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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mercredi 8 mai 2019

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui à 16 h 15 pour se pencher sur les relations étrangères et le commerce international en général.

La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Je souhaite la bienvenue à nos témoins. Comme nous avons déjà reçu vos biographies, je vais vous présenter, mais brièvement, pour ne pas ronger sur votre temps précieux. Nous vous sommes reconnaissants d’avoir si gentiment répondu quand nous vous avons demandé, presque à la dernière minute, de venir nous mettre au courant de la situation en Ukraine. Je vais demander aux sénateurs de se présenter.

La sénatrice Coyle : Mary Coyle, Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Boehm : Peter Boehm, Ontario.

La sénatrice Cordy : Jane Cordy, Nouvelle-Écosse.

[Français]

Le sénateur Dawson : Dennis Dawson, de la province de Québec.

[Traduction]

La sénatrice Bovey : Patricia Bovey, Manitoba.

[Français]

La sénatrice Saint-Germain : Raymonde Saint-Germain, du Québec.

[Traduction]

Le sénateur Dean : Tony Dean, Ontario

La sénatrice Ataullahjan : Salma Ataullahjan, Ontario.

Le sénateur Ngo : Thanh Hai Ngo, Ontario.

Le sénateur Housakos : Leo Housakos, Québec.

[Français]

Le sénateur Massicotte : Paul Massicotte, du Québec.

[Traduction]

Le sénateur Greene : Stephen Greene, Nouvelle-Écosse.

La présidente : Je suis Raynell Andreychuk, de la Saskatchewan.

Le comité est autorisé à examiner les enjeux qui peuvent survenir de temps à autre en matière de relations étrangères et de commerce international en général. Dans le cadre de ce mandat, le comité est heureux d’accueillir des experts qui lui présenteront une analyse de l’élection présidentielle de 2019 en Ukraine.

Nous nous intéressons en particulier de l’orientation que prendra l’Ukraine par suite de l’élection. Comment voyez-vous les récents changements en Ukraine? Sont-ils très importants ou peu importants? Les ententes selon lesquelles le gouvernement canadien actuel et les gouvernements canadiens précédents ont fonctionné tiendront-elles toujours? Nous cherchons à avoir en quelque sorte une vision de boule de cristal de même qu’une certaine réflexion sur ce qui est arrivé et pourquoi l’élection a eu ce résultat. Nous avions des observateurs parlementaires en Ukraine et avons reçu quelques nouvelles. Le comité a entendu en mars des fonctionnaires d’Affaires mondiales Canada qui ont parlé de la situation générale en Ukraine, avant l’élection, et nous cherchons maintenant à comprendre les conséquences de la voix du peuple en Ukraine.

Au nom du comité, je souhaite la bienvenue à Paul Robert Magocsi, professeur et titulaire de la Chaire des études ukrainiennes John Yaremko de l’Université de Toronto. Par vidéoconférence, nous accueillons Matthew Rojansky, directeur de l’Institut Kennan au Wilson Center de Washington, et Sergiy Kudelia, professeur agrégé de Science politique à l’Université Baylor au Texas. Nous avons ici une vaste représentation géographique et des antécédents variés. Les sénateurs ont eu l’occasion de prendre connaissance de vos antécédents.

Je vais passer la parole à nos témoins par vidéoconférence, en commençant par M. Rojansky, que les autres témoins suivront selon l’ordre où ils étaient nommés dans l’ordre du jour. Je rappelle aux témoins que les sénateurs ont besoin de poser des questions, ce qu’ils aiment faire, mais notre temps est limité. Je vais vous demander d’être brefs dans vos exposés, comme la greffière vous l’a mentionné. Voilà qui est pour la procédure ici. Je vous passe maintenant la parole, monsieur Rojansky. Bienvenue au comité.

Matthew Rojansky, directeur, Institut Kennan, Wilson Center : Merci beaucoup, madame la présidente. Je vous remercie tous d’être avec nous aujourd’hui pour parler, de façon ponctuelle et fort opportune, de cet important sujet, important pour le Canada bien sûr, pour les États-Unis, pour le monde entier, pour nous au Wilson Center et très important et significatif pour moi, personnellement.

J’ai eu l’immense privilège d’être spécialiste des politiques à l’ambassade, ce qui est essentiellement un universitaire sur place, à Kyiv, en Ukraine, à la veille de l’EuroMaïdan, qui est devenu la révolution de la dignité en Ukraine à la fin de 2013. J’ai été témoin au cours de la dernière demi-décennie, bien sûr, de nombreux défis et de nombreuses difficultés, mais aussi de nombreux succès.

Tout cela est couronné par le fait que, une demi-décennie plus tard, au lieu de se plonger dans un autre scénario révolutionnaire, un autre scénario de grandes attentes et de grandes déceptions, l’Ukraine vient tout juste de tenir une élection généralement libre et juste. Nous n’avons pas encore de date, mais ce pays se prépare à l’investiture d’un nouveau président, élu librement et équitablement. Il a souvent été dit au sujet de l’Ukraine que l’idée de base, l’idée d’un pays souverain et indépendant qui est capable de gérer un processus démocratique pluralistique... Rien que cela est une réalisation louable et je crois que cette dernière élection le souligne.

Y a-t-il eu des problèmes avec l’élection? Oui, il y en a eu. Vous pouvez lire les rapports des observateurs et vous pouvez lire le rapport de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Je ne veux pas entrer dans les détails maintenant, mais nous pourrons le faire pendant la période de questions si vous le voulez. Essentiellement, le processus de vote a été aussi libre et aussi équitable que possible. Le résultat étant représentatif de la volonté du peuple ukrainien, comme l’avaient indiqué les nombreux sondages d’opinion publique. En d’autres termes, il n’y a pas eu de trucs bizarres ni de manipulation, comme certains observateurs s’attendaient à voir, malgré des tentatives de « jouer » avec les candidats sur le bulletin de vote, comme le cas célèbre de Yuriy Tymoshenko, dont le nom abrégé était étrangement le même que celui de Yulia Tymoshenko, et des choses de ce genre. Les résultats n’en ont pas été influencés ni au premier ni au deuxième tour de scrutin. Dans l’ensemble, il y a certainement lieu de féliciter l’Ukraine et de souligner que c’était une réalisation notoire.

Ce que nous avons, c’est un président élu qui est très différent des présidents antérieurs de l’Ukraine. Qui est-il? Ce point ne saurait être ignoré. Volodymyr Zelensky est né en 1978. Indépendamment de l’endroit où il est né ou de sa langue maternelle, il est, de loin, le plus jeune président que l’Ukraine élu depuis son indépendance, et il est fondamentalement un président de l’ère postsoviétique. Toute sa vie adulte s’est déroulée après la fin du régime soviétique, après la fin du contrôle de l’Ukraine par Moscou. C’est un point intéressant qui contredit ceux qui diraient qu’il a fait affaire en Russie, qu’il parle le russe ou qu’il penche vers la Russie. C’est une personne qui n’a jamais vécu, adulte, dans une Ukraine dominée et dirigée par Moscou, dirigée par le KGB. Il n’a pas ce genre d’antécédents, et il ne se comporte certainement pas comme s’il avait ce genre de vision du monde. C’est une distinction importante.

C’est un type intelligent. Bien des gens pensent qu’un comédien est un clown. Je dirais qu’il est un satiriste politique. Il a une éducation juridique. Il vient d’une famille de l’élite intellectuelle, mais, en même temps, une famille loin d’être riche à laquelle de nombreux Ukrainiens peuvent s’identifier, venant de Kryvyi Rih au centre-sud de l’Ukraine. Il a fait ses débuts en comédie dès l’âge de 17 ans lors d’un concours de comédie des jeunes dans lequel il a excellé. C’est un homme qui a eu du potentiel, une vision et qui s’est bâti à un jeune âge une entreprise qui a remporté un succès fou. On peut bien comprendre pourquoi tant de gens sont emballés par lui.

Sa récente œuvre est son émission de télévision Serviteur du peuple dans laquelle il joue le rôle du président de l’Ukraine — coïncidence, n’est-ce pas? —, bien que son personnage soit très différent de lui. Il joue le rôle d’un enseignant dont la diatribe sur la corruption a fait l’objet d’une vidéo virale. Il est filmé pendant qu’il crie toutes les choses que les Ukrainiens pensent, sentent et disent en prenant un verre avec leurs amis, mais au sujet desquels ils ne font essentiellement rien. Cette vidéo du professeur Holoborodko se répand sur les médias sociaux comme une traînée de poudre, et il est élu président de l’Ukraine à l’issue d’une campagne de sociofinancement et d’externalisation à grande échelle.

Rien n’est vraiment prouvé, mais je soutiens que, quelque part dans leur cœur et dans leur tête, quand ils l’ont élu président avec une majorité écrasante de 75 p. 100 au deuxième tour, de nombreux électeurs ukrainiens pensaient au président Holoborodko. Il reste à voir maintenant, bien sûr, si c’est ce qu’ils vont avoir ou si le président Zelensky ressemblera moins au personnage qu’il joue à la télévision et plus aux politiciens ukrainiens qui l’ont précédé.

