Le Sénat
Motion tendant à demander au gouvernement de régler la question du commerce interprovincial--Ajournement du débat
10 mars 2020
Conformément au préavis donné le 27 février 2020, propose :
Qu’afin de promouvoir l’unité nationale, de favoriser la collaboration aux initiatives provinciales et territoriales, et de soutenir la compétitivité des entreprises canadiennes, le Sénat :
a)demande au gouvernement de :
(i)régler la question du commerce interprovincial et d’affirmer en droit, par souci de clarté juridique, que l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 a préséance;
(ii)clarifier les grands principes du commerce interprovincial, notamment en accélérant la reconnaissance réciproque, l’harmonisation réglementaire et l’adoption de normes fédérales pertinentes;
(iii)mettre en place une architecture institutionnelle facilitant le commerce interprovincial, notamment en créant un poste de commissaire au commerce intérieur ou en élargissant les pouvoirs du secrétariat responsable de l’Accord de libre-échange canadien;
(iv)créer un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États dont les décisions sont contraignantes et permettant plaintes, négociations et voies de recours;
b)presse le gouvernement de prendre des mesures en vue de la promulgation d’un nouvel Accord de libre-échange canadien, en limitant les exemptions spécifiques prévues par l’ALEC;
c)recommande au gouvernement de clarifier les objectifs d’intégration à long terme, en établissant par exemple une approche cohérente en matière de projets urbains et de super grappes d’innovation.
— Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui pour parler de la motion que j’ai présentée sur le commerce interprovincial et que le sénateur Percy Mockler a eu la gentillesse d’appuyer. Nos services et lui ont collaboré à la rédaction de cette motion et à sa présentation, et nous vous sommes reconnaissants de votre attention. Nous espérons que vous l’appuierez.
Avant d’entrer dans les détails de la motion, je vous invite tous à penser à l’édifice dans lequel nous nous trouvons. Nous avons beaucoup entendu parler des trains ce soir, et je tiens à faire remarquer qu’il s’agit de la Gare Union d’Ottawa. Je fais appel à votre imagination. Cette pièce était le hall d’entrée. Essayez d’imaginer quel genre de scènes avaient lieu, ici même où nous sommes assis maintenant, lorsque cette gare a été inaugurée, il y a de cela plus d’un siècle. On y voyait des Canadiens de tous les coins de ce vaste pays se déverser dans la capitale d’une jeune fédération optimiste et ambitieuse.
Le Canada était à l’époque l’économie qui connaissait la plus forte croissance au monde. Se côtoyaient alors des hommes et des femmes, jeunes et vieux, riches et pauvres. Il pouvait s’agir d’un mineur de Dawson City, d’un homme d’affaires du centre-ville de Toronto, d’un agriculteur de Winnipeg ou d’un immigrant qui venait de débarquer à Halifax et traversait le Canada à la recherche d’un nouveau foyer, d’un travail ou peut-être simplement de l’aventure.
Cet endroit était le cœur d’Ottawa, et la vie du pays y défilait. Des gens y étaient aspirés, puis repartaient aux quatre coins du pays, de même que les fruits de leur labeur. Comment pouvons-nous faire honneur aux esprits qui imprègnent cet endroit lorsque nous venons y travailler? Comment pouvons-nous nous remémorer ce que les chemins de fer et la promesse de la modernité représentaient pour le pays à cette époque?
Il me semble pour ma part tout à fait approprié que le Sénat loge ici. Les sénateurs viennent d’un peu partout au pays et, par ailleurs, rien n’a joué un rôle plus déterminant que le Sénat et les chemins de fer dans la création de la Confédération. Notre raison d’être consiste elle aussi à unir les régions, d’où notre projet de loi symbolique sur les chemins de fer, qui nous rappelle l’importance des liens durables, de la communication et de l’équité en matière de développement partout au pays.
Je pose donc la question suivante, en cette période de vives tensions et de profondes divisions entre les régions : comment pouvons-nous être à la hauteur de l’histoire qui s’est déroulée ici avant nous? Comment pouvons-nous resserrer les liens entre les régions et, grâce à cette unité, favoriser la prospérité de ce pays, qui a été si généreux avec autant de gens?
