Les enjeux concernant l'Arctique
Interpellation--Suite du débat
22 juin 2020
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet de l’interpellation de la sénatrice Bovey à propos de la nécessité de renouveler et d’approfondir l’intérêt du Sénat pour les enjeux concernant l’Arctique en créant un comité sénatorial de l’Arctique. Ce comité reprendrait le mandat entier du Comité sénatorial spécial sur l’Arctique de la 42e législature.
Je tiens à souligner que nous nous réunissons aujourd’hui sur le territoire non cédé des Algonquins anishinabes. Je prends la parole à titre de membre du Comité sénatorial spécial sur l’Arctique, d’Inuvialuite de l’Arctique et de sénatrice des Territoires du Nord-Ouest. La région que je représente compte une population de 44 895 habitants, qui se trouvent dans 33 collectivités situées sur un territoire d’environ 1,3 million de kilomètres carrés. On y dénombre 11 langues officielles, et 50 % de la population est autochtone.
Contrairement au Sud du Canada, dans les Territoires du Nord-Ouest, nous sommes aux prises avec des écarts grandissants en ce qui concerne la sécurité alimentaire, le logement, l’éducation et les soins de santé. Nous constatons une surreprésentation des Autochtones dans le système de justice et le système des services à l’enfance et à la famille. Ces problèmes ne datent pas d’hier. Ce sont les séquelles laissées par le racisme systémique et les politiques coloniales du gouvernement fédéral.
Ces problèmes sont devenus encore plus évidents en cette période de confinement et de distanciation physique à cause de la COVID-19. Dans les 33 collectivités, la perspective d’une éclosion de COVID-19 donne froid dans le dos pour de nombreuses raisons : les logements surpeuplés, l’accès limité aux hôpitaux et aux soins de santé spécialisés, une population ayant globalement une vulnérabilité accrue aux maladies respiratoires et la dépendance aux transporteurs aériens pour assurer le réapprovisionnement et les déplacements médicaux.
Pour protéger les habitants des Territoires du Nord-Ouest, le gouvernement territorial a interdit tous les déplacements non essentiels le 21 mars. Les frontières sont encore aujourd’hui fermées, à quelques exceptions près. Des centres d’isolement obligatoire, où les voyageurs doivent demeurer confinés pendant 14 jours, ont été établis à Yellowknife, Inuvik, Hay River et Fort Smith pour prévenir la contagion dans les petites localités éloignées.
Bien que le confinement qui a accompagné les mesures ait réussi à limiter la propagation de la COVID-19 dans les Territoires du Nord-Ouest — les cinq cas confirmés dans la région ont été traités —, la pandémie a eu des conséquences considérables sur l’économie du territoire. L’extraction des ressources naturelles et le tourisme sont les sources principales de notre PIB, et même si les restrictions liées au confinement commencent à être assouplies, les deux secteurs sont actifs pendant la saison estivale, toujours très courte et intense, qui est déjà commencée. Il est peu probable que les entreprises de ces secteurs retrouvent leur pleine capacité avant 2021.
Je devrais également mentionner que le déconfinement progressif aux Territoires du Nord-Ouest ne suffit absolument pas à amoindrir les craintes qu’une pandémie mondiale suscite chez les Ténois. Les aînés se souviennent de la dernière fois que c’est arrivé. À l’été 1928, pendant son trajet annuel sur le fleuve Mackenzie, un navire de ravitaillement de la Compagnie de la Baie d’Hudson, le Distributor, a propagé une souche mortelle de grippe. L’épidémie qui a suivi a tué de 10 à 15 % de la population autochtone du territoire, et ce sont les camps isolés qui ont été le plus durement touchés. D’après ce qu’on raconte, à certains endroits, il n’y avait plus personne pour enterrer les morts.
En plus du nouveau risque qui touche actuellement la santé publique, les changements climatiques entraînent une modification rapide de notre territoire. Comme le soulignent les membres de la communauté et les scientifiques, la glace recule et s’amincit, ce qui rend les déplacements hivernaux imprévisibles. La fonte rapide du pergélisol menace nos collectivités, notre infrastructure, notre mode de vie et la sécurité de nos gens. Dans ma communauté, Tuktoyaktuk, nous devons déjà modifier nos pratiques de cueillette et de chasse de subsistance parce qu’il y a moins de glace et que le saumon, qu’on ne trouvait jamais dans nos filets autrefois, abonde maintenant dans les eaux de l’Arctique.
