissants de pouvoir le faire ici aujourd’hui. C’est tout ce que je voulais dire.

Le président : Très bien. Restons-en là. Nous essayons tous de faire notre travail et nous voulons utiliser les faits dont nous disposons. Finissons-en avec cette question.

Le sénateur Lang : J’aimerais revenir sur la déclaration initiale de Mme Young. Je voudrais citer ce passage :

En fait, les États-Unis sont intervenus pour payer les montants dus aux victimes par des pays comme l’Iran lorsqu’il est devenu évident que ces pays ne reconnaîtraient pas les ordonnances de payer des tribunaux américains.

Je voudrais y revenir car vous avez indiqué aussi, en répondant à d’autres questions, que — je ne sais pas exactement comment cela s’est passé — le gouvernement des États-Unis a reçu des fonds de Cuba dans un cas donné et les a ensuite remis aux victimes. Si je comprends bien — et vous me corrigerez si je me trompe — en ce qui concerne les poursuites intentées contre la Libye, les personnes en cause, les victimes et les familles des victimes en cause dans cette situation ont été indemnisées.

Je ne comprends pas très bien pourquoi vous dites qu’ils sont intervenus pour payer ces montants, mais vous n’avez pas dit ensuite qu’il existait des fonds à cette fin. Peut-être s’agissait-il d’une étape intermédiaire qui devait permettre d’obtenir l’argent, mais le fait est que des sommes ont été payées.

Mme Young : Je ne connais pas tous les détails des réclamations contre Cuba et l’Iran. Les États-Unis avaient saisi certains biens cubains, mais sans que ce soit nécessairement en rapport avec des actes terroristes. Les poursuites en vertu de la législation américaine concernaient les avions qui avaient été abattus au-dessus des eaux internationales. Les États-Unis ont essayé de recouvrer les fonds auprès de Cuba. Mais Cuba a évidemment refusé de payer. Les Américains ont finalement accepté de payer, en se servant des fonds cubains saisis, mais il n’y avait aucun lien entre ces fonds et les actes terroristes.

Dans le cas de l’Iran, l’argent provenait directement des fonds du Trésor des États-Unis. Il n’y avait pas de biens iraniens saisis qui auraient pu être utilisés. Dans le cas de l’Iran, peut-être aussi dans le cas de Cuba, le problème tenait en partie au fait que les plaignants voulaient faire saisir des biens diplomatiques. Dans le cas de l’Iran, il s’agissait d’un ancien consulat ou d’une propriété diplomatique. Les États-Unis craignaient que si les plaignants réussissaient à obtenir l’accès à cette propriété, l’Iran allait prendre des mesures de rétorsion contre les biens diplomatiques des États-Unis en Iran. Il existe des principes juridiques internationaux qui protègent les biens diplomatiques.

Tout cela pour dire que si les États-Unis avaient saisi des biens cubains et les avaient remis à des victimes du terrorisme de Cuba, tout aurait été normal, mais les victimes n’ont été indemnisées que parce que les Américains ont accepté de procéder de cette façon. Ils ne pouvaient pas passer par une procédure de responsabilité délictuelle devant les tribunaux pour obtenir cet argent. En outre, dans l’exemple de l’Iran, il n’y avait pas de lien pour saisir des biens iraniens. On a tout simplement utilisé les fonds du Trésor.

Le sénateur Lang : Vous n’avez jamais parlé de la Libye dans votre réponse. Or c’est une des questions qu’ont soulevées les témoins précédents. Le fait est que de l’argent a été versé et que, dans un cas au moins, à la suite d’une procédure judiciaire aux États-Unis, donc quelque chose quelque part a donné des résultats.

M. Quayat : En ce qui concerne la Libye, les fonds ont été versés aux victimes de la Libye à la suite d’un règlement d’État à État entre le gouvernement des États-Unis et la Libye. On pourrait faire valoir qu’en raison de poursuites en suspens aux États-Unis, on a préféré la solution diplomatique pour payer les victimes. Mais le processus judiciaire lui-même n’a pas abouti à un jugement qui a ensuite été exécuté.