Je vais citer des extraits d’un discours qui a été prononcé il y a très longtemps. Permettez-moi de vous en faire la lecture :
[...] un second motif pour lequel je suis fortement en faveur de l’union est qu’elle fera disparaitre les barrières commerciales [parce qu’on] veut que le citoyen d’une des provinces soit citoyen de toutes les autres; on veut que nos agriculteurs, nos fabricants, nos artisans, puissent placer librement leurs produits dans chaque ville et villages des provinces maritimes, et que les habitants de ces provinces apportent librement à notre population de trois millions, leur poisson, leur charbon et les produits des Indes Occidentales; on propose que les cours de justice, les écoles, les carrières libérales ou industrielles soient également ouvertes à tous.
C’est en fait un extrait d’un discours de George Brown à propos de la Confédération en 1865. De ce rêve est né l’article 121 de la Loi constitutionnelle, que je vous cite :
Tous articles du crû, de la provenance ou manufacture d’aucune des provinces seront, à dater de l’union, admis en franchise dans chacune des autres provinces.
La situation actuelle est plutôt différente. Je dois dire, avec tristesse, que nous n’avons pas encore réalisé ce rêve.
Je passe maintenant à un enjeu que connaissent tous les sénateurs : les terribles barrières qui font, encore aujourd’hui, obstacle au commerce entre les territoires et provinces du Canada. Ce n’est pas la première fois que le Sénat se penche sur cette question.
En 2016, le Comité sénatorial des transports et des communication a publié un rapport au titre très évocateur, Des murs à démolir. On peut y lire ceci :
Près de 150 ans après la naissance officielle de notre pays, on compte beaucoup trop de divergences réglementaires et législatives superflues entre nos provinces et territoires. Ces divergences créent des « murs » qui empêchent la libre circulation des gens, des biens, des services et des investissements entre les provinces et les territoires. Elles entraînent aussi des coûts pour les entreprises canadiennes, dont beaucoup peinent à croître et à demeurer concurrentielles sur les marchés globaux de plus en plus compétitifs.
Les résultats de l’étude sont dignes de mention. Premièrement, d’après le rapport, le commerce interprovincial compte pour environ un cinquième de l’économie canadienne. L’élimination des obstacles au commerce interprovincial pourrait ajouter de 50 à 130 milliards de dollars à l’économie du pays. Pensez à ce que cela représenterait dans un contexte où règne l’incertitude à propos des marchés étrangers auxquels nous tentons toujours d’avoir accès, et dans un contexte où une multitude d’événements mondiaux ont des répercussions sur l’économie du Canada. Que pourrions-nous accomplir au sein même de notre pays si nous éliminions ces barrières?
J’aime bien cette conclusion parce qu’elle porte sur quelque chose qui m’intéresse particulièrement. Les trois quarts des Canadiens sont en faveur du transport interprovincial ou interterritorial de toute quantité de bière ou de vin, alors que 87 % appuient le droit de commander des produits légaux partout au pays.
Il existe de nombreux obstacles, et ils ne se trouvent pas uniquement dans la loi sur les boissons enivrantes ou peu importe le nom historique donné à cette loi. Ces obstacles sont très divers. Ils concernent les reconnaissances et les certifications professionnelles, la réglementation sur le transport et la réglementation sur la construction. J’ai tenté de négocier l’élimination de ces obstacles entre le Québec et l’Ontario, avec l’aide précieuse du sénateur Dean. Nous pensions avoir réalisé quelques progrès. Malheureusement, il y a eu un changement de gouvernement au Québec, et la situation a régressé. Le ministre en Ontario, l’honorable Norm Sterling, a poursuivi ce combat, tout comme d’autres ministres l’ont fait après lui. Il ne s’agit pas seulement de la réglementation sur la construction, mais aussi de la réglementation sur l’alimentation, des monopoles de l’alcool, des mesures de protection du secteur laitier, de l’indemnisation des travailleurs, des exigences en matière de santé et de sécurité, des trousses de premiers soins, des contrats d’approvisionnement, des incitatifs fiscaux, et la liste est encore longue.
Toutes ces divergences empêchent les Canadiens de bien gagner leur vie et de créer des entreprises un peu partout au pays. Cela permet souvent aux grandes sociétés étrangères — qui se voient souvent accorder un accès égal grâce à des accords de libre-échange comme l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste et l’Accord Canada—États-Unis—Mexique — de pouvoir mieux soutenir la concurrence que nos sociétés canadiennes et nos entreprises familiales.
