Aller au contenu
LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 21 - Témoignages du 19 novembre 2014


OTTAWA, le mercredi 19 novembre 2014

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C- 13, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur la preuve au Canada, la Loi sur la concurrence et la Loi sur l'entraide juridique en matière criminelle, se réunit aujourd'hui à 16 h 17 pour examiner le projet de loi.

Le sénateur Bob Runciman (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bonjour. Bienvenue à mes collègues et aux membres du public qui suivent cette audience du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Nous nous réunissons aujourd'hui pour poursuivre notre étude du projet de loi C-13, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur la preuve au Canada, la Loi sur la concurrence et la Loi sur l'entraide juridique en matière criminelle.

Je rappelle à ceux qui regardent, que les audiences du comité sont ouvertes au public et qu'on peut les visionner sur le site web parl.gc.ca. Vous pouvez trouver de l'information supplémentaire sur le calendrier des exposés des témoins sur le même site web, sous la rubrique « Comités du Sénat ».

Pour commencer aujourd'hui, je vous prie d'accueillir notre premier groupe de témoins. Nous entendrons deux criminalistes membres de la Criminal Lawyers' Association, Leo Russomanno et Michael Spratt.

Nous souhaitons aussi la bienvenue aux représentantes du Centre canadien de protection de l'enfance : Lianna McDonald, directrice exécutive, et Monique St. Germain, avocate-conseil.

Si j'ai bien compris, nous nous sommes entendus sur l'ordre des exposés. Michael Spratt, vous avez la parole.

Michael Spratt, membre et criminaliste, Criminal Lawyers' Association : Comme vous le savez peut-être, la Criminal Lawyers' Association est un organisme sans but lucratif comptant plus d'un millier d'avocats de la défense à l'échelle du Canada. La CLA appuie les mesures législatives justes, modestes, constitutionnelles et s'appuyant sur des preuves.

Étant donné que je partage mon temps avec M. Russomanno, je vais aller droit au but. La CLA ne peut tout simplement pas appuyer le projet de loi C-13 dans sa forme actuelle. D'après nous, le projet de loi C-13 est un cheval de Troie qui favorisera l'explosion irresponsable de la capacité de l'État de recueillir et de cataloguer de l'information. Le projet de loi C-13, avec le projet de loi S-4, représente une façon dangereuse et, d'après nous, inconstitutionnelle d'éroder le droit à la vie privée.

Le projet de loi C-13 bafoue les orientations claires et les décisions de la Cour suprême, et les dispositions visant l'accès légal à l'information sont vraisemblablement inconstitutionnelles.

Je vais parler des normes faibles et dénuées de principe concernant les ordonnances de communication visant les données de transmission, et M. Russomanno parlera de la question de l'immunité en cas de divulgation volontaire.

Le comité de la Chambre des communes avait été saisi de cette question quand la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l'affaire Spencer. Cet arrêt rend on ne peut plus claire une chose qui aurait déjà dû être évidente. Les métadonnées, les données de transmissions, constituent de l'information personnelle et délicate. La Cour suprême a conclu qu'on peut raisonnablement s'attendre à ce que ce type d'information soit protégé. Il en était déjà ainsi. La Cour suprême l'a souligné sans équivoque dans l'arrêt Vu, quand elle a décrit les métadonnées comme étant des détails intimes sur les intérêts, les habitudes et l'identité d'un utilisateur. Fait intéressant, dans l'arrêt Vu, les procureurs fédéraux ont fait valoir qu'il ne fallait pas de mandat pour fouiller un ordinateur. Ils étaient dans l'erreur, et le projet de loi C-13 est erroné dans sa forme actuelle.

L'arrêt Spencer a confirmé, comme je l'ai dit, ce qui était évident dans l'arrêt Vu. La cour a confirmé que les métadonnées soulèvent des préoccupations relatives à la vie privée. De telles données peuvent révéler de l'information biographique fondamentale, et les métadonnées font intervenir, dans une grande mesure, l'aspect informationnel du droit à la vie privée. C'est exactement ainsi que c'est exprimé dans l'arrêt Spencer.

Il faut souligner que l'arrêt Spencer ne porte que sur le lien entre une adresse IP et une personne. Le projet de loi C- 13 permet beaucoup plus que cela. La personne que vous êtes, le lieu où vous êtes, là où vous êtes allé, ce que vous avez cherché, les personnes auxquelles vous avez parlé — toute cette information peut être fournie en application des dispositions du projet de loi C-13 visant l'ordonnance de communication.

Le ministre a témoigné devant le comité et vous a dit que les critères cadrent avec le faible degré d'atteinte à la vie privée associé à ces pouvoirs, tant en ce qui a trait à la qualité et à la quantité de l'information obtenue qu'aux attentes concernant la protection de ces renseignements. Il a tout simplement tort. La Cour suprême a démenti cette interprétation, ainsi qu'un des autres refrains qu'on entend souvent, celui selon lequel les métadonnées se comparent tout simplement à l'information qu'on trouve dans un répertoire téléphonique. La Cour suprême du Canada a aussi précisé clairement qu'il ne faut réserver le doute raisonnable qu'aux cas où les attentes relatives à la protection de la vie privée sont réduites.

Les observations de la Cour suprême concernant le caractère privé des données sur Internet et des métadonnées sont tout simplement incompatibles avec les faibles normes de doute raisonnable que comporte le projet de loi C-13. C'est particulièrement le cas, étant donné que le projet de loi C-13 comporte très peu de modes de contrôle permettant de comparer la conservation et l'utilisation des données. Il n'est pas nécessaire de chercher plus loin que le rapport de la Société John Howard et le rapport de l'Association canadienne des libertés civiles concernant les vérifications de dossiers de la police pour constater l'effet dévastateur de l'insuffisance ou de l'absence de contrôle sur l'utilisation de l'information et l'accès à l'information de la police.

On prétend que le projet de loi C-13 cherche à s'attaquer à la cyberintimidation et à la distribution d'images intimes en ligne. La vraie tragédie, c'est que ces dispositions sont en fait nécessaires et louables, et qu'il faudrait les adopter. Cependant, en réalité, cet aspect ne représente qu'une petite partie du projet de loi C-13.

Dans l'ensemble, le projet de loi C-13 sacrifie la protection de la vie privée au profit de l'augmentation des pouvoirs de la police et de l'adoption de normes de divulgation libérales.

Leo Russomanno, membre et criminaliste, Criminal Lawyers' Association : Je vous remercie de m'avoir invité. Je veux simplement donner mes impressions générales à la suite de la lecture du projet de loi.

Je ne suis certainement pas le seul à percevoir l'ironie d'un projet de loi qui prétend protéger la vie privée en ligne des Canadiens des prédateurs, tout en ouvrant la porte à une intrusion gouvernementale à grande échelle dans la vie privée des gens. Je ne suis certainement pas le génie qui a compris cela et qui a vu l'ironie derrière ce projet de loi.

À mon avis, nous avons un problème avec le dialogue sur la Charte canadienne des droits et libertés. Les seuls cas dont nous entendons parler visent des preuves saisies qui mènent à une affaire criminelle. La réalité évidente, que la Cour suprême a péniblement reconnue, c'est que la Charte est là pour nous protéger tous. Ceux d'entre nous qui n'aboutissent pas devant les cours criminelles méritent aussi que leurs droits soient protégés. Et les personnes qui finissent devant les cours criminelles nous représentent tous, nous, dont les droits sont protégés.

Ce projet de loi propose donc des moyens d'encourager les fournisseurs de services à donner volontairement des données sur les services Internet. Nous avons ici une occasion unique, alors qu'à la suite du dépôt de ce projet de loi, la Cour suprême a rendu une décision qui porte plus ou moins sur ce que ce projet de loi couvre. La Cour suprême a parlé clairement, et quand j'entends le ministre MacKay discuter des incidences de cette décision, je ne sais pas comment dire qu'il a tout à fait tort dans son interprétation de la façon dont cet arrêt s'applique au sujet à l'étude. C'est complètement erroné. La divulgation volontaire va se révéler contraire à la Charte, compte tenu de ce que la Cour suprême a déjà dit dans l'arrêt Spencer. Elle a déjà dit qu'il y a une attente raisonnable de respect de la vie privée à l'égard de cette information. Cela signifie, par définition, que l'article 8 s'applique et qu'une fouille sans mandat ne serait pas raisonnable.

Il nous faut donc aller de l'avant et interpréter cet arrêt convenablement, interpréter l'arrêt Spencer, et l'arrêt Vu, et ne pas perdre de temps avec de futures contestations axées sur la Charte qui risquent fort de l'emporter. Je demande au comité de garder à l'esprit la réelle valeur de la Charte au moment de se pencher sur ce projet de loi.

Le président : Merci, monsieur.

Madame McDonald.

Lianna McDonald, directrice exécutive, Centre canadien de protection de l'enfance : Monsieur le président, distingués membres du comité, je vous remercie beaucoup de me donner l'occasion de faire un exposé sur le projet de loi C-13.

Je suis Lianna McDonald, et je suis la directrice exécutive du Centre canadien de protection de l'enfance, un organisme de bienfaisance enregistré qui propose des programmes et des services nationaux visant la sécurité personnelle de tous les enfants. Je suis accompagnée de ma collègue, notre avocate-conseil, Monique St. Germain, qui pourra répondre à toutes vos questions.

Notre but, aujourd'hui, est d'exprimer notre appui au projet de loi C-13. Nous témoignerons en nous fondant sur le rôle que nous jouons dans le fonctionnement de Cyberaide.ca, la centrale canadienne de signalement des cas d'exploitation sexuelle d'enfants sur Internet. C'est en exécutant ce travail que nous constatons les comportements les plus brutaux envers les enfants. Nous avons aussi vu des adolescents chercher à se tirer du désastre causé par une photo de nature sexuelle circulant sur les réseaux sociaux ou à atténuer les conséquences d'un crime sexuel qui a été enregistré. Ce que nous constatons directement, et trop souvent, c'est la collision entre l'exploitation sexuelle, la technologie et l'intimidation.

Grâce à Cyberaide.ca, nous avons reçu plus de 125 000 signalements de violence et d'exploitation sexuelle d'enfants dont la majorité est composée de plaintes de pornographie juvénile. Environ 4 p. 100 de ces signalements sont faits par des jeunes qui sont eux-mêmes les victimes des événements signalés. Bon nombre de ces signalements portent sur des images et des vidéos de nature sexuelle qui ont été créées et distribuées électroniquement entre pairs, parfois pour faire de l'intimidation. Dans certains cas, les images ont été partagées volontairement, alors que dans d'autres, elles ont été obtenues sous la contrainte ou à l'insu de l'enfant.

Ce que les personnes touchées par une image de nature sexuelle partagée en ligne demandent principalement, c'est le retrait de ce contenu. Ces jeunes veulent désespérément que les photos ou vidéos humiliantes d'eux soient retirées d'Internet et n'ont personne vers qui se tourner pour obtenir l'aide qu'il leur faut. Au cours de la dernière année et demie, nous avons reçu des dizaines de signalements de jeunes qui menacent de se faire du mal ou de s'enlever la vie à cause du partage d'une image de nature sexuelle. Nous croyons que le projet de loi C-13 va résoudre le dilemme des réseaux de contenu, quand on leur demande de retirer le contenu de leur service. De telles mesures peuvent nettement réduire la victimisation d'une jeune personne.

Pour réagir à ces cas complexes, nous avons publié, en 2012, un guide portant sur l'autoexploitation juvénile, ou ce que l'on appelle couramment les « sextos ». C'est une ressource dont le but est d'aider les écoles et les familles aux prises avec les conséquences négatives de la photo ou de la vidéo d'une jeune personne qui a abouti en ligne. Cette ressource en était à la dernière étape d'édition quand Amanda Todd s'est enlevé la vie. Depuis sa publication, nous avons reçu plus de 10 000 demandes d'exemplaires de ce guide.

Au début de 2013, nous avons aussi lancé une ressource appelée AidezMoiSVP.ca, un site web qui fournit de l'information précise aux jeunes sur ce problème et sur l'endroit où obtenir de l'aide. En moyenne, nous avons 16 000 visiteurs uniques par mois, et la page la plus populaire est celle des « Mesures à prendre pour retirer des images d'Internet ». Pour pousser plus loin l'éducation et les ressources servant à cette fin, nous avons récemment créé de nouveaux guides pour les élèves de la 7e à la 10e année. Ils traitent des questions de limites personnelles et de consentement sexuel, et donnent des façons de réagir à des situations qui présentent des risques.

Ces guides et les autres ressources qui existent sont importants, mais nous savons que cela ne suffit pas. La prévention, ce n'est pas comme l'intervention. Avec ce problème, il faut les deux.

À cette fin, nous appuyons le projet de loi C-13 pour les raisons suivantes : premièrement, nous croyons qu'une infraction liée à une image intime est beaucoup plus appropriée qu'une infraction liée à la pornographie juvénile, dans les cas où des jeunes sont impliqués; deuxièmement, nous sommes d'accord pour dire que l'infraction doit couvrir les victimes de tous les âges; et troisièmement, nous nous réjouissons des dispositions qui facilitent le retrait et la suppression des images.

