Affaires sociales, sciences et technologie
Motion tendant à autoriser le comité à étudier l'avenir des travailleurs--Suite du débat
18 février 2020
Honorables sénateurs, j’aurai le plaisir aujourd’hui de parler de la motion qui est inscrite à mon nom et qui propose que l’un des comités du Sénat réalise une étude sur l’avenir des travailleurs.
Honorables sénateurs, j’étais sur le marché du travail depuis relativement peu de temps lorsque j’ai commencé à défendre activement les droits des travailleurs avec le syndicat des gens de métiers de ma localité. Depuis, la sécurité et l’égalité au travail sont une véritable passion pour moi.
De membre active du syndicat, j’ai ensuite fait directement partie de ses effectifs. J’ai été coordonnatrice à l’égalité, puis recherchiste économique et enfin négociatrice pour plusieurs contrats de travail d’envergure provinciale. Il y a maintenant 40 ans de cela. Les changements technologiques, de même que la précarité des emplois qui en découle, ont notamment fait partie de mes plus gros dossiers.
Ce que nous avons pu en lancer, des cris d’alarme, dans notre temps. Parfois le temps nous a donné raison, mais parfois aussi, nous étions carrément à côté de la plaque. Aujourd’hui, le Canada est de nouveau secoué par un bouleversement complet de ses structures économiques, un bouleversement exacerbé, selon plusieurs, par l’arrivée des plateformes numériques. La nature du travail a changé, tout comme les relations de travail elles-mêmes, et bon nombre de travailleurs marginalisés ou vulnérables sont pris dans ce qu’on a fini par appeler « l’économie des petits boulots », soit la pire des situations en cette ère de révolution technologique.
C’est cette même passion pour les droits des travailleurs qui m’animait alors qui m’incite aujourd’hui à prendre la parole à propos de la motion tendant à l’étude de l’économie des petits boulots et de l’avenir des travailleurs.
Cette étude nous aidera à faire de notre mieux pour offrir des occasions et des protections aux plus vulnérables. J’espère que vous participerez à cette discussion et que vous conviendrez qu’il serait utile qu’un comité du Sénat réalise cette étude et approfondisse la question sous tous ses angles. Je vous demande d’appuyer cette motion.
Nous nous sommes probablement presque tous fait demander un jour ce que nous voulions faire quand nous serions grands. C’est une question simple que l’on pose souvent aux enfants : que veux-tu faire plus tard? La plupart des enfants vont dire qu’ils veulent être pompier, médecin, scientifique, astronaute, peut-être même sénateur — bien que je n’aie pas encore entendu cette possibilité de la bouche de mon arrière-petite-fille. Elle a bien d’autres idées par contre.
Très jeune, on nous montre que notre carrière est une partie de nous, qu’elle vaut la peine qu’on y mette temps, argent, travail et ardeur.
Selon le philosophe du XIXe siècle Georg Wilhelm Friedrich Hegel, le travail est plus qu’un moyen de subvenir à ses besoins, c’est une activité importante dans l’acquisition d’une liberté assumée. On considère depuis des siècles que le travail joue un rôle important dans l’épanouissement et le développement social des gens.
Cependant, le monde du travail est en train de changer. Cette situation touche des gens de tous horizons. Une croissance économique molle, une population vieillissante et la transition rapide vers une économie numérique sont trois tendances importantes qui auront une incidence sur l’avenir des travailleurs au Canada. Les nouvelles technologies, telles que l’intelligence artificielle, le travail au moyen de plateformes numériques, l’automatisation et la robotique continuent de perturber le monde du travail, par exemple en rendant certains emplois redondants et plus précaires ou en faisant du recyclage professionnel un élément essentiel pour obtenir un emploi.
Avant d’aller plus loin, je tiens à souligner que nous devons examiner cette question de manière équilibrée. La technologie peut créer de nouveaux emplois. Elle peut améliorer le travail en le rendant plus sûr et plus efficient et offrir davantage de liberté et de flexibilité aux travailleurs. Elle peut permettre à des équipes mondiales de travailler et de collaborer sur de nouvelles plateformes numériques. Elle peut stimuler l’économie. Toutefois, les nouvelles forces, structures et relations induites par les avancées technologiques constituent des défis de taille pour les législateurs, qui doivent parvenir à un équilibre entre les avantages et les inconvénients de l’application des nouvelles plateformes de travail technologiques, tout en fournissant des garanties législatives contre les nouvelles formes d’exploitation.
