Délibérations du comité sénatorial permanent des
Banques et du commerce
Fascicule 34 - Témoignages
OTTAWA, le jeudi 14 mars 2002
Le Comité sénatorial permanent des banques et du commerce, saisi du projet de loi C-23, Loi modifiant la Loi sur la concurrence et la Loi sur le Tribunal de la concurrence, ainsi que du projet de loi S-40, Loi modifiant la Loi sur la compensation et le règlement des paiements, se réunit ce jour à 11 heures en vue d'examiner les deux projets de loi.
Le sénateur E. Leo Kolber (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président: Nous avons le quorum et nous allons poursuivre nos audiences sur le projet de loi C-23 et le projet de loi S-40.
Notre premier témoin est M. Clive Beddoe, président-directeur général de WestJet.
M. Clive Beddoe, directeur général, WestJet: Merci de cette invitation à comparaître devant votre comité pour exposer notre point de vue concernant les amendements au projet de loi C-23.
Je suis le président, fondateur et directeur général de WestJet. Trois autres cofondateurs et moi-même avons formé WestJet il y a six ans, sachant qu'il n'y avait pas alors de compagnie aérienne à tarifs réduits au Canada, et qu'aucune n'avait été créée depuis la déréglementation du secteur aérien en 1988.
Nous sommes tombés par hasard sur cette occasion, car nous n'appartenons pas au milieu du transport aérien. Nous étions des gens d'affaires qui ont entrevu une occasion. L'occasion était très simple: si nous pouvions créer une compagnie aérienne fonctionnant avec de faibles coûts, nous pourrions offrir des tarifs réduits au Canada et stimuler le trafic selon le modèle utilisé par Southwest Airlines aux États-Unis et qui lui a bien réussi. C'est ce que nous avons fait.
Initialement, nous avons levé 28 millions de dollars auprès de différents investisseurs privés et établissements bancaires. Cet investissement de 28 milliards de dollars a fait des petits — complété par d'autres placements effectués dans la société — à tel point que l'entreprise a aujourd'hui une capitalisation boursière d'environ 1,4 milliard de dollars. Le résultat est similaire à la performance de Southwest Airlines.
On nous a dit, lorsque nous avons commencé, que nous n'avions aucune chance de réussir. Tout le monde, dans l'industrie, y compris Air Canada et Canadien, nous riait au nez. Nous leur avons prouvé qu'ils se trompaient. Aujourd'hui, du haut de notre réussite, je pense que je peux parler avec quelque autorité des problèmes dont souffre le secteur aérien et de la nécessité de quelques modifications de la Loi sur la concurrence.
Je ne suis pas avocat et je n'ai pas de connaissance juridique. Cependant, je sais ce que c'est que de livrer concurrence contre un transporteur qui accapare aujourd'hui 84 p. 100 du marché.
Notre industrie est en profond désarroi. Je parle ici non seulement au nom de WestJet, mais aussi, je crois, officieusement pour le compte de plusieurs autres petites compagnies, dont un certain nombre souffrent des mêmes problèmes que nous. Leurs noms sont Hawkair, Peace Air et Bearskin Airlines. Toutes souffrent du même problème que nous: le déversement de capacité sur le marché et les comportements anticoncurrentiels d'Air Canada.
Nous sommes un secteur sans équivalent au Canada, en ce sens qu'il est dominé, avec l'appui du gouvernement du Canada, par un transporteur qui possède 85 p. 100 du marché. Je pense que cela est malsain dans n'importe quel secteur. C'est une situation sans précédent. Je ne connais aucune autre industrie où une société privée domine à tel point le marché. Cette domination peut amener un comportement anticoncurrentiel et c'est bien ce qui est arrivé. Le fait que nous ayons perdu sept compagnies aériennes au cours des six dernières années témoigne du genre de comportement anticoncurrentiel qui est courant depuis longtemps.
Bien que les amendements au projet de loi que nous avons proposés aient été quelque peu dilués, ils représentent un début. Nous aimerions qu'ils soient adoptés car la loi actuelle ne prévoit aucun sanction pour comportement anticoncurrentiel. Il n'existe aucun moyen de l'arrêter.
La nature même de notre industrie est telle que les frais fixes sont importants, contrairement à une entreprise de fabrication, par exemple, et il est donc facile de pousser des compagnies aériennes à la faillite. La seule façon d'introduire un peu de raison dans ce secteur et d'attirer des capitaux consiste à renforcer la Loi sur la concurrence et à donner de plus grands pouvoirs au Tribunal de la concurrence et au Commissaire à la concurrence, afin qu'ils puissent rendre des ordonnances d'interdiction provisoires, entre le moment où une plainte est déposée et celui où elle est entendue.
Dans notre cas, nous avons déposé plainte contre Air Canada il y a deux ans. Nous attendons encore que le Tribunal l'examine. Nos avocats nous disent que nous devons compter encore trois ans avant un jugement — soit cinq ans pour juger d'une seule plainte concernant une seule ligne. C'est totalement inadéquat. Cependant, c'est un début. Au moins le système, si ces amendements sont adoptés, dissuadera-t-il Air Canada de faire traîner les choses en longueur, comme cela a été le cas jusqu'à présent.
Je me ferai un plaisir de répondre à vos questions. Je sais que certains d'entre vous avez fait l'objet d'un lobbying de la part d'Air Canada, qui prétend que cela n'est pas juste et qu'il faut laisser Air Canada livrer concurrence. C'est bien ce qu'elle fait. D'ailleurs, Air Canada offre des tarifs inférieurs aux nôtres sur un certain nombre de marchés, et je peux vous en donner la liste. Elle passe constamment en dessous de notre tarif, par une petite marge. Nous ne sommes pas opposés à ce qu'Air Canada nous livre une concurrence loyale. Nous objectons au dumping de capacité, et la loi actuelle ne permet pas nécessairement de combattre cette pratique.
Cela dit, je serais ravi de répondre à vos questions.
Le sénateur Tkachuk: Lorsque vous parlez de «dumping de capacité», qu'entendez-vous par là? Comment cela se passe-t-il dans le secteur aérien?
M. Beddoe: Nous avons un graphique que nous pouvons vous remettre tout à l'heure. Voici ce qui nous est arrivé sur la ligne de Moncton. Air Canada a annoncé qu'elle offrait 182 sièges par jour à destination de Toronto. Nous avions une ligne équivalente reliant Moncton à Hamilton. Air Canada a annoncé ensuite qu'elle réduisait sa capacité à 165 places par jour. Son tarif dernière minute était de 605 $. Elle ne gagnait pas d'argent à ce tarif, bien que faisant payer 605 $ aller simple sans réservation sur cette ligne. C'est un vol de deux heures. Nous avons introduit notre tarif sans réservation de 355 $. À la minute où nous avons annoncé que nous desservirions Moncton avec un vol par jour, Air Canada a accru sa capacité pour cette ligne de 50 p. 100, pour la porter à 255 places par jour, en offrant un tarif inférieur de 100 $ au nôtre, inondant ainsi le marché avec des places à rabais. C'était une tentative de nous évincer du marché en nous interdisant tout profit sur cette ligne. Voilà en quoi consiste le dumping.
Le sénateur Tkachuk: Pouvez-vous nommer d'autres cas où la compagnie aurait agi de cette façon?
M. Beddoe: Absolument. Nous étions le seul fournisseur de service sur Abbotsford. Nous avions cinq vols par jour entre cette localité et Calgary. Il y a un an, Air Canada a décidé de nous concurrencer sur cette ligne. Elle a mis en place trois vols par jour, en sus des nôtres. Cela fait un an que nous comptons ses passagers. En moyenne, son coefficient de remplissage est d'environ 50 p. 100. Ses propres états financiers indiquent qu'il lui faut un coefficient de remplissage de 78 p. 100 pour couvrir les frais. Elle exploite cette ligne avec un coefficient de remplissage de 50 p. 100. Elle a perdu des millions de dollars pour le faire. Pourquoi? Pour drainer nos profits, pour nous enlever des passagers afin de nous affaiblir et nous empêcher de croître.
Le sénateur Tkachuk: Nous avons entendu divers chiffres concernant la part de marché d'Air Canada. Certains disent qu'elle est de 80 p. 100, d'autres d'environ 60 p. 100. Comment calculent-ils ces chiffres? Vous-même, comment arrivez-vous au chiffre de 80 p. 100 du trafic voyageur au Canada?
M. Beddoe: Il y a trois façons de mesurer le marché. Premièrement, les sièges-milles disponibles: lorsque vous transportez un siège sur un mille, cela fait un siège-mille disponible. Un avion de 120 places parcourant un mille représente 120 sièges-milles. On peut le mesurer également par nombre de passagers payants-milles. C'est la même mesure, mais sur la base du nombre de passagers occupant ces places. Enfin, vous pouvez mesurer en chiffre d'affaires. Quelle que soit la méthode, le résultat obtenu est presque toujours le même.
Vous pouvez lire les états financiers de fin d'année d'Air Canada. L'an dernier, la compagnie avait 20,3 milliards de sièges-milles disponibles. Nous-mêmes en avions 3 milliards. Cela fait une part de marché de 13 p. 100 pour nous, 87 p. 100 pour Air Canada. Il n'y a aucun autre concurrent dans le secteur en ce moment.
Si vous calculez par passagers payants-milles, les chiffres sont presque les mêmes. Si vous prenez notre quatrième trimestre, et que vous faites le même calcul pour notre quatrième trimestre et celui d'Air Canada, vous trouverez un rapport de 16 p. 100 pour nous et 84 p. 100 pour Air Canada.
M. Milton a déclaré en Floride, le 11 février, que la part de marché d'Air Canada est passée de 73 p. 100 en 2000 à 78 p. 100 l'an dernier. Ces chiffres diffèrent des nôtres principalement parce qu'ils n'englobent pas les partenaires d'Air Canada.
Le sénateur Tkachuk: Pourquoi pensez-vous qu'il n'y a pas d'équivalent de WestJet dans l'Est du Canada?
M. Beddoe: Il y a eu deux tentatives d'en créer un. CanJet et Royal ont tous deux essayé de faire la même chose. Tous deux ont été poussés à la faillite. CanJet a perdu 30 millions en l'espace de six mois. Elle a obtenu une ordonnance d'interdiction du Bureau de la concurrence de 80 jours. Pendant cette période, ses pertes ont diminué et elle approchait du seuil de profit. Dès la fin des 80 jours, Air Canada a réagi en alignant ses tarifs sur les siens et en offrant des points de fidélité doubles ou triples, aspirant littéralement la demande. CanJet a alors fait faillite.
Le sénateur Tkachuk: Avez-vous les chiffres des tarifs moyens pendant que ces deux compagnies concurrençaient Air Canada dans l'Est, et les tarifs actuels, sans ces deux compagnies?
M. Beddoe: Le Bureau de la concurrence a ces chiffres. Notre ambition était de réduire les tarifs de 50 p. 100 sur tous les marchés que nous occupons. C'est ce que nous avons fait sans exception. Même sur les marchés où nous n'avons pas de concurrent, nous pratiquons le même tarif relatif que sur un marché où nous sommes en concurrence. Prenez par exemple la liaison Calgary-Comox. Nous y pratiquons le même tarif relatif — sans concurrence — que sur la liaison Calgary-Victoria.
Si vous prenez des marchés sans concurrence, en moyenne, les tarifs sont doubles de ceux où il y a concurrence. Cela vaut presque uniformément pour tout le réseau, quelle que soit la méthode de mesure. L'un des problèmes des tarifs aériens est qu'il y a tellement de catégories différentes. C'est très difficile à analyser. Cela va des tarifs avec réservation précoce jusqu'aux tarifs sans réservation. Les stratégies de prix sont très complexes. Si vous comparez entre des tarifs équivalents, vous verrez que sur les liaisons desservies par WestJet, ils sont au moins de moitié inférieurs à ce qu'ils étaient lorsque Air Canada était le seul fournisseur.
