La Loi sur les compétences linguistiques
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
10 février 2022
Je remercie la sénatrice Moncion d’avoir mis en lumière avec tant d’éloquence les défis auxquels font face les universités en milieu minoritaire dans la francophonie.
Chers collègues, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-229, intitulé Loi modifiant la Loi sur les compétences linguistiques (lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick), qui a été déposé dans cette Chambre par le sénateur Carignan le 1er décembre dernier.
Je tiens à souligner que les terres à partir desquelles je vous parle aujourd’hui font partie du territoire non cédé du peuple algonquin anishinabe.
Le projet de loi S-229 vise à garantir que toute personne exerçant le poste de lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick soit en mesure de comprendre les deux langues officielles de notre pays, le français et l’anglais, et de communiquer clairement dans ces deux langues.
Pour atteindre cet objectif, le projet de loi S-229 modifie l’article 2 de la Loi sur les compétences linguistiques.
Selon la section 2 de la Loi sur les compétences linguistiques, la personne doit avoir la capacité de parler et de comprendre clairement les deux langues officielles pour pouvoir être nommée à l’un ou l’autre de certains postes clés, dont les suivants : le vérificateur général du Canada; le directeur général des élections; le commissaire aux langues officielles du Canada; le commissaire à la protection de la vie privée; le commissaire à l’information; le conseiller sénatorial en éthique; le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique; le commissaire au lobbying; le commissaire à l’intégrité du secteur public; le président de la Commission de la fonction publique; et le directeur parlementaire du budget.
Nul doute que les titulaires de ces divers postes jouent un rôle fondamental dans la gouvernance de notre pays et dans le paysage sociopolitique du Canada. Par ailleurs, même si les titulaires de ces postes pourraient à juste titre être considérés comme des mandataires — ou agents — du Parlement, rien dans la Loi sur les compétences linguistiques n’empêche expressément le Parlement d’ajouter d’autres postes. Par conséquent, le projet de loi S-229 ne ferait qu’ajouter le poste de lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick à cette liste de postes éminents et importants soumis à la Loi sur les compétences linguistiques.
En tant que porte-parole de ce projet de loi, je l’ai examiné en fonction de quatre aspects que je souhaite partager avec vous aujourd’hui : le contexte historique de l’évolution des droits linguistiques au Nouveau-Brunswick; les tâches et responsabilités associées aux fonctions de lieutenant-gouverneur; les enjeux constitutionnels que soulève ce projet de loi; la modernisation du processus de nomination des hautes fonctions de l’État ainsi que la transparence des processus associés à ces nominations.
Lors de son allocution à l’étape de la deuxième lecture le 14 décembre dernier, le sénateur Carignan a fait valoir différents motifs justifiant l’adoption de ce projet de loi, allant des dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés qui confèrent un statut unique au Nouveau-Brunswick en matière de droits linguistiques jusqu’à l’importance de promouvoir et de protéger la langue française en relatant le contexte historique particulier dans lequel cette langue a acquis son statut à titre de l’une des deux langues officielles de cette province.
Ce faisant, il a noté que l’avènement d’obligations linguistiques relatives au Nouveau-Brunswick, notamment celles prévues par la Charte, était une manière de s’affranchir d’une situation où la langue française avait un « statut sociopolitique inférieur » dans cette province, terme qu’il a qualifié de « diglossie avancée ».
En tant que sénateur acadien du Nouveau-Brunswick, je suis évidemment d’accord avec cette perspective historique et j’appuie l’intention des propos tenus par le sénateur Carignan. Je tiens à le remercier sincèrement d’avoir déposé ce projet de loi qui soulève l’importance d’assurer et de promouvoir le bilinguisme d’une haute fonction publique. C’est un projet de loi nécessaire et plus que symbolique pour nos deux communautés de langue officielle au Nouveau-Brunswick.
Cela étant dit, nonobstant mon appui indéfectible aux grands principes qui sous-tendent le projet de loi S-229, j’observe tout de même qu’il soulève certaines questions complexes, particulièrement de nature constitutionnelle, relativement au processus de nomination lié à ce poste. Aussi, après l’avoir examiné minutieusement, après avoir fait des recherches et consulté un imminent constitutionnaliste, j’émets certaines réserves quant à sa faisabilité. Toutefois, avant d’aborder ces éléments de réflexion importants, permettez-moi, chers collègues, d’exprimer les raisons principales qui m’incitent à soutenir ce projet de loi à l’étape de la deuxième lecture.
