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Recours au Règlement

Report de la décision de la présidence

26 février 2020


Son Honneur le Président [ - ]

Honorables sénateurs, je suis maintenant disposé à entendre de nouveaux arguments en rapport avec le rappel au Règlement soulevé par le sénateur Sinclair le 6 février au sujet de la motion no 18 proposée par le sénateur Boisvenu sur l’application de la convention relative aux affaires en instance.

J’insiste toutefois sur un point, honorables sénateurs : je n’accepterai d’entendre que des faits nouveaux.

L’honorable Pierre-Hugues Boisvenu [ - ]

Monsieur le Président, honorables sénateurs, permettez-moi de remercier Son Honneur le Président de me donner l’occasion de m’expliquer pour clarifier la motion que j’ai présentée devant cette Chambre le 6 février 2020.

Avec respect pour l’honorable sénateur Sinclair, j’approfondirai les arguments que j’ai déjà présentés et cela, je l’espère, éclaircira les raisons pour lesquelles je réclame cette étude de la part du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense.

Ma motion demande que le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense soit autorisé à étudier les règles et les mécanismes décisionnels du système correctionnel et des libérations conditionnelles au Canada afin d’en connaître les lacunes et de proposer des correctifs.

Je précise donc de nouveau dans cette Chambre que ma motion n’a pas pour but d’enquêter sur une affaire judiciaire en cours, mais plutôt d’évaluer la formation que reçoivent les commissaires et les agents correctionnels ainsi que les programmes qu’ils administrent afin, je l’espère, de proposer des recommandations qui outilleront mieux notre système correctionnel dans le but d’éviter des drames à l’avenir.

Pour motiver ma demande, je m’appuie sur le rapport 6 de 2018 du vérificateur général sur la surveillance dans la collectivité et sur le fait que le Service correctionnel du Canada et la Commission des libérations conditionnelles relèvent du gouvernement fédéral.

J’aimerais citer un extrait du rapport qui porte sur la constatation sur la surveillance des délinquants :

Nous avons constaté que les agents de libération conditionnelle de Service correctionnel Canada n’avaient pas toujours rencontré les délinquants aussi souvent que nécessaire pour contrer le risque que ceux-ci posaient pour la société.

Ce point est essentiel, car les constatations que le vérificateur général a identifiées ci-dessus sont similaires aux causes entourant le meurtre de Marylène Levesque. Il est donc urgent de regarder de plus près ce qui se passe en ce qui a trait aux programmes et à la surveillance des délinquants lorsqu’ils réintègrent la collectivité. Je ne cherche aucunement à condamner les personnes ou les dirigeants de ces deux organismes, car je sais que le travail des commissaires est un métier difficile qui requiert beaucoup de jugement et beaucoup d’expérience.

Toutefois, en même temps, je souhaite que nous nous penchions sur cette question afin de donner de meilleurs outils aux commissaires pour qu’ils puissent mener leur mission à bien, qui est de protéger la population en général.

Je suis d’ailleurs attentif au communiqué émis, le 10 février 2020, par le Syndicat des employé-e-s de la sécurité et de la justice . Le communiqué du syndicat sur l’affaire Gallese dit ceci :

Au cours des dernières années, on a mis de plus en plus l’accent sur la transition rapide des délinquants et délinquantes des prisons fédérales vers la collectivité. Cela n’est approprié que si la communauté dispose de ressources suffisantes pour soutenir la réintégration en toute sécurité des délinquants. Ce qui n’est souvent pas le cas. De plus, la charge de travail des agents et agentes de libération conditionnelle est déjà très élevée dans les prisons fédérales et dans la collectivité, ce qui limite leur capacité d’interagir directement avec les délinquants et délinquantes et comprendre leur état d’esprit et le risque que certains d’entre eux peuvent présenter.

Honorables sénateurs, le syndicat a raison de s’inquiéter de la sécurité de la population. L’évaluation du risque doit être la pierre angulaire de la formation des agents et des commissaires. En 2015, la moyenne de dossiers qu’un commissaire devait étudier chaque jour était de trois.

En 2018, ils doivent étudier huit dossiers par jour. À cette lourde charge de travail s’ajoutent un nombre record de criminels remis en liberté depuis quelques années, une dilution inquiétante de la compétence des commissaires qui doivent accorder ces remises en liberté et une réduction des ressources pour en assurer le suivi dans la collectivité. Cette situation est explosive et risque de faire d’autres victimes. Voilà, honorables sénateurs, ce qui devrait inquiéter cette Chambre.

