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Le Code criminel

Projet de loi modificatif—Deuxième lecture—Ajournement du débat

2 juin 2016


L’honorable Sénatrice Judith G. Seidman :

Honorables sénateurs, je parlerai aujourd'hui du projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d'autres lois (aide médicale à mourir). Ce que je m'apprête à dire est le fruit des connaissances que j'ai acquises en écoutant les spécialistes qui ont témoigné devant le Comité mixte spécial sur l'aide médicale à mourir, en janvier et en février de cette année, et auquel j'ai moi-même siégé, de l'exercice de profonde introspection auquel je me suis livrée tout le temps des travaux du comité, et de ce que j'ai retenu du témoignage des ministres de la Justice et de la Santé, qui ont comparu hier devant le comité plénier du Sénat.

Le projet de loi C-14 encadrerait l'aide médicale à mourir par une approche réglementaire pancanadienne assortie de garanties visant à protéger les personnes vulnérables et d'un régime national de surveillance et de collecte de données. Il a été jugé trop restrictif par certains, et pas assez par d'autres. Personnellement, je considère que le projet de loi C-14 constitue un strict minimum et si je peux concevoir de l'appuyer, c'est parce que je sais que la plupart des pays qui ont emprunté cette voie législative avant nous y sont allés de manière progressive, en ajoutant ou en supprimant des dispositions au fil des ans, au fur et à mesure qu'ils acquéraient de l'expérience. Cela dit, la manière dont sont rédigés les critères d'admissibilité suscite toutefois de graves réserves à mes yeux.

L'arrêt Carter de la Cour suprême précise que l'aide médicale à mourir doit être offerte aux personnes :

[...] affectées de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) [leur] causant des souffrances persistantes qui [leur] sont intolérables au regard de [leur] condition.

L'un des critères retenus par le projet de loi C-14 est celui de la « mort raisonnablement prévisible ». Or, cette expression ne se trouve nulle part dans la décision rendue par la Cour suprême, sans compter qu'elle peut donner lieu à des interprétations différentes de l'admissibilité. En règle générale, on l'interprète toutefois comme voulant dire que, pour être admissible, un patient doit être atteint d'une maladie en phase terminale.

Chaque fois qu'ils se sont adressés aux différents comités parlementaires, l'Association du Barreau canadien et le Barreau du Québec ont jugé que la disposition sur la prévisibilité raisonnable était trop restrictive. Selon l'avocat qui a défendu l'affaire Carter devant la Cour suprême, Joseph Arvay, « [...] ce projet de loi, dans la mesure où il contient une disposition sur la prévisibilité raisonnable, va à l'encontre de la décision Carter et est inconstitutionnel », et la plupart des gens seront sans doute d'accord avec lui. Il ajoute que le projet de loi C-14 est trop restrictif, puisqu'il n'aurait même pas permis à Kay Carter de se prévaloir de l'aide médicale à mourir.

La disposition sur la prévisibilité raisonnable a aussi été vivement décriée comme n'étant d'aucune utilité aux médecins. La Fédération des ordres des médecins du Canada, qui représente les 13 collèges des médecins des provinces et des territoires, explique que l'expression « raisonnablement prévisible » relève de la « langue juridique » et qu'elle est « trop vague » pour que les médecins puissent déterminer avec certitude si un patient est admissible ou non à l'aide médicale à mourir. Pendant que les médecins cherchent à interpréter les différents aspects de la décision de la Cour suprême, les organismes de réglementation affirment de leur côté que « les critères énoncés dans le jugement étaient plus faciles à gérer ».

Pourtant, nous n'avons d'autre choix que de croire que le gouvernement et la Cour suprême ont tous les deux soigneusement pesé leurs mots, car ces mots ont une incidence énorme sur la manière dont tout un chacun comprend le projet de loi et la véritable portée juridique de la mesure décisive proposée.

En fait, la décision rendue le 17 mai par la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta, c'est-à-dire il y a à peine quelques semaines, illustre à merveille les complications que risque de causer la disposition sur la prévisibilité raisonnable. Dans son jugement, la cour a autorisé une dame qui n'était pas en phase terminale et souffrait plutôt d'un problème psychiatrique à demander l'aide d'un médecin pour mourir. Voici ce qu'elle déclare dans sa conclusion :

Il n'y a pas lieu [...] de revenir sur ces questions, qui ont été décortiquées et tranchées par la Cour suprême dans l'arrêt Carter de 2015 [...]

[...] l'arrêt Carter de 2015 n'exige pas que le demandeur soit en phase terminale pour être admissible à l'autorisation [...] La décision est claire. Rien dans le texte ne permet de conclure quoi que ce soit d'autre. Si la cour avait voulu qu'il en soit autrement, elle l'aurait affirmé clairement et sans équivoque. Ce n'est pas ce qu'elle a fait.