Le Nouveau-Brunswick, en tant que province, est le théâtre d’une réalité socioculturelle, politique et constitutionnelle unique relativement à la protection et à la promotion du bilinguisme et de la dualité linguistique. Puisqu’elle est la seule province officiellement bilingue au pays, il suffit de consulter les articles 16 à 20 de la Charte canadienne des droits et libertés pour comprendre qu’elle occupe une place exceptionnelle dans notre espace constitutionnel canadien. En effet, la Charte contient des dispositions linguistiques claires pour le contexte néo-brunswickois. Elle prévoit, notamment ce qui suit :
Le français et l’anglais sont les langues officielles du Nouveau-Brunswick; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions de la Législature et du gouvernement du Nouveau-Brunswick. [...]
La communauté linguistique française et la communauté linguistique anglaise du Nouveau-Brunswick ont [...] droit à des institutions d’enseignement distinctes et aux institutions culturelles distinctes [...]
Le public a, au Nouveau-Brunswick, droit à l’emploi du français ou de l’anglais pour communiquer avec tout bureau des institutions de la législature ou du gouvernement [...]
Le Nouveau-Brunswick a d’ailleurs reconnu ces principes énoncés dans la Charte dans sa propre Loi sur les langues officielles en 2002.
Chers collègues, cette reconnaissance de la spécificité néo‑brunswickoise dans les dispositions de la Charte n’est pas le fruit du hasard, mais celui d’un long travail acharné de la part de nombreux Néo-Brunswickois et Néo-Brunswickoises. Deux exemples suffisent pour illustrer ce constat.
Premièrement, avant 1981, le projet initial de Charte ne comprenait pas de paragraphes spécifiques au Nouveau-Brunswick. Il a fallu attendre l’intervention du premier ministre du Nouveau-Brunswick de l’époque, l’honorable Richard Hatfield, devant le Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada, pour que le ministre fédéral de la Justice de l’époque, le très honorable Jean Chrétien, décide de présenter des modifications réservées au Nouveau-Brunswick sur la question linguistique.
En comité, le premier ministre Hatfield a alors déclaré :
[...] qu’il soit possible et même utile au mieux-être et à l’avancement des gens que deux langues soient reconnues et utilisées, avec tous les avantages que cela comporte.
Même si le Nouveau-Brunswick a initialement conduit la mise en place des fondements du bilinguisme institutionnel en 1969 avec l’adoption de sa première Loi sur les langues officielles — une initiative législative dirigée par le premier ministre Louis Robichaud, que nous appelons « Petit Louis » en Acadie —, c’est l’adoption de la Charte en 1982 qui a renforcé la place occupée par le Nouveau-Brunswick dans le cadre constitutionnel canadien. On ne peut pas nier qu’il s’agit d’un exploit exceptionnel.
Pourtant, chers collègues, malgré ces avancées, en 1982, la Charte ne reconnaissait toujours pas les principes énoncés dans la Loi reconnaissant l’égalité des deux communautés linguistiques officielles au Nouveau-Brunswick, qui avait été adoptée dans cette province l’année précédente et qui reconnaissait notamment le droit des communautés linguistiques françaises ou anglaises à des « institutions distinctes ». Il a fallu attendre les actions déterminées du premier ministre du Nouveau-Brunswick de l’époque, M. Frank McKenna, pour que les principes de cette loi provinciale soient enfin enchâssés dans la Charte en 1993, grâce à l’ajout de l’article 16.1.
M. McKenna a affirmé une fois en comité que l’article 16.1 de la Charte ferait essentiellement du Nouveau-Brunswick une société distincte. À mes yeux, cette notion de société distincte est non seulement enchâssée dans les dispositions de la Charte mais aussi dans l’essence même de la société néo-brunswickoise, sur les plans social et culturel.
La réalité démographique actuelle du Nouveau-Brunswick démontre bien cette situation. Rappelons qu’en 2016, plus de 31,9 % de la population néo-brunswickoise avait le français comme langue maternelle, alors que l’anglais était la langue maternelle de 64,8 % de la population. Certaines régions, notamment la Péninsule acadienne, au nord-est de la province, comptent une forte concentration de francophones, soit environ 96 % de sa population, alors que d’autres régions, comme celles du sud-ouest de la province, sont majoritairement anglophones, avec environ 98 % de leur population. En ce sens, deux communautés linguistiques distinctes coexistent au Nouveau-Brunswick. Cela pose toujours des défis d’envergure, particulièrement en ce qui concerne l’égalité réelle de ces deux communautés.