On pourrait dire que les pressions exercées par les poursuites judiciaires aux États-Unis ont contribué à faire avancer le processus et permis d’en arriver à un règlement. On pourrait également dire que le régime Kadhafi, qui essayait de mettre fin aux sanctions et voulait reprendre ses échanges commerciaux a vu l’avantage de payer les montants dus aux États-Unis, montants que le gouvernement des États-Unis avait avancés, indépendamment des poursuites judiciaires. Les États-Unis avaient fait une demande de protection diplomatique, au motif qu’ils étaient en droit de faire la demande au nom de ses ressortissants.

Le sénateur Lang : Vous êtes un bon avocat car je ne comprends plus rien. J’aimerais revenir en arrière.

Nous avons un projet de loi qui existe depuis un certain temps déjà et qui fait l’objet de discussions depuis plusieurs années. Nous sommes tout près d’une conclusion, du moins je l’espère.

Il me semble que c’est un pas dans la bonne direction pour pousser les différents États souverains, si vous voulez, à trouver une solution à ce type de situation et définir certaines normes là où, dans certains cas, cela serait impossible. Pourquoi diriez-vous que l’on ne doit pas adopter ce texte? Vous ne nous avez pas donné d’autre choix à part m’adresser à l’Alberta ou à l’Ontario.

M. Quayat : La confiscation est une bonne option. Nous devrions certainement l’envisager. L’immunité des États est un concept fondamental du droit international. Il faut savoir que le consensus international sur cette question a été difficile à réaliser. La question devient celle-ci : le Canada veut-il être un chef de file pour en arriver à un consensus diplomatique ou suivre le mouvement?

Il est intéressant de voir qu’aucun pays de l’Union européenne n’a promulgué à ce jour une loi de ce genre. L’Europe n’est pas exactement un continent connu pour ne pas être à la pointe de l’évolution des droits de la personne. Les tribunaux britanniques ont poursuivi Pinochet en levant son immunité personnelle. L’absence de consensus international montre que l’immunité souveraine, qui est un des concepts les plus anciens du droit international, et qui est en réalité au cœur des relations internationales, est quelque chose qui gêne les États. Si le Canada fait le choix politique d’être à l’avant-garde sur ce sujet, en laissant de côté les questions constitutionnelles internes, c’est un choix qu’il peut faire.

M. Marceau : J’aimerais soulever rapidement trois points, Monsieur le président. Premièrement, on semble croire que la loi sur l’immunité des États, la théorie, le concept de l’immunité des États, ne comporte pas d’exception. Les articles 4 à 8 de la Loi, si je me souviens bien, indiquent bien que ce n’est pas un concept inattaquable. Il existe en effet, et le sénateur Baker y a fait allusion, des exceptions, non seulement dans le cadre des activités commerciales, mais également des lésions corporelles et des décès. C’est mon premier point.

Deuxièmement, pour répondre à la remarque de M. Quayat sur le fait que l’Union européenne n’a encore rien fait, et alors? En quoi le leadership du Canada est-il un problème? Pourquoi le Canada ne peut-il dire qu’il s’agit d’une question importante? Nous sommes confrontés à un problème important, le terrorisme. Vous avez entendu Mme Basnicki. Les victimes veulent être entendues devant un tribunal. Elles veulent des outils qui leur permettent de se battre car à l’heure actuelle, elles sont seules. Elles se sentent impuissantes, et ce projet de loi leur donne l’espoir qu’elles vont pouvoir se battre, qu’elles vont pouvoir lutter contre cette injustice tragique qui les a touchées ainsi que leur famille, et c’est quelque chose de très important.

Troisièmement, pour revenir à nouveau sur la remarque de M. Quayat, on pourrait dire que l’affaire du Lockerbie a poussé la Libye à en arriver à un règlement. Oui, c’est un argument que l’on peut présenter, et c’est l’argument que je vous présente aujourd’hui.

Mme Young : Je ne veux pas donner l’impression que nous pensons que personne ne pourrait jamais être indemnisé en vertu de ce projet de loi. Des plaignants bien informés qui comprennent tous les obstacles auxquels ils sont confrontés pourraient éventuellement obtenir une déclaration de responsabilité et une ordonnance d’un tribunal qui pourrait être effectivement exécutée. Ce que je crains, ce sont les nombreux obstacles associés au litige lui-même et les obstacles juridiques internationaux et nationaux qui pourraient causer beaucoup de problèmes aux victimes, beaucoup plus importants que ce qu’elles prévoient.

