Discours du Trône
Motion d'adoption de l'Adresse en réponse--Suite du débat
5 juin 2019
Honorables sénateurs, j’aimerais vous rappeler que nous sommes sur le territoire non cédé des Algonquins anishinabes.
Aujourd’hui, le 5 juin, cela fait 35 ans que la Convention définitive des Inuvialuits a été signée entre les Inuvialuits et le Canada à l’école Mangilaluk, dans mon village, Tuktoyaktuk, aux Territoires du Nord-Ouest. Cet événement historique est célébré chaque année lors d’une journée que l’on appelle la fête des Inuvialuits. C’est l’occasion de rendre hommage à la force, la résilience, la vision et l’autonomie des ancêtres, des aînés et des communautés inuvialuits.
Tout cela n’aurait pas été possible sans l’apport du Comité d’étude des droits des autochtones. Le 28 janvier 1970, des aînés et des jeunes inuvialuits se sont réunis pour former ce comité en réaction aux activités de plus importantes d’exploration pétrolière et gazière ainsi qu’à d’autres pressions. En fin de compte, le Comité d’étude des droits des autochtones a représenté les Inuvialuits dans les négociations en vue de conclure, avec le gouvernement fédéral, un accord sur les revendications territoriales. Les Inuvialuits craignaient de ne pas avoir leur mot à dire dans l’exploitation des ressources naturelles s’ils restaient les bras croisés. Ils pensaient aussi que les bénéfices de cette exploitation risquaient d’être siphonnés vers le Sud.
Les négociations entre le Comité d’étude des droits des autochtones et le gouvernement du Canada sont entamées en 1974 et durent 10 ans. Le 5 juin 1984, la Convention définitive des Inuvialuits est signée. En signant cette entente, les Inuvialuits renoncent à l’utilisation exclusive de leurs terres ancestrales en échange de droits garantis et d’avantages concernant les terres, l’argent, la gestion de la faune, et des mesures de développement social et économique. La mise en œuvre est une responsabilité partagée. Il s’agit de la première entente de règlement de revendications territoriales globales signée au nord du 60e parallèle, et ce n’est que la deuxième entente de ce type dans tout le Canada.
Aujourd’hui, des célébrations sont prévues dans les six collectivités de la région désignée des Inuvialuits : Aklavik, Paulatuk, Sachs Harbour, Tuktoyaktuk, Ulukhaktok et Inuvik, où aura lieu un grand événement. La fête des Inuvialuits comprendra la danse du tambour, des jeux nordiques, un barbecue pour mettre en valeur des mets traditionnels, et le lancement de la bibliothèque numérique des Inuvialuits. L’un des faits saillants de la fête des Inuvialuits sera la remise des prix Wallace Goose à des récipiendaires pour souligner leur grande contribution à la culture et à la langue des Inuvialuits.
Les Inuvialuits ont une longue et riche histoire dans la région qu’on appelle maintenant l’Ouest de l’Arctique canadien. Mes ancêtres sont issus des Kitigaaryungmiuts, un groupe particulier d’Inuvialuits. Pendant longtemps, les Kitigaaryungmiuts se réunissaient à Kitigaaryuit, ou Kittigazuit, à l’embouchure du canal est du fleuve Mackenzie. On considère que c’était le plus grand établissement permanent des Inuvialuits, avant qu’ils entrent en contact avec les Tan’ngits, les autres. En été, les gens se rassemblaient à Kitigaaryuit pour chasser le béluga. En hiver, ils se réunissaient de nouveau pour des jeux et des festivités, ainsi que pour discuter de certaines questions de gouvernance. Les recherches archéologiques ont permis de confirmer que les Kitigaaryungmiuts ont occupé le site de Kitigaaryuit pendant au moins 500 ans.
Cependant, dès les années 1890, les effets du colonialisme ont commencé à laisser leur marque indélébile sur les Inuvialuits. Les rencontres avec les Tan’ngits, les baleiniers, la Compagnie de la Baie d’Hudson, les commerçants de fourrures, les missionnaires et la GRC, puis l’imposition des politiques et des programmes gouvernementaux, ont changé notre histoire, notre territoire, notre culture, notre langue, notre spiritualité, les eaux et les animaux.
À Kitigaaryuit, l’arrivée des Tan’ngits a exposé les Kitigaaryungmiuts à nombre d’épidémies de maladies comme la rougeole et la tuberculose. Selon les estimations, 1 000 Kitigaaryungmiuts vivaient à Kitigaaryuit en 1850. En été, ce nombre pouvait grimper jusqu’à 2 100. À cause des épidémies, la population a chuté à 259 en 1905, puis à seulement 130 en 1910. Les survivants ont quitté Kitigaaryuit, et la plupart d’entre eux se sont établis à l’endroit d’où je viens, Tuktoyaktuk, dans les Territoires du Nord-Ouest.
C’est un petit hameau qui compte une population de 900 personnes, situé sur les côtes de l’océan Arctique. Tuktoyaktuk est le nom anglicisé. Pour les Inuvialuits, c’est Tuktuyaaqtuuq. Il ressemble à un tuktu, ce qui veut dire caribou en inuvialuktun. Il était anciennement connu sous le nom de Port Brabant, un poste de traite.
