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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères

Fascicule 23 - Témoignages


OTTAWA, le mercredi 5 mars 1997

Le comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 16 h 10 afin d'examiner, pour en faire rapport, l'importance croissante pour le Canada de la région Asie-Pacifique, en mettant l'emphase sur la prochaine Conférence pour la coopération économique en Asie-Pacifique qui aura lieu à Vancouver à l'automne 1997, l'année canadienne de l'Asie-Pacifique.

Le sénateur John B. Stewart (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Nous reprenons nos travaux sur les relations entre le Canada et la région de l'Asie-Pacifique.

Nous avons avec nous aujourd'hui M. Paul Evans, diplômé de l'Université de l'Alberta et de l'Université Dalhousie. Il a fait des études postdoctorales à l'Université de Toronto et à l'Université Harvard. Il est professeur au département de sciences politiques de l'Université York.

Parmi les principaux ouvrages qu'il a rédigés, citons John Fairbank and the American Understanding of Modern China, et un ouvrage qu'il a coédité, intitulé Reluctant Adversaries: Canada and the People's Republic of China. Il a fait des travaux sur des questions liées à la sécurité et participe maintenant à de la recherche en prévision de la publication d'un ouvrage sur les relations en matière de sécurité dans la région Asie-Pacifique.

J'ai demandé à M. Evans d'aborder la question des droits de la personne dans le contexte des relations commerciales et de l'investissement et, comme il est une autorité en la matière, de nous parler un peu des questions relatives à la sécurité. Vous avez la parole.

M. Paul Evans, professeur, Joint Centre for Asian Studies, Université York: Je suis très honoré de comparaître devant vous aujourd'hui. Je n'ai pas préparé de déclaration mais j'ai apporté deux thèses. L'une traite de l'engagement de la Chine et de certains travaux que nous avons effectués dans le cadre du programme du Conseil des relations étrangères à New York à cet égard. L'autre thèse porte sur l'APEC et la sécurité régionale et sur les façons dont l'APEC peut commencer à envisager les questions de sécurité régionale.

Je reconnais que mon témoignage coïncide avec le moment où vous vous apprêtez à rédiger le rapport provisoire. Vous avez eu l'amabilité de me fournir les transcriptions de certaines discussions précédentes. D'après ce que je peux constater, elles ont porté sur un large éventail de sujets et ont permis d'approfondir certaines questions. Le casse-tête que vous avez devant vous est en train de prendre forme. Il semble également que certains des morceaux se déplacent au fur et à mesure qu'on essaie de les agencer.

J'aimerais aborder brièvement trois aspects, en partie parce que vous en avez traité dans vos discussions avec d'autres témoins et parce que ce seront des thèmes qui souligneront la question centrale dont traite votre rapport.

J'aimerais d'abord parler de la nature de l'APEC, c'est-à-dire l'Organisation de coopération économique Asie-Pacifique. Deuxièmement, j'aimerais faire quelques observations sur le Canada en tant que pays de l'Asie-Pacifique, surtout cette année en 1997. Enfin, j'aimerais commenter l'essor de la Chine et ses incidences en ce qui concerne cet examen et la politique étrangère générale du Canada dans la région Asie-Pacifique.

Gareth Evans, l'ancien ministre des Affaires étrangères de l'Australie, a décrit l'APEC comme quatre adjectifs à la recherche d'un nom. L'Organisation de coopération économique Asie-Pacifique est un animal plutôt étrange. Je dirais que ce n'est pas seulement quatre adjectifs à la recherche d'un nom mais également que le titre, l'APEC, résume une partie du débat qui entoure le rôle que devrait assumer l'organisation, non seulement parce que le mot «communauté» n'en fait pas partie mais aussi à cause de la façon dont «Asia Pacific» est orthographié en anglais.

J'ai constaté que tout au long de vos audiences et dans le mandat de votre comité, en anglais, vous avez utilisé l'expression Asia Pacific sans trait d'union. Dans son appellation officielle anglaise, l'organisation, l'APEC, met un trait d'union entre «Asia» et «Pacific». Bien que cela puisse sembler un point tendancieux, le débat qui entoure le trait d'union témoigne de façon éloquente des différentes interprétations du rôle de cette organisation.

Sommairement, ceux qui préconisent l'utilisation du trait d'union considèrent essentiellement que le siège des activités se trouve de l'autre côté du Pacifique dans les pays asiatiques qui longent le Pacifique. Il peut s'agir de la Chine et du Japon au nord jusqu'à l'Indonésie au sud. Les autres pays qui participent aux activités en Asie-Pacifique le font à titre d'observateurs bien intentionnés, mais c'est en Asie que se produit cette dynamique.

L'utilisation, en anglais, de l'expression «Asia Pacific» sans trait d'union, est un indice ou un code par lequel on considère l'Asie-Pacifique comme une région ou un processus transpacifique.

À cet égard, les États-Unis et le Canada ne sont pas simplement des pays qui s'intéressent à la région Asie Pacifique, mais qui font partie de la région même. C'est une région où le débat se poursuit sur le sens de l'orthographe de cette expression. On est assez bien au courant des enjeux que cela comporte.

Qu'on utilise en anglais l'expression Asia Pacifique avec ou sans trait d'union, le rôle de l'APEC a été interprété essentiellement de deux façons différentes. Le premier, c'est que l'APEC est avant tout un instrument de libéralisation du commerce, chargé de favoriser les relations commerciales parmi ses membres de manière à promouvoir les échanges commerciaux et d'autres activités commerciales.

Mon collègue à l'Université de Toronto, Sylvia Ostry, fait une interprétation très intéressante de l'APEC: une organisation conçue pour aider les analystes et les artisans de la politique commerciale à libéraliser les marchés dans la région Asie-Pacifique.

Je fais cette distinction entre les deux interprétations parce que, selon la première interprétation, on considère que des questions telles que les droits de la personne et la sécurité politique ne devraient pas faire partie du programme de l'APEC et risqueraient en fait de détourner l'organisation de sa véritable mission.

Une deuxième interprétation de l'APEC a été donnée dans certains témoignages entendus par votre comité. On considère que même si l'objectif de l'Organisation Asie-Pacifique est de libéraliser le commerce, elle a aussi une mission beaucoup plus vaste, à savoir développer une conscience communautaire transpacifique dans la région.

Cette interprétation du rôle de l'APEC suppose la tenue d'un sommet des chefs où ils traitent de questions qui débordent largement le domaine strictement économique.

Selon cette deuxième école de pensée, on considère également que le rôle de l'APEC n'est pas uniquement de faciliter la libéralisation des échanges mais également de promouvoir le commerce et la coopération. Il peut s'agir de coopération dans des domaines comme le développement des ressources humaines, c'est-à-dire former des gens pour améliorer l'efficacité des échanges. Il peut s'agir également de coopération économique. Certaines questions en matière d'aide fondamentale par exemple permettraient de comprendre l'évolution de cette organisation.

Il existe également une impression plus générale selon laquelle l'APEC a un rôle à jouer au niveau des relations politiques et diplomatiques. Le succès de l'APEC ne se mesure pas uniquement en fonction de l'accroissement des échanges commerciaux mais également en fonction de la communication qu'elle favorise parmi les grandes puissances et les sociétés civiles de la région.

Autrement dit, cette autre conception plus vaste du rôle de l'APEC prévoit l'établissement de règles pour la région. L'APEC arrive sur la scène au moment où les règles en matière de relations économiques et la discussion des enjeux politiques et des questions de sécurité n'émanent plus principalement de Washington.

L'Asie-Pacifique est une région où les lieux de pouvoir deviennent plus diffus mais qui prend de l'essor dans le contexte asiatique. Pour certains, l'essor de l'Asie et notre façon de composer avec cette nouvelle Asie sont vraiment la raison d'être de l'APEC. Les règles et les ententes ne sont plus créées par un club occidental dont font partie les Asiatiques. L'APEC offre plutôt une tribune où les nouvelles règles qui régissent les interactions politiques et économiques transpacifiques sont en train d'être définies. L'APEC est donc une organisation dont la raison d'être est d'abord politique et ensuite économique.

De plus, selon cette deuxième école de pensée, le rôle de l'APEC déborde le cadre gouvernemental. L'APEC est une organisation gouvernementale officielle. Elle sert souvent à représenter notre ministère des Affaires étrangères aux réunions. Nos ministres et notre Premier ministre assistent à l'assemblée annuelle. Cependant, certains prétendent que peu importe ce qui se passe au niveau gouvernemental, l'APEC s'aventure en terrain nouveau, c'est-à-dire le réseau de relations commerciales qui existent de part et d'autre du Pacifique. C'est également un réseau d'autres types d'institutions... certaines universitaires et celles que je rangerais en général dans la catégorie du volet deux. Des processus très particuliers ont émergé dans la région Asie-Pacifique, qui permettent aux milieux gouvernementaux, d'affaires et universitaires de s'atteler ensemble à une cause commune. C'est une forme diplomatique et originale d'interaction. Par conséquent, on pourrait soutenir que, bien que nous puissions envisager l'APEC dans un sens étroit comme une organisation gouvernementale officielle chargée de promouvoir le commerce et la libéralisation des échanges, elle peut également être envisagée comme un processus beaucoup plus vaste. Comme vous pouvez en déduire par mes observations, j'ai tendance à ranger l'APEC dans cette deuxième catégorie. C'est pourquoi j'estime légitime et approprié que votre comité, et également l'APEC, examinent les aspects qui se situent en marge du programme économique et élargissent leurs horizons afin d'éviter de se cantonner dans le domaine de la coopération économique. L'APEC est l'organisation la plus importante que nous ayons pour élaborer des règles destinées à établir un nouvel ordre dans la région du Pacifique.

