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ENEV - Comité permanent

Énergie, environnement et ressources naturelles


Délibérations du comité sénatorial permanent de
l'Énergie, de l'environnement et des ressources naturelles

Fascicule 13 - Témoignages


OTTAWA, le jeudi 20 septembre 2001

Le Comité sénatorial permanent de l'énergie, de l'environne ment et des ressources naturelles, à qui a été renvoyé le projet de loi S-18, Loi modifiant la Loi sur les aliments et drogue (eau potable saine), se réunit aujourd'hui à 9 h 32 pour examiner le projet de loi.

Le sénateur Nicholas W. Taylor (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Honorables sénateurs, la séance est ouverte.

Je souhaite la bienvenue aux témoins, M. De Montigny et M. Faggiolo, du ministère de la Justice. Veuillez présenter vos exposés, après quoi nous vous poserons des questions.

M. Yves De Montigny, avocat général principal, ministère de la Justice: Honorables sénateurs, je suis heureux de l'occasion qui m'est donnée ce matin de vous présenter un aperçu général des pouvoirs constitutionnels conférés au gouvernement fédéral et aux provinces pour légiférer en matière d'eau potable.

Comme vous le savez, l'eau n'est pas un sujet qui a été spécifiquement attribué à l'un ou l'autre ordre de gouvernement dans la Loi constitutionnelle du Canada. Au nombre d'autres questions vitales où la compétence est partagée, mentionnons la santé, l'environnement, l'inflation et tout un ensemble d'autres questions dont il n'est pas fait mention dans la Loi constitution nelle de 1867. Dans ces cas, les deux paliers de gouvernement ont le pouvoir d'adopter des lois qui peuvent avoir une incidence, en l'occurrence, sur l'eau que consomment les Canadiens.

Dans une affaire survenue en 1997 et mettant en cause Hydro-Québec, la Cour suprême du Canada a maintenu la loi fédérale qui permettait au ministre de la Santé ainsi qu'au ministre de l'Environnement de déterminer quelles substances étaient toxiques et d'interdire l'introduction de ces substances dans l'environnement, sauf dans certaines conditions. Ce qui importe, c'est que les tribunaux ont jugé que cette législation était conforme au pouvoir du Parlement d'adopter des lois pénales. Nous y reviendrons plus tard.

La cour s'est donné la peine de signaler que le recours au pouvoir fédéral d'adopter des lois pénales n'interdisait nullement aux provinces d'exercer les vastes pouvoirs législatifs qui leur sont conférés en vertu de l'article 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 et qui leur permettent de réglementer et de contrôler la pollution de l'environnement.

Si vous le permettez, je vais citer le juge La Forest qui, dans l'avis principal qu'il a donné dans cette affaire, présente les questions d'une façon qui constitue une introduction utile à mes observations:

La situation ne diffère vraiment pas de celle qui a trait à la protection de la santé, dans laquelle le Parlement exerce depuis longtemps un vaste contrôle sur des matières comme des aliments et drogues au moyen d'interdictions fondées sur la compétence en matière de droit criminel. Cela n'a pas empêché les provinces de réglementer et d'interdire large ment beaucoup d'activités relatives à la santé. Les deux niveaux de gouvernement travaillent souvent ensemble pour satisfaire des intérêts communs.

Il ne faudra pas perdre cela de vue pendant le reste de mon exposé étant donné qu'une bonne partie de celui-ci portera sur les rôles respectifs du gouvernement fédéral et de ses législateurs ainsi que des gouvernements et des législateurs provinciaux.

Traitons d'abord à cet égard du pouvoir provincial en matière d'eau potable et de questions de santé. De tout temps, les provinces ont été dans une large mesure responsables de l'alimentation en eau potable au Canada et de la protection de celle-ci. Cette responsabilité découle non seulement de diverses rubriques de compétence dans la Loi constitutionnelle de 1867 mais tient aussi au fait que les provinces sont les propriétaires ou les titulaires de la Couronne dans chaque province pour ce qui est de la plupart des terres publiques qui se trouvent à l'intérieur de leurs limites. La Couronne provinciale a le même genre de pouvoir sur sa propriété et sur l'utilisation de cette propriété que toute autre personne morale peut avoir sur sa propre propriété.

Il convient de souligner que la Couronne aux droits d'une province peut être liée, même en ce qui concerne l'utilisation de ce pouvoir exercé à titre de propriétaire de la ressource, par une législation fédérale valide sur l'exercice de ses droits de propriétaire.

C'est un aspect de la question. L'autre pouvoir que les provinces exercent est celui qui découle directement de la répartition des pouvoirs législatifs dans la Loi constitutionnelle de 1867. Je vais énumérer certains de ces pouvoirs pour vous donner une idée de leur étendue et des diverses rubriques de compétence qu'on pourrait invoquer à ce propos.

La première rubrique de compétence que l'on retrouve dans la Loi constitutionnelle de 1867 est le paragraphe 92.5 qui donne aux provinces le pouvoir d'adopter des lois relativement à l'administration et à la vente des terres publiques appartenant à la province. De toute évidence, les lois régissant l'utilisation des terres publiques et des eaux sur ces mêmes terres peuvent influer considérablement sur l'alimentation en eau potable.

Il y a une autre rubrique de compétence provinciale qui intervient ici, à savoir les travaux et entreprises d'une nature locale qui sont définis au paragraphe 92.10 de la Loi constitutionnelle de 1867. En règle générale, cela comprend bien sûr des installations comme les stations de production d'eau potable. C'est une autre compétence importante pour les provinces pour ce qui s'agit de l'eau potable.

Il y a un autre paragraphe pertinent, le 92.8, qui donne aux provinces compétence en matière d'institutions municipales, lesquelles, comme nous le savons, sont responsables de la plupart de ces stations de production d'eau potable.

Pour les législateurs provinciaux, les rubriques de compétence qui sont peut-être les plus importantes sont celles-ci: le paragraphe 92.13, Propriété et droits civils dans la province; et le paragraphe 92.16, Généralement toutes les matières d'une nature purement locale ou privée dans la province.

Ces deux rubriques leur donnent compétence entière pour légiférer en matière de propriété privée dans la province. Elles donnent aux provinces une autorité générale sur de nombreuses questions qui peuvent avoir une incidence sur la qualité de l'eau potable. Mentionnons à titre d'exemple la protection environne mentale, la planification de l'aménagement du territoire, le zonage, la conservation de l'eau, le contrôle des inondations, etc.