À une époque où l’unité nationale s’impose, où les fossés se creusent et où l’ordre international est instable, le Canada doit absolument éliminer ces obstacles. Bien entendu, je ne veux pas dire que des efforts n’ont pas déjà été faits. J’en mentionne quelques-uns. En 1985, la Commission royale sur l’union économique et les perspectives de développement du Canada a recommandé d’harmoniser les normes et la réglementation. En 1994, les gouvernements fédéral et provinciaux ont signé l’Accord sur le commerce intérieur. J’étais à la table des négociations. J’ai signé cet accord au nom de la province de l’Ontario. Cette fin de semaine, j’ai fouillé dans mon sous-sol pour trouver la boîte où j’avais rangé l’accord et je l’ai sorti. C’est un livre rouge assez volumineux. Beaucoup de ces pages énumèrent des exceptions. Bien que nous ayons fait des progrès, ce n’était pas suffisant. Pour parvenir à un accord, nous avons consenti à beaucoup d’exceptions régionales et inclus beaucoup de mesures pour apaiser les préoccupations des provinces à l’égard de leur économie. Quoi qu’il en soit, nous avons tenté de réaliser des progrès.
Depuis, d’autres initiatives ont évidemment été mises en œuvre, dont, à tout le moins, l’Accord de libre-échange canadien de juillet 2017, qui a remplacé l’Accord sur le commerce intérieur. Des règles ont été énoncées dans ces accords. On a prévu certaines exemptions. Dans l’Accord de libre-échange canadien, on a inversé le fardeau afin que toutes les choses soient touchées, sous réserve d’exemptions précises. Nous avons essayé de réduire ce genre d’activités, et un certain nombre d’accords bilatéraux ont été conclus entre les provinces. Toutefois, ces mesures ne permettent pas de pallier l’absence d’un régime commercial interprovincial pancanadien efficace, applicable et permettant d’injecter cette somme potentielle de 150 milliards de dollars dans l’économie canadienne.
Il y a eu de nombreux rapports, dont celui du Conseil des premiers ministres de l’Atlantique et du Nouveau partenariat de l’Ouest en 2010; le rapport de l’Institut MacDonald-Laurier en 2010; le projet de loi C-311 présenté en 2012; la décision de la Cour suprême dans l’affaire R. c. Comeau, qui portait sur le transport transfrontalier de bière; le rapport de 2018 de la Chambre de commerce du Canada intitulé La mort par 130 000 coupures; et les efforts répétés du Conseil de la fédération. J’ai bon espoir que, au cours des discussions fédérales-provinciales qu’il tiendra cette semaine, le conseil pourra prendre d’autres mesures à cet égard. Il y a aussi eu de nombreux articles et efforts de sensibilisation à ce sujet.
Le gouvernement actuel a fait avancer les choses, comme je l’ai mentionné, avec l’Accord de libre-échange canadien en 2017. Ce dernier accomplit un certain nombre de choses. Il couvre tous les secteurs, comparativement aux 11 secteurs de l’Accord sur le commerce intérieur. Il établit des groupes de travail, comme la Table de conciliation et de coopération en matière de réglementation. Il y a un plan d’action en 23 points et des mesures ont été prises sur quelques-uns de ces points. Ces petits pas ne seront toutefois pas suffisants. Les obstacles actuels sont beaucoup trop importants et le processus prévu pour régler les problèmes est inefficace. De grands problèmes demeurent, notamment le coût élevé des mécanismes de règlement des différends et le fardeau indu qui retombe sur les entrepreneurs canadiens. Bref, ce rythme de tortue ne fonctionne pas. Il faut une réforme en profondeur.
L’an dernier, j’ai assisté à une conférence de l’Institut économique de Montréal sur cette question, intitulée « One Country One Market ». Après avoir jeté un coup d’œil autour de moi, j’ai cru être la seule personne du Sénat sur place, mais peu de temps après, à mon grand plaisir, le sénateur Percy Mockler s’assoyait à côté de moi. Il ne nous a pas fallu beaucoup de temps pour nous tourner l’un vers l’autre et nous demander ce que nous pourrions faire sur cette question, comment nous pourrions contribuer à améliorer les choses, ce qui a mené à l’idée de présenter une motion.
De nombreux points et suggestions intéressants ont été présentés lors de la conférence, y compris un survol des États-Unis et de la défunte Interstate Commerce Commission, ainsi que de la loi australienne sur la reconnaissance mutuelle. Je pense qu’il serait utile de se pencher sur ces sujets et d’autres exemples internationaux.
