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SECD - Comité permanent

Sécurité nationale, défense et anciens combattants

 

LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DE LA SÉCURITÉ NATIONALE ET DE LA DÉFENSE

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le lundi 6 mai 2019

Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense, auquel a été renvoyé le projet de loi C-59, Loi concernant les questions de sécurité nationale, se réunit aujourd’hui, à 11 heures, pour étudier le projet de loi.

La sénatrice Gwen Boniface (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : J’aimerais que les sénateurs se présentent.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Pierre-Hugues Boisvenu, du Québec.

[Traduction]

Le sénateur Richards : Dave Richards, du Nouveau-Brunswick.

Le sénateur Oh : Sénateur Oh, de l’Ontario.

Le sénateur McIntyre : Paul McIntyre, du Nouveau-Brunswick.

La sénatrice McPhedran : Marilou McPhedran, du Manitoba.

Le sénateur Gold : Marc Gold, du Québec.

[Français]

Le sénateur Pratte : André Pratte, du Québec.

[Traduction]

La sénatrice Griffin : Diane Griffin, de l’Île-du-Prince-Édouard.

La présidente : Je m’appelle Gwen Boniface, présidente du comité.

Mesdames et messieurs, nous poursuivons aujourd’hui notre étude du projet de loi C-59, Loi concernant les questions de sécurité nationale.

Nous allons commencer par M. John Cotler, consultant auprès des services de renseignement israéliens; et, par téléconférence, Isaac Kfir, directeur du Programme de sécurité nationale et chef du Centre des politiques de lutte contre le terrorisme, de l’Institut australien des politiques stratégiques. Avant que nous commencions, j’aimerais souligner qu’il est une heure du matin en Australie, alors je remercie infiniment le témoin de se joindre à nous à cette heure tardive. Monsieur Kfir, vous avez la parole.

Isaac Kfir, directeur, Programme de sécurité nationale, et chef, Centre des politiques de lutte contre le terrorisme, Institut australien des politiques stratégiques : Tout d’abord, j’aimerais préciser que je ne dirige pas l’Institut australien des politiques stratégiques; je suis directeur du Programme de sécurité nationale au sein de l’Institut australien des politiques stratégiques, qui est un centre d’études et de recherches appuyé par le ministère de la Défense de l’Australie. Je ne suis donc pas fonctionnaire. Je ne représente pas le gouvernement australien, alors les points de vue que vous allez entendre sont les miens.

J’aimerais remercier le comité de me donner l’occasion de témoigner concernant le projet de loi proposé, le projet de loi C-59. Je l’ai lu très attentivement. J’ai pensé qu’il était fascinant. Il y a beaucoup de similitudes avec l’architecture australienne de sécurité nationale.

Ici, en Australie, l’architecture de sécurité nationale est composée de l’Office of National Assessments, qui fait partie de l’Office of National Intelligence. Cet organisme relève du bureau du premier ministre. Nous avons l’Australian Geospatial-Intelligence Organisation et l’Australian Security Intelligence Organisation, ou l’ASIO, ainsi que l’Australian Secret Intelligence Service et l’Australian Signals Directorate. Voilà l’architecture de sécurité australienne. L’inspecteur général du renseignement et de la sécurité supervise ces organismes.

L’Australie dispose d’un ensemble d’organismes gérés par le ministère de la Défense et d’autres organismes qui relèvent du bureau du premier ministre ou d’organismes indépendants constitués en vertu d’une loi. Ce que nous avons essayé de faire en Australie, c’est de nous assurer de trouver un équilibre entre les préoccupations en matière de sécurité et les droits de la personne et le respect de la vie privée. Comme tous les distingués membres du comité le savent déjà, j’en suis certain, il est très difficile d’atteindre cet équilibre. Je suis très conscient que le nouveau projet de loi est une tentative d’établir un équilibre entre ces deux préoccupations.

Je ne sais pas si le comité s’intéresse aux évaluations de la menace que nous réalisons ici en Australie. Je suis heureux de vous en dire un peu plus à ce sujet.

La présidente : Je vous propose que l’on aborde cela pendant la période de questions.

M. Kfir : D’accord.

Je vais présenter au comité un mémoire écrit qui l’aidera à suivre l’évolution de notre appareil de la sécurité nationale. Cet appareil comporte également quatre autres organismes : l’organisation financière australienne AUSTRAC, qui est similaire à votre CANAFE, l’Australian Federal Police, l’Australian Border Force et l’Australian Criminal Intelligence Commission.

Un des principaux enjeux pour nous, à titre de fédération, c’est souvent de trouver un équilibre entre les diverses demandes urgentes de tous les organismes, mais la tâche qui est probablement la plus difficile, c’est la coordination. Je crois que c’est une difficulté à laquelle la plupart des pays font face. Comment peut-on coordonner les diverses demandes et structures des organismes et des ministères à l’échelon du Commonwealth, mais également aux échelons de l’État et du territoire?

On pourrait dire en quelque sorte que nous avons entre 75 et 100 organismes en Australie qui participent à des questions nationales liées à la sécurité, et un des défis que nous devons relever dans notre pays, c’est également la question de la classification. Parfois, un des obstacles, certainement ici à Canberra, c’est que les organisations du renseignement de sécurité ne sont pas en mesure de communiquer l’information à l’État et aux territoires parce que les membres du Cabinet et le premier ministre n’ont pas d’autorisations de sécurité. C’est souvent un défi de taille pour nous.

Dans le cadre de votre étude du projet de loi, je vous recommanderais d’examiner également la communication et la diffusion de l’information. Une des lacunes qui semble revenir dans tous les examens du renseignement que nous réalisons, c’est la coordination et la communication de l’information aux bonnes personnes.

Nous avons également, au sein de notre appareil de sécurité nationale, le Secretaries Committee on National Security, le National Intelligence Coordination Committee, lequel est assorti de deux sous-comités, et l’Australia-New Zealand Counter-Terrorism Committee.

Encore une fois, il s’agit d’un appareil de sécurité nationale très complexe au sein duquel il est difficile de communiquer l’information. Il s’agit d’un problème continu que, je serai le premier à l’admettre, nous n’avons pas réglé, selon moi.

D’énormes pressions sont exercées sur l’appareil national du renseignement de sécurité concernant la communication de l’information, particulièrement lorsqu’il s’agit de droits à la vie privée. Nous avons tenté à maintes reprises d’aborder la question des droits à la vie privée et des droits fondamentaux de la personne, mais un des principaux problèmes auxquels nous faisons face, c’est que, ici, en Australie, par exemple, nous n’avons pas de droit fondamental à la vie privée. Nous avons un commissaire à la vie privée et un comité des droits de la personne, mais il ne s’agit pas d’un droit fondamental, et parfois cela provoque des tensions.

Sur ce, je serai ravi de répondre à vos questions.

La présidente : Merci beaucoup.

John Cotler, consultant auprès des services de renseignement israéliens, à titre personnel : J’aimerais également vous remercier de me recevoir aujourd’hui. Je vais répéter la même chose en préambule. Je ne suis pas ici au nom d’un organisme officiel d’Israël, mais je témoigne de manière indépendante, fort de mon expérience acquise au cours des derniers mois. Mon travail porte précisément sur la question des réfugiés syriens au Canada au cours des quatre dernières années, depuis l’engagement du gouvernement en 2015 d’accueillir 25 000 réfugiés syriens, ce qui, jusqu’à maintenant, a entraîné une augmentation des réfugiés parrainés par le secteur privé; environ 60 000 réfugiés syriens se sont installés au Canada depuis cette date.

La structure et les principales intentions du projet de loi C-59, de ce que j’ai lu du ministre Goodale, rehaussent la reddition de comptes et la transparence, modifient certains éléments de la loi actuelle et veillent à ce que les organismes de sécurité nationale et de renseignement puissent suivre le rythme de l’évolution des menaces pour la sécurité. Au sein de cette structure, à l’heure actuelle, on voit un manque de capacité pour traiter les questions humanitaire et sécuritaire au Canada, lesquelles sont essentiellement un enjeu lié aux droits de la personne pouvant avoir de graves répercussions sur la sécurité.

En 2017, le ministère canadien de l’Immigration s’était engagé à éliminer l’arriéré des demandes de réfugiés parrainés par le secteur privé d’ici la fin de 2019. Non seulement il a raté cette cible, mais, à l’heure actuelle, les délais d’attente pour présenter une nouvelle demande ont augmenté pour atteindre environ 20 mois, et le nombre de personnes qui attendent leur audience a dépassé les 42 000. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, dans son rapport sur les résultats ministériels de 2017, a dit clairement que le délai réglementaire pour surveiller et contrôler adéquatement les gens qui viennent au pays était le risque principal.

Une vérification interne réalisée par l’Agence des services frontaliers du Canada a également reconnu que des dizaines de réfugiés sont admis sans avoir fait l’objet d’un contrôle adéquat et que des vérifications de sécurité approfondies n’avaient pas été effectuées avant leur arrivée au Canada.

Qui plus est, la plupart des vérifications de sécurité au Canada sont souvent menées par des fonctionnaires qui n’ont ni les compétences linguistiques ni les connaissances culturelles nécessaires à l’égard de la population dont ils s’occupent . C’est une question cruciale qui doit être réglée parce qu’elle augmente considérablement le temps qui est consacré à l’examen de chaque dossier individuel et réduit les capacités qui peuvent être déployées pour ces procédures de vérification.

De même, on a mentionné des problèmes relatifs à la stratégie en raison d’un manque de vigilance dans la capacité de combattre efficacement le trafic de passeports contrefaits qu’a obtenus Daech pour les distribuer à des gens qui se présentent comme des réfugiés partout dans le monde avec de faux renseignements et des données biométriques qui ne peuvent pas être vérifiées; selon les technologies actuelles, on est incapable de mener correctement une procédure de filtrage et de contrôle.

À mon avis, ce qu’il faut faire, selon d’importantes recherches en cours et des équipes d’experts en Israël qui se penchent sur ces enjeux, particulièrement au sein du territoire israélien et sans communication avec d’autres services de sécurité en Europe, c’est créer une équipe d’experts dévoués qui se consacrent à ces populations locales afin de fournir aux services canadiens l’expertise nécessaire pour gérer adéquatement ces communautés et favoriser leur intégration dans le cadre d’efforts de déradicalisation. C’est ce que fait actuellement le Centre canadien d’engagement communautaire et de prévention de la violence en vue d’aider les organismes d’application de la loi et les services du renseignement canadiens à bien comprendre la nature de l’importante population en question avec la sensibilité culturelle et linguistique nécessaire, compte tenu des limites de la capacité actuelle. On espère renforcer correctement cette capacité dans l’avenir grâce à une formation adéquate des agents de l’application de la loi canadiens.

Je serais heureux de répondre aux questions qu’a pu soulever ma déclaration liminaire.

La présidente : Merci, monsieur Cotler.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci à nos invités. Ma première question s’adresse à M. Cotler.

Je ne sais pas si vous connaissez le cas d’Omar Khadr, qui avait été condamné par les Américains pour le meurtre d’un infirmier en Afghanistan alors qu’il était d’âge mineur; je pense qu’il avait 15 ans à l’époque. Ce dernier a été ramené au Canada et le gouvernement libéral actuel lui a versé une somme de 10,5 millions de dollars, parce que ses droits avaient été violés. Cet argent lui a été accordé sans qu’aucun tribunal ne se penche sur le dossier.

À titre de consultant, avez-vous déjà vu une situation semblable se produire dans un autre pays?

[Traduction]

M. Cotler : Je connais bien le cas d’Omar Khadr. Cela dit, il y a déjà quelque temps que j’ai examiné les détails du dossier. Pour ce qui est du processus législatif qui a permis de verser une indemnisation à Omar Khadr — comment cela pourrait se passer dans d’autres pays —, au bout du compte, je crois que, très souvent, il peut y avoir des considérations politiques et légales et des contraintes de temps, selon l’accessibilité aux éléments de preuve ou autre chose, et on estime qu’un règlement peut être moins coûteux et plus rapide qu’une poursuite ou une enquête de longue durée. Au-delà de cela, je ne serais pas en mesure de parler précisément du cas Khadr. Je ne l’ai pas étudié en profondeur.

À l’extérieur du Canada, la façon de traiter un cas similaire dépendrait de l’ensemble des circonstances et des éléments de preuve accessibles, en faveur ou en défaveur de la personne qui fait l’objet de l’enquête, et de toutes les autres considérations dont il faudrait tenir compte dans le contexte de la situation. J’imagine que ce serait différent d’un pays à l’autre, selon le cas et la jurisprudence.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Ne pensez-vous pas qu’une telle approche pourrait influencer la capacité collective de décourager l’activité des combattants étrangers?

[Traduction]

M. Cotler : Lorsque vous parlez de « combattants étrangers », voulez-vous dire des citoyens canadiens qui vont à l’étranger pour combattre ou des combattants étrangers qui essaient de revenir au Canada?

[Français]

Le sénateur Dagenais : Oui, entre autres.

[Traduction]

M. Cotler : Vous vous demandez si la politique qui a été mise en œuvre avec Omar Khadr réussirait à les décourager s’ils savaient qu’ils seraient potentiellement en mesure d’éviter des poursuites et même de recevoir de l’argent.

Encore une fois, à mon avis, il s’agirait d’un exemple applicable à l’échelle internationale. Très souvent, les motivations des citoyens canadiens qui vont à l’étranger pour combattre, ou celles des combattants étrangers en général, sont d’ordre personnel, particulièrement maintenant compte tenu de la nature de la radicalisation en ligne, des innombrables façons dont ils sont recrutés et de la mesure dans laquelle ils choisissent eux-mêmes de se joindre à ces organisations étrangères.

Je ne pense pas que ces personnes portent particulièrement attention aux processus juridiques et aux conséquences d’autres cas, possiblement ailleurs que dans leur pays d’origine, en établissant un parallèle avec leur propre situation et en fondant leurs comportements ou leurs déplacements sur cette jurisprudence; selon les exemples que j’ai examinés jusqu’à maintenant, les jeunes qui quittent leur pays d’origine pour aller combattre à l’étranger ne semblent pas vraiment tenir compte de cela.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Ma prochaine question s’adresse à M. Kfir.

Le projet de loi C-59 préconise une refonte majeure du mécanisme de surveillance des agences de sécurité au Canada. Certains défenseurs du projet de loi ont affirmé que nos nouvelles règles avaient été inspirées notamment de ce qui se fait dans votre pays.

Avez-vous constaté des similitudes ou avez-vous trouvé des lacunes que nous pourrions corriger par des amendements au projet de loi C-59?

[Traduction]

M. Kfir : Merci de votre question, monsieur le sénateur. Depuis 2014, on juge comme probable l’état de la menace en Australie. Cela veut dire essentiellement que nos organismes de sécurité ont conclu que des renseignements crédibles indiquent la possibilité d’une attaque terroriste. Voilà pourquoi nous en sommes à ce degré à la suite de l’évaluation des menaces probables.

Au cours des quatre dernières années, nous avons constaté une augmentation des condamnations pour infractions liées au terrorisme. Depuis 2001, 54 Australiens ont été condamnés pour des infractions liées au terrorisme. Jusqu’à maintenant, l’Australie n’a pas subi d’attentat terroriste faisant un grand nombre de victimes. C’est principalement parce que l’appareil de sécurité a été en mesure de prévenir toute attaque.

En 2017, on a essayé de faire exploser un aéronef d’Etihad en Australie, tentative qui a été déjouée par le travail de collaboration de nos organismes de sécurité. C’était donc l’Australian Governement Intelligence Organisation, l’ASIO, en collaboration avec le comité de lutte contre le terrorisme de la Nouvelle-Galles du Sud, qui a empêché une catastrophe grâce aux renseignements qui provenaient probablement des Libanais et des Israéliens.

Nous sommes très conscients que l’Australie est une cible. Toutefois, ce sont principalement des menaces intérieures contrairement à des menaces étrangères. Il s’agit en grande partie d’Australiens, de gens qui sont nés en Australie.

Ce qui est intéressant en Australie, c’est que l’âge des terroristes potentiels diminue. Au cours des années 2000, l’âge moyen était dans la trentaine. Les personnes qui adhérent à l’idéologie de Daech sont beaucoup plus jeunes, et c’est un problème.

Nos lois et certaines des mesures prises visaient la possibilité que des enfants commettent des actes terroristes. Par « enfants », je veux dire des personnes âgées de moins de 18 ans. Un certain nombre d’attaques terroristes qui sont survenues ici en Australie ont été perpétrées par de jeunes enfants de 15, de 16 et de 17 ans. C’est un énorme problème en raison des protections supplémentaires que notre système juridique fournit aux mineurs.

Dans le projet de loi, je n’ai pas vu de dispositions particulières qui portent sur la radicalisation des enfants et qui précisent si des entités au sein du nouvel appareil de renseignement ont la capacité de faire face à la possibilité que des enfants deviennent des terroristes; je proposerais au comité qu’il envisage de tenir des consultations quant à l’utilité d’évaluer comment lutter contre la radicalisation des enfants.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Monsieur Kfir, en Australie, on dit qu’il y a près d’une soixantaine de personnes qui ont déjà été accusées et condamnées pour des infractions terroristes. Ce chiffre peut être corrigé. Chez nous, plusieurs combattants du groupe État islamique sont entrés au pays, mais aucun n’a été accusé. Trouvez-vous cela normal?

[Traduction]

M. Kfir : En Australie, depuis 2014, 200 Australiens se sont joints à Daech. Le fait de se rendre en Irak et en Syrie est une infraction en Australie. Nous désignons ces pays comme des régions déclarées. On doit donc avoir de très bonnes raisons pour expliquer pourquoi on est allé dans ces régions et, plus important encore, pourquoi on y est resté.

Des 200 Australiens qui se sont joints à Daech, nous croyons qu’il y en a environ 100 qui sont morts. Ils ont trouvé la mort lors de combats ou par d’autres façons. Nous sommes préoccupés par la possibilité que 100 personnes puissent vouloir revenir au pays et que 90 enfants soient nés ou aient été emmenés en Irak et en Syrie pendant cette période, et cela pose problème. En Australie, nous n’avons pas encore décidé comment traiter ces personnes.

Chez nous, le gouvernement peut révoquer le passeport d’une personne qui s’est rendue dans une région occupée par Daech, mais seulement si cette personne peut posséder un deuxième passeport. Si elle est titulaire d’un seul passeport, le gouvernement ne peut pas le lui révoquer, et nous ne savons pas ce qui se passera si elle veut revenir en Australie.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Mes questions s’adressent à M. Cotler, que je remercie tout d’abord de son témoignage, et également à notre second témoin, M. Kfir. Monsieur Cotler, vous avez dit dans votre présentation que le Canada avait reçu à ce jour 60 000 Syriens; est-ce exact?

[Traduction]

M. Cotler : C’est exact. Selon l’enquête la plus récente réalisée le 12 février 2019 par Statistique Canada, le nombre total, qui comprend les réfugiés syriens parrainés par le secteur privé et ceux parrainés par le gouvernement au Canada, avait dépassé les 60 000.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Dans votre mémoire, vous nous présentez des faits qui sont assez inquiétants lorsque vous parlez du temps requis pour analyser un dossier et du nombre de dossiers en attente. Vous dites que nous en sommes à 42 000 dossiers en attente?

[Traduction]

M. Cotler : Il y a environ 42 000 dossiers qui sont ouverts et qui doivent être examinés, et l’arriéré et le délai de traitement augmentent, ce qui représente le plus grand risque selon les organismes qui doivent s’occuper de ces réfugiés.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Vous avez également mentionné qu’il y a un manque de capacité. Le manque de capacité dont vous parlez n’est pas lié à l’accueil, mais au filtrage et à l’analyse de dossiers; est-ce exact?

[Traduction]

M. Cotler : La capacité du Canada d’accueillir des réfugiés est, sans aucun doute, une caractéristique fantastique du pays et une raison pour laquelle les gens persécutés de partout dans le monde choisissent de venir au Canada lorsqu’ils le peuvent.

Cela dit, il ne suffit pas d’appliquer les pratiques exemplaires antérieures à un nouveau contexte. La présente situation concerne une grande population — qui peut quand même être gérée — très précise de réfugiés, qui viennent d’une zone de guerre particulière et qui a ses propres craintes et appréhensions relativement à ce à quoi ils peuvent s’attendre en venant ici. Lorsque j’ai mentionné le manque de capacité, je parlais de connaissances linguistiques et culturelles dont on ne doit pas sous-estimer l’importance lorsqu’on veut mener une opération d’accueil de manière sécuritaire, sûre et rapide. Il faut établir un lien de confiance avec ces gens et être en mesure, avec l’expérience et l’expertise nécessaires, de vérifier et d’évaluer de manière fiable, au moyen d’une évaluation des risques ou peu importe l’outil, la situation d’un demandeur d’asile potentiel beaucoup plus rapidement que ce qu’on peut faire à l’heure actuelle compte tenu des limites de la capacité.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Vous avez parlé d’un élément qui m’apparaît inquiétant également, soit celui des faux passeports que les pays islamiques, ou du moins Daech, produisaient. Y a-t-il de faux passeports canadiens qui ont été délivrés pour ces personnes? Selon vos connaissances, ces passeports ont-ils été utilisés pour entrer au Canada?

[Traduction]

M. Cotler : Je ne pourrais pas vous dire précisément si des passeports canadiens contrefaits ont été délivrés; je peux absolument affirmer qu’il y avait de faux passeports, en général. Les bureaux des passeports en Syrie ont été occupés par Daech peu après l’expulsion des forces d’Assad de la ville pendant essentiellement quelques années. Tout d’abord, cela ne veut pas dire que quiconque est titulaire d’un de ces passeports est membre de Daech. C’est également un mécanisme avec lequel les gens allaient simplement payer pour obtenir un passeport afin de quitter le pays.

Le problème, c’est que la plupart de ces passeports ne contiennent pas de véritables identités. Le nom est faux, alors lorsque la personne arrive au Canada ou dans un pays européen, son nom ne correspondra pas à celui qui se trouve dans la base de données. Si on essaie de créer un dossier pour cette personne et d’effectuer un suivi, on se retrouve dans une situation où, si elle a déjà occupé un poste au sein du gouvernement Assad ou qu’elle a de la famille qui est associée à Daech ou peu importe, cela pourrait être signalé au sein de divers appareils de renseignement au Canada et de ceux de ses alliés, mais il serait beaucoup plus difficile de tomber sur cette information parce que ces pièces d’identité et ces passeports contrefaits sont maintenant en circulation depuis quelques années.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Vos connaissances vous permettent-elles de porter un jugement sur l’existence de groupes liés à des organisations terroristes qui cherchent du financement au Canada?

[Traduction]

M. Cotler : À mon avis, il serait difficile de croire que ce ne soit pas le cas. Le financement des activités terroristes par des organisations et des organismes de bienfaisance légitimes est un des principaux mécanismes de financement qu’utilisent les groupes terroristes à l’étranger. Par exemple, aux États-Unis, la Holy Land Foundation a été impliquée, après le 11 septembre, dans l’envoi d’argent à l’étranger par l’intermédiaire d’organismes de bienfaisance légitimes à des sources terroristes comme le Hamas. Il y a plusieurs exemples de tels organismes de bienfaisance et d’organes, ainsi que de réseaux zakat — un genre de perception de taxes — ou hawala dans lesquels l’argent est au bout du compte transféré par l’intermédiaire de systèmes et de bureaux légitimes à des organisations terroristes. Je ne suis pas en mesure de vous donner avec certitude des exemples de tels organismes au Canada. Toutefois, je suis assez certain qu’ils existent.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Dans votre mémoire, vous mentionnez que la validation des antécédents, plus particulièrement la vérification des antécédents de ceux qui viennent au Canada, comporte l’un des risques les plus importants. Vous mentionnez également que, à votre connaissance, il y aurait des dizaines de personnes qui ont sans doute des antécédents criminels, mais qui ont réussi à traverser les mailles du filet de la sécurité.

Est-ce qu’il y a un profil particulier pour ce qui est de ces individus qui ont des antécédents criminels ou terroristes, ou est-ce que ce sont des gens de tous les horizons?

[Traduction]

M. Cotler : Ces personnes sont issues de tous les horizons. Il n’y a pas de profil particulier qui contribuerait à cela. Cependant, ce serait absolument un facteur contributif pour les personnes qui présentent une demande d’asile légitime; il faudrait donc se préoccuper du fait que certaines personnes pourraient avoir des liens avec des groupes terroristes.

Les experts en la matière, particulièrement sur les populations syriennes, seraient en mesure d’être au fait de la situation, de communiquer l’information, d’aider les intervenants canadiens qui s’occupent des processus de filtrage et de déterminer ce qu’il faut examiner, notamment sur le plan linguistique. Lorsque les gens viennent de ces régions du monde, il ne s’agit pas seulement de l’arabe; c’est un dialecte précis propre à un quartier précis. Un employé formé adéquatement peut poser une série de questions et, en peu de temps, savoir si la personne à qui il parle dit la vérité.

On ne peut donc pas nécessairement établir le profil d’un groupe et dire qu’il a probablement des liens avec un groupe criminel ou terroriste. Par contre, avec la formation et les connaissances nécessaires, on peut accélérer le processus de filtrage des personnes qui viennent au pays, qui sont en grande partie des victimes innocentes de la guerre et qui demandent l’asile de manière légitime, et relever celles qui sont mal intentionnées ou qui ont eu des liens avec des groupes terroristes par le passé.

La sénatrice McPhedran : Merci, monsieur Cotler et monsieur Kfir, d’être ici avec nous aujourd’hui. J’imagine que c’est en principe le matin pour tout le monde en ce moment.

Monsieur Kfir, on utilise souvent l’Australie à titre de comparaison avec le Canada pour l’élaboration de lois et de politiques en matière de sécurité nationale. Compte tenu de ce que vous nous avez dit aujourd’hui — à savoir que l’appareil de sécurité australien a été conçu à la suite d’une histoire distincte et, à certains égards, dans un environnement de menaces différent —, quelles leçons, en ce qui concerne le projet de loi, le Canada pourrait-il tirer de votre témoignage aujourd’hui? Quelles sont vos principales recommandations?

M. Kfir : Merci beaucoup de la question.

Je dirais d’abord que la coordination est maintenant tout à fait cruciale. Nous nous concentrons sur la collecte de données et d’information. Notre capacité de recueillir ces données est énorme, mais, souvent, ces données ne sont pas analysées. Nous devons donc effectuer des évaluations après coup. À la suite d’une situation de crise, nos organismes de sécurité doivent revenir en arrière, analyser la situation et se demander s’ils ont manqué quelque chose.

L’Australie a consacré beaucoup de temps et d’efforts à améliorer sa collecte de données, mais également ses analyses. Nous ne pouvons pas faire simplement confiance à des machines pour relever de menus détails. Il faut qu’un être humain évalue l’information et en déterminer la teneur.

Nous avons vécu deux ou trois situations où l’appareil de sécurité a signalé des personnes qui représentaient un risque potentiel. Des gens, dont le passeport avait été révoqué, ont commis par la suite un acte de terrorisme. Ce n’est pas en raison de la négligence des autorités de sécurité à quelque étape que ce soit; c’est simplement parce qu’elles n’étaient peut-être pas au fait du processus de radicalisation, lequel peut être de durée très variable. C’est donc une situation très difficile.

Je soulignerais qu’il est important, lorsque nous effectuons les évaluations des risques, de faire preuve de prudence avant d’accuser les services du renseignement de sécurité d’avoir raté quelque chose alors qu’ils avaient fait preuve de diligence raisonnable. Personne ne sait ce qui va arriver. Nous recueillons beaucoup d’information. On s’attend à ce que les services de sécurité évaluent toutes les données. Souvent, nous espérons utiliser une analyse des données faite par une machine, mais nous avons encore besoin d’un être humain. Comme le témoin expert précédent l’a affirmé, il nous faut l’expertise qui nous permettra de relever les petites nuances.

La dernière chose que je recommanderais, c’est de se concentrer sur la santé mentale. Un des éléments que nous avons remarqués chez certaines personnes accusées d’infractions liées au terrorisme et condamnées en Australie, c’est la présence de problèmes de santé mentale. Si elles avaient reçu un diagnostic et avaient été traitées, il est probable qu’elles n’auraient pas été la proie de recruteurs et d’incitateurs en ligne.

La sénatrice McPhedran : Merci.

Monsieur Cotler, ma question porte sur l’infraction de préconiser ou fomenter la commission d’une infraction de terrorisme en général. Comment le droit criminel israélien compose-t-il avec l’acte d’encourager les autres à commettre des actes terroristes? Avez-vous des observations sur l’infraction criminelle canadienne de « préconiser ou fomenter le terrorisme en général »? Également, avez-vous des commentaires sur la définition juridique canadienne de « propagande terroriste »?

M. Cotler : En ce qui a trait à votre première question, je ne suis pas un expert juridique israélien, mais, quand il s’agit de questions de liberté d’expression par rapport aux propos haineux ciblés et à l’incitation au terrorisme ou à la violence, je crois que les lois en vigueur en Israël et au Canada sont relativement similaires. En Israël, on cherche davantage à ne pas censurer entièrement de tels propos, mais plutôt à les surveiller et à tenir potentiellement responsables les parties qui tiennent ouvertement un discours incitant au terrorisme, que ce soit par la station radiophonique du Hamas ou des particuliers. Je ne connais pas assez le droit canadien sur cette question, mais il faut tenir compte de la limite entre la liberté d’expression et la sécurité.

À mon avis, une intervention est justifiée lorsqu’on incite directement au terrorisme.

La sénatrice McPhedran : Je vous ai également demandé ce que vous pensiez de la définition juridique canadienne de « propagande terroriste ».

M. Cotler : Il n’y a pas de consensus mondial sur la définition du terrorisme, ce qui est intéressant et déconcertant. Différents pays et organismes mondiaux ont tous des définitions similaires, mais quelque peu différentes. Pour ce qui est de la définition de la propagande terroriste au Canada, comme je n’ai pas lu le libellé, Il faudrait que je prenne connaissance de la définition afin d’être en mesure de faire des commentaires à ce sujet. Pourriez-vous me dire à quelle nuance en particulier vous faites référence?

La sénatrice McPhedran : Non, ça va. Merci.

Le sénateur McIntyre : Monsieur Kfir, comme nous le savons tous, dans le monde du renseignement, beaucoup d’information est recueillie, mais, à moins qu’elle soit convertie en renseignements, elle a très peu de valeur. Toutefois, une fois convertie en renseignements, sa valeur est importante. Cela dit, ma question porte sur le stockage de cette information. Y a-t-il un risque à stocker de l’information dans un endroit précis qui pourrait devenir la cible d’une cyberattaque ou d’une attaque conventionnelle?