Le professeur Peter Hogg est un grand spécialiste du droit constitutionnel canadien. Dans son texte sur la compétence en matière de protection environnementale, dans son ouvrage Constitutional Law of Canada, il écrit:

La compétence en matière de propriété et de droits civils autorise la réglementation de l'aménagement du territoire et de la plupart des aspects relatifs aux mines, aux manufactures et autres activités commerciales, ce qui comprend la régulation des émissions polluantes. Cette compétence, ainsi que la compétence en matière d'institutions municipales (paragraphe 92.8), autorise également la régulation munici pale des activités locales qui ont un effet sur l'environnement, par exemple, le zonage, la construction, la purification de l'eau, les égouts, l'enlèvement des ordures et le bruit. Les provinces peuvent aussi contrôler les activités qui se déroulent sur les terres publiques de la province (paragraphe 92.5), où se pratiquent la plupart des activités minières et forestières. Les provinces possèdent également le pouvoir de taxation (paragraphe 92.2), et peuvent l'utiliser pour taxer la consommation de produits polluants, par exemple l'essence, et détaxer les produits qui réduisent la pollution, par exemple les isolants.

Telle est l'ampleur de la compétence provinciale, et cela résume en fait l'ensemble des pouvoirs que les provinces peuvent utiliser pour protéger la qualité de l'eau et l'eau que nous buvons.

Avant de conclure, je dois également ajouter que la Loi constitutionnelle de 1982 a ajouté un autre pouvoir à la liste des compétences provinciales, et celui-ci se retrouve à l'article 92A.(1). Il y est confirmé que la province a compétence exclusive pour légiférer en matière d'exploitation, de conservation et de gestion des ressources naturelles non renouvelables et des ressources forestières, ainsi qu'en matière d'aménagement, de conservation et de gestion des emplacements et des installations de la province destinés à la production d'énergie électrique.

Vous comprendrez que les lois régissant l'exploitation de ces ressources peuvent aussi avoir un effet sur la qualité de l'eau.

La dernière compétence que je dois mentionner dans le domaine provincial, c'est l'article 95 de la Loi constitutionnelle de 1867, où il est dit que les provinces partagent avec le gouvernement fédéral la compétence en matière d'agriculture. La législation agricole peut également toucher à des questions qui ont un effet sur l'alimentation en eau, par exemple l'irrigation et la régulation des eaux usées provenant des exploitations agricoles. Telles sont les compétences dont disposent les provinces pour gérer la qualité de l'eau potable.

Voyons maintenant quels sont les pouvoirs que peut aussi utiliser le gouvernement fédéral pour agir dans ce domaine.

Tout comme la Couronne provinciale, la Couronne fédérale est également propriétaire des terres publiques, et à ce titre, a les mêmes droits qu'une personne morale ou, tout comme les provinces, a le droit de faire ce que tout citoyen peut faire avec sa propre propriété. C'est une rubrique de compétence dont dispose le gouvernement fédéral.

Outre ce droit, il y a aussi l'article 91.1A de la Loi constitutionnelle de 1867 qui porte que le Parlement fédéral dispose des mêmes compétences que les provinces pour adopter des lois relativement aux terres publiques fédérales. C'est l'équivalent de la liste des compétences provinciales.

Outre les pouvoirs reliés à la propriété des terres, vous trouverez à l'article 91 de la Loi constitutionnelle une série de dispositions qui confèrent au Parlement le pouvoir législatif de s'occuper de divers aspects relatifs à l'eau et à la gestion de l'eau. En voici des exemples: limiter le pouvoir du Parlement d'adopter des lois concernant les bases militaires, les édifices fédéraux et les réserves indiennes. Dans chaque cas, cela pourrait permettre de traiter de certains aspects de la gestion de l'eau et de la qualité de l'eau dans ces domaines.

Le principal pouvoir que le Parlement fédéral pourrait employer ici serait d'adopter des lois en matière criminelle, pouvoir évoqué à l'alinéa 91.27 de la Loi constitutionnelle de 1867. Comme vous le savez, le Parlement peut adopter toute loi en matière criminelle pour protéger les citoyens, en particulier si leur santé est menacée, ici, par de l'eau insalubre.

De fait, la Cour suprême du Canada, dans des affaires récentes, notamment le renvoi sur les armes à feu et l'affaire RJR-McDo nald, a énoncé trois préalables pour qu'une loi en matière en matière criminelle soit valide. Il s'agit essentiellement des points suivants: une fin valide en droit criminel - et la protection de la santé en est une - assortie d'une interdiction et d'une sanction. Ce sont les trois éléments qu'il faut pour qu'une loi de droit criminel soit valide.

Légiférer doit servir une fin criminelle valide et une des fins reconnues par le passé est la santé.

Le président: Pourriez-vous nous répéter les trois éléments?

M. De Montigny: Oui. Il s'agit d'abord d'une fin valide en droit criminel, et la jurisprudence des tribunaux nous dit que la protection de la santé est l'une de celles-là. C'est un des critères. Les deux autres sont que cette fin doit être assortie d'une interdiction et d'une sanction. Cela peut prendre différentes formes, comme l'incarcération ou des amendes, les formes les plus courantes, mais il pourrait y en avoir d'autres.

Dans l'affaire RJR-McDonald, la loi fédérale en question interdisait la publicité et la promotion de produits du tabac sous certaines réserves et interdisait la vente de produits du tabac à moins que l'emballage ne comporte des renseignements et des mises en garde relatives à la santé. Ceux d'entre vous qui fument encore peuvent voir ces mises en garde sur chaque paquet de cigarettes. Le mal combattu par le Parlement était les effets nocifs pour la santé de la consommation du tabac. C'est le juge La Forest qui a rendu le jugement en 1995.

L'arrêt confirme que la protection de la santé est une fin valide en droit criminel, comme je viens de le dire. Je vais citer à nouveau le juge La Forest parce qu'il est très clair pour ce qui concerne vos délibérations.

Vu que la santé comme matière constitutionnelle présente un caractère «informe» et qu'il s'ensuit que tant le Parlement que les législatures provinciales peuvent validement légiférer dans ce domaine, il importe de faire ressortir de nouveau la nature plénière de la compétence en matière de droit criminel.

Comme je l'ai expliqué au début de mon exposé, la santé à proprement parler n'a été attribuée expressément ni au gouverne ment fédéral ni au gouvernement provincial. Certains aspects se retrouvent dans les diverses rubriques de compétence, mais on ne trouvera pas la santé comme telle. C'est ce qu'il entend par le «caractère informe de la santé comme matière constitutionnelle».

Il poursuit en citant le Renvoi sur la margarine, une affaire qui remonte aux années 40. Le juge La Forest:

Le juge Rand établit clairement que la protection de la «santé» constitue un des «buts habituels» du droit criminel, et que la compétence en matière de droit criminel peut validement être exercée pour protéger le public contre un «effet nuisible ou indésirable». Le fédéral possède une vaste compétence pour ce qui est de l'adoption de lois en matière criminelle relativement à des questions de santé, et cette compétence n'est circonscrite que par les exigences voulant qu'elles comportent une interdiction accompagnée d'une sanction pénale, et qu'elles visent un mal légitime pour la santé publique.