Les Territoires du Nord-Ouest doivent déjà agir pour protéger des infrastructures menacées. Au printemps, pendant le confinement lié à la COVID-19, le conseil du hameau de Tuktoyaktuk a dû déplacer quatre maisons privées en raison de l’érosion du terrain soutenant les fondations sur pieux. C’est une nouvelle réalité à Tuktoyaktuk. La hausse du niveau de la mer fait que celle-ci engloutit graduellement le territoire de Tuktoyaktuk. Selon les projections, en l’absence d’une intervention humaine, le hameau sera presque totalement submergé dans 80 ans.
Dans l’ensemble des Territoires du Nord-Ouest, la saison des routes d’hiver est plus courte. Le début en est souvent retardé et la fin en est de plus en plus imprévisible. Les communautés isolées comptent sur les routes de glace pour leur réapprovisionnement annuel, mais la saison des routes de glace est aussi une période de déplacement intense entre les communautés. Cependant, elle est de plus en plus dangereuse. Ces dernières années, des véhicules sont passés à travers la glace et des voyageurs sont restés pris dans la boue à des centaines de kilomètres de toute communauté lorsque les routes ont soudainement fermé.
Nous nous heurtons à des problèmes de taille. La vie des peuples autochtones de l’Arctique a été façonnée par une histoire de colonisation, d’aliénation, de suppression des droits et d’assimilation. Malgré tout, nous n’avons pas perdu notre culture, notre créativité, notre résilience, notre humour, notre esprit d’innovation et notre détermination. Nous avons toujours exigé de participer activement à l’écriture de notre histoire pour remettre les pendules à l’heure en ce qui concerne la perception et le discours traditionnels sur l’Arctique. Nous exigeons de faire partie de la solution pour combler les écarts socioéconomiques qui nous séparent du reste du Canada.
Comment l’Arctique et le Nord sont-ils devenus partie intégrante du Canada? L’Acte de la Terre de Rupert de 1868 a vu les Territoires du Nord-Ouest achetés pour 300 000 livres. Pour ce prix, le Dominion du Canada a acheté 20 % des terres arables du territoire à la Compagnie de la Baie d’Hudson. À l’époque, cette région était composée des provinces des Prairies, de certaines parties du Nord du Québec, du Nord de l’Ontario, des Territoires du Nord-Ouest et du Nunavut. En 1870, le transfert du titre de propriété au Canada est devenu officiel. Les peuples autochtones du territoire, c’est-à-dire les Inuits, les Premières Nations et les Métis, n’ont pas été consultés.
Il est intéressant de noter qu’un sénateur est à l’origine du chapitre suivant de l’histoire du Canada. En 1888, avec la découverte de réserves de pétrole et de minéraux dans l’Arctique, le sénateur John C. Schultz a lancé un plan de développement de la région qui devait permettre de répondre aux besoins du reste du Canada. Lors d’une réunion du Sénat en mars 1888, le sénateur Schultz a proposé qu’un comité restreint soit créé pour enquêter sur la valeur d’une vaste région qui était décrite comme suit :
[la région] située au nord du bassin versant de la rivière Saskatchewan, à l’est des montagnes Rocheuses et à l’ouest de la baie d’Hudson, qui comprend le grand bassin du Mackenzie [...]
C’est ainsi qu’a commencé, sous l’impulsion du Sénat, l’implication du gouvernement fédéral dans l’Arctique et le Nord du Canada. Conséquence directe des conclusions du rapport du comité restreint, des traités historiques ont été négociés et signés avec les peuples autochtones de la Terre de Rupert.