Ces éléments soulignés par le syndicat confirment les conclusions du rapport 6 du vérificateur général. Voici un autre point essentiel qui justifie la nécessité de mener l’étude que je réclame au Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense.

Je ne cherche en aucune manière à entraver ou à perturber le processus judiciaire dans l’affaire Gallese. Je le rappelle, je ne demande pas que l’on mène une étude sur les circonstances de la mort de Marylène Levesque ou sur le volet criminel de l’affaire Gallese. Je laisse le système judiciaire faire son travail, car je suis soucieux du principe de séparation des pouvoirs.

Il y a un an autre point important que j’aimerais souligner. L’autre endroit a adopté à l’unanimité la motion du député Pierre Paul-Hus le 5 février 2020. Cette motion demande notamment que la Chambre des communes, et je cite :

b) donne instruction au Comité permanent de la sécurité publique et nationale de tenir des audiences sur cette affaire [...]

Cette motion a été adoptée à l’unanimité par l’autre endroit et par le premier ministre et le ministre de la Justice lui-même.

Selon moi, l’autre endroit a jugé que la liberté de parole était nécessaire dans cette affaire et qu’elle ne contrevenait pas aux droits de la personne qui subit un procès. Honorables sénateurs, je reconnais que la rédaction d’une motion, si précise soit-elle, peut être sujette à amélioration.

Si c’est la raison de l’interrogation du sénateur Sinclair, je suis tout à fait ouvert à l’idée de trouver avec ce dernier quelles corrections nous pourrions y apporter.

Honorables sénateurs, j’espère que mes arguments ont convaincu cette Chambre de tenir un débat et un vote sur cette motion, pour le principe de liberté de parole dans cette Chambre et pour la sécurité des femmes vulnérables au Canada. Merci.

L’honorable Murray Sinclair [ - ]

Honorables sénateurs, puisque c’est une question que j’avais soulevée, que je n’avais pas donné beaucoup de détails à ce moment-là et que le sénateur Boisvenu avait alors répondu en donnant moins de détails aussi, je me suis permis de préparer des observations relativement au fardeau qui me revient. Je reconnais qu’il m’incombe de justifier le recours au Règlement et, à vrai dire, d’empêcher la motion d’aller plus loin.

D’entrée de jeu, je précise que, en relisant la motion, j’ai compris que le sénateur Boisvenu propose que le comité concerné mène une étude reliée à la mort tragique d’une jeune femme à Québec, plus précisément sur le rôle qu’ont joué le système correctionnel et la Commission des libérations conditionnelles du Canada dans la libération de l’individu accusé de ce meurtre.

J’invoque le Règlement en ce qui concerne l’application à ce drame de la convention relative aux affaires en instance puisqu’une accusation de meurtre au premier degré a été portée contre l’individu en question visé par la décision de la Commission des libérations conditionnelles.

Mon rappel au Règlement vise à établir si la motion du sénateur Boisvenu est recevable ou non étant donné que les tribunaux sont actuellement saisis de l’affaire, ce qui signifie que la convention relative aux affaires en instance devrait s’appliquer pour éviter que le processus parlementaire envisagé ne compromette les poursuites judiciaires.

Comme nous avons aujourd’hui la possibilité de présenter des arguments plus complets dans ce dossier, je tiens à ajouter quelques points qui selon moi pourraient être utiles.

À la page 76 du Document d’accompagnement du Règlement du Sénat du Canada, on peut lire la citation ci-après tirée du hansard du Sénat du 5 mai 2009 :

L’usage au Parlement veut que l’on évite de discuter de questions ou d’affaires faisant l’objet de poursuites en justice ou d’enquêtes quasi judiciaires. C’est ce qu’on appelle la convention relative aux affaires en instance sub judice.

Bien que cette convention ne soit pas codifiée, la documentation en matière de procédure indique que, même si ce n’est pas obligatoire, les parlementaires devraient éviter de faire des allusions aux délibérations, témoignages ou constatations d’une commission avant que celle-ci ne dépose son rapport.

Comme le font remarquer O’Brien et Bosc dans La procédure et les usages de la Chambre des communes :

Il est couramment admis que l’on devrait, dans l’intérêt de la justice et du « fair play », imposer certaines limites à la liberté qu’ont les députés de se référer, dans le cours des délibérations, à des affaires en instance devant les tribunaux. On s’entend également pour dire que ces affaires ne devraient faire l’objet ni de motions ni de questions à la Chambre. L’interprétation de cette convention, par ailleurs vaguement définie, est laissée au jugement du Président. Le terme « convention » est employé à dessein, car il n’existe aucune règle pour interdire aux parlementaires d’aborder une affaire en instance devant les tribunaux. La Chambre tient à s’imposer de telles limites pour empêcher que le fait de débattre publiquement de l’affaire ne cause préjudice à l’accusé ou à une partie au procès ou à l’enquête judiciaire. Bien qu’il existe une certaine jurisprudence pouvant servir de guide à la présidence, on n’a jamais pris soin de codifier cette pratique à la Chambre des communes.