La technologie est devenue une arme puissante, et elle donne des munitions de choix à ceux qui veulent se protéger derrière l'anonymat. Les nouvelles technologies facilitent énormément le harcèlement et la participation à une frontière numérique toxique où se heurtent, d'un côté, les préjugés durables sur l'inconduite sexuelle et de l'autre, les attentes irréalistes concernant le comportement des adolescents, le tout alimenté par la mauvaise utilisation de la technologie.

Nous pouvons comprendre qu'il ne faut pas jeter le blâme uniquement sur la technologie, mais nous devons vraiment être déterminés à comprendre le rôle qu'elle joue dans la perpétration d'infractions et dans la façon dont une nation choisit de réagir et de moderniser les lois de manière à traiter convenablement ces nouveaux types de comportements criminels.

En conclusion, nous savons que les problèmes que les jeunes rencontrent aujourd'hui dépassent de loin ce que nous aurions pu imaginer. Nous savons que trop de jeunes souffrent en silence, et le suicide nous a enlevé trop de jeunes, des jeunes qui ne voyaient pas d'issue, pas d'aide, personne qui pouvait changer les choses. C'est complètement inacceptable. Nos enfants méritent mieux que cela.

Merci.

Le président : Merci à vous tous de vos exposés. Nous avons une longue liste de personnes qui ont des questions, à commencer par le vice-président, le sénateur Baker.

Le sénateur Baker : Merci à nos témoins pour leurs excellents exposés. Nous les avons beaucoup appréciés.

Je pose ma question à M. Russomanno ou à M. Spratt. Premièrement, je veux les féliciter de leur formidable contribution à titre de plaideurs. Presque tous les jours, on peut lire des décisions rendues dans des causes auxquelles ils participent.

J'ai deux questions. Premièrement, comment répondez-vous à une personne qui dit que nous avons la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, que nous avons adoptée en 2000 ou 2001? Je me rappelle le jour où nous l'avons fait. Le paragraphe 7(3) de la loi dit que « l'organisation ne peut communiquer de renseignement personnel à l'insu de l'intéressé et sans son consentement » que si « la communication est demandée aux fins du contrôle d'application du droit canadien... de la tenue d'enquêtes liées à ce contrôle d'application... » C'est une exception ouverte aux dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, je dirais.

À l'article 487.012 concernant une ordonnance de communication, le libellé est tel qu'un juge devrait avoir « des motifs raisonnables de soupçonner » qu'un agent de police a des soupçons. Je ne veux pas que nous parlions de la façon dont les tribunaux interprètent cette phrase, mais j'aimerais que vous me disiez ce qu'il faut répondre à quelqu'un qui dit que nous ne prenons pas vraiment la direction que vous dites, parce que le principe du soupçon est déjà très clair dans la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques et dans le Code criminel. Comment répondez-vous à cela?

M. Spratt : Vous obtiendrez dans le Code criminel un certain contexte pour ce qu'il faut faire dans ce cas. Par exemple, pour obtenir une ordonnance de communication obligeant une compagnie de téléphone à produire une liste des numéros que vous avez composés — un mandat pour les enregistreurs de numéros de téléphone —, il faut des motifs raisonnables de soupçonner quelque chose. C'est une norme acceptée, parce que l'information que vous obtenez, ce sont les numéros de téléphone composés.

L'information qui peut être diffusée et divulguée dans ce projet de loi dépasse cela. Je suis sûr que le comité entendra des experts, peut-être aujourd'hui, parler de métadonnées, et les tribunaux ont tranché à ce sujet.

Dans le contexte de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, il sera peut-être nécessaire de faire comme la Cour suprême dans l'arrêt Spencer. Le but de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques est de resserrer la protection des renseignements personnels. Dans le contexte de la divulgation volontaire, la Cour suprême a très clairement dit qu'on ne peut combiner une disposition déclaratoire du Code criminel à une loi dont le but est de resserrer et d'améliorer la protection de l'information personnelle dans le but de faire le contraire.

Le sénateur Baker : Vous avez employé l'expression « soupçon raisonnable ». Je sais pourquoi. J'ai fait partie de comités pendant 40 ans, ici, sur la Colline. Cette expression s'est glissée dans notre droit, principalement dans les dispositions concernant les perquisitions et les fouilles sous le régime de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. L'emploi d'un chien renifleur constitue une perquisition. Pour la faire, il faut un soupçon raisonnable.

En 2013, la Cour suprême a tranché. Vous hochez la tête. Vous connaissez probablement l'affaire. Vous avez le jugement sous les yeux. Vous êtes très au courant de notre jurisprudence, monsieur Spratt.

Les temps sont-ils vraiment nouveaux? Pour justifier la perquisition par un chien renifleur, qui, d'après l'arrêt Kang- Brown de la Cour suprême constitue une perquisition, le soupçon raisonnable est le critère à employer, moins exigeant, direz-vous, que le motif raisonnable de croire, mais plus que le simple soupçon. Est-ce que les dispositions de ce projet de loi nous entraînent en terrain inconnu?

M. Spratt : C'est ce qu'elles font.

Le sénateur Baker : À propos, quel était cet arrêt dont je parlais?

M. Spratt : L'arrêt Kang-Brown, et j'ai ici celui qui a suivi.

Le sénateur Baker : L'année dernière.

M. Spratt : R. c. Chehil, en 2013, une autre affaire de chien renifleur. Et il y est question de soupçon raisonnable.

Vous avez tout à fait raison. Les tribunaux ont dit que pour de faibles attentes relativement au caractère privé de l'information, par exemple de l'odeur qui se dégage des bagages dans une aérogare ou une école, un soupçon raisonnable pourrait suffire. Même chose pour demander un alcootest, une analyse d'haleine sur place ou, comme nous en avons discuté, obtenir des numéros de téléphone.

Le critère du soupçon raisonnable a été approuvé, dans ces affaires, parce que les attentes en matière de vie privée sont faibles. Dans l'arrêt Hunter c. Southam, la cour dit que, dans l'établissement d'un équilibre entre le droit à la vie privée et celui de l'État d'enquêter sur des infractions, les fouilles ou les perquisitions fondées sur un soupçon raisonnable se justifient seulement lorsque le droit à la vie privée est faible ou réduit, ce qui tranche spectaculairement sur l'opinion de la Cour suprême dans les arrêts Vu et Spencer, concernant les métadonnées.

Pas besoin d'être un génie pour se rendre à l'évidence que l'information, dans le cas qui nous occupe, a beaucoup de valeur en matière de vie privée et que le critère ne convient que lorsque sa valeur est faible.

Le président : Je dois vous interrompre ici. Nous devons passer au sénateur Plett.

Le sénateur Plett : Je remercie nos témoins.

Si vous permettez, monsieur le président, j'encourage vivement tous les membres du comité qui n'ont jamais visité le Centre canadien de protection de l'enfance, à Winnipeg, à le faire. C'est un établissement très moderne, et nous sommes redevables à Mme McDonald et à toute son équipe de ce qu'ils y accomplissent. Merci beaucoup.

D'après vous, madame McDonald, que pouvons-nous faire pour mettre en évidence les dangers du sextage, l'envoi de sextos ou d'images à contenu sexuel, et ainsi empêcher les gens de se retrouver dans le pétrin?

Mme McDonald : Notre organisme constate que le problème se répand. En réalité, la plupart de nos cas sont des jeunes. Toute une génération n'a aucune idée des conséquences éventuelles de ses actions.

De plus, en relation avec le développement de l'enfant et celui du cerveau, le problème ne se manifeste pas avant le début de la vingtaine. Tous les jours, nous recevons des plaintes d'enfants, des enfants qui, habituellement, ne veulent même pas qu'un adulte proche sache ce qui est arrivé parce qu'ils sont humiliés, qui nous implorent de limiter les dégâts, parce qu'une image d'eux a abouti dans l'Internet. Nous répondons directement aux plaintes qui nous parviennent.

Je ne parle même pas des aspects culturels. Ces enfants appartiennent à diverses cultures, ce qui, parfois, risque d'aggraver considérablement leur cas.

Je dirais que 4 p. 100 des signalements nous parviennent d'enfants qui savent qui nous sommes et que notre service existe. Chaque jour, nous sommes en contact avec des policiers éducateurs, qui travaillent en première ligne, dans les écoles, à gérer ce problème.

Pour répondre à la question, cela ne se résume pas à une réponse législative. Nous croyons que le projet de loi C-13 sera important à cet égard. Je ferai aussi remarquer que, manifestement, nous reconnaissons le caractère essentiel de la prévention et de la sensibilisation du public. D'après nous, l'occasion qui nous est offerte de commencer à éduquer la génération montante d'enfants sur les conséquences de ce comportement contribuera beaucoup à y mettre fin.

Le sénateur Plett : Madame St. Germain, vous êtes avocate. Nous avons entendu par nos amis, comme cela arrive si souvent, que cette mesure n'est pas constitutionnelle, qu'elle ne passera pas le test. J'aimerais connaître votre opinion à ce sujet.

De même, certains se sont dits inquiets pour le droit à la vie privée, ce qui a été répété ici même aujourd'hui : ce droit serait mis en péril. En votre qualité de conseillère juridique, trouvez-vous que ce projet de loi concilie bien le droit à la vie privée et la sécurité des Canadiens?

Monique St. Germain, avocate-conseil, Centre canadien de protection de l'enfance : Sous tous les aspects que notre organisme a examinés, sans oublier tous les problèmes dont nous nous occupons, nous croyons que ce projet de loi est constitutionnel. La loi doit trouver le juste milieu, et le projet de loi y parvient. Il exige de s'adresser à un juge de paix pour obtenir les ordonnances; on leur fait rapport sur beaucoup de ces ordonnances; et ces ordonnances permettent, par des moyens stratégiques, d'obtenir l'information recherchée. D'après nous, on avait grandement besoin de ces pouvoirs et depuis très longtemps contre ces problèmes et ces malheurs que nous constatons. Il nous tarde de voir adopter ce projet de loi.

La sénatrice Jaffer : J'ai un certain nombre de questions. La première est pour MM. Spratt et Russomanno. Nous avons tous entendu parler de l'affaire Spencer et, en notre qualité d'avocats, nous avons tous un point de vue différent. Je vous serais reconnaissante de bien vouloir prendre le temps de nous faire connaître votre point de vue et nous dire exactement où, d'après vous, le ministre n'a pas interprété l'arrêt Spencer, que vous avez effleuré.

M. Russomanno : J'ai deux remarques à faire, puis je laisserai M. Spratt compléter ma réponse.

La première concerne la hauteur des attentes en matière de vie privée pour ce genre d'informations. M. Spratt a parlé d'une norme s'appliquant à un mandat, le soupçon raisonnable étant presque le critère le plus faible que nous possédions, par rapport à celui des motifs raisonnables de croire. Plus l'attente est élevée, plus, en théorie, le critère devrait être rigoureux.

La cour a répété à de nombreuses reprises, dans les paragraphes 27 et 51 de l'arrêt Spencer, que les attentes en matière de vie privée pour cette information sont élevées, particulièrement par rapport aux attentes dans les affaires de chiens renifleurs, auxquelles M. Spratt a fait allusion, et pour l'odeur libérée par le contenu des bagages dans une aérogare.

Ici, l'information est catégoriquement différente. Il importe que le comité reconnaisse qu'il ne s'agit pas seulement d'information, mais de ce qu'elle tend à révéler sur quelqu'un. La Cour suprême s'est donné bien du mal pour expliquer la hauteur des attentes en matière de vie privée, qui ne sont pas seulement dues à l'information rattachée aux données des abonnés, mais au fait qu'elles concernent une activité dont les participants requièrent l'anonymat. Les attentes en matière de vie privée sont donc fortes.

Nous pourrions consacrer toute la journée aux dispositions sur les mandats, mais il serait négligent de notre part de ne pas mentionner que le projet de loi encourage la divulgation volontaire, qui est une perquisition ou fouille sans mandat, ce qui, je suppose, n'est pas raisonnable. C'est dans l'article 810(1), ici. Nous pouvons parler de la norme minimale, mais le plus offensant dans le projet de loi est qu'il encourage les fournisseurs d'accès Internet à communiquer l'information, pour obtenir l'immunité pour être allés de manière flagrante à l'encontre de la décision de la Cour suprême et d'avoir effectué ces perquisitions.

M. Spratt : Nous devrions ajouter que le ministre a bien aimé lire la première moitié du paragraphe 73 de la décision et qu'il ne lit pas toujours l'autre moitié, dans laquelle on lit que la police ne peut pas obtenir de nouveaux pouvoirs de perquisition ou de fouille en invoquant à la fois une disposition déclarative du Code criminel et la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, qui est censée protéger la vie privée. Devant le comité, il a affirmé que ce n'est pas différent d'un accident de voiture qui surviendrait dans votre rue et au sujet duquel la police viendrait sonner à votre porte pour vous demander ce que vous avez vu. Comme il n'est pas question, dans ce cas-là, de protection de la vie privée, pourquoi serait-ce le cas quand la police s'adresse au fournisseur de services de téléphonie? La réponse est qu'on ne s'attend pas à la protection de sa vie privée quand on est victime d'un accident de la route, mais, d'après la Cour suprême, cette attente existe pour nos données.