M. Kfir : C’est une excellente question. Ici, en Australie, nous avons des dispositions législatives sur les infrastructures essentielles. Certaines installations de stockage sont considérées comme des infrastructures essentielles et, par conséquent, nos autorités y accordent une attention supplémentaire pour ce qui est de leur sécurité.

Un des principaux problèmes pour nous, ce n’est pas tant la possibilité que l’information soit piratée, mais simplement qu’elle demeure dans ces unités de stockage et que personne ne la lise ou ne l’évalue. C’est un énorme problème, mais je ne suis pas certain si on a déjà tenté de la pirater.

Le sénateur McIntyre : Quel rôle le secteur privé joue-t-il dans le stockage de l’information? Pourriez-vous nous parler un peu plus de l’industrie contractuelle du renseignement?

M. Kfir : Je ne pourrais pas vous en dire davantage parce que c’est classifié. Je sais qu’une entreprise privée, Telstra, est un des importants fournisseurs de stockage pour le ministère de la Défense. Je sais qu’elle nous coûte une fortune pour stocker de l’information, mais c’est tout ce que je peux vous dire.

Le sénateur McIntyre : Si nous avons bien compris, le coût d’harmoniser les renseignements peut être très important. Les gouvernements doivent constamment réduire leurs dépenses, alors ils se tournent souvent vers le secteur privé pour le stockage de l’information. Selon vous, et cela s’applique à tous les gouvernements dans le monde, lorsque l’information concerne la santé, l’éducation, la sécurité et ainsi de suite, le public est-il protégé lorsque les gouvernements font appel au secteur privé pour le stockage de l’information?

M. Kfir : Nous avons tenu un vif débat ici en Australie sur un programme appelé « Ma santé », dont le gouvernement voulait faire la promotion et duquel les gens devaient se désinscrire. Ils étaient automatiquement inscrits au service et devaient communiquer avec les autorités s’ils refusaient d’en faire partie. Essentiellement, le programme permettait au médecin traitant d’avoir accès à l’ensemble du dossier médical d’une personne. Un des problèmes, cependant, c’est qu’on s’est aperçu qu’on pouvait communiquer de l’information à un tiers sans que la personne en soit informée. Je crois comprendre que le programme fait l’objet d’un examen à l’heure actuelle. En raison de la levée de boucliers contre le programme, le gouvernement doit repenser la prestation de ce service.

Le sénateur Oh : Ma question s’adresse à M. Cotler. Vous êtes probablement un de ceux qui en savent le plus sur les services de renseignement au Moyen-Orient. D’après vous, combien des 60 000 réfugiés syriens au pays vivent dans la clandestinité ou ne peuvent pas être retracés? Avons-nous assez d’effectifs pour effectuer un suivi de ces 60 000 personnes et de les classifier? Combien d’entre eux présentent un risque élevé ou faible, ou combien ne présentent aucun risque?

M. Cotler : C’est une question qu’il faudrait poser aux responsables des services de sécurité canadiens.

Cela dit, les statistiques les plus récentes sur ces 60 000 réfugiés ne semblent pas indiquer qu’il y en a qu’on ne peut plus retrouver, à ma connaissance. Selon moi, le manque d’effectifs ne fait pas partie des problèmes qu’éprouve le Canada. En principe, il dispose des gens et des ressources nécessaires. C’est l’utilisation de ces ressources qui pose problème. Le fait d’avoir assez d’effectifs ne veut pas dire qu’on peut y avoir recours efficacement pour traiter 60 000 réfugiés, comme je l’ai déjà dit, compte tenu des limites d’ordre linguistique ou culturel ou de la compréhension générale de la sensibilité et de la complexité de la population en question.

Je ne connais pas très bien la situation et je suis certain que les services canadiens connaissent mieux le pourcentage de réfugiés qui vivent dans la clandestinité et qui ne peuvent pas être retracés; toutefois, cela ne semble pas poser problème.

Le sénateur Oh : Pensez-vous que le projet de loi aidera à réduire le délai de traitement actuel? Permettra-t-il de régler la question du filtrage des réfugiés?

M. Cotler : À mon avis, des éléments du projet de loi accordent la priorité à la capacité de l’appareil de sécurité nationale et de renseignement de suivre le rythme de l’évolution des politiques et des pratiques exemplaires au Canada et à l’étranger; il faut une stratégie nationale d’adaptation et d’intervention en fonction de ce que le projet de loi essaie de mettre en œuvre avec le comité de surveillance, ce qui permettra, comme l’a mentionné l’autre témoin, une meilleure coordination et communication de l’information. Ce serait très utile.

Le sénateur Oh : Merci.

Le sénateur Gold : Merci à vous deux de votre présence. Monsieur Kfir, vous avez mentionné les défis que représentent la coordination et la collecte d’information. Je me demande si vous pouvez faire un commentaire sur deux aspects du projet de loi C-59. Premièrement, pensez-vous que la création, pour la première fois au Canada, d’un office de surveillance à l’échelle du système et du gouvernement, l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement, est un pas dans la bonne direction en ce qui concerne la coordination de divers acteurs de l’appareil?

Deuxièmement, vous avez parlé de l’importance de la collecte de données et du défi que représente la communication. Que pensez-vous de la partie 5 du projet de loi, la Loi sur la communication de l’information ayant trait à la sécurité du Canada, qui établit le cadre ou les circonstances dans lesquels l’information peut être communiquée entre des acteurs du domaine de la sécurité au Canada?

M. Kfir : C’est une très bonne question.

Je commencerais par dire que, dans notre pays, nous avons un poste d’inspecteur général indépendant du renseignement et de la sécurité. Ce poste a été créé en 1987. Il a toujours été occupé par un juge principal à la retraite. Le titulaire de ce poste a la capacité de superviser tous les organismes de renseignement de sécurité. À l’heure actuelle, le poste est occupé par une femme, et cette dernière a le pouvoir de surveiller ce que font les organismes, de mener et de lancer des enquêtes, de formuler des recommandations au gouvernement et de lui fournir des rapports. Toutefois, cela se fait de manière privée, et non pas publique, alors on peut davantage relever certaines questions et certains problèmes. Tout le monde doit répondre aux questions que pose l’inspectrice générale. Elle recueille des témoignages faits sous serment — voilà un autre aspect important — et elle peut se présenter sur les lieux des organismes sans en demander la permission. C’est donc une personne qui supervise l’ensemble de l’architecture.

Il y a aussi l’inspecteur général responsable de la surveillance de la législation antiterrorisme. On a créé ce poste en 2010, et son rôle est d’évaluer toutes les dispositions législatives en matière de lutte contre le terrorisme et de sécurité nationale. Le poste est également occupé par un juge principal — il y en a eu trois —, et ce dernier publie des rapports et effectue des évaluations.

Encore une fois, l’inspectrice générale du renseignement et de la sécurité et l’inspecteur général responsable de la surveillance de la législation antiterrorisme travaillent de manière indépendante, mais leur rôle est de s’assurer que les organismes de sécurité respectent les limites de leurs responsabilités et de leurs pouvoirs législatifs et de publier également des rapports annuels. Voilà pour les organismes de surveillance. À mon avis, ce que le Canada essaie de faire est très sensé et utile.

À propos de la communication de l’information, c’est souvent là que le bât blesse. Nous devons composer avec le problème de la classification, la façon dont l’information est communiquée et recueillie. Je vais commencer par un aspect indirect de la chose, à savoir que des organismes disposeront de pouvoirs précis conférés par la loi qui les empêchent de communiquer de l’information. Cela dépend également de la façon dont ils obtiennent cette information. Très souvent, les gens devront tenir des discussions, et on devra effectuer des évaluations.

À mon avis, en matière de communication de l’information, il faudra réfléchir un peu à deux aspects. Tout d’abord, s’agit-il d’une communication de l’information à l’échelle de la fédération ou à l’État et aux territoires? C’est quelque chose qui pose problème en Australie. Il est difficile de communiquer de l’information à l’État et aux territoires parce que leurs membres n’ont pas la classification et l’autorisation de sécurité nécessaires pour évaluer l’information. Ici, il faut environ deux ans pour obtenir une autorisation de sécurité. Nous avons un énorme arriéré. Je pense que le Canada essaie de faire des progrès et j’espère qu’il fera mieux que l’Australie.

Le sénateur Gold : Merci. Monsieur Cotler, bienvenue encore une fois. Je vous remercie de vos commentaires et de nous avoir souligné l’importance d’avoir l’expertise et l’expérience adéquates afin que le gouvernement et les organismes puissent accomplir les tâches qui leur incombe. Le sénateur Boisvenu a mentionné à deux reprises un mémoire ou un document que nous ne semblons pas avoir. Fournirez-vous par écrit...

M. Cotler : J’ai déjà envoyé un mémoire à la sénatrice McPhedran et j’en ai parlé aux sénatrices Lankin et Busson. Je l’ai avec moi et je peux l’envoyer au comité. Je vous l’aurais fourni plus tôt si j’avais su à qui je devais l’envoyer.

Le sénateur Gold : Eh bien, je pense qu’il faudrait l’envoyer au greffier.

M. Cotler : Je serai heureux de le faire.

Le sénateur Gold : Merci.

Monsieur Cotler, j’aimerais savoir si vous avez des observations précises sur les dispositions du projet de loi C-59 afin d’aider le comité dans son étude. Ce faisant, vous pourriez peut-être nous parler un peu de vous et de votre expérience parce que ce n’est pas très évident dans le document que nous avons reçu.

M. Cotler : J’ai grandi ici et je détiens un baccalauréat de l’Université McGill. J’ai ensuite obtenu un diplôme en droit à New York avant de déménager en Israël en vue de travailler au ministère du Renseignement de sécurité. J’ai ensuite fait une maîtrise en contre-terrorisme et en sécurité intérieure et j’ai travaillé en analyse du renseignement pendant deux ans, avant de devenir consultant privé en renseignement de façon plus générale et de m’occuper de grands projets qui exigeaient une dimension humaine de la profession, ce qui m’a permis de poursuivre ma formation et de demeurer dans le domaine. C’est ainsi que j’en suis arrivé à m’intéresser à cette question précise sur laquelle j’ai fait la recherche et dont j’ai parlé aux membres du comité au cours de séances tenues en février.

Pour ce qui des dispositions précises du projet de loi C-59, comme je l’ai dit, rien en particulier ne soulève la question des réfugiés syriens au Canada. Le projet de loi, en créant l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement, est très général. Cela dit, le mandat de l’office, on l’espère, est de fournir aux services de sécurité canadiens l’expertise nécessaire qui permet la mise en œuvre de projets visant à régler ce genre de problème.

Le sénateur Gold : Merci beaucoup.

Le sénateur Pratte : Ma question s’adresse à M. Kfir, et elle donne suite à celle du sénateur Gold. Comme vous l’aurez remarqué à la lecture du projet de loi, on crée un office de surveillance. Il y a également le commissaire au renseignement, qui autorisera certaines collectes de données et certaines opérations. Il y a quelques mois, on a mis sur pied un comité de parlementaires. Vous avez dit plus tôt que ces organismes de surveillance se sont avérés utiles en Australie. J’aimerais que vous nous donniez un peu plus de détails. Certains s’inquiètent du fait que plusieurs organismes de surveillance nuiraient ou pourraient nuire aux opérations des services secrets. Est-ce que c’est ce qu’on a constaté en Australie?

M. Kfir : Comme je l’ai dit, nous avons un certain nombre d’organismes de surveillance ou de commissaires. Il y a notamment l’inspectrice générale du renseignement et de la sécurité, qui se concentre principalement sur les six organismes de sécurité de l’appareil du renseignement australien. Elle possède des pouvoirs vastes et élargis. Nous avons également l’inspecteur responsable de la surveillance de la législation, qui évalue les dispositions législatives en matière de sécurité nationale. Ils sont censés être complémentaires et ils collaborent plutôt bien.

Je n’ai entendu aucune critique concernant ces deux organismes, principalement de la part de l’appareil de sécurité. En fait, j’entends souvent des membres de l’appareil de sécurité dire à quel point ils sont reconnaissants d’avoir ces organismes dont le rôle est de s’assurer qu’ils agissent dans les limites de leurs responsabilités juridiques. Rien ne permet de conclure que ces organismes ont ralenti ou miné de quelque façon que ce soit les collectes de renseignements.

Il faut savoir que l’Australie, au cours des 10 dernières années, a effectué un certain nombre d’examens de son appareil du renseignement, et les résultats tendent à montrer que la collecte de renseignements est de plus en plus difficile et lourde, un des principaux défis étant de déterminer si c’est de nature intérieure ou étrangère. Bien sûr, il ne faut pas oublier le stockage de l’information.

Nous revoyons constamment nos systèmes afin de nous assurer d’optimiser leur utilité. Par exemple, en 2017, nous avons créé un nouveau ministère appelé le ministère des Affaires intérieures, qui chapeaute certains de nos organismes importants, dans l’espoir de faciliter l’interaction entre les divers organismes et ministères. Cette initiative a connu un certain succès pour ce qui est de la communication d’information. Mais, encore une fois, le système actuel est toujours en cours d’élaboration. Nous réalisons un autre examen de la structure de l’appareil du renseignement national.

Le sénateur Pratte : Merci de votre réponse. L’Australie possède-t-elle l’équivalent du nouveau commissaire au renseignement qui, je le répète, sera chargé d’autoriser certaines collectes de données et certaines opérations?

M. Kfir : Eh bien, cela dépend vraiment de ce que vous entendez par collecte de données. Par exemple, si nous faisons de la surveillance, il nous faudrait le mandat d’un juge. Mais le rôle de ces personnes n’est pas d’appuyer la collecte en tant que telle. Cela relève des organismes. Les deux intervenants dont je parlais évaluent si les organismes dépassent leur autorité et leurs pouvoirs et ils effectuent des examens annuels.

Le sénateur Pratte : C’est une vérification a posteriori.

M. Kfir : Oui. Nous essayons d’avoir le plus de transparence possible sans compromettre des renseignements confidentiels.

La présidente : Mesdames et messieurs, je m’excuse auprès de ceux d’entre vous qui allaient poser des questions au deuxième tour. Nous n’avons plus de temps, et notre prochain témoin est déjà là.

Permettez-moi de remercier M. Cotler de s’être joint à nous. Je remercie tout particulièrement M. Kfir d’avoir assisté à notre séance à cette heure de la nuit en Australie. Nous vous sommes très reconnaissants de votre participation. Merci beaucoup.

Nous accueillons maintenant devant le comité M. Richard Fadden, ancien conseiller national à la sécurité et directeur du SCRS. Il n’en est pas à sa première présence devant notre comité. Monsieur Fadden, bienvenue.

Richard Fadden, ancien conseiller national à la sécurité et directeur du SCRS, à titre personnel : C’est un plaisir pour moi d’être ici parce que ces sujets m’intéressent depuis un certain nombre d’années, et j’espère pouvoir être utile au comité.

J’aimerais commencer par deux ou trois observations contextuelles que, je l’espère, vous approuverez et dont vous tiendrez compte lorsque vous mettrez la dernière main au projet de loi.

Premièrement, l’organisation, les gens et les pays qui menacent notre sécurité nationale sont mauvais et persistants, ils savent s’adapter et sont habituellement très compétents et trop souvent efficaces. La résistance à ces menaces n’est ni facile ni agréable, et c’est pourquoi les personnes, les ressources, la technologie et le cadre législatif et politique qui assurent la défense du pays sont très importants.

Je viens juste de mentionner que nos adversaires savent s’adapter. C’est une caractéristique que doivent aussi posséder les personnes qui résistent aux menaces pour la sécurité nationale, mais ce n’est pas toujours la force de nos systèmes politiques et bureaucratiques. Le projet de loi proposé est complexe et très normatif. J’espère que vous allez examiner ses dispositions aussi bien que sa mise en œuvre afin de vous assurer d’une capacité d’adaptation constante.

Deuxièmement, dans une démocratie comme la nôtre, l’appareil de sécurité nationale ne peut pas fonctionner efficacement sans une structure de reddition de comptes pleinement efficace la plus transparente possible. Cette structure doit profiter au public, au Parlement ainsi qu’aux ministères et aux organismes de sécurité nationale. Vous serez peut-être étonnés de m’entendre dire que la structure de reddition de comptes doit être considérée comme efficace par les personnes qui doivent la respecter. Pourquoi? Parce que si ce n’est pas le cas, elles croiront qu’il s’agit d’un exercice purement bureaucratique, et cela ne profite à personne.

Ce que j’essaie de dire, c’est qu’une reddition de comptes efficace dépend non pas du nombre d’organismes de surveillance, du processus décisionnel, des rapports annuels ou de la microgestion par des joueurs non opérationnels, mais plutôt, à tout le moins, de la qualité des dirigeants et du personnel concernés, de leur formation, de la culture de l’organisme et d’une relation de collaboration efficace avec les institutions de surveillance.

À la suite de votre étude du projet de loi C-59 et des témoignages que vous aurez entendus, je vous prierais de vous demander si le projet de loi, ainsi que toutes les autres dispositions législatives en matière de sécurité nationale —, et je crois que vous devez avoir une vision d’ensemble — fait la promotion du double objectif de protéger l’intérêt national sans mettre involontairement en péril les principes constitutionnels ou juridiques applicables.

Quant au projet de loi C-59 lui-même, si j’avais été membre du comité, j’aurais voté favorablement à la deuxième lecture. C’est un bon projet de loi en général, qui répond à la nécessité d’adapter la loi à de nouvelles circonstances et de corriger un certain nombre d’anomalies et de lacunes. Cela dit, j’ai une observation précise. Pour le reste, je serais heureux d’essayer de répondre à vos questions.

Ma préoccupation concerne le rôle du commissaire au renseignement, en particulier son mandat de déterminer le caractère raisonnable de certaines activités. Permettez-moi d’essayer de m’expliquer.

Dans notre système, il incombe aux ministres de rendre des comptes sur les activités des ministères et des organismes. C’est particulièrement vrai dans le domaine de la sécurité nationale, où le secret est très important. Je suis d’avis que la responsabilité des ministres est une bonne chose qui ne devrait pas du tout être limitée. Or, je crois que c’est ce qui se passe si un ancien juge examine le caractère raisonnable des activités au lieu de leur légalité.

Après le SCRS, ce sont le CSTC, le ministère de la Justice, le ministère de la Défense nationale, Sécurité publique et souvent le BCP qui examinent une question. Je ne vois pas pourquoi il reviendrait à un ancien juge de déterminer le caractère raisonnable d’une activité. C’est certainement le rôle des ministres de la Couronne. J’ai beaucoup de respect pour les juges lorsqu’ils font du travail de juge et se penchent en général sur la légalité et non pas le caractère raisonnable. Le recours à d’anciens juges offrirait aux ministres une porte de sortie trop facile si jamais un problème survenait. J’aimerais souligner ici que je ne parle pas du tout de M. Goodale. C’est un commentaire d’ordre général.

Je vous exhorte de limiter le rôle du commissaire au renseignement à la certification de la légalité. Si cela n’est pas possible, alors ce poste doit être occupé par d’anciens politiciens ou fonctionnaires, qui ont fort probablement une plus grande expérience en matière de caractère raisonnable.

Merci de votre attention. Je serais heureux d’essayer de répondre à vos questions.

La présidente : Merci, monsieur Fadden. Nous allons maintenant passer aux questions.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci de votre présence, monsieur Fadden. Vous avez mentionné dans votre présentation que, lors de votre comparution devant le comité de l’autre endroit, vous aviez évoqué la lourdeur du processus d’examen des demandes du SCRS.

À votre connaissance, ce processus peut-il réduire l’efficacité des agences et, ainsi, poser un danger pour la sécurité nationale?

M. Fadden : Ce danger demeure, mais ceux qui tiennent des rôles de leader peuvent modifier l’attribution des ressources nécessaires. Cela dépend également jusqu’à quel point les organismes de révision formulent des demandes raisonnables.

Lorsque je travaillais au SCRS, le plus gros problème n’avait pas trait aux organismes de révision, mais plutôt à la Cour fédérale. Au Canada, la doctrine de la découverte est très large et exige beaucoup; je pense même que la Cour fédérale avait relevé les exigences à cet égard.

En général, il existe un risque et le directeur du SCRS ne devrait pas hésiter à indiquer au ministre que les demandes sont exagérées ou qu’il éprouve des difficultés. Cependant, de manière générale, je ne pense pas que la sécurité nationale soit en jeu.

Le sénateur Dagenais : Je voudrais maintenant vous parler des cyberopérations. Que pensez-vous de l’exigence d’approbation par deux ministres en ce qui a trait aux opérations secrètes?

M. Fadden : Je ne suis pas d’accord. Notre système de gouvernance au Canada est basé sur la responsabilité individuelle d’un ministre, et non sur celle d’un comité ou de deux ou trois ministres. Toutefois, si un ministre doit consulter ses collègues, c’est tout à fait raisonnable. Je pense aussi qu’il n’est pas facile parfois de trouver deux ministres lorsque des situations d’urgence se produisent. Ce n’est pas leur faute, car ils sont très occupés, mais je suis fondamentalement en désaccord avec l’idée que deux ministres doivent signer. S’il s’agit simplement de consulter, c’est autre chose.

Le sénateur Dagenais : Merci beaucoup, monsieur Fadden.

[Traduction]

La sénatrice Griffin : Comme vous le savez, et c’est le cas pour la plupart des mesures législatives que nous étudions, certains diront que le projet de loi ne va pas assez loin et n’a pas suffisamment de mordant, alors que d’autres craindront exactement le contraire et que, par conséquent, cela nuise aux libertés personnelles et à la protection de la vie privée.

Des témoins nous ont dit que nous avions trouvé un juste équilibre ici. Nous avons reçu la semaine passée Hugh Segal, qui pensait en effet qu’il s’agissait d’un juste équilibre. C’est comme l’histoire de Boucle d’or et du gruau : c’est juste la bonne quantité à la bonne température.

Cela dit, certains croient encore que le SCRS a le pouvoir de recueillir des données qui ne sont pas liées à une menace et que ce pouvoir devrait être encore plus limité que ce qui est proposé dans le projet de loi. Que répondriez-vous à cela?

M. Fadden : D’abord, je pense effectivement que le projet de loi établit un équilibre assez raisonnable. Je ne crois pas que les organismes aient besoin de pouvoirs supplémentaires. En fait, je crois que, parfois, ils disposent de pouvoirs qu’ils n’utilisent pas, et c’était certainement le cas lorsque j’étais en poste.

Je m’inquiète un peu, comme je l’ai mentionné à votre collègue, du fait que le rôle du commissaire au renseignement est un ajout qui n’apporte pas grand-chose, à mon avis; au contraire, on ne fait qu’alourdir et ralentir le système, particulièrement dans les cas d’urgence. Je reconnais toutefois qu’il y a des dispositions qui permettent au ministre d’aller de l’avant sans l’accord d’un commissaire.

Pour ce qui est de s’occuper de la cybersécurité, c’est très délicat parce que le fondement sur lequel le SCRS peut recueillir de l’information, que ce soit relativement à la cybersécurité ou à autre chose, c’est qu’il doit percevoir une menace pour la sécurité nationale, ce qui peut surprendre les gens. Je pense que certains regardent trop de télévision et croient que le directeur des services de sécurité peut dire : « Ouvrez-moi un dossier sur le sénateur Gold. » Eh bien, un certain nombre de mesures importantes sont en place en vue d’empêcher cela. Je crois que les gens ont tendance à l’oublier.

Le problème avec la cybersécurité, c’est que parfois on ne sait pas ce qu’on a ou ce qu’on peut avoir avant de l’obtenir. Selon moi, la véritable question n’est pas de savoir si on devrait autoriser la collecte de données, toujours avec des balises, mais ce qu’on fait avec l’information après l’avoir recueillie. Le pilier de tout organisme de renseignement, c’est l’information, peu importe sa nature. Je dirais, avec les contraintes qu’impose le projet de loi, qu’on devrait laisser l’organisme de renseignement recueillir l’information qu’il peut, mais s’assurer doublement qu’il y a des contraintes internes et externes relativement à la façon dont il peut utiliser l’information. C’est un peu comme chercher une aiguille dans une meule de foin. Je pense qu’il devrait pouvoir recueillir beaucoup d’information, mais il ne devrait pas être en mesure de l’analyser sans de très claires raisons en matière de sécurité nationale et sans les approbations nécessaires.

J’imagine que c’est ainsi que je répondrais à votre question.

La sénatrice Griffin : Merci. À l’heure actuelle, comment le SCRS consulterait-il d’autres ministères et organismes concernant une menace proposée ou une mesure de réduction de la menace?

M. Fadden : En général, il faut qu’il les consulte lorsque c’est nécessaire, mais pas plus. Je ne le dis pas à la blague parce que, pour que ces mesures fonctionnent, on doit maintenir un degré élevé de confidentialité.

Si les mesures, par exemple, touchent le ministère des Affaires étrangères ou le ministère de la Défense, ceux-ci seraient consultés. Si elles touchent un organisme ou un ministère du gouvernement du Canada, on s’adresserait aux hauts fonctionnaires.

Lorsque j’étais au SCRS, il y avait une liste relativement courte d’institutions qui méritaient une attention spéciale. Par exemple, si le SCRS voulait ouvrir une enquête sur l’instigateur du projet de loi, il aurait à suivre toute une litanie de garde-fous qui s’assurent que c’est raisonnable.

À mon avis, l’autre chose importante à comprendre — j’ai certainement ressenti cela et je pense que c’est la même chose pour mes successeurs —, c’est qu’on ne veut pas placer le ministre dans une position où certaines activités pourraient l’éclabousser. Alors, même si on n’a pas besoin d’obtenir une approbation, la première personne que l’on avise, c’est le ministre parce qu’on est un agent, non pas un responsable. Mais, habituellement, les consultations se limitent aux ministères et aux organismes qui sont directement concernés, à l’exception des questions qui touchent le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Défense, lesquelles sont d’ordre un peu plus général.

La sénatrice Griffin : Merci.

Le sénateur McIntyre : Monsieur Fadden, merci de votre excellent exposé.

Il y a la surveillance et la surveillance. Quand fait-on trop de surveillance? Cela m’amène au plan de surveillance prévu par le projet de loi C-59, qui comporte plusieurs organismes, y compris la Cour fédérale. Ma question est la suivante : à quel point la Cour fédérale est-elle exigeante auprès du SCRS? Craignez-vous que le commissaire au renseignement proposé soit aussi exigeant que la Cour fédérale?

M. Fadden : Comme je l’ai laissé entendre plus tôt, on doit tenir compte des exigences de la Cour fédérale lorsqu’il s’agit des divers organismes de surveillance. Je vais vous dire deux choses à propos de la Cour fédérale.

D’abord, lorsqu’il y a une question urgente, on nous a dit clairement et sans ambiguïté que nous pouvions réveiller un juge à trois heures du matin afin qu’il s’occupe de vive voix d’une affaire. Nous n’avons jamais éprouvé de problème avec la Cour fédérale lorsqu’il s’agissait d’une situation d’urgence où il fallait intervenir sur-le-champ.

Comme je l’ai dit initialement à votre collègue, la doctrine de la découverte au Canada est très large et exige beaucoup. La Cour fédérale a affirmé, avant que le comité de parlementaires soit établi, qu’elle exerçait presque les pouvoirs de surveillance d’une cour supérieure en vertu de l’article 96 de la Constitution et qu’elle demandait plus d’information. La première fois que j’ai dû signer une demande à la Cour fédérale, elle comptait environ 350 pages. Toutefois, je n’ai aucune objection à ce que la cour connaisse les faits importants d’une demande, mais si chaque demande doit comporter quelques centaines de pages — et je sais qu’on a tenté récemment de réduire le nombre de pages —, cela pose problème. La cour dira que, comme les audiences se déroulent ex parte et qu’il n’y a personne d’autre dans la salle, elle doit obtenir le plus de détails possible. Je pense que la Cour fédérale impose un fardeau non négligeable. Il est peut-être nécessaire, compte tenu de la nature du système judiciaire ou de tout cela, mais le service et la cour devraient continuer à déployer des efforts et à tenir des discussions afin d’essayer de réduire au minimum ce dont la cour a besoin.

Comme vous l’aurez compris à la suite de mon exposé, je ne suis pas très en faveur du commissaire au renseignement. Demander au commissaire de se prononcer sur le caractère raisonnable d’activités, c’est essentiellement lui demander de faire le travail du ministre. Je ne pense pas que les juges sont particulièrement bien placés pour mesurer le caractère raisonnable; leur travail, c’est de juger de la légalité. Si le comité et la Chambre croient que nous avons besoin d’un commissaire, alors j’espère que vous allez limiter son mandat à la légalité des activités.

Le poste de commissaire sera à temps partiel. Il aura clairement besoin d’employés. Très souvent, ce ne sont pas les responsables de ces organismes de surveillance qui font le travail; c’est le personnel. Ce n’est pas déraisonnable parce que les responsables ne peuvent pas tout faire.

Je crois comprendre pourquoi le projet de loi envisage la création du commissaire au renseignement, mais je pense que l’examen du caractère raisonnable relève des ministres. Ce n’est pas le travail d’un ancien juge qui a été nommé.

Le sénateur McIntyre : J’aimerais parler de la question du caractère raisonnable. Je conviens avec vous que nous ajoutons une autre couche de surveillance. Quant au caractère raisonnable, cela dépendra de la façon dont le commissaire ou son personnel définissent le mot « raisonnable ». Le commissaire au renseignement a le mandat d’examiner le caractère raisonnable de conclusions ministérielles — et je sais que vous n’êtes pas d’accord avec cela —, mais quel rôle devrait-il jouer concernant la définition du « caractère raisonnable »? Autrement dit, le commissaire devrait-il avoir le mandat d’examiner le caractère raisonnable d’autorisations ou de déterminations et non pas celui des conclusions ministérielles?

M. Fadden : Monsieur le sénateur, permettez-moi de commencer par la définition du « caractère raisonnable ». D’abord, je ne crois pas qu’il appartient au commissaire au renseignement de définir le « caractère raisonnable ». Il est un agent, comme tout le monde dans la loi. Il serait préférable que la loi donne une définition du « caractère raisonnable ».

Sinon, les ministres concernés et le commissaire devraient s’entendre sur une définition. En l’absence d’une définition, l’ensemble du processus est subjectif. Par exemple, s’il s’agit d’un ancien juge en matière de sécurité à la Cour fédérale, il pourrait avoir une opinion complètement différente parce qu’il comprend la nature du dossier en question contrairement à une personne qui a peut-être été nommée à la Cour supérieure de l’Alberta. J’ai choisi l’Alberta, mais il pourrait s’agir de n’importe quelle province.