J'aimerais maintenant aborder la question du Canada en tant que pays d'Asie-Pacifique. Je tiens à souligner que je donne ici à Asie-Pacifique le sens que suppose l'absence de trait d'union. Quand quelqu'un nous dit revenir d'Asie-Pacifique, nous nous demandons où, car ce pourrait être tout aussi bien Tokyo que Beijing ou Vancouver, et même Toronto ou New York. Contrairement à certaines opinions entendues par le comité lors de son séjour à Vancouver, l'Asie-Pacifique ne désigne pas simplement les zones littorales de l'océan Pacifique. En fait, bien des règles et des processus politiques et économiques dont s'occupe l'APEC intéressent l'arrière-pays du continent nord-américain et de l'Asie australe.

J'aimerais également faire quelques observations sur le Canada en tant que membre de la région Asie-Pacifique. J'aimerais tout d'abord indiquer le succès remarquable avec lequel notre gouvernement et nos organismes comme la Fondation Asie Pacifique ont introduit la notion Asie-Pacifique au Canada. C'est une notion qu'il y a cinq ans pratiquement personne, sauf une poignée de spécialistes, n'aurait comprise. Les discussions concernant l'Asie-Pacifique, qui ont d'abord eu lieu au niveau des élites, nous ont permis de comprendre dans un premier temps nos liens avec l'Asie en tant que partie intégrale de notre propre destinée économique et politique. Deuxièmement, en traitant avec la région Asie-Pacifique plutôt qu'uniquement avec l'Asie, nous mettons l'accent sur les nouveaux types d'institution en train d'être bâties de part et d'autre du Pacifique et qui sont fondamentalement dans l'intérêt national du Canada.

Nous sommes en train de mobiliser un grand nombre de membres des milieux universitaires, gouvernementaux et d'affaires en prévision de l'Année canadienne de l'Asie-Pacifique. En tant que professeur qui se spécialise dans l'étude de la région Asie-Pacifique, c'est une initiative qui ne peut que me réjouir. Cependant, le Canada doit prendre garde à la façon dont il présentera l'Asie-Pacifique cette année.

Je soutiendrais que dans les milieux d'affaires en particulier, mais aussi dans certains secteurs des milieux universitaires, nous avons tendance à idéaliser l'Asie-Pacifique. Il est vrai que cette région offre des débouchés commerciaux et des possibilités de croissance pour les entreprises canadiennes et l'économie canadienne -- et je suis d'ailleurs un chaud partisan de l'Asie-Pacifique -- mais je crois que cette année, le Canada devrait en profiter pour insuffler un peu plus de maturité dans le débat public qui entoure notre participation dans la région Asie-Pacifique.

J'utiliserai comme exemple une situation parallèle, c'est-à-dire l'expérience non pas des États-Unis mais de l'Australie. Il y a environ six ans, lorsque les Australiens ont décidé que leur avenir résidait en Asie ou dans la région Asie-Pacifique et que pour accomplir leur destinée en matière économique, politique et de sécurité, ils ne devaient pas rester en marge de l'Asie mais en faire partie, ils ont commencé à poser des questions très intéressantes. Dans un projet exécuté il y a quatre ans, ils ont chargé des universitaires, des gens d'affaires et des syndicats d'Australie et d'Asie d'examiner diverses questions, entre autres les notions de citoyenneté, de démocratie, de droits de la personne, d'éducation, d'éthique commerciale et ainsi de suite. Ils ont fait une série de plusieurs études. La question qu'ils ont posée était la suivante: Si nous envisageons sérieusement que l'Australie soit intégrée à l'Asie, comment devons-nous changer et comment sommes-nous susceptibles de changer dans le cadre de ce processus?

Les constatations ont été assez remarquables. On a réuni entre autres un groupe de gens d'affaires d'Australie, d'Indonésie et d'ailleurs, pour aborder, par exemple, la question de l'éthique commerciale. Il est devenu très clair pour les gens d'affaires australiens qui commerçaient dans certaines régions d'Asie, dans ce cas particulier l'Asie du Sud-Est, que les règles là-bas étaient différentes. Ils se sont demandés: Quels sont les problèmes d'ordre éthique, politique et juridique, que cette situation pose aux gens d'affaires australiens?

Je pense que ces études ont permis de constater que l'Australie devait effectivement changer pour devenir un membre efficace de la région asiatique et que ces changements remettaient en question les piliers fondamentaux de la vie australienne. Plusieurs exemples ont été cités lors de cette discussion mais il est très clair que plusieurs des participants au processus se sont rendu compte que l'existence de la monarchie en Australie rendait difficile l'intégration de l'Australie en Asie. Ce processus a contribué à consolider certaines forces pro-républicaines.

Je pourrais donner bien d'autres exemples. Cependant, en Australie, il y a eu un débat très intense non seulement à propos des aspects positifs découlant de la participation à la région mais également à propos de certains aspects susceptibles de nuire aux valeurs australiennes et à propos de certains aspects complexes. L'idée de base était que non seulement l'Asie devrait changer au fur et à mesure que l'Occident ou l'Australie deviendrait plus actif dans la région mais qu'il fallait aussi que changent les institutions, les valeurs et les processus qui existaient en Australie.

Je suis frappé de constater que l'on n'a pas approfondi davantage le changement que subit le Canada par suite de son intégration de plus en plus grande à la région Asie-Pacifique. Nous sommes en train de changer en partie à cause des vagues d'immigrants qui ont contribué au bien-être économique du Canada mais qui véhiculent également des idées et des valeurs qui diffèrent parfois de celles de la population générale canadienne. Si nous prenons entre autres la question de l'autodétermination -- qui est au coeur du débat politique actuel au Canada -- certains Asiatiques ont un point de vue très différent à ce sujet.

Votre étude a commencé à soulever des aspects intéressants de ces questions. Je préconise que nous examinions l'Asie-Pacifique comme une région complexe qui exerce sur nous autant d'influence que nous en exerçons sur elle. L'Année de l'Asie-Pacifique devrait être l'occasion d'examiner la situation de façon réaliste. Je suis ravi que les audiences de votre comité aient également abordé la question des droits de la personne -- et j'y reviendrai dans un instant -- qui pourraient être dans certains cas un obstacle à nos relations dans la région Asie-Pacifique.

Notre participation dans la région Asie-Pacifique n'a pour ainsi dire pas modifié nos opinions concernant les droits de la personne. Autrement dit, elle comporte des aspects positifs et certains aspects moins positifs. En fait, ce processus est en train de nous transformer.

J'aimerais maintenant aborder l'essor de la Chine. On m'a demandé de traiter de cette question en partie parce qu'elle concerne les droits de la personne et en partie à cause de son importance sur le plan de la sécurité politique.

Cette question est fort intéressante. Pourquoi devrions-nous utiliser la Chine comme modèle pour définir nos relations futures avec les pays de la région du Pacifique? Cette question étonne, parce que la Chine n'est pas le partenaire commercial le plus important du Canada dans la région du Pacifique. Le Japon devance nettement la Chine à ce chapitre. De plus, nous entretenons avec d'autres pays asiatiques des relations plus étroites. Or, la Chine est importante pour le Canada, non seulement en raison de notre oeuvre missionnaire et des relations antérieures que nous avons eues avec ce pays, mais aussi parce que nous avons accepté de reconnaître la République populaire de Chine en 1970, reconnaissance qui a déclenché toute une série d'événements qui ont amené la Chine à s'ouvrir à la communauté internationale.

Or, rien n'indique que la Chine devrait être au centre de notre stratégie en Asie-Pacifique. Toutefois, les incidences de la montée de la Chine et les rapports que nous devons entretenir avec une Chine forte et en pleine croissance préoccupent les gouvernements et l'élite intellectuelle de la région du Pacifique. Il est impossible aujourd'hui d'assister à une réunion dans l'Asie-Pacifique, que ce soit d'un côté ou de l'autre du Pacifique, sans que la question de la Chine ne soit abordée.

Nous pourrions parler de quelques-uns des développements qu'a connus la Chine, surtout après la disparition de Deng Xiaoping. J'aimerais avant cela discuter de certaines des stratégies à l'étude qui concernent les relations avec une Chine forte et émergente.