Mon daduk, ou grand-père, s’appelle Joe Nasogaluak. Ses noms d’Inuvialuk étaient Nasogaluak, Angupsuk et Mannak. Pour le gouvernement, il était W3-776, son numéro de disque. Mon grand-père a mené une vie nomade. Il a vu la rivière Smoke, la rivière Mason, Avvak, la rivière Anderson, l’île Baillie, le havre Sachs, l’île Herschel, Kittigazuit et Stanton.
Ma nanuk, ou grand-mère, s’appelle Susie Anghik Kablusiak Ruben. Pour le gouvernement, elle était W3-777.
En août 1940, ils se sont installés à Tuktuyaaqtuq, dans les Territoires du Nord-Ouest, avec leurs 11 enfants. Leur langue maternelle était l’inuvialuktun, plus précisément le dialecte sallirmiutun.
Mon ammung, ou mère, Sarah Nasogaluak Anderson, portait à la naissance les noms Sanikpiak, Kousalgana et Mamayauk. Elle est née à l’île Baillie, ou à Avvak, dans les Territoires du Nord-Ouest. Pour le gouvernement, elle était W3-779. Elle a grandi en élevant son propre attelage de chiens et en s’occupant de ses propres pièges étant donné que sa famille dépendait de la chasse, de la pêche et du piégeage pour assurer sa subsistance. Elle a travaillé comme aide-infirmière, enseignante suppléante et professeure d’inuvialuktun à l’école Mangilaluk pendant 22 ans.
Honorables collègues, en l’espace de trois générations, le mode de vie des Inuvialuits a complètement changé. J’ai connu les répercussions de la colonisation, j’en ai entendu parler et j’en apprends encore sur la façon dont ces changements se sont opérés et le rôle qu’a joué le gouvernement.
J’ai récemment entendu parler du Comité des affaires esquimaudes, qui a existé de 1952 à 1962. Malgré son nom, il n’y a pas eu d’Autochtones ou d’Inuits au sein de ce comité avant 1959. Le comité a été créé pour traiter des grands enjeux publics touchant les terres arides des Territoires du Nord-Ouest, qui à l’époque comprenaient le Nunavut. Le comité se composait de fonctionnaires ainsi que de représentants de la Compagnie de la Baie d’Hudson et de l’Église. Même s’il n’avait pas de pouvoir exécutif, il influait sur la politique gouvernementale, qui a apporté des changements sociaux radicaux pour tous les Inuits.
Il est important de mentionner que les enjeux auxquels sont actuellement confrontés les Inuits et dont il est question aujourd’hui au Sénat sont les mêmes dont parlait le Comité des affaires esquimaudes dans les années 1950. À l’époque, on se préoccupait de logement, de langue, d’éducation, d’insécurité alimentaire, du déclin du caribou, d’emploi, de santé et de bien-être, mais aussi d’aide au revenu. Depuis un siècle, ces problèmes sont exacerbés par les politiques et les lois du gouvernement.
En lisant le compte rendu des délibérations du comité, j’ai découvert l’existence du Book of Wisdom for Eskimo, qui a été distribué à tous les Inuits des Territoires du Nord-Ouest et du Nunavut et qui a été en circulation jusqu’en 1962. Il a été publié par le Bureau des Territoires du Nord-Ouest et des affaires du Yukon du ministère des Mines et des Ressources du Canada, à Ottawa. Je tiens à citer un extrait du livre qui porte sur les allocations familiales :
Le roi vient en aide à tous les enfants qui se trouvent sur ses terres. Il vient aussi en aide aux enfants esquimaux et il a ordonné à ses serviteurs, la police, de procéder ainsi.
Tous les parents et les parents adoptifs doivent enregistrer auprès de la police les enfants de 16 ans et moins en donnant leur nom, leur numéro d’identification, leur âge et leur lien avec le chef de ménage, comme fils, fille, adopté, et cetera. La police veillera ensuite à ce que tous les enfants reçoivent l’aide du commerçant en cas de besoin.
Dans le passé, vous avez vécu des années de privation, qui ont affamé les enfants et les ont rendus malades. Désormais, le Roi accorde une allocation mensuelle à chaque enfant âgé de moins de 16 ans. Toutefois, cette allocation est surveillée. Un père ou une mère esquimau ne doit demander de retirer le montant de l’allocation pour une année qu’en cas de réel besoin. L’allocation est mise de côté pour vous et elle vous sera versée seulement si le besoin est criant. Le montant d’allocation non utilisé est mis de côté pour l’enfant, qui le recevra à 16 ans.
Les commerçants collaborent avec la police pour aider votre famille. Le Roi leur a donné l’ordre de vous remettre des marchandises en cas de nécessité seulement. Il ne veut pas que vous deveniez paresseux et que vous vous attendiez à recevoir des biens en tout temps. Vous devez continuer de consacrer des efforts à la chasse et au trappage et d’enseigner à vos enfants à être de bons chasseurs et travailleurs [...]