Un rapport récent de l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques constatait ce qui suit :
Les indices de vitalité linguistique indiquent que l’écart continue de se creuser entre les langues officielles au détriment du français.
D’ailleurs, ce même rapport indiquait également ce qui suit :
L’utilisation des langues officielles au travail variait entre les trois paliers de gouvernement présents dans la province en 2016 [...] En fait, plus le palier de gouvernement était élevé, plus les employés y parlaient principalement l’anglais au travail au détriment du français. Le pourcentage de fonctionnaires qui parlaient le plus souvent l’anglais passait ainsi de 74,5 % chez les employés des administrations municipales et régionales, à 76,0 % au provincial, pour atteindre 79,2 %, au sein de l’administration fédérale au Nouveau-Brunswick.
Bien que les Néo-Brunswickois aient acquis des droits linguistiques, je me dois de rappeler aux sénateurs qu’un droit en soi n’est pas une garantie que les deux communautés linguistiques de la province s’épanouiront de façon égale dans le futur. Un droit ne vaut rien si rien n’est fait pour le protéger et le défendre.
Le contrat social qui lie les Néo-Brunswickois dans leur appréciation et leur compréhension collectives du bilinguisme et de la dualité linguistique doit être soutenu par des mesures directes. C’est comme un arbre, si je puis dire, qui ne peut vivre en vase clos.
Obliger la nomination d’un lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick qui parle et comprend les deux langues officielles est une mesure essentielle pour maintenir et revitaliser la cohésion sociale parmi les habitants du Nouveau-Brunswick en ce qui concerne les droits linguistiques.
Chers collègues, c’est en réfléchissant à ces éléments et en pensant à ces différents points de vue qu’il faut essayer de saisir les objectifs généraux du projet de loi proposé par le sénateur Carignan.
Dans ce contexte, quel rôle joue le lieutenant-gouverneur au Nouveau-Brunswick? Comme ailleurs, en tant que représentant de Sa Majesté la reine à des fins provinciales, le lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick sert les deux communautés linguistiques de cette province en exerçant plusieurs fonctions officielles ou activités traditionnelles. Pour en nommer quelques-unes, c’est le lieutenant-gouverneur qui ouvre, proroge et dissout l’assemblée législative, accorde la sanction royale à tous les projets de loi, prononce le discours du Trône, participe à des cérémonies officielles soulignant les réalisations des Néo-Brunswickois et Néo‑Brunswickoises et accueille les membres de la famille royale, les chefs d’État, les ambassadeurs et les autres représentants de pays étrangers. Au-delà de ces fonctions officielles, le ou la lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick est aussi un symbole unificateur de cette province.
D’anciens lieutenants-gouverneurs, comme les honorables Jocelyne Roy Vienneau, Herménégilde Chiasson, Gilbert Finn et Hédard Robichaud, ont non seulement exercé leurs fonctions officielles de manière admirable, mais ont favorisé un réel rapprochement entre les deux communautés linguistiques de la province. Grâce à leur aptitude à comprendre et à s’exprimer dans les deux langues officielles avec l’ensemble de la population, ils ont contribué à renforcer l’appréciation des citoyens pour cette haute fonction de l’État, et ils ont concrètement permis d’établir des ponts linguistiques et culturels entre la communauté linguistique française et la communauté linguistique anglaise de la province.
Aussi, à la lumière de cette réalité, nous pouvons affirmer que le maintien et la promotion du bilinguisme et de la dualité linguistique au Nouveau-Brunswick représentent de véritables vecteurs d’intégration et de démocratisation, qui favorisent une meilleure cohésion sociale entre les citoyennes et les citoyens. Voilà pourquoi, dans la seule province officiellement bilingue du Canada, il est légitime, pour la population du Nouveau-Brunswick, de s’attendre à ce que la personne qui occupe le poste de lieutenant-gouverneur soit capable de communiquer et de comprendre clairement les deux langues officielles, comme le prévoit justement le projet de loi S-229.