Le sénateur Fitzpatrick: Pouvez-vous nous donner un exemple des effets négatifs sur votre compagnie, ou sur d'autres compagnies aériennes de Colombie-Britannique, du comportement prédateur d'Air Canada?
M. Beddoe: Je ne peux parler spécifiquement de la Colombie-Britannique. Je peux vous donner un exemple, peut- être, d'une clarté aveuglante, car il s'agit d'un marché que nous avons occupé, quitté puis réoccupé. C'est la liaison entre Calgary et Winnipeg. Lorsque nous avons commencé avec trois avions en 1996, nous pensions que nous pourrions stimuler le marché de Winnipeg en offrant des bas tarifs. Lorsque nous sommes arrivés sur ce marché, le prix dernière minute aller simple entre Calgary et Winnipeg était de 395 $. Nous sommes entrés sur ce marché avec un tarif de 199 $, sans réservation. Aussitôt, Air Canada et Canadien, collectivement, ont augmenté leur capacité. Je n'ai pas les chiffres exacts, mais ils ont augmenté leur capacité de l'ordre de 30 p. 100 et égalé nos tarifs.
Nous étions un nouvel arrivant sur ce marché. Franchement, Winnipeg n'a pas réagi aussi favorablement que nous l'espérions. Notre philosophie est «Venez ou nous partons». Après trois mois, nous avons réalisé que d'autres marchés, comme Saskatoon ou Regina, voulaient de nous. Nous avons réaffecté l'avion de Winnipeg à ces deux marchés.
Immédiatement après notre départ, le tarif a grimpé à 395 $. C'était le 21 juin 1996. Le 21 juillet 1997, ce tarif de 395 $ est passé à 461 $, sans concurrence. Le 4 novembre 1997, il est passé à 484 $, toujours sans concurrence. Nous sommes revenus sur le marché le 20 mars 1998 et les tarifs se sont effondrés à 224 $, soit notre prix. Si vous évincez le concurrent du marché, les tarifs deviennent abusifs.
Le sénateur Fitzpatrick: Vous avez mentionné plusieurs petites compagnies nationales, autres que la vôtre, telles que Peace Air et Hawkair. Est-ce que ces très petites compagnies ont subi des impacts similaires?
M. Beddoe: Je ne suis pas ici uniquement pour défendre WestJet. Nous avons besoin au Canada d'une industrie viable. Nous avons besoin de petites compagnies pour assurer des liaisons vers les grands centres. Le président d'une petite entreprise m'a contacté après nos comparutions devant le comité de la Chambre des communes. Sa société s'appelle Hawkair. Il exploite un petit turbopropulseur sur Terrace, Colombie-Britannique. Il m'a dit que lorsqu'il a acheté un Dash 8 pour offrir une liaison entre Terrace et Vancouver, parce que les tarifs étaient tellement chers, Air Canada a immédiatement mis en service deux Dash 8 sur la même ligne pour lui casser les reins.
Il y a quelques jours, j'ai été contacté par le président de Peace Air, qui dessert la région de Peace River. Il m'a dit que la même chose lui est arrivé. Il dit qu'il n'a pas assez d'argent ou de ressources pour se battre. Il dit «Je ne peux tout simplement pas me battre contre ces gens-là». Bearskin Airlines a vécu la même chose.
Ce sont toutes là des compagnies aériennes qui ont le potentiel de grossir et de devenir ce qu'étaient jadis Time Air, les compagnies régionales de Canadien, ou Air Ontario. C'est là où il faut permettre à la concurrence de s'implanter. Si cela ne se fait pas au niveau de la base, il n'y en aura jamais.
Le sénateur Fitzpatrick: D'aucuns s'inquiètent du pouvoir donné au commissaire d'imposer unilatéralement une ordonnance d'interdiction contre une compagnie aérienne dominante et le préjudice que cela peut lui causer. Que pensez-vous du tort qui pourrait être fait à Air Canada, mettons dans le cas de Hawk Air, si une ordonnance d'interdiction était prise à son encontre? Vous avez déjà décrit le tort causé à Hawk Air. J'aimerais savoir quel mal une ordonnance d'interdiction pourrait faire à la compagnie dominante.
M. Beddoe: En fait, je pense qu'elle en tirerait profit. Le dumping de capacité à un coût inférieur au prix de revient d'Air Canada signifie qu'Air Canada perdra moins d'argent. Je peux vous dire que ce serait bénéfique pour Air Canada. Financièrement, l'ordonnance d'interdiction serait à l'avantage d'Air Canada. Elle cesserait ainsi d'aligner contre nous trois avions à moitié vides à Abbotsford, et elle ferait des économies.
Le sénateur Meighen: Monsieur Beddoe, j'ai été favorablement impressionné par votre remarque, lorsque vous avez dit que vous n'êtes pas avocat. C'est peut-être pour cela que j'ai compris presque tout ce que vous avez dit. Cependant, je dois confesser que je suis un ex-avocat. Mais poursuivons dans cette veine non légaliste.
On n'échappe jamais aux conséquences. Le sénateur Fitzpatrick a parlé du fait que d'aucuns s'inquiètent qu'un pouvoir discrétionnaire très important soit confié au commissaire à la concurrence, quel que soit le titulaire du poste. Cependant, par quelque bout que l'on regarde le problème, nous, les Canadiens, avons réussi à semer une belle pagaille dans l'industrie et le marché. Je ne sais pas comment remettre de l'ordre, mais ce ne sera pas facile.
Existe-t-il des localités de ce pays qui pourraient ne pas être desservies, à moins que quelqu'un soit obligé de les desservir? J'aimerais entendre votre avis là-dessus.
Je pense que nous visons un marché concurrentiel tel que les petites localités, les petits marchés, ne perdent pas le service. Pensez-vous que les dispositions du projet de loi C-23 nous permettront d'arriver à cette situation? Ne craignez- vous pas de confier un si grand pouvoir discrétionnaire à une personne qui pourrait bien un jour se retourner contre vous? Êtes-vous convaincu que la possibilité de rendre très rapidement une ordonnance d'interdiction règle l'essentiel de votre problème?
Dans ce domaine — et je n'ai jamais pratiqué le droit de la concurrence — les définitions semblent être très difficiles. Qu'est-ce que le «dumping de capacité»? Je pense que nous le savons dans les grandes lignes, mais dans des cas particuliers, ce peut-être plus difficile à déterminer. J'aimerais avoir votre avis sur la situation générale.
M. Beddoe: Pour répondre à votre première question, c'est-à-dire est-ce que les petites villes prospéreraient ou jouiraient d'un service aérien si Air Canada s'en retirait, je réponds oui, absolument. Le capitalisme a une incroyable capacité à combler un vide dès qu'il apparaît. Nous avons vu quantités de petites compagnies aériennes qui essayaient de démarrer. Il n'y a aucun doute que les avions et les pilotes sont disponibles. Nous avons 750 pilotes sur notre liste d'attente. Il n'y a pas de pénurie d'avions ou de pilotes. Si nous avions une Loi sur la concurrence raisonnablement renforcée, ou quelque peu renforcée, les capitaux eux aussi viendraient se placer dans le secteur.
Le sénateur Meighen: À ce sujet, est-il exact qu'Air Canada est obligée de desservir certaines petites localités?
M. Beddoe: Je crois qu'Air Canada est tenue de desservir certaines petites localités jusqu'à la fin de cette année, une obligation imposée par le gouvernement en échange de l'autorisation de fusion avec Lignes aériennes Canadien. Cependant, vu les tarifs qu'elle pratique, je suis sûr que cette desserte est rentable. Dans la négative. Air Canada a certainement tiré profit du trafic d'apport qui représente justement tout le noeud de l'affaire. C'est l'apport qui compte. Il importe de contrôler l'apport afin de ne pas perdre le contrôle sur cette personne qui vole de Cranbrook à Calgary ou Vancouver. Si ce voyageur de Cranbrook doit se rendre à Hong Kong la semaine prochaine et prend le téléphone et appelle son agent de voyage, il a deux possibilités. Il peut conduire jusqu'à un aéroport que nous desservons — nous ne desservons pas Cranbrook — puis voler jusqu'à Vancouver et là avoir le choix entre deux ou trois compagnies aériennes. Sinon, il peut voler sur Air Canada, qui va le prendre en charge d'un bout à l'autre et il n'aura plus besoin de s'inquiéter de ses bagages.
Air Canada continuera à desservir cette liaison uniquement pour conserver ce voyageur à destination de Hong Kong, car Air Canada draine des centaines de localités d'où proviennent ces voyageurs qui vont se concentrer à Vancouver pour se rendre à Hong Kong.
Le danger, du point de vue d'Air Canada, est que si elle perd ses lignes d'apport, elle va être confrontée à une concurrence sur la qualité. Tout d'un coup, cette personne a un choix. Ce voyageur pourra prendre un transporteur concurrent à Cranbrook, jusqu'à Vancouver et là disposer d'un choix. Il ne sera plus captif d'Air Canada. Il pourra voler sur Cathay Pacific, qui offre peut-être un meilleur produit. Tout d'un coup, Air Canada se trouve obligée de faire un effort sur la qualité de son produit, de rivaliser avec la qualité d'un concurrent.
Dominant les lignes d'apport, une compagnie aérienne n'est pas obligée de livrer concurrence sur la qualité. C'est cela qui est fondamentalement mauvais. C'est pour cela que la dominance est si destructrice pour l'industrie.
Le sénateur Meighen: Si vous étiez le roi du transport au Canada, comment élimineriez-vous cette situation?
M. Beddoe: Il faut créer un environnement tel que le capital jouisse d'une certaine sécurité. J'ai lu une analyse du secteur aérien il y a plusieurs jours qui indiquait que depuis la déréglementation, des capitaux de 3,8 milliards de dollars ont été perdus au Canada. Le problème est que lorsque la déréglementation est intervenue en 1988, nul n'a réfléchi à tous ces problèmes et conséquences. La Loi sur la concurrence n'a jamais été conçue pour ce type d'environnement concurrentiel et ce secteur. Elle est principalement conçue pour l'industrie de fabrication et touche des facteurs tels que les coûts évitables, qui n'existent pas dans le secteur aérien. Il faudrait que je vous donne une longue explication technique et nous ne sommes pas là pour cela. Mais nous avons une loi qui présente quelques possibilités. C'est pourquoi nous disons que ces deux amendements seraient une façon de l'améliorer.
La loi actuelle, en l'absence de ces amendements, ne prévoit aucune sanction du tout. Il n'y a aucun moyen de dissuader ce comportement anticoncurrentiel. Je ne sais pas si 15 millions de dollars sont une pénalité suffisante. C'est une goutte d'eau dans ce secteur. Cependant, c'est un début. Une fois ces mesures adoptées, il faudra examiner de plus près ce secteur dans son ensemble pour voir ce qui peut être fait pour réellement améliorer la qualité à tous les niveaux — pas seulement sur le plan de ce comportement anticoncurrentiel.
Le sénateur Meighen: Le fait d'utiliser la Loi sur la concurrence pour réglementer des industries spécifiques ne vous préoccupe-t-il pas? L'année prochaine, ce pourraient être les commerces d'épicerie.
M. Beddoe: C'est si facile de détruire une compagnie aérienne. Je vais vous donner quelques chiffres simples. La marge bénéficiaire moyenne dans le transport aérien se situe probablement entre 2 et 3 p. 100. La marge moyenne de Canada 3000 était de 1,7 p. 100. Sa meilleure année a été 2,4 p. 100.