Le sénateur Grafstein m'a demandé notamment de parler du concept de l'engagement de la Chine, une idée qui a été explorée à Washington et dans la région. Ce concept repose sur le principe que l'engagement de la Chine est préférable à son isolement. On ne sait pas encore ce qu'on entend exactement par «engagement», mais tous les partisans de cette politique veulent trouver un moyen d'intégrer plus étroitement la Chine aux organismes régionaux, dont l'APEC, ou aux nouveaux organismes qui se spécialisent dans les questions politiques et de sécurité, comme le Forum régional de l'ANASE. Toutefois, le consensus se termine là.

Nos collègues américains ont passé beaucoup de temps à discuter des stratégies d'engagement. Le débat ne portait pas tellement sur le mot «engagement», mais plutôt sur les adjectifs qui accompagnent ce mot. Joe Nye a parlé à un moment donné d'un engagement profond. Certains Américains ont parlé d'un engagement constructif. Quelqu'un a récemment fait allusion à l'engagement sceptique de la Chine. Le Conseil des relations étrangères, lui, a plutôt parlé de l'engagement conditionnel de la Chine. Le débat tourne donc autour des adjectifs.

La question que l'on se pose est la suivante: La Chine va-t-elle intégrer le système économique mondial en se conformant aux règles fixées essentiellement par Washington, et à un moindre degré par les alliés de Washington dans la région, ou va-t-elle intégrer un système régional dont elle sera l'un des membres fondateurs et dont les règles auront été établies avec sa collaboration? Autrement dit, est-ce que l'objectif de la politique d'engagement est d'amener la Chine à changer ses aspirations en tant que nation, ses politiques internes et son régime économique, ou bien est-ce que cette politique vise à créer une série de règles auxquelles la Chine et d'autres pays de la région devront se conformer?

Les divergences d'opinions sont profondes. D'après certains observateurs, il faut non seulement ouvrir la porte des organismes à la Chine, mais également trouver des moyens de permettre à ces organismes de s'adapter à la présence non seulement d'un nouveau pays et d'une nouvelle civilisation, mais d'un acteur principal sur la scène internationale.

Permettez-moi de vous donner quelques exemples concrets. Il y a d'abord le débat entourant l'entrée de la Chine à l'Organisation mondiale du commerce, un sujet sur lequel vous vous êtes penché. De nombreux facteurs géopolitiques militent en faveur de l'adhésion de la Chine à l'OMC. Au même moment, les négociations portant sur les conditions d'adhésion de la Chine à l'OMC soulèvent de sérieuses préoccupations. Je suis d'avis que le débat est en quelque sorte faussé. Nous serons peut-être obligés de redéfinir ces conditions d'adhésion, en partie pour accommoder une nouvelle Chine. Certains de nos collègues japonais ont d'ailleurs invoqué cet argument avec beaucoup de vigueur.

Permettez-moi de vous donner un autre exemple. Celui-ci porte sur la participation de la Chine aux discussions régionales sur les mesures de confiance, un élément-clé de la politique de sécurité. La Chine a clairement laissé entendre qu'elle préfère discuter de cette question dans le cadre de rencontres bilatérales -- autrement dit, ces forums régionaux conviennent, mais le débat réel doit se faire au niveau bilatéral --, tandis que divers pays de la région Asie-Pacifique, surtout de l'Asie du Sud-Est, préfèrent la voie multilatérale. Prenons l'exemple de la mer de Chine méridionale, qui est une source importante de conflit entre la Chine et ses voisins de l'Asie du Sud-Est. La Chine préfère un système de négociation bilatérale, tandis que les pays de l'Asie du Sud-Est préfèrent un système multilatéral. Nous pouvons nous attendre à ce que la Chine accepte, dans une certaine mesure, de poursuivre des négociations multilatérales, mais nous devons nous montrer plus conciliants envers elle, ce qui veut dire adopter l'approche bilatérale.

Ce ne sont que des idées parmi d'autres.

J'aimerais pour conclure vous parler des droits de la personne et des échanges commerciaux. Nous pourrions examiner ces questions dans le contexte de l'APEC, de la politique canadienne ou encore de la Chine. Permettez-moi de vous dire quelques mots à ce sujet.

Il est vrai qu'il existe un lien entre les questions économiques et commerciales, les réformes internes et le changement politique, la participation politique accrue et la promotion des droits de la personne. Toutefois, le fait de lier ces questions sur le plan politique -- autrement dit, le fait d'avoir recours à des sanctions commerciales pour punir la Chine ou d'autres pays asiatiques --, ne peut que créer de la confusion et entraîner de graves conséquences. D'abord, cela ne peut que semer de la confusion parce que les règles commerciales qui sont en train de voir le jour dans la région Asie-Pacifique, que nous les aimions ou non, n'accordent aucune place à la question des droits de la personne. Pas un seul gouvernement asiatique ne prônerait vigoureusement l'adoption de sanctions commerciales pour punir les violations des droits de la personne. Nous évoluons dans un contexte régional où aucun de nos partenaires n'envisagerait sérieusement de recourir à un tel mécanisme, sauf dans des situations exceptionnelles. Cette démarche aurait en plus des conséquences très graves parce que nous nous ferions du tort, non seulement sur le plan économique, mais également aux yeux des gouvernements, des élites et de la communauté des ONG en Asie elle-même, qui hésite à utiliser l'aide au développement ou l'aide économique comme moyen d'intervention.

Cela dit, il existe un lien entre les questions économiques et le respect des droits de la personne. Comme l'ont démontré les discussions sur cette question, les organisations à vocation économique disposent de divers outils pour promouvoir les droits de la personne. J'inclurais l'APEC dans ce groupe.

Nous pouvons continuer de faire la promotion des valeurs que nous aimerions que les sociétés asiatiques adoptent, par l'entremise de mécanismes qui existent déjà. Le Canada a contribué à créer ces mécanismes, qu'il utilise de manière efficace. Il y a notamment toute cette série de processus qui font partie du Volet II.

Par exemple, en ce qui concerne les questions de sécurité en Asie-Pacifique, plus de deux réunions non gouvernementales ont lieu chaque semaine quelque part dans la région, et les Canadiens participent à bon nombre d'entre elles. En Asie du Sud-Est, le Canada organise à lui seul tous les ans plus de 15 réunions pour discuter de questions qui ont trait à la sécurité politique et aux droits de la personne. L'établissement de liens entre les ONG canadiennes qui s'intéressent aux droits de la personne et l'organisation de tribunes comme celles-ci pour encourager la tenue de discussions sérieuses, mais informelles, sur ces questions, et auxquelles assistent des représentants gouvernementaux, à titre personnel, des universitaires ou des représentants d'ONG, sont perçues comme des instruments de choix pour discuter de nombreuses questions touchant l'Asie-Pacifique.

J'aimerais, pour terminer, vous montrer comment ces nouveaux mécanismes peuvent soulever des questions, même chez les représentants gouvernementaux, qui étaient jusqu'à tout récemment inimaginables.

En janvier de cette année, nous avons organisé un colloque de deux semaines, dans le cadre du processus du Volet deux, avec des fonctionnaires du ministère chinois des Affaires étrangères, des représentants de l'Armée populaire de libération et des directeurs de groupes de réflexion. La Chine a envoyé une délégation de huit représentants au Canada pour un séjour de deux semaines. Ils ont passé la première semaine à Toronto, où ils se sont adressés à des universitaires, et la deuxième semaine à Ottawa, où ils se sont adressés à des universitaires et à des représentants gouvernementaux.

La candeur et la franchise des échanges étaient étonnantes. Elles ont permis de démontrer deux choses. D'abord, les autorités chinoises cherchent à trouver des moyens de tenir des discussions franches et ouvertes qui s'écartent de l'atmosphère qui entoure les réunions gouvernementales formelles. C'est ce que fait l'ANASE depuis de nombreuses années. Si vous voulez avoir une discussion sérieuse avec des dirigeants politiques de l'ANASE, vous ne le faites pas nécessairement dans le cadre d'une réunion gouvernementale formelle, mais plutôt au cours d'un dîner ou par le biais du processus du Volet deux.

Fait intéressant, au cours de la dernière année, les Chinois ont commencé à utiliser certains de ces mécanismes et à participer volontairement aux discussions. Cette démarche a pour effet d'encourager la participation des Chinois au sein des ONG. Non seulement côtoient-ils les représentants gouvernementaux, mais ils le font, dans une certaine mesure, d'égal à égal.

Le Volet deux a ceci d'avantageux qu'il nous permet d'organiser une rencontre comme celle-ci avec un sous-ministre des Affaires étrangères qui y assiste à titre personnel. Cela nous a permis de créer des mécanismes de discussion très souples.

Il est dans l'intérêt du Canada de promouvoir une plus grande participation politique en Asie et le respect des droits de la personne. Ces valeurs font partie intégrante de notre politique internationale. Toutefois, la réalisation de ces objectifs se fera essentiellement par le biais d'organismes autres que gouvernementaux, c'est-à-dire par le biais des organismes non gouvernementaux et des nouvelles associations créées par les instituts de recherche, dans le cadre du processus du Volet deux.

Le sénateur Andreychuk: Je vous remercie beaucoup de cet exposé. Je l'ai trouvé très utile.