Il faut se demander, devant de tels exemples, s'ils sont bien choisis et s'ils ne sont pas caricaturaux, ce qui n'a pas été fait devant le comité.

La sénatrice Jaffer : Madame McDonald, comme vous savez, depuis 2010, le Sénat s'intéresse à la cyberintimidation. Pour nous, ce n'est pas un problème nouveau, mais il est très compliqué. L'une des difficultés que pose le projet de loi, c'est la possibilité de porter des accusations contre un jeune. D'après les témoignages que nous avons entendus, un enfant peut être, dans la même journée, tour à tour intimidateur, victime et observateur. Cela dépend seulement du cycle. Cela présente une difficulté importante et vous avez dit, avec raison, que le projet de loi n'est qu'une partie de la réponse. Nous devons adopter une approche globale.

Préconiseriez-vous que nous recommandions au ministre qu'il prévoie du financement pour que nous puissions nous doter d'une approche globale à la sensibilisation, parce que, à lui seul, le projet de loi ne mettra pas fin à la cyberintimidation? Nous avons besoin de plus. J'aimerais connaître votre opinion.

Mme McDonald : Notre organisme a catégoriquement affirmé qu'il n'allait pas entraver la recherche d'une solution à ce problème et qu'il ne devait pas le faire. La sensibilisation du public est essentielle. Nous avons fait connaître à de nombreux parlementaires la nécessité d'appuyer les efforts de sensibilisation du public à cette fin.

Nous voulons aussi faire observer qu'il importait de faire le point sur un certain nombre d'affaires très médiatisées des quelques dernières années. Bien qu'elles ne puissent ne pas être la norme, nous devons être prêts à reconnaître les circonstances dans lesquelles les dérapages se sont produits, dans lesquelles parents, enseignants, tout le monde essaie de mettre fin à un comportement qui devient criminel. Pour les cas qui nous ont été confiés, nous considérons que le projet de loi offre des occasions et des moyens qui peuvent se révéler importants dans certaines circonstances.

Il importe aussi de noter qu'il est si facile d'oublier les mineurs, les jeunes de moins de 18 ans. Un certain nombre de rapports et de renseignements que nous recevons régulièrement concernent la catégorie de jeunes adultes de 19, 20 et 21 ans, dont la réputation a été ruinée.

D'après ce que j'ai compris, ces débats et ces discussions se poursuivent depuis des années, mais comme on discute depuis plus de 10 ans sur l'accès légal, je pense qu'il est temps d'imaginer des solutions.

Nous appuyons le projet de loi, mais pour répondre à votre question, la sensibilisation et l'éducation du public sont également essentielles.

La sénatrice Batters : Madame McDonald, merci beaucoup pour le travail étonnant de votre groupe. Je ne sais trop si vous avez pu lire le témoignage du ministre, quand il a lancé cette étude particulière. Il a loué l'excellent travail de votre organisation et, plus ou moins comme mon collègue, le sénateur Plett, aujourd'hui, il a recommandé que votre centre soit un modèle à étudier.

La semaine dernière, qui était consacrée à nos circonscriptions, j'étais de retour dans ma ville de Regina où je me suis adressée à une classe de 10e année de l'école secondaire Campbell, pour lui parler de mon rôle et de mes fonctions au Sénat. J'ai aussi pensé que c'était l'occasion idéale, alors que je parlais des différents comités auxquels j'appartiens, pour leur faire connaître le travail important que nous effectuons sur ce projet de loi qui les concerne. Je leur ai aussi parlé de votre site web NeedHelpNow.ca, parce que l'occasion semblait s'y prêter pour cet auditoire. Je leur ai aussi dit qu'ils pouvaient s'adresser à ce site même s'ils ne sentaient pas à l'aise de s'ouvrir à quelqu'un d'autre. Après avoir discuté du projet de loi, alors que je répondais à des questions sur ses différentes dispositions, j'ai demandé aux élèves ce qu'ils pensaient de son éventuelle adoption et s'ils croyaient qu'une telle loi était nécessaire ou qu'on arriverait au même résultat avec plus de sensibilisation du public, plus de sites web et ainsi de suite.

L'un des élèves qui ont répondu à cette question était assis au premier rang de la classe. Il écoutait attentivement, mais c'est la seule chose qu'il a dite pendant cette heure. Il croyait vraiment cette loi nécessaire, parce que si les conséquences n'étaient pas importantes, ce genre de comportement continuerait et qu'il fallait qu'on sache qu'il avait des conséquences importantes. Je tenais à vous le signaler.

Je tiens aussi à vous donner plus de temps de parole. Vous disposiez visiblement de peu de temps pour témoigner dans votre déclaration préliminaire au sujet des raisons pour lesquelles votre organisme appuie le projet de loi C-13 et vous avez disposé d'un peu plus de temps devant le comité de la Chambre pour exposer les motifs de votre appui. Je me demande si vous pouvez les exposer plus en détail.

Le président : Nous avons peu de temps.

Mme McDonald : Je tenais simplement à redire que nous sommes heureux que ce projet de loi ne protège pas seulement les enfants de moins de 18 ans. Nous sommes heureux de savoir qu'on ne poursuivra pas les enfants pour les accuser de pornographie juvénile. C'est souvent une accusation injustifiée, et le projet de loi est beaucoup mieux adapté au but recherché.

Comme je l'ai dit, il faut qu'il y ait des conséquences. Les gens doivent comprendre qu'une loi réprime ce comportement, une loi qui, d'après nous, sera un moyen important de dissuasion.

Enfin, nos discussions sur le droit à la vie privée sont essentielles, et nous les appuyons aussi. Une partie de la difficulté que pose le droit à la vie privée de beaucoup d'enfants que nous verrions dans les images de pornographie juvénile et les images montrant l'exploitation sexuelle d'enfants vient du fait qu'ils ne possèdent absolument aucun droit sur la distribution de ces images. Il faut un équilibre et il faut prendre les enfants en considération dans les discussions accompagnant l'examen des enjeux importants du droit à la vie privée.

Mme St. Germain : Je pense que vous avez tout dit. Ce qui nous intéresse dans ce projet de loi et dans le fait d'avoir une infraction qui s'applique aux jeunes, c'est son effet dissuasif.

Le sénateur Joyal : J'aimerais revenir à cette discussion sur les divers critères en fonction de l'attente en matière de vie privée.

Vous avez établi une comparaison avec un individu à l'aéroport et un chien renifleur. Vous comparez cela au téléphone ou à l'ordinateur. De toute évidence, avec un téléphone, on peut suivre les allées et venues d'une personne, retracer les personnes à qui elle a parlé, à quel moment et à quelle fréquence. De nos jours, tout le monde possède un téléphone, et les téléphones renferment énormément d'information. Quant aux ordinateurs, on peut tout trouver là- dedans.

Si l'on se fie aux normes d'aujourd'hui, on doit reconnaître que ces appareils électroniques entreposent beaucoup de données auxquelles on n'avait pas accès auparavant, et je pense que c'est une caricature de dire que de se servir de son téléphone, c'est comme avoir recours à l'annuaire téléphonique. Il suffit de considérer ce qu'Edward Snowden a divulgué pour réaliser tout ce qu'on communique comme information lorsqu'on utilise un téléphone cellulaire.

Si on part du principe que plus l'attente en matière de vie privée est élevée, plus le niveau de preuve requis pour obtenir une ordonnance auprès d'un juge devrait être élevé, pourriez-vous nous expliquer quel devrait être le seuil nécessaire pour qu'on puisse protéger le plus possible la vie privée?

M. Spratt : Oui. Les mémoires de la Criminal Lawyers' Association ont été adoptés dans l'arrêt Vu, dans lequel nous affirmons que les systèmes informatiques recueillent des données de façon fastidieuse. Très souvent, on ne sait même pas les données qui y sont entreposées. Si on tient compte des décisions de la Cour suprême, nous sommes d'avis que les motifs raisonnables et probables devraient être la norme. Il est facile de biffer le terme « soupçons » et de le remplacer par « motifs raisonnables et probables de croire ».

Ce qu'on oublie parfois, c'est que ce n'est pas une question de protéger les enfants ou la vie privée. On peut protéger les deux en apportant des changements mineurs. C'est ce qui est déplorable ici, compte tenu du nombre d'enfants qui naviguent sur Internet et qui utilisent ces appareils aujourd'hui. S'il y a des personnes dont la vie privée doit être protégée, ce sont bien ces enfants qui ont une empreinte numérique beaucoup plus large que la nôtre, étant donné qu'ils baignent là-dedans depuis leur naissance. Des études ont démontré ce qu'on pouvait apprendre seulement par l'adresse IP d'une personne : les sites sur lesquels elle a fait des commentaires; les pages politiques qu'elle a consultées; les personnes à qui elle a parlé; ainsi que les personnes à qui ces personnes ont parlé. Ce réseau d'information exige la norme plus stricte des « motifs raisonnables et probables », et c'est la norme qu'on utilise lorsqu'on fait une perquisition, lorsqu'on veut trouver l'emplacement d'une personne au moyen d'une technologie de localisation. C'est la norme adéquate ici parce qu'elle reflète l'attente en matière de vie privée.

Sachez que ce n'est pas une norme de protection. Il ne s'agit pas d'une preuve hors de tout doute raisonnable ou d'une certitude absolue. C'est simplement la norme qu'utiliserait la police pour fouiller votre mallette. On peut fort bien soutenir que vos informations en ligne, même vos métadonnées, qui n'incluent pas le contenu de vos communications, mais d'autres renseignements qui peuvent parfois être plus révélateurs, devraient bénéficier de la même protection que votre mallette.

Le sénateur Joyal : Dans l'arrêt Spencer, la Cour suprême a reconnu l'ère technologique dans laquelle nous vivons aujourd'hui, où il est possible de récupérer l'adresse IP avec un simple numéro de carte de crédit, par exemple. Avec ces deux éléments réunis, on obtient le portrait détaillé de la vie d'une personne. Évidemment, si vous ajoutez à cela le téléphone, vous avez tout, et je considère que le Code criminel doit refléter cette nouvelle réalité, c'est-à-dire la facilité avec laquelle on peut désormais tout savoir sur une personne.

M. Russomanno : Toujours dans l'arrêt Vu, la Cour suprême a fait une observation importante. Il était question de « données numériques dérivées » ou de quelque chose du genre. Nos ordinateurs et nos téléphones intelligents laissent une empreinte numérique à notre insu. Même les éléments supprimés ne sont pas nécessairement disparus à jamais. On y retrouve beaucoup de données biographiques.

Il faut souligner que l'obtention d'un mandat n'est pas une exigence contraignante. Les forces policières composent avec cette exigence depuis des décennies. Il n'est pas difficile d'obtenir un mandat de perquisition. En ce qui a trait à l'érosion du droit à la vie privée, j'aimerais avoir des preuves concrètes que l'incapacité d'obtenir un mandat ou de se conformer à la norme plus stricte « des motifs raisonnables de croire » a mené à la victimisation d'un enfant par la cyberintimidation. Ce n'est pas ce que je vois. Je vois que les rédacteurs réagissent à quelque chose sans s'attaquer à un problème précis. Un grand nombre de nos lois destinées à lutter contre la criminalité ont un point en commun : elles sont une solution en quête d'un problème. C'est ce que j'avais à dire là-dessus.

Le sénateur McIntyre : Merci à vous tous pour vos exposés. Comme vous le savez, le projet de loi C-13 renferme la défense « fondée sur le bien public ». Cette défense est bien établie dans le droit canadien, et on la retrouve déjà dans certaines dispositions du Code criminel, notamment celles sur l'obscénité et le voyeurisme. D'après ce que je comprends, cette défense reconnaît qu'il pourrait y avoir des circonstances limitées nécessaires ou favorables à la religion ou à la moralité, à l'administration de la justice, à l'activité scientifique, littéraire ou artistique ou à d'autres sujets d'intérêt général. Dans ces circonstances, à ma connaissance, les policiers ou les fonctionnaires de la cour seraient tenus de communiquer des images intimes en vertu de leurs obligations en matière de divulgation. J'aimerais savoir ce que vous en pensez.

M. Spratt : Cela n'a rien de nouveau. Très souvent, l'information est divulguée, alors qu'il peut être illégal d'être en possession de cette information.

Le sénateur McIntyre : En effet, parce qu'il y a certains aspects du Code criminel qui englobent déjà l'intimidation, comme le harcèlement criminel, l'extorsion et ainsi de suite.

M. Spratt : Si on prend les cas de pornographie juvénile, les procureurs sont souvent en possession d'images de pornographie juvénile. Ces images sont souvent divulguées à la défense, et rien n'indique qu'un crime a été commis lorsqu'on respecte le droit à une défense pleine et entière. Je suis parfaitement d'accord avec vous.

Je pense que les dispositions actuelles du Code criminel couvrent bon nombre des situations dont nous parlons aujourd'hui. Dans la mesure où les dispositions concernent la cyberintimidation et qu'on définit clairement la loi, il pourrait y avoir certains problèmes ici et là, mais c'est de loin la partie la moins offensive de ce projet de loi. En fait, je ne vois aucun inconvénient en ce qui a trait à l'intimidation.