Le projet de loi, dans sa forme actuelle, demande au commissaire d’examiner au fond le caractère raisonnable. C’est-à-dire qu’il doit examiner la demande en fonction de l’information contextuelle qu’il possède et décider si c’est raisonnable. Je ne vois pas comment, à l’exception de tout le reste, cela peut être juste pour un ancien juge. On lui impose un énorme fardeau. Il peut refuser de certifier le caractère raisonnable d’une activité parce qu’il ne comprend pas bien ce qui se passe ou qu’il n’a pas de définition, et cela peut nuire à la sécurité nationale.

Fondamentalement, si le Parlement insiste pour conserver le rôle du commissaire relatif au caractère raisonnable, on devrait lui en fournir la définition.

Le sénateur McIntyre : Le mandat du commissaire au renseignement proposé devrait-il être limité à l’examen du caractère raisonnable des autorisations et des déterminations?

M. Fadden : Je pense qu’il devrait examiner les autorisations.

Le sénateur McIntyre : Merci.

La sénatrice McPhedran : Merci, monsieur Fadden, non seulement d’être ici avec nous aujourd’hui, mais également d’avoir témoigné devant le comité de la Chambre des communes. En fait, ma question vise à nous aider à mieux comprendre quelque chose que vous avez dit lors de votre témoignage à l’autre endroit. Vous avez soulevé une inquiétude liée au fait de donner au commissaire au renseignement un droit de veto sur certaines opérations menées par le SCRS ou le CST. La semaine dernière, nous avons reçu le commissaire Plouffe, qui deviendra le commissaire au renseignement, et il nous a dit que le commissaire au renseignement ne disposera pas de droit de veto et il a parlé en détail de l’aspect du caractère raisonnable qui fait partie du rôle du commissaire au renseignement. Pourriez-vous préciser le tout afin que nous puissions bien comprendre votre point de vue sur le droit de veto?

M. Fadden : Je ne suis qu’un ancien avocat, alors prenez ce que je dis avec un grain de sel. À la lecture du projet de loi, l’activité énoncée dans les deux sections qui concernent le SCRS et le CSTC ne peut pas avoir lieu légalement sans l’accord du commissaire. Il s’agit bel et bien d’un droit de veto.

Je n’ai pas entendu le témoignage du commissaire Plouffe, mais, à mon avis, si le SCRS présente une demande pour faire quelque chose avec ses ensembles de données et que le ministre doit, au bout du compte, donner son accord, mais que la demande ne peut se rendre au ministre sans l’aval du commissaire, c’est un droit de veto. On n’appelle peut-être pas cela un droit de veto, mais c’en est un. Comme je l’ai dit à votre collègue, je n’approuve pas cela.

La sénatrice McPhedran : Les deux réponses aux questions nous aident à mieux comprendre. Merci.

Le sénateur Gold : Merci de votre présence, monsieur Fadden. J’ai une question qui porte sur le commissaire au renseignement, puisque, manifestement, c’est une question qui vous intéresse, ainsi que sur la participation de deux ministres dans certains cas.

M. Forcese nous a dit — et cela revenait dans ses articles et ceux de M. Roach — que la création du commissaire au renseignement était une tentative pour régler un problème constitutionnel parce que l’information qui est recueillie dans le cadre d’activités autorisées légales du CST ou du SCRS contiendront inévitablement des données qui sont censées être confidentielles dans l’esprit des Canadiens. Le commissaire au renseignement serait l’équivalent d’un système de mandat, mais on ne peut pas avoir un tel système si on ne sait pas ce qu’on va obtenir avant de l’avoir obtenu. Voilà pourquoi on a créé ce poste.

Dans le cadre de son témoignage, le commissaire Plouffe a décrit une situation où il y avait interaction avec le ministre. Lorsque le ministre détermine qu’une demande est raisonnable et respecte toutes les exigences, alors le commissaire au renseignement doit évaluer si la détermination du ministre est raisonnable, et s’il a une question, il y a un échange entre lui et le ministre jusqu’à ce tout soit réglé.

Lorsque le M. Mendes a témoigné devant nous, il ne souscrivait pas non plus au caractère raisonnable. Mais il n’a pas plaidé en faveur de la légalité parce que celle-ci ne réglerait pas le problème constitutionnel, j’imagine. Il a affirmé qu’on devrait se fonder sur des motifs raisonnables. Nous avons reçu aujourd’hui un mémoire à cet égard d’une commission internationale.

Je ne vous demande pas de remettre en question votre conclusion, mais avez-vous des commentaires sur cette structure à la lumière du fait qu’on semble créer ce poste en raison de la nécessité de respecter la Charte lorsque la collecte de données donne incidemment lieu à une atteinte à la vie privée des Canadiens?

M. Fadden : Je crois également que c’est la raison pour laquelle on a créé le poste de commissaire au renseignement.

Pour ce qui est du témoignage antérieur selon lequel il y aurait une communication entre le commissaire et le ministre — je ne parle pas du tout des personnes; je n’ai aucun avis à cet égard —, je crois que c’est une illusion. Je pense que les ministres sont beaucoup trop occupés. Le commissaire ne voudra pas parler à des fonctionnaires au sujet de quelque chose d’aussi délicat.

Selon ma propre expérience, les commissaires indépendants, que ce soit au renseignement, à la vie privée ou à toute autre chose, voient d’un très mauvais œil le fait de devoir négocier leurs conclusions avec des ministres. Peut-être que mon expérience est unique à cet égard, mais, en général, ils n’aiment pas faire cela. Si le commissaire ne peut pas parler au ministre, cela signifie qu’il doit se tourner vers son personnel politique ou les fonctionnaires. Je ne suis pas certain de savoir ce qui va ressortir de l’ensemble du travail lorsque ce sera terminé. Les gens vont-ils s’entendre sur un résultat? Certainement pas tout le temps et peut-être jamais.

Pour ce qui est de la deuxième partie de votre question, monsieur, je n’ai pas cru comprendre qu’il était absolument nécessaire de créer un poste de commissaire au renseignement en vue de permettre, par exemple, l’accès aux ensembles de données. Je pense qu’il fallait mettre en place des systèmes, des pratiques, des procédures et des règlements pour protéger la façon dont ces renseignements étaient traités. Par exemple, il y a un certain nombre de ministères canadiens qui recueillent des renseignements pour lesquels les gens ont des attentes raisonnables en matière de protection de la vie privée, et, en vertu du projet de loi, EDSC n’a pas à obtenir l’approbation d’un commissaire à l’information avant de pouvoir recueillir des renseignements.

Je ne vois pas pourquoi, sur le plan constitutionnel, il devrait en être autrement dans ce domaine. Il devrait y avoir des restrictions, des règlements et des mesures de contrôle. Je ne vois pas en quoi le fait d’avoir un commissaire travaillant à temps partiel — et le fait que la personne soit juge ou non n’est pas important; une fois qu’elle est nommée, elle devient commissaire — répondra au critère constitutionnel que vous avez décrit. Mais j’ai peut-être tort. Je vous fais simplement part de mes impressions.

Le sénateur Gold : Je suis un ancien avocat en droit constitutionnel, alors convenons de ne pas nous lancer sur ce sujet.

J’ai une brève question au sujet d’un commentaire que vous avez fait plus tôt. Vous avez exprimé votre désaccord avec les circonstances dans lesquelles deux ministres pourraient avoir à donner leur approbation. D’après ce que j’ai lu du projet de loi C-59, cela ne se produit que dans une seule situation. Compte tenu du nouveau mandat qui sera confié au CST en matière de cyberpouvoir, s’il se livre à des cyberopérations défensives, au sens de la loi, le ministre de la Défense devra alors consulter son homologue, le ministre des Affaires étrangères. Toutefois, s’il veut participer à des cyberopérations actives, ce qui signifie essentiellement se rendre dans une autre administration par le cyberespace, il faudrait alors obtenir le consentement du ministre des Affaires étrangères. C’est parce que ce genre de cyberopération active pourrait déclencher une guerre ou faire en sorte que le Canada prenne part à une guerre. Ce pourrait être une réaction, une contre-mesure. C’est un domaine complexe du droit international.

Cependant, dans des circonstances où ce nouveau mandat en matière de cyberopérations pourrait mettre en cause le droit international de la guerre, ne pensez-vous pas qu’il serait approprié que le ministre des Affaires étrangères ait son mot à dire là-dessus, en plus du ministre de la Défense, lequel est de toute évidence la bonne personne?

M. Fadden : Pour être honnête, je ne m’avancerais pas sur cette question. C’est plus une question de principe. Je trouve que, lorsqu’on demande plusieurs autorisations ministérielles, cela ne fait que compliquer les choses.

Je dirais également que, dans certaines circonstances bien précises, nous et nos partenaires du Groupe des cinq trouvons utile de ne pas avoir à nous assurer que le ministère des Affaires étrangères est au courant de ce qui se passait. Je suis certain que vous pouvez imaginer les circonstances, mais il est parfois utile d’avoir une vision très étroite. Si quelque chose tourne vraiment mal, le pays en question peut soutenir que le département d’État ou le ministère des Affaires étrangères n’était pas au courant, que c’était ces gens bizarres qui travaillent au CSTC ou au SCRS, et il peut calmer les choses de cette façon.

Pour être franc avec vous, je ne pense pas qu’il s’agisse d’une question pour laquelle quiconque devrait assumer la pleine responsabilité. Cependant, je suis d’avis que, parfois, les ministères des Affaires étrangères sont un peu nerveux sur ce genre de choses, et même parfois trop nerveux je dirais. C’est pourquoi je préférerais la consultation plutôt que l’approbation. Si le ministre des Affaires étrangères s’y oppose vraiment, nous pouvons toujours nous adresser au premier ministre. Mais j’essaie de dire que je comprends votre point de vue, et, s’il y a un peu de souplesse dans le système, ce n’est pas toujours une mauvaise chose.

Le sénateur Gold : Merci beaucoup.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Monsieur Fadden, je vous souhaite la bienvenue. J’ai quelques questions à vous poser. Plus tôt, M. Cotler nous a parlé d’éléments inquiétants en ce qui a trait à la capacité du système d’immigration canadien de bien analyser les dossiers. Par ailleurs, je comprends que, en termes de recherche d’information, cette loi se veut préventive, pour éviter que des Canadiens soient potentiellement victimes d’actes criminels ou d’actes terroristes en particulier.

Comment peut-on rendre compatible l’adoption d’une loi, aussi parfaite soit-elle, avec notre système d’immigration actuel, alors qu’il existe des préoccupations relativement à la capacité de détecter des éléments criminogènes et d’analyser les dossiers? J’essaie de comprendre, parce que cela me semble contradictoire.

M. Fadden : Il y a une contradiction à certains égards. Par contre, les délais dans le système d’immigration sont complètement administratifs et, à certains égards, ils sont même bureaucratiques. Ce sont les gens qui travaillent dans le domaine qui décident, parfois en fonction d’une directive ministérielle, parfois non.

Combien de temps cela prendra-t-il? En général, mon expérience me dit que, pour la plupart des gens qui viennent au Canada, il n’y a pas vraiment de préoccupations en ce qui concerne la criminalité ou la sécurité nationale. Le problème que nous avons aujourd’hui n’est pas nécessairement un problème de temps ou de ressources.

Il faut savoir que nos adversaires ne sont pas fous non plus. Dans la plupart des cas, lorsqu’ils veulent envoyer un terroriste potentiel au Canada, au Royaume-Uni, en France ou aux États-Unis, ils choisissent quelqu’un dont le nom ne figure pas dans les banques de données des pays concernés.

Qu’on ait beaucoup de temps ou qu’on ait beaucoup de ressources n’aide en rien. Est-ce qu’il y a une contradiction? Oui. Je crois que le système d’immigration actuel permet aux organismes de sécurité de dire aux agents d’immigration : « Vous ne pouvez pas procéder. » Ce pouvoir est rarement utilisé, mais il est quand même possible de le faire.

Vous avez raison de dire que, lorsqu’on examine système actuel d’immigration par rapport à l’adoption de cette loi, il n’est pas clair qu’il s’agit de deux éléments complémentaires.

Le sénateur Boisvenu : Il y a quelques semaines, j’avais demandé au ministre Blair quels étaient les liens entre le SCRS et les pays comme l’Irak et la Syrie, où des Canadiens ont combattu auprès de terroristes. On sait que ces Canadiens reviendront un jour au Canada et qu’il faudra les juger.

Étant donné que notre système judiciaire applique la preuve hors de tout doute raisonnable, nos liens de coopération en en ce qui a trait à l’information sont-ils à ce point parfaits que si ces gens reviennent au Canada, nous aurons une bonne idée de leur activité criminelle dans ces pays, sans quoi, à leur retour au Canada, le système judiciaire sera dans l’impossibilité de les juger?

M. Fadden : Je pense que la réponse facile est non. Le nombre de pays qui ont éprouvé ce problème est relativement limité. Dans la plupart des cas, nous entretenons des liens soit avec des agences policières, soit avec des agences de sécurité qui sont plus ou moins efficaces. Pour la Syrie, ce n’est absolument pas le cas. Nous étions effectivement en guerre avec ce pays et tous nos liens de coopération ont cessé.

Très souvent, cependant, ce n’est pas le cas. C’est plus souvent le cas lorsque le gouvernement d’un pays est quasi inexistant. En Somalie ou au Soudan, il y a des agences de sécurité; elles ne sont pas terriblement efficaces, et je ne suis pas certain que nous accepterions sans réserve les informations qu’elles nous donneraient.

Le sénateur Boisvenu : Nous nous trouvons devant un système d’immigration vis-à-vis duquel nous ne sommes pas en mesure d’avoir de bons renseignements sur les gens qui entrent au pays. Il y a des Canadiens qui ont quitté le pays pour aller combattre aux côtés des terroristes là-bas, et nous n’avons pas d’informations sur eux; de plus, nous avons un Code criminel qui est relativement muet lorsqu’il s’agit de criminaliser ce genre d’activités. Nous serons mal pris si ces gens reviennent au Canada.

M. Fadden : Je pense que vous avez raison. La plupart des gens qui reviennent au Canada peuvent être divisés en trois catégories. Il y a des gens qui vont décider, à cause de leurs activités à l’extérieur du pays, qu’ils ne seront plus jamais impliqués dans des activités criminelles ou terroristes de leur vie, que c’est fini. Il y en a d’autres qui vont se dire qu’ils vont peut-être aider quelqu’un, mais qu’ils ne feront pas grand-chose eux-mêmes. Enfin, il y a un nombre relativement restreint de gens qui souhaitent revenir et continuer de nous causer des difficultés. La difficulté, pour le SCRS en particulier, est d’établir dans quelle catégorie se trouvent les gens. Une fois qu’on a classé ces personnes dans la troisième catégorie, est-ce qu’on va les surveiller 24 heures par jour, 7 jours par semaine, ou est-ce qu’on va simplement demander un mandat de la Cour fédérale pour surveiller leurs communications électroniques? Honnêtement, c’est un problème, pas seulement pour le Canada, mais pour tous les pays de l’Occident.

Le sénateur Boisvenu : Par contre, il y a des pays qui ont dit : « Vous ne reviendrez pas chez nous. » La France, avec l’OTAN, a dit :« Nous n’acceptons pas que vous reveniez chez nous. » Le Canada a une position différente et dit que nous allons les accueillir.

M. Fadden : Personnellement, je pense que, si on crée un terroriste et que ce terroriste quitte le Canada, nous avons une responsabilité de nous en occuper. Nous n’aidons pas la gestion du terrorisme international en refusant de les accepter au pays. De plus, si je comprends bien, les Canadiens ont le droit constitutionnel de revenir au Canada; pour nous, ce serait un peu difficile de leur dire qu’ils ne peuvent pas revenir.

Quand j’assistais aux réunions du Groupe des cinq, l’opinion de nos amis américains, en particulier, était :

[Traduction]

Si vous avez créé le terroriste et qu’il part à l’étranger, vous feriez vraiment mieux de vous occuper de lui quand il revient ou quand il sème la pagaille partout dans le monde.

[Français]

De plus, les Américains étaient généralement mécontents du niveau de ressources que l’on consacrait à essayer de contrôler ce genre de personnes. C’est pourtant un dilemme, étant donné la Charte et la loi canadienne.

Le sénateur Pratte : J’aimerais revenir sur la question de la raisonnabilité.

[Traduction]

Je comprends que vous êtes un ancien avocat, mais je ne suis pas avocat du tout.

[Français]

J’ai deux questions. Vous avez exprimé le vœu que la question de la raisonnabilité soit définie dans la loi. Ma compréhension est que c’était un concept assez bien défini dans la jurisprudence en droit administratif et que les juges sont habitués à cela — ceux qui font du droit administratif, à tout le moins.

Mon autre question a trait au fait que ma compréhension de la loi est que le commissaire doit déterminer si la décision ou la conclusion du ministre est raisonnable. Cela ne l’amène pas nécessairement à prendre une décision sur la raisonnabilité de la mesure. Il s’agit de la raisonnabilité au sens de savoir si, parmi les choix possibles, le ministre a fait un choix raisonnable. Ce n’est pas la raisonnabilité de la mesure ou de l’opération qui est en cause.

Est-ce que ce sont des nuances importantes ou est-ce que, à votre avis, cela ne change rien?

M. Fadden : Ultimement, en ce qui concerne votre deuxième point, je pense que cela ne change pas grand-chose. Quand le commissaire examine la décision du ministre, il doit se demander si la définition du ministre relativement à la raisonnabilité est appropriée. À mon avis, on retire au commissaire la responsabilité d’être le point de décision immédiat; en pratique, toutefois, je pense qu’il devra effectivement examiner la décision du ministre après coup. Vous avez raison, je pense bien qu’il y a toute une série de décisions dans la jurisprudence et dans certaines lois qui définissent la notion de raisonnabilité. Je ne suis pas certain qu’elles s’appliqueraient toutes au secteur de la sécurité nationale, et je crois qu’il lui serait peut-être utile d’adopter une définition bien comprise par tout le monde. En effet, si on utilise une définition tirée du droit administratif, il faut se rendre à l’évidence qu’il n’y a pas beaucoup de droit administratif comme tel dans le domaine de la sécurité nationale. Je suggérerais que, même si on utilise une définition tirée du droit administratif ou de la jurisprudence, on aurait tout avantage à l’inclure dans la loi, pour que tout le monde comprenne exactement où on en est.

Le sénateur Pratte : Merci.

Le sénateur Dagenais : J’ai une question très rapide pour M. Fadden : auriez-vous des suggestions d’amendements que nous pourrions apporter sans compromettre l’adoption du projet de loi C-59, sachant que nous avons un gouvernement qui est très peu réceptif aux suggestions qui viennent du Sénat?

M. Fadden : En fait, j’en aurais deux. Le premier serait de changer le mandat du commissaire au renseignement. Je limiterais son champ d’action aux questions de légalité. Deuxièmement, j’inclurais dans la loi une définition de ce qui est raisonnable. Si on poursuit la discussion que nous avons commencée avec le sénateur Pratte, je pense qu’il y a une définition généralement acceptée au Canada de ce qui est raisonnable. Toutefois, ce n’est pas une définition bien comprise, particulièrement dans le secteur de la sécurité nationale; donc, pourquoi ne pas inclure une définition dans la loi?

Le sénateur Dagenais : Merci beaucoup, monsieur Fadden.

[Traduction]

La sénatrice Griffin : Ma question porte sur le commissaire à la protection de la vie privée, qui a témoigné beaucoup plus tôt devant notre comité. Il a fait remarquer que son bureau, même en vertu de cette nouvelle loi, ne serait toujours pas en mesure de communiquer des renseignements confidentiels ou de collaborer de manière significative avec le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement. Voyez-vous cela comme une lacune du projet de loi C-59?

M. Fadden : Je suppose que oui. J’aimerais croire que je n’ai pas beaucoup de marottes, mais l’une d’elles, c’est que, dans ce domaine, il faut communiquer l’information si on veut être efficace, et, si ce genre d’échange peut se faire avec le commissaire à la protection de la vie privée, il faudrait prendre toutes sortes de précautions afin que l’on puisse s’assurer que la sécurité est maintenue.

Les gens me demandent parfois ce qui m’empêchait de dormir lorsque je travaillais encore; la seule chose qui m’a toujours empêché de dormir était l’idée d’avoir à dire au ministre ou au premier ministre qu’un événement donné aurait pu être évité si le ministère X avait eu l’information. Par conséquent, avec tout mon respect pour les opinions contraires, je suis relativement peu compréhensif envers ceux qui soutiennent que l’information liée à la sécurité nationale — et j’inclus la surveillance et l’examen — ne devrait pas être communiquée de façon générale, en prenant toutes les précautions que l’on pourrait juger nécessaires. On ne veut pas devoir expliquer à la population canadienne que quelque chose a mal tourné parce qu’on n’a pas fait le lien ou que le lien nuirait au ministre, et je pense que cela vaut pour commissaire à la protection de la vie privée. Je ne vois pas pourquoi l’information ne pourrait pas être communiquée.

La sénatrice Griffin : Je vous remercie.

Le sénateur Gold : Dans les éléments contextuels de votre déclaration préliminaire, vous avez souligné l’importante question de la capacité d’adaptation et de la flexibilité à l’avenir. Comment évaluez-vous le projet de loi C-59 pour ce qui est de fournir une structure adaptable? Y a-t-il des domaines sur lesquels nous devrions garder un œil et à propos desquels nous devrions nous inquiéter?

M. Fadden : En fait, je pense que c’est plutôt bien. Pour être honnête, il s’est fait attendre plutôt longtemps, mais c’est un projet de loi complexe. Je suis là depuis assez longtemps pour savoir qu’il n’y a pas d’unanimité sur ces questions, de sorte que je peux comprendre le désir du gouvernement d’essayer de le présenter.

Une des difficultés que nous avons au Canada en matière de sécurité nationale, c’est que nous n’en parlons pas beaucoup. De manière générale, nous ne pensons pas être menacés. Nous sommes entourés de trois océans et des États-Unis, et la seule fois où nous parlons de sécurité nationale — à l’exception de choses comme celles-ci —, c’est lorsque quelque chose tourne vraiment mal. Je pense que le Sénat, une commission royale ou la Chambre des communes devraient discuter davantage de ces questions.

De mon point de vue, le projet de loi est assez bon, comme j’ai essayé de le dire au tout début, mais il ne le sera probablement pas dans trois ans, lorsque la technologie aura encore progressé. Je suis sarcastique, mais si elle progresse en trois ans, nous ne devrions pas prendre dix ans pour modifier la loi. Je ne m’adresse à aucun gouvernement en particulier. Il y a de l’inertie dans les grandes organisations, c’est difficile à faire, et c’est pourquoi je vous demandais instamment, au tout début, à vous et à vos collègues, d’examiner ces questions peu importe qu’il y ait ou non il y a un mandat législatif le faire; advenant que quelque chose se produise; vous devriez faire tout votre possible pour vous assurer que les changements législatifs ou politiques nécessaires sont apportés.

Le sénateur Gold : Je n’essaie pas de nous créer du travail, madame la présidente, mais je verrais bien une fonction permanente pour ce comité, soit celle de garder un œil — de concert avec le comité des parlementaires, bien sûr, pour qui ce qui serait la tâche principale — sur certaines des questions qui pourraient avoir été soulevées dans les témoignages et qui sont nouvelles à l’égard du projet de loi ou pour lesquelles il faudrait peut-être apporter quelques modifications au projet de loi.

M. Fadden : Je suis tout à fait d’accord. L’une des choses qui m’ont frappé lorsque j’ai pris ma retraite, c’est que, dans le cadre de mes deux ou trois derniers emplois, il y avait en quelque sorte une connexion directe entre mon cerveau et le renseignement. C’était mon travail. Après avoir pris ma retraite, pendant un certain temps, j’ai été frappé par le fait que, à l’exception des renseignements opérationnels à court terme — ce qui est essentiel, parce que c’est ainsi qu’on évite les ennuis —, si on est un lecteur assidu du magazine The Economist, si on regarde quelques émissions sérieuses et si on fait un effort pour se tenir informé, on sait assez bien ce qui se passe ou quels sont les problèmes au chapitre de la sécurité nationale.

Je dirais donc que, si vous et vos collègues décidez d’aller de l’avant, vous devriez demander à la Bibliothèque du Parlement de surveiller attentivement ce qui se passe. De plus, si quelque chose tourne mal, dans 90 p. 100 des cas, vous n’avez pas besoin d’un document top secret « qui s’autodétruira dans cinq secondes » pour savoir que les choses vont mal. Je dirais que tout ce qui favorise la discussion au Canada sur ces sujets généraux serait dans l’intérêt national.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : J’ai deux petites questions. Merci encore une fois, monsieur Fadden, pour votre très intéressant témoignage. Dans le projet de loi, on remplace les termes « infraction préconisée », quand on parle d’une infraction terroriste, par « conseiller un acte terroriste ». Cela fait référence à deux notions, soit la notion d’incitation et la notion de participation. N’affaiblit-on pas ainsi la possibilité, pour le gouvernement, d’engager des procédures judiciaires contre des individus liés à des réseaux terroristes?

M. Fadden : Ultimement, je pense que oui. On l’a fait consciemment pour éviter les circonstances où il n’était pas clair qu’un acte criminel avait été commis. Est-ce qu’on affaiblit un peu cette possibilité? Je pense que oui. Est-ce qu’on l’affaiblit d’une manière absolument fatale? Je ne crois pas.

Le sénateur Boisvenu : J’ai une dernière question. En Australie, en vertu du Code criminel, lorsque vous avez la double citoyenneté et que vous commettez un acte terroriste, vous perdez la citoyenneté australienne. Serait-ce une mesure qui inciterait les gens à ne pas s’engager dans un mouvement terroriste?

M. Fadden : Possiblement. Si je comprends bien notre Charte, il faudrait toutefois apporter un amendement constitutionnel pour permettre ce genre de chose. En général, quand on veut être terroriste et qu’on n’a pas le temps de discuter de la formation requise, je ne crois pas qu’une telle mesure soit si importante. Ces personnes se donnent une mission étrangère à toute considération externe. Une telle mesure serait peut-être utile dans certains cas, mais, en général, elle ne le serait pas. Les terroristes pensent seulement à accomplir la mission qu’ils se sont fixée. Pour les raisons que j’ai données, ce n’est pas quelque chose que je ferais. Si c’est notre terroriste, on devrait s’en occuper. Le fait de dire que la responsabilité est celle d’un autre pays, à mon avis, signifie que nous évitons notre responsabilité fondamentale à l’égard des citoyens canadiens qui deviennent terroristes, par exemple.

[Traduction]

La sénatrice McPhedran : Monsieur Fadden, merci d’être parmi nous depuis le début aujourd’hui. Vous avez entendu les témoignages précédents. Ma question comporte sur certains des points soulevés au sujet de la vaste quantité de renseignements qui sont recueillis et stockés, mais qui sont sous-utilisés de façon proactive et coopérative par les organismes de renseignement. Ma question porte en fait sur votre perception du projet de loi C-59, en ce qui concerne la possibilité d’utiliser les mégadonnées, l’analyse et l’intelligence artificielle comme solutions possibles, afin que l’on puisse être davantage proactif et, espérons-le, faire davantage de prévisions et de prévention. Croyez-vous que le projet de loi C-59 permet d’atteindre cet objectif en ce qui concerne les dispositions relatives aux ensembles de données?

M. Fadden : Oui, je le crois bien. Je ne pense pas que cela empêche l’utilisation d’algorithmes extraordinairement sophistiqués pour accéder à l’information et l’examiner. Toutefois, je suis d’accord avec l’Australien et je pense que ce serait une erreur de se fier exclusivement à l’intelligence artificielle ou aux algorithmes.

Si je peux faire une observation générale, je crois que nous, au Canada, au fil des ans — encore une fois, je ne vise aucun gouvernement en particulier —, avons consacré beaucoup de temps, d’argent et d’efforts à s’inquiéter de la collecte de renseignements, de la prévention et de l’application de la loi, et jamais nous ne l’avons fait autant en ce qui concerne l’analyse. Je comprends cela, c’est parce que vous voulez que l’agent du SCRS ou l’agent de la GRC sur le terrain fasse quelque chose pour éviter qu’un incident malheureux se produise; cependant, souvent, si vous avez une capacité d’analyse sophistiquée ou coordonnée, cela facilite leur travail.

Au fil des ans, nous avons débattu de la question de savoir s’il y aurait un système central au BCP. Nous nous sommes demandé si nous ne devrions pas rendre obligatoire la communication de l’analyse du renseignement de défense avec le SCRS ou qui que ce soit d’autre. Je pense qu’il est utile d’en débattre. Toutefois, d’après mon expérience, je dirais que nous pourrions consacrer un peu plus de temps, d’argent et d’efforts à l’analyse en général.

Cependant, je soupçonne que, si vous demandiez aujourd’hui au directeur du SCRS s’il prendrait des ressources destinées aux opérations pour les allouer aux analyses, il s’y opposerait, car ce sont les gens sur le terrain qui préviennent les véritables problèmes. Cela pourrait signifier — et c’est quelque chose que le ministre n’aimerait pas entendre — plus de ressources, et on se retrouve face à l’éternelle bataille pour trouver un équilibre entre tous ces éléments.

Toutefois, pour répondre à votre question fondamentale, je pense que ce serait utile.

La sénatrice McPhedran : Je vous remercie.

La présidente : Monsieur Fadden, au nom de tous les sénateurs, permettez-moi de vous remercier sincèrement de votre présence ici aujourd’hui. Cela a été très utile dans le cadre de la discussion sur le projet de loi.

Nous allons maintenant entendre Alexandra Bahary et Denis Barrette, tous deux avocats en sécurité nationale à la Ligue des droits et libertés, ainsi que Mark Freiman, ancien conseiller juridique de la commission d’enquête sur l’affaire Air India, à titre personnel. Nous vous souhaitons tous la bienvenue. Monsieur Freiman, je crois comprendre que vous allez commencer.

Mark Freiman, ancien conseiller juridique de la commission d’enquête sur Air India, à titre personnel : J’aimerais remercier le comité de m’avoir invité à comparaître aujourd’hui. Mes observations et mes recommandations d’aujourd’hui sont les miennes et ne doivent être attribuées à aucune autre personne ou institution, mais elles découlent de mon expérience à titre de conseiller juridique de la commission d’enquête sur Air India, qui a étudié un certain nombre de questions et de sujets traités dans le projet de loi C-59, et également de mon expérience à titre d’avocat principal de la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire, qui pourrait me donner une idée du mandat de surveillance et d’enquête sur les plaintes que le projet de loi C-59 confère à l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement.

Je m’appuie également sur mon expérience passée à titre de sous-procureur général de l’Ontario et, indépendamment, à titre d’avocat d’un certain nombre d’ONG, que j’ai représentées avec succès dans des causes constitutionnelles pour faire respecter la constitutionnalité des limites raisonnables à l’égard des droits établis à l’alinéa 2b) de la Charte, qui protègent la sûreté et la sécurité dans une société libre et démocratique.