Comme je l’ai déjà mentionné, il est d’une tout autre génération et ses antécédents scolaires sont certainement différents, mais l’Ukraine dont il prend le gouvernail est différente de certaines façons et la même de certaines autres. Elle est différente, bien sûr, parce qu’il y a eu un élan de réforme au cours des cinq dernières années. Cet élan a eu des résultats mitigés, certains très négatifs pour la majorité des Ukrainiens. De fait, Zelensky lui-même a fait campagne avec le message que la vie en Ukraine était devenue inabordable, ce qui a résonné avec un immense nombre de personnes — les personnes qui se plaignent d’avoir à payer la soi-disant kommunalka, du coût de la vie dans leurs immeubles à appartement, des droits d’énergie qui ont augmenté dans le cadre d’un programme de réforme demandé, avouons-le, par nous dans l’Ouest. C’est un pays en guerre, qui est partagé. D’une part, les Ukrainiens n’ont jamais ressenti la fierté nationale, la souveraineté et l’union qu’ils ressentent aujourd’hui. D’autre part, c’est une nation où certaines personnes souffrent et servent de façon disproportionnée, et d’autres ne sont presque pas touchés. On peut voir et sentir cela dans l’Ukraine aujourd’hui si l’on compare les sentiments dans le sud-est du pays aux sentiments, par exemple, dans les rues de Kyiv ou dans l’ouest du pays.

Mais c’est remarquable à mon avis que Zelensky ait eu de si bons résultats dans presque chacune des catégories et chacune des régions. Lviv était la seule région dans laquelle il n’a pas obtenu la majorité. Ses résultats étaient bons chez chaque groupe démographique, des très riches aux très pauvres. Ses résultats étaient bons aussi chez les Ukrainiens unilingues ethniques, ceux qui sont bilingues et ceux qui parlent le russe. Ce n’était absolument pas une élection dans laquelle le sud-est s’opposait à l’ouest, ou vice versa, comme par le passé en Ukraine.

Cela mène à la question de savoir s’il sera fondamentalement différent. Je vois ici un ou deux dilemmes. Tout d’abord, le président élu Zelensky n’a pas de plateforme. Il n’a pas annoncé ses positions. Il a dit qu’il est largement pro-Ouest, qu’il est pour l’OTAN et l’Union européenne, mais qu’il faut tenir un référendum sur ces questions. C’est une chose que de nombreux politiciens ukrainiens ont réclamée. Le président Poroshenko a simplement avancé dans ces questions. Zelensky ne met pas les freins forcément, mais il ne semble pas vouloir suivre cette approche d’externalisation pour alimenter le contenu stratégique de ses positions.

Nous ne savons pas non plus qui sera dans son cabinet. Nous avons vu des noms, dont certains sont encourageants, des gens qui ont du talent. Par exemple, l’ancien ministre des Finances Danyluk est associé de près à lui, qualifié de personne pro-Ouest, très bien éduqué et de grande expérience. Il y en a d’autres, mais Zelensky a clairement déclaré qu’il n’annoncera pas les membres de son cabinet avant son investiture. Or, détail technique très important, aucune date d’investiture n’a encore été fixée et donc, nous ne savons pas de quoi aura l’air le cabinet de Zelensky et, dans la mesure où les gens sont le pouvoir dans des endroits comme Washington, Ottawa ou Kyiv, nous ne savons pas de quoi ce pouvoir aura l’air.

L’autre gros dilemme, c’est que nous ne savons pas quel sera le comportement du véritable président Zelensky — pas le personnage télévisé Holoborodko qui avait une façon très peu traditionnelle de traiter avec l’élite au pouvoir, les oligarques et les politiciens de l’Ukraine. Comment le véritable président Zelensky, qui traite avec les oligarques depuis de nombreuses années, en particulier Ihor Kolomoisky, le propriétaire de la chaîne de télévision qui présente l’émission télévisée de Zelensky, Block 95, ainsi que l’émission Serviteur du peuple, traitera-t-il avec ces gens en réalité? Le seul message que nous avons entendu de lui jusqu’à présent vient de son débat de gladiateur avec le président sortant Poroshenko, quand il a été mis au défi avec la question : « Allez-vous appliquer la loi contre quelqu’un comme Kolomoisky? » Et sa réponse a été : « Si Kolomoisky contrevient à la loi pendant que je suis président de l’Ukraine, il ira en prison. » Bon, c’est une promesse, mais nous n’avons pas encore eu l’occasion de voir si elle sera exécutée en réalité.

L’autre dilemme qui confrontera peut-être Zelensky, c’est que les cartes sont en quelque sorte contre lui. Par exemple, la Rada a récemment adopté une loi sur la langue qui était très claire. Zelensky s’y est opposé, spirituellement, pour ainsi dire, quoique pas en des termes explicites. Sa campagne était contre ce genre de choses. Sa campagne préconisait une identité nationale inclusive entièrement ukrainienne et il n’était pas d’accord avec la loi sur la langue qui distribue des amendes à tout vendeur de livres, kiosque à journaux et kiosque à magazines qui ne respecte pas l’exigence de 51 p. 100 de publications ukrainiennes, et à quiconque ne parle pas exclusivement l’ukrainien en public, ce qui ne se produit pas jusqu’à présent dans certaines parties de l’Ukraine. Selon lui, pourquoi adopter une approche négative? Pourquoi créer une autre occasion de corruption avec des inspecteurs de la langue sillonnant le pays et pouvant imposer des amendes ou tourner l’œil s’ils sont soudoyés? Il préconisait plutôt des incitatifs positifs pour encourager les gens à apprendre et à maîtriser l’ukrainien. Zelensky lui-même a admis : « Je vais me trouver un tuteur de langue pour améliorer mon ukrainien ». J’ai trouvé que c’était plutôt courageux de sa part, parce que, par exemple, Yanukovych trébuchait couramment dans ses propos en ukrainien, mais il ne l’a jamais admis. Sur ce plan, le message de Zelensky est très positif, mais il a hérité d’une loi qu’il doit maintenant appliquer, étant à la tête des forces de l’ordre du pays, une loi qu’il n’approuve pas. Il est peu probable que ce soit le seul défi de ce genre. La Rada étudie maintenant des lois visant à entraver le pouvoir du président, et il est possible qu’il ait au-dessus de la tête l’épée de Damoclès de la destitution.

Cela m’amène au dernier grand défi, l’élection des membres de la Rada, qui est prévue pour l’automne. Nous pourrions parler des tenants et des aboutissants de cela en détail, mais il s’agit, essentiellement, de la position de Zelensky vis-à-vis de la Rada. Ceux d’entre vous qui connaissent le système ukrainien savent à quel point le contrôle dans la Rada est important pour la réalisation d’une part quelconque d’un programme. Sa position à l’issue de l’élection de la Rada ne sera jamais aussi forte qu’elle l’est aujourd’hui. À l’heure actuelle, elle est dominante. Si l’élection de la Rada était la semaine prochaine, il serait probablement en mesure de former un gouvernement majoritaire. Vous comprenez tous la politique, probablement mieux que n’importe lequel d’entre nous qui sommes des experts du sujet de l’Ukraine. Vous pouvez faire les projections. En supposant qu’il s’efforce les six prochains mois de mener à bien les promesses qu’il a faites au peuple de réduire le coût de leur électricité et d’améliorer leur vie, de s’attaquer à la corruption, empiétant profondément dans le système oligarchique, s’il n’arrive pas, ce qui est inévitable, à obtenir assez vite des résultats sur le plan de toutes ces questions, cela fera le jeu de ses adversaires aux élections de la Rada à l’automne. Par conséquent, aussi peu devin que je sois, je prédis qu’il n’arrivera pas à se garantir la majorité qu’il souhaite, même en coalition avec d’autres forces.

Nous pourrions chercher davantage à savoir qui sont ces personnes. De toute évidence, Petro Poroshenko en fait partie. Poroshenko a été un personnage éminemment important au cours des cinq dernières années en Ukraine. À l’encontre des dirigeants ukrainiens précédents qui se sont fondus gentiment dans le néant, et je pense en particulier à Yushchenko, Poroshenko conserve ce que l’on appelle communément maintenant les 25 p. 100. Certes, il a essuyé une défaite écrasante, mais il a quand même une minorité non négligeable. Ce n’est pas 3 p. 100. Il a remporté un quart des votes ukrainiens très concentrés dans certains secteurs, ce que l’on pourrait qualifier de « vote national patriotique ». Il a des électeurs dans l’ouest de l’Ukraine, qu’il tente de séduire maintenant en poussant la loi sur la langue et d’autres mesures. Il a des électeurs dans les forces armées, quoiqu’un peu moins que Zelensky, et il a des électeurs parmi les gens dont il s’est fait des alliés. Voilà pourquoi on peut le voir s’empresser aux côtés de chaque juge de la Cour constitutionnelle, remplaçant des membres clés du personnel présidentiel, et même de l’équipe de la sécurité présidentielle.