Cela étant dit, comme je l’ai mentionné d’entrée de jeu, certaines questions complexes se posent, particulièrement en ce qui a trait à leur nature constitutionnelle, relativement au processus de nomination lié à ce poste et elles méritent d’être approfondies en comité.
À l’heure actuelle, le lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick est nommé par le gouverneur général en conseil, comme l’exige l’article 58 de la Loi constitutionnelle de 1867, pour une période de cinq ans habituellement. L’expression « gouverneur en conseil » s’applique simplement au gouverneur général agissant de l’avis du Conseil privé de la Reine pour le Canada. Dans les faits, on considère généralement que l’avis du Conseil privé est donné par le Cabinet au moyen d’un décret. Pourtant, la nomination d’un lieutenant-gouverneur est faite expressément par un instrument d’avis du premier ministre au gouverneur général plutôt que par le Cabinet.
Ce pouvoir de recommandation réservé au premier ministre pourrait être décrit comme une prérogative spéciale qui est dûment reconnue par un décret de 1935. D’ailleurs, cet instrument juridique énumère également d’autres prérogatives spéciales du premier ministre, comme la recommandation de la nomination des sénateurs et du Président du Sénat.
Chers collègues, à la lumière de ces informations, peut-on établir une distinction entre le pouvoir de recommandation du premier ministre, tel qu’il est énoncé dans ce décret, et le pouvoir de nomination officiel du gouverneur général, comme le prévoit l’article 58 de la Loi constitutionnelle de 1867? À première vue, il se pourrait que oui.
M. Paul Daly, titulaire de la chaire de recherche de l’Université d’Ottawa en droit administratif et en gouvernance, a d’ailleurs laissé entrevoir, sur la base d’une décision de la Cour suprême du Royaume-Uni communément appelée Miller (No. 2), qu’il serait possible d’établir une distinction entre l’avis d’un premier ministre et la décision du gouverneur général, notamment en ce qui concerne le processus de nomination d’un lieutenant-gouverneur.
Mais alors, comment devons-nous interpréter la portée du projet de loi S-229? Vise-t-elle la recommandation du premier ministre canadien ou bien le pouvoir de nomination officiel du gouverneur général?
Autrement dit, est-ce que ce projet de loi agit sur la Constitution ou la prérogative dite « spéciale » du premier ministre? C’est la question que je me pose et que j’aimerais aborder avec vous par l’entremise de deux interprétations possibles qui semblent mener à des conclusions différentes.
La première suppose que ce projet de loi encadrerait le processus de nomination d’un lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick, notamment prévu à l’article 58 de la Loi constitutionnelle de 1867. Formellement, c’est le gouverneur général qui nomme une personne au poste de lieutenant-gouverneur et non pas le premier ministre, bien qu’il soit vrai, comme l’indique la 6e édition de l’ouvrage Droit constitutionnel : « que les gouverneurs posent essentiellement des actes de solennité permettant d’authentifier certaines décisions étatiques ».
En imposant une obligation de nommer une personne bilingue au poste de lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick, nous risquons possiblement de porter atteinte à la charge — ou office, en anglais — du gouverneur général.
Pour effectuer un tel changement à ce niveau, il faut prendre en considération l’alinéa 41a) de la Loi constitutionnelle de 1982, qui se lit comme suit, et je cite :
41. Toute modification de la Constitution du Canada portant sur les questions suivantes se fait par proclamation du gouverneur général sous le grand sceau du Canada, autorisée par des résolutions du Sénat, de la Chambre des communes et de l’assemblée législative de chaque province :
a) la charge de Reine, celle de gouverneur général et celle de lieutenant-gouverneur;
À cet égard, l’éminent professeur Benoît Pelletier, grand juriste, constitutionnaliste et professeur au département de droit de l’Université d’Ottawa, signale ceci :
[...] Sa Majesté et ses représentants officiels font partie intégrante de la composition de ces institutions et possèdent de nombreux pouvoirs relatifs à celles-ci. Ce statut et ces pouvoirs ne pourraient être affectés qu’en vertu de l’alinéa 41 a) de la Loi de 1982.
Sur cette base, le projet de loi S-229 affecte-t-il possiblement les pouvoirs de l’un des représentants officiels de Sa Majesté la reine, soit le gouverneur général? À première vue, et selon ce qui précède, il se pourrait que oui.