J’avais prévu de vous faire part de six brèves observations portant principalement sur les questions découlant des problèmes particuliers posés par les renseignements confidentiels et les pressions que de tels renseignements exercent sur les garanties procédurales normales et autres garanties. Permettez-moi de commencer en disant que, après avoir écouté M. Fadden, je suis également prêt à me lancer dans le débat relatif au caractère raisonnable. J’invite simplement les sénateurs à me demander de faire le point sur cette confusion.

J’en reviens aux brèves observations que j’ai préparées. Premièrement, j’aimerais parler de deux omissions. Le rapport d’Air India traitait longuement de la communication d’information, tout comme le projet de loi C-59 le fait à l’égard de la Loi sur la communication d’information ayant trait à la sécurité du Canada. Toutefois, le projet de loi C-59 ne traite pas du problème central soulevé dans le rapport d’Air India, à savoir le renseignement en preuve. Autrement dit, qui décide si un organisme de renseignement communique de l’information qui peut révéler la commission d’un crime ou l’intention d’en commettre un et quand cet organisme le fait? Quand cette information est-elle communiquée aux autorités policières, habituellement à la GRC, et qui prend les décisions à ce sujet?

Il s’agit d’une question délicate, parce que, une fois l’information divulguée, la communauté du renseignement perd le contrôle non seulement de l’information, mais également possiblement de l’ensemble de l’enquête dans le cadre de laquelle cette information est recueillie. Qu’est-ce qui est le plus important? Mener l’enquête en cours, perturber un crime potentiel ou obtenir une condamnation? À l’heure actuelle, cette décision est prise, au bout du compte, par le service de renseignement qui recueille lui-même l’information, sous réserve de certains protocoles d’élimination des conflits avec les services de police.

Le rapport d’Air India proposait la nomination d’un fonctionnaire au bureau du premier ministre pour prendre la décision dans une perspective intégrée et pangouvernementale, ce qui serait peut-être plus désintéressé. Le gouvernement de l’époque a rejeté la recommandation en invoquant des raisons relatives à l’« appareil gouvernemental ».

Le projet de loi C-59 a fourni l’occasion de réexaminer la question et de remettre la décision entre les mains d’un décideur objectif. C’était sans doute une erreur de ne pas le faire. Les employés du renseignement et les agents de police sur le terrain qui ont été interrogés dans le cadre de l’enquête sur la tragédie d’Air India nous ont dit que le système actuel encourage le cloisonnement et le stockage de l’information.

Deuxièmement, il s’agit de la résolution des dilemmes relatifs à la divulgation. Un autre vestige des recommandations de l’enquête sur la tragédie d’Air India concerne le forum destiné à la résolution des dilemmes en matière de divulgation dans les affaires criminelles où des renseignements protégés pour des raisons de sécurité nationale sont en cause.

La plupart des affaires criminelles graves sont jugées par la cour supérieure de l’une des provinces. Toutefois, la Loi sur la preuve au Canada exige que toute question relative à la confidentialité pour des raisons de sécurité nationale soit tranchée par la Cour fédérale. L’affaire devient urgente lorsqu’il est allégué que certains renseignements protégés pour des raisons de sécurité nationale sont indispensables à la défense dans l’affaire criminelle. Le système actuel comporte deux tribunaux et des retards corollaires et, ce qui est plus problématique, exige que la Cour fédérale tire des conclusions sur la preuve dans une affaire criminelle en se fondant sur le droit pénal jugé dans un autre tribunal et sur l’adéquation, du point de vue de la preuve — toujours selon les principes du droit pénal —, de certaines substitutions aux éléments de preuve confidentiels.

La Commission Air India a recommandé que cette bifurcation cesse. Il faudrait soit que les procès en matière de terrorisme soient repris et instruits par la Cour fédérale par un nouveau bureau du directeur des poursuites en matière de terrorisme, soit que des juges désignés et spécialement formés des cours supérieures aient compétence en vertu de la Loi sur la preuve au Canada pour trancher les questions de confidentialité pour des raisons de sécurité nationale.

Non seulement le projet de loi C-59 n’aborde pas cette question extrêmement importante et délicate dans la Loi sur le SCRS, mais il crée de nouveaux scénarios de bifurcation dans le cas du CST au nouveau paragraphe 55(7) de la Loi sur le CST, concernant la divulgation, dans une affaire criminelle, de l’identité d’une personne qui assiste le CST, ce qui, encore une fois, est un signe que la décision devrait être rendue par la Cour fédérale. Pour être clair, cela signifie qu’un juge de la Cour fédérale qui n’a pas d’expérience en droit pénal doit prendre des décisions au sujet de l’état de la preuve dans une affaire criminelle devant un tribunal pénal, et l’issue de l’affaire dépend de cette décision. Ce n’est pas une situation saine.

Troisièmement, j’aborderai les questions de la confidentialité pour des raisons de sécurité nationale et de l’application régulière de la loi. Les exigences ordinaires d’application de la loi dans les procédures pénales et administratives autorisent une personne à assister à une procédure lorsque ses intérêts sont touchés et à connaître les faits qui lui sont reprochés.

Les exigences relatives à la confidentialité pour des raisons de sécurité nationale font qu’il est parfois impossible d’assurer l’application régulière de la loi dans un contexte de droit administratif et même, exceptionnellement, dans un contexte de droit pénal. Toutefois, lorsque c’est le cas, il est important, dans la mesure du possible, de fournir le meilleur équivalent fonctionnel possible. Lorsqu’une partie ou l’ensemble de l’affaire contre une personne ne peut être divulguée pour des raisons de confidentialité liée à la sécurité nationale, les règles ordinaires, de toute évidence, ne peuvent s’appliquer.

Dans les affaires de certificat de sécurité en vertu de la Loi sur l’immigration, une combinaison de décisions judiciaires et de dispositions législatives a donné lieu à un système d’avocats spéciaux détenteurs d’une cote de sécurité. Dans d’autres affaires, la Cour fédérale a, de son propre chef, nommé des intervenants désintéressés détenteurs d’une cote de sécurité qui ont accès à des documents classifiés et qui plaident au nom de la personne en question, même lorsque la procédure est à huis clos et que la personne en question ne peut comparaître en personne ni être mise au courant des renseignements classifiés. Il n’y a aucune raison pour que, dans d’autres procédures, en raison du caractère délicat des renseignements dont il est question, des avocats spéciaux ne puissent être nommés pour examiner les renseignements en question et plaider au nom des personnes dont les intérêts sont déterminés en leur absence.

Le projet de loi C-59 ne corrige pas cette lacune dans ses modifications aux dispositions de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens en ce qui concerne le règlement des plaintes relatives à la liste d’interdiction de vol. Il aurait dû le faire. Les plaintes sont toujours jugées à huis clos, sans que la personne en question ait la possibilité de connaître les faits qui lui sont reprochés ou, par conséquent, de les réfuter.

Quatrièmement, je parlerai de l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement. Une question semblable pourrait se poser en ce qui concerne la compétence de l’OSASNR d’enquêter sur les plaintes à l’égard de l’organisme de renseignement ou les plaintes qui lui sont renvoyées en ce qui concerne les affaires de sécurité nationale. Le projet de loi C-59 prévoit que ces enquêtes doivent être menées en secret et que les communications et les rapports transmis au plaignant sont limités.

Dans la mesure où la législation peut être interprétée comme autorisant des procédures qui excluent le plaignant de l’ensemble ou d’une partie de la procédure et qui restreignent les renseignements fournis au plaignant, il aurait été préférable de prévoir explicitement le pouvoir de nommer un avocat spécial qui aide le plaignant à participer aussi pleinement que possible, notamment en faisant en sorte que cet avocat spécial ait accès aux documents confidentiels pertinents, même si ceux-ci ne doivent pas être communiqués au plaignant.

Ma cinquième observation porte sur les pouvoirs que la loi confère à l’OSASNR en matière d’accès aux documents et à l’information. En vertu des articles 9 et 10 de la Loi sur l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement, l’OSASNR a un accès très large aux renseignements et aux documents dont il a besoin pour enquêter sur une plainte, au titre de l’article 9, ou pour effectuer un examen, au titre de l’article 10, relativement à un organisme de renseignement ou à une question de sécurité nationale. Cela comprend, au besoin, l’accès aux documents protégés par le secret professionnel de l’avocat. C’est très important et extrêmement louable.

Toutefois, il reste encore une exception, comme il est énoncé à l’article 12 de la législation, soit le privilège associé aux « documents confidentiels du Cabinet », comme le prévoit l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada. Cette exception semble inutile et contreproductive à la lumière des objectifs énoncés dans le projet de loi. Il est vrai que, traditionnellement, l’exception pour les documents confidentiels du Cabinet est presque absolue, mais il en va de même pour le secret professionnel de l’avocat et, comme on s’y serait attendu, pour l’identité des personnes qui assistent le CST, pour lesquelles, comme nous l’avons vu, le projet de loi prévoit la divulgation.

Le mandat de l’OSASNR d’enquêter et de faire rapport a pour but d’assurer la confiance de la population envers les institutions fédérales chargées d’exercer des fonctions liées à la sécurité nationale et au renseignement. C’est une citation du préambule. Il s’agit d’assurer la confiance de la population par le « renforcement de la responsabilité et de la transparence », ce qui est également tiré du préambule.

Il n’est pas nécessaire d’être un théoricien du complot, lorsqu’on regarde les difficultés de nos voisins du Sud, pour imaginer qu’à un moment donné dans l’avenir, une plainte pour abus et collecte de renseignements pourrait inclure une allégation crédible exigeant une enquête liée au fait que l’abus dont on se plaint mettait en cause une entente entre des membres du Cabinet. De toute évidence, l’immunité traditionnelle accordée aux documents confidentiels du Cabinet est trop importante pour être balayée par une simple allégation, mais lorsque le président de l’OSASNR conclut qu’un document défini avec suffisamment de précision est nécessaire à l’enquête sur une plainte de bonne foi, il devrait y avoir une procédure prévue dans le projet de loi C-59 pour qu’une demande puisse être présentée à huis clos au juge en chef de la Cour fédérale — à laquelle sont parties le président de l’OSASNR et le procureur général du Canada — pour qu’il détermine si le document ou les renseignements devraient être produits, en totalité ou en partie ou sous une forme sommaire. La norme devrait être de déterminer si la pertinence du document, à la lumière de l’objectif de protéger les libertés de notre société et de promouvoir la confiance envers les institutions, l’emporte sur tout préjudice causé par la violation du privilège et par la divulgation à l’OSASNR.

Sixièmement et finalement, je parlerai des pouvoirs de l’OSASNR à l’égard des plaintes et des examens. Un dernier point au sujet du mandat et des pouvoirs de l’OSASNR est que, à la lumière des objectifs énoncés dans le projet de loi C-59, il est important de noter que l’OSASNR est limité, tant dans ses enquêtes sur les plaintes que dans ses examens, à préparer un rapport pour le ministre concerné. Il n’a pas le pouvoir de prescrire des mesures de redressement en cas de plainte ni d’ordonner qu’on se conforme aux conclusions de ses examens. Ces restrictions ne semblent pas nécessaires si l’objectif est de rassurer la population canadienne quant à la transparence et à la reddition de comptes à l’égard des activités de la communauté canadienne du renseignement.

Sur ce, j’aimerais remercier le comité de sa patience et de sa présence. Je me ferai un plaisir de répondre à toute question sur ce dont je viens de parler ou sur le caractère raisonnable.

La présidente : Je vous remercie, monsieur Freiman.

[Français]

Denis Barrette, avocat, Sécurité nationale, Ligue des droits et libertés : Nous venons de remettre un mémoire en français qui contient plusieurs propositions relatives au projet de loi C-59. Cependant, compte tenu du temps qui nous est imparti, nous mettrons l’accent sur certains aspects particuliers du projet de loi.

D’abord, merci de nous avoir invités. Nous en sommes très heureux.

Nous accueillons favorablement la création de l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement. Il s’agit d’un mécanisme d’examen qui a longtemps été réclamé et qui a fait partie de la seconde phase de l’enquête Arar. Il a été proposé par le juge O’Connor, qui était commissaire de la Commission d’enquête sur l’affaire Maher Arar à l’époque. Ce mécanisme d’examen est nécessaire pour nous — comme le notait le juge O’Connor — à titre d’élément incontournable de la confiance du public envers les institutions, et il est aussi nécessaire dans une société démocratique.

Toutefois, certaines conditions devront être satisfaites pour que l’office soit capable de remplir son mandat de chien de garde. La tâche qui l’attend sera considérable et il deviendra rapidement une coquille vide s’il n’a pas accès aux ressources matérielles et humaines nécessaires pour remplir son mandat.

Dans son deuxième rapport, le commissaire O’Connor disait que le grand défi du Canada, ainsi que d’autres démocraties, sera celui de veiller à ce que les structures d’examen et de reddition de comptes évoluent au même rythme que l’intégration et l’intensification croissantes des activités de l’État en matière de sécurité.

En ce sens, nous suggérons, pour que le mécanisme dispose des ressources adéquates, qu’un pourcentage des budgets réunis de la CST, de la GRC et du SCRS soit alloué à l’office. Ainsi, dans son premier rapport, l’office — le directeur ou le président — devra établir le pourcentage minimal des sommes nécessaires à son fonctionnement. D’autre part, tous les rapports annuels de l’office devraient aborder la question des ressources et de la dotation du personnel.

Par ailleurs, l’office doit aussi se voir confier explicitement le mandat de vérifier si les activités des agences en matière de sécurité nationale s’exercent conformément aux droits et libertés enchâssés dans la Constitution. Ce mandat doit également inclure la révision de toutes les instructions et directives ministérielles afin qu’elles s’exercent en conformité avec la Charte canadienne des droits et libertés et la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

Notons également qu’un rapport annuel ne suffit pas. Le public et le Parlement, au même titre que le ministre, devraient être informés lorsque l’office découvre des pratiques non conformes à la Charte.

Par ailleurs, les recommandations de l’office devraient être contraignantes. À défaut de les rendre contraignantes, les organismes visés par les enquêtes de l’office devraient être obligés d’expliquer publiquement comment ils ont disposé des recommandations du mécanisme d’examen.

Enfin, l’office devrait pouvoir collaborer avec des organismes semblables dans d’autres pays. Les organismes de sécurité nationale et de renseignement travaillent de concert à l’échelle internationale et les organismes chargés de les surveiller, ou de les examiner, devraient pouvoir faire de même.

En ce qui a trait à la collecte d’information et à la constitution de grandes bases de données par les agences de sécurité nationale, les pouvoirs accordés au SCRS en vertu du projet de loi C-51, tel que modifié par le projet de loi C-59, restent une préoccupation majeure. Le pouvoir accordé au SCRS de constituer légalement des bases de données sur l’ensemble des Canadiens est inacceptable pour nous. Il n’y a pas de restrictions sur les données que le SCRS peut compiler, pourvu qu’elles soient considérées comme publiques.

Plus particulièrement, il n’est pas nécessaire que les informations accessibles au public aient été obtenues légalement. Alors que la cueillette d’informations devait auparavant être nécessaire, elle n’aurait maintenant plus qu’à être pertinente. Même les données expressément reconnues comme n’étant pas directement et immédiatement liées aux menaces à la sécurité du Canada pourront être recueillies à l’avenir. D’autres données pourront être compilées après l’approbation d’un juge sur la base de critères plutôt faibles. Il suffit qu’il soit probable que la conservation de ces données aide le service du renseignement.

Ces bases de données pavent malheureusement la voie aux mégadonnées et à l’exploration de données, aussi connue sous le nom de « data mining », qui mène à la constitution de listes de personnes sur la base de profils de risque. Nous sommes opposés à cette approche de la sécurité, qui finit par placer des milliers de citoyens innocents sur des listes de suspects et qui cible de manière disproportionnée certains groupes, notamment des musulmans.

Avec le projet de loi C-59, le SCRS pourra continuer de prendre des mesures actives, et notamment des mesures de perturbation, pour contrer les menaces. Les mesures peuvent limiter un droit ou une liberté garantis par la Charte canadienne des droits et liberté si un juge accorde un mandat qui autorise à prendre ces mesures. Soulignons que ces autorisations sont accordées ex parte, de sorte que les personnes visées par ces atteintes à leurs droits ne pourront pas plaider leur innocence ou le caractère déraisonnable des mesures devant le juge. Il se peut même qu’elles ignorent que le SCRS est à l’origine de leurs déboires, ce qui les empêcherait de porter plainte après les faits.

Rappelons que des documents rendus publics en 2016 ont révélé que 800 manifestations et événements ont fait l’objet de surveillance de la part d’agences et de ministères du gouvernement canadien depuis 2006. Malheureusement, ces pouvoirs rappellent les abus révélés durant les années 1970 et dénoncés par la commission McDonald. La normalisation des mesures de sécurité est un phénomène pernicieux qui s’étend à toutes nos activités sociales et politiques. En banalisant les violations des droits et libertés, on accepte collectivement un affaiblissement du caractère libre et démocratique de nos sociétés. Nous vous soumettons, en guise de conclusion de notre mémoire, 14 recommandations. Bien que certaines mesures apportées par ce projet de loi soient les bienvenues, plusieurs devraient être modifiées ou supprimées afin de garantir les droits et libertés des Canadiens. Je vous invite à lire nos recommandations et je vous remercie. Nous serons heureux de répondre à vos questions.

La présidente : Merci.

Le sénateur Dagenais : Merci à nos invités. Mes questions s’adressent à M. Freiman. Je suis curieux : qu’est-ce que vous appelez une raison d’État, comme celle qui a été évoquée pour écarter vos recommandations sur la création du poste directement attaché au bureau du premier ministre?

[Traduction]

M. Freiman : Je suis désolé, je n’ai pas entendu la traduction de la dernière partie. Quelle recommandation?

[Français]

Le sénateur Dagenais : Je vais reprendre ma question. Qu’est-ce que vous appelez une raison d’État? C’est ce qui a été évoqué pour écarter vos recommandations quant à la création d’un poste directement attaché au bureau du premier ministre. On a évoqué la raison d’État. J’aimerais vous entendre là-dessus.

[Traduction]

M. Freiman : Si je comprends bien, et je ne suis pas un expert en la matière, l’objection portait sur ce qu’on appelle l’appareil gouvernemental. On m’a expliqué qu’il était difficile de comprendre la relation entre ce bureau et les autres branches du gouvernement, étant donné qu’il était lié au bureau du premier ministre et qu’on hésitait à créer une nouvelle fonction bureaucratique qui ne relèverait pas d’un ministre, mais du bureau du premier ministre. Je n’ai pas compris l’objection, mais c’est ce que j’ai compris. Il y avait quelque chose dans la façon dont le gouvernement est organisé qui le rendait peu attrayant pour ceux qui recevaient les recommandations à suivre. Je crois comprendre qu’il était important de retirer la décision des mains de ceux qui sont directement touchés et de la confier à des personnes détentrices d’une cote de sécurité qui adoptaient une approche pangouvernementale relativement à la question.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Vous avez acquis beaucoup d’expérience dans le cadre de votre travail sur le dossier Air India. Vous nous avez alertés sur la présence de failles évidentes et de problèmes juridiques dans le projet de loi C-59, surtout en ce qui concerne le partage d’information et les poursuites criminelles éventuelles. Est-ce que ce projet de loi améliore la capacité du Canada en matière de lutte contre le terrorisme?

[Traduction]

M. Freiman : En facilitant l’échange d’information, oui. Les points que j’ai soulignés rendent plus difficiles les poursuites criminelles, et à cet égard, non. En ce qui concerne les renseignements et l’échange de renseignements, oui, on lutte mieux contre le terrorisme en s’appuyant sur les articles permissifs du projet de loi. Cependant, en ajoutant une bifurcation à la procédure judiciaire, nous ne facilitons pas les choses. Si nous n’éliminons pas la bifurcation, nous serons toujours dans une situation difficile, où il est impossible d’obtenir des condamnations criminelles, dans les procès criminels.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci.

[Traduction]

La sénatrice Griffin : On vient de répondre à ma question, je vais donc céder mon temps de parole.

La sénatrice McPhedran : Je remercie tous les témoins d’être venus ici aujourd’hui.

Ma question s’adresse à M. Freiman. J’aimerais revenir sur certaines informations que vous nous avez communiquées sur l’enquête sur Air India et sur l’examen du travail opérationnel du SCRS au cours de cette période. En fait, notre comité n’a pas beaucoup entendu parler de ce qui, dans le projet de loi, donne un fondement juridique clair aux employés du SCRS pour l’utilisation de fausses identités pour infiltrer des groupes potentiellement dangereux. Ce dont nous avons entendu parler, et ce dont nous sommes assez sûrs, c’est la mesure dans laquelle le terrorisme est d’origine locale a le visage d’un homme blanc suprématiste, au Canada. Au regard des compétences des employés du SCRS, et de façon générale, si vous voulez, pensez-vous que certains articles du projet de loi C-59, s’ils avaient été en vigueur il y a 30 ans, auraient permis de prévenir dans le drame d’Air India?

M. Freiman : Je ne pense pas. Les dispositions spécifiques dont vous parlez n’auraient pas été nécessairement d’une grande aide. Je généralise peut-être, mais dans mes souvenirs, et selon l’impression que j’en ai gardée le SCRS en était à ses débuts, et le recrutement ne lui avait pas encore permis de s’implanter dans les diverses collectivités. Il se frayait encore un chemin dans les collectivités multiculturelles du Canada. La GRC a fait un meilleur travail que le SCRS, à ce stade. Je ne suis donc pas certain que les dispositions du projet de loi C-59 auraient été pertinentes à cette époque.

La sénatrice McPhedran : En plus de votre travail dans le cadre de l’enquête sur Air India, bien sûr, vous êtes également un ancien sous-procureur général de l’Ontario. Cette question concerne peut-être plus votre expérience dans ce domaine. C’est en lien avec vos commentaires sur les avocats spéciaux et sur le fait qu’il s’agit d’une lacune dans le projet de loi, d’une occasion manquée. Nous en avons brièvement discuté avec le ministre, et nous avons souligné le fait que les avocats spéciaux s’occupent beaucoup des questions d’immigration. Ce ne serait pas difficile de l’ajouter au projet de loi. Toutefois, ma question est de savoir si vous pensez que le manque d’avocats spéciaux serait un motif de contestation fondée sur la Charte.

M. Freiman : Oui. C’est une solution de rechange tellement simple et pratique, je pense qu’elle permet d’appuyer la thèse selon laquelle il s’agit de la privation d’un droit fondamental qui n’est pas aussi limitée qu’elle le pourrait. Elle n’est pas aussi bien adaptée qu’elle pourrait l’être, parce qu’elle pourrait être moins restrictive.

La sénatrice McPhedran : Merci.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Bienvenue à nos invités. Ma question s’adresse à M. Freiman. Un témoin qui a comparu à l’autre endroit, Mme Cara Zwibel, avocate générale par intérim de l’Association canadienne des libertés civiles, était très critique sur certains éléments du projet de loi, notamment le Programme de protections des passagers. Je vais citer sa déclaration :

[...] le Programme de protection des passagers continue de présenter de graves problèmes constitutionnels.

Elle a même affirmé que le projet de loi fera en sorte que ce programme demeurera très opaque et que les mécanismes de retour seront inadéquats. J’aimerais savoir si vous partagez cette préoccupation de Mme Swibel et s’il y a des aménagements que l’on pourrait apporter au projet de loi pour que cet élément soit plus transparent.

[Traduction]

M. Freiman : J’ai mentionné le manque d’avocats spéciaux. En ce moment, la liste d’interdiction de vol est opaque. Il n’y a absolument aucune transparence. Une personne ne peut pas savoir si elle figure sur la liste et ne peut pas contester son inscription sur la liste. Cela donnera un motif de contestations constitutionnelles. Un système prévoyant des avocats spéciaux et autorisant les personnes qui croient avoir été indûment mises sur la liste à contester améliorerait le projet de loi.

Le sénateur McIntyre : Merci à tous de vos exposés.

Ma question s’adresse à M. Freiman. Elle concerne les modifications proposées à la Loi sur la communication d’information ayant trait à la sécurité du Canada. Vous avez fait référence, il y a un certain temps, à la communication d’information. C’est pour cette raison que j’aimerais approfondir un peu plus la question.

Il semble y avoir des différences dans le libellé de la Loi sur la communication d’information ayant trait à la sécurité du Canada et celui de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité en ce qui concerne le seuil de la nécessité. Permettez-moi d’expliquer. Le projet de loi propose de modifier la Loi sur la communication d’information ayant trait à la sécurité du Canada pour préciser que, quand une institution du gouvernement du Canada divulgue une information à une institution destinataire, l’institution qui communique l’information doit être convaincue que « l’incidence de la communication sur le droit à la vie privée d’une personne sera limitée à ce qui est raisonnablement nécessaire dans les circonstances. » En vertu de cette loi, le SCRS pourrait recueillir l’information « dans la mesure strictement nécessaire. » Ma question est donc la suivante : quelle est la différence entre « raisonnablement nécessaire » et « strictement nécessaire », et quelles sont les raisons de cette différence?

M. Freiman : Je ne sais pas pourquoi les rédacteurs ont choisi un libellé différent.

Le sénateur McIntyre : Préféreriez-vous le libellé original?

M. Freiman : Oui. On s’est toujours vanté du mandat restreint et du libellé « strictement nécessaire » de la Loi sur le SCRS .

Je peux maintenant revenir à mon exposé sur le caractère raisonnable. Le terme « raisonnable » a une signification bien définie dans le droit administratif. Un bureau comme celui du commissaire au renseignement exerce une fonction liée au droit administratif. Cela fait référence à une norme de déférence, car « raisonnable » signifie que la conclusion est fondée sur les faits et sur la loi, et qu’il s’agit d’une conclusion parmi d’autres. Cela ne veut pas dire que c’est la seule conclusion. Il peut y avoir une série de conclusions fondées sur les faits et sur la loi. En droit administratif, quand on demande à un tribunal si une chose est raisonnable, on ne lui demande pas de déterminer si elle est correcte; on lui demande si, de toutes les solutions possibles fondées sur la loi et sur les faits de l’affaire, elle se situerait dans cette gamme de conclusions. C’est pourquoi on dit que c’est une norme de déférence, car tant que quelqu’un pourra arriver à cette conclusion en se fondant sur la loi et sur les faits, elle sera acceptable.

Donc, « raisonnablement nécessaire » voudrait dire qu’une personne, confrontée à ces faits, pourrait arriver à la conclusion que c’est nécessaire. Ce n’est pas tout le monde qui arriverait à cette conclusion, mais une personne qui est mise devant ces faits pourrait légitimement arriver à cette conclusion; ce n’est pas tout le monde qui y arriverait, mais une personne ordinaire, ni un expert ni un idiot, devant ces circonstances, pourrait arriver à cette conclusion. C’est une norme bien inférieure à « strictement nécessaire. »

Le sénateur McIntyre : Merci de votre réponse.

Cela dit, les ministères et organismes seraient-ils obligés d’affecter des ressources additionnelles à l’échange d’information au sein du gouvernement? Les ministères et organismes du gouvernement du Canada disposent-ils d’une infrastructure de l’information adéquate et uniforme, y compris des ordinateurs, permettant d’envoyer et de recevoir des renseignements délicats?

M. Freiman : Je ne peux pas répondre à cette question. Je ne sais pas.

Le sénateur Oh : J’aimerais poursuivre sur la disposition du projet de loi C-59 qui vise à relever le seuil en matière de sécurité nationale et de réponse aux menaces terroristes graves en remplaçant le terme « préconiser » par « conseiller ». Que dites-vous de cette disposition?

M. Freiman : Le terme « conseiller » est de loin préférable à « préconiser ». L’infraction correspond aux notions habituelles du droit pénal. Conseiller à une autre personne de commettre une infraction est une notion connue en droit pénal. Vous pouvez être condamné pour avoir conseillé à une personne de commettre un acte criminel, pratiquement n’importe quel acte. Puisque le terrorisme est un acte criminel, conseiller à une personne de commettre un acte terroriste cadre avec notre compréhension habituelle du droit pénal. Préconiser la commission d’actes terroristes, une notion plus complexe, se situe à mi-chemin entre le comportement expressif et le comportement criminel, entre l’expression d’un point de vue et la préconisation de la commission d’un acte criminel. Bien que personnellement, je pense que la « préconisation » de la commission d’actes terroristes peut être justifiée, c’est plus difficile à justifier. L’article prête davantage le flanc à une contestation fondée sur la Charte, alors que le fait de « conseiller » la commission d’actes terroristes est beaucoup plus sûr, plus proche de nos idées traditionnelles sur ce qui constitue une infraction criminelle.

Le sénateur Oh : Merci.

[Français]

Le sénateur Gold : Ma question s’adresse à M. Barrette. Vous et d’autres organisations avez exprimé une inquiétude quant à l’autorisation d’une surveillance massive de la population canadienne. Le commissaire à la protection de la vie privée a déclaré que cette question demeure difficile, car le gouvernement doit rassembler de l’information sur des personnes dans le but d’identifier ce qui peut constituer une menace.

Le commissaire a semblé satisfait de la définition des termes « information accessible au public », qui exclut l’information à l’égard de laquelle un Canadien — ou une personne se trouvant au Canada — a des attentes raisonnables en matière de protection de la vie privée, et qui peut aider à le protéger contre la surveillance de masse. Le commissaire n’a pas recommandé d’autres amendements et s’est dit plus ou moins satisfait des dispositions en matière de protection de la vie privée dans les amendements. Il a recommandé l’adoption du projet de loi.

Pouvez-vous faire un commentaire à ce sujet?

M. Barrette : D’abord, il ne s’agit pas uniquement de collecte d’information. Il s’agit plutôt de faire de la recherche et, à partir de mégadonnées, d’en arriver à un profil d’individu. Nous sommes dans un univers différent de celui du policier qui cherche dans des bottins téléphoniques ou qui lit le journal. Nous sommes dans l’univers d’Internet, un univers dans lequel certains individus ou certains groupes font l’objet de profilage pendant des années.

Prenons l’exemple des écologistes. À partir de mots clés, nous dépassons de beaucoup toute la notion de collecte d’information accessible dans une bibliothèque. Il faut faire preuve de prudence avec certains termes. En plus de retrouver le terme « dangereux » dans le projet de loi, nous remarquons que celui-ci prévoit accorder des pouvoirs supplémentaires au SCRS, qui pourra recueillir de l’information et la partager entre les différents ministères.