Pensant à l’émission télévisée Serviteur du peuple avec tous les défis auxquels l’enseignant Holoborodko a été confronté quand il est entré dans le système politique ukrainien solidement établi et dominé par les oligarques, on ne peut que s’apitoyer sur le sort de Zelensky, car il semble vraiment qu’il fera face aux mêmes problèmes. Malheureusement, il n’a pas la magie d’Hollywood ni les rédacteurs et les producteurs qui l’aideront à surmonter cela. Il aura à les surmonter dans la réalité de la politique ukrainienne, et ce ne sera pas chose facile. Je vais m’arrêter là.

Merci beaucoup.

Sergiy Kudelia, professeur agrégé en science politique, Université Baylor, à titre personnel : Madame la présidente et membres du comité, merci de m’avoir invité à cette réunion. Je parlerai principalement de l’élection elle-même, et, au cours de la période de questions, je serai heureux de parler de l’incidence de cette élection sur l’avenir.

L’élection présidentielle de 2019 en Ukraine a eu trois résultats politiques singuliers. Premièrement, le processus de l’élection a été libre et essentiellement équitable, malgré des tendances autoritaires croissantes poussées par le président Petro Poroshenko et les risques de sécurité associés au conflit armé de Donbas. Deuxièmement, le président sortant a été battu par...

La présidente : Monsieur Kudelia, je dois vous interrompre. Malheureusement, les interprètes nous disent qu’ils ne peuvent pas traduire pour des raisons techniques. C’est un problème du système audio où vous êtes, si j’ai bien compris. J’ignore si nos techniciens pourront le corriger.

On me dit que nous ne pouvons pas poursuivre, et je dois vous présenter toutes mes excuses pour le fait que nous ne pourrons pas vous entendre aujourd’hui. J’espère que vous pourrez revenir un autre jour. Avec un peu d’espoir, nous pourrons nous adapter à votre horaire et entendre votre exposé. C’est triste, mais nous avons souvent ce problème avec les vidéoconférences. Nous devons avoir la traduction dans les deux langues officielles et quelquefois l’alimentation électronique ne fonctionne tout simplement pas bien. Nous venons d’emménager dans un nouveau bâtiment et il se peut que cela cause quelques difficultés techniques. J’espère que vous accepterez mes excuses.

M. Kudelia : Bien sûr. J’ai présenté mes observations à la greffière, et si vous pouvez ajouter cela au compte rendu, je serais heureux.

La présidente : Nous distribuerons certainement vos observations, et espérons avoir l’occasion de tenir un dialogue avec vous une autre fois. Merci, monsieur Kudelia. Nous sommes esclaves de ces circonstances. On appelle ça la nouvelle technologie, mais je me demande parfois si l’ancienne technologie n’était pas meilleure.

Monsieur Magocsi, je me tourne vers vous. Vous avez déjà été devant nous, et avec un peu d’espoir, votre microphone fonctionne.

Monsieur Kudelia, si vous pouvez nous entendre et souhaitez nous écouter, vous êtes le bienvenu, mais si vous avez d’autres choses à faire, au nom du comité je vous remercie de votre indulgence.

M. Kudelia : Merci.

La présidente : Monsieur Magocsi, bienvenue. J’espère que nous pourrons avoir un dialogue avec vous.

[Français]

Paul Robert Magocsi, professeur et titulaire de la Chaire des études ukrainiennes John Yaremko, Université de Toronto, à titre personnel : Merci. Je pense que, quelle que soit la langue dans laquelle je m’exprime ici, vous serez en mesure de m’entendre. Je parle habituellement en anglais; je vais donc vous faire ma présentation en anglais.

[Traduction]

J’aimerais commencer par dire quelques mots d’introduction. On nous a demandé de parler pendant cinq ou six minutes, et je serai donc bref, parce que vous avez des questions; cependant, il y a cinq points que j’aimerais souligner brièvement, sans plus de détail, mais si vous souhaitez donner suite à n’importe lequel d’entre eux, sachez qu’ils représentent, dans un certain sens, ce que je sais.

Premièrement, je ne suis pas très à l’aise dans ce contexte, ou n’importe quel contexte qui, dans un certain sens, va à l’encontre de la nature même de ma formation, c’est-à-dire celle d’un historien qui sait quelque chose au sujet du passé et, par définition, est très réticent à dire quoi que ce soit au sujet de l’avenir. À mon avis, ce n’est pas sans importance — la notion même d’avoir une boule de cristal. Que ce dont nous parlons soit le présent en général, des événements futurs, des élections présidentielles, et cetera, peu importe ce que le futur sera. Je signale donc, ouvertement, ma réticence en tant que professionnel dans une discipline et pas dans une autre. Cela ne veut pas dire que les spécialistes des sciences politiques et certains de nos autres collègues n’ont pas cela comme profession; cependant, c’est ma position là-dessus.

Le deuxième point que je voudrais présenter, auquel certains d’entre vous aimeraient donner suite, est le phénomène des Canadiens ukrainiens et de la connaissance de l’Ukraine. Le fait que des personnes soient d’origine ukrainienne, que ce soit la deuxième, troisième, quatrième ou cinquième génération, ou qu’elles aient même étudié l’Ukraine dans leur profession dans l’Ouest, ne veut pas dire qu’elles connaissent la vie dans un pays qu’ils visitent peut-être, à l’occasion, avec un saut rapide dans la capitale et peut-être même un petit détour à Lviv parce que c’est un beau coin. Mais cela ne leur dit pas grand-chose sur le pays en entier. Même si ces personnes visitent leur famille, font un saut dans un village et recueillent l’opinion de leurs sœurs, de leurs frères, et cetera, cette connaissance n’est pas très représentative. Par conséquent, toute la question de s’appuyer sur l’opinion de personnes qui vivent en dehors du pays par opposition à celles qui vivent et travaillent dans le pays est aussi quelque chose que je vous signale comme matière à réflexion.

Ceci étant dit, que doivent faire alors des comités comme le vôtre, et que doivent faire des personnes comme nous, qui sont parfois appelées soit à présenter des exposés dans le cadre d’une réunion comme celle-ci, soit rédiger quelque chose — des pages éditoriales, et cetera? Il me semble que la seule chose qui pourrait et devrait être faite, c’est tout regarder dans l’optique canadienne, dans une perspective canadienne et déterminer d’abord et avant tout les besoins du Canada en tant que pays. Le Canada est un pays qui a un rôle dans le monde international et une relation spéciale avec l’Ukraine. L’Ukraine n’est pas simplement un autre pays, comme nous le savons. Il est proche de la Russie, il y a une guerre qui s’y déroule actuellement, et ainsi de suite. La seule chose dont nous devrions nous préoccuper, à mon avis, n’est pas forcément de se demander comment se dérouleront certains événements, mais plutôt de cerner clairement le programme du Canada vis-à-vis, dans ce cas particulier, de l’Ukraine. La plupart des gens ont déjà ces choses à l’esprit, de toute façon, comme l’Union européenne, un conflit avec la Russie, des activités militaires, et il s’agit simplement de continuer à y penser et de garder un œil sur les politiques d’un régime, surtout un nouveau régime.

L’autre sujet de débat éventuel que j’aimerais proposer est ceci : dans ce genre d’exercice de boule de cristal, nous avons souvent des gens qui parlent avec une certaine autorité de ce qui se produira probablement avec, dans le cas présent, une personne qui a été élue, mais qui n’a aucune stratégie annoncée de toute façon. L’autre perspective est celle de l’anticipation de quelque chose de mauvais. Autrement dit, la tragédie est à la porte. C’est ce que l’on a entendu des futuristes les 25 dernières années, et certainement lors des crises politiques. Pensons au moment où l’Ukraine est devenue un pays indépendant en 1991. Il y a eu une foule de scénarios pessimistes — « Ce sera un bain de sang ».

Je vais vous parler de mes observations personnelles, surtout du passé lointain, mais aussi du passé récent. J’ai, en réalité, grande confiance dans les gens de l’Ukraine, probablement plus que les Ukrainiens eux-mêmes en ont, et certainement plus que les Canadiens d’origine ukrainienne ont à l’endroit des Ukrainiens et de l’Ukraine. Ils se sont manifestés. Ils ont réussi. Ils ont un pays qui fonctionne depuis plus d’un quart de siècle. Si l’on regarde un peu les événements historiques du XXe siècle, il y a beaucoup de pays qui n’en ont pas fait autant. Lorsqu’il y a eu un problème, ils ont appliqué leur bon sens ukrainien et l’ont réglé en descendant dans la rue. Il est possible que cela se produise. Ça pourrait arriver, mais si l’on en juge par le passé, les choses n’ont pas détérioré, elles se sont légèrement améliorées. Je ne vois pas du tout la logique de s’inquiéter de l’éventualité de scénarios tragiques ou de scénarios super problématiques.

Le dernier point que je voudrais faire, c’est que je considère cette élection — maintenant qu’elle est passée, nous pouvons en parler d’un point de vue historique — comme étant un énorme succès parce, qu’elle démontre au sujet de l’Ukraine quelque chose qui n’a pas été mentionné jusqu’à présent ou pas beaucoup. Il ne faut pas oublier que l’Ukraine est une société multiculturelle et une société multinationale, et je ne parle pas simplement de l’ethnie russe ou de ceux qui parlent le russe. Elle est peuplée de personnes d’origine ethnique et religieuse très variée.