Je suis heureuse de voir que les droits de la personne ont un rôle à jouer. L'exemple de l'Australie me rappelle une situation qui m'a beaucoup préoccupée, il y a quatre ans, à mon retour au Canada. Les Canadiens étaient de plus en plus conscients de l'importance que revêtaient les valeurs, les droits de la personne et la justice économique. Ils avaient de grandes attentes à ce sujet, mais ce n'était pas le cas dans les autres pays. Les Canadiens pensaient que nous pouvions exporter nos principes, ce qui n'était pas nécessairement exact ou réalisable.

En ce qui concerne la région Asie-Pacifique, nous avons dit à un moment donné que nous n'aborderions pas la question des droits de la personne. Notre premier ministre l'a clairement laissé entendre. Cela a provoqué une réaction en chaîne à l'échelle nationale, et surtout chez nos partenaires.

Êtes-vous en train de dire que nous ne devrions écarter aucune option? Autrement dit, le débat portait sur les sanctions, et je pense qu'il était faussé dès le départ. Compte tenu de l'état actuel du monde, êtes-vous en train de dire qu'il n'y aurait jamais lieu d'imposer de telles mesures? Autrement dit, nous n'abordons pas ce sujet, mais nous ne l'excluons pas non plus. Nous nous en tenons aux limites du possible et nous amorçons, à l'échelle du pays, un débat sur ce que signifie pour nous la mondialisation?

M. Evans: Pour moi, la question de la promotion des droits de la personne est en quelque sorte une cible mobile. Elle est une cible mobile au Canada, où certaines des ONG qui s'activent à faire la promotion des droits de la personne en Asie ont appris non seulement comment utiliser les médias pour faire avancer leur cause, mais aussi comment obtenir des résultats concrets. Elles ont énormément peaufiné leurs techniques depuis quatre ans.

Heather Gibb et Maureen O'Neil, de l'Institut Nord-Sud, vous ont livré un témoignage fort intéressant sur les techniques de plus en plus raffinées des ONG canadiennes. Elles ne sont pas parfaites, mais elles sont de plus en plus efficaces.

Cette question constitue également une cible mobile en Asie. Les discussions sur les violations des droits de la personne touchent des cordes très sensibles. Entre autres, elles remettent en cause les intérêts des dirigeants, et elles font ressortir les divergences culturelles profondes concernant les libertés individuelles et les libertés sociales.

Le débat entourant cette question en Asie est loin d'être statique. Certains pays et particuliers soutiennent que la non-ingérence dans les affaires nationales et la souveraineté étatique sont maintenant des principes sacro-saints. Il est intéressant de noter que dans plusieurs pays asiatiques -- et j'inclurais dans ce groupe la plupart des pays de l'Asie du Sud-Est, la Corée et le Japon --, on estime que la question des droits de la personne fait partie intégrante de la règle de droit et qu'elle influe sur le bon fonctionnement de l'économie.

Par exemple, on discute maintenant en Asie de la façon dont il faut promouvoir les droits de la personne et défendre l'État en même temps. Le débat est très ouvert.

J'ai assisté, l'année dernière, à une réunion à Williamburg, en Virginie, à laquelle participait un Singapourien qui s'exprimait de façon très éloquente. Il avait été l'ambassadeur de Singapour auprès des Nations Unies. Cet homme a dit que les Américains et les Canadiens ne comprenaient pas les valeurs des Asiatiques. Il a raconté que, tout jeune, sa mère lui avait expliqué quelles étaient ces valeurs. Il y avait le travail, la famille, la non-ingérence, et cetera. Elle en a énuméré dix.

Au cours de la réunion, une jeune Malaysienne a répondu aux observations qu'a formulées cet homme de Singapour. Elle a expliqué que sa grand-mère lui avait elle aussi expliqué qu'il était important, pour un Asiatique, de respecter la dignité de l'homme et de lutter contre l'autorité arbitraire de l'État ou de l'extérieur. Elle a passé en revue chacun des dix points, mais en les présentant sous un angle un peu différent.

On aurait pu dire qu'il s'agissait là tout simplement d'un autre échange intellectuel, sauf que cette femme était la fille d'un haut fonctionnaire malaysien. Le contexte dans lequel se déroulent les débats et les discussions, surtout dans les pays de l'Asie du Sud-Est, évolue. Il y a à peine cinq ans, ils auraient dit que ces questions n'intéressaient que l'État et qu'ils ne supportaient aucune ingérence de l'extérieur, même lorsque des violations flagrantes, comme celles que l'on observe au Myanmar ou en Birmanie, étaient commises. La situation est en train de changer. Aujourd'hui, on estime, même dans des circonstances exceptionnelles -- comme je l'ai mentionné plut tôt --, que l'imposition de sanctions de l'extérieur pourrait être justifiée. Il y a trois ans, nous n'aurions pas entendu ce genre de discours au sein de l'ANASE.

Récemment, lorsque des pays membres de l'ANASE se sont réunis dans le cadre du Forum régional de l'ANASE pour discuter de principes régionaux, ils ont commencé à dire que certaines sanctions et qu'une intervention extérieure pourraient être justifiées dans certaines circonstances.

Ce n'est pas une opinion formelle, mais il y a des progrès à ce chapitre. Le Canada a contribué à mettre sur pied des mécanismes informels où le changement peut être favorisé par les Asiatiques eux-mêmes plutôt que d'être imposé de l'extérieur.

Le sénateur Andreychuk: J'aimerais vous poser une question au sujet de cette politique d'engagement dite constructive ou autre. Le débat semble être centré sur les États-Unis et la Chine. Quel rôle le Canada peut-il jouer à ce chapitre?

M. Evans: Nous avons déjà arrêté une stratégie d'engagement, du moins dans les faits. Elle est conforme à la politique étrangère canadienne et date de l'ère de Pierre Trudeau et de l'époque où nous avons décidé de reconnaître la République populaire de Chine. Fait curieux, même si on ne le disait pas à l'époque, le Canada a été l'architecte de la stratégie d'engagement applicable à la Chine. C'est cette logique qui nous a amenés à reconnaître la République populaire de Chine en 1970, alors qu'on jugeait nécessaire d'intégrer la Chine à la communauté internationale, par le biais de relations politiques et diplomatiques bilatérales, mais aussi de l'admettre dans des organismes comme les Nations Unies. Lorsque je parle de la Chine, je fais allusion à la République populaire de Chine.

À certains égards, nous nous sommes déjà engagés à poursuivre une politique d'engagement. Toutefois, permettez-moi de dire que notre concept d'engagement est légèrement différent de celui qui prédomine aux États-Unis.

Tout d'abord, nous avons davantage confiance dans la création de ces processus multilatéraux comme l'APEC et le forum régional de l'ANASE, ainsi qu'au sujet de ce qui se passe dans le processus du Volet deux. Le Canada a consacré une quantité non négligeable de ses précieuses ressources pour essayer de trouver des façons d'attirer la Chine dans des organisations internationales et de l'aider à se préparer pour ces organisations.

Permettez-moi de vous donner deux exemples. Nous avons fait beaucoup d'efforts à cet égard dans les années 70 après l'adhésion de la Chine aux Nations Unies. Nous avions des programmes spéciaux visant à aider les Chinois à comprendre certaines des questions à l'ordre du jour des Nations Unies, et cetera. Plus récemment -- et j'en ai donné un exemple il y a quelques instants -- le programme que nous avons lancé en janvier pour les diplomates chinois visait à les aider à s'orienter vers des institutions politiques régionales. Pour les Chinois, les institutions multilatérales sont très déroutantes. A l'instar de la plupart des grandes puissances, la Chine préférerait des instruments bilatéraux ou unilatéraux.

Notre concept d'engagement est le suivant: Alors que nous voulons augmenter nos liens bilatéraux, nous voulons aider la Chine dans sa réforme juridique ainsi que dans plusieurs autres domaines. Le Canada s'est essentiellement attaché à entraîner la Chine dans des processus régionaux. Ce n'est pas par hasard que le Canada a fortement défendu l'adhésion de la Chine, de Taïwan et de Hong Kong à l'APEC. Nous cherchions essentiellement, au plan politique, à y inclure la grande Chine, c'est-à-dire les trois pays représentants. Nous avons joué un rôle très important en ce qui concerne l'arrivée de la Chine dans le forum régional de l'ANASE, mais aussi, une fois cela réalisé, nous avons essayé de l'y retenir ou de la placer dans le contexte de ces processus internationaux.

Alors que les États-Unis ont mis l'accent sur les moyens bilatéraux pour engager la Chine, nous avons mis l'accent sur les moyens multilatéraux. Dans ce contexte, nous avons recueilli quelques succès. Il est clair que la Chine a de plus en plus de succès en tant qu'intervenant multilatéral.