Dans son allocution à l’étape de la deuxième lecture, le sénateur Carignan explique que l’article 12 de la Loi constitutionnelle de 1867 donne « clairement le pouvoir au Parlement de modifier, par une simple loi, les pouvoirs de nomination du gouverneur général ».
À la lumière des observations du professeur Pelletier relatives à l’alinéa 41a) de la Loi constitutionnelle de 1982, pouvons-nous maintenir l’interprétation du sénateur Carignan? La question, à mon avis, doit se poser et mérite d’être approfondie.
La deuxième interprétation possible du projet de loi S-229 que j’aimerais aborder avec vous suppose qu’il encadrerait plutôt le processus de recommandation exercé par le premier ministre, au sens du décret de 1935.
Comme je le mentionnais plus tôt, dans les faits, c’est le premier ministre qui recommande une personne au poste de lieutenant-gouverneur et non pas le gouverneur général. Dans cette optique, le projet de loi aurait vraisemblablement pour effet de contraindre le premier ministre à recommander une personne qui maîtrise les deux langues officielles.
Toujours selon le professeur Pelletier, il serait possible de limiter cette discrétion ou prérogative du premier ministre, car la recommandation relèverait des conventions constitutionnelles, « lesquelles ne sont pas des règles de droit à proprement parler ».
Or, qu’est-ce qui constitue exactement une « convention constitutionnelle »?
Devant le Comité sénatorial spécial sur la modernisation du Sénat, la professeure de droit Kate Glover nous rappelle qu’une convention constitutionnelle est, et je cite :
[...] une création politique qui présente trois caractéristiques. Premièrement, elle s’appuie sur un précédent. Deuxièmement, elle doit être considérée comme normative ou obligatoire par les acteurs de la scène politique. Troisièmement, il y a une justification pour la règle ou la pratique visée.
Dans la même veine, le juge en chef Laskin et les juges Estey et McIntyre précisent ce qui suit dans le Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution de la Cour suprême du Canada :
[...] il existe une différence fondamentale entre les règles de droit (c’est-à-dire celles tirées de la loi et de la common law) de la Constitution et les règles conventionnelles: alors qu’une violation des règles de droit, qu’elles soient de nature législative ou de common law, a des conséquences juridiques puisque les tribunaux la réprimeront, aucune sanction de ce genre n’existe pour la violation ou le non-respect des règles conventionnelles [...] La sanction du non-respect d’une convention est politique en ce sens que le mépris d’une convention peut conduire à une défaite politique, à la perte d’un poste ou à d’autres conséquences politiques, mais les tribunaux ne pourront en tenir compte puisqu’ils sont limités aux questions de droit seulement.
Donc, « si » — et je dis bien « si » — le pouvoir de recommandation du premier ministre relève d’une convention constitutionnelle au sens où l’entend le professeur Pelletier, et « si » le projet de loi S-229 porte réellement atteinte ou limite la discrétion du premier ministre, les effets contraignants de ce projet de loi seraient plutôt d’ordre politique.
Voilà, honorables sénateurs, sans miner l’intention du projet de loi S-229, qui est particulièrement avantageuse pour les deux communautés linguistiques du Nouveau-Brunswick, certaines questions que je me pose, qui méritent des éclaircissements et qui doivent être étudiées en comité par des experts en la matière, comme le professeur Pelletier, par exemple.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que je suis tout à fait d’accord avec l’intention du projet de loi S-229, mais nous avons besoin de précisions afin d’éviter tout effet négatif involontaire qui nuirait à sa mise en œuvre. Nous devons faire les choses correctement, chers collègues.
Cela dit, je passe maintenant au quatrième et dernier point de mon discours, c’est-à-dire le fait que le projet de loi soulève la question de la transparence du processus de nomination du lieutenant-gouverneur. Chers collègues, je vous prie de m’accorder à nouveau quelques instants pour que je puisse vous faire part de mes réflexions sur le sujet.
Le 15 décembre dernier, en questionnant le représentant du gouvernement au Sénat au sujet des prochaines nominations sénatoriales, j’ai rappelé à tous qu’un comité consultatif indépendant est chargé de « fournir au premier ministre des recommandations non contraignantes fondées sur le mérite en ce qui concerne les nominations au Sénat. »
J’ai également indiqué ceci :
[...] les membres de ce comité cherchent à appuyer le gouvernement du Canada dans son intention « d’assurer la représentation [...] des groupes linguistiques, minoritaires et culturels au Sénat ».