Un avion typique de 120 places, volant avec un coefficient de remplissage de 75 p. 100, transporte 90 voyageurs. C'est le nombre pour un vol moyen. Avec une marge de 2 p. 100, le profit de la compagnie tient à 1,8 voyageur.
Il est très facile à quelqu'un qui ne se préoccupe pas de perdre de l'argent d'inonder ce marché avec une capacité excédentaire et de drainer deux ou trois ou quatre passagers de ce vol, qui deviendra ainsi déficitaire. C'est très simple.
Nous avons réussi grâce à une structure de coûts réduits. Nous équilibrons les comptes avec un coefficient de chargement autour de 56 p. 100 ou 57 p. 100. Il est très difficile de nous arrêter. En 2000, nous avons réalisé une marge d'exploitation de presque 20 p. 100, avant impôt et partage des profits. Il est très difficile de nous arrêter — particulièrement aujourd'hui, car le public se rallie autour de la seule alternative sur le marché.
Le sénateur Meighen: Pourquoi d'autres ne suivent-ils pas cet exemple?
M. Beddoe: Ils le feraient s'ils pouvaient trouver les capitaux, mais ils ne peuvent plus trouver les capitaux. Nous avons levé 28 millions de dollars initialement et beaucoup plus depuis. Cependant, ce capital n'est plus disponible maintenant pour les autres. Le président de Canada 3000 a essayé de lever des capitaux et a renoncé. Il n'y parvient pas. Il ne reviendra pas dans cette industrie.
Nous avons procédé à une émission d'actions l'autre jour et levé 80 millions de dollars. Elle a été sursouscrite par un multiple de six. Notre compagnie marche bien et est profitable.
Le sénateur Meighen: Dois-je comprendre que si le problème d'acquisition ou d'obtention de capital pouvait être résolu...
M. Beddoe: La possibilité de lever des capitaux est fonction de la profitabilité. Les gens veulent investir dans des compagnies aériennes profitables.
Le sénateur Meighen: Vous n'avez pas été toujours si profitable.
M. Beddoe: Si.
Le sénateur Meighen: Qu'est-ce qui m'empêche de créer une compagnie aérienne et d'être tout aussi profitable dans l'Est du Canada?
M. Beddoe: Vous devrez trouver du capital. C'est le problème de la poule et de l'oeuf.
Le sénateur Kroft: J'ai plusieurs questions afin de mieux comprendre votre industrie car plus nous lui consacrons de temps, et plus j'ai du mal à m'y retrouver.
Vous nous dites que votre capitalisation boursière est passée de 28 millions à 1,4 milliard de dollars. Vous avez levé des nouveaux capitaux et réalisé des profits, et vous avez donc contribué à cette valeur tant par l'émission de nouvelles actions que par vos bénéfices.
Vous êtes manifestement devenu une société attrayante, un placement intéressant. Une émission d'actions sursouscrite par un multiple de six en est une bonne indication.
Je serais intéressé de savoir si cela est dû au fait que vous avez bien défini votre créneau de marché et avez mis en place un bon modèle d'exploitation. Je ne vous demande pas de me donner de renseignements confidentiels.
Vous vous alignez contre Air Canada, qui est un transporteur aérien à service complet. Êtes-vous d'accord avec ce qualificatif, et comment vous qualifiez-vous vous-même? Air Canada fonctionne au moyen de vols régionaux qui alimentent un tronc national, puis un réseau international.
Est-ce que votre modèle d'exploitation et votre système ne peuvent fonctionner qu'à l'intérieur des contraintes d'un plan d'entreprise limité, ou bien pourriez-vous prendre votre approche et la développer pour en faire une exploitation à service complet pleinement compétitive?
M. Beddoe: Le secteur, au Canada, réalise un chiffre d'affaires d'environ 12 milliards de dollars par an. C'était le chiffre avant le 11 septembre, et il a diminué quelque peu depuis, mais est en train de remonter à ce niveau.
Le marché intérieur au Canada vaut environ 4,5 milliards de dollars. Je parle là uniquement des voyages à l'intérieur du Canada. Nous sommes certainement compétitifs à 100 p. 100 sur ce marché, en l'absence de restrictions légales ou pratiques. Le marché transfrontalier représente environ 2,5 milliards de dollars. Là aussi nous sommes compétitifs et nous allons rivaliser sur ce marché. Nous pouvons même desservir le Mexique, probablement. Nous pouvons desservir le marché des Caraïbes avec les appareils que nous avons maintenant.
Notre modèle consiste à utiliser un type d'avion, le 737. La série des avions 737-700 a aujourd'hui un rayon d'action qui permet de voler sans escale de Calgary jusqu'aux Bahamas ou de Vancouver jusqu'à Honolulu. Il n'y a absolument aucune raison qui nous empêcherait, dans quelque temps, de desservir cette sorte de destinations. Je ne suis pas sûr de vouloir le faire, mais rien ne nous en empêche sur le plan pratique.
Si vous totalisez le marché de 2,5 milliards et celui de 4,5 milliards, vous arrivez à 7 milliards de dollars. Ajoutez-y un facteur de stimulation que nous apporterons à ce marché. Je dirais que nous pouvons rivaliser pour environ 8 milliards de dollars de ce marché de 12 milliards de dollars.
Nous ne participerons pas au marché de 4 milliards de dollars que représentent les vols transatlantiques et transpacifiques. Ils seront desservis éventuellement par d'autres concurrents tels que Canada 3000 et d'autres compagnies charter qui surgiront.
Le sénateur Kroft: Outre ces incursions limitées à l'étranger, vous ne prévoyez pas d'être en situation un jour de devoir avoir ce modèle des lignes d'apport pour alimenter votre réseau, parce que vous aurez un modèle d'exploitation différent?
M. Beddoe: Non. Nous nous alimentons nous-mêmes. Nous avons récemment lancé un vol de Calgary à Comox, il y a un an environ. Comox est une ville de 20 000 habitants, mais cette ligne a très bien marché dès le début car il y a une population de 200 000 personnes entre Nanaimo et le nord de l'île. Une ville de 20 000 habitants a obtenu une liaison sans escale par avion à réaction qui n'a jamais existé auparavant.
Le sénateur Kroft: Je comprends. Puisque vous n'envisagez pas de desservir Hong Kong, Séoul ou Londres, vous n'avez pas à vous préoccuper dans votre modèle de mettre la main sur ces voyageurs à un stade précoce.
M. Beddoe: Nous n'avons pas d'apport à notre système. Cependant, nous servons d'apport à d'autres transporteurs. Nous apportons maintenant des passagers à KLM et à Cathay Pacific à Vancouver, mais à titre informel.
Le sénateur Kroft: Vous ne vous souciez pas de capturer ce passager? Vous assurez la fonction d'apport.
M. Beddoe: À ces transporteurs transatlantiques et transpacifiques, oui.
Le sénateur Kroft: Je vais passer maintenant à un sujet totalement différent, qui découle un peu des questions du sénateur Meighen.
J'ai demandé au Commissaire à la concurrence, lorsqu'il a comparu, si les règles proposées apporteraient le nécessaire pour stabiliser le marché aérien. Il ne m'a pas répondu que cela suffirait. Il faudra faire plus.
Cela soulève la question d'un cadre réglementaire qui dépasserait la seule réglementation de la concurrence, si l'on veut assurer que les Canadiens disposent de toute la gamme et de la qualité de services dont ils ont besoin. J'aimerais donc vous demander aussi si vous jugez que la concurrence seule, régie par cette loi, suffira à fournir la gamme et la qualité et variété de services que les Canadiens demandent.
M. Beddoe: Je ne pense pas que cela suffise. Cependant, cela va à tout le moins entraver les actions anticoncurrentielles d'Air Canada. Disons les choses clairement: si la compagnie n'a pas d'agissements anticoncurrentiels, elle n'a rien à craindre de cette loi. En fait, je dirais qu'elle en tirera un avantage financier, car elle lui épargnera ses propres comportements absurdes.
Le sénateur Kroft: Cela m'amène à la dernière question du sénateur Fitzpatrick, lorsqu'il disait qu'elle devrait espérer faire l'objet d'ordonnances d'interdiction car elle gagnerait plus d'argent ainsi. J'ai trouvé cela d'une logique étrange. Vous dites la même chose en termes différents, la protéger contre elle-même — «Arrêtez-moi, sinon je vais tuer encore».
M. Beddoe: Pas réellement. Si vous regardez l'historique de son comportement, son modèle d'exploitation est celui d'une domination totale du secteur. Cela n'a pas marché. Si cela avait engendré des profits, on pourrait dire que ce n'est pas une mauvaise idée, mais cela n'a pas marché. La compagnie a affiché un déficit de 1,2 milliard de dollars l'an dernier, et de 600 millions de dollars juste avant le 11 septembre. Cette politique ne marche pas. Je ne comprends pas pourquoi un homme d'affaires voudrait persister dans cette voie. Tôt ou tard, il faut se réveiller et se poser des questions.
Le sénateur Tkachuk: Est-ce parce qu'elle pense que le gouvernement va venir la renflouer?
M. Beddoe: Absolument.
Le sénateur Kelleher: J'ai plusieurs questions qui ne portent pas directement sur votre problème immédiat, aussi je vous demande votre patience. Je veux vous les poser car vous êtes dans le secteur aérien et le connaissez.
Un problème porté à notre attention est celui des déficiences que présenteraient les articles sur l'assistance juridique mutuelle. En êtes-vous familier?
M. Beddoe: Non.
Le sénateur Kelleher: Dans ce cas, je ne vous demande pas d'en parler.
On critique également l'accès direct au tribunal donné aux particuliers, sans passer par le commissaire. Êtes-vous au courant de cette disposition?
M. Beddoe: J'ai connaissance de ce débat, oui.
Le sénateur Kelleher: J'aimerais connaître votre avis sur l'utilité de cet ajout.
M. Beddoe: Je ne suis pas sûr d'être qualifié pour donner un avis. Je n'ai pas étudié les dispositions exactes proposées. Cependant, elles existent à l'étranger. Je ne puis me prononcer. Je ne suis pas avocat, et encore moins un juriste spécialisé en droit de la concurrence.
Il ne faut pas oublier que la Loi sur la concurrence, en sa forme actuelle, n'est opératoire que sur plainte. Il faut qu'il y ait une plainte. Le commissaire ne peut de son propre chef entamer une action contre Air Canada sous le régime de la loi actuelle. Il faut qu'il y ait une plainte. Des gens comme les dirigeants de Hawkair et d'autres m'ont dit que leurs plaintes sont simplement restées ignorées. La loi ne leur offre guère de remède à moins que le Commissaire à la concurrence juge approprié d'intervenir. Il est peut-être bon que les particuliers aient un recours direct au tribunal.
Le président: On m'informe que le commissaire peut agir même sans plainte, de son propre chef.
M. Beddoe: Ce n'est pas ce que l'on nous a dit.
Le président: C'est ce que dit la loi.
Le sénateur Kelleher: Vous avez des réserves au sujet de l'ordonnance d'interdiction telle qu'actuellement rédigée. Vous dites que la période de 80 jours devrait pouvoir être prolongée jusqu'au jugement final sur la plainte. Dans quelle mesure cela serait-il bénéfique pour régler votre problème particulier?
M. Beddoe: Je ne peux parler que de mes propres expériences. Lorsque nous avons déposé notre plainte contre Air Canada, nous avons demandé des renseignements à cette société, sans pouvoir les obtenir. Nous avons obtenu des piles d'autres documents à la place — de véritables montagnes — qu'il nous fallait passer au crible. Cela faisait dérailler tout le processus et il y a eu des retards. Air Canada, à son tour, nous a demandé des montagnes de documents. Une grande part étaient extrêmement confidentiels, des renseignements que nous ne communiquerions normalement pas à un concurrent. Il nous a fallu extrêmement longtemps rien que pour obtenir des données.