Le sénateur McIntyre : Madame St. Germain, avez-vous quelque chose à dire?

Mme St. Germain : Au sujet de la défense fondée sur le bien public?

Le sénateur McIntyre : Oui.

Mme St. Germain : Je dois faire écho à ce que mon collègue a dit quant à savoir si la défense est bien établie. En ce qui a trait à la communication de renseignements dans un contexte criminel, où les avocats de la défense et les procureurs de la Couronne sont en possession d'informations, on se servirait de cette défense.

Toutefois, la situation est différente dans le cas de la pornographie juvénile. On parle plutôt d'une défense « fondée sur le but légitime », qui a remplacé la défense fondée sur le bien public à la suite de l'arrêt Sharp.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup pour vos témoignages. Ma question s'adresse à M. Spratt ou à M. Russomanno. Vous avez beaucoup parlé du respect de la vie privée et du fait que ce projet de loi semble ne pas respecter cette loi et qu'il serait même anticonstitutionnel à cet égard. Vous parlez aussi bien de la vie privée des enfants que des adultes dans votre témoignage?

[Traduction]

M. Russomanno : En ce qui concerne la vie privée des enfants par rapport à celle des adultes, j'abonde dans le même sens que M. Spratt, c'est-à-dire que la vie privée des enfants est tout aussi importante.

Le sénateur Boisvenu : Par conséquent, on vise autant la protection de la vie privée des adultes que celle des enfants.

M. Russomanno : Absolument.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Que pensez-vous des parents qui obligent leur enfant à rendre disponible l'information sur leur ordinateur pour effectuer des validations? Lorsque les parents ont accès facilement à l'information des ordinateurs de leur enfant, est-ce que, selon vous, les parents violent la vie privée des enfants?

[Traduction]

M. Russomanno : Je pense qu'il faut faire attention lorsqu'il est question de ce droit à la vie privée parce que, dans le contexte de la Charte, lorsqu'on parle du droit à la vie privée, c'est contre le gouvernement : mais au sens usuel du terme, oui, lorsqu'un parent vérifie dans l'ordinateur de son enfant, il porte atteinte à sa vie privée. Toutefois, dans bien des cas, c'est un exercice parental valide.

M. Spratt : Je peux établir mes règles dans ma maison lorsqu'il s'agit de moi et de mes enfants, mais la Charte ne s'applique pas à mes interactions avec mes enfants. Je n'enfreins pas leur droit à la vie privée en vertu de l'article 8.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : J'aimerais poser une dernière question. On connaît la facilité avec laquelle les prédateurs sexuels entrent maintenant en interrelation avec les enfants, et c'est souvent aussi dans un contexte parental où l'encadrement laisse à désirer et où l'enfant est donc seul avec l'ordinateur. Que doit-on alors privilégier? Faut-il d'abord privilégier la protection de l'enfant par rapport au prédateur qui entre facilement dans sa vie personnelle ou doit-on protéger les renseignements privés qui appartiennent au prédateur sexuel qui est entré en contact avec cet enfant? Lorsqu'on parle de freins et de contrepoids, à quel élément doit-on accorder la priorité? Ne doit-on pas d'abord accorder la priorité à la protection de nos enfants?

[Traduction]

M. Russomanno : Je dirais que dans les circonstances que vous venez tout juste d'exposer, il n'est pas forcément question de protéger la vie privée d'une personne au détriment d'une autre, c'est pourquoi j'ai commencé en disant que les droits garantis par la Charte protègent non seulement ceux qui commettent les crimes, mais aussi tout le reste de la population. De toute évidence, il est important de protéger la vie privée en ligne des enfants vulnérables qui peuvent devenir des proies faciles pour des prédateurs sexuels. Bien entendu, il y a une question de sécurité publique valide ici, mais comme je l'ai dit plus tôt, je m'interroge sur la nécessité d'affaiblir notre protection de la vie privée afin de protéger ce groupe de gens.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci à nos invités.

Ma question s'adresse à Mme McDonald. L'article 24 du projet de loi permet au tribunal de rendre une ordonnance de dédommagement contre l'accusé reconnu coupable de l'infraction de distribution d'images intimes si la personne touchée a engagé des dépenses liées au retrait de ces images, soit sur un site Internet ou sur tout autre réseau numérique. Selon vous, cette ordonnance pourrait-elle également prévoir un dédommagement pour des dommages moraux et psychologiques?

[Traduction]

Mme McDonald : Je vais m'en remettre à ma collègue, Mme St. Germain. Nous essayons de trouver cet article.

Mme St. Germain : L'article 24, vous avez dit?

[Français]

Le sénateur Dagenais : Oui, il s'agit de l'article 24.

[Traduction]

Mme St. Germain : Pourriez-vous répéter la question?

[Français]

Le sénateur Dagenais : Il est prévu un dédommagement lorsqu'une personne est reconnue coupable de l'infraction. À ce moment-là, il se peut que, dans certains cas, la victime ait engagé des frais pour retirer les images du site Internet ou d'un réseau numérique. Ne pourrait-on pas aussi prévoir un dédommagement pour des dommages moraux et psychologiques et en tenir responsable l'accusé?

[Traduction]

Mme St. Germain : Je pense qu'il devrait y avoir un dédommagement pour cela, mais nous nous penchons sur le projet de loi actuel ainsi que sur les dommages et intérêts et les différentes possibilités pour la victime de récupérer ces sommes. Évidemment, elle pourrait intenter des poursuites civiles. Essentiellement, retirer les images d'Internet, dans la mesure où elles sont facilement déterminables, est ce que prévoit ce projet de loi.

Mme McDonald : Si je puis me permettre, nous avons participé aux consultations entourant la Charte des droits des victimes. Le dédommagement est un autre aspect que nous examinons. L'une des choses dont notre organisme doit tenir compte lorsqu'il traite avec des victimes de pornographie juvénile, particulièrement, c'est que leur passé est toujours présent. Par conséquent, nous aurons affaire à des victimes qui ont subi des abus durant leur enfance. Plusieurs années plus tard, le contrevenant a été arrêté, mais les images sont toujours en ligne. Souvent, ces jeunes adultes sont aux prises avec de graves problèmes. Bon nombre d'entre eux doivent recevoir des services thérapeutiques pendant de nombreuses années.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Vous seriez donc d'accord pour qu'il y ait un dédommagement pour ces personnes si elles doivent engager des frais, parce qu'elles ont subi des dommages moraux et psychologiques?

[Traduction]

Mme McDonald : Idéalement, si c'était possible, ce serait certainement quelque chose que notre organisme appuierait.

[Français]

Le sénateur Dagenais : On peut toujours attendre un monde idéal. Je vous remercie, madame.

[Traduction]

Le sénateur Baker : J'apprécie vos témoignages, et vos positions sont très claires. J'aurais toutefois besoin d'une précision.

Messieurs Spratt et Russomanno, même sans ce projet de loi, ne pensez-vous pas qu'il serait nécessaire qu'on se penche de nouveau sur les dispositions actuelles de la LPRPDE et du Code criminel concernant les ordonnances de communication en vertu desquelles cette information peut être divulguée à la police dans le cadre d'une enquête? Même sans ce projet de loi, à la lumière de votre témoignage, nous devrions peut-être réexaminer les dispositions actuelles du Code criminel qui permettent de divulguer de tels renseignements.

M. Spratt : Je pense que nous avons deux options : renforcer les dispositions de la LPRPDE pour refléter la protection des renseignements personnels ou modifier le titre pour refléter ce que permet la loi.

Le sénateur McIntyre : Ma question s'adresse à MM. Spratt et Russomanno. Comme vous le savez, certains aspects de la cyberintimidation sont déjà criminalisés, tels que le harcèlement criminel, la profération de menaces, l'intimidation et l'extorsion. Ce qui n'est pas criminalisé est ce que l'on trouve dans le projet de loi C-13, autrement dit, la distribution non consensuelle d'images. À titre d'avocat de la défense, quelle a été votre expérience relativement à ces infractions qui traitent de la cyberintimidation? Quelle a été l'issue des accusations?

M. Russomanno : Je n'ai pas d'expérience en matière de cyberintimidation. J'ai défendu de nombreuses causes de harcèlement criminel et d'autres causes semblables, mais pas précisément dans le contexte de la cyberintimidation. C'est quelque chose que je ne vois pas très souvent.

M. Spratt : Je n'ai pas encore traité de la diffusion d'images intimes ou personnelles, comme le prévoit le projet de loi. Je pense que la plupart des avocats de la défense qui ont représenté une personne accusée de harcèlement, de profération de menaces, d'intimidation ou de toute autre infraction impliquant des jeunes ont dû se pencher sur l'interception d'activités en ligne et les communications inappropriées. Dans presque toutes les causes devant les tribunaux pour jeunes que nous voyons, il est question de messages Facebook, de messages Twitter et d'échanges sur les réseaux sociaux entre les personnes accusées et les témoins, et vice versa. Ce sont assurément des affaires qui peuvent être traitées sous le régime du Code criminel.

Le fait que ce projet de loi concerne précisément cet autre aspect, même si c'est déjà criminalisé dans d'autres contextes, il n'y a rien de mal à clarifier davantage cette disposition sur la distribution d'images intimes.

La sénatrice Jaffer : Ma question porte sur les images intimes. Croyez-vous que ce projet de loi sera utile, particulièrement dans les tribunaux pour adolescents? Ce qui m'inquiète, c'est que ce sont des enfants contre d'autres enfants. Certains cas impliquent des adultes, mais on retrouve surtout des enfants. Selon vous, est-ce la meilleure façon de traiter les adolescents? Vous avez tous les deux de l'expérience devant les tribunaux pour jeunes.

M. Spratt : Le niveau de précision dans la façon de définir la conduite dans le projet de loi est utile. Cela tombe déjà sous le coup d'autres articles, mais cette précision est utile.

Lorsqu'il est question des jeunes en particulier, ce qui préoccupe certaines organisations, y compris la nôtre, c'est la notion d'insouciance qui se trouve dans le projet de loi. Lorsqu'on traite avec des jeunes individus, la notion d'insouciance pourrait englober beaucoup d'actions qui nous échapperaient s'il s'agissait d'adultes. Comme nous le savons, les jeunes peuvent être plus insouciants à l'occasion. Cela dit, il est possible que ce projet de loi s'applique davantage aux activités des jeunes qu'aux activités des adultes. Cette notion d'insouciance et l'assouplissement de la norme dans cet article méritent qu'on s'y attarde également.

La sénatrice Batters : Lorsque notre comité s'est réuni le 5 novembre dernier dans le cadre de son étude de ce projet de loi, Norman Wong, avocat à la Section de la politique en matière de droit pénal au ministère de la Justice, nous a parlé du Groupe de travail sur la cybercriminalité du Comité de coordination des hauts fonctionnaires, auquel siègent des ministres fédéraux-provinciaux-territoriaux. Ce groupe a publié un rapport, que vous connaissez sûrement, intitulé Cyberintimidation et distribution non consensuelle d'images intimes. Dans ce contexte, M. Wong a déclaré :

Après la mort tragique de Rehtaeh Parsons, qui est survenue quelques mois seulement après celle d'Amanda Todd, tous les ministres fédéraux-provinciaux-territoriaux responsables de la Justice et de la Sécurité publique se sont penchés sur la question de la cyberintimidation. Ils ont demandé au groupe de travail d'examiner la question.

Nous nous sommes réunis plusieurs jours pour étudier la question. En outre, le groupe de travail se compose de décideurs, d'avocats et d'agents de police provenant de l'ensemble des provinces et des territoires canadiens.

Le président : Pouvons-nous avoir la question, s'il vous plaît?

La sénatrice Batters : Il a poursuivi :

Quelque 30 personnes ont mis la main à la pâte, tous des professionnels chevronnés de ce domaine du droit.

La quatrième recommandation du rapport consistait à demander au gouvernement d'accorder aux services de police les outils d'enquête nécessaires pour mener les enquêtes sur la cyberintimidation et d'autres crimes en ligne. Monsieur Spratt, pourriez-vous nous dire pourquoi, à votre avis, ces 30 experts du groupe de travail avaient tort de demander au gouvernement d'inclure ce genre d'outils d'enquête dans une mesure législative sur la cybercriminalité?

M. Spratt : Les enquêteurs ont besoin d'outils pour mener des enquêtes sur ces crimes. Malheureusement, les outils proposés dans le projet de loi sont inconstitutionnels. Ils ont besoin d'outils constitutionnels pour mener adéquatement des enquêtes sur ces crimes. La Cour suprême a indiqué que les attentes en matière de protection de la vie privée sont élevées dans les cas où les intérêts en matière de vie privée sont élevés. La Cour suprême a indiqué que le soupçon raisonnable devait s'appliquer uniquement aux situations où les intérêts en matière de vie privée sont faibles. C'est incontournable. Ne leur donnez pas un outil qui sera invalidé dans un an ou deux.

La sénatrice Batters : Vous préconisez de scinder le projet de loi et de l'examiner.

Le président : Merci à tous les témoins. Le comité vous est très reconnaissant d'être venus et d'avoir témoigné.