Nous savons tous que nous nous dirigeons vers un univers — si nous n’y sommes pas déjà — où toute activité humaine passe par Internet, et où une bonne partie de ces activités deviennent publiques. Il y a aussi toutes les activités militantes qui peuvent frapper le plus. Par exemple, lorsque je participe à une manifestation, que cette dernière est publique et que je suis filmé, cela fait-il partie de ce qu’on appelle les « informations accessibles au public »? Peut-être. Toutefois, à partir du moment où l’on fait ce que font Facebook et Google, c’est-à-dire la compilation d’information dans le but de faire du profilage, cela représente un problème.

L’autre question est de savoir à partir de quels moyens les agences de l’État collecteront les informations accessibles au public. Vont-elles les acheter de compagnies privées? En feront-elles la même utilisation que Facebook ou d’autres compagnies qui manipulent les mégadonnées? Je vous dis cela sans être un expert en informatique. Beaucoup de gens affirment que l’univers où toutes les activités humaines passeront par Internet arrive à la vitesse grand V.

Le sénateur Gold : Monsieur Barrette, ce sont des préoccupations très légitimes. Cependant, le projet de loi C-59 a tout de même mis en place une structure que mes collègues ont qualifiée de lourde, mais surtout complète quant à l’autorisation préalable de la part des ministères et du commissaire au renseignement. Il y a une série de règles et de processus que doivent analyser les agences qui retiennent l’information, tout en mettant de côté ce qui n’est pas pertinent ou ce qui touche la vie privée des Canadiens.

Pouvez-vous commenter par rapport au statu quo qui prévaut aujourd’hui?

M. Barrette : Nous sommes critiques par rapport au projet de loi C-59. Vous pourrez le constater à la lecture de notre rapport. Nous disons aussi que nous trouvons certains aspects très positifs dans le projet de loi.

Par ailleurs, je ne crois pas qu’un mandat que l’on obtient d’un juge soit nécessaire pour aller chercher de l’information accessible au public. Le problème ne se situe pas là, mais plutôt dans ce que l’on fait de toutes les données. D’ailleurs, si les informations sont publiques, pourquoi est-il nécessaire d’accorder au SCRS le pouvoir de recueillir et d’utiliser des informations accessibles au public si, effectivement, c’est comme aller à la bibliothèque?

Pour ce qui est des mesures de sauvegarde, certaines mesures de vérification n’existaient pas auparavant dans le projet de loi C-51. Dans bien des cas, il s’agit de recours qui ont lieu sans la présence de la personne concernée et qui se font dans un contexte où une personne n’a pas nécessairement les moyens de les contester.

Plus tôt, Me Freiman a donné l’exemple de toute la question des listes d’interdiction de vol. Des personnes ignorent qu’elles sont sur des listes d’interdiction de vol et elles le découvrent quand elles sont aux prises avec le problème. En ce qui concerne le pouvoir de perturbation, une personne ne sait même pas qu’elle est victime d’une perturbation de ses activités par le SCRS. Cette personne doit d’abord le savoir pour pouvoir contester et rectifier la raison pour laquelle elle est victime d’un tel recours. Vous allez me répondre que nous avons des mécanismes d’examen, comme l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement et le commissaire au renseignement, ce qui représente un bon pas en avant, mais nous attendons de voir de quelles ressources disposeront ces organismes.

Ce n’est pas pour rien que le juge O’Connor dit que c’est le grand défi des démocraties actuelles. Nous créons partout des institutions et des ombudsmen, mais, dans plusieurs États ou plusieurs provinces que je ne nommerai pas, ces organismes n’ont pas les moyens d’aller de l’avant et finissent par délégitimer les organismes qu’ils devraient considérer comme légitimes. Autrement dit, il en résulte une perte de confiance envers les institutions de l’État plutôt que l’inverse, parce que ces organismes ne peuvent fonctionner faute de moyens.

Je ne sais pas si cela répond à vos questions.

[Traduction]

Le sénateur Gold : Je sais que le temps presse, et il y en a d’autres.

[Français]

Merci beaucoup de vos réponses.

[Traduction]

Une réponse par oui ou par non suffirait. Vous avez soulevé deux questions très importantes : le renseignement à déposer en preuve, qui, selon M. Forcese, est un problème constant, en dépit du programme Vision commune 2.0 et de tous les mécanismes de déconflictualisation, et la question du double système de tribunaux que nous avons. Cela figure dans les documents universitaires depuis longtemps. Seriez-vous d’accord — oui ou non — pour que des études et des consultations soient réalisées par cet organisme ou certains autres organismes dans l’éventualité où le projet de loi était adopté, puisqu’il ne règle pas cette question?

M. Freiman : Absolument. Je pense qu’il s’agit de deux questions primordiales qui sont négligées depuis une dizaine d’années maintenant et qui ne doivent pas être abandonnées.

Le sénateur Gold : Merci.

Le sénateur Richards : Merci de vos exposés. Je n’ai pas posé de question ce matin, car je ne suis ni avocat ni agent de police. Il y a ici des avocats et des agents de police, et ils en savent beaucoup plus que moi sur le sujet.

Ce qu’a dit ce matin M. Fadden sur le caractère raisonnable m’intéresse. Cet aspect peut être nébuleux et subjectif et, s’il est utilisé pour l’ultime surveillance, il pourrait réellement nuire à toutes les libertés. Mon fils a figuré sur une liste d’interdiction de vol quand il avait 13 ans, car il avait probablement le même nom qu’une autre personne. Nous avons eu de réelles difficultés à le faire voyager de Fredericton à Toronto, quand il a fait son premier voyage seul pour rendre visite à un ami. Une personne a utilisé le caractère raisonnable à cette époque, et je me demandais simplement si vous pensez que M. Fadden a raison ici quand il parle de l’aspect nébuleux du caractère raisonnable comme base de votre autorité.

M. Freiman : Je ne pense pas qu’il ait un argument valable sur le caractère raisonnable nébuleux. Il pourrait avoir raison sur son utilité.

Comme je l’ai dit, le caractère raisonnable est considéré comme une norme rigoureuse. Elle constitue une norme de révision qui reconnaît que l’organisme ou l’organe qui est examiné est l’expert dans le domaine, et elle vise à s’assurer que la conclusion est une conclusion fondée sur les faits et sur la loi, non pas qu’elle est exacte, non pas qu’elle est celle que la personne ou l’organisme qui l’examen aurait adoptée, mais plutôt qu’elle est possible, compte tenu de la loi et des faits. C’est l’opposé de déraisonnable. Elle vise à écarter les conclusions qui ne sont pas fondées sur la loi ou sur les faits.

M. Fadden dit qu’il restreindrait la capacité d’un juge à statuer sur la légalité, mais c’est exactement ce que le juge doit déterminer. Voici la loi. Compte tenu de la loi et des faits connus, cette conclusion est-elle possible?

Comme je le dis, c’est une norme très faible. C’est pourquoi le comité pourrait décider que ce n’est pas une norme importante sur laquelle devrait se pencher le commissaire pendant son examen. C’est lié à l’argument constitutionnel selon lequel elle vise à réellement sortir d’une impasse constitutionnelle liée à l’autorisation après les faits. Le commissaire se dirait par exemple ceci : « Bien, j’examine cela maintenant et, compte tenu des faits qui sont disponibles sur le moment, cela semble bon. » Cela ne va pas vraiment plus loin, et on pourrait s’attendre à ce qu’il y ait très peu d’autorisations qui ne seront pas approuvées, car, pour refuser d’approuver une autorisation, le commissaire devrait arriver à la conclusion que cette autorisation particulière n’était pas possible étant donné les faits et compte tenu des exigences de la loi, pas qu’elle était incorrecte, mais qu’aucune personne raisonnable n’arriverait à cette conclusion, qui, comme je le dis, est une conclusion à laquelle vous devez arriver.

Encore une fois, je ne pense pas que ce soit une norme nébuleuse. C’est une norme connue, mais encore une fois, c’est une norme très faible et fondée sur la retenue. Si vous voulez quelque chose qui a du mordant, qui assurera un excellent processus décisionnel, ce n’est pas une bonne norme. Si vous voulez une norme qui résoudra un problème constitutionnel, c’est la bonne norme. Si vous voulez une norme qui, en pratique, reconnaîtra l’expertise de l’organisme et du ministre, elle fonctionne également.

Selon moi, le plus grand problème, c’est que la norme de la décision double est raisonnable. Vous jugez le caractère raisonnable de l’évaluation du caractère raisonnable du ministre. C’est un peu difficile à saisir.

La sénatrice McPhedran : Ma question s’adresse à Mme Bahary et à M. Barrette, si vous voulez bien. Votre organisme a soulevé des préoccupations sur le fait d’autoriser le Centre de la sécurité des télécommunications à mener des cyberopérations, et pourtant, nous avons entendu, ici, devant notre comité, des représentants de Sécurité publique Canada et du CST dire que, tous les jours, il y a des centaines de millions de tentatives pour détecter des faiblesses dans les réseaux du gouvernement canadien. En fait, nous n’avons pas beaucoup entendu parler de tentatives similaires visant les infrastructures du secteur privé, mais l’intention existe d’exploiter les faiblesses qui pourraient être détectées. Compte tenu de votre préoccupation, que feriez-vous pour aider le Canada à se défendre contre des cyberactivités potentiellement malveillantes?

[Français]

M. Barrette : Je vais vous répondre. Je ne suis pas informaticien, mais il reste que ce n’est pas en faisant la même chose que ce qu’il subit que le Canada va pouvoir enrayer le problème. Ce n’est pas en lançant des cyberattaques, et surtout en octroyant un nouveau pouvoir de perturbation au SCRS, qu’on va régler le problème. Effectivement, il peut y avoir des problèmes, et oui, les gouvernements, les États et probablement aussi les sociétés privées sont vulnérables aux cyberattaques. Toutefois, ce n’est pas en menant soi-même des cyberattaques qu’on va régler le problème. Pour nous, ce n’est pas une bonne solution. Il faudra trouver des solutions informatiques, et je suis certain qu’elles existent. Ma réponse est simple : se lancer dans une guerre informatique, selon moi, n’est pas une bonne solution.

En revanche, peut-être faut-il trouver des moyens informatiques. Encore là, ce sont des experts en informatique qui pourront vous le dire. Au départ, c’est un peu comme pour la guerre. Mon exemple est grossier : on ne veut pas de bombe nucléaire, mais on se lance dans la course aux armements; ce n’est pas nécessairement la bonne réponse. Lancer une cyberattaque, c’est attaquer un système informatique, sous toute réserve de nos technologies. On ne peut pas séparer ce pouvoir du pouvoir de perturbation du SCRS. Je ne sais pas si cela répond à votre question.

[Traduction]

La sénatrice McPhedran : Madame Bahary?

Mme Bahary : Non.

M. Barrette : Non.

La sénatrice McPhedran : Merci.

[Français]

Le sénateur McIntyre : Monsieur Barrette, je comprends que votre organisme a accueilli favorablement le fait que le projet de loi C-59 supprime les mesures d’investigation qui n’avaient d’ailleurs pas été utilisées depuis l’affaire Air India. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi le fait de supprimer ces mesures d’investigation est une bonne chose?

M. Barrette : Je crois que la Cour suprême, dans l’affaire Air India, que mon collègue, Me Freiman, doit connaître mieux que moi, a établi un bon exemple du motif de répondre de la nécessité d’abolir ce genre de mesures. Malheureusement, l’affaire Air India est un exemple clair de l’inutilité ou de l’inefficacité de l’investigation judiciaire. Notamment en ce qui a trait aux principes, il faut bien comprendre que c’est un changement de paradigme dans notre système de droit criminel dans lequel le juge, en général, ne devient pas le porte-parole des enquêtes policières, mais tranche des décisions. Dans l’investigation judiciaire, le juge répondait à une demande des policiers. À la Cour suprême, le juge Fish, qui avait une opinion dissidente dans le jugement relatif à l’affaire Air India, estimait d’ailleurs que cela attaquait effectivement l’indépendance de la magistrature.

Le sénateur McIntyre : Ce qui me préoccupe, c’est que cette position pourrait placer nos corps policiers dans une position plus difficile lorsqu’ils seront confrontés à une menace terroriste grave à l’avenir.

M. Barrette : À notre avis, ce n’est pas parce qu’on oblige les juges à jouer les juges d’instruction, sans les pouvoirs du juge d’instruction comme on les voit en France, qu’on aidera les policiers à faire leur enquête.

Je vous le répète : c’est un changement de paradigme pour nous. En France, par exemple, le juge d’instruction fait enquête et peut assigner lui-même des personnes à comparaître devant lui et les obliger à répondre. Cependant, il ne faut pas oublier que l’on dit que le juge d’instruction français est presque aussi puissant que le président de la France. Il peut assigner qui il veut à comparaître : des policiers, des militaires ou d’autres.

Nous ne sommes pas dans un système comme celui-là. Nous ne sommes pas dans un système inquisitoire, mais dans un système accusatoire. Ce n’est pas en changeant le paradigme qu’on pourra aider les policiers à bien faire leur travail. Si l’on revient à l’affaire Air India, il faut se rappeler que la personne qu’on a obligée à comparaître devant le juge a été complètement réticente et qu’on a obtenu très peu de son témoignage. Finalement, comme nous le savons tous, le procès s’est terminé par un échec. Cette disposition a été tout à fait inefficiente et inefficace.

[Traduction]

La présidente : Y a-t-il d’autres questions? Permettez-moi d’en profiter pour remercier les témoins d’être venus comparaître devant le comité aujourd’hui. C’était vraiment très utile et nous a fait avancer dans l’étude du projet de loi C-59. Merci beaucoup.

Nous accueillons maintenant M. Tim McSorley, coordonnateur national de la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles, M. Alex Neve, secrétaire général d’Amnistie internationale Canada et M. Justin Mohammed, responsable des campagnes, Lois et politiques sur les droits de la personne, également d’Amnistie internationale Canada. Bienvenue à tous. Monsieur Neve, d’après ce que j’ai compris, c’est vous qui commencez.

Alex Neve, secrétaire général, Amnistie internationale Canada : Merci beaucoup.

Bonjour, mesdames et messieurs. Permettez-moi de commencer d’abord par souligner que nous sommes venus pour présenter nos témoignages sur le territoire non cédé de la nation algonquine Anishinabeg; il est important de le reconnaître et de nous rappeler que les peuples autochtones de notre pays ont eux-mêmes souffert de bien des manières et dans de nombreuses circonstances des pratiques et des lois liées à la sécurité nationale qui allaient à l’encontre des droits de la personne.

Depuis des décennies, les rapports d’Amnistie internationale montrent clairement que les gouvernements du monde entier, notamment celui du Canada bien sûr, commettent de graves violations des droits de la personne ou y participent au nom de la sécurité nationale. Ces violations visent le droit à la vie, de ne pas être soumis à la torture et d’être protégé de la discrimination, les mesures de protection contre les arrestations arbitraires, le droit garanti à un procès équitable, la liberté d’expression, d’association, de réunion et de culte, les obligations liées à la protection des réfugiés, le droit à la protection des renseignements personnels et les dispositions du droit humanitaire international interdisant les attaques militaires contre des civils.

Les responsables politiques canadiens ont fait beaucoup de discours rassurants en affirmant que le Canada respecte à la fois les principes de la sécurité nationale et les droits de la personne, mais il n’y a rien dans le droit canadien qui garantit concrètement cet engagement. Notre première recommandation, par conséquent, c’est que le projet de loi C-59 soit modifié de façon que les lois en matière de sécurité nationale du Canada, ainsi que les politiques, les opérations et les activités, soient interprétées et exécutées en toute conformité avec les obligations du Canada en matière de droit international de la personne, par exemple en modifiant l’article 92 du projet de loi consacré aux pouvoirs du SCRS.

Nous accueillons favorablement la création de l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement. Nous avons quatre recommandations liées à l’OSSNR.

Premièrement, le mandat de l’OSSNR devrait être modifié pour explicitement inclure la responsabilité de s’assurer que les organismes de sécurité et de renseignement du Canada respectent les obligations internationales du pays en matière de droits de la personne.

Deuxièmement, l’OSSNR devrait jouer un rôle pour s’assurer que les demandes de réparation relatives aux violations des droits de la personne commises dans le cadre des opérations de sécurité nationale soient évaluées et tranchées par un organisme indépendant, de façon à éviter l’approche incohérente, arbitraire et politisée utilisée à ce jour, ce qui est bien illustré dans l’affaire en cours de Abousfian Abdelrazik, dont la demande de réparation a été rejetée sans explications par le gouvernement.

Troisièmement, nous appuyons les propositions faites par d’autres intervenants y compris par nos collègues de l’International Civil Liberties Monitoring Group, en ce qui concerne le renforcement des opérations de l’OSSNR et de sa composition.

Quatrièmement, il faut prendre des mesures pour assujettir à une supervision et à un examen indépendants le principal organisme d’application de la loi doté de pouvoirs importants en matière de sécurité nationale qui ne fait pas l’objet d’un examen indépendant, à savoir l’Agence des services frontaliers du Canada, et cela doit être fait rapidement.

Bon nombre des lacunes en matière de droits de la personne associés au projet de loi C-51 n’ont pas été comblées par le projet de loi C-59. Nous aimerions attirer votre attention sur trois aspects qui ont besoin d’une attention particulière.

D’abord, les certificats de sécurité de l’immigration ont été critiqués par divers organismes des Nations Unies s’occupent des droits de la personne, en raison du manque d’équité du processus et du risque qu’il mène à l’expulsion et à la torture. Amnistie internationale demande instamment que le projet de loi C-59 soit modifié pour abolir les certificats de sécurité ou, à tout le moins, abroger les modifications du projet de loi C-51 permettent de celer aux avocats spéciaux une plus vaste catégorie d’information, dans le cadre de telles affaires.

Ensuite, les grands problèmes qui persistent touchant l’utilisation des listes d’interdiction de vol, très franchement, dépassent l’entendement. Il est essentiel que le projet de loi C-59 soit modifié pour garantir ce qui suit :

Premièrement, qu’on mette enfin en place un système fiable pour éviter les faux positifs.

Deuxièmement, qu’on renforce réellement l’équité du processus de contestation de l’inclusion sur une liste d’interdiction de vol.

Troisièmement, que le droit canadien établisse que les listes d’interdiction de vol des États-Unis ne seront pas utilisées pour les vols en provenance ou à destination du Canada qui ne décollent pas d’un aéroport américain ni n’y atterrissent ou qui traversent l’espace aérien américain.

Cette préoccupation est bien illustrée par l’histoire de Abdullah Almakli, qui n’est inscrit sur aucune liste d’interdiction de vol canadienne. Après avoir vécu une terrible expérience — il a été victime de torture et d’autres abus, en détention en Syrie — en grande partie en raison de la complicité du Canada, M. Almakli a pu blanchir son nom grâce à une enquête judiciaire. Il a obtenu pleine réparation et a reçu des excuses officielles du gouvernement du Canada. Pourtant, en novembre dernier, alors qu’il se préparait à prendre un vol avec moi de Montréal à Genève pour rejoindre une délégation d’Amnistie internationale dans le cadre du Comité contre la torture de l’ONU, il lui a été interdit d’embarquer, car il était inscrit sur une liste d’interdiction de vol américaine. Le vol n’était pas à destination des États-Unis et ne passait pas par les États-Unis. Il est inacceptable que la liberté de mouvement d’un Canadien et la souveraineté du Canada fassent l’objet de restrictions si arbitraires et secrètes.

Justin Mohammed, responsable des campagnes, Lois et politiques sur les droits de la personne, Amnistie internationale Canada : Les dernières directives ministérielles du ministre Goodale améliorent les normes et les garanties en ce qui concerne l’échange de renseignements et la torture, mais il existe encore des préoccupations, qui ont été soulignées pour la deuxième fois, l’année dernière, par le Comité des Nations Unies contre la torture.

Le projet de loi C-59 prévoit d’éviter la complicité dans le cas de mauvais traitements infligés par des entités étrangères, ce qui rendrait de telles directives ministérielles obligatoires. Toutefois, il faudra modifier le projet de loi C-59 pour y inclure une obligation claire qui prévoit que de telles directives ministérielles interdisent catégoriquement, en toutes circonstances, un, l’échange de renseignements avec des organismes étrangers, s’il y a un risque important que ces renseignements mèneraient à la torture et à des mauvais traitements, et, deux, l’utilisation de l’information reçue d’organismes étrangers lorsqu’il existe une importante probabilité que cette information ait été obtenue par la torture.

Amnistie internationale est en outre préoccupée par la décision d’élargir les activités de surveillance du SCRS; cette surveillance ciblait jusqu’ici les personnes faisant l’objet d’une enquête, mais pourrait aller jusqu’à la saisie de mégadonnées. En général, les activités de surveillance ont le potentiel d’empiéter sur un large éventail de droits de la personne, y compris le droit à la vie privée et le droit à la liberté d’expression.

À ce titre, les données recueillies sans discernement, même dans les ensembles de données accessibles au public, doivent se limiter à une personne ciblée ou à un groupe défini de cibles, dans la poursuite de fins légitimes. Elles devraient être strictement nécessaires et proportionnelles à cette fin légitime, et la collecte doit être la moins intrusive possible de toutes les mesures visant à atteindre cet objectif. La collecte et la rétention de données doivent également se faire sous surveillance judiciaire. Enfin, les informations recueillies devront être détruites à la première occasion, au plus tard, quand il n’est plus nécessaire d’atteindre l’objectif légitime pour lequel elles ont été recueillies.

Le fait que le projet de loi C-59 ne définit pas ce qui constitue un ensemble de données accessibles au public est une grave omission, et ces données doivent être également définies dans la loi. Ne pas le faire aurait une conséquence négative, puisque cela permettrait au SCRS de recueillir une quantité importante d’informations sur lesquelles une personne peut néanmoins conserver un droit résiduel en matière de vie privée, dans une banque de données assujettie à des mesures de protection minimales.

Il s’agit d’une lacune importante et de longue date liée aux droits de la personne, dans le droit canadien de la sécurité nationale, qui n’a pas été réglée par le projet de loi C-51 et demeure inchangée dans le projet de loi C-59. En enfreignant de manière flagrante les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne et en ignorant les recommandations qui ont été faites à maintes reprises par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies et par le Conseil contre la torture, depuis les années 1990, le droit canadien permet que des personnes soient expulsées et subissent la torture dans un autre pays, dans des circonstances exceptionnelles, comme lorsqu’il existe des préoccupations en matière de sécurité nationale. Il est temps de s’assurer que le droit canadien précise clairement que le Canada, quelle que soit la circonstance, ne remettra jamais une personne aux mains d’un tortionnaire.

Enfin, nous aimerions souligner qu’il y a de nombreuses autres préoccupations et recommandations concernant le projet de loi C-59, soulevées précédemment par Amnistie internationale a , et que nous continuons à demander instamment qu’elles soient réglées. Nous appuyons aussi largement les recommandations qui ont été présentées par d’autres groupes de la société civile et par les experts pour ce qui est des questions relatives aux répercussions des cyberopérations actives sur les droits de la personne. Merci.

Tim McSorley, coordonnateur national, Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles : Merci, mesdames et messieurs les sénateurs, d’avoir invité les représentants de la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles à comparaître aujourd’hui au sujet du projet de loi C-59.

À titre d’information, nous avons communiqué vendredi dernier un mémoire écrit plus détaillé sur certaines de nos préoccupations. Il est en cours de traduction et sera distribué plus tard.

Nous sommes d’avis que le projet de loi C-59, même s’il apporte des modifications importantes et positives au chapitre de la sécurité nationale, laisse ces dernières dans l’ombre parce que le gouvernement n’en fait pas assez pour régler les problèmes existants; en outre, il introduit de nouvelles lois qui soulèvent des préoccupations troublantes au sujet des libertés civiles et des droits de la personne au Canada.

Tout d’abord, j’aimerais me concentrer sur les aspects positifs, c’est-à-dire les nouveaux mécanismes d’examen et de surveillance, à savoir, l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement et le commissaire au renseignement, et les façons dont nous pouvons nous appuyer sur ces entités proposées.

Depuis l’enquête O’Connor, notre coalition demande la création d’un organisme d’examen général visant les organismes canadiens de sécurité nationale et leurs activités. Nous sommes satisfaits de voir que c’est fait, avec l’OSSNR. Toutefois, nous avons également tiré beaucoup de leçons du rôle du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, le chien de garde du SCRS. Étant donné que l’OSSNR s’inspire largement de la loi sur le SCRS, nous devons l’examiner pour en dégager des possibilités d’amélioration.

Même si l’OSSNR aura un mandat plus large, il comptera le même nombre de membres que le CSARC. Nous suggérons plutôt de nommer cinq membres au minimum, et huit membres au maximum, sans compter le président. Même si le véritable critère serait lié au volume des ressources affectées au comité, un plus grand nombre de membres permettra d’avoir le personnel nécessaire pour effectuer des examens approfondis, et fera également en sorte que les membres l’OSSNR proviendront d’un plus large éventail d’horizons, y compris les milieux des droits de la personne et des libertés civiles.

Ensuite, l’OSSNR ne peut accepter que les plaintes concernant le SCRS, le CST et la GRC. Pour garantir une transparence dans la reddition de comptes, l’OSSNR devrait accepter les plaintes qui concernent tous les organismes de sécurité nationale. Au minimum, cela devrait inclure l’ASFC et Affaires mondiales Canada. L’OSSNR doit aussi avoir le pouvoir de formuler des recommandations exécutoires fondées sur ses conclusions. Enfin, il devra également avoir le droit d’octroyer aux plaignants des indemnisations, par exemple, touchant les frais de justice dans les cas où un abus a été déclaré légitime.

Le commissaire au renseignement est un nouvel ajout important en matière de surveillance de la sécurité nationale. Pour faire son travail, nous pensons que le commissaire au renseignement devrait avoir un rôle à temps plein. Le commissaire devra également avoir le droit d’imposer des conditions à l’approbation des autorisations. Comme d’autres intervenants, nous pensons également que les commissaires devront jouer un rôle dans l’approbation des cyberactivités actives et défensives du CST.

Pour assurer l’indépendance de l’OSSNR et du commissaire au renseignement, nous pensons que les nominations devraient être approuvées par les deux tiers des députés, sur avis du gouverneur en conseil.

Cependant, même si nous sommes favorables aux nouveaux organismes d’examen et de surveillance, certains aspects du projet de loi C-59 soulèvent toujours d’importantes préoccupations. Un premier problème tient au fait que le projet de loi C-59 ne révoque pas suffisamment de dispositions de la Loi antiterroriste de 2015, qu’on appelait à l’époque le projet de loi C-51, ou ne les cible pas assez. Les pouvoirs relatifs à la réduction des menaces qui étaient prévus dans la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité de 2015 — la Loi sur le SCRS — sont particulièrement préoccupants. Même si le projet de loi C-59 prévoit de restreindre ces pouvoirs, nous doutons fortement qu’il soit judicieux d’accorder à un organisme de renseignement des pouvoirs actifs d’intervention qui surpassent ce qui est nécessaire pour la collecte de renseignements.

Lorsque le SCRS a été créé en 1984, son rôle était surtout de séparer les interventions sur le terrain des organismes d’application de la loi et les activités secrètes de collecte de renseignements. Jusqu’à un certain point, les activités des organismes d’application de la loi sont transparentes, puisque leur but est, au bout du compte, d’aller devant les tribunaux où, normalement, leurs activités sont révélées, et où on détermine la légalité de ces interventions. Cependant, les activités du SCRS n’aboutissent pas nécessairement à une arrestation. Cela veut dire que les interventions qui n’exigent pas de mandat — ce que le SCRS détermine — ne seront jamais dévoilées devant les tribunaux. Les interventions qui exigent effectivement un mandat sont très rarement — voire jamais — soumises à un examen public rigoureux ni à une contestation. Tout cela ne concerne pas uniquement l’objet du mandat, mais également la façon dont il est exécuté. Nous contestons la nécessité de ces pouvoirs, et ce, malgré les efforts faits pour mettre en place des mécanismes de protection.

Ces mêmes préoccupations s’appliquent également aux dispositions accordant une immunité aux employés du SCRS ainsi qu’à des personnes désignées relativement à des actes ou à des omissions qui, en temps normal, constitueraient un crime. Nous demandons donc que cet article soit retiré. Dans les deux cas, nous croyons qu’il y a un risque que cela entraîne des graves violations des droits et des libertés énoncés dans la Charte. Très peu d’information a été fournie pour justifier l’octroi de ces pouvoirs.

À propos de la collecte des données, notre mémoire comprend un certain nombre de recommandations en réaction aux préoccupations concernant l’élargissement des pouvoirs du CST et du SCRS de recueillir et de conserver des renseignements qui ne concernent pas des menaces, par exemple l’information non sélectionnée et l’information accessible au public.

Il a eu de nombreux débats au sujet de l’information accessible au public. Pour le CST, la définition doit être davantage restreinte et exclure les renseignements obtenus par piratage ou divulgués illégalement. Il devrait également y avoir des restrictions touchant l’information achetable. La Loi sur le SCRS ne fournit présentement aucune définition de l’information accessible par le public, d’où les préoccupations sérieuses que nous avons à propos de ce que l’organisme pourrait ou non être autorisé à récolter. Il faut donner une définition de l’information accessible par le public dans le contexte des ensembles de données.

À propos de la communication de renseignements sur des Canadiens, nous proposons d’autres modifications de la Loi sur la communication d’information ayant trait à la sécurité du Canada, la LCISC. Nous recommandons particulièrement de restreindre la définition excessivement générale des activités portant atteinte à la sécurité du Canada et de veiller à ce que la loi prévoie concrètement des exceptions pour les activités politiques, les activités de contestation et les activités artistiques. Incidemment, nous ne comprenons toujours pas pourquoi il était nécessaire d’adopter une nouvelle loi aussi radicale que le projet de loi C-51. Nous continuons de recommander vivement aux parlementaires d’abroger la Loi sur la communication d’information ayant trait à la sécurité du Canada, la LCISC et d’adopter des règles plus simples axées sur la protection de la vie privée.

En ce qui concerne la liste d’interdiction de vol, nous appuyons la demande d’un mécanisme de recours, et nous sommes satisfaits de voir que les choses progressent à cet égard. Toutefois, cela ne suffira pas à combler les lacunes fondamentales de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, la LSDA. Nous refusons de soutenir un instrument opaque qui ne permet pas aux personnes inscrites sur la liste de se défendre convenablement. Nous sommes prêts à discuter de modifications possibles à apporter au régime, mais nous persistons dans notre demande d’abroger la LSDA. Il existe dans le Code criminel plus d’un outil qui vise le même objectif tout respectant le droit des personnes concernées de subir un procès en bonne et due forme.