Air Canada a intérêt à ne pas fournir les données car l'ordonnance d'interdiction, que nous n'avions pas demandée, expirera après 80 jours, comme cela s'est passé dans le cas de CanJet. Dans le cas de Canada 3000, je crois qu'elle a déposé plainte contre Tango, mais n'a pas pu survivre assez longtemps pour parvenir à ce stade. Elle a fait faillite, laissant derrière elle pour 60 millions de dollars de factures impayées. Je pense que la limite de 80 jours encourage Air Canada à paralyser le processus et, en prolongeant ce délai jusqu'au jugement du tribunal, on inverse la motivation et on l'encourage plutôt à rechercher la solution et à soumettre la documentation demandée.
Le sénateur Kelleher: Cela irait donc dans le sens que vous souhaitez?
M. Beddoe: Absolument. Cela calmerait également d'une certaine façon les craintes du commissaire et du tribunal, car au moins il y aurait une incitation à fournir les renseignements requis dans les meilleurs délais, dans l'espoir de voir lever l'ordonnance d'interdiction, si effectivement la compagnie n'a pas de comportement anticoncurrentiel.
Le sénateur Poulin: Je suis du nord de l'Ontario et je peux vous dire qu'en janvier, lorsque j'ai atterri à l'aéroport de Sudbury, votre nouvel avion était sur l'aire de stationnement, à côté de celui de Bearskin. Nous dépendons beaucoup de notre compagnie régionale, Bearskin Airlines. C'est extrêmement important pour les habitants du nord de l'Ontario de pouvoir se déplacer à un prix raisonnable, que ce soit pour affaires ou pour agrément. C'est pourquoi je m'intéresse particulièrement aux changements proposés à la Loi sur la concurrence.
Vous n'avez pas cessé de dire que vous n'êtes pas juriste. Eh bien, moi je ne suis pas spécialiste du transport. Cependant, nous savons tous que c'est une industrie très complexe, mais qu'elle est essentielle pour notre pays, pour toutes les raisons que nous connaissons, et l'a toujours été.
Vous dites que le secteur est en désarroi, mais pensez-vous que la Loi sur la concurrence soit le bon moyen pour régler les problèmes que vous nous avez si bien expliqués aujourd'hui?
M. Beddoe: Le problème que nous avons aujourd'hui est le résultat direct d'un comportement anticoncurrentiel généralisé. Encore une fois, vous devez regarder les faits que j'ai présentés, et il y en a quantité d'exemples. C'est un pas dans la bonne direction. Je ne pense pas que ce soit la seule solution. Toutefois, il est malsain pour n'importe quel pays, n'importe quel secteur, qu'un seul acteur exerce une domination totale.
United Airlines et U.S. Air négociaient leur fusion avant le 11 septembre. Le Congrès américain, je crois, a examiné la question sous l'angle de la concurrence, de la question de savoir si cela créerait un environnement anticoncurrentiel. Je cite ces chiffres de mémoire et ils ne sont peut-être pas tout à fait exacts. Il me semble que la part de marché combinée d'U.S. Air et de United aurait été de 24 p. 100, et le Congrès américain a décidé que la fusion était anticoncurrentielle, qu'il y aurait une trop grande domination d'un transporteur. Or, au Canada, nous avons un transporteur qui a, selon mes calculs, une part de marché de 84 p. 100. Quelque chose ne tourne pas rond. Cela ne peut être sain.
Le président: Monsieur Beddoe, la question était de savoir si ces mesures sont la meilleure façon de régler le problème. Vous avez très bien expliqué ce qui ne va pas. Quel est le meilleur remède?
M. Beddoe: C'est un pas en avant. Je ne pense pas que cela suffise ni que ce soit la seule solution. Il faudra une analyse beaucoup plus poussée plus tard, mais c'est au moins un début, car nous sommes dans cette situation aujourd'hui à cause d'un comportement anticoncurrentiel caractérisé, à mon avis.
Le sénateur Poulin: Êtes-vous sûr que le bureau soit le bon endroit pour discuter des questions de transport, sachant que c'est une industrie si complexe et que vous-même avez signalé que la Loi sur la concurrence est réellement conçue pour les marchandises?
M. Beddoe: Je pense que c'est le seul outil dont nous disposons pour l'instant. Si nous ne faisons rien, nous resterons dans la même situation que celle qui a déjà conduit à la disparition de nombreuses compagnies aériennes. Les dispositions sur l'interdiction telles que rédigées ne jouent pas leur rôle. Quatre-vingt jours ne suffisent pas, et il n'y a pas de sanction possible. Ce n'est donc pas la seule solution, mais c'est au moins un début.
Le sénateur Poulin: Revenons-en aux 80 jours. Vous avez donné l'exemple d'une plainte que vous avez déposée il y a deux ans. Pourriez-vous expliquer en quoi les modifications à la Loi sur la concurrence empêcheraient les retards de procédure au sujet d'une plainte?
M. Beddoe: Si ces modifications avaient été en place au moment où nous avons déposé la plainte, nous aurions pu demander une ordonnance d'interdiction contre Air Canada. Je présume qu'Air Canada aurait alors été obligée, aux termes de cette ordonnance, de maintenir son barème tarifaire ou du moins sa capacité, pour nous éviter d'être évincés du marché. Si elle voulait néanmoins recourir à cette pénétration du marché ou à ce comportement anticoncurrentiel, elle aurait eu l'obligation de prouver au commissaire que son comportement n'était pas anticoncurrentiel. Elle aurait donc été incitée, tout d'abord, à fournir la documentation voulue, premièrement, dans les meilleurs délais, deuxièmement, et de ne pas se livrer à des tactiques dilatoires d'une sorte ou d'une autre, troisièmement. Actuellement, il est dans son intérêt de faire traîner la procédure. Le problème est là.
Le président: Merci d'être venu, monsieur Beddoe. Bonne chance.
M. Beddoe: Notre chance repose entre vos mains, si vous choisissez de voler sur notre compagnie.
Le président: Je n'irais pas jusque-là.
Nous allons maintenant entendre des témoins au sujet du projet de loi S-40, Loi modifiant la Loi sur la compensation et le règlement des paiements.
Le sénateur Angus: Je tiens à faire consigner au procès-verbal que je suis présent pour l'audience sur le projet de loi S-40. Je reprends mon siège officiellement au Comité des banques pour l'examen de cette loi. Cependant, je n'étais pas présent plus tôt dans la matinée, ni ne le serai lorsque vous reprendrez vos délibérations sur le projet de loi C-23, pour les raisons que j'ai énoncées oralement et dans ma lettre au greffier, au début des audiences sur le projet de loi C-23.
Le président: Merci, sénateur Angus.
Je souhaite la bienvenue à M. Denis Norman et à M. Doug Wyatt, du ministère des Finances. Vous avez la parole.
M. Denis Normand, chef principal, Paiements, Direction de la politique du secteur financier, ministère de Finances: Ce projet de loi modifie la Loi sur la compensation et le règlement des paiements, de manière à accorder aux chambres canadiennes de compensation des valeurs mobilières et des instruments dérivés une protection légale semblable à celle qui est offerte aux États-Unis et dans les autres pays du G-7, en cas d'insolvabilité ou de faillite d'un de leurs membres.
[Français]
Avec plus de 190 firmes, l'industrie canadienne des valeurs mobilières et des instruments dérivés est un intervenant clé du système financier du pays. Elle fournit un mécanisme permettant de mobiliser les capitaux, d'utiliser l'épargne à des fins d'investissement, en plus d'atténuer et de couvrir les risques au moyen de contrats sur instruments dérivés.
Au Canada, la compensation et le règlement des opérations de négociation des valeurs mobilières et des instruments dérivés relèvent de trois chambres de compensation: la Coopération canadienne de compensation de produits dérivés, la Caisse canadienne du dépôt de valeurs et la WCE Clearing Corporation.
Ces organisations permettent la compensation et le règlement des opérations par l'intermédiaire de quatre bourses: la Bourse de Toronto, la Bourse de Montréal, la Canadian Venture Exchange de Calgary et la Winnipeg Commodity Exchange.
[Traduction]
Les chambres de compensation et de règlement du Canada sont parmi les plus efficientes du monde. Elles permettent aux consommateurs et aux entreprises d'acheter et de vendre des valeurs mobilières et des instruments dérivés, rapidement et à un coût raisonnable, en fournissant des services de compensation et de règlement et en agissant à titre de contrepartie centrale pour les valeurs mobilières et les instruments dérivés.
En tant que contreparties centrales, elles assument les risques associés au règlement — le risque qu'un membre manque à son obligation avant qu'une opération ne soit réglée — ce qui entraînerait une perte financière pour la Chambre de compensation et pour ses membres. C'est pourquoi les chambres de compensation des valeurs mobilières et des instruments dérivés prennent des mesures pour réduire le risque, exigeant que leurs membres fournissent des biens en nantissement et compensent leurs obligations envers la chambre de compensation. L'industrie canadienne des valeurs mobilières et des instruments dérivés a besoin d'un cadre légal concurrentiel pour atténuer les risques associés au règlement ainsi que les coûts des transactions. Cela permettra aux chambres de compensation d'être plus efficientes et compétitives par rapport aux États-Unis et aux autres pays du G-7 et fera en sorte de conserver les opérations de négoce au pays.
Les modifications prévues par le projet de loi S-40 étendront l'application de la Loi sur la compensation et le règlement des paiements en accordant aux chambres de compensation des valeurs mobilières et des instruments dérivés une protection à l'égard des accords de compensation et des biens donnés en nantissement par leurs membres. Je fais remarquer que les mesures de protection visées sont à l'égard des lois canadiennes en matière de faillite et d'insolvabilité.
[Français]
Avant de conclure, j'ajouterais que les modifications prévues par ce projet de loi sont conformes aux recommandations de la BRI, la Banque des règlements internationaux, une organisation internationale qui favorise la coopération entre les banques centrales et d'autres organismes dans le but d'assurer la stabilité monétaire et financière.
La BRI appuie le fait que les systèmes de règlement des opérations de négociation sur valeurs mobilières reposent sur un fondement juridique solide afin que leurs règles et procédures puissent être appliquées avec un degré élevé de certitude. Elle approuve notamment le caractère exécutoire des accords de compensation et la capacité de réaliser des actifs engagés en nantissement.
Monsieur le président, il est essentiel que le secteur des services financiers canadiens reste solide et efficient. Les modifications prévues par le projet de loi S-40 y contribueront.
[Traduction]
Le sénateur Angus: Ceci est un texte de loi assez complexe et obscur, mais j'imagine qu'il existe pour les raisons que vous avez dites.
Premièrement, n'existe-t-il pas une autre façon pour les chambres de compensation et les bourses d'obtenir cette protection, ou bien y avait-il un empêchement constitutionnel? J'essaie de comprendre pourquoi il faut modifier pour cela la Loi sur la compensation et le règlement des paiements.
M. Normand: D'autres pays ont des dispositions similaires dans leur législation et qui ont la même finalité — les États-Unis et les pays d'Europe. Il est vrai que l'on aurait pu modifier les diverses lois sur la faillite et l'insolvabilité pour parvenir au même résultat. Cependant, nous pensons qu'il y a quelques avantages à passer par le biais de la Loi sur la compensation et le règlement des paiements: c'est une loi centrale qui couvre toutes les situations et, particulièrement pour tout courtier ou participant étranger, il est plus facile de consulter une seule loi bien précise pour comprendre tous les effets sur les accords des diverses chambres de compensation.