Nous passons à notre deuxième groupe d'experts. Nous accueillons Mme Andrea Slane, qui est professeure agrégée à l'Institut universitaire de technologie de l'Ontario, et M. Michael Geist, qui est professeur de droit à l'Université d'Ottawa.

Madame Slane, vous serez la première à présenter votre exposé, puis ce sera au tour de M. Geist.

Andrea Slane, professeure agrégée, Institut universitaire de technologie de l'Ontario, à titre personnel : Ma recherche et une bonne partie de mes travaux en matière de politiques portent sur deux aspects. Le premier est l'exploitation des enfants sur Internet et les meilleures façons de s'attaquer à ces problèmes, et l'autre est la détermination de la portée adéquate relativement à la collaboration volontaire dans le cadre d'enquêtes policières, en particulier pour ce qui est des fournisseurs de services Internet. Cela touche donc aux deux aspects du projet de loi. J'ai beaucoup réfléchi à la façon d'établir un lien entre ces deux choses. Voilà pourquoi je suis ici aujourd'hui; je veux parler de la façon d'atteindre ces deux objectifs.

Le projet de loi n'est pas entièrement intégré. Il traite de deux types de problèmes distincts, mais étant donné que j'ai essayé d'établir un lien entre ces deux aspects, je suis heureuse de vous présenter mes observations.

J'appuie beaucoup d'éléments du projet de loi, notamment la nouvelle infraction relative à la distribution non consensuelle d'images intimes. Je ne consacrerai pas beaucoup de temps à en parler, mais c'est avec plaisir que je répondrai aux questions.

Le projet de loi comporte d'importants outils qui doivent être mis en œuvre, mais je serais d'accord sur certains commentaires présentés par les gens du groupe d'experts précédent voulant que certaines choses doivent être modifiées afin que ces outils respectent le droit de tous les Canadiens à la protection de la vie privée, comme énoncé dans la Charte.

Je félicite aussi les rédacteurs d'avoir retiré les aspects les plus controversés de la dernière version du projet de loi — et de versions antérieures — concernant l'accès sans mandat. Il s'agit d'un projet de loi amélioré, même si j'ai toujours quelques réserves.

Étant donné que ma déclaration préliminaire est censée être courte, je vais me concentrer sur un seul aspect. Je tiens à reprendre certains propos des témoins précédents concernant les données de transmission et le caractère inapproprié de la norme des soupçons raisonnables pour les ordonnances de communication et pour les mandats relatifs aux enregistreurs de données de transmission en particulier.

Sur d'autres tribunes, de plus en plus de témoignages font état de la nature délicate des renseignements que les données de transmission permettent de révéler sur la vie des gens, surtout étant donné que le gouvernement a véhiculé certaines faussetés à cet égard en disant que c'était en quelque sorte de nature moins délicate que le contenu. La logique selon laquelle l'atteinte de ce seuil ne requiert pas une aussi grande surveillance étant donné que c'est de nature moins délicate que le contenu pose deux ou trois problèmes.

Un des problèmes, c'est que ce n'est pas nécessairement de nature moins délicate que le contenu. J'aimerais citer le professeur Edward Felten, un professeur de sciences informatiques et d'affaires publiques à l'Université Princeton. Dans le mémoire que j'ai présenté à ce comité au mois de mai, en collaboration avec la professeure Lisa Austin, de l'Université de Toronto, nous vous avons fourni le témoignage qu'il a livré devant un comité sénatorial américain semblable à celui-ci, même s'il était question de la surveillance du renseignement étranger.

Il a dit ce qui suit :

On ne peut plus présupposer sans se tromper que ces renseignements « sommaires » ou « sans contenu » sont moins révélateurs ou moins sensibles que le contenu qu'ils décrivent. Ne serait-ce qu'en utilisant de nouvelles technologies comme les téléphones multifonctions et les médias sociaux, nous laissons quotidiennement derrière nous une mine de métadonnées révélatrices et riches en renseignements. Bien des détails sur nos vies personnelles peuvent être obtenus en examinant ces traces.

Il est important de reconnaître que dans le passé, nous avons peut-être pensé qu'il y avait une distinction à faire entre le contenu — qui, nous en convenons tous, est de nature très délicate et exige par conséquent une grande protection en matière de vie privée — et l'information liée aux communications numériques qui est transmise dans le cyberespace et divers réseaux.

Il est aussi important de penser aux attentes du public canadien à l'égard de ce genre d'information. La question a été soulevée par le dernier groupe d'experts lorsqu'il a été question de la National Security Agency, aux États-Unis, et des révélations sur les tests menés par le CSTC par rapport à l'exploration de données et à l'analyse des métadonnées. En janvier dernier, les médias ont révélé que le réseau sans fil d'un aéroport canadien avait été utilisé pour faire des tests, ce que beaucoup de personnes ont été profondément bouleversées d'apprendre. À ce moment-là, on n'a pas examiné le contenu, mais simplement les métadonnées. Quoi qu'il en soit, cela démontre que le public canadien considère également que la transmission de leurs informations sur un réseau et sur Internet est du domaine privé et que par conséquent, les normes relatives à ce genre d'informations devraient être identiques à celles des données de contenu.

Mon dernier point à ce sujet — et encore une fois, je suis prête à répondre aux questions, pas seulement sur ce point, mais aussi sur d'autres aspects du projet de loi dont je n'ai pas eu le temps de parler pendant cet exposé —, c'est qu'aucune mesure liée aux technologies de communication numérique ne peut être fondée sur ce que nous avons fait auparavant par rapport au téléphone, qui est une technologie analogique. Il semble totalement inapproprié de penser qu'une norme quelconque qui s'applique aux enregistreurs de numéros de téléphone ou qui s'appliquait auparavant à des services téléphoniques par ligne terrestre peut s'appliquer directement aux technologies actuelles.

Je vais arrêter ici.

Michael Geist, professeur de droit, Université d'Ottawa, à titre personnel : Bonjour, je m'appelle Michael Geist. Je suis professeur en droit à l'Université d'Ottawa. Je suis titulaire de la chaire de recherche du Canada en droit d'Internet et du commerce électronique. Aujourd'hui, je témoigne à titre personnel et je vous présenterai mes propres points de vue.

Puisque j'ai peu de temps, j'aimerais me concentrer sur trois enjeux liés à la protection de la vie privée dont vous avez déjà entendu parler aujourd'hui : la disposition sur l'immunité en cas de communication volontaire, le faible seuil concernant le mandat relatif aux données de transmission et l'absence d'exigences en matière de présentation de rapports et de divulgation.

Je veux commencer en soulignant que le fait de critiquer les projets de loi sur l'accès légal ne signifie pas qu'on est contre l'idée de s'assurer que les organismes d'application de la loi ont les outils dont ils ont besoin pour lutter contre la criminalité en ligne. Comme Mme Carol Todd — la mère d'Amanda Todd — l'a indiqué devant le comité de la Chambre des communes qui s'est penché sur le projet de loi C-13 : « Nous ne devrions pas être obligés de choisir entre la vie privée et la sécurité. » De même, Mme Sue O'Sullivan, l'ombudsman fédérale pour les victimes de crime, a dit au comité que les victimes étaient divisées au sujet du projet de loi en raison des préoccupations en matière de protection de la vie privée que soulève le projet de loi C-13.

Permettez-moi de me concentrer sur les trois enjeux dont j'ai promis de parler.

Premièrement, en ce qui concerne l'immunité en cas de communication volontaire, je pense que cela doit être examiné à la lumière de cinq faits.

Premièrement, comme vous l'avez entendu plus tôt, dans la décision Spencer, la Cour suprême du Canada confirme qu'il existe des attentes raisonnables en matière de vie privée pour ce qui est des données sur les abonnés et indique clairement qu'à moins de circonstances exceptionnelles, la communication devrait faire l'objet d'un mandat.

Deuxièmement, avant la décision Spencer, les intermédiaires divulguaient volontairement des renseignements personnels sans mandat à une fréquence troublante. La révélation, plus tôt cette année, du fait que 1,2 million de demandes ont été présentées aux entreprises de télécommunications en 2011 pour la communication des renseignements des clients — touchant ainsi 750 000 comptes utilisateurs — nous donne une idée de l'incidence de la communication volontaire sur la protection de la vie privée.

Troisièmement, les renseignements communiqués ne se limitent pas aux renseignements de base des abonnés. En effet, le comité de la Chambre des communes qui a étudié le projet de loi C-13 a accueilli un représentant de la GRC, qui a souligné ce qui suit : « À l'heure actuelle, certains types de données, comme les données de transmission et de suivi, peuvent être obtenus par la divulgation volontaire d'un tiers. »

Quatrièmement, les intermédiaires n'informent pas les utilisateurs de la communication, de sorte que des centaines de milliers de Canadiens ne sont pas informés. Contrairement à certaines des discussions que nous avons entendues au fil des mois au sujet du projet de loi C-13, il n'y a pas d'exigence liée à l'information dans le projet de loi ou dans le mécanisme de vérification.

Cinquièmement, la disposition sur la communication volontaire devrait aussi être examinée parallèlement au manque de modifications importantes dans le projet de loi S-4, la Loi sur la protection des renseignements personnels numériques, qui a déjà été adoptée par le Sénat, ce qui aurait pour effet d'appliquer les dispositions sur la communication volontaire sans mandat à tout organisme. Compte tenu de ce contexte, j'aimerais faire valoir que la disposition est une erreur et qu'elle devrait être retirée. Elle accroît de façon incontestable la probabilité de communication volontaire au moment où les Canadiens et les tribunaux sont de plus en plus préoccupés par de telles activités.

Vous avez beaucoup entendu parler du faible seuil concernant les mandats relatifs aux données de transmission, informations que l'on appelle communément des métadonnées. Certains ont essayé de faire valoir que les métadonnées ne sont pas des renseignements de nature délicate, mais ce n'est tout simplement pas le cas. Cette information dépasse de loin la question de savoir qui a téléphoné à qui et combien de temps a duré la conversation. Cela peut comprendre des informations très délicates liées aux systèmes informatiques et à la messagerie par ordinateur. Comme vous l'avez entendu lors d'une séance antérieure du comité à la fin de l'an dernier, la Cour suprême du Canada, dans l'arrêt R. c. Vu, a statué sur l'importance des renseignements personnels associés aux métadonnées générées par ordinateur. Elle a noté ce qui suit :

Dans le contexte d'une enquête criminelle, cependant, elles peuvent également donner aux enquêteurs accès à des détails intimes sur les intérêts, les habitudes et les identités d'un utilisateur en fonction d'un registre créé involontairement par l'utilisateur...

Des représentants du milieu de la sécurité ont également commenté l'importance des métadonnées. Le général Michael Hayden, ancien directeur de la NSA et de la CIA, a dit : « Nous tuons des gens à cause des métadonnées. » Stewart Baker, ancien avocat général à la NSA, a déclaré ce qui suit : « Les métadonnées disent absolument tout sur la vie d'une personne. Quand vous avez suffisamment de métadonnées, vous n'avez pas vraiment besoin de contenu. »

De nombreuses études ont confirmé les commentaires de MM. Hayden et Baker. Certaines études font état d'appels à des organismes religieux qui permettent de tirer des inférences concernant la religion d'une personne et d'appels à des organismes médicaux qui permettent de tirer des inférences touchant l'état de santé de cette personne. De fait, dans un mémoire à un tribunal américain, signé par quelques-uns des plus grands experts mondiaux de l'informatique, on relatait ce qui suit :

Les métadonnées téléphoniques révèlent des informations à caractère privé et délicat au sujet des gens. Elles peuvent révéler leur affiliation politique, leurs pratiques religieuses et leurs fréquentations les plus personnelles. Elles permettent de savoir qui a téléphoné à une ligne d'aide de prévention du suicide et qui a téléphoné à son député; qui téléphone au bureau local du Tea Party et qui téléphone au service de planification des naissances. Le regroupement des métadonnées téléphoniques — touchant une seule personne sur une période donnée, des groupes de personnes, ou d'autres ensembles de données — augmente davantage le caractère délicat de l'information.

De plus, la commissaire à la protection de la vie privée du Canada a publié une étude sur les répercussions sur les renseignements personnels des adresses IP, où elle dit qu'elles peuvent servir à observer les gens de façon très personnelle. En fait, on voit même dans un rapport du ministre de la Justice, dont la sénatrice Batters a parlé plus tôt et qui semble avoir servi de fondement pour certaines recommandations du projet de loi C-13, une recommandation visant la création de nouveaux outils d'enquête, mais on y indique aussi « que le degré de protection augmente avec l'étendue du droit à la vie privée en jeu. »

Étant donné l'étendue du droit à la vie privée lié aux métadonnées, l'approche proposée dans le projet de loi C-13 en ce qui concerne les mandats visant les données de transmission devrait être modifiée.

Enfin, l'absence de transparence, de divulgation et d'exigence redditionnelle touchant la communication sans mandat devrait être corrigée. Les révélations fracassantes que nous avons entendues plus tôt cette année au sujet des demandes et de la divulgation de renseignements personnels — dans la plupart des cas, sans surveillance des tribunaux ni mandat — montrent du doigt une faiblesse extraordinairement troublante des lois canadiennes en matière de protection des renseignements personnels; la décision Spencer n'est qu'un premier pas pour régler ce problème.