 

Lundi de cette semaine, le 30 mai, nous avons appris que la Cour supérieure de l'Ontario avait fait écho au jugement albertain et avait estimé que « [...] la norme minimale établie par la Cour suprême pour avoir le droit d'obtenir l'aide médicale à mourir est l'absence de qualité de vie, et non le fait que la mort naturelle soit ``raisonnablement prévisible'', comme le prévoit le projet de loi libéral. » Le juge Paul Perrel, de la Cour supérieure de l'Ontario, a quant à lui déclaré que « [r]ien ne dit [...] qu'il doit s'agir d'une maladie en phase terminale ou de problèmes de santé susceptibles de provoquer la mort ».

Honorables sénateurs, le comité spécial mixte a formulé 21 recommandations, dont 3 portaient plus précisément sur les demandes anticipées, les mineurs matures et les personnes souffrant de problèmes psychiatriques.

Bien que le projet de loi ne permette pas aux patients dont la maladie mentale est le seul problème de santé sous-jacent de demander l'aide médicale à mourir, il prévoit néanmoins que ce point pourrait être abordé dans les prochaines moutures de la loi. Or, d'aucuns prétendent que cette simple omission rend le projet de loi C-14 vulnérable à une contestation judiciaire, et qu'une telle contestation condamnerait une personne extrêmement vulnérable à subir un châtiment cruel et inusité en remettant de nouveau en cause le jugement de la Cour suprême.

Pour tout dire, le projet de loi C-14 fait fi de deux autres recommandations formulées par le comité mixte spécial : la première sur l'accès des mineurs matures et la seconde sur les demandes anticipées. Le préambule précise toutefois que ces sujets seront étudiés à une date ultérieure.

Je signale par ailleurs que le cadre législatif établi par le projet de loi C-14 prévoit un régime de surveillance obligatoire et la compilation des données nécessaires pour faire l'analyse de l'aide médicale à mourir en contexte réel. Le projet de loi prévoit en outre un examen parlementaire complet de ses dispositions afin de voir s'il y a lieu de modifier le cadre actuel ou de l'élargir.

Honorables sénateurs, on nous a souvent répété ces jours-ci qu'il vaudrait mieux ne pas avoir de loi fédérale que d'en avoir une qui soit imparfaite. M. Arvay a même déclaré récemment que la mesure législative du gouvernement était « désastreuse » et qu'il « préférerai [t] voir ce projet de loi avorter » que de le voir adopté.

Le comité mixte spécial a entendu le témoignage du constitutionnaliste Peter Hogg, selon qui il faut absolument une loi fédérale pour que tous les Canadiens aient également accès à l'aide médicale à mourir, surtout dans les provinces où aucune loi n'a encore été adoptée.

Je signale toutefois que, comme le temps commençait à presser, les organismes de réglementation — c'est-à-dire les collèges des médecins des provinces et des territoires — ont pris sur eux de publier des lignes directrices précisant qui est admissible et qui ne l'est pas. Toutes ces lignes directrices respectent l'essence de l'arrêt Carter de la Cour suprême.

Personnellement, j'estime que le gouvernement fédéral doit absolument adopter une loi afin d'instaurer un cadre minimal garantissant que, dans toutes les provinces et tous les territoires du Canada, le régime d'aide médicale à mourir sera sûr, cohérent, universel et accessible.

Si le gouvernement fédéral adopte une loi, en l'occurrence le projet de loi C-14, les médecins, les infirmiers praticiens et les pharmaciens auront l'assurance qu'ils ne s'exposeront pas à des poursuites judiciaires. Le projet de loi C-14 garantit en outre leur droit aux objections de conscience, comme l'ordonnait le jugement de la Cour suprême.

L'adoption d'une loi fédérale permettrait en outre de répondre à deux besoins essentiels à mes yeux en matière de surveillance, à savoir la création d'un régime national d'information et de surveillance de l'aide médicale à mourir et l'inscription dans la loi d'un examen cinq ans après son entrée en vigueur, car nous disposerons ainsi des données nécessaires pour mettre le cadre législatif à jour.

Nous avons l'occasion, nous les membres de la Chambre de second examen objectif, de faire ce que la Cour suprême a demandé aux parlementaires de faire, mais pour cela, il nous faudra amender le projet de loi C-14.

Voici donc mon jugement : même si l'expérience des autres pays nous a appris que l'adoption d'un cadre législatif complet régissant l'aide médicale à mourir est un processus graduel qui peut prendre des années, il n'en demeure pas moins que tous les Canadiens doivent avoir accès à l'aide médicale à mourir et que ce service doit être visé par des mesures de sauvegarde adéquates; j'estime donc que nous devons amender le projet de loi et reprendre mot pour mot les critères d'admissibilité qui figurent dans l'arrêt Carter de la Cour suprême, ni plus ni moins.

Il faudrait pour ce faire supprimer l'alinéa 241.2(2)d), qui dit : « sa mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible [...] »

Je suivrai attentivement la suite du débat à l'étape de la deuxième lecture ainsi que les travaux du comité. Je suis consciente que nous sommes saisis de la mesure législative la plus difficile qu'il nous sera sans doute jamais donné d'étudier pendant notre carrière parlementaire, mais dans l'intérêt des Canadiens, nous devons absolument faire les choses de la bonne façon. Je vous remercie.

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