Or, qu’en est-il du processus de nomination d’un lieutenant-gouverneur? Un comité consultatif devrait-il exister pour assurer un processus transparent et ouvert?
En 2012, le premier ministre Harper avait créé le Comité consultatif sur les nominations vice-royales qui était, et je cite :
[...] chargé de présenter des recommandations non contraignantes au premier ministre relativement à la sélection du gouverneur général, des lieutenants-gouverneurs et des commissaires territoriaux.
L’une des particularités intéressantes de ce comité, qui s’apparente au processus de nomination des sénateurs, était sa composition. Composé de membres tous indépendants du gouvernement, il était prévu que dans le contexte de la nomination d’un lieutenant-gouverneur, il y aurait une sélection de membres temporaires dans la province visée par la nomination en question, ajoutant ainsi une perspective régionale.
Toutefois, depuis 2015, ce comité ne s’est pas réuni. C’est plutôt le Cabinet du premier ministre, notamment en collaboration avec le Bureau du Conseil privé, qui entreprend la recherche de candidats pour de telles nominations.
Chers collègues, notre mode de gouvernance parlementaire repose, entre autres, sur la confiance du public. Nous devons veiller à ce que nos décisions s’inscrivent dans un cadre d’ouverture, d’imputabilité et de transparence. La vitalité de nos institutions démocratiques en dépend largement.
D’ailleurs, ces grands principes sont au cœur de mes engagements parlementaires en tant que deuxième vice-président du Réseau pour un parlement ouvert de ParlAmericas.
Ce réseau, dont le Canada est un acteur important, fait la promotion de l’ouverture législative grâce à des efforts visant à améliorer la transparence et l’accès à l’information publique, à renforcer la responsabilité des institutions démocratiques, à favoriser la participation citoyenne dans le processus décisionnel législatif et à assurer une culture de comportement éthique et de probité au sein des législatures nationales d’Amérique et des Caraïbes.
Dans la foulée de ces commentaires, peut-être serait-il judicieux d’officialiser, par l’entremise d’une loi, par exemple, un mécanisme comme celui du Comité consultatif de 2012, pour qu’il soit pérenne et stable. Cet outil permettrait d’assurer que les premiers ministres actuels et futurs doivent rendre des comptes, et ce mécanisme pourrait servir de complément aux objectifs du projet de loi S-229.
En conclusion, honorables sénateurs, j’ai indiqué au début de mon discours que j’examinerais le projet de loi en fonction de quatre aspects. En fait, un cinquième aspect, qui est plus fondamental et important pour l’identité de notre pays, sous-tend cet examen. Cet aspect concerne notre capacité en tant que pays à reconnaître véritablement la place des peuples autochtones dans l’édification du Canada.
Malheureusement, cette question va au-delà d’un débat sur une mesure législative qui concerne les exigences en matière de langues officielles d’un lieutenant-gouverneur. Il s’agit d’une question complexe qui doit être examinée en profondeur dans un contexte plus large.
Dans un esprit de vérité et de réconciliation, je reconnais que, en tant que parlementaires, nous devons nous efforcer de soutenir et de promouvoir l’utilisation des langues autochtones, comme l’indique la Loi sur les langues autochtones. De surcroit, il nous incombe à tous de faire mieux, d’en faire davantage et de participer activement à un véritable dialogue dans un espace exempt de préjugés et de jugements. Honorables sénateurs, j’ai sincèrement hâte de participer à cette conversation avec vous et avec tous les Canadiens.
Je conclurai en citant le commissaire aux langues officielles, Raymond Théberge, qui affirmait ce qui suit dans un article qu’il a publié dans le cadre du 50e anniversaire de la Loi sur les langues officielles, et je cite :
Les deux langues officielles, le français et l’anglais, sont au cœur de notre identité en tant que Canadiens. Elles sont au centre de notre histoire. Avec les langues autochtones, véritablement les « premières langues » du Canada, les langues officielles constituent le fondement des valeurs de la diversité et de l’inclusion au sein de notre société. Les langues autochtones sont un élément important du paysage culturel du Canada. Dans un esprit de réconciliation et conformément aux valeurs fondamentales qui nous unissent, tous les Canadiens peuvent appuyer les premières langues et les langues officielles du pays.