La plupart des Canadiens n'étaient pas au courant de ces divulgations et ils ont été choqués d'apprendre à quelle fréquence elles étaient utilisées. Les projets de loi présentés au Parlement visent l'élargissement de leur portée. À mon avis, cela fait de nous tous des victimes, car des renseignements personnels nous concernant pourraient être divulgués souvent sans que nous en ayons connaissance ou sans notre consentement explicite.

Je vais arrêter ici; je suis prêt à répondre à vos questions.

Le sénateur Baker : Il s'agissait d'excellents exposés. C'est un honneur de vous accueillir tous les deux ici.

J'aimerais poser ma première question à M. Geist pour avoir son avis sur les procédures habituelles qu'utilisent actuellement les services de police pour obtenir des informations des fournisseurs de services Internet. Ils leur envoient une lettre disant qu'ils mènent une enquête. Conformément à l'alinéa 7(3)i) de la LPRPDE, ils demandent des informations concernant un utilisateur donné. Que pensez-vous de cette disposition, monsieur Geist?

M. Geist : La possibilité d'avoir recours à la communication sans mandat en vertu de la LPRPDE est une préoccupation constante. En fait, ces préoccupations ont été exprimées par le commissaire à la protection de la vie privée, qui a été nommé par le gouvernement actuel. Lorsqu'il a comparu devant le comité de la Chambre des communes pour parler de ce projet de loi, le commissaire s'est dit préoccupé par le regroupement des dispositions sur la cyberintimidation — que beaucoup de gens considèrent comme adéquates et non préoccupantes — et des dispositions relatives à l'accès légal, lesquelles soulèvent de réelles préoccupations en matière de protection de la vie privée.

J'aurais pensé que certains problèmes liés à la LPRPDE auraient pu être réglés dans le projet de loi S-4, la Loi sur la protection des renseignements numériques personnels. Or, cela ne s'est pas produit, au grand désarroi de plusieurs, dont le commissaire à la protection de la vie privée. Lors de sa comparution devant le comité sénatorial pour discuter de cette question, le commissaire a soulevé des préoccupations concernant l'élargissement possible des dispositions sur la communication volontaire, soit, dans ce cas, à des organismes tiers autres que les organismes d'application de la loi.

Le sénateur Baker : Cette loi sur la communication volontaire existe depuis 2001. Les fournisseurs de services Internet ont mis en place des procédures et ont nommé un responsable dans une division quelconque pour traiter avec les services de police. Lorsqu'on se penche sur la communication dans les affaires pénales, on constate que l'on a toujours recours à cette procédure sans mandat. Ne croyez-vous pas qu'il est temps de la modifier?

M. Geist : C'est certainement l'avis de la Cour suprême du Canada. En fin de compte, la décision Spencer entraînera probablement une modification des pratiques. Du point de vue des organismes d'application de la loi, lorsqu'on obtient ces informations, mais qu'on ne peut les utiliser et que la cause se rend devant les tribunaux, ce n'est pas particulièrement utile et c'est nuisible, en fin de compte. Certains fournisseurs de services Internet ont clairement indiqué qu'ils ont l'intention de modifier certaines de leurs pratiques, mais ce n'est pas le cas de tous. En fait, il convient de souligner que le manque de transparence et de divulgation dont j'ai parlé dans mon exposé ne s'applique pas seulement aux organismes d'application de la loi, mais aussi aux fournisseurs de services de télécommunications qui, dans bien des cas, ne se sont pas montrés coopératifs au sujet de leurs pratiques. Certains des plus importants fournisseurs, dont Bell, n'ont toujours pas informé publiquement leurs millions d'abonnés des mesures qu'ils ont l'intention de prendre dans la foulée de la décision Spencer.

Le sénateur Baker : Vous pensez que certaines lois qui sont en vigueur devraient être modifiées. Dans vos critiques à l'égard de cette mesure législative, vous dites qu'en ce qui concerne ces dispositions, vous conserveriez les ordonnances de communication prévues à l'article 487.012 de l'actuel Code criminel, qui sont fondées sur le soupçon. Nous pouvons parler de soupçons raisonnables, notamment, mais cela existe déjà. C'est dans le Code criminel.

Vous affirmez tous les deux que les temps ont changé et qu'on devrait modifier les procédures habituelles d'enquête concernant l'interception des communications privées, qui exigent habituellement un mandat aux termes de l'article 487, un mandat aux termes de l'article 492.2, c'est-à-dire un mandat lié aux enregistreurs de numéros composés, et un mandat aux termes de l'article 186 lié à l'interception des communications privées, car l'obtention du deuxième est fondée sur un soupçon. Vous dites tous les deux que le deuxième mandat, en ce qui concerne Internet, devrait être fondé sur « des motifs raisonnables de croire », c'est-à-dire la norme utilisée pour l'interception des communications privées. Est-ce exact?

Mme Slane : Lors de leur mise en œuvre, ces mesures visaient une technologie différente. Il y a 20 ans, on pouvait obtenir différents renseignements à l'aide d'un enregistreur de numéros composés, et cette norme semblait clairement plus appropriée que maintenant. Si vous faisiez une mise à jour, vous pourriez conserver l'enregistreur de numéros composés si « composés » représente autre chose que la transmission de données. Toutefois, si un enregistreur de numéros composés est maintenant un enregistreur de transmission de données, un dispositif similaire en ce qui concerne notre façon de communiquer, dans ce cas, nous devons également mettre à jour cette ancienne disposition pour qu'elle vise la nouvelle technologie utilisée, si elle est différente. Cela me semble logique.

J'aimerais ajouter qu'il me semble qu'on a négligé d'explorer une certaine retenue présente dans la LPRPDE, et que les personnes assujetties à la LPRPDE, les entreprises privées — y compris les fournisseurs de service Internet —, doivent agir de façon raisonnable dans les circonstances, même en ce qui concerne l'article 7. Il semble donc que ces personnes soient tenues, même dans le cadre de cette loi, de ne pas seulement fournir des renseignements sur demande. Il faut que cela corresponde aux circonstances.

Le sénateur Plett : Monsieur Geist, selon votre témoignage, il faut atteindre un équilibre entre le maintien du droit à la vie privée et la lutte contre les infractions commises en ligne. Je crois que nous convenons tous qu'il faut atteindre cet équilibre. Toutefois, je crois qu'il faut déterminer le bon équilibre.

Il y a deux semaines, nous avons entendu le témoignage de M. Gilhooly, qui a été victime d'agression sexuelle lorsqu'il était enfant; il est maintenant avocat. Voici ce qu'il nous a dit :

[...] le droit à la vie privée devra faire l'objet d'un compromis si nous voulons vivre dans une société sûre où les policiers disposent d'outils adéquats.

À mon avis, cela ne veut pas dire que nous vivons dans un État policier ou que nous devons vivre dans un État policier. Cela veut dire que nous allons devoir, collectivement, nous faire une idée de ce dont nous avons besoin pour obtenir des résultats qui ont du bon sens.

Plus tard, en réponse à une question posée par ma collègue, la sénatrice Frum, sur la protection de la vie privée, il a parlé de la vie privée à l'ère d'Internet en terminant avec ceci :

En conséquence, ce projet de loi ne changera pas d'un iota la vie d'un Canadien moyen.

J'aimerais seulement avoir votre avis sur son commentaire.

M. Geist : J'aimerais d'emblée soulever trois points. Tout d'abord, je crois que vous avez raison : tout le monde convient qu'au bout du compte, nous parlons d'un équilibre et de l'atteinte de cet équilibre. Cela dit, si le témoin que vous avez entendu la semaine dernière a suggéré, en quelque sorte, que nous cessions de protéger la vie privée pour faciliter le travail des organismes d'application de la loi, je ferais valoir que ce n'est pas ce que prévoit la Charte. En ce moment, nos lois ne suggèrent pas d'éliminer la protection de la vie privée. C'est un élément qui demeure essentiel.

Toutefois, dans ce contexte, il me semble que nous cherchons la bonne façon d'atteindre cet équilibre. Ce que j'ai dit, et je crois que les membres du comité l'ont entendu à de nombreuses reprises, c'est que la nécessité d'exercer une surveillance appropriée n'entrave pas l'application de la loi. Cela ne signifie pas que nous devrions éliminer la protection de la vie privée ou cesser de fournir les outils nécessaires. Cela signifie que nous sommes réellement préoccupés par l'accroissement de la divulgation volontaire proposée par ce projet de loi et le projet de loi S-4, car on accroît ainsi la probabilité de divulgation sans surveillance. Je ne dis pas qu'il faut empêcher la divulgation; il ne fait aucun doute qu'elle est nécessaire dans les circonstances appropriées. Je dis seulement qu'il ne faut pas le faire sans surveillance, et que si nous accroissons la probabilité de divulgation volontaire, nous éliminons la probabilité qu'on exerce cette surveillance.

Deuxièmement, si vous parlez de la question du seuil, comme nous l'avons fait il y a quelques instants avec les métadonnées, il est important de reconnaître que le type de renseignement qui peut être obtenu à partir des métadonnées est très souvent, maintenant, ce que nous aurions considéré comme étant du contenu il y a environ 10 ans. Nous avons reconnu très facilement que le contenu était, en quelque sorte, de nature extrêmement délicate. Il fournit beaucoup de renseignements sur certains éléments et pourtant, à l'époque, en partie parce que la technologie n'était pas aussi avancée qu'aujourd'hui, nous pensions que les métadonnées n'offraient pas autant de renseignements personnels. Elles le font aujourd'hui. Si votre ancien témoin laisse entendre que nous devrions éliminer la surveillance et les seuils appropriés, je crois qu'il a tort.

Enfin, j'aimerais souligner que s'il est d'avis que cela ne touche pas le Canadien moyen, il a absolument tort. J'ai parlé à des élèves du secondaire et j'ai parlé à certains élèves de l'école secondaire que fréquente l'un mes enfants. Lorsque nous avons parlé des projets de loi C-13 et S-4, la discussion n'a pas seulement porté sur les dispositions sur la cyberintimidation, mais également sur ce qui arriverait si le seuil pour avoir accès à la personne avec laquelle ils communiquent, avec d'autres éléments de renseignement, était très bas. Ils étaient extrêmement préoccupés par ce genre de répercussions.

On n'a qu'à lire les manchettes des dernières semaines d'ici et ailleurs pour se faire une idée de la signification des métadonnées. Pensez aux communications qui peuvent avoir eu lieu entre les deux députés du Parlement qui sont maintenant accusés de harcèlement et d'autres députés. Il n'est pas nécessaire de connaître le contenu des courriels, mais simplement de connaître leurs interlocuteurs et le moment des communications, car ces renseignements entraîneront d'énormes répercussions.

Pensez aux personnes qui ont témoigné dans l'affaire concernant Jian Ghomeshi. L'important, ce n'est pas ce qui a été dit, mais les métadonnées qui pourraient révéler beaucoup de choses et entraîner d'énormes conséquences. Ce que je fais valoir, comme l'ont fait de nombreuses autres personnes, c'est que si on divulgue ces renseignements, il est essentiel d'établir un seuil approprié.

Le sénateur Joyal : À votre avis, en tenant compte des conclusions qu'a formulées la Cour suprême en juin dans la décision Spencer, si le projet de loi est adopté dans sa forme actuelle, une personne accusée de possession d'images représentant des enfants pourrait-elle dorénavant contester cette accusation en alléguant que la police a obtenu les preuves illégalement et que l'affaire doit être rejetée?

M. Geist : Je ne suis pas un avocat de la défense en droit criminel, mais je présume que cela dépendra de la façon dont les organismes d'application de la loi ont obtenu ces renseignements et de la façon dont ils sont utilisés dans l'affaire.

Le sénateur Joyal : Sur le fondement des principes déterminés dans la décision Spencer.

M. Geist : Oui, si l'on se fonde sur la décision Spencer, je crois qu'un mandat lié à la transmission de données obtenu selon ce seuil présente, sans aucun doute, un risque potentiel. Vous n'avez qu'à lire cette décision, ainsi que la décision Vu et une série d'autres décisions rendues par les tribunaux. De plus, nous pourrons bientôt lire la décision Fearon. Le tribunal a maintenant créé quatre ou cinq décisions liées à la protection de la vie privée et dans lesquelles il a vraiment tenté d'actualiser la Loi sur la vie privée pour qu'elle corresponde à l'environnement technologique actuel. Honnêtement, ces décisions reconnaissent mieux les conséquences sur la vie privée que le projet de loi. Si les organismes d'application de la loi souhaitent compter sur des renseignements obtenus par l'entremise d'un mandat assujetti à ce seuil moins élevé, je crois qu'il ne fait aucun doute qu'un avocat de la défense cherchera à contester la validité de ce mandat en faisant valoir que le seuil est beaucoup trop bas.

Le sénateur Joyal : Manifestement, si cette preuve est présentée devant le tribunal, l'avocat de la défense contestera le fait que la preuve a été obtenue illégalement, c'est-à-dire de façon contraire à la protection contre une fouille déraisonnable conférée par la Charte et qu'il s'agit d'éléments qui ne sont pas admissibles comme preuve.

