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Projet de loi no 1 d'exécution du budget de 2019

Trente-sixième rapport du Comité des affaires sociales, des sciences et de la technologie sur la teneur du projet de loi--Ajournement du débat

12 juin 2019


Honorables sénateurs, en écoutant le débat, j’ai pensé que je n’occupe ce poste que depuis trois petites années. Les gens me demandent : « Quelle est la partie la plus intéressante de votre travail? » Je dois admettre que nous traitons d’une myriade de sujets, depuis les pipelines jusqu’à l’interdiction des pétroliers, en passant par les situations qui nous placent entre le marteau et l’enclume, le pardon des condamnations pour possession simple de cannabis et les unités d’intervention structurée. C’est vraiment de tout le Canada qu’on s’empare, et c’est un privilège incroyable.

Dans cette optique, j’aimerais attirer votre attention sur une mesure prévue dans le projet de loi C-97, le projet de loi d’exécution du budget, et dans le rapport du Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie, et qui concerne les demandeurs d’asile.

Au Comité sénatorial permanent des finances nationales auquel j’ai siégé aujourd’hui, on a approuvé cette mesure, en même temps que les autres. Néanmoins, je souhaite vous décrire brièvement le contexte du rapport du Comité des affaires sociales dont nous sommes saisis.

Les changements prévus à la section 16 de la partie IV du projet de loi C-97 ont fait beaucoup les manchettes ces jours-ci. Je suppose donc que la plupart d’entre vous en êtes au courant. Pour résumer, ils instaurent un nouveau motif d’inadmissibilité à la protection de réfugié si une demande d’asile a déjà été faite dans un autre pays avec lequel nous avons une entente de partage des données. Nous avons une telle entente avec les États-Unis, le Royaume-Uni, la Nouvelle-Zélande et l’Australie.

Toute personne ayant fait une demande d’asile dans l’un ou l’autre de ces pays serait inadmissible à une audience devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

Bien que cette entente s’applique à tous les partenaires du Groupe des cinq, elle vise plus particulièrement les personnes qui entrent irrégulièrement au Canada à partir des États-Unis.

Au lieu d’obtenir une audience devant la commission, les demandeurs qui entrent dans cette catégorie seront acheminés vers un processus appelé un examen des risques avant renvoi. Permettez-moi d’expliquer brièvement en quoi consiste cet examen et en quoi il diffère de l’audience devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

L’examen des risques avant renvoi est un processus d’évaluation des risques visant à déterminer si la personne serait exposée à des préjudices physiques si elle était renvoyée dans son pays d’origine. Jusqu’ici, il a surtout été utilisé pour les demandeurs d’asile refusés par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. L’examen des risques avant renvoi permet de déterminer si cette personne est toujours exposée à un risque. Le cas d’une personne en provenance de l’Afghanistan qui ne respecte peut-être pas les critères établis en matière de protection des réfugiés, mais qui serait néanmoins exposée à un risque si elle était renvoyée dans son pays serait un bon exemple.

Selon ce qu’a affirmé le gouvernement, cette mesure vise à « mieux gérer, décourager et prévenir la migration irrégulière tout en améliorant l’efficacité du système d’asile canadien, sans faire de compromis sur le plan de l’équité et de la compassion ». On parle d’équité tant envers les Canadiens préoccupés par les délais et par l’intégrité des mesures frontalières qu’envers les demandeurs d’asile, afin que ceux qui traversent notre frontière illégalement ne soient pas injustement avantagés ou désavantagés, selon l’endroit d’où ils arrivent.

Comme nombre d’entre nous l’ont soulevé dans cette enceinte, dans le processus législatif, ce sont toujours les détails qui posent problème. Il y a à la fois des avantages et des inconvénients, et j’aimerais en parler brièvement.

En étudiant cette mesure, je me suis posé certaines questions, que j’aimerais vous soumettre.

Premièrement, devrait-on enfouir dans un projet de loi d’exécution du budget de telles modifications législatives, qui auraient des effets importants sur la vie des gens et sur notre système de traitement des demandes d’asile? Si on inclut cette mesure dans un projet de loi d’exécution du budget, peut-on l’étudier avec la même diligence que si elle faisait l’objet d’un projet de loi distinct? Peut-on alors prendre suffisamment de temps pour l’étudier et pour entendre l’avis des spécialistes et des intervenants concernés? Dans ces circonstances, le Sénat peut-il vraiment exercer son rôle en tant que Chambre de second examen objectif?

Lors de l’étude préalable, le comité a passé très exactement quatre heures à entendre très précisément cinq témoins.