Elles dépensent de l’argent pour obtenir justice. Par conséquent, si elles reçoivent de bons conseils juridiques et poursuivent uniquement une cause d’action pour laquelle les possibilités de recouvrement sont bonnes, elles pourront certainement en tirer un réconfort. Cela n’a rien à voir avec la question constitutionnelle. Ce n’est pas la première fois qu’elle a été soulevée. Le résumé législatif de ce texte de loi qui se trouve à la Bibliothèque du Parlement ne donne pas de détails sur les arguments constitutionnels éventuels.

Le président : Merci. sénateur Munson, vous avez une autre question rapide.

Le sénateur Munson : Quelle est l’importance de l’obstacle financier? Si on parle d’une famille aisée qui a des contacts et de l’argent, c’est une chose. Mais quand il s’agit du 11 septembre, la situation est différente.

Mme Young : Comme tout avocat vous le dira, cela dépend. Cela dépendra d’un grand nombre de variables — qui est le défendeur? Quels sont les faits? Les preuves que vous auriez à présenter ont-elles besoin d’être traduites? Aurez-vous besoin de faire venir des témoins de l’étranger au Canada? Y a-t-il une entité inscrite en cause? Ce qui ajoute un niveau supplémentaire de choses à prouver. C’est impossible de savoir, mais M. Quayat pourrait vous dire qu’il est rare d’obtenir quoi que ce soit pour moins de dizaines de milliers de dollars dans le cadre d’un litige civil.

Le président : Je doute qu’il soit possible de poursuivre quelqu’un pour avoir heurté votre voiture pour moins de 10  000  $.

Mme Young : C’est pourquoi on a des assurances.

Le président : Si le coût des litiges détermine la politique du gouvernement, nous avons un problème.

[Français]

Le sénateur Dagenais : J'ai écouté ce qui s'est dit autour de la table et j'ai pris connaissance de votre mémoire. Je vais vous faire une réflexion, un résumé, et j'aimerais vous entendre.

Je comprends que si le gouvernement devait indemniser les victimes, premièrement, les États promoteurs du terrorisme, comme vous le mentionnez, devraient être clairement identifiés, et deuxièmement, ils ne pourraient peut-être pas profiter de leur immunité, être poursuivis, et verraient leurs éléments d'actif saisis. C'est une réflexion que je fais; elle peut vous paraître radicale, mais j'aimerais quand même vous entendre là-dessus.

[Traduction]

Mme Young : La question porte sur la saisie des biens. Voulez-vous répondre?

M. Quayat : Sénateur, j’aurais quelques réflexions à ce sujet. La première est que le projet de loi crée une cause d’action en rapport avec les entités inscrites, en vertu du Code criminel, et avec les États figurant sur la liste qui peuvent ou non être ajoutés plus tard.

En ce qui concerne les entités inscrites, la plupart figurent sur la liste depuis une dizaine d’années environ. Au cours de ces 10  ans, elles ont sans doute bien compris qu’elles figuraient sur la liste et ont déplacé leurs avoirs à l’étranger. De plus, sans préjuger des pays qui pourraient se retrouver sur la liste, ils sont susceptibles d’avoir été ou d’être actuellement assujettis à des sanctions, ce qui peut ou non compliquer les tentatives de localiser les biens.

Concernant la question de savoir si le gouvernement indemnise les victimes du terrorisme, on entre éventuellement dans un domaine du droit où, premièrement, sur le plan du recouvrement au civil, on évite la double indemnisation et qu’une victime ne soit indemnisée deux fois pour le même préjudice. Si le gouvernement verse des dommages compensatoires, on doit se demander si un tiers devrait aussi payer s’il a fait l’objet d’une ordonnance de réparation pour la perte, ce qui ouvre une question de droit appelée subrogation, à savoir si le gouvernement peut se substituer aux victimes pour réclamer compensation, ce qui finalement revient à ce que nous proposons en utilisant les dispositifs de confiscation au civil pour cibler le terrorisme et les entités terroristes. Le gouvernement est beaucoup mieux équipé en ressources, renseignements et autres pour savoir où les gouvernements étrangers et les entités étrangères peuvent cacher de l’argent. Le CANAFE en est un exemple.