M. Geist : Évidemment, et je crois que c'est ce que vous avez entendu de la part des avocats au criminel plus tôt. J'aimerais même accroître le préjudice causé par cette mesure pour ceux qui souhaitent veiller à ce que les organismes d'application de la loi possèdent les outils appropriés. J'entends toujours dire que les organismes d'application de la loi ont besoin des outils nécessaires, et il semble que tout le monde s'entend là-dessus. Pensez à l'accroissement de la divulgation volontaire qui crée cette immunité. Je ne crois pas que de nombreux fournisseurs de services Internet divulgueront volontairement des renseignements après la décision Spencer. On a une disposition qui est censée accroître certaines de ces divulgations volontaires pour aider les organismes d'application de la loi. On a maintenant une décision de la Cour suprême du Canada qui énonce clairement que la plupart des fournisseurs de services Internet ne coopéreront pas du tout, et que même s'ils le faisaient, il est possible de contester leur témoignage sur le fondement de la décision Spencer.

Si vous avez des préoccupations générales sur le fait de fournir aux organismes d'application de la loi les outils dont ils ont besoin pour s'attaquer à ce problème, pourquoi tenterait-on, après la décision Spencer, d'accroître la divulgation volontaire? C'est ce que je trouve vraiment intrigant au sujet du ministre de la Justice qui, après la décision Spencer, a tenté de faire valoir que rien n'avait changé. Ce qui a changé, c'est que si vous tentez sérieusement de fournir aux organismes d'application de la loi les outils dont ils ont besoin, vous ne pouvez pas utiliser l'approche volontaire. La Cour suprême vient de vous le confirmer.

Le sénateur Joyal : L'autre élément qui me préoccupe, c'est que lorsqu'il y a une contestation fondée sur une disposition de la Charte, le tribunal examine toujours trois questions. Tout d'abord, quelle est la raison d'être de la loi? Est-elle valable? Deuxièmement, les mesures proposées dans la loi concernée servent-elles les objectifs visés par la raison d'être de la loi? Troisièmement, est-ce la mesure la moins intrusive? À mon avis, la question de la mesure la moins intrusive échouera, car actuellement, lorsqu'on obtient un mandat de perquisition ou une autorisation de mettre quelqu'un sur écoute, il faut informer la personne visée après l'avoir fait, afin d'atteindre un équilibre, mais on n'a plus besoin de le faire avec cette mesure. Maintenant, on peut obtenir beaucoup plus de renseignements qu'avec l'écoute électronique et on n'est même pas tenu d'informer la personne de tous les renseignements qu'on a recueillis à son sujet. Il semble que c'est l'un des éléments principaux qui feront échouer ces mesures devant le tribunal. Pourriez-vous commenter cela?

Mme Slane : L'une des choses déroutantes, car un grand nombre de stratégies ont été mises en œuvre durant les deux dernières années, c'est que la décision Spencer a souligné le fait qu'on testait les capacités de divulgation volontaire. Dans certains cas, on pourrait avoir obtenu un mandat. Dans toutes ces affaires de pornographie infantile, on avait des preuves flagrantes. On avait les images et on aurait pu facilement satisfaire aux normes les plus élevées de « motifs raisonnables de croire » que l'infraction criminelle avait été commise. Tous les éléments nécessaires étaient présents, mais on a agi de cette façon pour vérifier si cela répondait aux critères de la Charte, et cela a échoué.

De nombreux éléments divulgués par les fournisseurs de services Internet pendant ce temps n'ont pas servi aux enquêtes sur la pornographie infantile, mais à tous les autres types de demandes. Ils ne sont pas présentés et contestés devant les tribunaux, car on ne compte pas sur eux pour obtenir d'autres mandats lorsqu'une personne présente des preuves devant le tribunal.

L'un des problèmes, lorsqu'on n'exerce aucune surveillance, c'est qu'on recueille une grande quantité de données et de renseignements et que personne ne s'en aperçoit, car on est prudent. On ne va pas présenter ces renseignements devant le tribunal s'ils peuvent potentiellement faire l'objet d'une contestation. Ce type de projet de loi pourrait entraîner d'autres préjudices qui seront très difficiles à contester en vertu de la Charte.

La sénatrice Batters : Monsieur Geist, vous avez parlé de Carole Todd, la maman d'Amanda Todd. Elle a rencontré le ministre de la Justice après avoir comparu devant la Chambre des communes, et elle a donné une entrevue à CBC Radio. Avez-vous entendu cette entrevue ou avez-vous lu une transcription, car elle a clarifié son opinion sur le projet de loi.

M. Geist : Non seulement je l'ai entendue, mais elle m'a envoyé un courriel quelques jours après l'adoption du projet de loi à la Chambre des communes pour exprimer son désarroi sur le fait que le projet de loi n'avait pas été modifié et que les victimes comme elle, qui avaient exprimé des préoccupations liées à la protection de la vie privée, n'avaient pas été entendues.

Le sénateur McIntyre : Je vous remercie de vos exposés. Je dois détourner votre attention des questions qui ont été soulevées.

J'aimerais plutôt attirer votre attention sur le paragraphe 162.1(2) du projet de loi. Ce paragraphe traite de la définition d'« image intime ». Je ne lirai pas le paragraphe, mais d'après ce que je comprends, il contient une définition en trois parties de l'expression « image intime ». Tout d'abord, il me semble qu'on a déterminé clairement ce qui constitue une image intime et qu'on a émis des avertissements précis. Comme vous le savez, la définition est similaire à celle qu'on trouve dans les infractions liées à la pornographie infantile.

Deuxièmement, il y a clairement des attentes liées à la protection de la vie privée lorsque l'image est prise. Autrement dit, elle est prise dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée et enfin, la personne avait toujours des attentes liées à la protection de la vie privée.

Je suis satisfait de cette définition, et j'aimerais savoir si vous l'êtes aussi. Je pose la question, car la plupart, sinon tous les articles contenus dans le projet de loi tournent autour de la définition d'image intime.

Mme Slane : Je suis essentiellement satisfaite. J'ai eu quelques raisons de remettre en question la dernière partie, car je me demandais dans quelles circonstances on perd les attentes raisonnables concernant la protection de la vie privée relativement à une image. Je ne crois pas que ce soit l'intention du projet de loi, mais je voulais établir clairement que lorsqu'une image est diffusée, on perd ces attentes liées au contrôle de celle-ci. Il y a un certain moment où l'image est diffusée et où l'on perd toute attente raisonnable liée à la protection de la vie privée à l'égard de cette image intime.

Je ne voudrais pas nécessairement que cela se produise, même si on a soulevé des points importants en ce qui concerne les limites qui seront fixées, surtout lorsque les images deviennent virales et sont tellement diffusées qu'on ne peut pas porter d'accusations pour échapper à cette situation. En effet, on ne peut pas accuser 1 000 personnes d'avoir partagé une image. Néanmoins, je ne voudrais pas qu'on établisse une norme qui force une personne à renoncer à ses attentes liées à la protection de la vie privée parce que son image a été diffusée.

M. Geist : Je m'occupe davantage de l'élément lié à la protection de la vie privée. Je ne crois pas être en position de répondre à cette question. De certaines façons, cela explique pourquoi M. Therrien, le commissaire à la protection de la vie privée du Canada, a souligné que le projet de loi aurait dû être divisé en deux parties. On aurait eu l'occasion d'étudier plus en détail les enjeux liés à la cyberintimidation et de veiller à ce que nous ayons des outils efficaces pour s'attaquer à ce problème, et peut-être d'examiner ensuite, de façon distincte, les dispositions sur l'accès légal.

La sénatrice Frum : Je suis une immigrante du numérique. J'ai sincèrement posé cette question relativement à l'enjeu des métadonnées.

Si les agents d'application de la loi reçoivent un mandat de perquisition pour obtenir des données de transmission, auront-ils accès à plus de métadonnées me concernant ou concernant tout autre Canadien que Facebook ou Google?

M. Geist : Oui, bien sûr. Facebook et Google ne possèdent que les renseignements qu'on leur révèle. Si vous interagissez directement avec Facebook et que vous avez certains témoins, ils pourront suivre une partie de vos activités si vous avez consulté des sites web qui contiennent un widget Facebook. Ils ne verront pas les sites consultés qui ne comportent pas de widget Facebook ni à qui vous avez envoyé des courriels. Vous pouvez vous rendre anonyme en n'utilisant simplement pas de widget Facebook. C'est la même chose pour Google, vous pouvez l'utiliser sans vous connecter, et Google ne recueillera aucune donnée sur votre identité.

La sénatrice Frum : Ce n'est pas l'impression que j'ai quand je reçois des courriels ciblés.

M. Geist : Ils peuvent cibler, de façon anonyme, une adresse IP en particulier. Pour les courriels, ils vont simplement analyser le contenu, de façon automatisée, pour connaître l'objet des courriels, puis faire des propositions qui leur semblent pertinentes.

C'est très loin de l'accès à toute la correspondance, quelles qu'en soient la provenance et les circonstances, que permet un mandat sur les données de transmission. Cela ne se compare même pas.

La sénatrice Frum : Sur le concept des attentes raisonnables de protection en matière de vie privée, serait-il juste de dire qu'il y a beaucoup moins de confidentialité que la plupart des internautes comme nous ne le croient? Pour satisfaire ces attentes raisonnables, il faut mettre fin à l'ignorance de tous les utilisateurs de Facebook ou de Google : leurs activités ne sont pas vraiment privées. Facebook suit chaque transmission de données. Il s'accroche, se rend propriétaire des données, les suit, procède au ciblage et à la commercialisation des données d'identité et les vend. Il ne respecte pas du tout la vie privée. Je suis farouchement contre Facebook.

Mme Slane : Michael essaie de vous expliquer que la différence, c'est que les agents d'application de la loi auraient le pouvoir de compiler toutes ces données. Je parle des transactions avec les médias sociaux dans leur ensemble, mais aussi de tous les autres sites que la personne visite, de ce qu'elle regarde, des personnes qu'elle appelle, des recherches qu'elle fait. Ils peuvent rassembler toutes ces données, ce qui est beaucoup plus invasif que ce qu'un média social peut faire à lui seul.

Pour déterminer ce qui est raisonnable, il y a une norme. Elle n'est pas différente pour la personne habituée à ce qu'on porte atteinte à sa vie privée. Elle continue de se fonder sur ce à quoi on s'attend dans une société démocratique. Ce n'est pas parce qu'une personne est habituée à être maltraitée par son entreprise que les normes de confidentialité que nous voulons protéger en tant que société démocratique seront aussi médiocres.

La sénatrice Frum : Si j'utilise l'une de ces interfaces, je suis en fait totalement surveillée en tout temps, que j'en sois consciente ou non.

M. Geist : Non. Quand vous adhérez à un service, vous consentez, par votre signature, à la politique de protection de la vie privée qu'il vous offre, et il y a toute une série de mécanismes qui vous permettent de choisir quels renseignements vous voulez partager, comment ils seront utilisés et tout le reste. Ce sont des choix que chacun fait, mais bien sûr, on peut aussi choisir de ne pas les utiliser du tout. Ces services sont ensuite en mesure de recueillir et d'utiliser les données en question, ce qui ne se compare pas à un suivi de toutes les activités sur Internet. Quand vous dites que c'est la même chose pour Facebook, c'est comme si vous disiez qu'en vous déconnectant de Facebook, vous alliez vous couper de toute forme de communication. Ce n'est pas la même chose. Je peux décider de ne pas utiliser Facebook.

Je crois qu'il ne serait pas réaliste pour la plupart des Canadiens en ce moment de décider de ne plus communiquer du tout à l'aide des réseaux informatiques ou cellulaires. C'est pourtant l'idée ici. C'est très différent de ce que Facebook permet de faire, puisque les utilisateurs doivent y donner leur consentement.

La sénatrice Frum : Je ne veux pas que Google suive mes activités, mais il le fait.

M. Geist : Il ne le fait que si vous lui permettez de le faire. Vous pouvez naviguer à l'aide de Google et utiliser la fonction de recherche sans profil, sans vous connecter, dans l'anonymat.

La sénatrice Frum : Vous devrez m'expliquer comment le faire un peu plus tard.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Monsieur Geist, vous êtes au courant que la plupart des fournisseurs de service Internet ont des politiques relatives à l'utilisation acceptable de leur service et, d'ailleurs, ces politiques contiennent des lignes directrices destinées aux utilisateurs de service Internet. Pensez-vous que ces politiques sont assez efficaces pour éviter la cyberintimidation? Si ce n'est pas le cas, qu'est-ce qu'on pourrait ajouter à ces politiques pour qu'elles soient plus efficaces?

[Traduction]

M. Geist : J'ai examiné les politiques de quelques fournisseurs de service dans divers contextes, et bien honnêtement, la plupart s'accordent le droit de faire à peu près n'importe quoi sur leur réseau par rapport aux activités de leurs abonnés.

Je pense qu'en quelques mots, les fournisseurs de services Internet ont effectivement ce pouvoir. Ils s'accordent, à tout le moins par contrat, le pouvoir de débrancher une personne, de refuser un consommateur ou de statuer qu'il contrevient à certaines règles régissant les comportements sur le réseau. Toutefois, tout cela relève de la relation contractuelle directe entre le fournisseur de services et l'abonné.