Le sénateur Angus: Vous dites que cette loi, à votre avis, aura préséance sur la législation sur la faillite et l'insolvabilité aux fins précises de ces exemptions; est-ce exact?
M. Normand: C'est juste. Elle l'emporte sur toute autre règle de droit intéressant la faillite et l'insolvabilité.
Le sénateur Angus: Cela ne va pas conduire à toutes sortes de procès pour déterminer qui a juridiction? Je songe à une situation aux termes de la Loi sur les arrangements des créanciers avec les compagnies, la LACC, où la cour saisit un nantissement et où on se retrouve à se battre en vertu de la législation sur la faillite. Je suppose, mais j'aimerais que vous confirmiez, que quelqu'un au ministère de la Justice examine ces lois avant qu'elles soient déposées au Parlement, du point de vue de leur constitutionnalité ou de leur cohérence par rapport à d'autres lois.
M. Wyatt, avocat général, Services juridiques généraux, ministère des Finances: Il n'y a pas de problème constitutionnel ici. En substance, cette loi l'emporte sur toute autre loi fédérale en matière de faillite.
Le sénateur Angus: Vous considérez que le texte est clair sur ce plan?
M. Wyatt: Oui.
Le sénateur Angus: Vous parlez de 190 membres des chambres de compensation et aussi de parties à une transaction sur produits dérivés. Je crois savoir qu'en l'occurrence les membres sont les parties, mais je peux me tromper.
Pourriez-vous nous expliquer une transaction simple? Pouvez-vous nous donner l'a-b-c, par exemple il y a telle et telle partie, puis l'une devient insolvable et voici ce qui se serait passé, sauf que maintenant cette loi va le prévenir.
M. Normand: Je pense que je vais laisser répondre mes collègues de la Bourse, puisqu'ils connaissent à fond tous les aspects techniques d'une transaction.
M. Giovanni Giarrusso, premier vice-président, Affaires institutionnelles, la Bourse de Montréal: M. Favreau, qui est notre premier vice-président et chef de la compensation, va vous expliquer le fonctionnement d'une transaction et la relation entre les membres de la chambre de compensation et les participants au marché.
Le sénateur Angus: Si je puis ajouter une question, puisque vous allez répondre à la première: la documentation parle d'autres bourses en sus de la Bourse de Montréal, mais je crois savoir — rectifiez si je me trompe — que c'est principalement la Bourse de Montréal qui est concernée et qui a demandé ce projet de loi. Est-ce exact, et si oui, pourquoi?
M. Normand: En fait, sénateur, c'est la Bourse de Montréal et la Caisse canadienne de dépôt de valeurs, la CCDV, qui ont porté le problème à notre attention. La Caisse est dans une situation légèrement différente car son service de compensation de créances est actuellement désigné dans la Loi sur la compensation et le règlement des paiements, si bien qu'elle jouit déjà d'une certaine protection. Cependant, elle estimait cette protection insuffisante, particulièrement dans le cas de certaines transactions liées à sa fonction de compensation des créances, soit les transactions de dépôt. Elle recherchait donc quelque chose de très similaire à ce que demandait la Bourse.
Le sénateur Angus: Qu'en est-il du Canadian Venture Exchange, CDNX, de la Bourse des marchandises de Winnipeg et de la Bourse de Toronto? Vous les mettez toutes dans le même sac, mais il me semblait que la Bourse de Montréal était surtout concernée car c'est elle le marché des produits dérivés et structurés.
M. Normand: La Caisse canadienne de dépôt de valeurs est le noyau central ou dépôt des valeurs canadiennes. Elle assure les fonctions de règlement et de compensation pour la Bourse de Toronto et le Canadian Venture Exchange. Il y a également, comme vous l'indiquez, la Bourse des marchandises de Winnipeg. Celle-ci a sa propre société de compensation. Sa structure est très similaire à celle de la CCCPD, qui est une filiale à part entière de la Bourse de Montréal. Vous avez ces quatre bourses: la Bourse de Montréal, qui a sa propre société de compensation; la Bourse de Toronto et le Canadian Venture Exchange, qui utilise principalement la CCDV; puis la Bourse des marchandises de Winnipeg, où se négocient des produits agricoles comme le canola, le blé et d'autres céréales. Celle-ci a sa propre société de compensation.
Ces sociétés de compensation ont des liens entre elles, comme mes collègues le feront remarquer. Par exemple, la Bourse de Montréal s'occupe de la compensation et des règlements, au titre d'un contrat d'administration, pour la société de compensation de Winnipeg — c'est elle qui fournit dans la pratique les services de règlement. Le type de dépôt de marge demandé, par exemple, par la CCCPD proviendra très souvent de valeurs déposées auprès de la Caisse canadienne de dépôt de valeurs. Il y a des liens. Ces sociétés sont toutes très similaires.
Le sénateur Angus: Il s'agit là du nantissement qui, aux termes du projet de loi, est soustrait à saisie prononcée en vertu de la législation sur la faillite?
M. Normand: C'est juste. Toutes ces chambres de compensation fonctionnent de manière similaire. Comme je l'ai expliqué, vous avez une chambre centrale, qui a des membres ou participants. La chambre de compensation intervient au milieu de la transaction. Lors de la vente à terme d'une marchandise ou d'un produit dérivé d'un négociant A à un négociant B, vous avez la chambre de compensation au milieu. En fait, la vente et l'achat se font auprès de la chambre de compensation. En substance, cette dernière assume le risque au milieu de la transaction. Le risque est celui que l'une des parties à la transaction devienne défaillante.
Ces types de chambres de compensation exigent de leurs membres qu'ils fournissent certains montants de capital, de nantissement, de couverture de marge, et les transactions sont compensées. Ce que j'entends par «compensé» est que si je suis un courtier et que j'achète et vends beaucoup de contrats — peut-être en ai-je vendu pour 100 millions de dollars et en ai acheté pour 90 millions de dollars — c'est le montant net, à savoir 10 millions de dollars, que je vais recevoir de la chambre de compensation centrale. La première chose à faire est donc de réduire les obligations nettes faisant l'aller- retour vers la chambre de compensation.
Deuxièmement, certains montants sont placés en dépôt afin d'assurer que chaque membre couvre le risque de défaillance sur une transaction. S'il y a défaillance, alors tous les participants à la chambre de compensation, en tant que membres résiduels, verront leur contribution augmenter. Ce sont eux qui vont devoir assumer les frais de la défaillance, par un moyen ou un autre. C'est un peu comme une assurance mutuelle.
Bien que ce genre de choses ne soit pas courant, il importe de réduire le risque que la chambre ne puisse compenser ses transactions ni réaliser immédiatement le nantissement pour clore une transaction. En effet, si elle ne le peut pas, c'est elle qui assume ce risque et cela, en fin de compte, rendrait nos marchés moins efficients et plus coûteux.
Les marchés canadiens en général — tant ceux des valeurs boursières que des produits dérivés — sont de relativement petite envergure selon les normes internationales. Nous considérons qu'ils font partie intégrante du secteur financier et de l'économie. Nous devons veiller à ce qu'ils soient aussi efficients que possible et, éventuellement, plus efficients encore que d'autres chambres de compensation dans le monde.
Le sénateur Angus: Vous avez fini par répondre à la question que j'avais posée en premier et que vous aviez renvoyée à M. Favreau. J'aimerais toujours, pour les mêmes raisons, que vous nous expliquiez le cheminement d'une transaction simple, avec et sans ces modifications de la loi.
M. Michel Favreau, premier vice-président et chef de la compensation, Bourse de Montréal: Prenons l'exemple d'une transaction effectuée entre deux courtiers en bourse. La chambre de compensation enregistre cette transaction aussitôt qu'elle a lieu. Après l'enregistrement, il y a maintenant deux transactions: il y a celle entre le premier courtier et la chambre de compensation et une deuxième entre la chambre de compensation et le courtier acheteur.
Le sénateur Angus: Ce courtier est ce que l'on appelle la contrepartie, je suppose. Autrement dit, ce membre représente une partie commerciale. Est-ce exact?
M. Favreau: Oui. Les courtiers en bourse sont appelés «participants agréés» à la bourse. Tous ont la relation de compensation avec les membres de la chambre de compensation. Toutes les transactions effectuées à la bourse sont compensées par les membres compensateurs de la chambre de compensation. À la fin de la journée, les transactions effectuées par les courtiers sont reflétées dans les comptes des membres de la chambre de compensation. Il y a, pour chaque transaction, une position à couvert et une position à découvert. Un membre détient la position à couvert et l'autre celle à découvert.
Chaque jour, la chambre de compensation — et parfois c'est plusieurs fois par jour, mais pour simplifier, disons que c'est une fois par jour — calcule le résultat net des positions, ainsi que M. Normand l'a expliqué. Autrement dit, elle compense pour chaque compte du membre les positions à découvert et les positions à couvert, pour calculer sa position nette. Ce calcul peut faire que le membre doive une certaine somme à la chambre de compensation, ou bien cette dernière doit une somme au membre, selon les résultats des transactions.
Ce montant est alors réglé par un paiement, le matin du jour suivant la transaction, sur une base quotidienne. La chambre de compensation évalue alors le risque représenté par les positions des membres. Ce risque est en gros que le membre devienne défaillant.
Le sénateur Angus: Ce membre compensateur est donc un courtier, concrètement, représentant quelque partie commerciale. Est-ce exact?
M. Favreau: Oui. Les membres compensateurs des chambres sont membres des bourses canadiennes.
Le sénateur Angus: Vous hésitez à utiliser le mot «courtier». Utilisons alors le terme de «négociant en valeurs».
M. Favreau: Nous pouvons également avoir des banques comme membres compensateurs. Effectivement, nous avons une banque comme membre. C'est pourquoi j'hésite.
Le sénateur Angus: Je comprends.
M. Favreau: La chambre de compensation évalue alors le risque des positions, ce risque étant la défaillance du membre compensateur. Comment évaluons-nous ce risque? Nous posons simplement l'hypothèse du défaut de paiement. Nous évaluons alors ce que nous appelons le «pire scénario», selon la situation du marché au moment de la défaillance. Nous appliquons le «pire scénario» au portefeuille détenu par le membre compensateur, ce qui nous permet de chiffrer la perte maximale encourue par la chambre de compensation, car en cas de défaillance d'un membre, c'est la chambre qui devra liquider le portefeuille de celui-ci. Nous imaginons, par exemple, que les indices de prix varieront à la hausse ou à la baisse selon des scénarios allant de 6 p. 100 à 12 p. 100 et aussi en fonction de considérations historiques. Il existe une formule nous permettant d'évaluer la perte maximale encourue par la chambre de compensation dans l'éventualité de la défaillance d'un membre.
Ce risque est alors couvert, car nous demandons à tous les membres de fournir des garanties, ce que nous appelons un nantissement, pour couvrir ce risque sur une base quotidienne. Ainsi, nous demandons quotidiennement aux membres compensateurs de déposer ou d'engager des valeurs ou des montants en espèces auprès de la chambre de compensation pour couvrir ces risques.
Le sénateur Angus: Vous expliquez les choses de façon très compliquée. Je sais que tout cela est complexe. Cependant, vous pourriez peut-être assimiler cela au risque d'insolvabilité, car tout compte fait c'est bien de cela qu'il s'agit.
C'est en tout cas ce que dit le mémoire du gouvernement, mais nous ne parlons pas ici de l'insolvabilité d'un client de l'un des membres. Pour que cette mesure entre en jeu, il faudrait qu'une institution financière ou un membre de la bourse, ou de la chambre de compensation, fasse faillite. N'est-ce pas vrai?