Pour conclure, je n’ai pas parlé énormément de la Loi sur le CST, même si j’ai parlé en long et en large des autres aspects du projet de loi. Il s’agit d’un texte législatif complexe, et nous formulons un certain nombre de propositions dans notre mémoire à ce sujet. J’aimerais malgré tout souligner notre soutien aux appels à la suspension des pouvoirs du CST en matière de cyberopérations actives jusqu’à ce qu’une étude plus poussée puisse être réalisée. À tout le moins, nous soutenons l’idée que le commissaire au renseignement ait comme fonction d’approuver les cyberopérations actives, quelles qu’elles soient.

Je vous remercie énormément d’avoir écouté nos préoccupations et de nous avoir invités aujourd’hui.

La présidente : Merci beaucoup. Passons à la période de questions.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci à nos invités. Ma première question s’adresse à M. Mohammed. Monsieur Mohammed, avez-vous des chiffres et des exemples de torture ou de mauvais traitements qui découlent spécifiquement des dispositions prises par le Canada pour des raisons de sécurité nationale?

[Traduction]

M. Neve : Avec votre permission, monsieur le sénateur, je vais répondre à votre question à la place de mon collègue, puisque dans mon rôle, j’ai travaillé de près sur certains dossiers qui soulèvent effectivement, à notre avis, de très grandes préoccupations quant aux décisions, aux actes et aux omissions du Canada qui ont, dans les faits, entraîné des violations très graves des droits de la personne à l’étranger, dont des cas de torture. Il y a eu certains cas notoires, par exemple celui de M. Maher Arar sur lequel une commission d’enquête s’est penchée. Il y a aussi les cas de M. Abdullah Almalki, de M. Ahmad Abou-Elmaati et de M. Muayyed Nureddin, qui ont aussi fait l’objet d’une enquête interne. Les deux enquêtes ont révélé explicitement — c’est documenté — que, premièrement, ces personnes avaient été torturées; deuxièmement, qu’il s’agissait de tortures atroces et répétées; et, troisièmement, que, pour toutes sortes de raisons, une partie de la responsabilité incombait manifestement au Canada, entre autres en raison des profondes lacunes de la communication bilatérale de renseignement, c’est-à-dire l’information fournie aux organismes étrangers et celle que le Canada recevait en retour.

Plus récemment, il y a eu le cas de M. Abousfian Abdelrazik, qui n’est pas toujours réglé. Ce cas n’a pas été aussi médiatisé, puisqu’il n’a pas été visé par une enquête judiciaire. Je l’ai mentionné brièvement. M. Abdelrazik a été torturé régulièrement pendant au moins deux ans et demi à trois ans au Soudan. Encore une fois, il ne fait aucun doute — et certaines décisions de la Cour fédérale pourraient l’attester — que le Canada est fortement impliqué, entre autres, compte tenu de la collaboration étroite, à l’époque, entre le SCRS et les forces de sécurité du Soudan.

Nos préoccupations quant à ce problème ne sont pas imaginaires. Elles sont tout à fait ancrées dans la réalité et découlent d’expériences comme celles dont nous venons de parler.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Ce que je comprends de votre réponse, c’est que ces événements ne sont pas nécessairement arrivés au Canada. Ils se sont produits dans d’autres pays et vous présumez qu’il y aurait eu des interactions entre les différentes agences de sécurité, mais cela s’est produit au Soudan.

J’ai une autre question pour vous, monsieur Neve. Dans votre présentation, vous parlez d’éléments politisés dans le projet de loi C-59. De quoi parlez-vous exactement? Pouvez-vous identifier les éléments qui justifient le fait que vous les avez qualifiés d’« éléments politisés »?

[Traduction]

M. Neve : Merci, monsieur le sénateur. Lorsque j’ai parlé des « éléments politisés », je ne faisais pas allusion au projet de loi C-59. C’est plutôt que nous aimerions que des dispositions soient ajoutées au projet de loi C-59 afin d’atténuer les préoccupations à propos de la politisation. Cela concerne surtout la façon dont on a traité ou refusé de traiter, au fil des ans, les demandes de recours judiciaire présentées par des gens dont les droits ont été violés pour des motifs en lien avec la sécurité nationale.

En plus des cas que j’ai évoqués, cela concerne aurait aussi celui très bien connu de M. Omar Khadr. La responsabilité du Canada est évidente à certains égards dans ces dossiers. Même si vous avez raison de dire que la faute n’incombe pas entièrement au Canada, parce que la torture elle-même était infligée par une entité étrangère, la responsabilité et la complicité du Canada ne font aucun doute.

Malheureusement, il est parfaitement évident que les décisions prises au fil des ans relativement au moment auquel offrir la réparation, au montant de l’indemnisation et parfois à la possibilité même de l’accorder, dans ce genre d’affaires, n’ont pas été prises entièrement en fonction des critères objectifs et précis prévus dans le droit. Plutôt, ces décisions étaient complètement motivées par des considérations politiques. Le cas de M. Omar Khadr est le plus évident.

Nous croyons donc qu’une dépolitisation s’impose. Les courants politiques dominants du moment ne doivent pas dicter une décision aussi fondamentale que celle de fournir la réparation à laquelle les survivants de la torture, par exemple, ont droit. Nous aimerions que l’OSSNR ait la responsabilité et le rôle explicites de veiller à ce que les considérations politiques n’aient pas autant de prise sur ces décisions.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Ma prochaine question s’adresse à M. McSorley. En restreignant certains pouvoirs des agences de sécurité, comme vous le mentionniez, le projet de loi C-59 s’approche-t-il ou s’éloigne-t-il de ce qui se fait chez nos alliés, notamment au Royaume-Uni et en Australie? Pourriez-vous nous donner des exemples de ce que vous appelez des « activités politiques » qui pourraient faire l’objet de surveillance en vertu du projet de loi C-59?

[Traduction]

M. McSorley : Oui, bien sûr.

Nous approchons-nous ou nous éloignons-nous de ce que les autres pays font? Compte tenu de la complexité des lois dans les autres pays, il est difficile de trouver des points de comparaison. À notre connaissance, et selon ce que les études nous montrent, le Canada devrait se rapprocher, avec ce projet de loi, de ce que font les États-Unis et le Royaume-Uni. Cependant, cela soulève des questions. Nous travaillons en étroite collaboration avec des organismes comme Privacy international et Statewatch. Ils ont soulevé le même genre de préoccupations que nous pendant le processus qui a mené à l’adoption des nouvelles lois en matière de sécurité nationale du Royaume-Uni, celles qui ont eu pour effet d’accroître les pouvoirs en matière de surveillance et de collecte d’information. Même si nos pouvoirs s’approchent de ceux de nos alliés, nous devons nous demander s’il s’agit du bon choix pour le Canada.

Il y a une chose que j’aimerais mentionner, entre autres, à propos des pratiques exemplaires des autres pays. Une étude a été publiée lorsque le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement a été créé. Elle concernait les pratiques exemplaires dans d’autres pays et concluait que la meilleure solution serait d’en faire un organisme parlementaire indépendant. Nous l’avions aussi proposé, et d’autres pays se sont engagés dans cette voie. Nous croyons que le Canada a fait une erreur quand il a choisi autrement.

L’important n’est pas toujours de faire comme les autres pays; nous devons faire ce qui est bon pour le Canada. Même si certaines de ces mesures législatives vont dans ce sens, elles soulèvent tout de même des préoccupations.

À propos de la collecte d’information, je crois que le Royaume-Uni offre un bon exemple. Il s’est engagé de façon radicale vers un accroissement des pouvoirs de ses organismes de sécurité en matière de collecte de données, ce qui a mené à une intense levée de boucliers par les organismes de défense des libertés civiles de l’Europe et du Royaume-Uni.

Pour revenir au Canada et aux préoccupations que nous avons à propos de la LCISC — par exemple, la disposition relative aux menaces qui portent atteinte à la sécurité du Canada —, nous craignons que, compte tenu des modifications qui seraient apportées à la LCISC, les gens qui manifestent contre les pipelines, par exemple, ou les gens qui défendent les droits autochtones ou les titres autochtones ancestraux pourraient être visés par la loi, parce que leurs activités correspondent à la vaste définition d’activité qui porte atteinte à la sécurité du Canada. Nous nous préoccupons de la possibilité que les organismes commencent à communiquer de l’information qui ne soit pas liée à une menace pour la sécurité nationale et à monter des dossiers qui serviraient à dresser des profils et, comme M. Barrette l’a dit plus tôt, à des activités d’exploration de données et de profilage. Cela suscitera inévitablement des préoccupations très importantes ultérieurement.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci.

[Traduction]

La sénatrice Griffin : Ma première question s’adresse à M. McSorley. C’est à propos du commissaire au renseignement et de la responsabilité devant le Parlement. Comment le Parlement est-il censé rendre des comptes à propos de ces décisions si c’est le commissaire au renseignement, et non pas le ministre compétent, qui est habilité, en fin de compte, à prendre les décisions à propos des autorisations et des déterminations ministérielles?

M. McSorley : C’est une excellente question. Merci. Je crois que c’est l’une des raisons pour lesquelles nous souhaitons que le commissaire au renseignement soit tenu de rendre des comptes devant le Parlement, au lieu d’être tout bonnement nommé par le gouverneur en conseil. Cela atténuerait une partie des préoccupations.

Il y a eu beaucoup de discussions autour de la prérogative ministérielle et des pouvoirs du ministre par rapport aux pouvoirs d’une personne comme le commissaire au renseignement. Je n’ai pas pu assister au témoignage de M. Fadden, ce matin, mais j’ai assisté au reste de la séance. D’après ce que je comprends, on s’interroge sur le caractère raisonnable des pouvoirs. Même si nous préférerions que les autorisations soient renforcées, je crois, compte tenu du libellé actuel, que le caractère raisonnable ou non d’une autorisation ne mine pas forcément le pouvoir décisionnel du ministre. Tout simplement, on décide de ce qui est raisonnable ou non en vertu de la loi.

Néanmoins, d’autres organismes, dans le passé, avant la présentation du texte législatif, ont dit — et nous sommes d’accord — que les activités de surveillance de ce genre dans d’autres circonstances devraient être assujetties à une surveillance judiciaire; et le commissaire au renseignement, à titre d’ancien juge, est une entité quasi judiciaire. Il est reconnu que la surveillance judiciaire des activités de surveillance est acceptable. Donc, selon mon interprétation, cela ne mine pas le pouvoir décisionnel du ministre. Plutôt, on s’assure que l’approbation des autorisations fasse l’objet d’une surveillance judiciaire ou quasi judiciaire.

La sénatrice Griffin : Merci. En comparaison de ce que nous avons entendu ce matin, votre position est différente.

Je veux poser une question à M. Neve à propos de la liste d’interdiction de vol. J’aurais cru que pour vous, ce qui est proposé dans le projet de loi serait une amélioration par rapport à la situation actuelle. Pourtant, vous n’êtes pas satisfait.

M. Neve : C’est exact, madame la sénatrice. Vous avez bien résumé notre position. Selon nous, le projet de loi C-51 et, maintenant, le projet de loi C-59, apportent progressivement des améliorations. Malgré tout, certaines questions demeurent très préoccupantes.

Je sais que des représentants du groupe No Fly List Kids vont témoigner cet après-midi. Il s’agit du groupe le plus respecté pour sa connaissance du problème des faux positifs. Même si le projet de loi C-59 prévoit effectivement de nouveaux outils qui devraient permettre enfin de régler ce problème, de véritables précisions sont nécessaires, et nous avons besoin qu’elles soient inscrites en toutes lettres dans le projet de loi C-59 si nous voulons prévenir ce genre de fâcheux désagréments, pour employer un euphémisme. Cela fait beaucoup trop d’années que les familles du Canada sont aux prises avec cette violation grave des droits de la personne.

J’ajouterais que, même si nous disposons au moins d’un processus d’appel pour que les gens puissent faire retirer leur nom de la liste — ce qui n’était pas le cas pendant un certain nombre d’années —, ce processus suscite des préoccupations en matière d’équité. Je parle entre autres du manque de transparence de la procédure, du manque d’avocats spéciaux, du fait que les personnes concernées n’ont pas accès à la plupart des éléments de preuve et du fait que les contre-interrogatoires sont interdits. À bien des égards, il s’est passé la même chose — ce que je viens de décrire — avec les certificats de sécurité en matière d’immigration, et des préoccupations similaires ont été soulevées. Il faut que ce problème soit réglé.

Ensuite, comme je l’ai dit plus tôt quand j’ai donné en exemple le cas de M. Abdullah Almalki, nous devons ajouter au projet de loi C-59 des dispositions qui nous permettront réellement d’éviter que les listes d’interdiction de vol américaines interviennent dans nos processus lorsque cela n’est pas justifié, lorsqu’il n’y a pas de liaison avec les États-Unis et lorsqu’une personne n’est pas inscrite sur une liste d’interdiction de vol canadienne. Le moment est parfaitement choisi pour établir clairement que les listes d’interdiction de vol américaines ne seront pas appliquées au Canada, sauf pour les vols en provenance des États-Unis ou qui survolent ce pays.

La sénatrice McPhedran : Merci à tous les témoins d’être avec nous aujourd’hui.

Je crois que ma question pourrait s’adresser à vous tous. Ce sera à vous de décider. Comme vous le savez, plusieurs témoins ont exprimé des préoccupations par rapport au processus relatif au mécanisme d’appel prévu dans la LSDA. D’après ce que j’ai compris, vous préféreriez qu’il soit aboli. Toutefois, que pensez-vous de la solution de rechange qui a été proposée? Serait-ce une solution durable de copier le système des avocats spéciaux qui est utilisé pour les certificats de sécurité en matière d’immigration et d’appliquer un mécanisme très similaire pour ce processus? Pourriez-vous formuler des commentaires et nous parler des avantages d’être représentés par un avocat spécial — compte tenu de l’expérience que vous avez dans le domaine des certificats de sécurité —, au lieu qu’un ami de la cour soit nommé, comme cela est prévu actuellement?

M. Neve : Je vais ouvrir le bal. Mes collègues pourront intervenir s’ils le souhaitent.

Oui, nous serions enclins à appuyer ce que vous décrivez, c’est-à-dire que, même si nous avons de grandes préoccupations et que de nombreux groupes réclament l’abolition totale des listes d’interdiction de vol et veulent que l’on s’appuie sur le système de justice pénale, entre autres mesures, pour traiter ce genre de problème, nous sommes tout à fait d’accord sur le fait que la représentation par des avocats spéciaux, à tout le moins, atténuerait les préoccupations relatives au manque d’équité.

Vous avez aussi évoqué l’expérience que nous avons dans d’autres domaines. Amnistie internationale possède bien évidemment de l’expérience dans le domaine des certificats de sécurité en matière d’immigration. Pour répondre à votre question, je crois que la leçon la plus évidente que nous pouvons tirer de notre expérience — et c’est aussi une mise en garde — est que nous devons nous assurer que les avocats spéciaux, si nous décidons de leur donner de véritables pouvoirs. Par exemple, dans les affaires concernant des certificats de sécurité en matière d’immigration, les avocats spéciaux doivent généralement cesser toute communication avec la personne visée une fois qu’ils ont vu les éléments de preuve. Donc, dès le moment où ils ont accès à l’information qui leur permettrait d’avoir une discussion essentielle avec la personne pour déterminer la façon de procéder, ils n’ont plus le droit de communiquer avec elle à moins d’obtenir la permission très exceptionnelle d’un juge. De nombreux avocats spéciaux ont souligné à quel point cela compliquait leur travail.

En outre, nous avons observé une tendance à élargir les catégories d’éléments de preuve et de renseignements que les avocats spéciaux n’ont pas le droit de consulter. C’était aussi un problème dans le projet de loi C-51, mais nous n’en avons pas parlé jusqu’ici. Nous voulons absolument éviter ce genre de problème. Si nous permettons aux avocats spéciaux de jouer un rôle, ils doivent pouvoir l’exercer sans restriction.

M. McSorley : J’aimerais dire que nous sommes en grande partie d’accord avec ce que M. Neve vient de dire. Cependant, l’existence de la liste d’interdiction de vol resterait un problème. Malgré les progrès réalisés, malgré le fait que des avocats spéciaux aideraient à améliorer la situation, nous serions toujours préoccupés du fait que, fondamentalement, il y aurait toujours des gens qui ne pourraient pas se défendre convenablement et faire valoir leur demande d’être retirés de la liste parce que cela viole de façon importante leurs droits.

Nous ne nous opposons pas à ce genre d’améliorations, mais nous continuons de croire que la liste et le régime connexe devaient être abolis à cause de ces restrictions. Nous sommes en particulier préoccupés de l’éventualité de ce qu’on pourrait appeler une pente glissante : une fois qu’on autorise la représentation par des avocats spéciaux, qu’arriverait-il si leurs pouvoirs étaient progressivement minés alors que le système était maintenu? On se retrouverait dans une situation où le système en place justifie l’existence de la liste d’interdiction de vol alors que, en même temps, les avocats spéciaux ne peuvent plus faire ce qui était prévu initialement. C’est une préoccupation majeure. C’est l’une de nos préoccupations, même si elle ne vient pas de nous au départ, qui concerne les certificats de sécurité et le fait que les pouvoirs des avocats spéciaux ont été restreints depuis l’adoption du projet loi C-51.

La sénatrice McPhedran : Pour résumer rapidement, si on proposait une modification pour prévoir des avocats spéciaux, il serait très important de ne pas simplement copier et de transposer ce qui existe en immigration. Il faudrait renforcer les dispositions touchant les capacités de représentation des avocats spéciaux. Merci.

Vous avez recommandé de retirer les affaires internationales du mandat du CST — encore une fois, cette question s’adresse aux trois témoins — et d’ajouter des mesures de protection supplémentaires relativement aux cyberopérations actives et défensives. J’aimerais vraiment connaître votre opinion sur ces mesures de protection, étant donné que vous êtes des Canadiens, vous vous souciez de votre pays et de la sécurité des gens qui vivent au Canada, et qu’il est de toute évidence très important pour vous qu’il y ait un équilibre raisonnable dans les moyens que nous prenons pour défendre les infrastructures essentielles et les réseaux du Canada contre les cybermenaces. Donc, avez-vous une solution de rechange à proposer en remplacement de ce qui est prévu?

M. McSorley : Je pense qu’il y a une distinction importante que nous essayons d’établir entre les cyberopérations défensives et les cyberactions actives. Nous croyons fermement que le Canada doit pouvoir se défendre contre les cyberattaques, le piratage informatique et les menaces qui pèsent sur lui actuellement. Cela ne fait aucun doute. Ce qui nous préoccupe, ce sont les cyberopérations actives; de nombreux groupes ont lancé des avertissements quant à la nécessité de veiller à ce que ces opérations soient fortement limitées. Nous nous préoccupons des éventualités : qu’arriverait-il si le Canada décidait de lancer une cyberattaque préventive contre d’autres pays? Cela pourrait aussi avoir des répercussions involontaires sur les Canadiens qui accèdent aux infrastructures électroniques internationales. La National Security Agency des États-Unis dispose de pouvoirs similaires, et nous avons vu ce qui est arrivé lorsque certains des outils qu’ils ont mis au point ont été volés et utilisés contre des civils.

Nous ne nous opposons pas systématiquement à l’idée que le Canada mène des cyberopérations actives, mais, étant donné que le projet de loi C-59 prévoit accorder ces pouvoirs à un organisme civil et que cela s’inscrit dans un projet de loi plutôt complexe, nous croyons que ces dispositions en particulier devraient être étudiées de façon plus approfondie et faire l’objet de discussions plus poussées avant d’aller de l’avant, compte tenu des répercussions que cela pourrait avoir une fois le projet de loi adopté. Nous croyons fermement que le Canada doit pouvoir se défendre contre les cybermenaces. Cependant, ce sont les attaques préventives qui soulèvent des préoccupations. C’est également pour cette raison que nous craignons que les affaires internationales — qui sont parfois très vastes — soient utilisées comme motif pour justifier les attaques préventives.

M. Mohammed : J’aurais un dernier point à ajouter, madame la sénatrice. Je vous remercie aussi de la question. À la lumière des témoignages précédents, il me semble qu’on a déjà abordé la question du droit international pour savoir si les violations découlant des cyberopérations actives y étaient assujetties. Je crois que M. Forcese a dit qu’il fallait que le projet de loi précise que toute opération doit être conforme au droit international. Nous appuyons sa position. Nous croyons que c’est une exigence importante et qu’il faut veiller à ce que l’ensemble des cyberopérations actives respecte le droit international.

À ce sujet, Amnistie internationale est surtout préoccupée par le droit humanitaire international. Nous croyons qu’il est d’une extrême importance que les dispositions qui habilitent le CST à mener des cyberopérations actives soit conforment aux deux volets du droit international.

Le sénateur Oh : Merci aux témoins d’être venus. Vous avez parlé plus tôt de l’ASFC et des transports aériens. Récemment, à la fin du mois dernier, CBC/Radio-Canada a diffusé un reportage sur l’ASFC, qui retenait délibérément à l’aéroport des résidents et des touristes qui entraient au Canada. L’ASFC leur faisait subir une inspection primaire ou secondaire, ou quelque chose du genre. D’après les plaintes qui ont été portées à mon attention, des résidents qui revenaient au Canada ont été forcés d’attendre dans une pièce pendant une heure ou deux, et parfois trois, sans qu’on leur donne aucune explication, avant de se faire dire de rentrer chez eux. Comment peut-on justifier cela? S’agit-il de profilage? Est-ce une mesure de sécurité? Qu’est-ce qui se passe? Avez-vous des commentaires à faire?

M. Neve : Merci beaucoup, sénateur Oh. Cette situation nous préoccupe également, bien sûr. Malheureusement, je ne crois pas être en mesure de répondre à votre question, qui est pourtant très importante. Selon moi, il est crucial que nous ayons un processus fiable, des mesures ou un organisme qui pourraient nous donner des réponses. J’ai vu le reportage de CBC/Radio-Canada dont vous parlez, et deux ou trois personnes de l’extérieur qui travaillent dans ce domaine ont même communiqué avec nous pour nous faire part de leurs préoccupations.

Il est tout à fait possible qu’il s’agisse de discrimination ou de profilage, qu’on ait ciblé délibérément des personnes ayant un certain profil ethnique ou une certaine nationalité, pour leur faire subir une inspection secondaire. Malheureusement, nous n’avons aucun moyen d’en avoir le cœur net. Comme nous l’avons déjà dit, les activités de l’ASFC ne sont pas assez surveillées. S’il y avait un organisme indépendant qui était habilité à examiner et à surveiller les activités de l’ASFC, et que ce genre de problème survenait, comme on peut s’y attendre — quelqu’un pourrait déposer une plainte, ou l’organisme pourrait aussi décider d’agir de son propre chef s’il juge que ses préoccupations le justifient —, nous pourrions être en mesure d’obtenir une réponse à cette question d’une très grande importance. Ensuite, une fois que nous avons la réponse, nous serions en mesure de déterminer les changements à apporter.

Le sénateur Oh : Un agent de l’ASFC qui est bien entraîné, avec son œil de lynx, pourrait être en mesure de distinguer un terroriste d’un résident qui entre chez lui ou d’un touriste, n’est-ce pas?

M. Neve : Je crois comprendre que les cas qui semblent avoir été relevés dans ces récents rapports ne sont pas nécessairement liés à la sécurité nationale. Il semble peut-être y avoir certaines allégations concernant la criminalité ou quelque chose du genre, mais ce n’était pas clair du tout, et comme nous n’avons pas d’organisme faisant autorité qui peut aller au fond des choses, toutes les sortes de préoccupations sont amplifiées.

Le sénateur Gold : Tout d’abord, bienvenue à vous tous. Je veux remercier Amnistie internationale du travail qu’elle fait, ainsi que la CSILC, qui accorde la priorité aux questions touchant les droits de la personne et la vie privée et qui agit à la façon d’une conscience et nous rappelle à quel point cela est important pour nous tous au Canada et ailleurs.

Comme nombre de nos témoins l’ont dit, il est difficile de trouver le juste équilibre entre la protection de la sécurité nationale et la protection ainsi que la préservation de nos droits et libertés constitutionnels, et ce, quelles que soient les circonstances, d’autant plus que le monde qui nous entoure évolue très rapidement et que les menaces sont ce qu’elles sont.

J’ai quelques questions à propos de certaines des positions que vous avez adoptées. Il y a quelque temps, j’ai lu très attentivement le mémoire très étoffé de la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles présenté en janvier 2008, et je l’ai relu. Je m’attends à ce que le mémoire traduit que nous recevrons soit tout aussi exhaustif.

Je pourrais poser des questions à propos de bien des choses, mais je vais me concentrer sur deux éléments. L’un d’eux est la surveillance de masse, et c’est quelque chose qui nous préoccupe tous. J’aimerais connaître votre point de vue quant à deux aspects de la chose.

D’abord, avez-vous un commentaire à formuler quant aux conclusions qu’a présentées au comité le commissaire à la protection de la vie privée selon lesquelles nombre des préoccupations qu’il a exprimées devant le comité à l’autre endroit ont été abordées par des amendements et que, tout compte fait, il est maintenant satisfait de la protection accordée aux Canadiens en ce qui a trait à la vie privée?

En ce qui concerne la collecte, l’analyse et la conservation d’ensembles de données et d’ensembles de données de masse, pourriez-vous commenter la procédure relativement élaborée maintenant établie, à la suite des décisions rendues par la Cour fédérale, quant à la collecte, à la conservation et à l’utilisation de données par le SCRS? Concentrons-nous sur ce cas. Le ministre a besoin de la signature du commissaire au renseignement pour déterminer quelles classes de données le SCRS peut recueillir, car les données doivent se rapporter aux fonctions du SCRS. Si cet organisme recueille un ensemble de données, un employé désigné doit évaluer et confirmer si l’ensemble de données appartient à une classe approuvée. Durant la période d’évaluation, le SCRS n’est pas autorisé à faire une recherche dans les données ni à exploiter ces renseignements et doit supprimer toute information relative à des renseignements personnels. Le SCRS a besoin de l’autorisation de la Cour fédérale pour conserver l’ensemble de données canadiennes; autrement, les données doivent être détruites. Le SCRS ne peut faire une recherche dans un ensemble de données retenues ou exploiter cette information que lorsque cela est strictement nécessaire. Vous vous doutez bien qu’il existe une exception pour les situations d’urgence.

C’est donc à la satisfaction générale du commissaire à la protection de la vie privée, et un système assez complexe est en place. Quelle est votre opinion? Voulez-vous nous en faire part, s’il vous plaît?

M. McSorley : Merci beaucoup de poser la question et d’avoir lu notre mémoire exhaustif. Je vous en suis reconnaissant.

En ce qui concerne le commissaire à la protection de la vie privée, nous sommes d’accord en grande partie pour dire que ses préoccupations ont été dissipées en ce qui a trait à l’ancienne et à la nouvelle LCISC et à d’autres aspects. Il a dit qu’il était raisonnablement satisfait et qu’il y avait d’autres éléments qu’il aurait souhaité voir aborder plus en profondeur, notamment la définition d’une « information accessible au public ». À cet égard, nous irions un peu plus loin et dirions qu’il aurait été nécessaire d’éclaircir cela et de répondre à toutes les préoccupations du commissaire à la protection de la vie privée.

Je pense aussi qu’il y a un problème en ce qui a trait à la vie privée, puis il y a les enjeux concernant l’effet paralysant que cela peut avoir sur les gens lorsqu’ils savent que les renseignements les concernant sont recueillis; les préoccupations que nous avons à propos de l’extraction de données et du profilage à l’avenir; et la question de l’utilisation accrue d’analyses de données massives afin que nous puissions avoir une idée des personnes qui constituent une menace et de la provenance des menaces. Nous sommes préoccupés non seulement par les questions de protection de la vie privée en ce qui a trait à la surveillance de masse, mais également par ce que cela signifie exactement une fois que tous les renseignements ont été recueillis et par l’utilisation qu’on en fait.

Il y a une expression qui est de plus en plus populaire au sein des organismes de renseignement. On dit qu’ils doivent créer la botte de foin pour trouver l’aiguille. Nous sommes très préoccupés à l’idée qu’ils puissent créer ces bottes de foin, qu’ils doivent consigner autant de renseignements que possible et tenir à jour cette base de données, essentiellement pour leur utilisation.

Des autorisations pourraient être accordées — et cela porte peut-être davantage sur l’autre partie de votre question également — en cours de route, mais ce qui nous préoccupe, c’est toute cette collecte initiale et cette conservation des données et la question de savoir s’il y a de l’abus ou non. Malgré les efforts déployés par le CSARS et ce qui est mis en place relativement à l’OSSNR, nous savons qu’il y a eu des incidents touchant le CADO, par exemple, lorsque le SCRS a été mis sur la sellette pour avoir manqué de franchise avec les tribunaux. Nous craignons que cela lui accorde plus de pouvoir, malgré les restrictions juridiques. Il n’est pas impossible que ce genre de situations se reproduisent, malgré les restrictions imposées. Par ailleurs, je suis d’accord avec vous pour dire que le processus est clair et rigoureux en ce qui a trait aux restrictions concernant les ensembles de données canadiennes et étrangères.

Nous sommes également préoccupés par l’information accessible au public. Je reconnais que, s’il existe une définition de cette expression dans la Loi sur le CST, elle pourrait être appliquée et perçue comme un moyen de trouver les ensembles d’information accessibles au public au titre de la Loi sur le SCRS, mais les témoins du SCRS et du CST n’ont pas nécessairement été cohérents à cet égard; le SCRS a dit en fait que, si les restrictions sont les mêmes que celles appliquées à la définition du terme « information accessible au public » du CST, qui exclut toute information à l’égard de laquelle il y a une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée, cela minerait l’utilisation d’ensembles de données accessibles au public par le SCRS.

Notre question est donc la suivante : qu’y a-t-il dans les ensembles de données accessibles au public du SCRS qui va à l’encontre de l’idée de l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée? C’est en grande partie ce qui nous préoccupe. Nous ne savons pas ce qui figurera dans les ensembles de données accessibles au public.

À l’autre endroit, il y a eu une déclaration selon laquelle, s’il existait une définition stricte, cela voudrait dire que le SCRS ne pourrait pas consulter l’annuaire téléphonique de Winnipeg, je crois. Nous ne disons pas que le SCRS ne devrait pas consulter un annuaire téléphonique. Notre préoccupation est bien plus large que cela, et le projet de loi ne précise pas que cela se limiterait, entre autres, aux annuaires téléphoniques, aux manuels et aux manuels d’instruction, comme il a été mentionné à d’autres séances, mais la définition est en fait très générale.

Voilà ce qui nous préoccupe réellement à cet égard. Nos inquiétudes portent essentiellement sur la surveillance de masse et ce qu’elle suppose.