Nous savons aussi que, traditionnellement, il y a eu un problème avec l’Ouest, plus qu’avec les Russes, à cause de l’image qu’on se fait de l’Ukraine comme un pays destructeur où les Juifs sont tués. Tout au long de l’histoire, à juste titre ou non, que ce soit interprété correctement ou incorrectement, à certains moments l’Ukraine et la société ukrainienne sont accusées d’antisémitisme. C’est la carte que Poutine a jouée durant le Maïdan. Arrêtons de penser à cela. Cet élément n’a pas joué du tout dans cette élection parce que les gens de l’Ukraine ne pensent pas en ces termes, heureusement. Dans l’Ouest, la diaspora et nous pensons comme ça, mais ce n’est pas la réalité là-bas. Pensez-y un peu. Où ailleurs y a-t-il une personne qui est à la fois président et premier ministre du pays avec des antécédents juifs dans un pays censé être antisémite. C’est extraordinaire. Ce qui est encore plus extraordinaire, c’est que ça n’a eu aucune incidence sur cette élection. Les gens ne pensent plus comme ça, et c’est une image très saine, à mon avis, de cette société.

Ce sont les points que j’avais à vous présenter. Si vous avez des questions, je serais heureux d’y répondre. Merci.

La présidente : Merci. Nous avons entendu tout un éventail d’observations. Nous accueillerons M. Kudelia plus tard, mais nos deux témoins ici ont suscité des questions.

La sénatrice Saint-Germain : J’adresse ma première question à vous, M. Rojansky. Dans une analyse postélectorale que vous avez publiée sur le site web de votre institut sous le titre What to Expect from Ukraine’s Next President, vous avez dit, au sujet de la Russie, ce qui suit :

Le Kremlin, qui n’a pas encore officiellement félicité Zelensky de sa victoire, semble partager l’enthousiasme « n’importe qui sauf Poroshenko » avec les électeurs ukrainiens.

Vous avez aussi dit, parlant cette fois des Ukrainiens :

... les Ukrainiens s’attendent à ce que le nouveau président règle la question de la guerre apparemment interminable avec la Russie, ainsi que les difficultés économiques et le problème de la corruption. Bien des personnes sont frustrées et furieuses qu’après cinq années de guerre et de sacrifices elles ne se portent pas mieux. Zelensky s’est attaqué à cette frustration avec un message d’espoir à deux volets.

Espérez-vous autant que l’espère le président élu que la relation avec la Russie s’améliorera et que la situation économique s’améliorera également?

M. Rojansky : Merci, madame la sénatrice, d’avoir si bien lu et interprété ce que j’ai publié. Tout d’abord, et ce n’est pas une excuse, mais comme nous sommes dans une situation où nous savons très peu ce que Zelensky peut véritablement faire et a l’intention de faire, notre opinion peut changer d’un jour à l’autre.

Par exemple, sur la question de « n’importe qui sauf Poroshenko », la forte impression initiale que j’ai eue, bien sûr, est le fait que l’aversion qu’ont les Ukrainiens pour le président sortant n’est pas du tout la même que celle qu’ont les Russes envers lui. Ce sont deux choses entièrement différentes, mais elles sont toutes les deux fondamentalement anti-président sortant.

Ensuite, j’ai vu les statistiques selon lesquelles les électeurs qui se sont déclaré pro-Zelensky au second tour, celui dans lequel il a remporté 73 p. 100 des voix, seuls 40 p. 100 ont déclaré qu’ils votaient essentiellement contre Poroshenko. Plus de 50 p. 100 ont déclaré qu’ils votaient pour Zelensky. J’ai trouvé cela très intéressant. Ils voient en lui quelque chose. C’est peut-être stylistique, peut-être générationnel et ce n’est peut-être pas un élément de fond terriblement important comme un mordu des politiques comme moi aimerait voir dans un livre blanc, mais ils voient en lui quelque chose qu’ils appuient proactivement de façon positive, et pas seulement parce qu’il n’est pas Petro Poroshenko. C’était très intéressant.

Le Kremlin voulait vraiment, je crois, se débarrasser de Poroshenko, et pourtant, il n’a contribué aucune ammunition qui aurait pu renforcer la main de Zelensky. Dès le départ, que fait Poutine? Il coupe l’alimentation en électricité, charbon et gaz de l’Ukraine. Il menace d’imposer des passeports à Donbass et, essentiellement, distribue des passeports russes, faisant ce que la Russie a fait tout au long de la période postsoviétique, c’est-à-dire revendiquer des citoyens sur le territoire d’un autre pays. Ça ne rend pas la vie plus facile à Volodymyr Zelensky. Ceci dit, ça pourrait en réalité améliorer son image et sa crédibilité auprès des Ukrainiens, parce qu’il a fait opposition avec force, disant : « Hé, ho! deux peuvent jouer à ce jeu. Nous avons ici beaucoup de Russes mécontents qui n’ont pas la liberté d’expression ni des droits fondamentaux. Si vous voulez venir en Ukraine, vous pouvez venir et être des citoyens ukrainiens ». Il a déjà entrepris ce va-et-vient avec Poutine, mais ça n’a pas l’air d’être prometteur.

Cela m’amène à la deuxième question, à savoir ce qu’il peut faire en réalité, et je suis optimiste. Avec tout le respect que je dois à M. Magocsi et son opinion au sujet de la boule de cristal, aucun de nous n’est devin. Ce que Zelensky a, et il ne faudrait jamais le sous-estimer, c’est un mandat. Je ne le sous-estime pas comme politicien. Une personne qui vient essentiellement de nulle part et entre dans le monde politique en remportant les trois quarts des votes dans une élection libre et équitable est forcément un penseur stratégique. Cet homme a planifié ceci et a composé graduellement la vision qui le rend possible. Si l’on veut être d’esprit soupçonneux, on pourrait même prétendre que son émission de télévision avait expressément pour but de lui fournir une plateforme de publicité politique de plusieurs années.

Quoi qu’il ait fait, ça a très bien marché. Il a maintenant un mandat quand il entre dans une pièce avec Vladimir Poutine, ce qu’il dit qu’il fera, soit dit en passant; il affirme qu’il n’a aucun problème à négocier directement avec les Russes. S’il est disposé à négocier avec les bandits qui dirigent les entités séparatistes du Donbass, c’est moins clair. La position russe, bien sûr, est que ce sont des séparatistes et qu’il faut négocier avec eux. Nous savons tous que c’est un prétexte. Il veut négocier avec Poutine. Il a un mandat, et cela signifie qu’il peut quitter la table en disant : « Le peuple ukrainien a voté pour moi. C’est ma position. Ils n’accepteront pas cela. Que voulez-vous que je fasse? M’opposer aux trois quarts du peuple ukrainien? »

C’est tout à fait autre chose. Je veux bien respecter le service que Poroshenko a rendu, mais en fin de compte, c’est un oligarque. Il est le produit de l’ancien système, et Poutine et Poroshenko avaient en quelque sorte une certaine compréhension qui était fondée sur cet ancien système. De plus, dans la majeure partie de son mandat, dès l’année suivant son élection en 2014, Poroshenko a été président minoritaire. Dans les sondages, ses chiffres étaient déjà au-dessous de 10 ou à peine au-dessus; il n’avait donc pas ce mandat.

Zelensky possède cette force et, s’il l’utilise en négociant avec Poutine, il est possible qu’il gagne un peu de terrain. Bien sûr, il s’agit de la Russie. La Russie ne donnera rien gratuitement. Elle se réserve toujours l’option d’ébranler l’Ukraine n’importe quand en fomentant la violence.

C’est à voir si Zelensky sera capable de tenir simultanément les deux promesses qu’il a faites : premièrement, améliorer la situation économique du peuple, ce qui exigera un énorme soutien de la part de l’Ouest, et deuxièmement, améliorer la situation dans la région du Donbass en y apportant la paix; on pourrait dire que ces deux promesses sont un peu contradictoires. Il va devoir faire marche arrière ou avancer un peu plus lentement dans ses intentions d’intégration des institutions occidentales, se rapprocher géopolitiquement de l’Ouest, s’il ne veut pas s’aliéner le peuple dans l’est du pays et le Kremlin avec qui il doit faire affaire pour régler le conflit du Donbass. C’est une initiative très délicate et très difficile.

Le dernier point que j’ai là-dessus, c’est que cela exigera du doigté. Il lui faudra avoir dans son équipe des personnes qui ont effectivement de l’expérience et savent ce qu’elles font, pour gérer ce portefeuille. Je ne suis pas terriblement optimiste d’après son émission de télévision seulement, dans laquelle il a nommé un ami ministre des affaires étrangères. Je suis un peu plus optimiste à cause du nom de certaines personnes d’expérience auquel il a fait allusion.

La sénatrice Saint-Germain : Merci de cette réponse très intéressante.

[Français]

Mon autre question s’adresse à vous, professeur Magocsi. Vous comprenez et parlez très bien français, je crois. C’est ce que j’ai entendu un peu plus tôt.