Voici les trois critères dont j'ai parlé tout à l'heure. Il s'agit d'une fin criminelle valide, d'une interdiction et d'une sanction. Permettez-moi de continuer à citer le juge La Forest:

Si une loi fédérale donnée possède ces caractéristiques et ne constitue pas par ailleurs un empiétement «spécieux» sur la compétence provinciale, c'est alors une loi valide, en matière criminelle.

La compétence en matière criminelle permettrait également au Parlement, sans aucun doute, d'adopter certaines mesures visant à interdire la pollution de l'eau. Comme je l'ai déjà signalé, dans cet arrêt de la Cour suprême dans l'affaire d'Hydro-Québec, la Cour suprême du Canada a confirmé que les lois fédérales environnementales portant sur les substances toxiques relevaient du pouvoir d'adopter des lois en matière criminelle.

Il s'agit probablement là de la rubrique de compétence la plus pertinente du Parlement l'autorisant à se pencher sur les problèmes associés à la qualité de l'eau potable. L'autre rubrique de compétence pertinente mais quelque peu plus problématique est ce que nous appelons le pouvoir associé à la paix, à l'ordre et au bon gouvernement, qui figure dans l'introduction de l'arti cle 91 de la Loi constitutionnelle de 1867.

En vertu de ce pouvoir, qui est en fait un pouvoir résiduel, trois théories ont été avancées dans la jurisprudence pour mieux expliquer ce qui était permissible. La première théorie est celle des «lacunes», qui n'est pas très utile dans le cas qui nous occupe. D'après cette théorie, le Parlement du Canada pourrait légiférer en ce qui a trait aux domaines que la Constitution a identifiés comme devant faire l'objet du partage des pouvoirs mais qui n'ont pas été confiés exclusivement, par la Loi constitutionnelle, à un palier de gouvernement ou à l'autre.

Le meilleur exemple que je puisse vous donner est celui de l'incorporation d'une compagnie. La Loi constitutionnelle de 1867 autorise les provinces à faire des lois au sujet de l'incorporation des compagnies pour des objets provinciaux. On s'attendrait à trouver une disposition équivalente à l'article 91 touchant l'incorporation des compagnies pour les objets fédéraux. Cependant ces dispositions n'existent pas. De là la théorie des lacunes; cette théorie est utile parce que, aux termes de ce pouvoir résiduel, le Parlement fédéral peut s'occuper de l'incorporation des compagnies fédérales.

Dans le cas qui nous occupe, cette théorie ne nous est d'aucune utilité. Je ne crois pas qu'on pourrait établir de lien avec les lois fédérales portant sur l'eau potable.

La deuxième théorie qui découle du pouvoir associé à la paix, à l'ordre et au bon gouvernement est la théorie de «l'urgence» qui autorise le Parlement à adopter des lois qui normalement ne pourraient être adoptées que par les provinces, pour intervenir dans des situations urgentes. La Cour suprême du Canada dit qu'il s'agit d'une matière urgente au sens du renvoi sur la Loi anti-inflation. Une situation urgente est définie comme étant une situation critique et urgente qui nuit aux Canadiens et qui est d'une telle ampleur qu'elle dépasse l'autorité accordée aux provinces; il doit s'agir d'une urgence d'une telle ampleur que seul le Parlement peut s'occuper efficacement de la situation.

Cette rubrique de compétence n'est probablement pas très utile dans le dossier qui vous intéresse. Je dois reconnaître que les tribunaux ont fait preuve de beaucoup de souplesse lorsqu'ils ont interprété les situations urgentes. Dans la plupart des cas, ils ont dit que le gouvernement était en mesure de déterminer s'il y avait urgence ou pas.

Cela n'est probablement pas pertinent dans le contexte qui nous occupe parce que les types de mesures législatives qui peuvent être adoptées dans ces circonstances sont de nature provisoire et parce qu'une urgence, de par sa nature provisoire, ne peut pas durer éternellement. Nous parlons ici d'une loi qui doit exister longtemps mais pour une période qui n'est pas déterminée. Il ne s'agit donc pas de la rubrique de compétence que vous devriez retenir.

La dernière théorie qui découle du pouvoir du maintien de la paix, de l'ordre et du bon gouvernement prévu dans la Loi constitutionnelle de 1867 est celle de la question de l'intérêt national. D'après cette théorie, si la question sur laquelle vous vous penchez va au-delà des intérêts provinciaux ou locaux, et doit de par sa nature intéresser l'ensemble du pays, elle devrait relever du Parlement fédéral.

Cette théorie a été énoncée lors d'une affaire qui portait sur l'alcool et la température. À l'époque, on jugeait qu'il s'agissait vraiment là d'une question d'intérêt national. On a eu recours à cette théorie depuis. Dans un cas c'était pour traiter des questions de l'industrie aéronautique. C'est un champ de compétence qui n'a pas expressément été attribué dans la Loi constitutionnelle de 1867, mais conformément à cette théorie, cette responsabilité a été confiée au Parlement fédéral.

Le même argument vaut pour la région de la capitale nationale qui a été confiée comme domaine de compétence au Parlement fédéral conformément à cette interprétation de l'introduction de l'article 91. La pollution maritime est un autre exemple. La réglementation des centrales nucléaires a également été, grâce à cette théorie, confiée au Parlement fédéral.

Cette théorie devient donc plutôt intéressante quand on parle du problème de l'eau potable. Cependant, il faut respecter des critères stricts avant d'appliquer cette théorie. Le principal critère pour qualifier un problème comme étant d'intérêt national est que cette matière doit, d'après la Cour suprême du Canada, avoir «l'unicité, la particularité et l'indivisibilité requises qui la distinguent clairement des matières d'intérêt provincial». C'est la première exigence.

Il faut pouvoir concilier l'impact de la matière sur la compétence provinciale avec le fait que nous vivons dans un régime fédéral. Lorsqu'un tribunal est confronté à une mesure législative qui a été présumément adoptée en vertu de cette rubrique de compétence, il doit s'assurer que la partie de la mesure n'est pas trop vaste, comme on l'a fait valoir au sujet de l'inflation à l'époque. La mesure législative doit être précise et distincte, afin d'empêcher le Parlement fédéral d'empiéter sur une foule d'autres responsabilités provinciales du même coup.

Le tribunal doit également se demander lorsqu'il étudie une mesure législative adoptée en fonction de la théorie sur l'intérêt national si les provinces seraient en mesure de composer de façon efficace avec cette matière si le gouvernement fédéral ne décidait pas d'intervenir. Si l'on répond par l'affirmative, dans sa décision le tribunal doit tenir compte de cet aspect.

Une matière ne devient pas automatiquement d'intérêt national simplement parce qu'il serait bon d'avoir une seule mesure législative à l'échelle du pays ou parce qu'il serait logique que la même loi existe dans toutes les régions du pays. Cela serait incompatible avec le régime fédéral dans lequel nous vivons. Si c'était le raisonnement employé, il serait beaucoup plus simple d'avoir des lois uniformes dans tous les domaines et nous pourrions simplement nous défaire de la distribution des pouvoirs législatifs prévus aux articles 91 et 29. Le tribunal pourrait mal accepter qu'une loi doive tomber sous le coup de la compétence fédérale simplement parce que cela simplifierait la vie de tous s'il s'agissait d'une loi nationale.