Le sénateur Gold : Vous avez proposé d’abolir les pouvoirs de réduction de la menace du SCRS. Au sein du comité sénatorial, nous avons entendu l’ancien sénateur Hugh Segal et les représentants du CSARS dire que ces pouvoirs étaient réellement nécessaires pour déjouer les complots avant qu’il arrive quoi que ce soit. Nous constatons également que le projet de loi C-59 dresse une liste beaucoup plus transparente des pouvoirs et des choses qu’il est possible de faire ou non.

Pourriez-vous nous dire de quelle manière le projet de loi C-59 aborde la question? Puisque la décision de conserver les pouvoirs de réduction de la menace a été prise, êtes-vous convaincu qu’il s’agit d’une amélioration par rapport aux pouvoirs assez généraux, qui comprenaient la possibilité de contrevenir à la Charte, ce qui est maintenant interdit dans le projet de loi C-59? Pouvez-vous nous dire ce que vous en pensez brièvement?

M. McSorley : Très brièvement. Je pense qu’il est probablement vrai que le libellé actuel évite toute violation de la Charte. Nous sommes tout de même préoccupés par le fait qu’un organisme de renseignement qui exerce ses activités principalement en secret possède ces pouvoirs concrets, ce qui est un élément fondamental, et nous nous inquiétons de la responsabilisation, particulièrement de la façon dont ces pouvoirs pourraient être mis en œuvre après coup.

Nous préférerions de loin adopter une approche plus stricte et directe pour garantir que le SCRS, une fois qu’il a en sa possession des renseignements selon lesquels une menace est imminente et qu’il travaille avec la GRC ou les forces de l’ordre, s’il doit aller de l’avant, porter des accusations et prendre des mesures contre une personne, ait l’obligation de se présenter devant un tribunal. Nos inquiétudes concernent certainement le fait que ces mesures ne seront pas connues par la personne visée, et nous ne saurons jamais s’il y a eu violation des droits de la personne garantis par la Charte après coup.

Si c’est le cas, je sais que l’OSSNR a le droit de renvoyer l’affaire à la Cour fédérale, mais encore une fois, lorsqu’il s’agit de droits aussi fondamentaux, nous craignons que quelque chose nous échappe. C’est pourquoi nous avons toujours voulu que la procédure soit ouverte et se fasse devant un tribunal, où les renseignements peuvent être pleinement communiqués à la personne touchée.

Le sénateur Gold : Merci.

Le sénateur Richards : Merci. J’ajoute quelque chose à ce qu’a dit le sénateur Oh. Je voyage depuis 48 ans, j’ai été soumis à toutes sortes de mesures de sécurité aux frontières et dans les aéroports, et je peux dire qu’une partie de tout cela est une forme d’intimidation mensongère et d’arrogance tout simplement personnelle de la part des gardes-frontières. Ce n’est pas nécessairement du profilage. C’est simplement ce sentiment de pouvoir qu’ils ont. Je me rappelle quand mon épouse et moi-même sommes allés en Angleterre. Elle était âgée de 23 ans et elle est originaire de Miramichi. Elle avait l’accent et l’apparence d’une fille de Galway. Ils l’ont gardée pendant une demi-heure, 40 minutes. Finalement, je suis intervenu et j’ai dit qu’elle était canadienne. Ils ne me croyaient pas. Je ne pense pas que c’était du profilage; c’était seulement de l’arrogance et un sentiment de pouvoir. Je ne pense pas qu’il existe de moyen de résoudre le problème, à moins que nous ne puissions changer la personnalité de l’homme. Qu’avez-vous à dire à cet égard?

M. Neve : Sénateur, je pense que vous avez raison; c’est parfois ainsi que se déroulent les choses. Je pense que nous savons très bien que, du point de vue des droits de l’homme, il y a un grand potentiel d’abus de pouvoir aux frontières, car il y a peu de transparence et de responsabilisation. Les gens se retrouvent en situation de grande vulnérabilité. Certaines personnes n’ont peut-être pas de statut, ont un statut incertain ou un statut temporaire et, par conséquent, elles craignent de faire quelque chose qui puisse offenser ou troubler la personne qui se dresse entre elles et l’entrée au pays.

Cela ne répondra peut-être pas à toutes les préoccupations, et il y aura presque toujours un risque que les gens en situation d’autorité abusent de leur pouvoir, mais si nous avions mis en place des mesures d’examen et de surveillance en ce qui a trait à l’ASFC, il y aurait à tout le moins eu un processus auquel aurait pu recourir votre épouse à ce moment-là — même si c’était au Royaume-Uni —, si quelque chose de semblable s’était produit au Canada. Et j’espère qu’à mesure qu’on traitera des plaintes, rendra des décisions, imposera des mesures disciplinaires et cernera les tendances, les comportements de ce genre diminueront, même si cela n’élimine pas l’abus de pouvoir.

Le sénateur Richards : Je suis d’accord. Lorsque je suis allé en Espagne, la personne avec qui j’étais m’a dit : « N’aie pas l’air coupable. » Eh bien, aussitôt, j’ai eu l’air coupable. Bien sûr, on m’a fouillé, mais on fouillait tout le monde. Il y a cette dichotomie à la frontière qui est souvent personnelle et psychologique. C’est tout ce que j’essaie de dire.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Encore une fois, bienvenue à nos invités. J’ai une question pour n’importe lequel d’entre vous qui peut y répondre. On sait qu’il y a actuellement à peu près 150 Canadiens qui sont allés combattre en Irak ou en Syrie. Une soixantaine sont revenus et il en reste plusieurs là-bas. Est-ce que l’un ou l’autre de vos organismes est ou a été en contact avec certains de ces Canadiens qui sont allés combattre aux côtés des groupes terroristes dans ces pays?

[Traduction]

M. McSorley : Pour notre part, je peux affirmer que nous n’avons pas communiqué avec qui que ce soit qui est emprisonné dans un autre pays pour avoir été un combattant étranger. Nous n’avons traité directement avec personne.

M. Mohammed : Merci, monsieur le sénateur, de votre question. Des proches préoccupés ou des personnes dont un membre de la famille a des liens dans ces régions ou y est présent ont communiqué avec Amnistie internationale. Donc, oui, on a communiqué avec nous.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Est-ce que vous travaillez de concert avec les ministères ou les ambassades canadiennes dans ce dossier, ou travaillez-vous de manière isolée?

[Traduction]

M. Mohammed : Je pense que cela dépend vraiment du contexte, et je crois que vous comprendrez, monsieur le sénateur, que, vu la quantité de renseignements et même la façon dont les renseignements circulent dans ces contextes, il peut y avoir de longues périodes sans communication. Nous en sommes à des étapes très préliminaires dans n’importe lequel de ces cas, et nous n’avons pas eu de communication soutenue suffisante.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Lorsque vous obtenez des informations privilégiées par rapport à des activités que ces gens peuvent avoir exercées ou des crimes qu’ils peuvent avoir commis là-bas, est-ce que vous transmettez cette information au gouvernement du Canada?

[Traduction]

M. Mohammed : Nous n’avons pas eu à nous poser cette question jusqu’à maintenant.

La sénatrice McPhedran : Le projet de loi C-59 nous a été renvoyé, accompagné d’un ajout important fait par la Chambre des communes qui traite des atteintes aux droits de la personne, y compris la torture. En raison de l’amendement apporté au projet de loi, nous avons maintenant la loi visant à éviter la complicité dans les cas de mauvais traitements infligés par des entités étrangères, laquelle exige maintenant des instructions écrites concernant la communication, la demande et l’utilisation de renseignements pouvant entraîner de mauvais traitements infligés par des entités étrangères ou ayant été obtenus de cette façon. Dans quelle mesure ces modifications répondent-elles aux préoccupations dont vous nous avez déjà fait part? Encore une fois, cette question s’adresse à n’importe lequel des témoins qui souhaite y répondre.

M. Neve : Nous étions favorables à cet amendement, mais cela ne règle pas le problème, à notre avis. Dans le texte ajouté, on exige que tous les organismes pertinents mettent en place des politiques et des directives ministérielles, mais on ne précise pas ce qu’elles doivent comprendre. Cela a été une source de désaccord au fil des années. C’est une question qui se pose depuis une dizaine d’années environ, depuis l’affaire Maher Arar, et Dennis O’Connor, le commissaire, a formulé certaines recommandations concernant la teneur de la politique canadienne à ce sujet. Le précédent gouvernement a ensuite élaboré des directives ministérielles qui, dans les faits, étaient complètement contraires aux recommandations du commissaire O’Connor. Les membres du Comité sur la torture des Nations Unies ont soulevé des préoccupations à ce sujet, et des améliorations ont ensuite été apportées. Les nouvelles lignes directrices récemment élaborées par le ministre Goodale sont une amélioration par rapport aux lignes directrices précédentes, mais le Canada ne va toujours pas aussi loin que le demandent les Nations Unies. De fait, quand le dossier canadien a été examiné de nouveau en novembre dernier par le Comité sur la torture de l’ONU, cet aspect a soulevé des préoccupations et a été souligné.

Donc, voyez-vous, c’est excellent d’affirmer que tous ces organismes doivent être dotés de lignes directrices, mais si celles qui sont élaborées ne respectent pas le droit international en matière de droits de la personne, alors nous avons quand même un problème. C’est pourquoi nous affirmons qu’il faut amender le projet de loi C-59 pour qu’il soit très clair qu’il faut non seulement mettre en place des lignes directrices, mais aussi énoncer ce qui doit être exigé par ces lignes directrices, dans les deux sens, quant aux renseignements que le Canada communique à d’autres pays et les renseignements que nous recevons.

La sénatrice McPhedran : Compte tenu ce que vous venez de dire, monsieur Neve, puis-je vous demander — et nous pourrons certainement en discuter davantage — de nous dire si vous avez fourni des précisions quant aux éléments qui manquent et que vous souhaiteriez voir ajouter?

M. Neve : De façon spécifique, nous ne l’avons pas fait en ce qui concerne le projet de loi C-59 en particulier. Nous communiquons de façon répétée avec le gouvernement à propos de cette question depuis au moins une décennie pour faire part de ce que nous croyons que les lois et les politiques canadiennes relatives à ce domaine devraient contenir. Donc, il est facile d’appliquer ces propositions à la teneur du projet de loi C-59.

M. Mohammed : Il n’y a pas grand-chose à ajouter, mais je crois que ce que M. Neve vient de mentionner a aussi été soulevé dans mon exposé, et il a été noté que le fait d’échanger des renseignements avec des organismes étrangers quand il existe un risque sérieux que cela entraîne de la torture ou de mauvais traitements devrait être interdit dans ces directives et il devrait aussi être interdit d’utiliser des renseignements communiqués par un organisme étranger s’il est probable que ces renseignements ont été obtenus au moyen de la torture.

La sénatrice McPhedran : Merci.

La présidente : Je crois que cela met fin aux questions de la part de tous les sénateurs. Au nom des membres de notre comité, je tiens à tous vous remercier sincèrement d’avoir comparu aujourd’hui. Cela a été très éclairant, comme d’habitude.

Mesdames et messieurs, avant d’accueillir le prochain groupe de témoins, je voudrais présenter une motion donnant la permission à Leila Almawi de filmer les participants de l’organisme No Fly List Kids pendant notre réunion aujourd’hui aux fins de la production d’un documentaire.

Des voix : D’accord.

La présidente : Merci beaucoup.

Mesdames et messieurs, nous recevons aujourd’hui la Dre Ruby Alvi, parent et chargée d’enseignement, Université de Toronto, et M. Jeff Matthews, parent et vétéran des Forces armées canadiennes, tous deux représentant No Fly List Kids; Mustafa Farooq, directeur exécutif, et Leila Nasr, coordonnatrice des communications, tous deux du Conseil national des musulmans canadiens; et Yavar Hameed, de l’Association canadienne des avocats musulmans. Bienvenue à tous. Nous allons commencer par les représentants de No Fly List Kids.

Dre Ruby Alvi, parent et chargée d’enseignement, Université de Toronto, No Fly List Kids : Merci de nous offrir l’occasion de témoigner devant vous aujourd’hui à propos du projet de loi C-59.

Je m’appelle Ruby Alvi. J’ai quatre enfants, et trois d’entre eux ont été inscrits à tort sur la liste des personnes interdites de vol. Je suis médecin et un des parents porte-parole du groupe No Fly List Kids, qui représente des centaines de familles et des milliers de citoyens qui subissent un préjudice en raison du Programme de protection des passagers. Je suis accompagnée aujourd’hui de Jeff Matthews, un autre parent porte-parole de notre organisation. Notre témoignage portera sur les dispositions législatives liées directement au Programme de protection des passagers, donc sur la partie 6 du projet de loi C-59.

Aujourd’hui, nous voulons exhorter les sénateurs à adopter rapidement et de façon efficace la mesure législative nécessaire pour refaire ce système empreint de lacunes. Comme vous le savez sûrement, le Programme de protection des passagers a été mis en œuvre en 2007, et sa conception comprenait, selon les mots de notre ministre de la Sécurité publique actuel, une erreur fondamentale. Cette erreur, qui existe encore aujourd’hui, a été de confier aux transporteurs aériens la responsabilité de vérifier si des passagers figurent sur la liste, et de faire en sorte que cette vérification soit effectuée uniquement à partir du nom des passagers ou de parties de leur nom, en dépit du fait que le document de réservation et la liste de surveillance établie au titre de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens comprennent tous les deux des renseignements additionnels, comme la date de naissance. N’importe quel voyageur innocent pris dans ce filet subira, à tout le moins, des délais accrus et sera soumis à un examen de sécurité poussé pour confirmer son identité, puis devra se soumettre perpétuellement à ce processus chaque fois qu’il voyagera.

En 2007, le ministre des Transports a dévoilé qu’il y avait jusqu’à 2 000 noms d’inscrits sur la liste. Plus de 100 familles touchées par cette situation ont communiqué avec l’organisme No Fly List Kids, ce qui ne constitue que la pointe de l’iceberg. La grande majorité des voyageurs ne connaissent pas la raison des difficultés qu’ils éprouvent, parce que la Loi sur la sûreté des déplacements aériens interdit de façon explicite la divulgation de tout renseignement lié à une personne dont le nom figure sur la liste. Toutefois, en nous fondant sur les noms de personnes ciblées à tort qui nous ont été signalés, et du certain nombre de personnes qui ont communiqué ces noms, nous évaluons de façon prudente que plus de 100 000 Canadiens sont possiblement visés à tort.

Parmi mes quatre enfants, les trois plus vieux sont des garçons, dont deux m’accompagnent aujourd’hui. Tous les trois ont été désignés comme des personnes à profil élevé depuis leur enfance. Pour reprendre les mots de mon benjamin, Issa, qui a rédigé un texte publié dans le Toronto Star récemment :

Je suis maintenant âgé de 16 ans. Mes frères ont respectivement 19 et 21 ans. C’est encore plus angoissant de figurer sur la liste maintenant, parce que les personnes autour de nous nous regardent avec soupçon quand les agents de billetterie nous posent des questions. Ces soupçons continuent de peser sur nous quand nous passons les contrôles de sécurité, quand nous nous assoyons dans les salles dans les aéroports et même quand nous sommes finalement dans l’avion. Cela crée un très mauvais sentiment.

Merci.

Jeff Matthews, parent et vétéran des Forces armées canadiennes, No Fly List Kids : Merci de me recevoir cet après-midi. Je m’appelle Jeff Matthews. Je suis un ancien combattant des Forces armées canadiennes et je suis âgé de 31 ans. Je suis ici pour décrire le cas de mon fils de sept ans, David Matthews, qui est inscrit à tort sur la liste depuis sa naissance. L’ironie du fait d’être à la fois un ancien combattant qui a déjà détenu des accréditations de sécurité et qui a été appelé à défendre notre pays et d’être le parent d’un enfant inscrit à tort sur la liste des personnes interdites de vol ne m’échappe pas.

Pour les familles qui ont des enfants inscrits sur cette liste, les retards compliquent davantage un horaire de déplacement déjà difficile. À mesure que ces enfants vieillissent, ils deviennent conscients qu’ils sont la cause des retards et des contrôles de sécurité supplémentaires. Le ministre a décrit cette stigmatisation comme une expérience traumatisante pour ces enfants et leur famille. Quand ces enfants deviennent des adolescents et de jeunes adultes, en particulier de jeunes hommes, leur innocence est moins évidente, les délais s’allongent et les contrôles de sécurité s’alourdissent. Cela signifie que certaines familles, y compris la mienne, ont été retardées pendant des heures et ont raté des vols, et que ces enfants refusent des activités qui impliqueraient un déplacement en avion et craignent d’être stigmatisés. Nous n’avons pas amené nos enfants avec nous lors de notre dernier voyage pour que nous puissions avoir de véritables vacances, et non simplement nous déplacer du point A ou au point B.

Même si cette liste contient des noms de personnes de diverses origines, il semble y avoir une tendance à ce que les personnes ayant un nom à consonance musulmane ou arabe fassent l’objet de contrôles, ce qui est injuste pour les personnes dont le nom font qu’elles sont la cible d’une surveillance additionnelle.

Les signalements erronés nuisent aussi aux déplacements d’affaires. M. Stephen Evans, qui était le dirigeant principal de la technologie chez Kijiji et qui a occupé des postes au sein de la haute direction chez MSN, Canoë et le Toronto Star, a écrit un texte publié dans le Globe and Mail à propos de ses mauvaises expériences à la frontière.

En 2009, les États-Unis ont retiré la responsabilité d’effectuer le contrôle des voyageurs aux transporteurs aériens et l’ont confiée à la Transportation Security Administration. Le système de cet organisme permet aux étrangers de soumettre une demande dans le cadre du Traveler Redress Inquiry Program du département de la Sécurité intérieure des États-Unis afin d’obtenir un identifiant unique. La plupart des enfants et des adultes que nous connaissons qui ont présenté une telle demande avec succès continuent quand même à éprouver des problèmes lorsqu’ils se déplacent par avion au Canada ou avec des transporteurs aériens canadiens.

Cette situation montre que les répercussions sont beaucoup plus profondes et qu’il ne s’agit pas d’un simple inconvénient. Il est impossible d’y échapper, et cela constitue sans contredit une violation de la Charte canadienne des droits et libertés. Il est possible de régler ce problème. Le regroupement No Fly List Kids demande depuis trois ans et demi à ce qu’on règle ce système déficient. Cette question a fait l’objet de nombreux reportages et d’une grande couverture médiatique, au point où les médias internationaux s’y sont intéressés.

Vu les élections imminentes et l’ajournement du Sénat qui approche, nous espérons que notre passage ici et le fait de vous avoir communiqué nos récits et nos préoccupations feront en sorte que vous, mesdames et messieurs, adoptez le projet de loi C-59 rapidement pour que les travaux puissent commencer afin de mettre sur pied un système qui améliorera l’efficacité et la sécurité de nos déplacements par avion ainsi que notre sécurité nationale. Merci.

Mustafa Farooq, directeur exécutif, Conseil national des musulmans canadiens : Merci de nous offrir l’occasion, encore une fois, d’offrir nos commentaires sur le projet de loi C-59, Loi concernant des questions de sécurité nationale.

Je suis Mustafa Farooq, directeur exécutif du Conseil national des musulmans canadiens. Leila Nasr, coordonnatrice des communications, m’accompagne.

Pour vous mettre en contexte, le Conseil national des musulmans canadiens a été établi en 2000 à titre d’organisme indépendant, non partisan et à but non lucratif ayant comme mission de protéger les droits de la personne et les libertés civiles des membres des collectivités musulmanes qui vivent au Canada. Depuis presque deux décennies, nous avons été un des défenseurs les plus importants de la protection des droits de la personne au Canada, et nous avons travaillé sans relâche à l’éducation et à la sensibilisation communautaires, nous nous sommes exprimés dans les médias, nous avons participé à la défense des intérêts publics et nous nous sommes attaqués à la discrimination et à l’islamophobie. Notre organisme a une longue et solide feuille de route quant à la participation à des consultations publiques importantes et à l’intervention dans des causes historiques portées devant la Cour suprême du Canada, et il offre des conseils aux organisations dans le domaine de la sécurité quant à la mobilisation des collectivités et à la promotion de la sécurité publique.

Compte tenu de la montée de la haine, du racisme et de l’islamophobie dans nos collectivités, un fait qui a été documenté de façon indépendante, nous sommes préoccupés par la sécurité publique. Depuis le massacre de la mosquée de Québec, les attaques en Nouvelle-Zélande et l’attaque contre la synagogue à San Diego, de nombreux musulmans canadiens sont nerveux.

Nous convenons que les gouvernements peuvent jouer un rôle crucial pour ce qui est d’assurer la sécurité des collectivités, mais, comme un grand nombre de nos collègues et amis qui ont témoigné devant vous, nous voudrions déclarer que le projet de loi C-59 ne va pas assez loin pour régler les nombreux problèmes que posait le projet de loi C-51 initial. Même si le projet de loi C-59 apporte des modifications qui sont les bienvenues, et nous en ferons une esquisse sous peu, nous croyons qu’il comporte des défauts fondamentaux, car il ne va pas assez loin pour protéger les libertés civiles des Canadiens et reconfigurer les pouvoirs et les rôles du SCRS et du CST.

Les observations que je formule devant vous aujourd’hui portent directement sur les trois aspects clés suivants : les problèmes relatifs aux consultations; les préoccupations liées aux vastes pouvoirs conférés au SCRS et au CST sans réforme interne; et les dispositions du projet de loi C-59 qui sont les bienvenues, notamment les modifications apportées à la liste d’interdiction de vol.

Analysons d’abord la question des consultations. Il fait peu de doute que le ministre de la Sécurité publique a entrepris des consultations directes continues avec les Canadiens. À la lumière des observations formulées par le ministre, lesquelles vous ont déjà été présentées, nous croyons comprendre que près de 59 000 réponses aux consultations ont été reçues dans le cadre d’activités en ligne. De nombreuses consultations en personne auprès d’universitaires et de membres du public et dans le cadre de séances de discussion ouverte ont également eu lieu.

Même si nous reconnaissons que le projet de loi C-59 est le fruit de consultations, le public a eu peu d’occasions de formuler une rétroaction semblable sur les modifications proposées. Bien que de nombreux Canadiens aient accueilli favorablement la possibilité d’apporter leur contribution et de dire au ministre ce qui ne leur plaisait pas au sujet du projet de loi C-51 initial, nos membres n’ont pas eu la possibilité de fournir leur opinion sur un rapport provisoire qui résumait clairement une approche recommandée et la présentait au gouvernement.

Nous pensons, en ce qui concerne les consultations, que le gouvernement aurait dû donner un préavis ou produire un rapport provisoire expliquant ce que le ministre prévoyait intégrer dans le projet de loi C-59. Compte tenu de l’importance des droits et des libertés civiles des Canadiens, nous n’approuvons pas le fait que le gouvernement a procédé à des consultations précoces, pour ensuite présenter un projet de loi omnibus de 160 pages qui, aux yeux de bien des intervenants, n’allait pas assez loin.

Même si nous reconnaissons que le projet de loi a fait l’objet d’une étude approfondie par le comité et que plusieurs amendements importants ont découlé de cette étude, ce processus est fondamentalement différent des importants travaux publics qui auraient dû être effectués dans le cas d’un projet de loi de cette envergure, compte tenu de ses conséquences. La tenue d’autres consultations aurait été conforme aux pratiques exemplaires en matière de consultation en vigueur dans d’autres administrations.

Ensuite, nous avons de graves préoccupations relativement à la modification apportée au cadre du CST et du SCRS dans le projet de loi C-59. Notre expérience de travail auprès de communautés racialisées nous indique que les activités de surveillance pour la sécurité nationale peuvent servir à stigmatiser gravement des personnes au sein de leur propre communauté. Nous avons entendu des citoyens de partout au pays affirmer avoir été mis à l’index par leurs propres communautés à la suite d’une interaction avec les organismes responsables de la sécurité nationale.

Même si nous reconnaissons les nouvelles dispositions prévoyant une surveillance par l’intermédiaire de l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement et l’instauration d’un poste quasi judiciaire indépendant de commissaire au renseignement, nous craignons que le SCRS conserve un grand nombre de ses pouvoirs cinétiques de perturbation des menaces que lui retirait initialement le projet de loi C-59. Nous sommes préoccupés par la possibilité que ces dispositions brouillent la distinction définie dans le cadre de la Commission McDonald, qui avait recommandé la séparation du travail relatif aux renseignements de sécurité et des forces de l’ordre.

De plus, nous croyons que le SCRS doit faire l’objet d’une réforme interne, compte tenu des importantes données probantes accessibles concernant les préjugés potentiels inhérents à son fonctionnement. Ces préjugés touchent disproportionnellement les musulmans canadiens et les personnes perçues comme faisant partie de ce groupe. Tant que le SCRS et d’autres organismes nationaux n’auront pas apporté ces modifications, y compris une meilleure formation interne relativement aux préjugés et aux stéréotypes, assorties de vérifications des progrès, le CNMC sera préoccupé au sujet des pouvoirs supplémentaires qui sont conférés au SCRS.

Enfin, comme j’y ai fait allusion précédemment, nous accueillons favorablement les modifications apportées au régime de la liste des personnes interdites de vol dans la partie 6 du projet de loi C-59. Depuis des années, le CNMC, de même que ses alliés et des membres des familles — et nos familles du groupe No Fly List Kids nous accompagnent aujourd’hui —, exhorte le gouvernement à régler le problème de la liste d’interdiction de vol en élaborant un modèle de contrôle logique et un système de réparation pour les personnes qui ont été inscrites à tort sur cette liste.

Nos préoccupations découlent des innombrables plaintes que notre bureau a reçues au sujet de cette liste de la part de familles dont les jeunes enfants y figuraient. Les faux positifs stigmatisent, incommodent et, dans certains cas, traumatisent les familles canadiennes qui voyagent à l’intérieur du pays et à l’étranger. La liste d’interdiction de vol a également de graves conséquences sur les droits en matière de vie privée et mine les droits en matière de mobilité protégés par la Charte de Canadiens de tous âges, y compris des enfants. Nous souscrivons à l’opinion du groupe No Fly List Kids et accueillons favorablement certaines des modifications proposées dans le projet de loi C-59 relativement à la liste d’interdiction de vol.

Sous réserve de vos questions, il s’agit là de mes observations.

Yavar Hameed, Association canadienne des avocats musulmans : Je voudrais commencer par reconnaître notre présence sur le territoire algonquin non cédé.

Je vais d’abord présenter brièvement l’ACAM, puis j’aborderai trois éléments : premièrement, je répéterai certains des commentaires formulés par mes collègues de la CSILC en ce qui a trait à l’augmentation du nombre de membres permanents de l’OSSNR. Je parlerai un peu du financement et de son importance, question que M. Barrette a soulevée plus tôt aujourd’hui. Deuxièmement, j’aborderai l’abolition du certificat de sécurité. M. McSorley en a parlé, et d’autres ont répété ces commentaires. Troisièmement — et je n’ai rien vu à ce sujet; je pense que la question figurait dans le mémoire de la CSILC et que d’autres l’ont peut-être abordée —, je parlerai du retrait de la disposition relative à la liste des entités terroristes prévue à l’article 83.05 du Code criminel. Cet élément est lié au fait que le projet de loi C-59 ne va pas assez loin.

Tout d’abord, qui sommes-nous, à l’Association canadienne des avocats musulmans? Nous représentons des gens qui ont deux choses en commun, si on veut : ils sont avocats et musulmans, et ils forment une coalition professionnelle. En raison de nos antécédents et de nos liens avec la collectivité, nous défendons des clients et intervenons collectivement dans diverses affaires qui sont liées à la loi sur la sécurité nationale. Il peut s’agir notamment d’affaires liées au certificat de sécurité, d’examens de décisions relatives au renseignement de sécurité par l’intermédiaire du SCRS, d’autres affaires touchant la sécurité nationale et de contestations au titre de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada. Par contre, nous mettons à profit une certaine expertise que nous tenons de nos antécédents et de notre expérience juridiques, mais nous examinons également le projet de loi du point de vue des liens avec la collectivité, et nous présentons nos observations ou offrons une valeur ajoutée, espérons-le, en ce qui a trait à la façon dont les mesures juridiques pourraient être améliorées.

En guise de contexte, au cours des 20 dernières années, l’ACAM a présenté plusieurs observations différentes. En février 2018, nous avons comparu devant le comité permanent de la Chambre des communes au sujet du projet de loi C-59. En 2015, nous avions comparu devant ce même comité au sujet du projet de loi C-51. En 2001, c’était au sujet du projet de loi C-36, Loi modifiant le Code criminel. Il s’agissait d’un projet de loi omnibus aux vastes répercussions. Voilà une partie du bilan de l’ACAM. 

Mes premiers commentaires concernent l’OSSNR. Ce n’est rien de nouveau, et, dans un sens, je pense que le fait que je n’apporte rien de nouveau à la discussion reflète l’importance de ces observations. Nous avons entendu des experts et d’autres intervenants faire ces observations, et cela témoigne de l’importance et de la profondeur de ces commentaires.

Tout d’abord — et je pense que M. Barrette l’a affirmé avec éloquence —, les modifications qui sont apportées et les mécanismes qui sont créés, lesquels reposent tous sur la bonne intention d’élargir la portée de l’examen, sont excellents. C’est bon; il s’agit d’un pas dans la bonne direction. Toutefois, si ces organisations ne sont pas financées et ne reçoivent pas les ressources nécessaires, c’est catastrophique.

Je peux parler en me fondant sur mon expérience et sur celle de nos membres. L’actuel Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité manque cruellement de fond.

Je peux vous parler d’une affaire en particulier, et elle est liée à ce que nous demandons. Je pense qu’elle correspond à la recommandation de la CSILC concernant le fait d’augmenter d’au moins huit le nombre de membres permanents, et je soulignerais le mot « permanent ». C’est quelque chose qu’affirme la CSILC, mais je pense qu’il est question d’au moins ce nombre.

Je peux vous mentionner une affaire où cinq membres à temps partiel distincts, pour diverses raisons — à cause de la longévité de l’affaire, pas de sa complexité — se sont penchés sur la même affaire. C’est dû au fait que ces membres sont débordés de travail et que le CSARS manque de personnel. Il ne dispose tout simplement pas du budget nécessaire pour suivre le rythme.