Merci. Meegwetch.
Je serai brève.
[Note de la rédaction : La sénatrice Audette s’exprime dans une langue autochtone.]
Nous nous trouvons sur un territoire non cédé de plusieurs nations, qui inclut aussi la langue innue, atikamekw, malécite, abénakise, wendat et wolastoqey.
Merci beaucoup, sénateur Cormier, d’avoir évoqué l’importance des langues autochtones. Dans un principe de réconciliation, il faut reconnaître leur importance. En ce qui concerne les langues autochtones, qui sont des langues fondatrices, comment pourrait-on faire en sorte, dans votre belle région, d’inclure les Wolastoqey et les Malécites et, bien sûr, les Mi’kmaq dans ce projet de loi? Je nous invite collectivement à échanger, à faire des consultations et des débats autour de la question pour que, dans plusieurs générations, vous et moi soyons fiers du fait que nous avons enfin compris qu’au Canada, il y a beaucoup d’autres langues qui sont importantes, notamment celles des premiers peuples.
Merci de tout cœur, sénatrice Audette, pour votre commentaire et votre question.
En fait, la réponse à votre question est simple et complexe à la fois, et elle réside évidemment dans le dialogue. Je crois fermement, comme je l’ai mentionné à la fin de mon discours, que ce dialogue entre tous les locuteurs des langues issues des peuples autochtones comme des langues officielles doit se faire dans un climat de réflexion commune sur notre passé et notre avenir.
Ce que je veux dire par cela, c’est que, en tant que Canadiens et Canadiennes, nous vivons aujourd’hui dans un contexte où, grâce à notre Constitution, nous avons deux langues officielles, nous avons une loi sur les langues autochtones, et je crois que nous avons là des instruments qui ne doivent pas être clivants, mais qui doivent plutôt nous servir à nous rapprocher les uns des autres. Au Nouveau-Brunswick, il est évident que ce dialogue pourra se poursuivre, madame la sénatrice.
Donc, ma réponse est à la fois vague et précise. Pourquoi vague? C’est un peu parce que je crois que cette réponse doit venir autant d’un francophone en milieu minoritaire, comme moi, que des peuples autochtones qui habitent ce territoire depuis tant de millénaires. C’est mon plus grand souhait que ce dialogue puisse se faire dans la transparence, dans l’ouverture, en imaginant et en respectant toutes les langues de ce pays.
Merci de soutenir ainsi les langues autochtones, sénateur Cormier. Votre fougue me rappelle le sénateur Joyal.
Vous savez, sénateur, que je représente la région du Canada ayant la plus forte proportion d’Autochtones du pays : au moins 85 % des habitants du Nunavut sont inuits, et la plupart parlent encore l’inuktitut. La station de radio et le journal sont bilingues, français et inuktitut. Pourtant, le gouvernement fédéral refuse de fournir ses services en inuktitut au Nunavut, ce qui contrevient à la Loi sur les langues officielles et à la Loi sur la protection de la langue inuit du territoire.
Voyez-vous un lien avec votre projet de loi? Je vous remercie.
Merci infiniment de votre question. Je vais tâcher d’y répondre en anglais.
Selon moi, la réponse ne réside peut-être pas dans la Loi sur les langues officielles en soi. Le gouvernement fédéral devrait en faire plus pour faire appliquer la Loi sur les langues autochtones, c’est certain. Le gouvernement fédéral — tous les citoyens aussi, soit dit en passant — devrait en faire davantage pour que les gens puissent recevoir les services dont ils ont besoin là où ils habitent.
Je crois sincèrement et honnêtement que cela ne s’oppose pas aux politiques sur les langues officielles. J’estime que de prendre soin des langues autochtones, prendre soin — c’est-à-dire veiller à ce que ces langues riches puissent demeurer vivantes au Canada — est non seulement la responsabilité du gouvernement fédéral, mais aussi de chacun d’entre nous.
Ce projet de loi porte précisément sur la Loi sur les compétences linguistiques. J’ai parlé de la Loi sur les langues officielles, mais ce projet de loi porte principalement sur la Loi sur les compétences linguistiques. Je dis pourrait être, mais je ne suis pas certain si le projet de loi — ce que j’ai dit dans mon discours — est le véhicule approprié. Toutefois, sénateur Patterson, je peux vous confirmer qu’il faut déployer plus d’efforts pour préserver les langues au Canada. Nous devons trouver les bons outils pour agir et le faire à la bonne tribune et au moment opportun.