Les deux principales rubriques de compétence, évidemment, sont le pouvoir d'adopter des lois criminelles et la paix, l'ordre et le bon gouvernement dans le cadre de la théorie sur l'intérêt national. Il y a d'autres rubriques de compétence qui pourraient avoir un certain impact et qui permettraient au gouvernement fédéral dans certaines circonstances de légiférer certains aspects touchant l'eau potable. Je vous en donne la liste.

Il y a le paragraphe 91.12, qui parle de la responsabilité du Parlement dans le domaine des pêcheries des côtes de la mer et de l'intérieur. Il y a le paragraphe 91.10 qui porte sur la navigation et les bâtiments ou navires. Puis il y a évidemment le paragraphe 91.29 qui lorsqu'il est lu parallèlement au paragra phe 92.11, dont j'ai parlé tout à l'heure, confie au Parlement la responsabilité des entreprises et travaux fédéraux qui ne sont pas de nature locale. On entend par là provinciale. Les questions qui ne sont pas de nature locale mais plutôtinterprovinciale ou internationale relèveront du palier fédéral. On peut penser par exemple aux lignes de navigation internationales ou interprovinciales et aux entreprises qui peuvent être déclarées comme étant à l'avantage général du Canada, un autre pouvoir que le Parlement fédéral peut invoquer dans des circonstances extraordinaires.

Puis il y a également l'article 95, dont j'ai parlé tout à l'heure, qui précise que les provinces et le Parlement fédéral sont responsables des questions touchant l'agriculture.

Il y a également le paragraphe 91.2, qui précise que le Parlement est responsable de la réglementation des échanges et du commerce; il s'agit là du commerce international et interprovincial et non pas du commerce local ou provincial. Il y a également le pouvoir de mettre en oeuvre des traités, mais il faut être très prudent parce qu'il n'y a pas de distribution des pouvoirs, en tant que telle, qui porte sur la mise en oeuvre des traités adoptés et ratifiés par le gouvernement fédéral.

Il y avait un article - l'article 132 - qui portait sur les traités adoptés par le Parlement britannique à l'époque - autorisant le Parlement fédéral à mettre en oeuvre ces traités au Canada. Évidemment, la situation a changé depuis. Le gouvernement fédéral peut conclure tous les traités engageant le Canada, mais cette question n'est pas du tout abordée dans la Loi constitution nelle. Dans l'affaire des conventions de travail des années 30, la Cour suprême du Canada a jugé qu'en ce qui a trait à la mise en oeuvre des traités adoptés et ratifiés par le Canada, la distribution des pouvoirs qui confie au Parlement la responsabilité pour toutes les autres matières inclut également l'application de ces traités.

En d'autres termes, si la question abordée dans les traités relève de la compétence provinciale, les provinces devront adopter des lois pour mettre en oeuvre le traité.

Enfin, il existe quelques autres doctrines que j'aimerais vous mentionner en ce qui a trait à la distribution des pouvoirs aux termes de la Constitution. Une de ces doctrines c'est la doctrine «du double aspect». Vous vous souviendrez que j'ai dit que la majorité des pouvoirs distribués aux articles 91 et 92 étaient attribués sur une base exclusive. Sauf pour l'agriculture et quelques autres choses comme les pensions de retraite, la plupart des pouvoirs sont attribués soit au Parlement fédéral, soit aux provinces.

Cela ne veut pas dire que les provinces et le Parlement ne peuvent pas adopter des lois portant sur la même question. Encore une fois, en ayant recours à la doctrine de l'aspect, les tribunaux ont conclu que dans certains cas, une matière peut être traitée sous un angle différent. Par exemple, la santé peut être abordée soit du point de vue du droit criminel pour protéger la santé. La santé peut également être abordée par les provinces qui adopteront des lois sur les hôpitaux ou sur les règlements régissant la profession médicale.

Tout dépend de la façon dont vous traitez une question. Dans bien des cas, même si la Constitution attribue une compétence de façon exclusive, en pratique il y a beaucoup de matières sur lesquelles se penchent le gouvernement fédéral et les provinces.

Par exemple, il y a des ministères des Transports aux deux paliers d'administration parce que le transport peut être de nature locale, internationale ou interprovinciale. La même chose vaut pour toute une autre série de sujets.

Lorsque les deux paliers - fédéral et provincial - ont adopté des lois parce qu'un domaine relève des deux paliers, il faut se demander ce qui se produira s'il existe un conflit entre les lois d'un palier et celles de l'autre. La Loi constitutionnelle ne fait pas mention de cette possibilité, mais les décisions prises par les tribunaux sont bien claires. Lorsqu'il y a conflit, la préséance sera accordée à la loi fédérale.

La notion de conflit a été interprétée de façon très étroite. Pour dire qu'il y a conflit, il faut conclure qu'un citoyen ne peut absolument pas respecter les deux lois en même temps. C'est comme si un palier vous disait «allez» alors que l'autre vous disait «arrêtez». C'est l'un ou l'autre; vous ne pouvez pas respecter les deux lois en même temps. C'est seulement dans ces circonstances qu'on pourra dire qu'il y a conflit et que vous pourrez avoir recours à la théorie de la primauté des lois fédérales. L'application est donc très étroite.

Il ne faut pas oublier non plus que le gouvernement fédéral peut avoir recours à son pouvoir de dépenser, ce qui n'est pas un pouvoir d'adopter des lois.

Ce pouvoir n'est pas prévu comme tel dans la Loiconstitutionnelle de 1867, mais il s'agit là d'un pouvoir qui est sous-entendu et qui découle du pouvoir de prélever des impôts et d'adopter des lois en ce qui a trait aux biens publics ainsi que le droit d'affecter des ressources fédérales. Les tribunaux ne se sont jamais prononcés explicitement sur l'existence de ce pouvoir, mais la majorité des experts constitutionnels du pays juge qu'il s'agit là d'un pouvoir valide.

Ce n'est pas en ayant recours à ce pouvoir que le gouvernement fédéral peut légiférer. Ce pouvoir autorise simplement le gouvernement fédéral à fournir de l'argent. Ces débours peuvent être assortis de conditions pourvu que ces dernières ne sont pas perçues ou interprétées comme représentant une façon indirecte de légiférer dans un domaine de responsabilité fédérale. La nuance doit être faite. À part les pouvoirs législatifs, il y a également le pouvoir de dépenser de l'argent et d'assortir de condition l'argent distribué aux provinces ou aux particuliers.

Le président: Merci beaucoup. Nous passerons maintenant à M. Faggiolo.