Le sénateur Furey: Si je puis intervenir, je vais essayer d'expliquer ce à quoi le sénateur Angus veut en venir. Sans cette modification, lorsqu'un membre devient insolvable ou demande protection en vertu de la Loi sur la faillite, tout dépôt versé à la chambre de compensation en guise de nantissement, ou toute position nette de la chambre de compensation à son égard, sera assujetti à l'ordonnance de protection. Avec cette modification, le nantissement ou la position nette appartenant à ce membre particulier est soustraite à l'ordonnance de protection. N'est-ce pas là le résultat de cette modification?
M. Wyatt: Je pense que oui, sénateur. J'essayais de dire les choses simplement. Le sénateur Angus a raison. Ceci ne concerne pas la faillite d'un client d'un membre compensateur, mais bien de la faillite du membre. En gros, si un membre devient insolvable, il ne peut aller en cour pour demander une ordonnance ex parte gelant le nantissement. La chambre de compensation peut réaliser le nantissement et l'utiliser pour compléter les autres transactions. Le projet de loi ne fait rien d'autre.
Le sénateur Meighen: On préserve l'intégrité de la chambre de compensation, en pratique.
Le sénateur Angus: Je vais mentionner Enron car il en est question chaque jour dans les journaux. Dans son cas, il s'agissait de négoce de produits dérivés, mais c'était fait par-dessus le comptoir plutôt que par l'intermédiaire d'une bourse, si j'ai bien compris. Lorsque vous faites votre promotion et parlez de compétitivité et d'avoir un système à l'abri de l'insolvabilité, vous encouragez en fait ceux qui achètent et vendent ces produits dérivés à le faire dans une bourse adossée sur un système de compensation, au lieu de transiger de partie privée à contrepartie privée, comme le faisaient Enron et ses sociétés affiliées. Dans ce cas, l'action a chuté et tout le monde a trinqué. Cela n'arriverait pas dans votre cas. Est-ce une différence notable?
M. Wyatt: Une différence notable est que, comme vous l'avez signalé, ce sont des produits dérivés échangés en bourse. Deuxièmement, les chambres de compensation sont des entités réglementées en vertu de la législation sur les valeurs mobilières provinciales.
Le sénateur Angus: C'est pourquoi j'ai demandé s'il n'y avait pas un problème constitutionnel. Les provinces n'ont pu régler le problème elles-mêmes; elles ont besoin d'une loi fédérale, et vous qui représentez le ministère déclarez que vous êtes d'accord et que vous pensez que c'est une bonne loi, n'est-ce pas?
M. Normand: C'est juste, sénateur.
Le président: Merci. Y a-t-il d'autres questions?
Honorables sénateurs, est-il convenu que nous procédons à l'étude article par article du projet de loi S-40, Loi modifiant la Loi sur la compensation et le règlement des paiements?
Des voix: D'accord.
Le président: L'un des membres a-t-il l'intention de présenter un amendement?
Le titre est-il réservé?
Des voix: D'accord.
Le président: L'article 1 est-il adopté?
Des voix: D'accord.
Le président: Il n'y a qu'un seul article. Le titre est-il adopté?
Des voix: Adopté.
Le président: Le projet de loi est-il adopté?
Des voix: Adopté.
Le président: Allons-nous faire rapport du projet de loi aujourd'hui?
Des voix: D'accord.
Le président: Merci, messieurs, et merci à vous, sénateur Angus.
M. Robert S. Russell, témoignage à titre personnel: Honorables sénateurs, j'aimerais vous dire quelques mots pour me situer. Je suis l'un des associés au cabinet Borden Ladner Gervais. Je suis le président national du groupe du droit de la concurrence au sein de notre cabinet. Je pratique le droit de la concurrence depuis 19 ans et je plaide en tribunal de commerce.
En ce qui concerne le projet de loi C-23, j'aimerais expliquer pourquoi le Sénat devrait appuyer ce texte, en m'inscrivant dans l'optique concrète de l'avocat plaidant.
J'ai plaidé devant les tribunaux de tous les niveaux, dont la Cour suprême du Canada et plusieurs cours d'appel provinciales. J'ai comparu à maintes reprises devant le Tribunal de la concurrence, et ce aussi bien en capacité d'avocat de clients du secteur privé que de conseiller du Commissaire à la concurrence actuel, ainsi que de deux de ses prédécesseurs.
J'ai comparu devant le Comité permanent de l'industrie, des sciences et de la technologie au sujet du projet de loi C- 23 en novembre dernier et sur des questions additionnelles que le comité m'a demandé de traiter. J'ai également comparu devant le Comité sénatorial permanent des transports au sujet du projet de loi C-26, il y a presque deux ans, et certains des membres ici présents y siégeaient alors. Il s'agissait à l'époque de ce qui est maintenant devenu l'article 104.1, qui a été évoqué aujourd'hui par les témoins précédents. Je répondrai à toute question que vous pourriez avoir sur l'article 104.1 dans la mesure où il est mis en jeu par le projet d'article 103.3, c'est-à-dire la disposition sur les ordonnances temporaires dont vous êtes saisis.
Je dois préciser que lors de mes comparutions au sujet du projet de loi C-26, il y a deux ans, je représentais trois compagnies aériennes internationales: British Airways, Air France et Cathay Pacific. Je ne comparais pas en leur nom aujourd'hui.
Comme M. Wong, qui a également comparu devant le comité, j'ai été engagé par le Commissaire à la concurrence afin de le conseiller sur ce qui est maintenant devenu la disposition relative aux ordonnances provisoires, l'article 103.3. Je précise également que le commissaire a consulté un certain nombre de spécialistes du droit de la concurrence — tant juristes qu'économistes — au sujet du contenu de l'article 103.3. Il serait inapproprié pour moi, en tant que l'un des conseillers juridiques du commissaire, d'indiquer ou même de laisser deviner si le texte actuel de l'article 103.3 est conforme aux avis que j'ai donnés au commissaire. Il me suffira de dire que les larges consultations entreprises par le commissaire ont abouti à un projet de modification de la Loi sur la concurrence qui représente une amélioration du droit en la matière et mérite d'être pleinement appuyé.
Lorsqu'on considère cette question, ce ne devrait pas être un débat entre secteur public et secteur privé. Je pense que cette problématique appelle un réexamen en profondeur de la politique publique, sous l'angle ce qu'il convient de faire pour la politique de concurrence au Canada. Je vous ai apporté un mémoire et vous prie d'excuser qu'il ne soit pas dans les deux langues officielles, car il le devrait. Je reviens de l'étranger et n'ai pu faire le nécessaire. Je m'engage à fournir une traduction, le cas échéant.
J'aimerais faire ressortir que le projet d'article 103.3 est une disposition importante qui améliorera notre Loi sur la concurrence. C'est une disposition qui facilite le processus d'enquête. J'ai lu les transcriptions des témoignages donnés ici, et cela n'a pas été clairement porté à l'attention du comité. C'est une disposition qui s'applique au stade de l'enquête — au stade du travail de police — c'est-à-dire lorsque le commissaire recueille les éléments nécessaires pour déterminer si une cause est fondée. Dans ces circonstances, les éléments de l'article 103.3 ne sont pas du tout inhabituels. Il est très courant que des ordonnances d'instruction de cette sorte soient ex parte, c'est-à-dire «sans préavis». C'est très compréhensible, car la police — et j'emploie le mot au sens le plus large, soit toute autorité chargée d'appliquer une loi — doit faire vite pour rassembler des preuves. Elle n'est pas alors en mesure, comme lorsqu'une procédure a commencé, de présenter des preuves par affidavit pour satisfaire aux critères ordinaires de l'injonction. J'ai été déçu de voir dans les transcriptions que cela vous a été présenté comme un substitut pour ce que l'article 103.3 cherche à accomplir dans le domaine de la politique de concurrence.
Une injonction ordinaire exige deux choses: la preuve d'un tort irréparable à un intérêt et une analyse comparative. Cela est inapproprié au stade de l'enquête car le commissaire n'est en possession d'aucun élément de preuve, au début. Il doit d'abord rassembler ces preuves avant d'ouvrir une procédure. Ce n'est qu'une fois la procédure entamée qu'il demande une ordonnance en vertu des articles 104 ou 100, s'il l'estime approprié. Ces dispositions ne peuvent donc être un substitut pour le projet d'article 103.3.
Voici la circonstance. Un témoin aujourd'hui a évoqué ce qui peut être un agissement abrupt d'un concurrent, et en l'absence de cet outil pour arrêter l'agissement en attendant que l'enquête aboutisse, l'autre concurrent peut faire faillite. Vous avez beaucoup parlé des compagnies aériennes, mais cela peut s'appliquer également à d'autres industries où des agissements abrupts peuvent survenir. Le commissaire doit protéger l'intérêt public — c'est son rôle — pendant l'enquête.
J'ai été impliqué dans ces enquêtes et elles sont laborieuses. Il faut s'entretenir avec des personnes susceptibles de témoigner; elles ont souvent peur de témoigner par crainte de rétorsions de la part d'un acteur dominant sur le marché; et ces enquêtes ne peuvent être bouclées du jour au lendemain. Lorsque M. Wong vous a dit qu'elles peuvent être faites en l'espace de 24 heures, je ne suis pas d'accord, sauf tout mon respect pour M. Wong, pas au stade de l'enquête. C'est une erreur.
Nous parlons ici, avec l'article 103.3, du tout premier jour d'une enquête destinée à recueillir des preuves. C'est une mesure que l'on retrouve dans d'autres régimes de notre pays et n'est pas différent de ce qui existe aux États-Unis. Le FTC ou le DOJ — il y a juridiction scindée aux États-Unis — peuvent demander ex parte une ordonnance provisoire, tout comme ici. Elle est sujette à appel, tout comme c'est prévu ici.
Si vous vous interrogez sur le caractère équitable du projet d'article 103.3, la partie visée peut contester l'ordonnance du tribunal dès la minute où elle est rendue. Il y a là un mécanisme de protection puisque la partie peut saisir immédiatement le tribunal et demander la révocation de l'ordonnance. Il y a donc une possibilité de réexamen immédiat par le tribunal, tout comme c'est le cas aux États-Unis. L'ordonnance ne dure que dix jours à titre d'ordonnance ex parte, ce qui signifie que le commissaire doit alors justifier sa prorogation pour deux périodes supplémentaires.
C'est alors qu'intervient l'avis, et ce n'est qu'une ordonnance de dix jours. Aux États-Unis, le DOJ peut demander une ordonnance ex parte de dix jours, c'est-à-dire sans que l'autre partie soit présente lors de l'ordonnance initiale. Cette ordonnance peut être contestée immédiatement et n'est valide que pour dix jours.
Mme Susan Hutton, de la Chambre de commerce, a dit que le principal inconvénient est l'absence de recours. Encore une fois, c'est vous mettre sur une fausse piste. En appel, vous devez demander une suspension de l'ordonnance et cela ne sert à rien lorsqu'elle est de dix jours. Je vais vous donner un exemple. Supposons qu'Air Canada soit frappé d'une ordonnance un certain jour lui interdisant de desservir une certaine ligne d'une certaine façon, afin qu'un concurrent soit protégé pendant la durée de l'ordonnance. Si Air Canada interjette immédiatement appel, elle aura besoin d'une suspension de cette ordonnance, ce qui signifie qu'elle pourra faire ce qu'elle voulait faire initialement. Si c'est un agissement préjudiciable, alors son concurrent subit un tort. Si elle n'obtient pas de suspension, l'instance d'appel durera beaucoup plus que dix jours; il faudra attendre le jugement peut-être deux ans. Dans ce cas, la compagnie aurait mieux fait de ne pas interjeter appel car l'ordonnance de dix jours restera applicable pendant toutes les deux années. Donc, la question de la suspension est importante s'agissant de l'opportunité d'accorder un droit d'appel.