Une idée qui s’est démarquée pour le sénateur Mockler et moi est celle de réaffirmer simplement en droit que l’article 121, qui fait partie de la loi suprême du Canada — c’est-à-dire notre propre Constitution —, est la loi du pays. Je tiens toutefois à souligner à cet égard que les tribunaux et les provinces se sont écartés de ce principe et qu’il faut rectifier le tir.
Malgré la beauté de cette solution simple, des discussions que nos bureaux ont eues ensuite avec des experts laissent entendre que nombreux sont ceux qui doutent que cela suffise. Le fait est que ces obstacles sont très compliqués et que la solution le sera aussi.
Qu’a recommandé le rapport du Sénat? Il a dit que l’Accord de libre-échange canadien aurait dû prévoir une reconnaissance mutuelle, un mécanisme d’harmonisation officiel et un mécanisme de règlement des différends entre les investisseurs et l’État dont les décisions sont contraignantes, mais aussi que le gouvernement fédéral devrait assumer une coprésidence permanente du comité sur le commerce intérieur. Le rapport recommande aussi d’augmenter le financement pour accroître l’efficacité de Statistique Canada et du Secrétariat du commerce intérieur et de consolider la réglementation sur les valeurs mobilières. Je pense aux conversations que j’ai eues avec le sénateur Wetston. Nous en parlions il y a au moins 30 ans, lorsque je siégeais à l’Assemblée législative de l’Ontario, et nous n’avons toujours pas réussi à le faire.
Le comité avait raison et ses recommandations étaient justes. Une chose est claire : il doit y avoir un endroit où les provinces peuvent discuter des options, proposer des solutions et, si elles ne sont pas satisfaites du résultat, faire appel de la décision. Cela transcende les responsabilités d’un ministre des Affaires intergouvernementales, peu importe son allégeance politique, et ce qu’il pourrait accomplir.
Un tel endroit pourrait également inclure une fonction de leader pour le gouvernement fédéral pour qu’il puisse proposer des options harmonisées, s’il y a lieu. Comme on peut le lire dans le rapport, il se trouve qu’un tel organisme existe. Il s’agit de la table de conciliation de l’Accord de libre-échange canadien, une pièce maîtresse du Secrétariat du commerce. Toutefois, actuellement, cet organisme ne dispose pas de pouvoirs exécutoires. Nous avons envisagé de présenter un projet de loi à cet effet, mais en étudiant la question, nous avons réalisé qu’il s’agirait d’un projet de loi de finances, qui ne peut donc émaner que de la Chambre des communes. Nous avons donc une motion qui demande au gouvernement et à la Chambre des communes de prendre des mesures à cet égard.
Il ne s’agit pas seulement de réaffirmer l’article 121. Nous devons transformer la table de conciliation de l’Accord de libre-échange canadien en un processus exécutoire. Au cours de la dernière législature, j’ai parrainé le projet de loi C-101 qui portait sur le Tribunal canadien du commerce extérieur. Permettez-moi de vous poser une question : pourquoi avons-nous un processus exécutoire de règlement des différends pour les entreprises étrangères qui viennent au Canada, mais pas pour les nôtres, qui mènent leurs activités dans tout le pays? Comme je l’ai dit, il y a un hic : il s’agit d’un projet de loi de finances; donc, nous attendons que la Chambre des communes, le gouvernement et le pouvoir exécutif prennent les devants dans ce dossier.
De nombreuses études ont été menées. On peut bien tenir toutes les réunions qu’on veut et publier une tonne de rapports, mais nous présentons cette motion parce qu’il est temps de tracer la voie à suivre. Tous les gouvernements — y compris les gouvernements provinciaux et territoriaux — doivent seulement avoir le courage de prendre les mesures nécessaires pour agir et pour tracer la voie. Les questions contestées comme celle-ci ne peuvent pas être laissées aux tribunaux. Les souhaits des Canadiens sont clairs; les parlementaires doivent agir.
Je suis soulagée de voir que le gouvernement prend cela au sérieux; la nomination de la ministre Freeland, une femme d’une habileté et d’une compétence incontestables, est un signal clair.
Pour conclure, je demande humblement aux honorables sénateurs de songer à appuyer la motion dont le sénateur Mockler et moi-même vous avons saisis.