Aller au contenu

Projet de loi concernant l'élaboration d'un cadre national sur le revenu de base garanti suffisant

Deuxième lecture--Suite du débat

26 avril 2022


Honorables sénateurs, avant de commencer mon discours sur le projet de loi S-233, permettez-moi d’exprimer ma grande admiration pour le travail de la sénatrice Pate sur le système pénal et sa ténacité à promouvoir un programme de revenu de base garanti sans condition. Je partage son désir de voir la fin de la pauvreté. Je reconnais, comme elle et d’autres l’ont souligné, que recevoir un revenu de base stable a des effets positifs sur la santé physique et mentale de chaque personne.

Cependant, il est possible d’obtenir les mêmes résultats avec des politiques publiques moins coûteuses, plus équitables et plus socialement acceptables que la politique proposée dans le projet de loi S-233.

Même si j’ai beaucoup d’estime pour la sénatrice Pate, les problèmes socioéconomiques soulevés par le projet de loi S-233 sont si importants pour moi que je ne peux pas appuyer le projet de loi.

Le projet de loi S-233 propose d’obliger la ministre des Finances à élaborer un cadre national pour mettre en œuvre un revenu de base qui garantit inconditionnellement un revenu suffisant pour vivre à tous les citoyens canadiens de plus de 17 ans ainsi qu’aux résidants permanents, aux réfugiés et aux travailleurs temporaires.

Rappelons brièvement qu’à travers l’histoire, quelques philosophes et certains économistes ont promu l’idée d’un revenu inconditionnel de base garanti, ou RBG. Le plus souvent, ils ont été qualifiés d’utopistes par leurs pairs.

Au début des années 1960, l’économiste de droite Milton Friedman a redonné vie à l’idée d’un RBG quand il a proposé un impôt négatif dans son ouvrage célèbre Capitalisme et liberté. Il visait justement à réduire le rôle de l’État et à privatiser les programmes sociaux. Depuis, certains groupes de droite et de gauche en font néanmoins l’éloge.

Dans la plupart des pays industrialisés, le système de protection sociale que l’on connaît s’est développé autour des concepts de mutualisation, de réciprocité et d’inclusion sociale. Il s’appuie sur la participation au marché du travail, les assurances sociales, les allocations de revenus ciblés et l’aide sociale pour toutes les personnes dans le besoin. Ce système est perfectible. Malheureusement, il est incompatible avec un système fondé sur un revenu de base garanti inconditionnel et suffisant, comme le prévoit le projet de loi S-233.

Comme le démontrent plusieurs études, cette idée manque de réalisme économique et est discutable sur le plan de l’équité et de son acceptabilité sociale.

Pourquoi un RBG est-il irréaliste sur le plan économique? C’est simple : c’est parce que les coûts d’un revenu de base garanti suffisant sont prohibitifs. Il vise à aider un peu plus de 11 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté en distribuant à 100 % des adultes un revenu de base. Pour financer un tel système, il faudra revoir complètement la fiscalité du revenu.

Récemment, le directeur parlementaire du budget a calculé qu’il en coûterait 87,8 milliards de dollars, en 2022-2023, pour mettre en œuvre un programme de revenu de base garanti pour les adultes de 18 à 64 ans semblable au projet pilote ontarien adopté en 2017. Ces estimations prévoient un revenu de base de 17 000 $ pour les célibataires et de 24 000 $ pour les couples, ainsi qu’une récupération de 50 cents par dollar gagné en sus du revenu garanti. Les coûts d’un revenu de base augmentent rapidement dès que diminue le taux de récupération, comme en témoigne un autre rapport du directeur parlementaire du budget produit en 2020.

De son côté, en 2019, le Réseau canadien pour le revenu garanti a évalué que le coût d’un programme de revenu garanti de 22 000 $ par année pour les Canadiens de 18 ans et plus était de 187 milliards de dollars par an lorsque le gouvernement récupère 40 cents par dollar gagné. Le projet de loi S-233 se rapproche de ce modèle. C’est l’équivalent de tout l’impôt fédéral sur le revenu des particuliers versé en 2021-2022, qui était de 189,4 milliards de dollars.

Une allocation universelle est encore plus coûteuse. Garantir à tous les Canadiens adultes un revenu, comme un revenu de 22,000 $, coûterait 637 milliards de dollars, selon le Réseau canadien pour le revenu garanti. C’est presque deux fois tous les revenus budgétaires du gouvernement fédéral. Même après l’impôt, un tel revenu de citoyenneté absorberait tous les revenus fédéraux. Bref, les coûts d’un revenu de base garanti sont prohibitifs.