Ils ajoutent :

[...] L’interprétation de cette convention [...] est laissée au jugement du Président [...] car il n’existe aucune règle pour interdire aux parlementaires d’aborder une affaire en instance devant les tribunaux.

Il y a des cas où l’application de la convention est assez simple. La convention a été régulièrement appliquée à des motions, à des allusions, à des débats, à des questions et à des questions complémentaires, ainsi que dans toutes les situations où on mentionne une affaire criminelle.

O’Brien et Bosc offrent aussi d’autres conseils sur le rôle du Président à cet égard :

Étant donné que la convention relative aux affaires en instance n’est pas codifiée et est d’application volontaire, la compétence du Président [...] est un peu difficile à définir. Le pouvoir discrétionnaire du Président à l’égard des affaires en instance découle de son rôle de gardien de la liberté d’expression à la Chambre. La présidence a le devoir de mettre en équilibre les droits de la Chambre et les droits et intérêts du citoyen ordinaire qui subit un procès. En fait, le Président intervient uniquement dans des cas exceptionnels où il semble probable qu’en agissant autrement, il léserait des intérêts particuliers.

Au chapitre 20 de l’ouvrage d’O’Brien et Bosc, on fait remarquer que cette règle s’applique aux comités ainsi qu’à la Chambre.

Aux fins de la discussion d’aujourd’hui, cet ouvrage indique aussi que :

[...] tout député qui demande au Président d’empêcher une discussion pour motif de sub judice se verrait obligé de démontrer, à la satisfaction de la présidence, l’existence d’une raison valable de croire qu’un préjudice pourrait résulter de cette discussion.

Cela étant dit, je tiens à souligner que le sénateur Boisvenu souhaite soulever une question de sécurité publique importante qui préoccupe, à juste titre, les Canadiens et qui concerne le processus de prise de décisions du système correctionnel et de la Commission des libérations conditionnelles. Toutefois, je ne vois pas comment une telle étude ou des délibérations pourraient être menées sans que le comité entende des témoignages quant aux actions de la Commission des libérations conditionnelles, à ce qui pourrait justifier toute critique ou suggestion concernant la formation et au genre de formation qu’il faudrait offrir aux employés de la commission, sans que l’on sache exactement ce que l’accusé a fait.

Je fais aussi valoir à la Chambre que si le Sénat est la tribune appropriée pour ce genre d’étude, je me demande pourquoi la question devrait être examinée de manière générale et sans que l’on fasse référence à l’affaire qui est devant les tribunaux. Par conséquent, Votre Honneur conclura peut-être que cet aspect de la motion du sénateur Boisvenu est bel et bien irrecevable.

Plus précisément, je crois que la convention relative aux affaires en instance s’appliquerait ici parce qu’un préjudice pourrait résulter de la discussion de tous les faits de l’affaire, qu’ils se rapportent directement ou indirectement à la libération de l’individu, à sa conduite lors de sa libération conditionnelle et, en particulier, à ses contacts avec la victime ou tout autre femme avec laquelle il est entré en contant durant sa libération conditionnelle.

On pourrait examiner des éléments de preuve relatifs à l’affaire sans faire appliquer les règles juridiques en matière de preuve et d’autres aspects du processus établi.

Le Canada, bien sûr, est bâti sur le principe que toute personne accusée d’une infraction est réputée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été prouvée hors de tout doute raisonnable. À ce stade, il serait difficile de mener une étude sur les décisions prises par la Commission des libérations conditionnelles et sur les agissements de l’accusé durant sa libération conditionnelle, sans porter atteinte au droit de ce dernier à la présomption d’innocence. Merci, Votre Honneur.

L’honorable Donald Neil Plett (leader de l’opposition)

J’aimerais participer brièvement à la discussion sur le rappel au Règlement du sénateur Sinclair. Je m’excuse d’avance, Votre Honneur, si je répète quelque chose qui a déjà été dit. Je n’étais pas au Sénat la dernière fois qu’on a discuté de cette question, puisque je devais m’acquitter de certaines de mes responsabilités en tant que leader de mon caucus.