En même temps, la Chine n'aime pas le mot «engagement». Il est intéressant de noter que la Chine est pour l'«engagement» de la Corée du Nord, mais pas pour l'«engagement» de la Chine. Elle se défend en disant: «Nous faisons déjà partie du système. Adaptez-vous à nous. Il ne s'agit pas uniquement de nous adapter à vous.» Cela est compatible avec la conception du Canada à ce sujet. C'est la raison pour laquelle au sein de l'APEC, par exemple, nous avons été plus souples en ce qui concerne les genres de techniques que nous défendons pour la promotion du commerce. Le Canada ne recherche pas uniquement la réciprocité, lorsqu'il instaure des relations économiques. Nous avons également fait preuve de plus de souplesse, ce qui a permis à certains des points asiatiques d'être inscrits à l'ordre du jour.

Là où le Canada se distingue, c'est qu'il pense que la Chine devrait être engagée, mais aussi que des pays, comme les États-Unis, devraient être engagés dans ces processus et être liés par les résultats de ces derniers.

Le sénateur Bolduc: Les pays de l'Asie du Sud-Est représentent un vaste domaine. Diriez-vous que cette même approche s'appliquerait à l'Indonésie et à la Thaïlande, par exemple? Ou pensez-vous qu'en ce qui concerne la Chine, nous procédons d'une façon, mais qu'en ce qui concerne la Thaïlande, qui est un pays plus petit, on pourrait procéder d'une autre façon?

M. Evans: Si l'on s'attache essentiellement à améliorer les relations -- et l'engagement en est un exemple -- il est alors irréaliste que le Canada surestime son influence, même dans les pays moins importants de l'Asie du Sud-Est.

Cela me rappelle les incidents de 1991, lorsque des manifestations ont eu lieu à Dili, dans le Timor oriental, en Indonésie; ces incidents ont causé la mort de plusieurs manifestants et par la suite, des manifestations pour les droits de la personne dans le monde entier. Le gouvernement canadien a réagi en liant trois projets d'aide en Indonésie à l'amélioration de la situation des droits de la personne en Indonésie. La réaction indonésienne a été tout à fait intéressante: «Très bien. Si vous agissez de la sorte, nous mettrons un terme à tous les programmes d'aide du Canada dans la région.»

Il est intéressant de noter que rares sont les pays qui sont venus à la défense du Canada à ce moment-là dans la région.

Le sénateur Bolduc: Je pensais davantage à la Malaisie, par exemple. Sur la scène internationale, mis à part les grands accords commerciaux, nous en avons conclu un avec Israël et un autre avec le Chili. Pourquoi ne l'avons-nous pas fait avec la Malaisie, par exemple, pour faire une percée dans cette région?

M. Evans: Vous me demandez comment nous pouvons faire progresser nos relations économiques. La Malaisie s'en méfie quelque peu, car elle est déjà membre de la zone de libre-échange de l'ANASE. Autant que je sache, c'est Singapour qui a évoqué l'idée d'un accord de libre-échange trans-pacifique et c'est la Corée du Sud qui pousse le plus à l'heure actuelle pour une expansion de l'ALÉNA vers l'Ouest.

Alors que certains sont en faveur d'un tel processus, on pense, en général, que cela n'est pas vraiment nécessaire en raison des genres d'ententes qui sont maintenant en place. Je veux parler de l'OMC, dont la plupart des pays d'Asie que vous venez juste de citer sont membres. Je veux parler également de l'APEC qui est une organisation régionale, et aussi de la ZLEA, qui est la zone de libre-échange de l'ANASE. Ces instruments sont peut-être plus adaptés en ce qui concerne l'expansion de la coopération économique.

Le sénateur Bacon: À Vancouver, M. Paul Lin a déclaré que la Chine avait connu un régime autoritaire pendant 2000 ans et qu'il faudrait lui donner le temps de se démocratiser à l'instar des pays de l'Ouest. Il a également souligné qu'il avait fallu énormément de temps à l'Ouest pour créer et perfectionner son propre système démocratique. Êtes-vous d'accord avec M. Lin et pensez-vous que l'Ouest devrait faire preuve de patience envers la Chine?

Pensez-vous que la réforme économique en Chine finira par aboutir à la réforme démocratique? C'est ce que l'on nous a dit à de nombreuses reprises. Quelles mesures les démocraties de l'Ouest peuvent-elles prendre pour encourager la Chine à assurer la protection des droits de la personne? J'imagine que cela devrait se faire par étapes.

M. Evans: Vous soulevez quelques questions fondamentales qui contrarient les décideurs en Amérique du Nord, en Europe et en Australasie. Je n'ai pas utilisé l'expression «l'Ouest», comme vous avez pu le remarquer. J'ai comme l'idée maintenant que nous sommes aussi divisés à ce sujet que les Asiatiques le sont au sujet des valeurs asiatiques.

Vous dites que la réforme économique conduira inévitablement à la démocratisation. Je tends à être quelque peu sceptique à ce sujet. Je dirais que le changement économique modifie le régime politique dans les pays où il se produit, mais que la démocratie n'en est pas un résultat inévitable, à tout le moins, pas la «démocratie» au sens où nous entendons ce mot. Cela signifierait un régime multipartite qui permettrait de faire partir des dirigeants par l'entremise d'élections.

Je suis un peu plus hésitant, mais je dirais -- et nous en voyons déjà des signes dans le cas de la Chine -- que le changement économique modifie la nature du régime politique.

Premièrement, est-il vraiment probable que la participation du public va augmenter? Je dirais que oui; nous en voyons déjà quelques exemples, même si les formes de cette participation peuvent être différentes de ce que nous avons connu comme régimes parlementaires.

Deuxièmement, pouvons-nous dire que la réforme économique donne lieu à davantage de libertés personnelles comme la capacité des particuliers d'aller d'une région du pays à l'autre? Je dirais que oui. Nous en avons des exemples en Chine.

Enfin, si on nous demande: «Est-ce que la réforme économique change la façon de gouverner des gouvernements autoritaires?», je dirais que oui. Essentiellement, nous avons découvert en Chine que le marxisme présente un intérêt historique. La Chine combine actuellement le léninisme, soit un État fort, et la consommation. Les facteurs qui assurent l'union du pays sont plutôt inhabituels.

La Chine connaît des changements marquants au plan local. La question est de savoir l'effet de tels changements sur ses institutions politiques. Je pense qu'il n'est pas inévitable que la démocratie suivra. Je poserais également la question plus fondamentale suivante: Est-il souhaitable qu'une démocratie de style occidental s'y instaure?

Je vais donner un exemple qui rend certains de nos collègues chinois de plus en plus tendus... je veux parler de la situation à Taïwan. Il est très clair qu'un processus de démocratisation se poursuit dans cette île depuis quelque temps. Taïwan commence à ressentir maintenant certains effets de cette démocratisation. Les partis politiques se fragmentent, se divisent et se désagrègent. La violence politique augmente à Taïwan. La politique de l'argent et la corruption, problèmes qui se posent dans tout régime politique, prennent de l'ampleur.

Cela mène certains intellectuels asiatiques progressistes à poser la question suivante: Qu'est-ce que la démocratie et quelles formes pourrait-elle prendre au 21e siècle? C'est à mon avis un processus fort créatif. Certaines de nos valeurs leur tiennent peut-être à coeur, comme une participation accrue du public et davantage de libertés et droits individuels, mais comment en profiter tout en préservant l'ordre social? Comment peut-on éviter les problèmes, comme ils les voient, des sociétés occidentales où les droits occupent la première place?

Je n'essaie pas ici de défendre l'autoritarisme, mais je dis que beaucoup d'intellectuels asiatiques progressistes pensent que de nouvelles formes politiques -- que nous appelions cela démocratie ou participation accrue du public -- doivent se développer en Asie, formes qui ne reproduiront pas les institutions politiques occidentales.

À cet égard, devons-nous faire preuve de patience? Oui, parce que nous n'avons pas d'autre choix. Il faudrait toutefois le faire de manière nuancée: lorsque nous encourageons les réformes politiques, il ne faudrait pas les stigmatiser en leur donnant l'apparence de valeurs démocratiques de l'Ouest. Ce serait porter un coup fatal à leur propre régime politique.

Le président: Ma question nous rapproche de celle de la sécurité. Vous avez utilisé le terme «autoritarisme». C'est un terme-piège en quelque sorte, alors que le simple mot «autorité» n'est pas un terme chargé d'opprobre.

Lorsque notre régime s'est mis en place, on a dit que la liberté était impossible sans autorité; que l'autorité s'imposait pour instaurer ce que nous appelons maintenant les droits de la personne, tout comme, sur les routes il faut prévoir le maintien de l'ordre pour éviter le chaos.

Si nous mettons l'accent sur la liberté, en l'appelant démocratie -- et, en supposant que nous réussissions dans cet effort missionnaire politique -- n'y aurait-il pas un risque de désintégration de la société, de désintégration d'une société politique de grande stabilité? Cela pose alors de grandes questions de sécurité, n'est-ce pas?