Malgré cet intérêt de la part du Sud, la politique fédérale concernant l’Arctique en général et les Inuits en particulier est restée au mieux un exercice d’improvisation. En 1923, une modification à la Loi sur les Indiens a transféré 6 538 « Esquimaux » sous la tutelle du surintendant général des affaires des Sauvages. Avant cette date, les Inuits ne relevaient d’aucun ministère. En 1930, cette décision a été annulée et c’est le ministère de l’Intérieur qui a été chargé des Inuits. On s’attendait toutefois à ce que, comme les Inuits ne vivaient qu’au Québec, le gouvernement de cette province participe au financement du programme d’aide à leur intention.
En 1935, le gouvernement du Québec a porté la question de la responsabilité à l’attention de la Cour suprême, arguant que les Inuits étaient des Indiens en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867. Le 5 avril 1939, la Cour Suprême a déclaré que les Inuits étaient considérés comme des Indiens au Canada. Depuis des décennies, nous, les peuples autochtones de l’Arctique, sommes soumis à des lois et à des politiques élaborées dans le Sud qui dictent nos vies et modifient notre histoire. Il est plus que temps que les habitants du Nord participent aux décisions qui les concernent.
Honorables sénateurs, vers la fin de la dernière législature, il me semble qu’on commençait tout doucement à Ottawa à de plus en plus reconnaître l’importance de la participation du Nord dans l’établissement des politiques et la prise de décisions au niveau fédéral. Dans son rapport intitulé Le Grand Nord : Un appel à l’action pour l’avenir du Canada, le Comité sénatorial spécial sur l’Arctique indique combien il est important que les résidents du Nord prennent part aux décisions qui les touchent. Le nouveau Cadre stratégique pour l’Arctique et le Nord du Canada a été élaboré dans cette optique. Il est temps maintenant de prendre des mesures concrètes pour assurer l’inclusion et la participation.
Tant le rapport du comité spécial que le cadre stratégique pour l’Arctique définissent l’Arctique et le Nord du Canada de façon large. La région englobe les trois territoires, ainsi que la totalité de l’Inuit Nunangat, la région désignée des Inuvialuit dans les Territoires du Nord-Ouest, le territoire du Nunatsiavut au Labrador et le territoire du Nunavik au Québec. Un grand nombre des principales priorités formulées dans le rapport du comité et le cadre stratégique pour l’Arctique sont les mêmes, notamment s’attaquer aux disparités socioéconomiques; renforcer les infrastructures; bâtir des économies fortes, durables et diversifiées; assurer une meilleure synergie de la science et du savoir autochtone; renforcer la sûreté, la sécurité et la défense; s’attaquer au problème des changements climatiques; et arriver à l’autodétermination.
Honorables sénateurs, ces documents contiennent la voix de ceux qui vivent, travaillent, survivent et se battent pour apporter l’égalité dans l’Arctique, dans le Nord et à leurs habitants. Je pense que, en tant que sénateurs, nous avons un rôle important à jouer en écoutant et en amplifiant la voix des gens du Nord. Ce rôle remet en question le rôle historique joué par le Sénat dans les politiques coloniales du Canada. En 1970, le premier ministre Pierre Elliott Trudeau a déclaré ce qui suit :
En un an, nous ne pouvons pas corriger les injustices ou les malentendus qui durent depuis 100 ou 200 ans, et nous ne pouvons certainement pas y arriver seuls.
Collectivement, nous avons le pouvoir de remodeler la manière dont le gouvernement fédéral interagit avec le Nord. Il est grand temps que les décideurs à Ottawa se préoccupent non seulement de ce que l’Arctique peut faire pour le Canada, mais aussi de ce que le Canada peut faire pour l’Arctique et ses habitants.
Pourquoi le Sénat devrait-il miser sur l’Arctique? Premièrement, l’Arctique se trouve en première ligne par rapport aux répercussions socioéconomiques des changements climatiques et de l’ouverture du passage du Nord-Ouest qu’entraînent ces changements, ce qui a stimulé l’intérêt international pour nos eaux arctiques.
Deuxièmement, les territoires représentent à eux seuls une vaste zone géographique de 3,9 millions de kilomètres carrés, soit près de 40 % de la masse terrestre du Canada et 162 000 kilomètres de son littoral. Dans cette enceinte, trois sénateurs représentent à eux seuls trois territoires et 66 collectivités. Quelle que soit la force de nos voix, cela place donc les intérêts du Nord dans une position naturellement désavantageuse lorsqu’il s’agit de sensibiliser les gens et de défendre la cause de notre vaste région.