Lorsqu’il est question d’élargir la portée de l’OSSNR et de renforcer la capacité de cet organisme d’obtenir plus de renseignements afin de pouvoir dissiper collectivement et efficacement les préoccupations relatives à la sécurité nationale, si nous ne disposons pas de l’argent ou du personnel nécessaires, l’office sera extrêmement inefficace. En 2000, le pourcentage, si nous faisons correspondre approximativement le budget du CSARS à celui du SCRS, semble s’établir à environ 1 p. 100. Aujourd’hui, en 2018-2019 — et cette information provient du rapport de 2018 du SCRS —, il est question d’environ sept millions de dollars pour le CSARS — ce sont des chiffres approximatifs; quelqu’un pourra me corriger — et, je crois, de 589 millions de dollars pour le SCRS. Nous observons un pourcentage approximatif de 1,2 p. 100. Il n’a pas beaucoup changé. Ce que je peux vous dire, au nom de nos membres et d’après ma propre expérience, c’est que le CSARS n’a simplement pas la capacité de faire son travail.

En ce qui concerne l’abolition du certificat de sécurité, d’autres intervenants en ont également parlé. Je crois qu’Alex Neve a abordé le sujet, et je me fais l’écho des commentaires formulés par Amnistie internationale.

Pour mettre cette question en relief, en janvier 2008, d’autres membres de mon association et moi-même avons participé à un litige concernant les certificats de sécurité. Pendant une période d’environ six ou sept jours, j’ai pris part au litige concernant l’un de ces dossiers. Jim Judd, l’ancien directeur du SCRS, a indiqué cette année-là, avant que la modification soit apportée à la Loi sur l’immigration, que le régime de certificat de sécurité ne fonctionnerait pas avec les nouvelles modifications. Il s’agit de renseignements qui avaient été mis au jour dans l’affaire, et il a affirmé cela au vu des dispositions relatives à l’utilisation des renseignements s’il y a des motifs raisonnables de croire qu’ils ont été obtenus par la torture. Je ne vous présente pas cette information dans le cadre de mon analyse — je le précise —, mais il s’agit des propos qu’a tenus Jim Judd en 2018. Nous voilà 11 ans plus tard, et ce régime désuet se poursuit, alors qu’il ne devrait plus exister pour toutes sortes de raisons.

Ensuite, en ce qui concerne le retrait du régime de la liste des entités terroristes prévue à l’article 83 du Code criminel, je sais que certains de mes collègues ont abordé cette question. J’ajouterai deux ou trois répliques supplémentaires ou un peu plus de contexte à ce sujet.

La disposition prévue au titre du paragraphe 83.05(1) du Code criminel est un régime de liste qui — comme d’autres témoins en ont peut-être parlé — constitue un régime ex parte. On figure sur une liste d’entités terroristes et, en raison de cette liste, les activités de l’entité en question sont criminelles. Elles sont réputées être terroristes. La liste n’a pas nécessairement pour effet de faire en sorte que les personnes qui ont déjà fait partie de cette entité soient considérées comme des terroristes, mais elle arrête leurs activités, d’un point de vue financier. Elle leur coupe essentiellement les vivres. Il s’agit d’un mécanisme auquel l’État a recours afin d’immobiliser des organisations, dans le but d’arrêter le financement du terrorisme.

Le problème que pose cette disposition tient à la disparition de la présomption d’innocence prévue à l’article 7 et de la liberté d’association prévue à l’article 2 de la Charte. L’alinéa 11d), qui est une autre facette de la présomption d’innocence, est enfreint par cette disposition déterminative ex parte du Code criminel.

Pourquoi est-ce pertinent pour nos membres, ou bien pourquoi est-ce une préoccupation en général? Comme d’autres intervenants l’ont affirmé, nous disposons, dans le Code criminel, des mécanismes nécessaires pour nous attaquer à l’activité criminelle lorsqu’elle a lieu. Il importe de souligner que l’article 83.05 est une disposition déterminative qui fonctionne selon le seuil du « motif raisonnable de croire ». Comme ce seuil est le facteur déterminant, il est peu élevé, et les conséquences sont extrêmement désastreuses.

Sous réserve de vos questions, il s’agit là de mes commentaires.

La présidente : Merci infiniment. Nous allons passer aux questions, et je sais qu’elles seront nombreuses.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci à nos invités. Ma première question s’adresse à M. Farooq. Monsieur Farooq, comment pouvez-vous croire que l’État peut séparer les services du renseignement de la police?

S’il y a des informations, c’est qu’il y a nécessairement des enquêtes. De plus, il est évident que la surveillance ou l’examen des activités des agences est nécessaire. Cependant, je crois qu’il faut assurer un partage de l’information dans les cas où on craint pour la sécurité nationale.

Comment faire autrement?

[Traduction]

M. Farooq : Monsieur le sénateur, je vous remercie de votre commentaire.

Nous nous faisons l’écho des recommandations faites par la Commission McDonald. Ce n’est pas que les renseignements ne devraient pas être échangés ou qu’il ne devrait pas y avoir de surveillance. Nous pensons que le projet de loi C-51 prévoyait certaines mesures pour assurer la surveillance de l’échange de renseignements. Ce qui nous préoccupe particulièrement est lié aux pouvoirs cinétiques de perturbation qui sont encore accordés au SCRS, même après certaines modifications. Notre préoccupation tient au fait que l’on se rapproche de la démarcation exposée dans le rapport de la Commission McDonald, qui sépare les activités policières des activités de collecte de renseignements.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci, monsieur Farooq.

Ma prochaine question s’adresse à M. Matthews. D’après vous, est-ce que la décision de mettre le nom d’une personne sur la liste est le résultat d’une analyse du profil des passagers menée par les Canadiens, ou plutôt par les Américains? Comment est-ce arrivé, selon vous, que le nom de votre fils se retrouve sur une liste de passagers refusés?

[Traduction]

M. Matthews : Je vous remercie d’avoir posé la question.

Quand nous avons découvert que le nom de notre fils figurait sur la liste, au départ, nous avons pensé que ce n’était qu’un petit inconvénient dans le cadre du voyage. Ensuite, nous avons découvert qu’il faisait l’objet d’une surveillance accrue. Au début, les agents m’ont amené à l’écart en pensant que j’étais David Matthews. À l’époque, mon fils avait trois ans. Une fois que nous avons découvert qu’on procédait à un étiquetage systématique d’enfants innocents, mon épouse a lancé un appel et fondé le groupe No Fly List Kids. À partir de ce moment-là, l’affaire a explosé. Nous nous sommes rendu compte que ces cas étaient répandus chez les Canadiens. Je pense que, dans notre cas, en tant que famille, nous voulions nous présenter ici pour vous faire part de notre point de vue personnel concernant la façon dont la liste interrompt les voyages, même à l’intérieur du pays, et les voyages d’affaires. Quand nous amenons nos enfants, toutes les règles du jeu changent.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Si je comprends bien, on ne vous a jamais donné la vraie raison pour laquelle son nom figurait sur la liste. Vous n’avez jamais su pourquoi?

[Traduction]

M. Matthews : Non, pas du tout.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Comme vous le savez sans doute, un Canadien qui obtient son pardon après une accusation judiciaire voit son nom retiré des listes de personnes qui ont des antécédents judiciaires. Cependant, il arrive souvent que, lorsque ce Canadien se présente à la frontière américaine, son nom n’a pas été retiré du fichier, et alors il n’y a rien à faire.

Selon vous, comment cette liste pourrait-elle être révisée?

[Traduction]

M. Matthews : Je ne suis pas expert en TI, mais je crois qu’à l’échelon familial, le retrait de la liste nécessiterait une correction informatique consistant simplement en l’ajout d’autres marqueurs servant à indiquer que la personne a été accusée ou inscrite à tort, quelque chose d’aussi simple que des panneaux déroulants au point d’achat de vos billets d’avion.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Avez-vous fait des démarches auprès du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, afin de voir si le gouvernement pourrait vous apporter un soutien en retirant de la liste le nom de votre fils?

[Traduction]

M. Matthews : Je fais partie du groupe qui a rencontré M. Goodale. Le processus est en cours. Il dépend du projet de loi C-59. Peu importe ce qu’on est en train de faire, du côté de la sécurité publique, cela dépend de l’adoption ou du rejet du projet de loi.

Le sénateur McIntyre : Merci à tous de vos exposés.

Le projet de loi C-59 instaure la notion d’un identifiant unique. Comme vous le savez, le ministre de la Sécurité publique serait autorisé à recueillir tout renseignement personnel fourni par un voyageur pour délivrer un identifiant unique à ce voyageur et faciliter la vérification de son identité avant un vol. Ma question est la suivante : dans quelle mesure ces renseignements supplémentaires contribueraient-ils à corriger les renseignements inexacts relativement aux fausses concordances de nom, aussi appelées faux positifs?

Dre Alvi : Il s’agit vraiment d’un facteur clé. Actuellement, les inscriptions ne se fondent que sur le prénom, le nom de famille ou des parties de noms. Quelque chose d’aussi simple que l’ajout d’une date de naissance — un renseignement qui vous accompagne déjà quand vous voyagez, puisqu’il figure dans votre passeport et qu’il s’agit d’un renseignement dont dispose la SATA — réduirait le taux de faux positifs à quelque chose de plus gérable pour les responsables de la sécurité. Nous croyons tous que des listes comme celle-là existent pour une raison. Le problème tient aux nombreuses perturbations qui se produisent lorsqu’un très grand nombre de personnes — comme 100 000 personnes — figurent sur des listes qui entraînent d’importantes dépenses de temps et d’énergie et créent beaucoup de frustration. Nous travaillons avec Sécurité publique en consultation. Nous avons entendu le plan. L’idée d’un numéro de vérification de l’identité est très logique, et nous estimons qu’une telle mesure contribuerait à améliorer la situation.

Le sénateur McIntyre : Je crois également comprendre que le projet de loi C-59 permettrait au ministre de la Sécurité publique de révéler au parent, au gardien ou au tuteur de l’enfant que l’enfant n’est pas une personne qui figure sur une liste. En quoi la capacité de révéler cette information contribuerait-elle à régler le problème des renseignements inexacts donnant lieu à de fausses correspondances de nom?

Dre Alvi : Si je comprends bien votre question, actuellement, il n’y a aucun moyen de savoir si on figure sur la liste. Des gens présument que leur nom y figure. Leurs suppositions entraînent beaucoup de stress et d’anxiété et peut-être la crainte de voyager. Si on sait qu’on ne figure pas sur la liste et qu’une autre raison explique les perturbations, un processus entrera en ligne de compte afin que vous puissiez trouver les problèmes et les faire corriger. C’est le fait de ne pas savoir qui occasionne beaucoup de stress et d’anxiété.

Le sénateur McIntyre : À votre avis, le projet de loi C-59 prévoit-il un mécanisme de recours approprié pour les enfants qui se retrouvent sur la liste établie au titre de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens?

Dre Alvi : Nous participons à des consultations avec Sécurité publique Canada, alors, jusqu’à présent, nous connaissons le plan du ministère. Nous croyons comprendre qu’il a besoin que la partie 6 du projet de loi C-59 soit adoptée pour que les étapes de la réglementation et de la mise en œuvre puissent aller de l’avant. En fait, nous venons tout juste de rencontrer les responsables cet après-midi. De façon générale, nous sommes tout à fait convaincus qu’ils ont établi un bon plan, et nous allons continuer de participe aux consultations afin de voir quelles autres idées ils trouveront. Ils font du très bon travail pour ce qui est de nous faire part de leurs idées et d’obtenir notre rétroaction.

Le sénateur McIntyre : Le plan n’a pas encore été dévoilé?

Dre Alvi : Le plan global, oui, mais pas l’élément de la réglementation. C’est l’aspect qui nécessite l’adoption du projet de loi C-59.

La sénatrice McPhedran : Merci à tous de votre présence aujourd’hui et de tout le travail de défense des droits que vous faites entre les comparutions comme celles-ci.

Voici une question d’ordre général adressée à tous les témoins, et tous les commentaires sont les bienvenus. Comme vous le savez probablement, quand le ministre Goodale a comparu devant nous, je lui ai posé une question au sujet du recours à une version du système d’avocats spéciaux qui est utilisé pour l’examen des certificats par les agents d’immigration et je lui ai demandé s’il était possible d’instaurer ce genre de représentation pour les gens qui se retrouvent pris dans le labyrinthe de la liste d’interdiction de vol. Même si nous n’avons pas obtenu de réponse favorable ni aucun type d’engagement, je veux que vous sachiez qu’il y a des membres du comité qui restent très intéressés par cet enjeu et que des discussions actives ont lieu.

Est-ce que quelqu’un voudrait formuler un commentaire sur l’utilité de l’instauration d’un poste d’avocat spécial par ce projet de loi particulier? Et il y a une question secondaire qui s’adresse probablement davantage aux avocats du groupe de témoins. Si ce poste n’est pas instauré, si le projet de loi C-59 conserve son libellé actuel, considérez-vous qu’une fois qu’il serait promulgué, il serait plus vulnérable à une contestation fondée sur la Charte déposée par les personnes qui ne pourront pas compter sur ce genre de représentation?

D’abord, veuillez prépondre à la question au sujet de la notion générale d’intégrer ce mécanisme de représentation dans le projet de loi C-59.

Dre Alvi : Je ne comprends pas pleinement cette question. Il vaudrait probablement mieux que notre conseiller juridique, qui est assis juste derrière nous, y réponde.

La sénatrice McPhedran : Vous pouvez inviter votre conseiller juridique à prendre la parole. Cela ne pose pas de problème.

La présidente : Voudriez-vous vous présenter, s’il vous plaît, avant de prendre la parole?

Khalid Elgazzar, conseiller pour No Fly List Kids : Bonjour, mesdames et messieurs les sénateurs. Je m’appelle Khalid Elgazzar, conseiller pour No Fly List Kids.

Madame la sénatrice, voudriez-vous reformuler la question?

La sénatrice McPhedran : Selon le libellé actuel du projet de loi, le caractère secret du processus relatif aux décisions concernant la liste d’interdiction de vol et aux tentatives visant à en être retiré demeure pas mal intact. Autrement dit, il est très difficile pour les gens de savoir quels éléments de preuve, le cas échéant, sont utilisés contre eux et de pouvoir réagir.

Du côté de l’immigration, un processus qui fait intervenir ce qu’on appelle un avocat spécial. Cet avocat spécial a pour rôle de représenter les personnes qui ont des questions et des préoccupations semblables à celles des personnes qui figurent sur la liste d’interdiction de vol.

Ma question, qui s’adresse au ministre et aux témoins, est de savoir si c’est une bonne idée que de prendre un processus qui fonctionne déjà en ce qui a trait aux certificats de sécurité et de l’adapter pour l’intégrer au projet de loi C-59. En toute honnêteté, je résumerai que, quand j’ai posé la même question au groupe de témoins précédent, vous avez peut-être entendu Alex Neve, au nom d’Amnistie internationale, affirmer que, théoriquement, oui, mais que l’un des plus gros problèmes de son point de vue tenait à l’étendue des pouvoirs de cet avocat spécial.

M. Elgazzar : Je me ferais l’écho de ces points de vue, mais je prendrais un peu de recul. Lorsqu’il est question de la liste d’interdiction de vol, il y a deux catégories de personnes touchées : celles qui y figurent légitimement et qui font l’objet d’une surveillance, et les personnes qui y ont été inscrites à tort.

En ce qui concerne No Fly List Kids, nous avons principalement affaire à des personnes qui ont été inscrites à tort sur la liste. Je ne suis pas certain de savoir quel rôle un avocat spécial pourrait jouer là-dedans. Nous avons simplement besoin que les personnes soient innocentées à l’avance afin qu’elles ne se retrouvent jamais dans ce système. Nous voulons contourner ce système en entier, pas avoir affaire à un avocat spécial.

Si je mets mon chapeau d’avocat et que je retire celui du représentant de No Fly List Kids pour un instant, certes, l’instauration d’un poste d’avocat spécial serait quelque chose qui renforcerait la capacité des personnes figurant sur la liste de contester ce qui, selon moi, est un processus difficile au départ.

La sénatrice McPhedran : Je veux m’assurer d’avoir compris la réponse. Mon interprétation de ce que vous venez juste de dire, c’est que, pour le groupe No Fly List Kids, l’adoption du projet de loi C-59 sous sa forme actuelle dissipe de façon acceptable les préoccupations de l’organisation?

M. Elgazzar : C’est exact.

La sénatrice McPhedran : Merci.

M. Hameed : Je pourrais aborder cette question d’un point de vue légèrement différent, du fait que, bien que je ne connaisse pas autant la situation des enfants sur la liste d’interdiction de vol que mon collègue ici présent — M. Elgazzar —, j’ai une certaine expérience dans le contexte du certificat de sécurité. Je pense que c’est une bonne idée, et je me fais en quelque sorte l’écho des commentaires de M. Neve, c’est-à-dire que les avocats spéciaux sont bons parce qu’on a besoin de savoir ce qui se passe derrière les portes closes.

Si nous revenons dans le temps, vers 2004, nous n’avions aucun avocat spécial dans le processus d’immigration. Il y en avait dans d’autres contextes, comme au CSARS, mais pas précisément dans le domaine de l’immigration. À mesure que les processus en matière de sécurité nationale ont proliféré, nous avons vu des avocats spéciaux ou des amici apparaître un peu partout. L’un des effets de ce phénomène — et, encore une fois, je ne veux pas minimiser, théoriquement, la mesure dans laquelle ce pourrait être une bonne chose —, c’est qu’il tend à légitimiser le processus, en ce sens qu’il est essentiellement fondé sur le secret et que, si on ajoute un avocat spécial, cela règle les problèmes procéduraux.

De mon point de vue, dans le cadre de tout processus, la première réaction consiste à se demander si nous pouvons parvenir à la base de ces allégations à l’égard de la personne en tant que telle, même avant d’atteindre l’étape de l’avocat spécial? C’est toujours la préférence. Que pouvons-nous donner à la personne? Parce que, dans le cadre de tout processus — et je le sais grâce à des années de travail sur les certificats de sécurité —, quand on bifurque, la personne concernée est toujours défavorisée, parce que les avocats spéciaux tiennent une discussion parallèle dont elle est exclue et, généralement, il devrait y avoir une uniformité entre les deux tribunes. Toutefois, selon moi, dans un but d’équité, nous voulons maximiser la quantité d’informations qui sont accessibles sur une tribune publique.

L’autre possibilité — et nous l’avons proposée relativement aux certificats de sécurité, mais cette suggestion n’a pas plu au tribunal —, c’est que rien n’empêche que l’avocat de la personne soit également un avocat spécial en ce sens.

Il existe des permutations ou des variations grâce auxquelles on pourra maximiser l’efficacité de la représentation sur la tribune publique sans nécessairement adopter le modèle de l’avocat spécial. Voilà simplement la mise en garde que je présente. Comment pouvons-nous créer des mesures de protection procédurales de manière à ce que les allégations maximales soient faites, qu’elles soient présentées sous la forme d’un résumé ou sous une autre forme et que nous réduisions au minimum les parties secrètes de l’audience?

La sénatrice McPhedran : Ce sont des éléments très importants. Puis-je pousser la question un peu plus loin et vous demander quelle est votre préférence entre l’option de l’amici curiae et celle de l’avocat spécial? L’une est-elle meilleure que l’autre?

M. Hameed : C’est une bonne question. Je ne connais pas pleinement la différence, de certaines manières. Je participe actuellement au contrôle judiciaire de décisions du CSARS. Ils ne sont pas nombreux, mais des amici nous aident, un intervenant désintéressé du tribunal. Dans ce contexte, ils sont comme des avocats spéciaux, mais, techniquement, ils exercent la fonction d’amici. Ils ressemblent beaucoup aux avocats spéciaux et agissent beaucoup comme eux, et, de bien des manières, il est impossible de faire la distinction entre les deux.

La façon dont j’envisage l’évolution de tout type de processus relatif à la sécurité nationale, c’est que, si la loi ne prévoit pas l’intervention d’un avocat spécial, la Cour fédérale — et souvent, c’est moi qui fais la demande — se verra demander si nous pouvons obtenir un avocat spécial ou un amicus curiae, car ce n’est pas prévu dans la loi. Je le ferai parce que, si on écarte la contestation constitutionnelle du projet de loi, je vais tenter d’obtenir le mieux que nous puissions avoir.

L’avocat spécial offre un petit supplément, en général, du point de vue de sa portée et de ce qu’il représente. L’amici tient lieu d’intervenant désintéressé, alors la portée est peut-être plus générale. De ce point de vue, je voudrais obtenir l’avocat spécial, sous réserve des mises en garde que j’ai déjà mentionnées.

La sénatrice McPhedran : Merci.

Le sénateur Richards : Je vais poser cette question à la Dre Alvi et à M. Matthews. Vos enfants figurent-ils encore sur la liste d’interdiction de vol? Monsieur Matthews, quel âge a le vôtre, maintenant?

M. Matthews : David est maintenant âgé de sept ans.

Le sénateur Richards : Il a sept ans et figure sur la liste d’interdiction de vol.

M. Matthews : Il figure sur la liste d’interdiction de vol, et cela nous empêche de procéder au préenregistrement.

Le sénateur Richards : En avez-vous parlé au ministre?

M. Matthews : Oui.

Le sénateur Richards : Vous lui en avez parlé tous les deux. C’est ridicule.

À l’échelon international, le projet de loi n’aurait pas d’incidence sur les voyages à l’étranger, n’est-ce pas? Parce qu’il s’agit d’une anomalie propre au Canada. Aux États-Unis, la situation peut être complètement différente. Le projet de loi ne vous serait pas utile, disons, si vous prenez l’avion de San Francisco. Il n’aiderait pas vos enfants. Si vous êtes à bord d’un vol de United Airlines à destination de San Francisco, par exemple, le projet de loi serait-il utile?

Dre Alvi : Il le serait, car ces listes sont communiquées à d’autres transporteurs.

Le sénateur Richards : Bien sûr, elles le sont. C’est bon à savoir.

Mon fils figurait sur la liste d’interdiction de vol quand il avait 13 ans, mais nous n’avons maintenant plus aucun problème. Il a presque 24 ans. Nous n’avons pas eu de problème. Il prendra l’avion ce soir à LaGuardia, alors je vous dirai comment cela se sera passé.

Le sénateur Gold : Bienvenue, tout le monde. Laissez-moi répéter les propos qu’a tenus ma collègue la sénatrice McPhedran au sujet du bon travail efficace que vous faites pour ce qui est d’attirer l’attention du public sur cet enjeu et sur le problème que connaissent vos familles. Vous avez sensibilisé beaucoup d’entre nous, y compris le gouvernement. Je pense que nous y sommes presque.

Je n’ai pas besoin de vous poser la question au sujet de l’importance du projet de loi C-59, afin que les prochaines étapes puissent être mises en place, car vous y avez déjà suffisamment répondu.

Monsieur Farooq, je voudrais vous poser une question, mais j’inviterais tout le monde à formuler un commentaire. Elle porte sur les pouvoirs de perturbation de la menace que d’autres témoins et vous-même avez remis en question devant nous. Vous avez mentionné, à juste titre et tout naturellement, la Commission McDonald et sa décision de 1984 de séparer la fonction du renseignement de celle de l’application de la loi. Certains d’entre nous, comme moi-même, sont assez vieux pour se souvenir des étables incendiées et de tout cela. Le monde a beaucoup changé depuis 1984. Cette année-là, le télécopieur était une nouvelle technologie. Si vous aviez un téléphone cellulaire, vous pouviez à peine le transporter si vous n’étiez pas un haltérophile. Plus précisément, beaucoup des risques pour notre sécurité étaient relativement inconnus, certes, dans notre région du monde.

Je veux que vous formuliez un commentaire sur l’affirmation suivante : nous avons entendu un certain nombre de sources crédibles, y compris l’ancien sénateur Segal, qui a comparu devant le comité, expliquer que ces pouvoirs de perturbation de la menace sont nécessaires et qu’ils le sont depuis un certain temps, mais que la manière dont ils étaient formulés dans le projet de loi C-51 était peut-être excessivement vaste, pour ne pas dire que le libellé était un peu bâclé et qu’il suscitait de réelles préoccupations au sujet de pouvoirs ouverts permettant de violer la Charte et ainsi de suite.

N’êtes-vous pas d’accord pour dire que le projet de loi C-59 les resserre considérablement? Il contient une liste que les Canadiens peuvent maintenant comprendre : voici ce que les responsables peuvent faire, et fait plus important, ce qu’ils ne peuvent pas faire. Il est clair qu’on ne peut pas obtenir la permission de contrevenir à la Charte. C’est prévu explicitement, si, de fait, cela n’a pas toujours été le cas, sans égard au libellé, de même que le fait que les actes du SCRS, lorsqu’il utilisera ces pouvoirs de perturbation, peuvent faire l’objet d’un examen et seront surveillés par l’OSSNR. À la lumière de tout cela, êtes-vous encore d’avis que les pouvoirs de perturbation de la menace prévus dans le projet de loi C-59 devraient être supprimés?

M. Farooq : Tout d’abord, je voudrais répéter certains des commentaires généraux que vous avez formulés. Manifestement, sous le régime du projet de loi C-51, les agents du SCRS avaient la permission de faire un très grand nombre de choses, par exemple d’interrompre un virement d’argent ou fabriquer un document falsifié. Les seules limites qui étaient imposées au SCRS à ce moment-là étaient que ses agents ne devaient pas tuer, entraver ou pervertir le cours de la justice ou violer l’intégrité sexuelle d’une personne. Le projet de loi C-51 lui permettait également de demander des mandats judiciaires, l’autorisant à porter atteinte à des droits protégés par la Charte.

Le projet de loi C-59 est meilleur que le projet de loi C-51. C’est manifestement le cas, et nous nous en réjouissons.

De bien des manières, nous nous faisons l’écho des commentaires formulés par le représentant de l’ACAM ici présent. Les pouvoirs de perturbation de la menace posent encore un problème sur le plan des libertés civiles à de nombreux égards. Par exemple, et surtout compte tenu de l’évolution du monde entre 1984 et 2019, il semble possible qu’un agent du SCRS puisse se faire passer pour un journaliste afin d’accroître sa crédibilité auprès d’une cible. Le SCRS pourrait créer un faux profil en ligne afin de miner la réputation d’une personne. Ce serait probablement permis, car aucune exception prévue dans le projet de loi C-59 ne l’interdit clairement, et ce ne serait probablement pas considéré comme une violation de la Charte non plus. Le SCRS peut également en faire plus s’il arrive à convaincre un juge qu’une activité particulière est raisonnable, proportionnelle, conforme à la Charte et requise afin de réduire une menace pour la sécurité.

Cela ne signifie pas nécessairement que nous devons supprimer le processus en entier, mais ce que cela veut dire, c’est qu’il aurait peut-être été important que l’on procède à une étude approfondie et que l’on tienne davantage de consultations afin d’explorer les changements possibles. Comme nous vivons dans un monde — et vous l’avez décrit avec exactitude, monsieur le sénateur — où un très grand nombre de changements et de permutations se produisent, nous aurions préféré voir un système où de plus grandes consultations auraient eu lieu une fois que le gouvernement a eu une idée, après la réception des 59 000 premières observations en ligne, concernant ce qu’il allait proposer sur le terrain. Il s’agit là de notre position.

Le sénateur Gold : Merci.

Le sénateur McIntyre : Monsieur Hameed, dans votre déclaration préliminaire, vous avez mentionné l’inscription des entités. Comme nous le savons, le projet de loi C-59 propose la modification du code de manière à changer la période prévue pour l’examen ministériel des entités inscrites impliquées dans des activités terroristes. La période proposée pour cet examen serait de cinq ans, soit une augmentation par rapport à la période actuelle de deux ans. Quelle est la justification du changement proposé de la période?

M. Hameed : Du prolongement de la période? C’est une bonne question. Je ne sais pas.

Tout ce qui est fait dans le but de légitimer un processus — je peux aborder ce sujet, si vous le voulez... il y a toutes sortes de raisons pour lesquelles je crois qu’il s’agit d’une disposition déterminative inconstitutionnelle. Le seuil à atteindre pour inscrire un nom sur la liste est le motif raisonnable de croire, et c’est aussi le seuil à atteindre pour retirer un nom.

Le problème que pose cette liste, comme dans tout processus relatif à la sécurité nationale, c’est qu’il y a tout un volet du dossier dont nous ne savons rien. Je pense que, dans le cadre de nombreuses procédures relatives à la sécurité nationale, si on conteste son inscription, on est complètement paralysé. Si on va devant la Cour fédérale — nous avons parlé d’amici et du fait de disposer d’un avocat spécial et de je ne sais quoi —, on peut contester en première instance. On peut demander au ministre de retirer le nom de la liste. Si cette demande échoue, on peut recourir à la Cour fédérale et amorcer un contrôle judiciaire.

À quoi ressemble ce contrôle judiciaire? Je n’en ai jamais vu un, mais je ne pense pas que ce soit déjà arrivé. Selon moi, il se déroulerait de la manière dont la Cour fédérale traite d’autres contrôles judiciaires relatifs à la sécurité nationale, c’est-à-dire en faisant intervenir un amici ou un avocat spécial. Ce sera un processus extrêmement encombrant, où le gouvernement conserve toujours son privilège fondé sur la sécurité nationale.

Ma réponse longue à votre question, c’est que le prolongement de cette période d’examen rendra simplement plus difficile le retrait d’un nom de la liste, mais je pense que des mesures de protection sont clairement prévues pour que l’État puisse maintenir l’intégrité de la liste.

Le sénateur McIntyre : Ma dernière question, à laquelle vous avez peut-être déjà répondu, est la suivante : de façon générale, dans quelle mesure le régime d’inscription d’entités impliquées dans des activités terroristes est-il efficace pour ce qui est de contribuer à la sécurité publique au Canada?

M. Hameed : La création de listes, qu’il s’agisse de celle sur laquelle figurent les enfants du groupe No Fly List Kids ou de toute autre liste que l’on crée de façon préventive comme mesure permettant d’affirmer que nous sommes maintenant en sécurité... si la liste contenait le nom de qui que ce soit ici présent dans la salle ou dans l’immeuble, peut-être qu’elle pourrait présenter un certain avantage du point de vue de la sécurité, mais je soutiendrais qu’il existe des outils et des fondements dans les enquêtes relatives au renseignement de sécurité, du côté de la collecte de renseignements comme de celui des forces de l’ordre, qui permettent d’intenter une poursuite pénale. Alors, lorsqu’il s’agit de ce genre de méthode de raccourci, de mon point de vue, la création de listes est toujours problématique.

Le sénateur McIntyre : Merci.

La présidente : Merci beaucoup. Je crois que cela met fin à notre période de questions. Avant de conclure, monsieur Matthews, je souhaite vous remercier du service que vous avez rendu à notre pays. Je pense que c’est le premier jour du ramadan, et nous vous transmettons nos bons vœux. Merci beaucoup à tous les témoins de leur présence. Je pense que vous avez apporté une contribution très utile à notre étude du projet de loi. Nous accordons de la valeur aux commentaires et au temps que vous avez pris pour vous joindre à nous.

(La séance est levée.)

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