M. Evans: Absolument. L'Asie est l'un des grands défis intellectuels et politiques de la fin du 20e siècle. Quelles institutions politiques peut-on créer, qui assurent une gestion publique stable tout en permettant une participation politique accrue? J'utilise à la fois les mots «stabilité» et «participation» qui sont légèrement différents de ceux que vous avez employés, mais qui sont plus fréquemment utilisés dans le contexte asiatique à la place des mots «liberté» et «autorité». C'est une question fondamentale qui se pose dans le contexte de la Chine.

Je dirais qu'il se pose une question qui suscite une réaction instinctive, à savoir s'il faut avoir recours à des instruments de l'État léniniste pour au moins mettre l'accent sur la stabilité. Toutefois, les premières fissures apparaissent très clairement. Maintenant que Deng Xiaoping n'est plus là, nous pouvons nous demander quel sera son héritage.

Permettez-moi de donner un exemple de l'interconnexion entre les questions d'unité et de stabilité. Cela vise particulièrement la politique de la Chine à l'égard de Taïwan.

Dans l'après-Deng Xiaoping, il est fort possible que les conceptions chinoises de ce qu'est la Chine changent quelque peu. M. Deng poursuivait une politique «d'un pays et de deux régimes». C'est la formule utilisée par la Chine pour la réintégration de Hong Kong et aussi celle qu'elle souhaite utiliser vis-à-vis de Taïwan.

«Un pays, deux régimes» est une formule rejetée presque majoritairement à Taïwan. Cela s'explique en partie par le fait qu'une telle formule n'est pas assez souple pour reconnaître l'identité politique et les différences historiques de Taïwan. Cette formule est trop rigide et il faut en trouver une plus «décentralisée».

La Chine pourrait maintenant présenter quelques nouvelles possibilités intéressantes qui la feraient passer d'un système unitaire à non seulement la formule d'un pays et de deux régimes, mais à un système de Commonwealth, si elle peut arriver à comprendre qu'il existe des formes d'associations politiques autres que le gouvernement unitaire. Le régime de la Chine n'est pas fédéral. Même selon la formule un pays, deux régimes, il s'agit d'une approximation du régime fédéral, mais qui ne fonctionne pas entièrement comme tel. Il se pourrait fort bien que les dirigeants chinois soient contraints d'arriver à un nouveau concept d'association politique, lorsqu'ils aborderont la question de Taïwan. Comment pourront-ils le faire vis à vis de Taïwan sans toutefois perdre le contrôle de leur propre pays?

La Chine est un pays immense. Sa population équivaut à celles de l'Europe et des Amériques réunies. Les forces centrifuges sont énormes. Nous sommes dans une situation difficile où nous essayons d'encourager la Chine à examiner par le menu des questions fondamentales de philosophie politique -- du genre que vous et moi avons noté au sujet d'un Commonwealth -- qui, selon beaucoup de Chinois, vont désagréger leur pays ou le fragmenter en plusieurs États militaires ou provinces rivales.

Je recommande que l'on encourage la Chine à explorer ces nouvelles solutions. Il est inévitable qu'elle le fera. La Chine change. Nous ne devrions pas absolument croire ou espérer que ces changements se traduiront par plus de stabilité en Chine.

Que devrions-nous faire? Devrions-nous nous inquiéter au sujet de la Chine, à cause de ses plus grandes capacités militaires, nucléaires ou en matière de missiles? Peut-être, et je vais aborder la question un peu plus tard. Toutefois, une question tout aussi grave se pose non seulement en Chine, mais aussi dans plusieurs autres États d'Asie, où l'élaboration d'un État-nation s'est révélée être un processus très fragile. Nous avons disposé de 100 ans pour nous adapter au desserrement des pouvoirs centraux et d'État, tandis que cette réalité est toute nouvelle dans les pays d'Asie et représente un point chaud. Comment s'en tirer de manière à accroître la participation politique et à dévoluer des structures politiques, tout en assurant un genre d'unité nationale?

Le sénateur Corbin: Nous n'avons pas parlé de l'Indonésie aujourd'hui. Je me souviens d'un échange assez vif, lorsque j'étais en Afrique, au sujet de ce que le sénateur Bacon a dit à propos de la déclaration de M. Lin à Vancouver, à savoir: «Donnez-nous du temps, diminuez vos attentes, nous avons nos propres valeurs.» Bien sûr que nous allons avoir des relations commerciales et nous parler.» J'ai entendu le même genre d'observations, faites de façon beaucoup plus virulente par plusieurs chefs africains, il y a quelques années dans le cadre d'une conférence à laquelle j'ai participé en tant que parlementaire, c'est-à-dire en tant que délégué de la Chambre des communes.

Les droits de la personne sont une question très actuelle parmi les Canadiens. Il ne sert à rien de tourner autour du pot. Nous nous souvenons parfaitement bien d'événements qui ont eu lieu en Chine ou ailleurs dans le Pacifique. Des incidents encore pires se produisent que nous ne pouvons qu'imaginer.

Au sujet de la question des droits de la personne, quel devrait être notre seuil de tolérance? Je sais bien que certains disent que ces questions ne devraient pas être reliées au commerce et à la politique, mais il reste qu'elles touchent humainement et profondément la plupart des habitants de la planète. Allons-nous simplement fermer les yeux, esquiver ces questions et les mettre de côté? Allons-nous tolérer la corruption et les régimes totalitaires à jamais? Jusqu'où va aller notre patience? Sommes-nous réalistes?

Je n'ai pas d'objection à ce que l'on aborde ces questions à distance, mais si vous êtes en Indonésie ou dans l'ancienne Birmanie ou au Laos, la vie ne s'y déroule pas de la même manière qu'aux États-Unis, au Canada, en Allemagne, ou en France, toutes choses égales d'ailleurs. Esquivons-nous certaines de ces questions? Ne pourrions-nous pas être un peu plus stricts au sujet des droits de la personne -- c'est-à-dire au sujet du traitement de la personne -- ne devrions-nous pas exiger davantage de ces futurs partenaires ou intervenants pour qu'ils respectent la dignité humaine fondamentale? J'aimerais connaître vos points de vue à ce sujet. En fait, j'aimerais vous pousser de manière que vous nous donniez le fond de votre pensée.

M. Evans: Vous posez deux questions.

Vous employez le mot «tolérance». Permettez-moi de parler tout d'abord de l'identification des violations des droits de la personne, de la prise de conscience à cet égard, de la documentation de ces violations et de leur présentation à des milieux intéressés non seulement dans nos pays, mais aussi dans les pays où elles se produisent. C'est un élément essentiel de l'orientation du débat sur les droits de la personne en Asie. Il faut une prise de conscience, qu'il s'agisse de l'accès aux médias de manière qu'ils puissent couvrir certaines questions ou, autrement, de l'existence d'un organe judiciaire indépendant -- ou d'un organisme équivalent -- qui puisse au moins prendre note du problème. En d'autres termes, la collectivité mondiale et les citoyens intéressés observent la situation.

Nous ne sommes pas toujours sur la même longueur d'ondes avec tous les gouvernements de l'Asie, mais on s'accorde de plus en plus à souligner la nécessité de l'information au sujet des violations des droits de la personne, même dans le contexte des prisons chinoises, point que nous pourrons aborder un peu plus tard. De plus en plus, des listes de prisonniers sont dressées et on assiste à davantage de transparence, non seulement au sujet de la façon dont ils sont traités, mais aussi au sujet de la durée de leur incarcération, et cetera. Toutefois, il faut tout d'abord montrer que nous observons la situation.

Il faut ensuite se demander ce que l'on peut faire. Je ne pense pas que ce soit faire preuve de faiblesse que de dire qu'il faut promouvoir les droits de la personne de manière discrète -- je ne crois pas par ailleurs que le fait d'établir un lien entre les droits de la personne et les questions économiques améliorera la situation des droits de la personne dans ces pays --, il faut donc le faire de manière proactive et régulière afin d'essayer d'améliorer la situation.

En ce qui concerne la présence canadienne en Asie -- et nous pourrons revenir à l'Afrique dans un instant, car il existe certaines différences dans le contexte du développement économique de ces pays -- grâce à nos programmes d'aide et aux efforts que nous déployons par l'entremise d'organisations non gouvernementales, nous pouvons faire beaucoup, non seulement pour indiquer que nous observons la situation, mais aussi pour demander avec insistance, dans certains cas, le châtiment des coupables, bien qu'un tel châtiment doive provenir des systèmes dans lesquels fonctionnent ces personnes. En cas de guerre civile, cela ne s'appliquerait pas.

Nous ne sommes pas d'accord à cet égard, puisque je ne crois pas que nous ayons fait preuve de faiblesse dans notre politique relative aux violations des droits de la personne. Au niveau gouvernemental, autant par l'entremise de déclarations officielles qu'à ces niveaux fonctionnels, nous dépensons beaucoup d'argent et travaillons avec une vive attention pour observer la situation en premier lieu et ensuite, pour créer des processus qui diminueront la probabilité de telles violations à l'avenir.

Est-ce que les processus actuels sont suffisants? Nous pouvons ne pas être d'accord à ce sujet. Je dirais que, dans la plupart des cas, ils le sont. Le recours à certains des instruments qui ont été proposés, comme l'annulation des échanges commerciaux, porte assez gravement préjudice à nous-mêmes et aux bénéficiaires.