M. Guy Faggiolo, avocat général, Services juridiques, Santé Canada: J'appuie tout ce qu'a dit M. De Montigny.

Le sénateur Kenny: Pouvez-vous me dire qui est responsable des eaux qui touchent ou traversent les frontières provinciales ou les frontières internationales?

M. De Montigny: En principe, aussitôt qu'un cours d'eau traverse une frontière, il est assujetti à la compétence fédérale.

Le sénateur Kenny: Parfois c'est une frontière.

M. De Montigny: Aussitôt que l'eau traverse une frontière, elle est assujettie à la compétence fédérale, pas à tous les égards, mais presque.

Le sénateur Kenny: Parfois, le cours d'eau constitue la frontière?

M. De Montigny: Oui, comme dans le cas de la rivière des Outaouais.

Le sénateur Kenny: Est-ce que ce cours d'eau relève du gouvernement fédéral?

M. De Montigny: À presque tous les égards, mais cela ne signifie pas pour autant que les lois provinciales ne s'appliquent pas. Il faut regarder le contexte. Il est difficile de répondre à ces questions dans l'abstrait, car tout dépend de l'enjeu, de la nature et de l'objet véritable de la loi, tels qu'interprétés par les tribunaux. En général, je pense qu'on peut dire cela.

Le sénateur Kenny: Vous nous avez décrit, d'une façon plutôt détaillée, ce qui me semble être un ensemble de mesures disparates dans tout le pays. Je sais que vous vous en êtes tenu à un résumé. Toutefois j'aimerais que vous me disiez si le projet de loi S-18 va uniformiser les mesures. Un tel projet de loi est-il constitutionnel et va-t-il, en établissant des normes, faciliter la tâche aux gens pour comprendre ce que sera la qualité de leur eau?

M. De Montigny: Je ne saurais me prononcer sur la constitutionnalité du projet de loi S-18, ni d'aucun autre projet de loi. Cela ne fait pas partie de mes attributions. Je suppose que les fonctionnaires du ministère de la Justice n'ont pas l'habitude de donner des avis juridiques à d'autres organismes que le gouvernement. Je peux dire toutefois, qu'en pratique, un projet de loi particulier réglera tel ou tel problème. Il faut faire une distinction entre le problème à régler et le pouvoir constitutionnel d'adopter une loi.

Le pouvoir constitutionnel peut découler de différentes rubri ques de compétence et je ne parle pas uniquement de l'eau, c'est le cas de tout autre projet de loi adopté. De nombreuses lois actuellement en vigueur tirent leur pouvoir ou leur constitu tionnalité de diverses rubriques de compétence. L'eau potable n'est pas une exception. Il ne serait donc pas exceptionnel que ce projet de loi tire sa validité de plusieurs compétences différentes.

Cela dit, une loi en particulier - quelle que soit sa justification sur le plan constitutionnel - peut ou non résoudre un problème selon sa nature et sa substance.

Mon collègue peut peut-être faire d'autres commentaires sur le projet de loi S-18 comme tel. Pour des raisons évidentes, je ne vais pas m'aventurer plus loin.

M. Faggiolo: Quant à savoir si le projet de loi S-18 faciliterait les choses en imposant des normes nationales, c'est une question de politique et des fonctionnaires viendront vous en parler plus tard cette semaine. Pour l'instant, nous préférons que ce soit les fonctionnaires de Santé Canada ou de l'Agence canadienne d'inspection des aliments qui répondent à cette question.

Quant à la constitutionnalité du projet de loi, en dernière analyse, tout dépend de la décision des tribunaux. S'ils constatent qu'il y a des raisons valides de criminaliser la chose, ils trouveront la loi valide.

Le sénateur Kenny: L'essentiel de ma question est ceci: est-ce que nous ajoutons encore une mesure à ce qui est déjà une réglementation extrêmement compliquée du réseau d'approvisionnement en eau ou est-ce que nous simplifions la chose par ce projet de loi?

M. De Montigny: Nous ne parlons pas de la même chose. La Constitution prévoit divers pouvoirs aux termes desquels on peut adopter différentes lois et il n'y a pas une seule loi qui pourra résoudre ce problème. La Constitution demeure ce qu'elle est. Il y a des cases vides que l'on peut remplir avec différentes lois. Quant à savoir si cette loi ou une autre facilitera la vie des Canadiens ou des fonctionnaires, je ne suis pas qualifié pour répondre à cette question de politique.

Le sénateur Kenny: Je demanderai donc à quelqu'un d'autre.

M. De Montigny: Les fonctionnaires de Santé Canada qui comparaîtront la semaine prochaine seront peut-être mieux placés pour vous répondre.

Le président: Vous avez affirmé qu'une fois que l'eau traverse une frontière, elle relève du pouvoir fédéral. Dans l'Ouest, nous avons des rivières qui franchissent trois provinces. Est-ce que cela signifie qu'une rivière qui prend sa source en Alberta et qui traverse la Saskatchewan par exemple, deviendrait automatique ment une rivière fédérale, et que la Saskatchewan perdrait sa propriété?

M. De Montigny: La rivière comme telle relèverait de la compétence fédérale. C'est tout le cours d'eau qui relèverait de la compétence fédérale.

Le président: Toute eau retirée de la rivière, une fois la frontière franchie, relèverait presque exclusivement de la régle mentation fédérale?

M. De Montigny: Exactement. C'est comme un pipeline. Il faut faire une distinction entre les pouvoirs que les provinces peuvent exercer comme ordonnateur ou propriétaire de l'eau et ceux qu'elles exercent dans le cas des terres. Les terres provinciales publiques et l'eau qui se trouve sur ces terres demeurent la propriété des provinces. Voilà un aspect de la réponse. Si une province par exemple voulait vendre l'eau qui coule dans ses rivières, elle aurait le pouvoir de le faire sous réserve évidemment de la loi fédérale s'il s'agissait d'une rivière interprovinciale.

Il faut vraiment faire une distinction claire entre les droits que vous pouvez exercer comme propriétaire d'une ressource naturelle et les droits que vous pouvez exercer comme assemblée législative, le droit d'adopter des lois. C'est très différent.

Le sénateur Christensen: Je n'ai pas un esprit juridique et votre présentation était certainement très juridique. Les questions du sénateur Kenny sont justement le genre de choses que la plupart des Canadiens veulent savoir. Nous regardons un ensemble de mesures disparates ici. Il s'agit d'un aliment que nous absorbons à tous les jours probablement plus que tout autre.

Quand quelque chose va mal, il faut intervenir immédiatement. Le fait qu'on doive s'adresser à un si grand nombre de compétences pour faire face à une situation donnée devient un problème car il est alors impossible d'intervenir rapidement, et c'est ce qu'il faudrait faire. Toute loi que nous examinons doit améliorer la situation. Le parrain de ce projet de loi pourra nous en parler avec éloquence et il a l'esprit juridique nécessaire pour le faire.