Troisièmement, l’Arctique se situe politiquement au cœur de l’évolution des relations de gouvernement à gouvernement. En effet, cette région est le lieu où bon nombre de traités modernes ont été signés. Par ailleurs, plusieurs ententes sur l’autonomie gouvernementale et sur les revendications territoriales y font actuellement l’objet de négociations.
En terminant, sur une note personnelle, je ne peux m’empêcher d’être déçue quand je vois à quel point les gens connaissent peu le Nord, ses habitants, son histoire et sa situation actuelle. Même s’il s’agit d’un pan essentiel de l’identité canadienne, on dirait qu’il n’y a rien de plus facile que de nous oublier, nous qui habitons là-bas.
Depuis que j’ai été nommée, j’ai appris que l’identité nordique du Canada correspond à l’image que les gens du Sud se font du Nord. Or, quand cette image nous est renvoyée, elle est complètement méconnaissable pour nous.
Le Nord est très différent du Sud, et je peux vous dire que l’écart entre l’Arctique et la partie sud du Canada continue de se creuser. J’ai presque l’impression d’arriver dans un autre pays quand je viens à Ottawa. Selon moi, cette différence est impossible à saisir si on n’a jamais vécu dans le Nord, et c’est pour cette raison que nous devons absolument créer un espace, ici à Ottawa, où les voix du Nord pourront se faire entendre, oui, mais aussi servir de catalyseur à des changements historiques.
Honorables collègues, moi qui m’adresse aujourd’hui à vous, je suis fermement convaincue que l’intérêt du Canada pour l’Arctique doit se refléter dans une relation mutuellement avantageuse pour le Nord et pour le Sud. L’Arctique est partie prenante de l’identité nationale canadienne, et la souveraineté du Canada en Arctique ne saurait se faire sans ses habitants.
Surtout, pour les gens qui vivent dans l’Arctique, c’est chez nous. L’Arctique subvient à nos besoins depuis des milliers d’années et fait partie intégrante de ce que nous sommes dans tous les aspects de notre existence. Il s’agit d’une relation réciproque : nous sommes tout aussi responsables de la survie de l’Arctique — ses eaux, ses terres, sa faune et sa flore — qu’il est responsable de la nôtre.
Selon la page « Les aspects essentiels des comités du Sénat » du site Web du Sénat : « Un comité spécial est établi pour entreprendre une étude sur une question donnée ou étudier un projet de loi particulier. »
Chers collègues, nous n’avons pas besoin d’une autre étude. Nous avons besoin d’un comité permanent ou mixte qui aurait une perspective plus large et qui nous permettrait d’être proactifs, de recueillir activement les points de vue des gens du Nord, d’appliquer ce que nous savons déjà à notre travail pour que tous les peuples du Canada soient traités équitablement.
Pour s’attaquer aux difficultés auxquelles se heurte l’Arctique, il faut créer un espace au fédéral où on pourra bâtir des relations et chercher activement des solutions viables. Pour ce faire, il doit y avoir un engagement véritable et des efforts concertés de la part des ordres de gouvernement fédéral, territoriaux, municipaux et autochtones, nous y compris.
Paradoxalement, 132 ans après que le sénateur Schultz ait cherché à mettre sur pied un comité spécial pour examiner ce que l’Arctique pouvait apporter au Canada, je sollicite aujourd’hui votre appui pour créer un comité sur l’Arctique qui servirait autant les intérêts des citoyens du Nord que ceux des autres régions du Canada. Nous avons un rôle privilégié pour concevoir une approche exhaustive et inclusive pour examiner les questions propres au Nord et qui pourrait orienter nos débats et nos mesures législatives. Au bout du compte, cela aurait une incidence très bénéfique sur l’Arctique, le Nord, leurs populations ainsi que toutes les régions du Canada. Comme l’a dit Thomas Jefferson : « J’aime les rêves de l’avenir mieux que l’histoire du passé. »
Je compte sur votre appui pour aller de l’avant. Quyanainni. Quana. Merci.
Votre discours était exceptionnel, sénatrice Anderson.