Je me suis ensuite interrogée sur les torts que ces modifications pourraient causer aux groupes à risque, comme les femmes qui fuient la violence conjugale, les enfants et les membres de la communauté LGBTQ+.

Comme il est écrit dans une lettre signée par 40 organisations féminines, « les femmes et les enfants pourraient être renvoyés dans leur pays d’origine, où ils ont été victimes de violence et de persécution, sans une audience en bonne et due forme devant un arbitre indépendant. »

Deepa Mattoo de la clinique Barbra Schlifer, un refuge pour les femmes de Toronto qui se spécialise dans la violence conjugale, a écrit ceci dans le Toronto Star la fin de semaine passée :

Les femmes réfugiées partout dans le monde se trouvent déjà dans une situation précaire. La persécution fondée sur le sexe est la principale raison que les femmes réfugiées demandent l’asile au Canada. Environ la moitié de ces femmes fuient leur pays d’origine pour échapper à un conjoint violent quand elles ne parviennent pas à obtenir protection là-bas.

Cette situation est d’autant plus préoccupante que l’administration Trump a fermé la porte aux femmes qui souhaitent être protégées contre la violence familiale et la violence des gangs. La violence familiale est un motif de protection reconnu au Canada, mais ce n’est plus le cas aux États-Unis.

Les faits sont très clairs : un tribunal fédéral américain a annulé les politiques de l’administration Trump dans la mesure où elles s’appliquent aux entrevues initiales des demandeurs d’asile, mais pas aux décisions du tribunal de l’immigration. Il est difficile de prédire les effets qu’aura la situation politique tumultueuse actuelle aux États-Unis sur les femmes dont les revendications reposent sur la violence familiale, puisque le président Trump ne juge plus qu’il s’agit d’un motif de protection. C’est un peu comme si une personne est autorisée à passer les contrôles de sécurité, mais qu’elle n’est pas autorisée à monter dans un avion.

Ma troisième question — et je pense que c’est une question grave — porte sur l’indépendance de la prise de décision. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada est structurée de manière à être à l’abri de l’influence et des préférences politiques. C’est essentiel pour maintenir l’intégrité du système.

En revanche, le processus d’examen des risques avant renvoi est confié à des fonctionnaires. J’ai beaucoup de respect et d’admiration pour les fonctionnaires, mais ils ne sont pas à l’abri de toute influence politique, car, en fin de compte, ils travaillent pour un ministre et un ministère. Dans bien des cas, on a pu constater que des fonctionnaires peuvent recevoir des directives et être influencés d’une manière ou d’une autre.

C’est sans parler du fait que les demandeurs d’asile qui font l’objet d’un examen des risques avant renvoi ne pourront pas interjeter appel devant la Section d’appel des réfugiés. Ils devront plutôt demander un contrôle judiciaire, c’est-à-dire une procédure plus pointue qui s’intéresse presque exclusivement à l’aspect juridique de la décision. Comme si ce n’était pas suffisant, rien n’empêche que la personne concernée soit expulsée avant la fin du contrôle judiciaire qu’elle a elle-même demandé.

Troisièmement, je me demande si le projet de loi respecte les décisions des tribunaux se rapportant au régime d’octroi de l’asile. Dans l’affaire Singh c. Canada, la Cour suprême a conclu en 1985 que les garanties offertes par la Charte des droits et libertés s’appliquent à tout être humain qui se trouve au Canada, y compris les demandeurs d’asile. Elle a ajouté que les réfugiés ont droit à une audition complète de leur demande d’asile avant que celle-ci soit accueillie ou rejetée.

Le comité de la Chambre des communes a amendé le projet de loi afin que l’étude sur papier soit remplacée par une audience. Selon le gouvernement, c’était assez pour déclarer qu’il s’agit d’un examen amélioré des risques avant renvoi.

Quand on lui a demandé si cette mesure respectait le jugement de la Cour suprême, le ministre Blair nous a assurés qu’elle en respectait certainement l’esprit. Je ne suis pas loin d’être d’accord avec lui, mais tout le monde n’est pas du même avis; de nombreux intervenants sont d’ailleurs convaincus que cette décision sera contestée devant les tribunaux.

Andrew Brouwer, de l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés, a fait remarquer qu’il serait plus approprié de qualifier d’entrevues les audiences qui ont lieu dans le cadre des examens des risques avant renvoi. En effet, selon lui, il ne s’agit pas d’audiences, même si on les améliore. Elles ne présentent aucun des éléments qui caractérisent une audience équitable devant un tribunal. Les demandeurs et leurs avocats ne sont pas autorisés à présenter leur dossier comme ils l’entendent; ils sont là pour répondre aux questions des agents chargés de l’examen des risques avant renvoi. Ils ne peuvent pas convoquer ou contre-interroger des témoins et ils n’ont pas la possibilité de les réinterroger. Je ne suis pas avocate, mais cela m’a tout l’air d’être une conversation à sens unique.