M. Magocsi : Oui.

La sénatrice Saint-Germain : J’ai bien compris que vous n’aviez pas de boule de cristal, alors je ne vous demanderai pas de faire un exercice de magicien ou de visionnaire, mais je vais vous demander de nous donner un avis à partir de votre expertise et de votre connaissance des enjeux, tant russes qu’ukrainiens. Le Canada a sanctionné, au fil des dernières années, sous le gouvernement actuel et sous le précédent gouvernement, des individus de nationalité russe et ukrainienne pour le rôle qu’ils ont joué dans la situation dans l’Est de l’Ukraine, en plus d’adopter une position très claire, je dirais même très ferme, en ce qui a trait au rôle présumé de la Russie dans le conflit. Sachant que la Russie est un acteur majeur en Europe et que la position canadienne ne semble pas, de mon point de vue en tout cas, avoir eu d’effet significatif sur la situation entre la Russie et l’Ukraine, croyez-vous qu’il est temps que le Canada change son approche vis-à-vis de la Russie dans ce conflit?

M. Magocsi : Je pense que la meilleure chose pour moi, pour l’instant, étant donné que la majorité des gens ici sont anglophones, serait de vous répondre en anglais.

[Traduction]

Je tiens d’abord à souligner que, en dépit de ce que bon nombre de personnes, d’experts et d’observateurs disent et espèrent, la Russie ne changera jamais sa position et son attitude à l’endroit de l’Ukraine. Même le plus faible changement, à mon avis, est un faux espoir. Je ne dis pas cela comme une personne qui tente de consulter une boule de cristal, mais plutôt en me fondant sur des siècles d’histoire.

Je précise aussi que cela n’a presque rien à voir avec Poutine. Poutine est loin d’être la première personne qui se préoccupe du fait que l’Ukraine ne fait pas partie de la Russie, et loin d’en être la dernière. Dans une certaine mesure, sur le plan de la politique russe contemporaine, si l’on écoute la rhétorique, il n’est pas le plus extrémiste.

Passons maintenant à la question de savoir si le Canada devrait changer son approche vis-à-vis de la Russie. Partant de la prémisse que je viens d’avancer, la réponse serait oui, il devrait probablement réévaluer sa stratégie à l’endroit de la Russie dans la mesure où il pourrait aussi réévaluer ou renforcer certains aspects de sa stratégie envers l’Ukraine, en supposant que la relation des deux pays démontrée sur des siècles d’histoire ne changera pas.

Je vais vous donner un exemple. Je l’ai déjà dit en public, et certaines personnes n’aiment pas entendre l’expression « génétique culturelle ». Ce n’est pas un énoncé de racisme. C’est un énoncé de la façon dont les personnes et les sociétés sont formées et ce qui se trouve dans leur intellect, leur conscience et leur subconscient, en raison du monde dans lequel elles ont vécu et dans lequel leurs ancêtres ont vécu, et cetera.

Les Russes aiment les Ukrainiens comme ils aiment les Biélorusses. Pourquoi? Parce qu’ils font partie d’eux-mêmes. N’aimez-vous pas votre bras gauche? N’aimez-vous pas votre bras droit? Comment pourriez-vous ne pas aimer votre bras gauche et votre bras droit? Ils font partie de votre corps. Cette société a été tellement acculturée par des siècles d’expériences, par un peu moins de siècles d’éducation universelle — quoique l’éducation est maintenant universelle — que cela est ancré en eux. Il est absolument inconcevable pour des Russes de n’importe quelle sorte, forme, taille, genre ou âge de ne pas considérer l’Ukraine et les Ukrainiens comme leur bras gauche ou leur bras droit.

Cela dit, si c’est dans l’intérêt du Canada, nous avons ici deux questions distinctes : la question politique et la question morale. Sur le plan politique, si le gouvernement peut stimuler l’économie canadienne en n’imposant pas de sanctions ou en en levant certaines, ce qui lui permettra de faire davantage de commerce avec la Russie, et s’il peut promouvoir les intérêts économiques du Canada en reconnaissant que la Crimée fait partie de la Russie et qu’il faut faire quelque chose dans l’Est, je dirai, par pragmatisme politique — la realpolitik, comme on disait —, pourquoi pas? Qu’est-ce qui est prioritaire? L’Ukraine ou le Canada et les Canadiens? Pour le Canada, c’est le Canada et les Canadiens qui doivent être prioritaires. Mais il y a aussi la question morale. Les Canadiens, en particulier, aiment à croire que leur pouvoir dans le monde ne se limite pas à la puissance militaire ni même à la puissance économique. Ils veulent que ce pouvoir s’arc-boute sur certains principes de coexistence dont le Canada est parfois, de certaines façons, le gardien moral.

Si vous voulez éventuellement modifier la politique du Canada vis-à-vis de la Russie, la première question que vous devez vous poser est de savoir dans quelle mesure cette modification est compatible avec les principes dont je viens de parler. Voulez-vous privilégier les principes moraux ou le pragmatisme? Une fois que vous aurez décidé cela, le reste est clair, si l’on se fonde sur l’hypothèse que la Russie ne changera jamais d’attitude à l’égard de l’Ukraine.

Le sénateur Massicotte : Monsieur Rojansky, ce qui arrive souvent dans n’importe quel pays, c’est que le nouvel acteur politique propose toutes sortes de solutions, qu’il n’a généralement pas de mal à ficeler parce qu’il ou elle n’a pas une connaissance approfondie du monde réel. C’est ce que certains observateurs occidentaux disent du nouveau président que vous avez élu. Autrement dit, il s’est prononcé sur certaines questions — parfait, ça semble cohérent —, mais on n’est pas sûr que cela fonctionne dans la réalité, surtout quand on sait que Poutine est à la fois très prudent, très stratégique et très puissant. Est-ce un scénario possible, ou bien pensez-vous que ce type-là sait vraiment ce qu’il fait? Que nous ne serons pas en guerre d’ici un an? Que nous n’allons pas nous faire manipuler dans certaines circonstances ou certaines situations? Qu’en pensez-vous vraiment?

M. Rojansky : Étant donné ce que le professeur Magocsi a dit au sujet de la dynamique avec la Russie, il faut bien admettre qu’il y a des problèmes qui n’ont pas de solution. Par exemple, parlons d’abord du conflit à propos de la Crimée. Vous savez tous que la Russie a envahi la Crimée et l’a annexée officiellement à son territoire. Y a-t-il quelqu’un ici qui pense sérieusement que n’importe quel nouveau gouvernement russe que l’on puisse envisager dans les prochaines décennies puisse un jour rendre la Crimée, à n’importe quel prix? Si l’on est réaliste, la réponse est non. Même dans le cas du Donbass, la Russie ne reconnaît pas qu’elle occupe un territoire appartenant à l’Ukraine et qu’elle soutient les séparatistes du Donbass ou qu’elle les contrôle. Si bien que ce conflit commence à ressembler à ce qu’on appelle un « conflit prolongé » ou à ces conflits gelés dans l’espace postsoviétique. Je n’aime pas parler de conflit gelé, car ces conflits ne sont jamais gelés, il y a des victimes, il y a du sang qui coule. Mais pas un seul de ces conflits — je veux parler de la Moldavie, de la Géorgie, de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan — n’a été réglé. Ils perdurent. Quand la Russie s’en mêle directement, ils deviennent partie intrinsèque de la politique russe.

Par conséquent, si vous me demandez si Zelensky est un opposant inexpérimenté typique qui est parti en croisade et qui a marqué des points en promettant des solutions à des problèmes que les politiciens expérimentés n’arrivaient pas régler, je vous réponds oui sans hésiter. L’a-t-il fait délibérément et en connaissance de cause? Je crois que oui. Je ne pense pas qu’il soit naïf quant à sa capacité de résoudre les problèmes, mais il est très intelligent et il est entouré de gens intelligents.

La question maintenant est de savoir quels problèmes il peut vraiment régler et lesquels il doit se contenter de contenir indéfiniment afin d’éviter le pire? Je pense que le conflit appartient à la deuxième catégorie. Il ne le réglera pas en négociant avec Vladimir Poutine, mais pensez par exemple à l’économie et à la tragédie que vit l’Ukraine. Je me souviens de ce que disait souvent en 2013 l’ambassadeur John Tefft, pour lequel j’ai travaillé. C’était initialement une boutade de Bill Clinton, au sujet de la place Mikhailivska à Kiev. Il disait que l’Ukraine a un potentiel illimité, mais que ce qui est tragique, c’est que 20 ans plus tard, on en est toujours au même point. Le vaste potentiel de l’économie de l’Ukraine et de son capital humain — une population très instruite, inventive, créatrice — n’est toujours pas exploité sérieusement parce qu’il est bridé par un système corrompu.

Zelensky a un profil différent. Il a un style différent et son réseau de connaissances est tout à fait différent de ceux des politiciens qui ont dirigé l’Ukraine jusqu’à présent. J’ose me montrer un peu optimiste en espérant que les choses peuvent changer. Et si quelqu’un peut le faire, j’espère que ce sera lui. Mais je n’irai sans doute pas jusqu’à gager mon modeste salaire là-dessus.

Le sénateur Massicotte : Merci.

La sénatrice Cordy : Merci à nos deux témoins de comparaître devant notre comité aujourd’hui.