La mondialisation pose aussi de nouveaux défis, alors que la délocalisation croissante des emplois oblige les pays à négocier les relations de travail et à se faire concurrence pour attirer les entreprises et les meilleurs talents. De plus en plus d’employeurs parlent de « main-d’œuvre mondiale » et utilisent la technologie pour avoir accès à des travailleurs dans des lieux éloignés. Un grand nombre d’emplois peuvent être délocalisés vers des marchés moins chers. Dans ce contexte, il est de plus en plus difficile pour les travailleurs de soutenir la concurrence, compte tenu des tarifs étrangers. Il s’agit même d’emplois professionnels, comme des infographistes ou des ingénieurs informaticiens, des traducteurs, des comptables et des avocats qui sont délocalisés de sorte qu’il est plus difficile pour les diplômés canadiens d’être concurrentiels. Là encore, il peut y avoir des avantages à mettre à profit la diversité mondiale, avec ses perspectives et expériences, mais nous devons réfléchir aux précautions et aux protections que nous pourrions juger bon de mettre en place pour les travailleurs ici, au Canada.
Finalement, les changements socioéconomiques ont aussi des répercussions importantes sur l’économie canadienne. Le vieillissement de la population engendre des pénuries de main-d’œuvre considérables. Nous avons besoin de travailleurs dans le secteur des transports et le secteur agricole. C’est, entre autres, en raison des pénuries de main-d’œuvre que le Canada fait venir plus de travailleurs étrangers temporaires, qui ont représenté environ 1,8 % de l’offre de main-d’œuvre en 2016.
En raison du vieillissement de la population, combiné à une baisse de la population en âge de travailler et d’une augmentation des nouveaux arrivants, nous avons besoin de plus de travailleurs dans le secteur de la santé. Le secteur des soins représente plus de 3,6 millions de travailleurs et, depuis 2014, plus d’un demi-million de travailleurs se sont ajoutés à sa main-d’œuvre. Pourtant, un grand nombre d’emplois dans ce secteur ne sont que des emplois précaires à temps partiel.
À mesure que les villes du Canada prennent de l’expansion, le besoin de nouvelles infrastructures augmente et il y a des pénuries de main-d’œuvre substantielles dans le secteur de la construction et les métiers. Pendant ce temps, certains travailleurs n’arrivent pas à trouver un emploi à plein temps et le travail précaire devient de plus en plus une source principale de revenu.
Il existe déjà d’excellentes recherches et d’excellentes analyses sur l’effet qu’auront la technologie, la mondialisation et les facteurs socio-économiques sur l’avenir du travail, les entreprises et l’économie. Ces projections sont importantes, j’en conviens. Je proposerais toutefois de réorienter notre énergie pour nous concentrer non pas sur l’avenir du travail, mais sur ce que nous pouvons faire pour créer un avenir meilleur pour tous les travailleurs. J’inclus donc les travailleurs marginalisés, ceux qui ont un emploi précaire ou à temps partiel, les travailleurs autonomes, les travailleurs étrangers temporaires, les employés saisonniers, les nouveaux arrivants et les travailleurs racialisés dont les protections, les avantages et les régimes de retraite se désagrègent et dont la situation mérite notre attention.
Pensons à la mère seule qui doit jongler avec deux emplois à temps partiel parce que ses employeurs n’embauchent que des employés à temps partiel. Pensons au conducteur d’Uber qui n’a pas accès aux protections ni aux avantages dont bénéficient les employés. Pensons au travailleur étranger temporaire qui craint de subir des représailles s’il se plaint de mauvais traitements. Pensons au jeune diplômé qui n’arrive pas à trouver d’emploi parce que, dans son domaine, le travail se fait maintenant à l’étranger.
Pensons aussi à l’employeur aux prises avec des pénuries de main-d’œuvre, qui n’arrive pas à trouver des employés qualifiés. Pensons au travailleur saisonnier qui n’a pas accès à un programme de recyclage professionnel qui lui procurerait un travail stable à longueur d’année.