La deuxième considération est que la Loi sur la concurrence ne confère pas de droit d'appel contre les ordonnances d'enquête, à l'heure actuelle. Même avant l'entrée en vigueur de la Loi sur la concurrence en 1986, la Loi sur les enquêtes sur les coalitions ne prévoyait pas d'appel contre les ordonnances d'enquête. Nous avons dans cette loi des ordonnances en vertu de l'article 11, c'est-à-dire l'ordre de produire des documents. Encore une fois, cela est fait ex parte — aucun avis n'est donné aux autres parties — c'est-à-dire que la procédure est identique de ce point de vue, et la partie concernée a une possibilité limitée de contester. Cependant, il n'y a pas de droit d'appel et cet aspect a fait l'objet d'un jugement de la Cour d'appel de l'Ontario qui a tranché, par une décision unanime, dans une cause concernant des navires de CP, qu'il n'y a pas de principe de justice ou d'autres motifs d'accorder un droit d'appel contre des ordonnances d'enquête.
Aucune de ces considérations n'a été portée à votre attention. Lorsque des témoins se présentent à vous comme avocats membres du Barreau et ne font pas état de cette jurisprudence, je m'inquiète que vous retiriez une impression fausse sur l'intention du projet d'article 103.3. Il n'a rien d'inhabituel et, d'ailleurs, ne fait que codifier les éléments de procédure qui existent déjà dans d'autres juridictions et qui sont indispensables à la tenue des enquêtes aux termes de la loi.
Les parties peuvent obtenir un examen immédiat de l'équité. Cela évite les problèmes d'une injonction, dont je veux vous parler quelques instants. D'aucuns demandent: pourquoi ne pas donner avis à la partie adverse? La raison pour laquelle on donne avis dans un litige est que l'autre partie peut ainsi répondre pleinement à votre demande ou votre motion. Elle peut elle-même produire une documentation et vous contre-interroger sur la vôtre.
Nous avons ici un autre avocat et vous savez donc que rien dans ce que je dis du processus n'est inhabituel. Essayez donc de faire tout cela en l'espace de dix jours. Voici l'approche pragmatique dont je parle. Une ordonnance d'interdiction de dix jours ne peut comporter tous ces éléments, sous peine de devenir impraticable. À ce compte là, autant ne pas avoir de telles dispositions dans la loi. Cela ne marchera pas si cette procédure est assortie d'une notification complète, comme celle qui existe à l'égard des autres injonctions prévues dans la loi.
C'est pour cette raison que cela a été conçu ainsi — de manière identique à ce que l'on trouve en Europe et aux États-Unis. Il n'y a rien d'inhabituel du tout dans ce projet de loi.
Un ou deux autres points ont été soulevés dans les témoignages que j'ai lus: l'enregistrement des ordonnances et l'idée que le tribunal ne serait qu'une chambre d'enregistrement. Encore une fois, la pratique dans nos tribunaux est que les règlements et accords par consentement soient signés routinièrement par le registraire du tribunal. Il n'y a rien d'inhabituel dans la procédure proposée ici. En droit de la concurrence, des engagements sont pris sans cesse par les parties, car il faut un mécanisme de règlement pratique pour parvenir à ce qui est souvent un compromis. C'est cela un règlement, et donc la loi prend simplement un engagement privé, comme en sont conclus sans arrêt par les parties privées et le commissaire, et fait en sorte que cela devienne une ordonnance enregistrée auprès du tribunal, donnant à ce dernier la faculté de le modifier si nécessaire.
On renforce ainsi la politique de concurrence telle qu'elle existe actuellement — ni on ne l'affaiblit ni on ne contourne le mécanisme de l'ordonnance par consentement comme d'aucuns l'affirment. Ce mécanisme subsistera. Le Commissaire à la concurrence a indiqué que la transparence constitue l'un de ses cinq principes fondamentaux. Si une affaire donnée exige la possibilité pour le public d'intervenir, je suis sûr que l'on envisagera de recourir au processus complet d'ordonnance par consentement, ce qui permettra à d'autres intervenants de plaider leur cause devant le tribunal. Encore une fois, c'est là un mécanisme supplémentaire qui renforce ce qui existe déjà.
Une autre question à mon sens pose un problème. On a dit que le critère du préjudice ajouté au projet d'article 75 est inhabituel parce qu'il diffère de la notion de réduction substantielle ou indue que l'on trouve ailleurs dans la loi.
À l'appui de cette thèse, M. Wong a dit que la loi n'a pas pour objet de protéger les concurrents. Vous souvenez- vous qu'il a dit que ce n'est pas là l'objet de la loi: ce n'est pas de protéger les concurrents, mais de protéger la concurrence? Encore une fois, c'est faux. L'article 1 de la loi protège non seulement la concurrence, dans l'intérêt du public consommateur en général, mais, comme vous pouvez le voir dans le préambule, c'est-à-dire l'article 1 de la loi, il protège également les petites et moyennes entreprises. Notre loi a un objectif secondaire, en quelque sorte. Il n'est pas seulement de protéger la concurrence en soi, mais de permettre aux petites et moyennes entreprises du pays de survivre. Si vous inscriviez la réduction substantielle au projet d'article 75, vous lui enlèverez sa raison d'être.
Il peut y avoir une situation où deux grands concurrents se livrent une concurrence très vigoureuse, tout en refusant de vendre à une petite entreprise quelconque. Du point de vue de la concurrence en général, cela n'importe pas le moins du monde car les prix resteront faibles pour le consommateur aussi longtemps que les grosses sociétés se livrent une concurrence féroce. L'article 75 est destiné à protéger les petites et moyennes entreprises et si vous l'assujettissez au critère de la réduction substantielle, vous enlevez en même temps leur protection. La raison pour laquelle on a opté pour les termes «effet préjudiciable» est qu'ils reflètent la jurisprudence du Tribunal de la concurrence concernant l'article 75. Le refus de vendre doit avoir un effet préjudiciable sur la concurrence pour que la loi s'applique. Ainsi, on codifie ici un critère approprié tout en préservant la protection des petites et moyennes entreprises.
Je tenais à vous expliquer cela car la notion de réduction substantielle figure dans une partie tout à fait différente de la loi, celle concernant les fusions. C'est un critère différent car il poursuit une fin différente. Le refus de vendre a été introduit initialement pour protéger les petites et moyennes entreprises. Si l'on changeait cela maintenant, en introduisant le critère de réduction indue ou substantielle, on enlèverait toute efficacité à cette disposition de notre loi.
Une autre question posée était de savoir quelle est la raison d'être du projet de paragraphe 104(1) puisquon a maintenant le projet d'article 103.3? Je ne me souviens plus qui a posé cette question. Pourquoi des dispositions spécifiques pour une industrie?
Premièrement, je ne suis pas de façon générale en faveur de dispositions applicables spécifiquement à une industrie et la plupart des spécialistes du droit de la concurrence partagent cet avis. Cependant, nous avons dans le secteur aérien une situation très inhabituelle. J'ai représenté Lignes aériennes Canadien dans sa bataille de 1992 contre Air Canada. La compagnie cherchait alors à survivre.
Les transporteurs aériens internationaux ont vu la part d'Air Canada du marché international passer de 80 p. 100 à 90 p. 100 au cours des deux dernières années et en ont ressenti les effets, tout comme les WestJet de ce monde et d'autres qui ont aujourd'hui disparu. Les problèmes du secteur aérien appellent des mesures très spécifiques. Pourquoi? Parce que la communauté internationale réagit avec horreur à ce qui se passe au Canada. Si l'on veut attirer des capitaux étrangers au Canada, nous devons leur montrer que nous sommes prêts à prendre des mesures fortes dans ce secteur. Cela vaut également pour le capital canadien, car les gens ne font guère confiance au droit de la concurrence au Canada pour protéger un nouvel entrant. La seule façon de ressusciter la concurrence consiste à permettre aux nouveaux entrants de s'établir sur le marché et d'autoriser des acteurs comme WestJet à prospérer.
Il faut un code de conduite rigoureux. Il y a deux ans, lorsque les transporteurs aériens ont comparu devant le comité sénatorial et parlementaire, la conclusion a été qu'un code de conduite est nécessaire dans le secteur aérien du Canada, afin de convaincre Air Canada et le monde que le gouvernement canadien est prêt à prendre des mesures très fermes.
D'autres questions ont été posées ce matin sur la structure de cette industrie. Aussi longtemps qu'il y aura des restrictions à la propriété étrangère, on limitera l'afflux de capitaux étrangers. Aussi longtemps que les transporteurs étrangers ne seront pas autorisés à faire du «cabotage» au Canada, toute concurrence transfrontalière sera limitée au Canada.
Ce sont là les conditions énoncées par le Commissaire à la concurrence dans sa lettre d'il y a deux ans, qui sont nécessaires si l'on veut rétablir la concurrence au Canada.
Toutes ces questions me tiennent très à coeur.
Le sénateur Tkachuk: Vous avez dit que la loi a pour objectif d'offrir des chances équitables aux petites et moyennes entreprises. Cela signifie-t-il qu'elle a pour rôle de les protéger? La loi leur donne une possibilité équitable de participer. Il n'est pas question d'assurer la concurrence à l'intérieur du secteur de la petite entreprise.
M. Russell: Cela est dit en fait dans l'article 1, qui énonce l'objet de la loi. Il en ressort très clairement que c'est là l'objet de la loi. Je ne tire cela d'aucun autre article.
Le but de la loi n'est pas seulement d'assurer des prix bas aux consommateurs — schématiquement, c'est là typiquement la fin visée par une politique de la concurrence — mais aussi de donner des chances égales aux petites et moyennes entreprises. Les économistes n'aiment pas particulièrement cet élément de notre loi, car ce n'est pas un objectif économique véritable. Un objectif économique véritable serait de laisser faire le marché, ce qu'il peut, peu importe qu'il s'agisse de grosses ou petites entreprises, pour fournir le meilleur prix aux consommateurs. C'est là la politique de concurrence pure.
Il n'y a pas d'équivalent de l'article 1 dans la législation antitrust américaine. C'est pourquoi certaines dispositions comme le refus de vente ne fonctionnent pas de la même façon aux États-Unis. Nous avons adopté au Canada cette approche de la politique de concurrence parce que nous sommes un pays plus petit, avec des industries concentrées, et nous voulions donner aux petites et moyennes entreprises une chance de survivre. La Loi sur la concurrence comporte une politique économique, en sus de la politique de la concurrence. C'est tout l'objet de l'article 75.
Le sénateur Tkachuk: Vous avez mentionné que vous n'aimiez guère l'idée que la loi fasse un sort à part à une industrie spécifique. Elle n'a pas été utilisée de cette façon par le passé. N'est-ce pas la première fois qu'une industrie donnée est prise pour cible par la Loi sur la concurrence, comme le transport aérien l'est avec ces modifications?
M. Russell: Non. Il y a eu une modification de la loi que nous avions appelé l'amendement Canadian Tire. Il permettait à Canadian Tire de faire certaines choses avec ses franchises qui autrement auraient contrevenu à la loi. Il y a eu aussi une dérogation permettant aux embouteilleurs de boissons gazeuses de faire certaines choses. La loi a évolué au fil de problèmes pressants.