Dans les articles que j’ai lus récemment, j’ai vu que parmi les graves problèmes que va devoir affronter le président Zelenski, il y a une corruption endémique et un système de justice impuissant. Je sais qu’ils y travaillent. La Rada a adopté des réformes pour réduire l’influence du politique sur le judiciaire et pour développer le professionnalisme de ceux qui sont nommés à la magistrature. Deux mille juges ont volontairement quitté leur poste, mais le processus de nomination a été critiqué pour son absence de transparence.

Professeur Rojansky, vous avez dit qu’il était extrêmement important d’avoir le contrôle de la Rada pour pouvoir faire des changements. Le nouveau président va-t-il pouvoir mettre en place un système judiciaire plus fort? C’est ce que semble vouloir la Rada, mais apparemment, il y a déjà des obstacles. Comment le président Zelensky va-t-il pouvoir lutter contre la corruption généralisée? Pour le moment, il n’a pas de députés à la Rada. Il est quasiment tout seul. Vous avez parlé tout à l’heure des relations qu’il aurait peut-être avec certains oligarques.

M. Rojansky : Merci beaucoup, sénatrice Cordy. Ce sont des questions très intéressantes.

Pour y répondre, je dirai que des solutions ont été proposées au cours des cinq dernières années pour régler ces deux problèmes, qui étaient presque toujours prônées par les pays de l’Ouest, l’Europe et l’Amérique du Nord, et qui étaient généralement financées par des États en particulier, l’Union européenne, le FMI, et cetera. Ces solutions ont permis de régler les problèmes en partie, et en disant « en partie », je ne veux pas dire qu’elles n’ont servi à rien, mais qu’elles sont tout simplement insuffisantes. C’est ce qui explique la grande frustration des électeurs ukrainiens.

Parlons du climat des affaires en Ukraine. Je n’ai pas les chiffres avec moi, mais je pourrai vous les faire parvenir. Le problème fondamental est que ce que l’on appelle les oligarques possèdent et contrôlent une plus grande partie de l’économie ukrainienne que ce n’était le cas, croyez-le ou non, il y a ne serait-ce que 10 ans. Autrement dit, même dans cette période postsoviétique, nous n’avons toujours pas entamé la « déorligarchisation » de l’économie ukrainienne, si ce mot existe vraiment. Doit-on s’en étonner? Non. Il y a cinq ans, les Ukrainiens eux-mêmes ont élu massivement un oligarque, un milliardaire du nom de Petro Porochenko, pour diriger leur pays. Il était sans doute irréaliste de demander à un oligarque de « déorligarchiser » le pays, et il ne l’a donc pas fait.

Les réformes judiciaires, par exemple, ont suscité beaucoup de controverse. Le comportement de Porochenko était lui-même ambiguë. D’un côté, il s’était engagé pour que la Rada accepte qu’il y ait des comités de révision externes et que la société civile puisse proposer des candidats à la magistrature. Mais en même temps, et c’est ce qu’on a appris au cours des dernières semaines, Porochenko exerçait des pressions sur les juges à l’aide de « kompromats » – terme qui nous est maintenant malheureusement familier, puisqu’il s’agit des dossiers compromettants que les services secrets ont en leur possession –, de pots-de-vin et d’autres moyens pour servir ses propres desseins et protéger ses alliés. Tout ça est en train de sortir maintenant parce que les juges se sentent plus libres, Porochenko étant sur le point de quitter ses fonctions.

Et ce qui est cocasse, c’est qu’alors qu’il est sur le point de quitter ses fonctions, il est en train de remplacer les 75 juges de la cour constitutionnelle du pays. Pourquoi fait-il cela soudainement, au moment même où il a perdu les élections? Pourquoi ne l’a-t-il pas fait au cours des cinq dernières années? Faut-il en conclure que tous ces juges sont corrompus? Bien sûr que non. Mais, très franchement, je ne comprends pas pourquoi il fait cela maintenant. Je suis sûr que certaines de ces personnes sont d’excellents juristes, mais elles doivent toutes leur nomination à Petro Porochenko qui, comme je l’ai dit tout à l’heure, ne quitte pas la politique. Il va monter une vaste campagne pour gagner, sinon la majorité, tout au moins un grand nombre de sièges à la Rada.

S’agissant de la question plus générale de la corruption — vous faites sans doute allusion à ce que j’appelle le problème Ihor Kolomoisky. Le fait est que Zelensky entretient depuis longtemps des relations d’affaires avec Ihor Kolomoisky dont la banque, PrivatBank — qui était auparavant la plus grande banque de dépôts privée, une sorte de banque commerciale au détail pour les Ukrainiens ordinaires —, a été nationalisée sous le régime de Porochenko. Autrement dit, un oligarque, Porochenko, a confisqué les avoirs bancaires importants d’un autre oligarque. Ces deux-là se détestent. Par conséquent, si Zelensky est perçu comme l’homme de Kolomoisky, on peut dire que c’est la revanche d’un oligarque contre un autre.

Si c’est vraiment ce qui est en train de se passer, il n’y a alors aucun espoir de voir la corruption diminuer, car on assiste alors tout simplement à un changement d’équipe sur le terrain, c’est tout.

En revanche, Zelensky pourrait s’avérer être un leader radicalement nouveau. Je suis peut-être trop charitable, mais je ne peux m’empêcher de penser à son émission de télévision où il prétend être ce genre de leader. C’était en fait le message de sa campagne. Elle a été si courte et si superficielle que nous devons nous raccrocher à cela. Si c’est le genre de leader qu’il veut être, alors oui il a une chance parce qu’il sera prêt à s’attaquer aux oligarques.

Je terminerai par ce qui n’est qu’une rumeur. Comme je l’ai dit, la situation change de jour en jour. Il semblerait, d’après certains reportages, que Zelenski ait passé le récent congé de mai en Turquie. D’après les signaux qui identifient les avions, un certain nombre d’oligarques importants ou leurs représentants se trouvaient dans la même région en Turquie, au même moment. D’aucuns soupçonnent que la rencontre ne visait pas nécessairement à conclure une entente secrète, mais que Zelensky s’est rendu là-bas parce qu’il ne voulait pas risquer d’être surveillé par les forces politiques ukrainiennes pendant qu’il négociait une nouvelle politique : « Voilà comment les choses vont fonctionner pendant ma présidence ». Ça peut marcher comme ça peut échouer, nous ne savons pas exactement ce qu’il a dit.

La sénatrice Bovey : Je vous remercie infiniment de vos deux déclarations, je les ai trouvées très intéressantes d’autant plus que nous vivons une période, je dirai, tout à fait intéressante.

Monsieur Rojansky, vous avez dit que la date d’intronisation n’avait pas encore été fixée.

M. Rojansky : Oui.

La sénatrice Bovey : Doit-elle avoir lieu dans un délai précis? Autrement dit, y a-t-il un risque que Porochenko refuse de céder le pouvoir?

M. Rojansky : Sénatrice, c’est une excellente question. Je n’exclus jamais rien. C’est possible. Mais je pense que Porochenko va siéger dans l’opposition, car il a dit très clairement qu’il ne quitterait pas la politique. D’un autre côté, il n’a absolument rien laissé transparaître — par exemple, que pourrait-il faire pour empêcher Zelensky de prendre le pouvoir? Il pourrait déclarer un état d’urgence nationale en lançant une campagne militaire dans l’Est, la Russie ne manquerait pas de réagir et on imagine la suite. Ce ne serait pas la première fois qu’il tenterait ce genre de choses, mais il a déjà échoué une fois et je ne pense pas qu’il puisse réussir maintenant. Je pense donc qu’il va quitter son poste.

En revanche, il est beaucoup plus difficile de dire quand il va le faire, et ce, pour plusieurs raisons. Je regrette vraiment que le professeur Kudelia ne soit pas parmi nous aujourd’hui, car il connaît très bien ce dossier.

Premièrement, l’histoire ne nous permet pas d’être optimistes. En effet, les présidents ukrainiens n’ont jamais été intronisés plus de deux semaines après avoir remporté le second tour des élections. Or, deux semaines se sont pratiquement écoulées, et nous n’avons toujours pas de date d’intronisation. C’est sans précédent, et c’est inquiétant. La Rada n’est pas favorable à Zelensky, elle est favorable au président sortant, Porochenko. Donc, on comprend pourquoi.

Le président de la Rada a déclaré que le 14 mai — c’est à dire dans une semaine, soit huit jours de plus — ils annonceraient la date d’intronisation. Zelensky a demandé qu’elle ait lieu le 19 mai, parce que les leaders importants qu’il compte inviter — peut-être le premier ministre du Canada, le président ou le vice-président des États-Unis — ont besoin d’un préavis pour organiser leur agenda. Ce sont des gens occupés. C’est un argument valable.