En 1996 et 1997, les projets de loi C-78 et C-14 ont été présentés mais sans suite. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi on ne les a pas adoptés?

M. De Montigny: Je vais céder la parole à mon collègue pour la deuxième partie de votre question. Vous avez raison de dire que la réglementation sur l'eau comprend un ensemble disparate de lois et de règlements différents. Toutefois, c'est probablement la même chose dans la plupart des autres domaines de compétence au pays. Les Canadiens seraient peut-être surpris s'ils se rendaient compte à quel point les règlements sur les transports, l'environne ment et la santé sont interreliés. Ces questions sont traitées sous des angles différents par les lois provinciales, fédérales et municipales. C'est la nature du Canada comme fédération. Dans l'abstrait, il n'y a rien de particulier qui distingue l'eau des autres sujets que j'ai mentionnés.

Le sénateur Christensen: Dans l'esprit du public, et certaine ment à titre individuel, l'eau est au coeur de notre bien-être.

M. De Montigny: Oui. Dans certains cas, cela fonctionne bien; dans d'autres, ce n'est pas le cas. Il y a une collaboration étroite entre les trois paliers de gouvernement.

Le sénateur Christensen: Il y a bien des aspects qu'on ne peut pas comprendre dans cet ensemble de mesures disparates, mais chacun sait ce qu'est un verre d'eau. C'est pertinent pour chaque être humain. C'est une question importante, c'est une question que nous essayons de régler.

M. Faggiolo: En ce qui concerne le projet de loi C-14 et celui qui l'a précédé, vous avez raison, ces projets de loi ont été déposés à la Chambre et sont morts au Feuilleton. Ici encore, c'est une question de politique. Je vais transmettre votre question aux fonctionnaires responsables qui seront en mesure de vous en parler lorsqu'ils comparaîtront devant vous.

Le sénateur Eyton: Cela m'a intrigué de vous entendre dire que vous estimez que votre rôle consiste à donner des airs juridiques au gouvernement, mais cela semble vous empêcher de donner une opinion ici. Que je sache, nous constituons une partie importante du gouvernement.

Il y a longtemps que je n'ai pas pratiqué le droit, mais j'aurais pensé qu'il serait facile d'inclure l'eau et de l'assujettir au droit criminel. Si l'eau n'est pas incluse, qu'est-ce qu'on peut inclure? L'eau potable est un produit essentiel pour nous tous. Je n'ai aucune difficulté à m'imaginer que la compétence va jusque-là.

J'aimerais revenir aux commentaires du sénateur Christensen sur les projets de loi précédents, qui avaient été présentés en 1996 et 1997. Êtes-vous au courant des positions ou attitudes des gouvernements provinciaux relativement à ces projets de loi et peut-être, à cette tentative de réglementer l'eau potable aux termes de la Loi sur les aliments et drogues? Êtes-vous au courant de l'expérience passée ou présente?

M. De Montigny: Je vais demander à mon collègue de répondre à la deuxième partie de votre question.

En ce qui concerne votre premier commentaire sur la pertinence du droit criminel pour régler les genres de problèmes que vous examinez dans ce comité, dans l'abstrait, vous avez probablement raison, le droit criminel - du moins selon l'interprétation qu'on en a donnée par le passé - permettrait certainement au Parlement de prendre des mesures dans le cas d'un problème de santé perçu comme grave. En théorie, il est exact de dire qu'a priori du moins, le droit criminel permettrait au Parlement de s'attaquer à un tel problème.

Voilà la réponse juridique. Il y a également une question de politique, à savoir est-il souhaitable de le faire. Je ne saurais faire de commentaire à ce sujet. Je vais demander à M. Faggiolo de vous parler de l'attitude des provinces.

M. Faggiolo: L'attitude des provinces concernant ce projet de loi n'a pas été évaluée à ma connaissance. À Santé Canada, nous sommes en contact avec des fonctionnaires provinciaux sur bien des sujets. Le ministre Rock a déclaré à la Chambre que les recommandations sur l'eau potable avaient été établies avec la collaboration des provinces. Là encore, c'est aux fonctionnaires qu'il revient de répondre à la question que vous me posez. Comme je l'ai dit en ce qui concerne la question du sénateur Christensen, je vais transmettre votre question aux fonctionnaires de Santé Canada de façon à ce qu'ils puissent y répondre lorsqu'ils comparaîtront ici la semaine prochaine.

Le sénateur Eyton: Ma question porte peut-être indirectement sur la politique, mais je cherche vraiment à savoir quelle est l'attitude des provinces vis-à-vis des questions constitutionnelles dont vous parlez. De ce point de vue, il ne s'agit pas d'une question de politique.

M. De Montigny: Les provinces disposent de nombreux leviers sur le plan constitutionnel. En pratique, ce sont essentielle ment les provinces qui réglementent les usines de filtration d'eau et la qualité de l'eau. Elles ont peut-être des opinions sur l'éventuelle intervention du Parlement fédéral qui pourrait assumer une certaine responsabilité en la matière. Comme avocat, je ne sais pas si je suis compétent pour me prononcer sur cet aspect.

Le sénateur Wiebe: J'aimerais revenir à la question posée par le sénateur Kenny à savoir si ce projet de loi répond ou non aux préoccupations des Canadiens en matière d'eau potable. Vous avez répondu que vous ne pouviez faire de commentaires à ce sujet parce que vous ne pouvez faire des commentaires qu'au gouvernement. Comme le sénateur Eyton, j'estime faire partie du gouvernement. De plus, c'est un sénateur qui a rédigé ce projet de loi.

Tout d'abord, j'aimerais vous demander où nous devons nous adresser pour obtenir une réponse. Deuxièmement, si notre compréhension de la définition de «gouvernement» est fausse, quelle est votre définition de «gouvernement»?

M. De Montigny: En pratique, le ministère fédéral de la Justice n'a jamais donné d'opinion juridique à une personne ou à un organisme autre que le gouvernement même à cause du privilège avocat-client. Par «gouvernement», j'entends le pouvoir exécutif du gouvernement. D'une certaine façon, je m'éloigne déjà aujourd'hui de la pratique en venant ici et en vous donnant cet aperçu général. À ma connaissance, cela ne s'est pas beaucoup fait par le passé. C'est tout ce que je peux vous dire.

Quant à savoir si ce projet de loi ou un autre permettra de résoudre les problèmes dont vous parlez, même si j'avais une opinion sur cette question, elle ne serait pas juridique. Il faut faire preuve de jugement politique en l'occurrence et je ne pense pas qu'un avocat soit la personne la mieux qualifiée pour répondre à ce genre de question. Les responsables de la santé qui témoigneront la semaine prochaine seront mieux placés pour répondre à vos questions.

J'aimerais beaucoup pouvoir le faire - même s'il n'y avait aucun problème relativement à nos rapports - en toute franchise, je ne pense pas pouvoir donner mon avis à ce sujet car je n'ai pas la compétence voulue.