Chaque esquimau devrait avoir une médaille où figure son numéro d’identification. Ne la perdez pas. Vous en aurez besoin pour obtenir l’aide du Roi.
Dans ma culture, nommer un enfant est une tradition complexe. Les nouveau-nés reçoivent habituellement leur nom par l’intermédiaire d’un aîné. Le nom ou les noms donnés à un enfant ont une signification particulière et sont liés aux croyances spirituelles et aux coutumes. Il peut s’agir du nom d’un membre de la famille ou d’une personne qui possède des traits désirables que l’enfant imitera. Le sexe ne joue pas de rôle dans le nom d’un enfant. L’enfant est, à son tour, traité comme son homonyme, étant appelé ou honoré comme son homonyme. Par exemple, mon fils aîné s’appelle Angupsuk. C’est mon daduk qui lui a donné ce nom. Ma mère l’appelait toujours père ou papa. L’identité d’un enfant est donc façonnée par un processus significatif qui le lie directement à ses ancêtres. Cette pratique est demeurée intacte et ininterrompue jusqu’à ce qu’intervienne le processus d’identification des Esquimaux.
Les numéros d’identification des Esquimaux étaient attribués dans le cadre d’une politique gouvernementale mise en place dans les années 1930. Partout au Canada, l’identité des Inuits a été éliminée, et leurs noms ont été remplacés par des numéros — une petite médaille brun rougeâtre, portant une couronne, les mots « identification esquimau » et le numéro d’identification. Les Inuits devaient porter cette médaille sur eux en tout temps. W3-776, W3-777 et W3-779 — mon daduk, Joe Nasogaluak, ma nanuk, Susie Anghik Ruben, et ma mère, Sarah Nasogaluak Anderson, ont été soumis à cette politique, comme bien d’autres Inuits au Canada. Leur identité a été éradiquée, tandis que leur culture, leurs traditions et leur langue ont été méprisées — tout cela a été remplacé par ce qu’on appelait communément une médaille d’identité, comme celles pour chien. Le système d’identification des Esquimaux s’est poursuivi jusque dans les années 1970.
En 1968, les Territoires du Nord-Ouest ont lancé le projet Noms de famille pour rétablir les noms inuits. C’était un pas dans la bonne direction, mais ce projet n’a pas totalement corrigé le problème. Quand on nous a donné des prénoms chrétiens, nos noms inuits sont devenus des noms de famille anglicisés. Cela a causé de la confusion au sujet des liens familiaux. Les certificats de naissance, les certificats de mariage et les autres documents gouvernementaux, qui ont été établis à des moments différents, contiennent des noms différents. Il est donc difficile pour les gens, surtout les aînés, d’obtenir des pièces d’identité adéquates. Une autre conséquence involontaire de cette situation, c’est que les membres de la famille immédiate ont maintenant des noms de famille différents. Par exemple, mon daduk et ses frères sont devenus Joe Nasogaluak, Paul Ettagiak, Sam Anikina et Kelly Ovayuak.
Il ne fait aucun doute que la colonisation a eu d’énormes conséquences, non seulement pour les Inuits, mais pour tous les peuples autochtones du Canada, y compris les Premières Nations et les Métis. Elle continuera de façonner notre avenir de façon imprévisible. Nos aînés le savaient bien avant la signature de la Convention définitive des Inuvialuits.
Selon l’aîné inuvialuk Randal Pokiak :
Les aînés, ceux qui parlent l’inuvialuktun, ont dit : « Que va-t-il arriver? Il ne me reste pas beaucoup de temps à vivre. Que vais-je laisser derrière moi? » Les pétrolières qui étaient dans le delta, sur le continent, sont allées s’installer dans le bassin du Mackenzie, en construisant des îles artificielles, et le gouvernement leur a donné le droit d’explorer le pétrole en eau profonde. Le Comité d’études des droits des autochtones a essayé de les aider à obtenir ce qu’ils voulaient pour leurs enfants et leurs petits-enfants. Les aînés avaient tellement d’espoir; ils couraient après un rêve.
Alors que nous célébrons aujourd’hui l’anniversaire de la Convention définitive des Inuvialuits, nous continuons de courir après ce rêve.
À l’occasion de cet anniversaire historique, j’aimerais féliciter la Société régionale inuvialuite et lui offrir mes meilleurs vœux, ainsi qu’aux collectivités de la région désignée des Inuvialuits et aux autres collectivités.
Puisque je ne peux pas être chez moi à Tuktoyaktuk pour célébrer en compagnie de parents et amis, je m’adresse à vous, honorables collègues, pour vous demander d’examiner attentivement les décisions que nous prenons au Sénat. La reconnaissance effective des droits inhérents des peuples autochtones et la mise en œuvre complète des accords sur des revendications territoriales, des accords d’autonomie gouvernementale et des traités historiques sont le fondement de la réconciliation. Cela suppose des consultations, la participation et le consentement des peuples autochtones par rapport aux lois, aux politiques et aux processus qui les affectent. Les politiques que nous faisons avancer au Sénat influeront sur les générations à venir d’une façon que nous ne pouvons pas prédire, mais dont nous pourrons, espérons-le, être fiers.
Quyanainni. Merci.