Le sénateur Corbin: Qui englobez-vous dans «nous-mêmes»? Est-ce le milieu des affaires? Nos relations politiques? De qui s'agit-il exactement?

M. Evans: Cette question est intéressante. Prenons deux exemples, la Chine et l'Indonésie, où j'ai rencontré des personnes en faveur de la réduction des échanges. Premièrement, «nous-mêmes» représente le monde des affaires. Ses représentants vous ont déjà présenté leurs arguments ou vont le faire.

Deuxièmement, pour le meilleur ou pour le pire, nous avons indiqué que le Canada est un pays de l'Asie-Pacifique. Je crois que certains des milieux qui s'intéressent aux droits de la personne ici, y compris ceux qui sont cohérents, ne croient pas que ce soit le cas. Ils ne croient pas à l'existence d'une collectivité de l'Asie-Pacifique. Ils pensent plutôt qu'il y a un côté asiatique, et peut-être un côté occidental qui interagit avec le premier. Toutefois, la question essentielle qui se pose, c'est de savoir si nous voulons être en partenariat régulier et interactif avec les gouvernements asiatiques. À ce compte-là, presque personne n'est en faveur de l'établissement d'un lien entre les facteurs économiques et l'aide au développement, d'une part, et les questions de droits de la personne, d'autre part. Cette attitude n'est peut-être pas celle à adopter -- et nous pouvons en discuter -- mais elle existe bel et bien.

C'est un défi que nous devons relever si nous voulons jouer un rôle dans le monde de l'Asie-Pacifique. Indiquer que l'incident du Timor oriental en 1981 a été suffisant pour nous faire comprendre que nous ne pourrions pas avoir d'échanges commerciaux avec un pays commettant de tels actes poserait le problème suivant: une telle attitude ne permet pas de gagner l'appui des autres pays de la région. Des idées régionales se développent au sujet de telles questions. Il n'est pas question de tolérer les abus politiques, mais les instruments à utiliser pour essayer d'améliorer les situations devraient être plus subtils, plus «souterrains» et ne pas prendre la forme de sanctions et de mesures. Lorsqu'on demande qui en ferait les frais, la réponse est le Canada, si tant est qu'il souhaite être un pays de l'Asie-Pacifique.

Les Australiens se sont penchés sur cette question et plusieurs se sont exprimé très clairement à ce sujet: «Nous ne voulons pas faire partie de l'Asie. Nous ne le voulons pas, à cause des répercussions que cela aurait sur notre économie. Cela changerait nos moeurs politiques.»

Le sénateur Corbin: Et notre politique en matière d'immigration?

M. Evans: Oui, les politiques en matière d'immigration, et cetera. Je ne défends pas ce point de vue, je ne fais que l'énoncer. Beaucoup d'Australiens ont dit: «C'est une question importante et nous ne voulons pas faire partie de l'Asie-Pacifique à cause des conséquences que cela entraînerait. Nous pensons, par exemple, qu'en cas de violations des droits de la personne, nous ne devrions pas avoir d'échanges commerciaux avec ces genres de pays. Ce sont des valeurs qui dépassent l'économie.» Je ne défends pas cette position, mais elle s'affirme régulièrement.

J'ai toujours cru que dans le contexte de ces audiences sur l'Asie-Pacifique, notre participation à un processus régional est évidente; il s'agit d'un processus où toutes les valeurs et les idées ne sont pas celles que nous partageons sans discussion; nous disons essentiellement que nous allons travailler au sein de ce système pour créer ces règles, qui ne sont pas nécessairement celles de l'Ouest. C'est une réalité difficile à admettre qui a parfois des conséquences inattendues.

Le sénateur Corbin: Vous alliez parler de l'Afrique?

M. Evans: Je ne sais pas vraiment de quel élément du contexte africain je devrais faire mention.

Le président: Ne parlons pas trop de l'Afrique.

Le sénateur Corbin: Cela pourrait être utile.

M. Evans: La stratégie de l'engagement constructif -- c'est la phrase qui a été utilisée -- a souvent été adoptée à l'égard de l'Afrique du Sud. Je dirais que les stratégies d'engagement dont il est question dans le contexte de l'Asie devraient tout d'abord tenir compte de la capacité économique généralement en expansion et du bien-être de la plupart des habitants de cette région du globe. C'est une généralisation, mais en général, ces sociétés sont de plus en plus en mesure de s'occuper de leur population, de les nourrir et d'en prendre soin. Ce n'est pas toujours le cas de tous les pays d'Afrique.

Deuxièmement, l'Asie se compose d'États prospères et assurés. Les genres d'intervention qui se sont produits dans les États africains sont inimaginables dans presque tous les pays de l'Asie-Pacifique. Même si nous souhaitions intervenir, la région ne le permettrait pas; il ne s'agit en effet pas d'États faibles.

Ce sont certaines des différences.

Le sénateur Andreychuk: J'aimerais déclarer officiellement que je ne pense que nos engagements en Afrique ont été souhaitables, mais nous pouvons aborder la question à un autre moment.

Je ne suis pas d'accord avec l'un de vos points. Vous dites que nous avons un rôle à jouer par l'entremise du multilatéralisme. La dignité humaine, pour reprendre les mots du sénateur Corbin, le droit à la vie et le droit de vivre sans torture ne sont pas simplement des valeurs canadiennes ou occidentales, mais des valeurs universelles, des valeurs que chacun des pays de l'Asie Pacifique -- sans le trait d'union -- le Canada y compris, se sont engagés à respecter aux Nations Unies. Il s'agit de documents universels. Par conséquent, lorsque nous soulevons ces questions, cela ne veut pas dire que nous soyons sans tache. Nous connaissons beaucoup de ces problèmes ici. Ces pays peuvent nous critiquer comme nous pouvons les critiquer. C'est le genre de rôle traditionnel que joue le Canada sur la scène internationale. Nous avons certainement un rôle à jouer à cet égard au lieu d'essayer de transmettre certaines de nos valeurs particulières.

Prenons l'exemple de l'Afrique; lorsque nous avons abordé des questions relatives aux femmes africaines, certains Africains ont déclaré que les femmes devaient obtenir les droits qu'elles revendiquaient. Ce qui les inquiétait, c'était la transposition de certaines de nos façons de procéder, non pas la déclaration universelle des droits de la personne.

N'avons-nous pas un rôle à jouer et ne devrions-nous pas insister sur le respect des accords et des conventions que nous ne sommes pas les seuls à avoir signés? Ils les ont signés autant que nous.

M. Evans: Il serait facile de répondre que vous avez parfaitement raison et compte tenu de la façon dont vous présentez la question, c'est certainement vrai. Certains de ceux qui défendent une politique plus musclée en matière de droits de la personne se fondent sur les conventions des Nations Unies et exercent des pressions sur les pays qui les ont signées pour qu'ils les respectent. Je pense qu'il n'y a pas de problème à ce sujet. C'est quelque chose qu'il ne faut pas escamoter. Ce qui fait problème, ce sont les instruments que nous utilisons pour les mettre à exécution.

Toutefois, j'ajouterais ce qui suit. Plutôt que de donner une réponse facile, je dirais que votre question en cache une plus difficile. Si les Nations Unies examinaient de nouveau ces mêmes questions, en arriveraient-elles aux mêmes conclusions quant à ces normes soit disant universelles? Je n'en suis pas si sûr. Il suffit d'examiner les processus qui ont entouré la conférence des femmes de Beijing et ce qui l'a précédée pour s'apercevoir que la montée des États asiatiques pourrait bien vouloir dire que nous modifierons, potentiellement au moins, certaines des valeurs que nous jugeons universelles. Parallèlement au changement de la dynamique du pouvoir -- c'est-à-dire, si nous prenons véritablement au sérieux l'idée de faire entrer les pays d'Asie dans les institutions politiques mondiales -- certaines des règles changeront.

Le sénateur Andreychuk: Ne vaudrait-il pas mieux d'abord instaurer le dialogue pour qu'ensuite intervienne le changement, au sens universel?

M. Evans: Je pense vous avoir mal compris. Par «multilatéralisme», vous voulez également parler du contexte des Nations Unies, d'un point de vue global?

Le sénateur Andreychuk: Oui.

M. Evans: Absolument. C'est un instrument qui nous permet d'être efficaces et qui peut se greffer à ce que nous faisons au plan régional. Je crois que l'aspect NU ne s'inscrit pas dans le cadre de nos discussions.

Le président: Il y a quelque temps, après les mots «droits de la personne», j'ai mis un point d'interrogation. Pourrions-nous nous écarter délibérément de cette expression générale et être plus précis? De quoi parlons-nous? Parlons-nous du travail des enfants, par exemple? Parlons-nous de la situation des femmes? Parlons-nous des procès devant jury et des peines? Classons-nous ces valeurs par ordre d'importance de manière à mettre davantage l'accent sur certaines en ce qui concerne les pays de l'APEC?