Mais c’est sans doute secondaire par rapport à ce qu’il veut faire sur le plan intérieur. Pourquoi? Si, conformément à la Constitution ukrainienne, il prête officiellement serment — soit dit en passant, il doit le faire devant la Cour constitutionnelle où Porochenko vient de nommer un grand nombre de juges — après le 31 mai, ce qui est possible —, il faut savoir que le 2 juin est la dernière limite permise par la Constitution pour l’assermentation, faute de quoi il perd le droit de dissoudre le Parlement et de convoquer des élections anticipées. C’est terriblement important, car s’il devait dissoudre le Parlement au cours de la deuxième quinzaine de mai, par exemple, pendant qu’il a encore le droit constitutionnel de le faire, et déclencher des élections anticipées, c’est à dire avant le mois d’octobre, il serait en position de force pour ces élections. Il ne sera jamais plus populaire qu’il ne l’est maintenant.

C’est la raison pour laquelle on se pose toutes sortes de questions du fait qu’aucune date n’a encore été fixée. L’intronisation aura-t-elle lieu avant ou après la date limite? C’est très important, car c’est sa seule chance de faire élire un grand nombre de ses partisans à la Rada.

La sénatrice Bovey : Avez-vous quelque chose à ajouter?

M. Magocsi : Pas à ce qui vient d’être dit, mais j’aimerais en revanche revenir sur ce qu’a dit mon collègue au début de sa réponse, à propos des oligarques. Nous entendons beaucoup parler des oligarques dans tous les pays du monde postcommuniste, surtout dans la Fédération de Russie et en Ukraine. Ils sont toujours perçus comme des méchants.

Mon collègue a dit tout à l’heure, avec raison, que les gens critiquent les oligarques parce qu’ils détiennent encore plus de richesse nationale qu’ils n’en détenaient il y a 25 ans. Il serait intéressant de savoir quel pourcentage de la richesse nationale les riches Américains détiennent par rapport à la population. On ne les appelle pas des oligarques, mais c’est la même chose.

Je dis toujours — et peut-être que cette rencontre en Turquie est une première étape — que les oligarques ne devraient pas être perçus comme des croque-mitaines ou des méchants. Certains d’entre eux sont indispensables à la survie de l’économie. Il faudrait trouver des accommodements pour les faire entrer dans le système afin qu’ils se comportent davantage — et qu’ils soient aussi plus visibles, car la plupart d’entre eux agissent dans le plus grand secret, ce que ne peuvent pas faire leurs pendants américains, même si leur fortune est aussi conséquente — comme des citoyens qui contribuent activement à la société.

Et il y a une autre catégorie d’oligarques, comme Victor Pinchuk, qui ne sont généralement pas perçus comme des méchants. Pinchuk possède un institut des arts et il gère toutes sortes de programmes sociaux, et cetera, tout comme Kolomoisky qui a construit ce magnifique et imposant centre culturel juif, bien plus vaste que les tours de Donald Trump sur la 5e Avenue.

Pour en revenir à ce que je disais tout à l’heure au sujet de la rencontre en Turquie, ce pourrait être un premier pas dans cette direction. Il est impossible de se débarrasser de tous ces oligarques, ils ne vont pas disparaître. Mais on peut trouver des accommodements avec le plus grand nombre possible d’entre eux. En revanche, il ne faut pas s’imaginer que ce problème va disparaître.

La sénatrice Bovey : Merci à vous deux.

Le sénateur Boehm : Je vous remercie de vos déclarations liminaires.

J’aimerais moi aussi revenir sur cette période d’interrègne. Depuis cinq ans, toute une flopée de bureaucrates internationaux, que ce soit au FMI ou ailleurs, s’emploient à discuter du pour et du contre des accords de Minsk et du « format » Normandie — tous ces processus concernent l’Ukraine et la question des réformes. Il y a même une conférence sur les réformes en Ukraine qui va avoir lieu dans quelques mois, ici au Canada.

Je suis sûr que M. Zelensky doit être en train de mobiliser ses conseillers. Il est très important que les ministres des Finances et des Affaires étrangères soient des gens capables d’établir des contacts, surtout en Europe et à Washington, au FMI. M. Porochenko avait des technocrates qui travaillaient pour lui et qui lui étaient très utiles.

J’aimerais savoir, et pour commencer, je vais peut-être m’adresser à vous, professeur Rojansky : qu’est-ce qui va arriver? Pour la population, il y a les 100 premiers jours. Quelle que soit la date de son intronisation, que va faire M. Zelensky? Quelles politiques va-t-il mettre en place? Il a parlé de relancer le « format » Normandie. Je ne suis pas sûr que M. Poutine sera d’accord. Peut-être que le président Macron et la chancelière Merkel le seront. Mais ce qui est important, c’est qu’il annonce ses priorités dès le départ. Quel va être son programme, à votre avis?

M. Rojansky : Merci, sénateur. J’aimerais bien connaître les réponses à vos questions et savoir s’il va trouver les spécialistes techniques et les personnalités respectées dont il a besoin pour établir des liens avec les institutions et les gouvernements occidentaux. Tout ce que nous savons, c’est qu’il y a beaucoup de ces gens-là qui gravitent déjà dans son orbite, si je peux m’exprimer ainsi. Reste à savoir s’il les nommera dans des portefeuilles qui relèvent de son autorité constitutionnelle —, car ce sont des postes importants. Je veux parler du ministère des Affaires étrangères, du ministère de la Défense, du ministère des Finances, et cetera. Cela, nous l’ignorons. Il a dit très clairement qu’il n’annoncerait rien avant son intronisation. Je suppose que c’est ce qu’il fera, c’est dans son intérêt. Disposant d’une majorité très confortable, il n’est pas obligé, pour le moment, de distribuer des maroquins pour acheter le soutien d’autres forces politiques. Il sera peut-être obligé de le faire un jour, mais pendant cette période des 100 premiers jours, pourquoi compromettre son équipe et son programme?

Et puisque vous me demandez quel va être son programme, je pense qu’il y a des décisions dont il ne pourra tout simplement pas faire l’économie. Afin d’assurer le service de la dette ukrainienne, il va devoir se mettre dans les bonnes grâces du FMI. Cela signifie qu’il devra nommer des personnes capables de s’occuper du dossier. Je pense que les choses lui seront clairement expliquées. À moins que, comme le suggère le professeur Magocsi, l’entente qu’il est peut-être en train de négocier avec les oligarques ne vise à leur faire rembourser la dette de l’Ukraine — ce qui serait une solution à la professeur Holoborodko, typique d’une émission de télévision. Soit dit en passant, je n’exclus pas cette possibilité. Il se peut que Zelensky ait demandé une contribution aux oligarques.

Mais fondamentalement, il va avoir besoin de l’Occident pour des raisons financières. Il en a besoin pour le « format » Normandie. Il a laissé entendre qu’il allait faire participer les États-Unis et la Russie directement. Il faut savoir que les États-Unis ne participent pas au « format » Normandie. À mon avis, cela refléterait le désir d’un grand nombre d’Ukrainiens ordinaires — pas les politiciens, mais des gens qui se posent des questions —, qui sont nombreux à se demander pourquoi on a choisi un format aussi artificiel et aussi bizarre avec l’Allemagne et la France, puisqu’il ne permet pas d’engager la Russie à faire quoi que ce soit. Ce n’est pas une critique à l’égard de leur diplomatie, mais ils se rendent compte que le format choisi n’en a pas la capacité.

Les États-Unis, par contre, en auraient peut-être la capacité, d’autant plus que notre président n’est plus sous la menace du Rapport Mueller. Je ne vais pas parler ici de politique américaine. Après tout, nous sommes une institution mémorielle fédérale. Mais s’il est maintenant libre de rencontrer le président Poutine — notre secrétaire d’État, Mike Pompeo, se rend à Sotchi la semaine prochaine —, on peut tout à fait imaginer que l’Ukraine puisse travailler directement avec les États-Unis pour négocier directement avec la Russie.

Pour autant, je ne suis pas sûr que les Russes soient intéressés à trouver une solution au conflit. Son objectif sera donc de gérer le conflit, de le maintenir à un niveau qui lui permette de s’intéresser en priorité à son programme intérieur. Comme je l’ai dit, je pense qu’il est obligé de poursuivre le programme de réformes exigé par le FMI, même si elles ne peuvent avoir qu’un succès très partiel.

La sénatrice Saint-Germain : S’agissant de l’aide financière que le Canada fournit à l’Ukraine, j’observe que, depuis janvier 2014, nous lui avons consenti des prêts de plus de 450 millions de dollars, ainsi que des financements de plus de 245 millions de dollars pour des projets de développement bilatéraux. Le Canada a également contribué à la sécurité et à la stabilisation du pays, pour un montant de près de 100 millions de dollars. Bref, j’aimerais savoir si cette aide a eu des effets, et s’il y a des signes qu’une réforme économique durable a été engagée ou est sur le point de l’être?

M. Rojansky : C’est à moi que vous vous adressez?

La sénatrice Saint-Germain : Oui et à M. Magocsi, s’il est en mesure de répondre. Peut-être que vous n’avez pas la réponse, et je le comprendrai fort bien.

M. Rojansky : Si j’ai bien compris, vous me posez la question que chaque bailleur de fonds pose au moment du renouvellement de sa contribution, à savoir si l’argent qui a été versé a permis d’obtenir les résultats escomptés. Et comme toujours, la réponse est à la fois oui et non.