Le sénateur Christensen: Du point de vue strictement juridique et législatif, que pensez-vous du projet de loi S-18? Quels problèmes risque-t-il de poser, à votre avis? Pourriez-vous nous dire quelles modifications pourraient être apportées ou quelles répercussions ce projet de loi aura sur d'autres mesures législatives? Je parle du point de vue strictement législatif et juridique.

M. De Montigny: Bien franchement, je n'ai pas réfléchi à cette question précise. J'ai vu certaines opinions préliminaires concer nant ce projet de loi, au sein du ministère. Là encore, pour les raisons indiquées plus tôt, je ne peux pas vous en faire part. Il n'y a eu aucun examen approfondi du projet de loi en vue de déterminer ses conséquences pratiques, l'incidence qu'il aurait sur d'autres textes de loi, ou même pour savoir s'il est constitutionnel ou non. Je peux vous dire que certaines analyses ont été faites, mais pas de façon exhaustive.

Le sénateur Christensen: À qui faut-il poser ces questions?

M. De Montigny: Vous avez vos propres attachés de recherche. Le personnel de la Bibliothèque du Parlement est qualifié pour trouver ces réponses. C'est à ces personnes que vous devez vous adresser.

Le président: Quelque chose manque dans vos exemples. En tant que Comité de l'environnement, nous avons vu des cas où le gouvernement fédéral semble exercer un contrôle beaucoup plus serré sur les pêches dans les eaux intérieures et les cours d'eau qui abritent du poisson. Êtes-vous en train de me dire que nous contrôlons le genre d'eau que boivent les poissons, mais pas celle que boivent les gens?

M. De Montigny: Vous avez en partie raison. Le Parlement a compétence sur les pêches et tout ce qui est en rapport avec celles-ci, y compris la qualité de l'eau.

En 1981, il y a eu une affaire relative à un cas de pollution industrielle dans un cours d'eau où se trouvait du poisson assujetti à la réglementation fédérale. Le gouvernement fédéral a été autorisé à intervenir parce que cela avait des répercussions sur le poisson et sur l'industrie.

Vous pourrez en tirer vos propres conclusions, mais il y a une claire distinction à faire car le contrôle des pêches constitue un pouvoir clairement défini dans la Constitution, tandis que le contrôle de l'eau en tant que tel ne fait pas partie des attributions précises de responsabilité en vertu de la Constitution. Cela me ramène à ce que j'ai dit plus tôt au sujet des pouvoirs des deux ordres de gouvernement relativement aux diverses questions touchant l'eau selon la rubrique de compétence visée par les textes de loi.

Le président: Nous pourrions en tirer certaines conclusions intéressantes, mais je vais donner la parole au sénateur Grafstein.

Le sénateur Grafstein: Merci d'étudier mon projet de loi aussi rapidement. Depuis sa présentation en mars dernier, les choses ne se sont pas arrangées. Au contraire, la situation a empiré, d'un bout à l'autre du pays, pour ce qui est des risques que présentent nos réserves d'eau potable pour la santé et la sécurité publiques. Cet été, des douzaines d'avis ont été émis dans tous les coins du pays pour dire aux gens de faire bouillir leur eau avant de la consommer. Il existe un risque actuel et très réel pour la santé publique.

C'est pourquoi j'ai commencé à m'intéresser à ce projet de loi. Au sein de nos caucus et dans les couloirs, nous avons entendu dire, à notre grand désarroi, qu'il y avait un risque présent et très sérieux pour la santé dans toutes les régions du pays et que cela pouvait nous mener à une catastrophe, surtout dans les collectivi tés autochtones. On a raconté beaucoup d'histoires à ce sujet, mais je sais que des preuves recueillies de façon indépendante corroborent ces récits.

J'ai lancé cette idée sous forme de proposition. Cela met de toute évidence en cause les responsabilités du gouvernement fédéral qui, au titre de la disposition concernant «la paix et l'ordre ainsi que le bon gouvernement», doit s'attaquer à cette menace évidente et actuelle pour la santé publique, qui se pose dans toutes les régions du pays, même si elle est due à des causes différentes. Si c'était un problème d'ordre régional, nous ne serions pas ici. Cette nuance pourrait vous être utile, à vous comme aux autres fonctionnaires, pour comprendre la question.

Je n'ai pas encore terminé, mais j'ai lu jusqu'ici 35 textes de loi fédéraux différents qui réglementent l'eau d'une façon ou d'une autre. Nous réglementons l'eau en bouteille, la glace emballée, l'eau distribuée dans les autocars et les trains ainsi que dans les parcs. Le gouvernement fédéral s'occupe effectivement de la réglementation de l'eau.

En outre, j'ai découvert depuis que le gouvernement fédéral participe directement à l'établissement de normes en matière de mise en garde au sujet de la santé publique pour ce qui est de l'eau potable. À mon avis, cela confère une énorme responsabilité publique aux hauts fonctionnaires d'Ottawa. Une fois qu'ils sont responsables des normes - même s'il ne s'agit pas de normes pénales - les fonctionnaires qui s'occupent de la santé publique à Ottawa pourraient être tenus personnellement responsables s'ils sont avertis ou informés de certains problèmes liés à l'eau dans une région du pays et qu'ils omettent d'en avertir le grand public. C'est un problème sérieux pour les responsables de la santé publique qui ne peuvent pas passer outre à cette responsabilité vis-à-vis de la population.

Cela dit, j'aimerais traiter de la question plus restreinte de ce témoignage précis. En 1996, votre ministère en est arrivé à une conclusion. Nous n'avons pas pris connaissance de cet avis. Je sympathise avec le sénateur Wiebe et d'autres sénateurs là-dessus. Je sais que vous jouez le rôle d'avocat pour le ministère et que vous entretenez avec lui, ainsi qu'avec l'ensemble du gouverne ment, une relation d'avocat à client. Nous, sénateurs, sommes tenus de déterminer si votre avis est suffisant. Nous pouvons également obtenir un avis indépendant. C'est le rôle du Parlement. Nous devons décider de notre propre chef si, à notre avis, ce projet de loi est constitutionnel, mais vous devez nous venir en aide. Je vais essayer de limiter mes questions aux secteurs où, selon moi, vous pouvez nous aider.

Vous avez déjà donné votre opinion à ce sujet. Votre ministère et vous-même avez donné une opinion au ministère de la Santé, ou aux autorités responsables, relativement au projet de loi concernant la sûreté des produits entrant en contact avec l'eau potable dont a parlé le sénateur Christensen. Vous avez indiqué que le projet de loi C-16 est resté en plan au Feuilleton. Le projet de loi a été proposé à nouveau en octobre 1997, mais il est encore une fois mort au Feuilleton en raison du déclenchement des élections. Votre ministère a déjà donné un avis selon lequel ce projet de loi sur la sûreté des produits entrant en contact avec l'eau potable était constitutionnel. Autrement, le gouvernement n'aurait pas proposé ce projet de loi; c'est une condition préalable.