Cette question a été soulevée dans l'affaire Spencer, dans laquelle on a fait valoir que d'une certaine façon, les gens n'ont pas d'attente raisonnable de protection en matière de vie privée parce que les fournisseurs de services Internet essaient de limiter leurs attentes avec ces modalités. La cour a rejeté cet argument parce qu'il ne lui semblait pas raisonnable de conclure que la personne n'avait plus d'attente raisonnable de protection en matière de vie privée sous prétexte qu'elle y aurait renoncé en signant ce contrat.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Vous trouvez que ces politiques sont assez efficaces ou qu'elles en font trop?

[Traduction]

M. Geist : Je suppose qu'il faudrait analyser les modalités de chaque fournisseur de services. D'après ce que j'ai vu, et peut-être Mme Slane pourra-t-elle en parler davantage, ils se réservent tous à peu près les mêmes pouvoirs pour ce qui est de juger des comportements qu'ils estiment appropriés ou non sur leurs réseaux.

Ont-ils le pouvoir de s'attaquer à ces problèmes sur le plan contractuel? Je présume que la réponse est oui, mais cela ne constitue clairement pas de solution complète au problème de la cyberintimidation.

Il n'y a personne à ma connaissance qui soit vraiment contre les dispositions sur la cyberintimidation qu'on trouve ici. Elles contribuent à lutter contre le phénomène. J'ai moi-même trois enfants à l'école. S'ils étaient la cible de cyberintimidation, je voudrais moi aussi qu'il y ait des règles convenables en place.

D'une certaine façon, le problème dans cette discussion, c'est qu'il y a deux projets de loi qui interviennent ici. Il y a le projet de loi de trois pages sur la cyberintimidation et le projet de loi d'environ 40 pages sur l'accès légitime à des renseignements personnels. Nous devrions donc avoir deux conversations différentes à ce sujet, et je crois que nous aurions probablement pu nous organiser pour avoir rapidement un excellent projet de loi sur la cyberintimidation et probablement aussi un meilleur projet de loi sur l'accès légitime à des renseignements personnels, qui serait conforme avec le jugement Spencer, mais nous avons ce que nous avons.

Le sénateur Baker : Dans l'affaire Spencer, les services de police ont utilisé la lettre de demande prescrite à l'article 7 de la LPRPDE. On peut se demander ce qu'il va advenir de cette loi, la LPRPDE, qu'on prévoit réviser. Elle s'appliquerait à Shaw, qui était le fournisseur de services dans l'affaire Spencer, si je ne me trompe pas. Elle ne s'appliquerait pas à d'autres fournisseurs de services qui ne sont pas vraiment réglementés. Du point de vue de la protection des renseignements personnels, SaskTel serait considéré comme un fournisseur de services, mais serait assujetti à la loi de la province sur la protection des renseignements personnels.

Permettez-moi de vous poser une dernière question, monsieur Geist. Vous êtes très souvent cité dans la jurisprudence, mais il pourrait parfois arriver que vous ne soyez pas d'accord avec les façons dont vous l'êtes. Au cours de la dernière année, j'ai examiné la décision rendue à Terre-Neuve-et-Labrador, dans l'affaire R c. Mills, par le juge David Orr. On trouve cette phrase au paragraphe 24 :

La procureure de la Couronne soutient qu'il n'y pas d'attente en matière de protection de la vie privée lorsqu'un message est envoyé par courriel. Elle cite le livre de l'auteur Michael Geist Internet Law in Canada, 2e édition, page 262 :

On ne l'entendra jamais assez : un courriel dans l'Internet est aussi privé et sécuritaire qu'une carte postale envoyée par courrier ordinaire. N'importe qui, du personnel de votre fournisseur de services Internet jusqu'aux amis et aux collègues de votre correspondant, peut lire votre message électronique dès le moment où vous cliquez sur le bouton « envoyer » de votre ordinateur.

Elle utilise donc votre ouvrage de 2001 pour affirmer qu'il n'y a pas de protection de la vie privée sur Internet. Considérez-vous toujours ces observations véridiques?

M. Geist : Je n'étais pas au courant de ce jugement. Je serais tenté de dire que c'est peut-être la raison pour laquelle il y a une troisième édition.

D'une certaine façon, on parle ici de deux choses différentes. On se rapproche des propos de la sénatrice Frum et de ce que l'utilisateur moyen pense de la confidentialité de ses activités en ligne. Je crois qu'il est vrai que pour beaucoup d'utilisateurs, surtout à l'ère de l'après-Snowden, il n'y en a pas beaucoup. Nous avons appris grâce à l'affaire Snowden qu'il est faux de croire que les courriels sont privés dans un monde où les services du renseignement de sécurité siphonnent toute l'information. Ce n'est tout simplement pas vrai.

Mais ce n'est pas vraiment ce qui est en jeu ici. La question ne consiste pas à savoir si oui ou non, les courriels peuvent être interceptés d'une multitude de façons, à moins que la personne ne prenne de mesures particulières pour les encrypter et les rendre secrets. On se questionne ici plutôt sur les normes qui établissent quand les organismes d'application de la loi peuvent les obtenir grâce à un mandat de perquisition, puis les utiliser. C'est assez différent.

Le sénateur Baker : L'information n'a pas été obtenue par mandat dans l'affaire Spencer. Il ne faut pas confondre les choses. Il n'y a eu qu'une lettre, pas de mandat. Il n'y a pas eu d'autorisation judiciaire. Ce projet de loi prévoit d'accorder une autorisation judiciaire dans certaines circonstances. Il faut certes qu'il y ait des soupçons à la base, mais la cour peut accorder une autorisation judiciaire s'il y a des motifs raisonnables de soupçonner quelque chose. Ce sont donc deux choses totalement différentes.

Seriez-vous d'accord avec les témoins précédents de la Criminal Lawyers' Association, selon qui ces dispositions ne survivraient pas à une contestation sur la base de la Charte en raison de la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans l'affaire Spencer?

M. Geist : Je pense qu'il ne fait aucun doute qu'il y a là une vulnérabilité. Nous avons déjà dit que la divulgation volontaire comportait clairement sa part de vulnérabilité : c'est ce qu'on constate directement dans l'affaire Spencer.

Au sujet des données de transmission, quand on regarde ce que les juges ont dit et répété dans bien des décisions, dans les affaires Vu, Spencer et d'autres comme celle de TELUS, ils semblent assez unanimes sur le caractère confidentiel des données numériques et d'une grande partie de l'information électronique que nous générons lorsque nous communiquons à l'aide de ces réseaux. Les tribunaux reconnaissent qu'en droit moderne, il faut voir ce type de données un peu comme on voyait le contenu il y a 10 ou 20 ans.

Le sénateur Joyal : Il y a une chose que tout le monde doit très bien comprendre. On ne peut pas présumer que dès qu'une personne fait quelque chose sur un ordinateur, tout le monde peut le lire ou le voir. La question de la sénatrice Frum se fondait surtout sur l'hypothèse selon laquelle dès qu'on accède à son compte Facebook ou à ses messages Exchange de son ordinateur, on n'est plus protégé, puisque tout le monde a un ordinateur et peut avoir accès à un autre ordinateur de nos jours. On se trouverait alors à renoncer à la protection de ses renseignements personnels. À mon avis, le jugement Spencer réfute bien cette hypothèse. Le tribunal a été très clair. Ce n'est pas parce qu'on fait quelque chose sur un ordinateur que tout le monde peut s'attendre à y avoir accès.

Bien sûr, votre fournisseur de services peut avoir un programme qui lui permet, par exemple, de surveiller vos achats sur eBay, de sorte qu'après avoir acheté des skis tant de fois, vous receviez toutes sortes de publicités sur les centres de ski et les billets pour y aller. Nous savons qu'ils ont ce genre de programmes, mais ce n'est pas parce que nous les voyons sur nos écrans radars que nous avons abandonné notre droit à la vie privée individuellement. Le danger que je vois dans ce projet de loi, c'est qu'à partir du moment où on le permet pour un certain objectif, le gouvernement va trouver le moyen de faire suivre la même voie à d'autres objectifs. C'est ce qui m'inquiète.

On va trouver toutes sortes d'autres « bonnes raisons » d'abaisser le seuil de protection des renseignements personnels. C'est ce qui me préoccupe. C'est une perspective à long terme, parce que je peux imaginer bien d'autres objectifs qui vous sembleraient très louables pour protéger la sécurité nationale ou prévenir la radicalisation : je pourrais vous en donner une liste et je suis certain que vous pourriez en dresser une vous aussi, mais nous risquerions alors d'être pris dans une autre tendance de protection que celle que nous devrions mettre de l'avant pour l'utilisation de ces technologies.

M. Geist : Le Canada comme d'autres pays s'est doté de règles de protection de la vie privée selon lesquelles personne ne devrait savoir quels livres je lis ou j'emprunte à la bibliothèque. Ce sont mes choix de lecture. Il y a des règles aux États-Unis, depuis les audiences Bork, qui assurent la protection de la confidentialité des activités de location de vidéos des gens, parce que les autres ne doivent pas nécessairement avoir accès à la liste de tout ce qu'une personne regarde. Ce sont mes choix vidéo. Ce mécanisme peut fonctionner de tellement de façons différentes. Pour diverses raisons, nous avons reconnu par le passé, pendant quelques décennies, l'importance de protéger les renseignements personnels dans l'environnement hors ligne, mais nous nous apprêtons à adopter une loi qui ne tient pas compte du fait que ces outils génèrent le même genre de renseignements, sans toutefois bénéficier du même degré de protection, une protection que nous tenons presque pour acquise dans l'environnement hors ligne ou non numérique.

Le sénateur Baker : Monsieur Geist, vous avez entendu parler de l'affaire TELUS c. R., qu'a entendue la Cour suprême du Canada il n'y a pas si longtemps. La Cour suprême du Canada a approuvé la norme établie par l'article 487.012, qui habilite un juge à déterminer qu'un agent de la paix a des motifs raisonnables d'obtenir un mandat en raison de soupçons. La majorité des juges (le juge Cromwell a signifié sa dissidence, probablement à juste titre à mon avis) que cet article permettait, sur la base de doutes raisonnables, d'obtenir les renseignements visés par l'affaire TELUS, c'est-à-dire les messages textes d'une personne et les autres renseignements que l'entreprise conservait pour une période de 30 jours, par exemption à l'article 186, pour le contrôle de la qualité des services. Croyez-vous que la Cour suprême du Canada va changer sa position compte tenu de la décision qu'elle a rendue dans l'affaire Spencer?

M. Geist : Non. L'arrêt TELUS est trop récent.

Je retiens toutefois un certain nombre de choses de cet arrêt. D'abord, il est extrêmement rare qu'un fournisseur de services de télécommunications se batte pour les renseignements sur ses abonnés dans ce genre de contexte. L'affaire TELUS est remarquable parce qu'il y a très peu d'entreprises de télécommunication qui se battent pour lutter contre les tentatives d'accès à ces renseignements, ce qui mérite déjà d'être souligné, mais il est aussi remarquable que la cour commence à définir les notions d'interception et de conservation et à reconnaître qu'il y a des différences entre les deux.

La Cour suprême semble véritablement déterminée à se pencher sur la technologie et à réfléchir à la protection de la vie privée dans ce contexte. Dans ce cas-ci, il y avait au moins une société de télécommunications prête à en faire autant. La plus grande crainte, c'est que les sociétés de télécommunication, particulièrement, n'aient pas trop envie de se battre pour protéger la vie privée des consommateurs.

Le sénateur Joyal : Quelle est la situation aux États-Unis à cet égard?

M. Geist : D'une certaine façon, si l'on analyse la situation à la suite de l'affaire Snowden, on voit que les États-Unis se dotent de beaucoup de directives sur ce qu'il ne faut pas faire plutôt que sur ce qu'il faut faire. Je pense que nous pourrions examiner la surveillance qui s'exerce dans ce pays. Nous faisons partie du Groupe des Cinq, nous faisons donc partie du système. Mais les attentes en matière de protection de la vie privée y sont bien inférieures à ce qu'elles sont ici, notamment parce qu'il n'y a pas là-bas de loi nationale qui protège la vie privée à la base. La seule exception — et c'est probablement l'exception à l'exception — est celle de l'affaire Fearon, qui porte sur l'accès à l'information détenue sur un téléphone cellulaire non protégé par un mot de passe. La Cour suprême des États-Unis a rendu une décision dans cette affaire, et notre propre Cour suprême a entendu une affaire très semblable sur laquelle elle va rendre une décision très bientôt. La cour américaine a statué que ces renseignements avaient un caractère privé. Je m'attends à ce que notre propre Cour suprême fasse de même.

Le président : Chers témoins, je vous remercie infiniment de cette contribution extrêmement intéressante à nos délibérations. Nous vous en sommes très reconnaissants.

Mesdames et messieurs les sénateurs, nous allons nous réunir de nouveau demain matin, pour continuer notre étude du projet de loi C-13.

(La séance est levée.)


Haut de page