En Allemagne, il y avait beaucoup de sociétés d'État, comme jadis au Canada. Il y a eu un mouvement de déréglementation et nombre des industries structurées, comme l'électricité, les chemins de fer et les compagnies aériennes, étaient structurées d'une manière qui empêchait les entrées sur le marché. C'était un problème, et l'Allemagne a donc introduit des dispositions très spécifiques — en particulier sur les installations essentielles — pour remédier à ces problèmes structurels. Nous en avons fait de même il y a deux ans pour le transport aérien. On voit donc que le droit de la concurrence a évolué dans notre pays, comme dans d'autres, pour répondre aux problèmes qui se posaient.
Nous avons un problème sans précédent au Canada car nous sommes totalement dépendants du transport aérien pour nombre de nos déplacements. Si nous étions en Europe, le rail et la route seraient compétitifs, mais sauf pour ce qui est du trajet entre Montréal et Toronto, il n'y a pas de concurrence venant d'autres modes de transport au Canada. Nous sommes vulnérables.
Les groupes monopolistiques nous font du tort sur le plan des affaires internationales. J'entends par là un vrai monopole, pas 90 p. 100. British Airways desservait 12 villes du pays avec des liaisons sur Londres. Elle a été évincée de toutes sauf trois, suite à cette fusion. Il n'y a aucune concurrence entre Calgary et Londres. Les statistiques montrent que la concurrence a complètement disparu. Le paradoxe est que, l'année même où cela s'est produit, nous avons ouvert à Calgary une section commerciale britannique pour tenter d'attirer davantage d'investissements britanniques à Calgary.
Ce secteur a un effet énorme sur notre économie, du fait que nous en sommes si dépendants, et il appelle donc des règles spéciales. Ce n'est pas quelque chose que l'on aime faire sur le plan d'une politique de concurrence pure. Il existe un problème et à moins de reréglementer — ce qui ne me paraît pas être la solution — nous devons disposer de règles de concurrence plus vigoureuses pour résoudre les problèmes et stimuler de nouvelles entrées en attirant des capitaux étrangers au Canada.
Il s'agit là d'une industrie cyclique et des compagnies coulent. Ce n'est pas une industrie sans risque de toute façon, les gens le savent. Les Lignes aériennes Canadien étaient issues de pas moins de dix compagnies aériennes canadiennes. Dix ont disparu au fil des ans. On assiste au Canada depuis 30 ans à cette tendance continuelle à la concentration. Nous avons besoin d'une politique de concurrence plus ferme pour empêcher que le secteur ne devienne un terrain hostile aux capitaux.
Existe-t-il d'autres solutions? Uniquement des solutions que le gouvernement devra mettre en oeuvre, sur le plan de la propriété étrangère et du rôle des transporteurs étrangers au Canada, car ces derniers représentent la seule alternative aujourd'hui. Des compagnies nouvellement créées mettront du temps à devenir compétitives et ne sont pas une solution pour les voyages d'affaires.
Le sénateur Fitzpatrick: Monsieur Russell, j'ai écouté attentivement votre témoignage et apprécié un certain nombre de choses que vous avez dites.
Pensez-vous qu'il y aurait moins besoin du projet d'article 104.1 si la politique de transport aérien était plus appropriée? Par exemple, les choses iraient-elles mieux si les limites de propriété étrangère étaient levées et le cabotage autorisé par la politique gouvernementale? Serait-il alors toujours important d'avoir des dispositions spécifiques à cette industrie dans la loi?
M. Russell: Ce sera nécessaire tant que nous n'aurons pas un marché concurrentiel. Il y a une longue histoire derrière cela. Des documents rendus publics en 1992 montraient que Air Canada se livrait contre Canadien à une politique de la terre brûlée. C'était un document interne qui a été divulgué. Il y était question d'éliminer Lignes aériennes Canadien en tant que concurrent.
Il y a dans ce secteur, au Canada, une histoire de concurrence combative. Tant que nous n'aurons pas de nouveau un marché concurrentiel, des mesures strictes seront nécessaires.
Le sénateur Fitzpatrick: Dites-vous que cet environnement persistera tant que nous n'aurons pas une politique qui réintroduira la concurrence sur le marché?
M. Russell: Habituellement, le Commissaire à la concurrence refuserait, dans la plupart des secteurs, une part de marché supérieure à 50 p. 100. J'ai entendu les chiffres ce matin. Ils me sont assez familiers. Vous parliez d'une part de marché pour Air Canada de 80 p. 100 sur les lignes intérieures et 90 p. 100 sur les lignes internationales. Il y aura un long chemin à faire avant que l'on revienne à des niveaux tolérables de concentration dans ce secteur.
Le sénateur Meighen: Vous ai-je entendu préconiser le cabotage même en l'absence de réciprocité?
M. Russell: Non, je n'ai pas dit cela.
Le sénateur Meighen: Non, vous n'avez pas dit cela, mais vous parliez de cabotage. Êtes-vous en faveur du cabotage, mais uniquement à condition qu'il soit réciproque?
M. Russell: En tant qu'avocat spécialisé en droit de la concurrence, peu m'importe le coût qu'infligerait le cabotage à un transporteur national. Cependant, en tant que citoyen, je tiens à ce qu'Air Canada survive. Cela m'importe que la compagnie emploie de nombreux Canadiens et que nous ayons une industrie nationale au Canada, qui actuellement se limite presque exclusivement à Air Canada.
Je veux voir Air Canada survivre. Par conséquent, le cabotage à n'importe quel prix ne serait pas une bonne politique pour le Canada.
Le sénateur Meighen: Le commissaire dit avoir besoin de l'article 104.1 parce que la procédure de l'article 103.3 n'est ni rapide ni efficiente. Ne peut-on présenter de demandes ex parte en vertu de l'article 103.3? Je n'aime guère l'idée que le commissaire soit à la fois juge et procureur. Il n'a pas besoin de justifier ses décisions devant une tierce partie indépendante. En tant qu'avocat, cela me gêne.
M. Russell: Je comprends cela. Dans l'optique dans laquelle vous vous inscrivez, il est atypique que le procureur soit aussi le juge.
Ce n'est pas très différent de ce que fait la commission en Europe. En Europe, la commission a les attributions de notre commissaire en plus de notre Tribunal de la concurrence. Elle peut également émettre des ordonnances provisoires.
Lorsqu'on examine la manière dont notre Loi sur la concurrence a été construite, on a tendance depuis une dizaine d'années à ne voir le commissaire que comme plaideur, par opposition à son rôle intégral. Si vous lisez bien la loi, il a un rôle administratif en début de procédure. Lors des enquêtes, il jouit d'une latitude administrative. Il doit prêter serment en vertu de l'article 7 qui l'oblige à agir de manière appropriée et équitable. Le vieux concept, vous vous en souvenez, était celui de persona designata. Il n'a plus beaucoup cours mais il reste l'une de ces anciennes entités légales ayant cette discrétion.
Je pense que c'est important au stade de l'enquête. Il est important que ce rôle existe lorsqu'il se produit une situation difficile dans une industrie. L'exercice de ce pouvoir devrait être exceptionnel, je suis d'accord avec vous. En tant qu'avocat, je ne pense pas qu'il faille donner ce pouvoir à la légère.
Je ne pense pas que l'article 104.1 devrait disparaître du fait de la présence de l'article 103.3 dans le projet de loi C- 23. La raison pour laquelle il faut conserver l'article 104.1 est la situation de crise dans laquelle nous nous trouvons. Nous avons besoin de ces pouvoirs forts pour traiter de ces situations.
Comme on l'a vu, une compagnie aérienne peut faire faillite du jour au lendemain. J'ai travaillé pendant trois ans sur l'une des causes du commissaire, et j'en étais au stade de l'enquête. Il n'est pas facile de réunir des preuves pour ces affaires. Je peux vous dire que c'est un processus laborieux. Les parties n'hésitent pas à dépenser des millions sur ces procès.
Après l'affaire CP, le président de la compagnie a fait savoir qu'il avait dépensé plus de 10 millions de dollars sur ce procès. Voilà le genre de somme que certaines de ces compagnies sont prêtes à engager dans ces batailles.
Il faut placer les choses dans le contexte des batailles qui sont livrées. À moins que le gouvernement n'accorde des ressources financières illimitées, il faut donner au commissaire certains pouvoirs administratifs dans la loi.
Le sénateur Kelleher: Vous avez entendu M. Beddoe ce matin dire que la période de 80 jours est insuffisante. Êtes- vous d'accord ou non avec lui?
M. Russell: Je donnerai une réponse en deux parties. Je conviens avec lui que 80 jours ne suffisent pas. Cependant, sauf mon respect, il a oublié que les 80 jours sont le stade de l'enquête, je le souligne. Après 80 jours, le commissaire devrait pouvoir demander une injonction en vertu de l'article 104. On peut prolonger la période par le biais d'un autre type d'injonction. Une fois que vous avez une injonction en vertu de l'article 104, celle-ci s'applique jusqu'au jugement du tribunal sur la demande. Par conséquent, la séquence consiste à rendre l'ordonnance provisoire aux fins d'enquête, puis de réunir suffisamment de preuves pour dresser des affidavits.
Le problème est qu'au début le commissaire n'a aucune preuve. Il n'a rien. L'autre partie, Air Canada par exemple, puisque nous parlons d'elle, a toute l'information voulue pour se soustraire puisque c'est son exploitation qui est en cause. Elle peut dire quels seront les effets sur son exploitation.
Le commissaire a simplement besoin de temps pour mener son enquête et, à l'expiration des 80 jours, il peut demander une injonction en vertu de l'article 104.
Le président: Il n'a besoin d'aucune preuve du tout au début.
M. Russell: Non, il doit présenter un affidavit disant qu'il a une croyance raisonnable. Cela n'est pas assez bien ressorti des témoignages antérieurs.
Le président: Il émet une opinion?
M. Russell: Il doit dire qu'il a une croyance raisonnable, aux termes de son serment, fondée sur des preuves suffisantes.
Le sénateur Meighen: Dites-vous qu'après 80 jours il doit demander une ordonnance plus permanente au tribunal?
M. Russell: Oui, il la demande au tribunal, sur avis, en vertu du projet d'article 104. En pratique, il demande une injonction.
Le sénateur Kelleher: Pourquoi cela n'a-t-il pas été fait dans le cas dont il s'est plaint à nous ce matin?
M. Russell: Je ne sais pas. Je n'ai pas travaillé sur cette affaire, et je ne sais donc pas pourquoi cela n'a pas été fait.
Voici comment les choses se seraient passées. L'article 11 est l'ordonnance qui permet d'obtenir des parties la documentation dont j'ai parlée. D'ailleurs, le test est le même; lorsque vous rendez une ordonnance en vertu de l'article 11, il suffit au commissaire de déclarer sous serment, dans un affidavit, qu'il a un motif raisonnable de croire qu'une infraction a été commise. Ce n'est pas un test différent de celui qui existe dans la loi depuis dix ans.
Le président: Il doit demander l'ordonnance à quelqu'un.
M. Russell: Il le fait de la même façon qu'en vertu de l'article 103.3.
Le président: Ce n'est pas la même chose que l'article 104.
M. Russell: Le projet d'article 104.1, je le reconnais, est une disposition extraordinaire pour le secteur aérien. Le principe a été mis en place il y a deux ans, en tant que code de conduite et de signal du gouvernement montrant qu'il était prêt à agir rapidement pour éliminer le problème. C'est pourquoi le projet d'article 104.1 figure dans le projet de loi, à mon avis.
Le président: Peut-être bien, mais ceux d'entre nous qui sont ex-avocats sont troublés, à tort ou à raison. Nous entendrons beaucoup d'autres témoins.
Le sénateur Meighen: M. Russell a dit qu'il était troublé aussi.
M. Russell: Non, je n'ai pas dit cela.
Le président: Merci.
La séance est levée.