Laissant de côté la vengeance et le rôle symbolique qu’un jugement civil peut donner aux victimes du terrorisme, si l’objectif est de bloquer le financement du terrorisme, il me semble qu’il existe des mécanismes plus efficaces que des poursuites au civil pour dissuader de futures attaques terroristes et tarir la source d’alimentation vitale du terrorisme

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Monsieur Marceau, merci beaucoup de votre présence ce soir, cela faisait un petit bout de temps qu'on ne s'était pas vus. J'aimerais d'abord vous féliciter pour votre engagement envers Israël, et surtout pour votre défense d’un projet de loi qui, on le pense, peut être bénéfique à moyen terme.

On sait qu'Israël, comme le disait la sénatrice Fraser, est une cible fréquente du terrorisme international. Selon vous, est-ce que ce projet de loi peut avoir un certain impact sur la cause particulière d’Israël quant à ce fléau qui le touche depuis des années?

M. Marceau : Le projet de loi vise les victimes qui ont, et je cite : « […] un lien réel et substantiel avec le Canada. »

On peut penser, par exemple, si vous mentionnez le cas d’Israël, à un citoyen canadien ou un résidant permanent canadien qui est touché par un acte terroriste à l'extérieur; donc en Israël, ce serait le lien que je pourrais voir avec l'État hébreu. Sinon, c'est vraiment un projet de loi qui vise des actes qui se sont déroulés soit ici au Canada ou encore qui ont un lien réel et substantiel, et cela peut toucher Israël ou toutes sortes d'autres pays qui peuvent aussi être victimes d'actes terroristes.

Le sénateur Boisvenu : Est-ce qu'il y a beaucoup d’Israéliens qui ont la double nationalité — canadienne et israélienne?

M. Marceau : Il y a une importante communauté d’Israéliens au Canada, principalement basée à Toronto. Je ne connais pas le pourcentage, mais la communauté juive compte 370  000  personnes au Canada dont 93 000  à Montréal. C'est plus près de chez vous. Je ne connais pas le nombre de gens qui ont la citoyenneté israélienne.

Le sénateur Boisvenu : Je ne suis pas avocat, je suis un défenseur des droits des victimes, comme vous le savez. Nous sommes conscients que les projets de loi adoptés par le gouvernement fédéral sont, en grande partie, contestés sur le plan constitutionnel par les personnes touchées, souvent les criminels, et non pas les victimes. Si le projet de loi C-10  est contesté un jour, nous ne serons pas surpris. La Cour suprême décidera si ce projet de loi est inconstitutionnel ou pas. On pourrait avoir des surprises.

Il n’en demeure pas moins que le droit international évolue. Le terrorisme est une forme de mondialisation de la criminalité. La première forme, d’ailleurs, de mondialisation de la criminalité, c'est le terrorisme qui s'est répandu. Il faut donc donner des outils aux victimes pour aller dans un autre pays et faire reconnaître le coupable responsable. Nous l’avons dit tantôt, les victimes ne veulent pas être indemnisées nécessairement, elles veulent que tel pays, qui abrite tel groupe de criminels responsables de la mort de leur mari, de leur sœur, de leur père les soutienne. Il faut doter le Canada d'outils pour faire en sorte que les victimes soient soutenues.

L'autre élément de ma réflexion — vous en avez témoigné tantôt — , c'est comment on aurait pu laisser un groupe de victimes travailler pendant cinq ou sept ans sur un projet de loi pour leur dire ensuite, à la veille de l'adoption du projet de loi, qu’il est inconstitutionnel? Comment peut-on en arriver à cette situation?

[Traduction]

Mme Young : Nous avons publié notre article en 2009, nous avons donc soulevé les questions sur la constitutionnalité de la loi il y a déjà un certain temps.

Permettez-moi de répondre à votre question sur les victimes qui veulent un procès. Si je vous ai bien compris, vous avez dit qu’ils pourraient ne pas se soucier autant de l’aspect financier de leur demande, mais qu’ils veulent simplement pouvoir se faire entendre devant un tribunal.