Je ne suis pas certain d’avoir répondu à votre question. J’essaie de souligner l’importance pour le Canada d’aider et de respecter toutes les cultures, notamment en célébrant leur langue. Merci.
Premièrement, monsieur le sénateur Cormier, venant comme vous du Nouveau-Brunswick, je dois vous féliciter. Vous avez fait une très belle présentation des défis auxquels nous sommes confrontés et que nous devons aujourd’hui relever.
Je m’en voudrais de ne pas reconnaître également les commentaires de la sénatrice Audette qui aborde un autre chapitre permettant d’améliorer le peuple canadien.
Ma question concerne le projet de loi en question, et j’ai besoin de votre aide ici, sénateur Cormier. Quel véhicule serait le plus apte et le plus approprié pour faire avancer un tel dossier avec plus de clarté?
Par exemple, est-ce qu’on devrait le transmettre à un comité ou attendre le dépôt du projet de loi sur la modernisation de la Loi sur les langues officielles pour l’insérer dans un autre débat? Celui-ci pourrait davantage prendre connaissance à la fois de ce qu’a soulevé la sénatrice Audette, et de ce que vous avez énoncé dans votre présentation.
Merci de votre question, sénateur Mockler.
Évidemment, comme je l’ai dit dans mon allocution, je crois que cette question doit être débattue en comité.
Je me tourne d’abord vers des collègues comme le sénateur Dalphond — qui est certainement mieux outillé pour saisir la complexité constitutionnelle de cette question —, mais je crois profondément qu’il y a là des questions constitutionnelles sur la faisabilité du projet. Il y a des enjeux que j’ai exprimés brièvement si l’on veut exiger que les lieutenants-gouverneurs au Nouveau-Brunswick parlent les deux langues officielles, donc cela mériterait d’être étudié par un comité.
Ma réponse simple à votre question, c’est que oui, je crois que cela mérite d’être discuté en comité par des experts qui sont capables de nous éclairer sur les enjeux constitutionnels de ce projet de loi.
Lequel des comités? Je ne suis pas sûr à cette étape que ce soit le Comité sénatorial permanent des langues officielles qui soit le mieux outillé pour le faire, mais ce sera évidemment à la Chambre de décider à quel comité on pourrait renvoyer ce projet de loi. Cependant, je crois qu’il mérite d’être étudié dans le contexte de la Constitution du Canada.
Sénateur Cormier, j’ai une question qui va dans le même sens que celle qu’a posée le sénateur Mockler.
Est-ce que vous considérez que l’étude de ce genre de projet de loi par des comités du Sénat pourrait être partagée entre différents comités, comme celui des langues officielles et peut-être celui des affaires juridiques? Est-ce possible de croire que l’étude de ce projet de loi pourrait être partagée, comme on l’a déjà fait à d’autres occasions?
Je vous remercie de la question, madame la sénatrice.
Possiblement, et pourquoi pas? D’ailleurs, je n’ai pas de réponse claire à vous donner à ce chapitre.
C’est un enjeu — et je vais être très honnête avec vous — qui est fondamental à notre pays lorsqu’on aborde ces fonctions. Il s’agit d’un enjeu qui touche la Constitution du Canada et qui nous force à nous demander où en est la Constitution du Canada aujourd’hui, et comment elle reflète l’actualité et le Canada d’aujourd’hui.
Donc, je n’ai pas de réponse précise à vous fournir, mais je crois que cela pourrait être étudié sous différents angles. Je crois que le projet de loi soulève des questions, comme je disais, d’ordre constitutionnel, mais qui sont aussi peut-être plus larges et qui nous invitent à nous questionner sur ce qu’est le Canada d’aujourd’hui et sur la façon dont il s’exprime dans les plus hautes fonctions de l’État.
Quant au Nouveau-Brunswick — la seule province officiellement bilingue du Canada —, je crois profondément que les Néo-Brunswickois souhaitent que la personne qui occupe ce poste soit en mesure de communiquer dans les deux langues officielles, et ce, de façon à pouvoir rejoindre l’ensemble de la population du Nouveau-Brunswick.
Voilà ce que je pourrais vous répondre, madame la sénatrice Dupuis. Merci.