J’ai étudié la question dans une certaine mesure et j’aimerais simplement faire quelques observations, Votre Honneur.

La motion du sénateur Boisvenu ne contient pas le nom de la victime, le nom de l’accusé ni même le moindre détail particulier sur une affaire criminelle actuellement devant les tribunaux.

Le sénateur Boisvenu a seulement fait allusion à une affaire récente et hautement médiatisée dans son discours — et non dans sa motion — pour illustrer l’urgence de se pencher sur un problème actuel. La motion ne vise nullement à discuter des détails du meurtre qui aurait été commis, mais plutôt à examiner les mesures prises par la Commission des libérations conditionnelles, une question à laquelle le sénateur Boisvenu s’intéresse depuis longtemps. Il me semble évident qu’il est parfaitement acceptable d’inviter un comité à se pencher sur un système et sur son mode de gestion et à fournir des recommandations pour prévenir la violence misogyne et les tragédies évitables.

Selon La procédure du Sénat en pratique, la convention relative aux affaires en instance vise :

[...] à assurer un équilibre raisonnable entre le droit à un procès équitable et le droit des parlementaires à la liberté de parole. Cette convention a été appliquée de manière assez uniforme dans les affaires pénales, avant qu’un jugement ne soit rendu et lors des appels.

Aucune accusation au criminel n’a été portée contre un agent de libération conditionnelle, un commissaire ou un chargé de cas associé à cette affaire. Les détails de l’affaire criminelle qui a suivi ne sont pas pertinents pour la discussion que le sénateur Boisvenu cherche à lancer.

Pour ce qui est de savoir comment et pourquoi des délinquants violents obtiennent une libération conditionnelle de jour et de quelle façon sont établies les conditions applicables, selon la motion présentée, l’examen porterait expressément sur le système correctionnel, la Commission des libérations conditionnelles du Canada et les mesures qui peuvent être prises pour améliorer le système.

Examiner en profondeur les problèmes systémiques qui pourraient exister au sein de la Commission des libérations conditionnelles du Canada et envisager un perfectionnement de la formation des commissaires ne compromettra aucunement le droit de l’accusé à un procès équitable. Donc, je ne crois pas qu’un rappel au Règlement sur l’application de la convention relative aux affaires en instance soit fondé.

L’honorable Renée Dupuis [ - ]

Il me semble qu’on demande, dans le texte de la motion qui est devant nous, que l’enquête porte sur —

[How] the Parole Board of Canada managed the case of an inmate accused of the murder of a young woman [...] to ensure another tragedy such as this never happens again

En d’autres mots, cette motion comporte deux parties, dont l’une porte précisément sur la « façon » — et, en français, elle est rédigée comme suit :

[...] dont le système correctionnel et la Commission des libérations conditionnelles ont géré le détenu accusé de la mort d’une jeune femme alors qu’il était en semi-liberté en janvier de cette année [...]

On parle d’un cas très précis. Toutefois, je tiens à souligner le fait que, dans la version française, on dit de façon erronée que l’on veut « examiner la manière dont le système correctionnel et la Commission des libérations conditionnelles ont géré le détenu [...] ». Cela me semble non seulement une faute de français, mais cela m’apparaît inexact, dans le sens où l’on ne gère pas un individu, on gère plutôt le dossier d’un individu. Or, on ne peut voir un individu comme un objet au point de dire qu’on le gère, lui.

Je crois que vous avez toute la discrétion voulue pour prendre votre décision sur ce rappel au règlement. En fait, deux éléments dans cette motion doivent être distingués : la partie de la motion qui traite d’un détenu identifiable, en faisant précisément référence aux éléments, et l’autre partie, qui est plus générale et qui porte sur les programmes de formation et sur les mesures de réhabilitation à mettre en place. Merci.

L’honorable Claude Carignan [ - ]

Évidemment, je partage la même opinion que le sénateur Boisvenu et le sénateur Plett. Cependant, puisque vous traitez de nouveaux faits, je vous dis simplement que les médias rapportaient aujourd’hui que la personne en question, Eustachio Gallese, compte plaider coupable demain à une accusation de meurtre au premier degré, au moment où vous rendrez probablement votre décision sur la question.

Je vous invite à prendre connaissance des événements nouveaux qui vont se produire demain. Ces événements, évidemment, pourraient mettre fin au débat et le rendre complètement théorique.

Son Honneur le Président [ - ]

Je remercie les honorables sénateurs de leur contribution à la discussion sur ce sujet complexe et important. Je prendrai la question en délibéré.

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