Encore une fois, si c’est ce qu’elles veulent et si elles ont de bons avocats, qu’elles le fassent. Je pense que quand il s’agit de défendeurs étrangers, si j’étais un défendeur étranger, je ferais abstraction de toute action intentée devant un tribunal canadien contre moi. De même si j’étais un État étranger, un particulier étranger ou une organisation étrangère. Par conséquent, vous obtenez un jugement par défaut rendu contre vous devant un tribunal canadien. Je ne sais pas si le simple fait d’avoir un tribunal entériner leur demande parce que l’accusé ne s’est pas présenté peut être considéré comme une victoire morale pour les victimes.

Si le défendeur se présente et qu’un vrai procès se déroule en tenant compte des faits et si les victimes ont gain de cause et le défendeur est reconnu responsable, même si le jugement ne peut être exécuté, je peux comprendre que cela représenterait une victoire symbolique. J’ai d’ailleurs un projet de recherche qui porte sur les avantages et les inconvénients de l’utilisation du droit de la responsabilité délictuelle pour obtenir ce genre de victoires symboliques.

J’ai le sentiment que ce qui va se passer avec les défendeurs étrangers, c’est que les poursuites judiciaires seront tout simplement ignorées, on aura un jugement par défaut et on tentera de localiser des biens, mais il n’y aura jamais de présentation des faits devant un tribunal.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Mais que reste-t-il comme recours aux victimes pour faire reconnaître un État criminellement responsable de la mort de leur proche? Qu'est-ce qui leur reste comme recours?

[Traduction]

Mme Young : Je ne sais pas trop quoi vous dire, à part ce que nous avons proposé, c’est-à-dire passer par les lois provinciales qui permettent les saisies. Je ne peux pas modifier la Constitution. Je ne peux pas modifier le droit international. Je ne peux pas changer le fait que les États étrangers sont souverains et n’ont pas à reconnaître…

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Vous êtes d'accord qu'il faut les faire évoluer?

[Traduction]

Mme Young : Dans le cadre du droit international, doit-on rechercher de nouveaux traités qui exigeraient l’exécution réciproque des jugements? Absolument. Cela incomberait au ministère des Affaires étrangères. Pensez, en particulier aux États-Unis, aux pays que nous placerions sur cette liste? La liste équivalente américaine contient quatre noms : la Syrie, Cuba, l’Iran et le Soudan. La Corée du Nord n’y est plus. Le fait est que les États qui seront sur cette liste seront des États parias, des États avec lesquels nous n’avons pas de relations diplomatiques à proprement parler. Il est bien évident qu’ils ne paieront pas et qu’ils ne participeront probablement pas.

[Français]

M. Marceau : Monsieur le sénateur, mon confrère, Me Quayat, tout à l’heure, laissait entendre que le choix était d’utiliser le forfeiture, la voie où l'État agit au moment où une victime n'a pas les moyens d'aller chercher la propriété des États touchés. Or, si vous regardez la page 7, l'article 8 donne la possibilité à une partie, qui a obtenu gain de cause, de demander l'aide des ministères des Finances et des Affaires étrangères pour identifier la propriété de l’État ou de l'entité qui a été trouvé coupable ou qui a perdu en cour. Donc, la victime n'est pas seule, elle aurait potentiellement l'aide du gouvernement. C'est très différent de ce que Me Quayat a affirmé un peu plus tôt.

[Traduction]

M. Quayat : Monsieur le président, j’aimerais apporter une précision concernant les lois sur la confiscation civile. La loi contient une disposition qui permet au gouvernement fédéral d’aider les victimes à localiser des biens. Mais les dispositions sur la confiscation civile donnent au procureur général — dans ce cas, l’Ontario — le pouvoir de saisir le bien et d’en prendre le contrôle, ce que le présent projet de loi ne prévoit pas.

Je ne dis pas qu’il y ait contradiction ici. Il pourrait être très utile de demander l’aide du gouvernement fédéral pour localiser certains biens, mais les provinces ont le pouvoir, si un bien, par exemple, se trouve en Ontario, d’informer le procureur général de l’Ontario, et s’il existe un lien avec un crime selon la prépondérance des probabilités, le procureur général peut saisir le bien.