La quatrième question à laquelle je vous demande de réfléchir est la suivante : le gouvernement investit-il dans deux systèmes parallèles? Je crois le gouvernement lorsqu’il dit qu’il est déterminé à renforcer la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, et il y a bel et bien affecté des fonds pour les cinq prochaines années. C’est beaucoup d’argent, mais j’espère que cela permettra à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié de se remettre de la situation financière difficile dans laquelle elle se trouve depuis 10 ans et ainsi de traiter les dossiers et les arriérés.

Je suis consciente que les changements ne seront pas visibles du jour au lendemain. Il faudra du temps avant de pouvoir constater une amélioration. Si tel est le cas, pourquoi ne pourrions-nous tout simplement pas demander à des juges de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié de présider les audiences d’examen des risques avant renvoi, ce qui serait plus efficace et préserverait l’indépendance du système?

Inversement, pourquoi ne pas mettre le processus entier d’examen des risques avant renvoi sous la responsabilité de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié? Ainsi, il demeurerait indépendant, il bénéficierait des connaissances et de la compétence de la commission, et il serait accéléré.

J’ai été étonnée d’apprendre que, en 2012, à l’époque où M. Kenney était ministre, un projet de loi a été déposé et adopté pour incorporer l’examen des risques avant renvoi aux responsabilités de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Toutefois, ce projet de loi n’est jamais entré en vigueur. D’autres options pourraient être examinées.

La question que je pose vise à déterminer si c’est le début d’une lente détérioration et de l’affaiblissement du système d’arbitrage indépendant. Le gouvernement actuel ou ses successeurs pourraient retirer à la commission le traitement d’un nombre de plus en plus grand de demandes d’asile pour les confier au nouvel appareil amélioré d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, comme si l’on voulait que les demandes soient traitées par des amateurs plutôt que par des professionnels.

La cinquième question porte sur les incertitudes et les délais. Devant le comité, le ministre Blair nous a informés qu’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada embauchera 46 agents. Ces derniers seront formés et dotés des compétences voulues pour prendre des décisions ayant une énorme incidence sur la vie des gens. Encore là, cela ne se fait pas en criant lapin. La mesure entrera en vigueur au moment de la sanction royale.

En conclusion, les défenseurs des intérêts des femmes, des enfants et de la communauté LGBTQ+ sonnent l’alarme à propos des répercussions possibles sur ces catégories de personnes. L’indépendance du système pourrait être compromise. Étant donné que les mesures font partie d’un projet de loi d’exécution du budget, nous n’avons pas suffisamment de temps pour les examiner.

Je me pose la question suivante : une telle mesure nous rendra-t-elle plus forts ou plus faibles? C’est une question chargée de sens, qui fait appel à nos valeurs. Je me demande quel point de vue je devrais adopter pour répondre à cette question et je repense aux propos de l’un de mes héros personnels, Mahatma Gandhi. Il a dit qu’on reconnaît la grandeur d’une nation à la façon dont elle traite ses membres les plus faibles. Il faut penser à ceux qui sont les plus démunis, qui n’ont pas de voix et qui ont peu de pouvoir personnel.

J’espère que, en gardant ces questions à l’esprit, sans oublier celles que vous pourriez avoir, nous pourrons mener, un tant soit peu, un second examen objectif de cette mesure en particulier à l’étape de la troisième lecture.

En ce qui me concerne, j’ai accepté, à contrecœur, le fait qu’il est pratiquement impossible d’amender un projet de loi d’exécution du budget. J’ai utilisé d’autres moyens pour obtenir des améliorations. Dans le cadre de rencontres successives, le ministre Blair s’est montré extrêmement ouvert aux suggestions proposées par le Comité des affaires sociales et moi-même. Il a amélioré de façon marquée le processus d’examen des risques avant renvoi pour le rapprocher du respect d’exigences supérieures. Je dois admettre que la mesure n’est pas parfaite. Cela dit, je ne crois pas que la perfection est à notre portée.

De plus, le ministre Blair a affirmé que le gouvernement est prêt à informer le Comité des affaires sociales de l’efficacité de ces nouvelles mesures d’ici deux ans.

Honorables sénateurs, j’espère que ce ne sera pas la dernière fois que vous entendrez parler de ce sujet. Chose certaine, ce n’est pas la dernière fois que j’en parlerai. Merci beaucoup.

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