Oui, au sens où ce que nous faisons, c’est développer le capital humain, et cela dépend du point de vue où on se place. En fait, nous sommes en train — et je dis « nous » parce que j’inclus les États-Unis et un certain nombre de bailleurs de fonds européens — de mettre en œuvre des programmes de redistribution de l’aide par l’intermédiaire de plusieurs entités — dont certaines sont gouvernementales, d’autres pas, et d’autres encore qui ont été créées en Occident, mais qui sont implantées en Ukraine. Le sénateur Boehm a demandé quelles personnalités ukrainiennes allaient être nommées à des postes de responsabilité au gouvernement pour aller négocier à Washington. Je dirai qu’un grand nombre de ces gens-là sont des personnes qui ont de l’expérience soit dans le secteur privé en Occident, soit dans le secteur des entités de mise en œuvre, généralement financées par des fonds occidentaux. Je sais que je vous donne une réponse minimaliste, mais c’est un secteur dans lequel j’ai entièrement confiance. Je suis convaincu que nous sommes en train de créer du capital humain dans l’intérêt de l’Ukraine et, au final, dans l’intérêt des États-Unis et du Canada, dans la mesure où nous voulons que l’Ukraine réussisse à mener à bien sa réforme.

Sommes-nous en mesure d’évaluer les résultats des réformes, par exemple celle du système judiciaire, ou encore d’évaluer la transparence des dépenses fédérales? C’est difficile à dire, car je vois des rapports très optimistes qui montrent que le système d’acquisition ProZorro — et ProZorro signifie essentiellement transparence — fonctionne superbement bien et que, par conséquent, toutes les acquisitions faites en Ukraine sont complètement transparentes. Il faudrait vraiment avoir vécu dans une caverne pendant les 25 dernières années pour le croire. Je pense que la mise en œuvre des réformes donne des résultats mitigés, mais je suis convaincu que, de façon générale, les gens que nous aidons méritent largement notre aide.

La sénatrice Saint-Germain : Vous n’avez peut-être pas une boule de cristal, mais vous semblez deviner mes questions. Je voulais justement vous demander s’il serait possible, voire pertinent, pour le Canada de cibler son aide financière pour accorder la priorité à la réforme du système judiciaire, des infrastructures ou de l’éducation, par exemple? Quel que soit le secteur choisi, nous serait-il possible de nous assurer que notre aide sert les meilleurs intérêts des citoyens ukrainiens?

M. Rojansky : Sénatrice, c’est vous en fait qui posez la question à laquelle tout le monde pense. La bonne nouvelle, c’est que, par défaut, la répartition du travail existe déjà en matière d’aide financière. C’est ainsi que les États-Unis, par exemple, ont tendance à cibler leurs subventions dans certains secteurs, que le Royaume-Uni le fait pour d’autres secteurs, et il en va de même avec le Canada, l’Allemagne, et cetera. C’est une question d’efficience, et ça fonctionne plutôt bien. Je ne vais pas passer en revue la liste des organisations chargées de la mise en œuvre, mais elles ont toutes bonne réputation.

Je m’en voudrais de ne pas parler de l’aide que le Canada fournit en matière de sécurité. Le contingent canadien est, proportionnellement, très important. Il est très respecté en Ukraine. J’ai eu la chance de descendre dans le même hôtel qu’un groupe d’officiers canadiens qui se trouvaient dans l’ouest de l’Ukraine, qui n’est pas une zone de guerre. Les Canadiens ne combattent pas les Russes en Ukraine, mais ceux que j’ai rencontrés étaient vraiment impressionnants et très sérieux. Voilà un autre secteur auquel le Canada, ainsi que les États-Unis et le Royaume-Uni, apporte une aide qui mérite d’être soulignée.

M. Magocsi : Vous avez demandé des précisions sur les investissements canadiens entre, je crois, 2014 et 2016. Il y a trois sous-catégories. La première concerne les prêts, pour un montant de 450 millions de dollars, la deuxième concerne la sécurité et la troisième, le capital humain, pour un total d’environ 1 milliard de dollars.

Pour m’aider à répondre à votre question, je me permets de vous demander ceci : sur une période de deux ou trois ans — par exemple de 2016 à 2019, 1 milliard de dollars —, qu’est-ce que ça représente vraiment par rapport à ce que vous donnez à d’autres pays? Est-ce la somme la plus élevée parmi toutes les subventions que vous accordez aux autres pays? Vient-elle en second, en troisième ou en quatrième? Voilà pour ma première question : qu’est-ce que représente cette somme par rapport aux autres?

Maintenant, pour revenir à ce que nous disions tout à l’heure, il me semble que c’est dans l’intérêt du Canada de faire tout ce qu’il peut, et peut-être même accroître son aide financière, pour aider non seulement l’Ukraine — parce que, maintenant, je ne me place pas du point de vue d’un spécialiste de l’Ukraine —, mais aussi la Géorgie. Si les États baltes n’avaient pas l’Union européenne… C’est dans l’intérêt des pays de l’Ouest de tout faire pour éviter des scénarios catastrophes, afin d’endiguer les visées d’un pays qui, l’histoire le prouve, ne changera jamais, qu’il soit dirigé par Poutine ou par une autre personne.

La sénatrice Saint-Germain : En posant cette question, je ne critiquais pas le montant de notre aide, je sais que c’est une somme relativement modeste. Je voulais plutôt m’assurer que nous faisions les choses de la bonne façon et que notre aide avait un impact optimal. J’aime bien connaître le point de vue de gens comme vous qui sont indépendants du gouvernement canadien et qui connaissent bien le terrain. Merci à vous deux.

La présidente : Je vais résister à l’envie de poser des questions même si c’est un sujet qui me fait beaucoup réfléchir.

Professeur Magocsi, vous et moi avons beaucoup discuté de tout cela, et vous savez que je ne vois pas la situation de la Russie de la même façon que vous. Je pense que les gens peuvent changer, en fonction de la dynamique et du monde dans lequel ils vivent. Le Canada n’est plus ce qu’il était, et je crois que c’est la même chose pour la Russie.

Je me demande dans quelle mesure nous connaissons bien la Russie d’aujourd’hui, et cela me préoccupe. C’est un pays qui est fortement influencé par son passé, mais aussi par les informations qui viennent de l’étranger. Je dis cela parce que j’ai vu beaucoup de Russes quitter leur pays. Jadis, ils plaçaient leur argent différemment et avaient un système d’éducation différent. Que savons-nous de la population russe? C’est peut-être parce que nous avons ces barrières aujourd’hui, sous la forme de sanctions — qui sont nécessaires, à mon avis. Que savons-nous d’eux? Nous savons comment fonctionne l’administration. Mais, comme quelqu’un l’a dit tout à l’heure, que savons-nous de la population ukrainienne d’aujourd’hui, en dehors du contexte que nous connaissons?

Par conséquent, la mise en garde que vous nous avez faite au sujet de la Russie, je l’interprète différemment et avec optimisme. Nous devons trouver des moyens de communiquer avec la population russe, et pas seulement avec l’administration. Je pense que c’est aussi une mise en garde que nous pouvons faire à notre gouvernement, comme nous l’avons faite à des gouvernements précédents : sortez un peu de Kiev, ne vous contentez pas de parler aux bureaucrates et aux hommes d’affaires, allez rencontrer les gens dans les villages.

Monsieur Rojansky et professeur Magocsi, vous vous rendez là-bas assez régulièrement, et je suis convaincue qu’on peut garder espoir. Ce n’est pas un exercice utile. Je pense que si nous nous intéressons tout particulièrement à cette question, c’est parce que c’est extrêmement important pour le bien-être et la survie du Canada. Au-delà de la question morale, je pense que tout se tient.

Vos témoignages nous ont donné matière à réflexion. Je pense que nous allons voir le nouveau président sous un angle différent, il nous faudra peut-être réfléchir davantage à toute la question de l’administration russe.

Si j’en juge à l’aune des questions qui ont été posées, vous nous avez rendu un grand service en venant discuter avec nous de ce sujet très important. Nous ne connaissons pas le nouveau président, mais vos observations nous inciteront à examiner la situation de façon un peu différente de celle qui est décrite dans notre presse. Merci à tous les deux d’être venus exposer votre point de vue. Votre témoignage va nous faire réfléchir. À l’heure où nous parlons, notre ministre Freeland se trouve en Ukraine, et nous espérons que les fonctionnaires nous feront un débreffage la semaine prochaine. Vous nous avez donné des idées de questions à leur poser, ce dont nous vous remercions. Encore une fois, je regrette que le professeur Kudelia n’ait pas pu présenter son point de vue, mais il le fera demain, avec les autres témoins qui sont prévus. Nous allons poursuivre la discussion sur ce sujet. Cela nous aidera à formuler des recommandations au gouvernement en matière de politique étrangère et même de façon plus générale, car les parlementaires participent à toutes sortes d’associations parlementaires — l’OTAN, Canada Europe — qui sont toutes des moyens que nous pouvons utiliser pour nous faire entendre et pour convaincre les autres pays de s’intéresser activement à ces problèmes. Excusez-moi, sénatrice Ataullahjan, je vous ai oubliée. L’UIP joue un rôle important parce que tous les pays y sont représentés à l’exception d’un seul, et je pense qu’elle est très utile. Merci.

(La séance est levée.)

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