Une autre question m'obsède: Ne parlons-nous pas en fait de la restructuration socio-économique de ces sociétés? Ne sommes-nous pas des impérialistes moraux au sens romain du terme et ne cherchons-nous pas à imposer nos «moeurs»?

Le sénateur Andreychuk: Cela signifie que nous nous changeons nous-mêmes également.

Le président: Il nous recommande d'être prêts à changer. La question est la suivante: Sommes-nous prêts à changer?

Le sénateur Andreychuk: Dans certains domaines, nous avons réclamé le changement à cor et à cri.

M. Evans: Votre question est intéressante et je dois dire que vous avez le don de poser des questions étonnamment complexes en utilisant des mots très clairs et très simples.

Nous avons utilisé l'expression «droits de la personne» de façon assez générique. Au cours de vos premières audiences, j'ai remarqué que Maureen O'Neil et Heather Gibb ont abordé certaines des questions relatives au travail des enfants. Vous avez examiné plusieurs points. À cette étape, et après réflexion, je pourrais peut-être vous donner une liste de nos points prioritaires. Je peux simplement dire que dans le contexte de l'Asie, un consensus se dégage à propos de certaines violations des droits des prisonniers, violations plus violentes où la torture est cautionnée par l'État.

Le président: Voulez-vous parler d'Amnistie internationale?

M. Evans: Effectivement, dans le contexte de l'Asie-Pacifique, il y a lieu de resserrer certaines des règles et de favoriser une compréhension commune à l'échelle de la région ainsi qu'à l'échelle de la planète.

Le président: Je ne vais pas vous laisser partir sans vous demander de faire des suppositions réalistes au sujet de Hong Kong. Je ne veux pas connaître vos espoirs, mais savoir ce qui, d'après vous, va véritablement se produire.

M. Evans: Si nous nous projetons dans l'avenir, Hong Kong deviendra une ville chinoise. Le plus grand défi à relever pour Hong Kong, c'est de savoir si elle va devenir une ville chinoise au sens de ville chinoise des années 90 ou au sens de ville chinoise du XXIe siècle. En d'autres termes, le concept de l'autonomie de Hong Kong sera très difficile à soutenir. L'avenir de Hong Kong dépend au bout du compte de la rapidité du changement au sein du leadership et aussi au sein des autres régions de la Chine.

Il faut être réaliste et comprendre que le modèle de pouvoir politique implanté à Hong Kong sera tel que les droits et libertés n'auront pas la même priorité que ces quatre ou cinq dernières années, mais qu'ils s'inscriront davantage dans le contexte de l'histoire de Hong Kong elle-même comme colonie et dans le contexte de ces droits tels qu'ils existent dans d'autres régions de la Chine.

À court terme, les perspectives économiques sont très bonnes. Nous assistons à une augmentation remarquable des prix de l'immobilier. Le milieu des affaires ne s'est pas retiré de Hong Kong. Toutefois, n'importe quel gouvernement devra faire face aux grands problèmes que pose l'instabilité sociale de Hong Kong. Les prix de l'immobilier, les conditions de travail et les inégalités croissantes à Hong Kong seront à la source de l'instabilité, la question des libertés politiques mise à part. En d'autres termes, l'avenir de Hong Kong est loin d'être assuré. J'ai tendance à ne pas partager l'avis des optimistes qui croient que tout va finir par se régler à Hong Kong.

Ceci étant dit, nous ne pouvons pas vraiment changer grand-chose au fait que Hong Kong va devenir une ville chinoise. Il y a de grandes chances pour que cela se produise. Nous pouvons faire ce que nous voulons pour participer à la rédaction d'une déclaration des droits, chose que nous avons déjà faite et qui est maintenant annulée. Nous pouvons créer de nombreux liens avec les institutions à Hong Kong, chose que nous avons faite au Canada avec beaucoup d'efficacité ces quelques dernières années. Toutefois, cela ne changera pas la situation fondamentale. Nous pouvons dire à la Chine que nous allons tous observer de très près la situation de Hong Kong et que cela représente un test du devenir du leadership en Chine. A certains égards, c'est un test de la façon dont la Chine va gérer ses relations internationales, tout en reconnaissant que la Chine considère Hong Kong comme une question intérieure et que nos instruments susceptibles de nous permettre d'influer sur la situation sont fort peu nombreux. Il faut faire preuve de beaucoup de finesse.

Je ne suis pas sûr que vous attendiez ce genre de réalisme dans ma réponse, mais je ne suis pas très optimiste et ne crois pas que Hong Kong, telle que nous la connaissons actuellement, va survivre.

Le sénateur Bolduc: Étant spécialiste des relations étrangères, de la politique et des relations internationales, vous connaissez bien la structure, l'organisation et la répartition des ressources humaines au sein du ministère des Affaires étrangères. Pensez-vous que la répartition entre l'Asie, l'Europe et les Amériques soit bien équilibrée ou est-elle toujours avantageuse pour l'Amérique du Nord et l'Europe de l'Ouest?

M. Evans: Votre question est intéressante. Je ne sais pas jusqu'à quel point le comité souhaite approfondir la manière dont le gouvernement organise ses affaires diplomatiques et commerciales en Asie.

D'après des calculs approximatifs que nous avons faits, au chapitre des questions de sécurité, tout en reconnaissant l'importance croissante de l'Asie-Pacifique et du rôle que nous y jouons, nous dépensons moins de 1 p. 100 des fonds affectés aux questions de sécurité en Asie qu'en Europe. C'est un pourcentage intéressant. Ce n'est pas une conspiration. Cela s'explique essentiellement par le fait que nos liens en Europe, par l'entremise de l'OTAN et de l'OSCE, sont établis dans le cadre d'institutions internationales officielles envers lesquelles nous avons des obligations. Ce n'est pas le cas en Asie-Pacifique.

Avons-nous le nombre de personnel qu'il faut dans la région de l'Asie-Pacifique? La réponse est clairement: «non». On pourrait probablement dire la même chose à propos d'autres régions du globe.

Utilisons-nous nos ressources diplomatiques en Asie-Pacifique comme il le faut? Je dirais qu'il y a lieu d'améliorer la situation. Je dirais que beaucoup de ceux qui, à Ottawa, gèrent nos affaires avec les pays de l'Asie, n'ont pas autant d'expérience de l'Asie-Pacifique que de l'Europe. En matière de sécurité, par exemple, très peu de ceux qui prennent les décisions ont été affectés en Asie, en raison essentiellement du fait que notre politique de sécurité et nos intérêts en la matière étaient jusqu'à tout récemment axés sur l'Europe à cause de nos engagements envers l'OTAN, et cetera.

En ce qui concerne les domaines susceptibles d'amélioration -- et c'est un sujet qu'il faudrait aborder plus en profondeur -- je dirais que les visites ministérielles en Asie conviennent très bien. Toutefois, nous n'avons pas suffisamment de hauts fonctionnaires en Asie, au niveau de sous-ministre, contrairement à l'Australie et même aux États-Unis qui envoient leurs hauts fonctionnaires dans la région de manière à créer les liens personnels qui s'imposent si l'on veut se lancer en Asie et y réussir. Je crains que nos très hauts fonctionnaires passent de plus en plus de temps au Canada. Cette observation ne s'applique pas uniquement à l'Asie-Pacifique. Il est de plus en plus difficile de les faire sortir du pays.

À mon avis, notre politique asiatique porte fruit, mais elle est assurée par les fonctionnaires intermédiaires qui bénéficient d'un certain appui de la part de la direction politique.

Si nous avions plus de fonds, je pourrais faire plusieurs suggestions. Sans dépenser plus, je pense qu'il serait bon que nos sous-ministres et leurs équivalents passent plus de temps en Asie pour traiter avec nos partenaires de l'Asie-Pacifique de façon plus régulière et pour faire des voyages au cours desquels ils passeraient au moins une journée à ne pas traiter d'affaires.

Un de mes collègues universitaires de l'université de Californie à Berkeley, qui participe à beaucoup de ces rencontres, observe une règle de voyage fort intéressante. Chaque fois qu'il participe à une rencontre en Asie, il passe au moins deux jours à visiter l'endroit et parler aux gens sans participer à aucune rencontre officielle et pour ne plus être sous le contrôle de ceux qui l'accompagnent.

J'espère que votre comité observera cette règle lorsqu'il se rendra dans la région de l'Asie-Pacifique. C'est grâce à des relations personnelles et des discussions informelles que l'on peut traiter des affaires. Je parle d'«affaires» non seulement au sens de transactions commerciales, mais aussi au sens de connaissances. Un dîner réunissant plusieurs personnes crée le genre de relations qui sont cruciales.

Le sénateur Bolduc: Vous serait-il possible de nous envoyer par écrit vos idées et vos propositions au sujet de l'amélioration du rôle des Affaires étrangères?

M. Evans: Certainement.

Le président: Honorables sénateurs, nous avons eu une excellente séance. M. Evans nous a entraînés dans une discussion très perspicace et réaliste.

Nous vous en sommes très reconnaissants. Merci beaucoup.

M. Evans: Merci.

La séance est levée.


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