C’est là où le bât blesse. Pour financer un tel programme, les gouvernements devront revoir l’impôt sur le revenu. Or, les modifications fiscales nécessaires pour financer un tel programme nuiront à la participation au marché du travail, pas parce que les gens sont paresseux, mais tout simplement parce qu’ils sont rationnels. En somme, le nombre de personnes soutenues par ce programme augmentera au-delà du nombre de personnes qu’on voulait aider à l’origine. Or, moins d’heures travaillées et imposées, cela signifie moins de revenus pour le gouvernement. Bref, le financement du revenu de base garanti est insoutenable.

Comme vous le savez, dans un passé récent, les gouvernements du Québec et de la Colombie-Britannique ont tous deux créé un groupe d’experts afin de proposer un plan pour implanter un RBG au Québec et instaurer un projet pilote en Colombie-Britannique. Les deux groupes d’experts ont rejeté la faisabilité d’un tel programme. Le groupe de la Colombie-Britannique a même rejeté cette idée. Pourquoi? Parce qu’aucun projet pilote ne peut prévoir toutes les conséquences macroéconomiques des modalités de financement d’un RBG.

Je cite le panel de la Colombie-Britannique :

De nombreuses propositions canadiennes de revenu de base suggèrent d’éliminer la plupart ou la totalité des crédits d’impôt, y compris le montant personnel de base, pour créer un revenu de base sous forme de crédit d’impôt remboursable « autofinancé ». Il s’agirait d’une réforme fondamentale du régime fiscal, qui ferait en sorte que l’impôt deviendrait payable dès le premier dollar gagné, ce qui aurait pour effet de décourager davantage le travail pour les personnes à faible revenu qui ne reçoivent pas d’aide au revenu.

Dans le rapport, on précise que l’impôt générerait des fonds insuffisants.

Le panel ajoute :

La dissolution des programmes est une autre option possible, mais nous pensons que les nombreux services fournis par les programmes existants qui visent à répondre aux besoins de base — combinés aux transferts d’argent liquide — sont essentiels à une société juste.

Le rapport conclut ainsi :

[...] comme nous l’avons souligné, un revenu de base doit être considéré en tenant compte de la manière dont il est financé et de la manière dont les modifications apportées à l’impôt et aux programmes pour couvrir ses coûts se combinent aux effets incitatifs du revenu de base même. Les effets relatifs au financement d’un revenu de base majeur pourraient dépasser les effets incitatifs et économiques présentés par les seuls avantages.

Mon deuxième point concerne l’équité et la justice sociale. Les deux groupes d’experts provinciaux ont analysé l’impact d’un RBG sous l’angle de l’équité sociale à travers les principes philosophiques de justice sociale qui ont été énoncés notamment par le philosophe bien connu John Rawls. Selon ces principes et selon ce philosophe, le RBG provoque des problèmes majeurs d’équité sociale. L’explication sommaire est simple à comprendre : en effet, un revenu de base égal pour tous n’est pas nécessairement équitable, parce qu’il ne garantit pas l’égalité des chances pour tous. Chacun a des besoins différents, on se le rappelle. En revanche, une approche ciblée peut davantage assurer le principe de l’égalité des chances.

Comme l’a souligné le groupe d’experts de la Colombie-Britannique, et je cite :

L’adoption d’un système fondé sur un revenu de base n’est pas le changement stratégique le plus équitable qu’on puisse envisager. L’ampleur des différents besoins de la population au sein de cette société est telle qu’on ne saurait y répondre efficacement avec un simple chèque du gouvernement.

Le rapport ajoute également ceci :

Nous sommes par ailleurs préoccupés par les conséquences que la mise en place d’un revenu de base pourrait avoir sur la société dans laquelle nous vivrons. Le revenu de base vise à promouvoir l’autonomie individuelle, un aspect important d’une société juste. Cependant, cette mesure ne tient pas compte d’autres aspects essentiels d’une société juste qui, selon nous, doivent également être considérés, soit la communauté, les interactions sociales, la réciprocité et la dignité. À notre avis, l’approche axée sur le revenu de base nous semble plus individualiste par rapport à la façon dont les Britanno-Colombiens se perçoivent.

Les travaux de la philosophe américaine Elizabeth Anderson abondent dans le même sens.

Notre système actuel prévoit de soutenir tous les gens dans le besoin grâce à une variété de programmes divers qui, je le répète, peuvent être améliorés tant à l’échelon fédéral qu’à l’échelon provincial. Ces programmes répondent davantage aux besoins variés de tous ceux qui subissent des épreuves dans différentes circonstances à différents moments de leur vie qu’un revenu de base égal pour tous en tout temps.

Parce que l’approche du revenu de base garanti est uniforme — comme on le dit en anglais, it is a one size fits all —, l’implantation de cette approche peut avoir des conséquences inattendues et non souhaitables.