Il s’agit de réels problèmes auxquels des Canadiens sont confrontés. C’est pourquoi je suggère que l’étude mentionnée dans la motion se concentre sur les travailleurs et sur les répercussions sociales de l’avenir du travail.
Je sais que certains de mes collègues du Sénat ont manifesté de l’intérêt pour une étude sur l’économie de petits boulots dans le contexte des entreprises, de l’entrepreneuriat, des mesures réglementaires et l’économie en général. Je pense que ces sujets sont importants et interreliés. Toutefois, en vue d’évaluer ce sujet et d’atteindre le niveau de compréhension nécessaire pour formuler des recommandations précises, je propose que le Sénat mène une étude sur l’avenir des travailleurs qui serait axée sur les répercussions sociales du travail précaire. Il existe plusieurs exemples, mais je ne prendrai pas le temps de les passer en revue puisque nous approchons de la fin de la soirée.
Cependant, les relations de travail évoluent au fur et à mesure que le paysage économique se transforme. Il existe aujourd’hui plus de modalités de travail que jamais et la plupart d’entre elles sont considérées comme des emplois précaires. Bon nombre se caractérisent par la précarité du travail à faible revenu et le manque de débouchés.
Un exemple de l’économie de petits boulots — je parle d’un marché du travail de plus en plus alimenté par des contrats à court terme et le travail à la pige, des entreprises qui utilisent des plateformes numériques pour relier des travailleurs directement avec les clients, lesquels paient à l’acte. Cette économie connaît une croissance rapide, en dehors du cadre juridique et réglementaire du travail normalisé. L’économie de petits boulots croît, de même que le nombre de travailleurs désavantagés par les échappatoires qu’offrent ces plateformes, qui sont exploitées par les employeurs désireux d’éviter de payer des protections et des avantages aux employés. Évidemment, les entreprises et les actionnaires réalisent ainsi des économies de fonctionnement, ce qui est important, mais cela crée des coûts énormes pour les travailleurs, leur famille, les collectivités et l’économie.
Les lois actuelles du travail, qui datent des années 1970 et 1980, ont été rédigées pour une main-d’œuvre différente. À l’époque, les travailleurs s’attendaient à travailler fort et, souvent, à demeurer chez le même employeur pendant des décennies. En retour, ils recevaient un revenu stable et décent, un régime de retraite, des avantages sociaux et un accès garanti à l’assurance-emploi et à d’autres protections. La relation employeur-employé, qu’on tenait autrefois pour acquise, est maintenant remise en question devant les tribunaux. Des causes comme Heller c. Uber Technologies Inc. et les audiences à la compagnie Foodora indiquent qu’au Canada, les travailleurs à la demande ne veulent pas être désignés entrepreneurs indépendants, mais employés.
Par ailleurs, il est malheureux de constater que certains aspects liés aux petits boulots ont des conséquences pour certains travailleurs parmi les plus vulnérables de la société, et que ces personnes ne peuvent pas profiter des possibilités et des avantages associés à la prospérité du pays. La plupart de ces travailleurs sont des femmes, des personnes de couleur et des Autochtones. Chaque gouvernement devrait se préoccuper de cette situation et s’engager à moderniser les normes d’emploi et le cadre législatif sur les relations de travail.
Cette étude représente un pas important vers la mise en place de protections législatives visant à résoudre quelques-uns des problèmes sur lesquels les tribunaux doivent maintenant se pencher. D’autres États dans le monde ont déjà commencé à changer leurs lois et à se pencher sur ces problèmes. Le comité a une occasion d’entendre les experts et les intervenants afin d’explorer ces questions et d’analyser de nouvelles données de Statistique Canada.
Avant le débat sur cette motion, j’ai parlé avec nombre de personnes et de représentants d’organisations qui pourraient grandement contribuer à nos efforts. Je pense notamment à des organismes sans but lucratif, à des groupes de réflexion comme l’IRPP, à des fondations comme la Fondation Atkinson, à des associations d’entreprises comme la Chambre de commerce du Canada, à des syndicats, à des organismes qui se penchent sur le développement des compétences comme le Centre des compétences futures de l’Université Ryerson, à des organismes de recherche locaux et internationaux qui s’intéressent au développement comme l’Institut Coady de l’Université St. Francis Xavier et à des organismes qui s’intéressent à certains groupes de la population comme le CEE Centre for Young Black Professionals ainsi que l’Indigenomics Institute, qui se penche sur des solutions aux barrières économiques et aux problèmes qui touchent les Autochtones.