Le président : À ce sujet, ce dont nous parlons ici c’est d’un jugement contre un État, et s’il y a des biens dans le pays qui pourraient être saisis, ils le seraient sur la base de ce jugement. Le jugement est en faveur du plaignant. Ce n’est pas le gouvernement de l’Ontario, c’est le plaignant. C’est le plaignant qui voudrait recouvrer le bien et il ne se tournerait pas vers le gouvernement de l’Ontario pour le faire saisir. Le plaignant exercerait son droit de saisir le bien pour faire appliquer le jugement, n’est-ce pas?

M. Quayat : S’il obtient un jugement favorable, absolument. Ce que j’essaie de dire, c’est que si on laisse de côté la vengeance et le symbolisme et que l’on cherche à saisir les biens de groupes qui appuient ou aident le terrorisme, on peut obtenir l’argent immédiatement, sans recourir à un jugement civil, en faisant une demande de confiscation civile dans une province.

Je ne prétends pas que l’on ne peut pas avoir les deux, en laissant de côté mes préoccupations au sujet d’autres aspects, mais la confiscation civile est un moyen plus rapide qu’un procès civil. C’est plus particulièrement le cas avec la loi de l’Ontario parce que la loi de l’Ontario accorde le pouvoir de distribuer l’argent aux victimes.

Le président : C’est une solution, mais ce projet de loi prévoit une approche à deux volets à l’égard de cette question. Je comprends votre argument.

sénateur Cowan, je crois que vous aviez une observation à faire.

Le sénateur Cowan : Oui, il s’agit plus d’un commentaire que d’une question. Je pense que nous voulons tous appliquer de la façon la plus efficace les objectifs de ce projet de loi. Vous avez porté à notre attention aujourd’hui des préoccupations, en particulier que les attentes à la suite de l’adoption de ce projet de loi pourraient dépasser la capacité des parlementaires, du gouvernement et du système d’y répondre par rapport à ce que nous voudrions accomplir pour les victimes du terrorisme. En fait, nous avons parlé de l’étendre éventuellement, pas cette fois-ci, mais une autre fois, aux victimes de la torture et d’autres crimes haineux.

Je pense qu’il est important de gérer les attentes et de se contenter d’adopter le projet de loi et de dire : « Voilà, si vous êtes une victime du terrorisme, de la torture, d’un génocide ou autre, ne vous inquiétez pas, le Parlement a adopté ce projet de loi qui vous permettra d’obtenir gain de cause parce que vous avez été lésé. » Nous disons simplement qu’il peut y avoir une différence entre les attentes légitimes des gens qui sont attentifs à ce que nous faisons et ce que nous ferons sur ce point — et ce qui se fait ici ne rencontre aucune opposition. Mais il faut savoir exactement ce que nous faisons. Soyons réalistes et sachons que nous aurons peut-être à revenir sur ce projet de loi, aussi louable soit-il, si nous n’avons pas répondu aux attentes légitimes des gens. C’est tout ce que je dis.

Le président : sénateur Cowan, si vous le permettez, sur ce sujet, ce projet de loi s’inscrit dans une réalité. C’est une affaire entendue. S’il est adopté, l’indemnisation des plaignants posera d’importants problèmes. Nous l’avons compris et vous l’avez souligné clairement.

Il est important de se rappeler des témoins précédents, en particulier Mme Basnicki de la Canadian Coalition Against Terror et de Mme Saperia. Elles nous ont parlé clairement de toutes ces difficultés. Elles les ont admises et nous les ont expliquées, mais elles n’en veulent pas moins que ce projet de loi soit adopté.

Je ne pense pas que l’on essaie de jeter de la poudre aux yeux ici. Les partisans de ce projet de loi comprennent très bien qu’il pose des problèmes.

Le sénateur Cowan : Je ne suis pas du tout opposé au projet de loi, et s’il s’agissait d’une loi distincte, je le soutiendrais avec plaisir. Mais je me demande si je peux le faire dans sa forme actuelle.

Le président : Merci beaucoup. Voilà qui conclut notre travail avec ce groupe. Cette discussion nous a été extrêmement utile. Vous avez très bien exposé les questions que nous devrons étudier avec soin et nous vous en remercions beaucoup. Vous avez très bien présenté vos arguments.

Chers collègues, nous nous réunirons de nouveau demain matin à 8 h 30  pour continuer nos discussions sur les parties 2 et 3 du projet de loi C-10.

(La séance est levée.)


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