Voici un exemple pour illustrer mon propos. Selon le dernier rapport du directeur parlementaire du budget qui évoque les effets redistributifs d’un RBG, une famille monoparentale à faible revenu pourrait perdre 5 315 $ par année en raison de l’implantation d’un RBG. Or, ce sont justement ces familles, dont le chef est généralement une femme, qu’on veut aider.

Chers collègues, à l’instar de la sénatrice Simons, je vous invite à réfléchir sur les défis que comporte le projet de loi S-233 pour la jeunesse. Comment la société pourra-t-elle donner des racines et des ailes à ses enfants si elle leur assure un revenu de base à 18 ans, sans aucune contrepartie d’éducation, de formation ou d’inclusion dans la société? Est-ce qu’un parent, même fortuné, accepterait de financer son enfant de 18 ans s’il décidait d’abandonner ses études, sa formation, et qu’il refusait d’aller travailler? Poser la question, c’est y répondre. La société devrait-elle agir conformément à ces principes?

Parlons maintenant des problèmes politiques. Chers collègues, le projet de loi S-233 soulève des enjeux d’acceptabilité sociale et des problèmes constitutionnels. En mars 2022, avec la firme Angus Reid, j’ai réalisé un sondage sur l’éthique du travail et le RBG. Vous pourrez bientôt consulter ces données sur mon site Web.

Les conclusions sommaires sont les suivantes.

Premièrement, les Canadiens ont une éthique du travail qui se maintient par rapport à d’autres sondages du même genre que j’ai réalisés en 1981 et 2014. Environ 79 % des Canadiens pensent que tous les adultes qui sont en état de travailler devraient travailler pour gagner leur vie. Toutefois, 54 % des Canadiens aimeraient quand même pouvoir vivre sans travailler. C’est pourquoi l’idée d’un revenu de base garanti polarise les Canadiens. Si 46 % des Canadiens appuient cette idée, 37 % s’y opposent. Lorsqu’on demande aux Canadiens s’ils sont prêts à financer ce programme au moyen de leurs taxes et impôts et des réductions de services, seulement 19 % des Canadiens sont prêts à le faire, alors que 62 % s’y opposent. Par surcroît, seulement 5 % des Canadiens appuient fortement l’idée d’assurer le financement d’un revenu de base garanti grâce à des augmentations d’impôt et à des réductions de services, alors que 43 % des Canadiens s’y opposent fortement.

Bref, le RBG est une idée qui peut faire rêver, mais les Canadiens ne sont pas prêts à en payer les coûts. Donc, qui paierait la note?

Le projet de loi S-233 soulève aussi des enjeux constitutionnels réels. Il implique d’abolir de nombreux transferts sociaux aux provinces. Le gouvernement fédéral pourrait décider unilatéralement de le faire. Il va sans dire que les réactions des provinces seraient vives. Les provinces ne sont pas prêtes à accepter cela ni à céder au gouvernement fédéral leurs responsabilités en matière d’aide sociale. Les discussions seraient interminables.

En conclusion, il y a des solutions sur lesquelles on peut travailler pour réduire la pauvreté au Canada. La Loi sur la réduction de la pauvreté au Canada, que nous avons adoptée en 2019, vise à réduire la pauvreté et établit des objectifs liés à l’agenda 2030 des Nations unies. Les rapports de la Colombie-Britannique et du Québec font état de nombreuses possibilités d’action inspirantes. Par exemple, les deux rapports recommandent l’adoption d’un revenu de base garanti, comme celui qui existe déjà pour les personnes âgées, pour les personnes qui ont des handicaps, et c’est tout à fait faisable.

La recommandation no 5 du rapport québécois propose la mise en place d’un programme facilitant les transitions sur le marché du travail et la formation. Vous y trouverez plusieurs propositions réalistes visant à réduire et à prévenir la pauvreté.

Le système actuel, qui est privilégié par les pays industrialisés et promu par l’OCDE, l’Organisation internationale du travail et les Nations unies, a fait ses preuves. Il permet de réduire la pauvreté et, surtout, il aide à la prévenir.

Il existe de nombreuses solutions auxquelles nous pouvons travailler pour éliminer la pauvreté et l’inégalité au Canada, mais un revenu de base garanti ne devrait pas en faire partie. Il est grand temps que nous abandonnions ce rêve utopique et que nous choisissions plutôt des programmes pratiques, ciblés et ayant déjà rigoureusement fait leurs preuves qui réduiront et préviendront la pauvreté, offriront des formations pour acquérir des compétences et permettront de créer un marché du travail inclusif. Merci, meegwetch.

Son Honneur le Président [ + ]

Je suis désolé, mais le temps de parole de la sénatrice Bellemare est écoulé. Elle devra demander plus de temps pour répondre à des questions.

Demandez-vous cinq minutes de plus pour répondre à des questions?

Son Honneur le Président [ + ]

J’ai entendu un « non ».

Haut de page