Nous avons également des preuves indirectes selon lesquelles il n'y a aucune différence pour ce qui est de la sûreté des produits entrant en contact avec l'eau potable - ce qui constitue, en fait, le fond de ce projet de loi. C'est l'absence et la substance; la formule est la même. Vous avez en fait déjà donné un avis en disant que cette mesure est constitutionnelle. Autrement, le Parlement n'aurait pas examiné le projet de loi précédent. Est-ce que je me trompe?

M. De Montigny: Je ne faisais pas partie du ministère à l'époque. Je ne suis pas au courant de cet avis.

Le sénateur Grafstein: Ne nous faites pas perdre notre temps. Ne laissez pas le ministère faire perdre son temps au Sénat, à une époque où le temps des sénateurs et autre est très précieux, dans notre pays. Je vous demanderais de vérifier auprès de vos fonctionnaires s'ils ont effectivement formulé un avis au sujet de ce projet de loi - et je crois qu'ils l'ont fait - et dites-nous si le fond du projet de loi de l'époque était identique à celui de la mesure dont nous sommes saisis.

M. De Montigny: Je pourrais sans doute dire sans risque de me tromper que, si un projet de loi a été proposé au Parlement, les fonctionnaires l'auront effectivement passé au peigne fin pour en vérifier la constitutionnalité.

Le sénateur Grafstein: Pas passé au peigne fin, mais il a bien fallu que votre ministère donne un avis à l'organisme gouverne mental responsable pour lui dire que le projet de loi était constitutionnel. Ce n'est pas une opinion générale, c'est un avis juridique.

M. De Montigny: En effet.

Le sénateur Grafstein: Nous avons un avis interne d'avocat à client. Ce que je dis c'est que, pour l'essentiel, il n'y a aucune différence entre ce projet de loi et celui d'avant. Lorsque les responsables de la politique viendront témoigner, nous leur demanderons de faire la distinction quant au fond de ces deux mesures, de façon à ne pas perdre du temps à toutes ces futilités pour déterminer si cette mesure est ou non constitutionnelle.

Je vais vous poser une autre question sur laquelle j'aimerais que votre personnel au ministère se penche. Est-ce que du point de vue juridique l'eau est considérée comme un aliment?

M. De Montigny: Eh bien, ça dépend de la définition de ce qui est un «aliment».

Le sénateur Grafstein: Est-ce que d'un point de vue juridique, l'eau est un aliment?

M. De Montigny: Actuellement?

Le sénateur Grafstein: Oui.

M. Faggiolo: Sénateur Grafstein, la réponse à votre question se trouve dans la définition de ce qui est un «aliment» contenue dans la Loi sur les aliments et drogues.

Le sénateur Grafstein: Ça ne répond pas à ma question. Je ne parle pas de la définition dans la Loi sur les aliments et drogues, mais plutôt de la définition juridique selon la common law parce que vous fondez votre opinion sur les lois du Canada ainsi que sur le droit, c'est-à-dire la common law. Est-ce que l'eau potable est considérée comme étant un aliment? Est-ce que l'eau qui est dans le verre devant moi est considérée comme un aliment?

M. De Montigny: À mon avis, il n'y a pas de réponse juridique à la question que vous avez posée. La répond dépend de la définition de ce qui est un «aliment,» et les lois du Canada pourraient contenir toutes sortes de définitions de ce qui est un aliment. À mon avis, du point de vue strictement juridique, il n'y a pas une seule définition.

Le sénateur Mahovlich: Une pastèque est composée à 90 p. 100 d'eau. Les aliments que nous consommons sont composés d'eau.

M. De Montigny: Si on voulait, on pourrait exclure l'eau de la définition de ce qui est un «aliment.» Il s'agit tout simplement d'une définition juridique.

Le sénateur Grafstein: Pourrait-on inclure l'eau dans la définition?

M. De Montigny: Oui.

Le sénateur Grafstein: C'est vraiment ça que je voulais savoir. Rien ne nous empêche d'inclure l'eau dans la définition de ce qui constitue un aliment.

M. De Montigny: Non.

Le sénateur Grafstein: En fait, on a déjà fixé des normes alimentaires au niveau fédéral. La seule différence entre ce projet de loi et les normes fédérales existantes, c'est que je propose d'insérer ces normes dans une loi quasi criminelle. Ça ne veut pas du tout dire que la nouvelle loi fédérale dérogerait à des lois provinciales existantes. Selon le principe du double aspect, rien n'empêche le gouvernement fédéral d'adopter des lois en sus des lois provinciales existantes, pour améliorer les normes.

M. De Montigny: Encore une fois, c'est aux tribunaux de décider si ce projet de loi-ci ou le projet de loi S-18 viserait plutôt la prévention ou la gestion des dangers pour la santé des Canadiens.

Le sénateur Grafstein: Étudions la question sous un angle différent. Imaginons par exemple que j'ai décidé de volontaire ment empoisonner le système d'approvisionnement en eau dans une région précise. Est-ce que l'aspect criminel s'appliquerait dans ce cas-là?

M. De Montigny: Certes, le Parlement fédéral pourrait, comme j'ai déjà dit, traiter des questions de prévention et des règlements visant l'eau potable comme étant des questions de droit criminel.

Le sénateur Grafstein: En fait, le pouvoir en droit criminel se fonde sur la justice préventive, c'est-à-dire «ne pas contaminer l'eau.»

M. De Montigny: Oui. La seule chose que j'aimerais ajouter à ce que nous avons déjà dit sur le pouvoir en droit criminel, et en fait, c'est un avertissement, c'est qu'il y a des limites à ne pas dépasser. Essentiellement, le droit criminel vise à interdire et punir les actes criminels. Si les mesures législatives sont trop axées sur le côté réglementaire par rapport à l'aspect prohibitif, il pourrait y avoir une problématique constitutionnelle.

Le sénateur Grafstein: Voilà l'essentiel de la question, n'est-ce pas? En dernière analyse, le pouvoir en droit criminel se fonde sur la justice préventive, mais le gouvernement fédéral n'a-t-il pas déjà réglé cette question en adoptant la Loi sur les aliments et drogues? Cette loi-ci vise la justice préventive par le biais de l'étiquetage, des avertissements au public et du retrait des aliments qui nuisent à la santé publique. Voilà le résultat de la Loi sur les aliments et drogues, n'est-ce pas?

M. De Montigny: Certainement.

Le président: J'aimerais remercier tous les témoins d'avoir participé à cette réunion fort intéressante. Vous avez dit à plusieurs reprises que vous avez l'intention d'en parler avec votre personnel. Mardi prochain à 17 h 30, nous entendrons les témoins de Santé Canada et de l'Agence canadienne d'inspection des aliments. Je vous prie d'y assister, parce que plus le temps passe, plus ça devient intéressant. Merci encore d'être venus aujourd'hui.

La séance est levée.


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