Je tiens à souligner qu’ils sont tous d’avis qu’une étude approfondie du Sénat pourrait ajouter une valeur réelle à l’élaboration de politiques publiques à l’égard de l’avenir des travailleurs dans notre économie en évolution.
Honorables sénateurs, il reste encore beaucoup de choses que j’aimerais dire. J’aurai peut-être l’occasion de le faire plus tard, mais je vais conclure, compte tenu de l’heure. Nous avons l’occasion d’investir une partie de notre temps et de notre énergie pour examiner ces questions. Étudier l’avenir des travailleurs canadiens impliquera de recueillir des données sur le travail précaire, d’examiner la manière dont la technologie influe sur les emplois et les collectivités, et d’évaluer les conditions de travail des travailleurs au Canada. Cela implique aussi de proposer des solutions et de prendre le temps de réfléchir profondément à celles-ci.
Honorables sénateurs, je vous demande d’appuyer l’étude du comité sur l’avenir des travailleurs. Nous devons mieux comprendre les questions qui touchent actuellement les travailleurs, et nous devons faire en sorte que des emplois convenables soient disponibles à l’avenir, pour que les jeunes puissent continuer de rêver à ce qu’ils veulent devenir lorsqu’ils seront grands.
Merci beaucoup.
Est-ce que la sénatrice Lankin accepterait de répondre à une question?
Oui.
Je vous ai écoutée attentivement. La question que je me pose à la suite de votre discours, qui soulève des questions très réelles et des problèmes importants dans notre société, concerne, à mon avis, la discrimination.
Autrement dit, il y a des milieux de travail, pas seulement technologiques, pas seulement modernes, qui sont carrément discriminatoires à l’égard de certaines catégories de travailleurs. Vous en avez nommé quelques-uns. Il y en a d’autres. Je me demande si, dans la formulation de votre proposition de mandat au Comité des affaires sociales — parce que je ne l’ai pas entendue —, ce ne serait pas important de la définir, afin que l’on examine les milieux de travail. Comment les milieux de travail accordent-ils des conditions de travail différentes à différentes catégories de travailleurs? Est-ce qu’ils exercent de la discrimination à l’endroit de certaines catégories de travailleurs?
Je vous donne un exemple précis. Dans le domaine de la technologie, il y a une discrimination très claire entre le type de fonctions exercées par les femmes dans le secteur des jeux vidéo qui est exercée par les directions de ces organisations, alors que les postes les mieux rémunérés sont réservés aux hommes. Dans votre proposition, avez-vous envisagé de nommer clairement la discrimination dans les milieux de travail?
Avant que la sénatrice Lankin réponde, comme il est 18 heures, conformément à l’article 3-3(1) du règlement, je dois quitter le fauteuil jusqu’à 20 heures, à moins que nous consentions à ne pas tenir compte de l’heure.
Vous plaît-il, honorables sénateurs, de faire abstraction de l’heure?
J’entends un non. La séance est suspendue jusqu’à 20 h.
Honorables sénateurs, nous reprenons la séance. Quand nous avons suspendu la séance, la sénatrice Lankin était sur le point de répondre à la question de la sénatrice Dupuis. Il ne vous reste cependant que 40 secondes. Demandez-vous cinq minutes de plus pour répondre à la question?
Non.
Vous avez 40 secondes.
Je remercie la sénatrice de sa question. Je pense que les questions de discrimination sont à l’origine de certaines des situations très négatives pour les travailleurs marginalisés. Quant à savoir si le sujet s’inscrit dans la portée de cette étude, il reviendra au comité de le déterminer ou peut-être que c’est une question que le Comité des droits de la personne examinera. Je sais que l’on tente de déterminer si le Comité des banques se penchera sur un autre volet de l’économie des petits boulots. Continuons d’en parler puisque les questions que vous soulevez sont très importantes. Merci.
Je regrette, la sénatrice Lankin n’a pas demandé de temps supplémentaire. Son temps de parole est donc écoulé.