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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères

Fascicule 1 - Témoignages du 14 mars 2001


OTTAWA, le mercredi 14 mars 2001

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui, à 15 h 30, pour examiner les faits nouveaux survenus en matière de politique, de questions sociales, d'économie et de sécurité en Russie et en Ukraine, les politiques et les intérêts du Canada dans la région et d'autres questions connexes en vue d'en faire rapport.

Le sénateur Peter A. Stollery (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Chers collègues, on m'apprend qu'il faut adopter une motion pour que les caméras puissent être mises en marche.

Le sénateur Bolduc: Je fais une proposition à cet effet.

Le sénateur Corbin: Puis-je poser une question?

Le président: Faites, je vous en prie.

Le sénateur Corbin: Ces délibérations télévisées seront-elles utilisées quelque part, à un moment donné?

Le président: Elles seront diffusées sur la chaîne parlementaire, je crois. Nous aimerions que nos délibérations soient télévisées. Il serait utile au grand public de pouvoir les suivre.

Le sénateur Corbin: À 2 heures du matin, peut-être.

Le président: C'est là une autre question; je ne puis vous répondre pour l'instant.

Le Comité de régie interne, dont vous et moi faisons partie depuis de nombreuses années, a fait la suggestion.

J'aimerais faire une annonce brève mais importante avant d'aller plus loin. Je vous annonce, chers collègues, que la réunion prévue avec le ministère des Affaires étrangères au sujet de l'Ukraine et de la Russie -- la séance à huis clos sur la nécessité de laquelle les membres du comité de la dernière législature s'étaient entendus -- aura lieu mardi, de 9 heures à 11 h 30. Les sénateurs recevront l'avis de convocation, mais je tenais à profiter de l'occasion pour en informer tout le monde. Nous étions tous convenus qu'une pareille séance s'imposait.

Le sénateur Bolduc: Malheureusement, le Comité des finances nationales doit se réunir au même moment, mardi, soit de 9 h 30 à 11 heures.

Le président: Il a fallu beaucoup de temps pour organiser la réunion parce que les fonctionnaires sont soit en Ukraine soit en Russie ou ont divers autres engagements.

Le sénateur Bolduc: Vous ne pouvez pas la reporter au jeudi matin? Cela me conviendrait davantage.

Le sénateur Corbin: Je crois qu'il faudrait demander aux membres du comité principal combien d'entre eux peuvent y assister.

Le président: Vous avez tout à fait raison, et c'est ce que je vais faire.

Le sénateur Corbin: Je crois pouvoir être présent.

Le président: Je voulais attirer votre attention sur le fait immédiatement. Je viens moi-même tout juste de l'apprendre -- puisqu'il s'agit d'une question importante, comme nous en étions tous convenu. J'ai eu de la difficulté à fixer une heure et une date.

Le sénateur Di Nino: Le sénateur Corbin a fait une bonne suggestion. Notre greffier peut peut-être faire quelques appels. J'ai reçu l'avis et je pourrai y être. Contrairement à certains collègues, je ne fais pas partie d'un autre comité qui siège à ce moment-là. Toutefois, si les membres du comité permanent ne sont pas assez nombreux à cette réunion, il faudrait peut-être la reporter.

Le président: Je suis tout à fait d'accord avec vous, sénateur Di Nino. Le sénateur Bolduc est l'un des membres du comité ayant les plus longs états de service, et le comité ne saurait se passer de lui. Nous allons certes faire de notre mieux pour fixer la réunion à une heure et à une date qui conviennent.

Nous ne souhaitons pas que notre témoin d'aujourd'hui ait à demeurer ici plus longtemps qu'il ne le faut. J'aimerais donc vous présenter M. Aurel Braun, professeur de sciences politiques et de relations internationales à l'Université de Toronto, qui est venu nous parler de la Russie.

Monsieur Braun, vous pouvez commencer votre exposé, après quoi nous aurons des questions à vous poser.

M. Aurel Braun, professeur, Centre des études russes et de l'Europe de l'Est, Université de Toronto: Honorables sénateurs, je vais vous parler d'un sujet qui, quel que soit le temps dont je dispose, me donne toujours l'impression de ne pas en avoir assez. Je vais vous faire un exposé de 15 minutes environ, après quoi j'espère que nous pourrons avoir un exercice de rigueur intellectuelle intensif. La Russie est le sujet principal de mon exposé. À la fin, nous pourrons peut-être nous arrêter à des questions particulières au sujet de la Russie et de certains États voisins.

Peu de pays, si tant est qu'il y en ait, ont vécu des bouleversements plus traumatisants au XXe siècle que la Russie. Il n'est donc pas étonnant qu'à cause des guerres externes et de la répression interne, ce que les citoyens de ce vaste pays privilégient par-dessus tout, c'est la sécurité. La Russie du nouveau millénaire est un État fort différent de celui d'il y a 10 ans. Elle représente une importante pièce de l'énorme empire qui s'est effondré sous le poids de son idéologie messianique et universaliste.

La Russie a pris un engagement formel à l'égard de la démocratie pluraliste et elle est en paix avec ses anciens ennemis. Néanmoins, la sécurité demeure une préoccupation primordiale. Par contre, la sécurité telle qu'on la conçoit actuellement est très différente de celle qu'entendaient les Soviétiques. Il faut que la sécurité tienne compte du jeu de plusieurs variables internes et externes qui font toutes partie de la transition politique, sociale et économique de la Russie et de son repositionnement sur la scène internationale.

Le nouveau millénaire a marqué le début d'un nouveau leadership en Russie, d'un leadership qui a l'occasion d'utiliser comme tremplin les fragiles initiatives de démocratisation prises sous le règne de Boris Eltsine. Son successeur, Vladimir Poutine, s'est montré conscient du besoin d'élargir la définition de la sécurité. Contrairement au «hérisson» d'Isaiah Berlin, qui n'avait qu'un seul grand thème, Poutine a déclaré au départ qu'il était conscient d'au moins deux grandes exigences pour réussir la transformation de la Russie. Il a tout d'abord déclaré que, pour lui redonner son importance, il fallait améliorer l'économie et relever le niveau de vie. Il a ensuite soutenu que le succès politique et économique serait impossible sans primauté du droit.

J'ai été frappé par le fait que, lorsqu'il a été interrogé au début de l'an dernier au sujet des personnes qu'il admirait le plus, M. Poutine a mentionné deux chefs d'Europe de l'Ouest, soit Ludwig Earhard, ex-chancelier d'Allemagne, et Charles de Gaulle, ex-président de la France. Earhard a peut-être été celui qui, plus que tout autre, a permis à l'Allemagne de demeurer dans la bonne voie de la démocratisation et de la marchéisation, particulièrement durant la difficile période des années 1950 à 1954. Le succès de M. Earhard est en grande partie attribuable au fait qu'il a concentré tous ses efforts sur la démocratie et sur la primauté du droit ainsi que sur les marchés. Sa ténacité venait du fait qu'il était conscient qu'il n'existait pas d'alternative viable.

La contribution du général de Gaulle à la transition en France est également remarquable parce que, en dépit de sa rhétorique au sujet de la grandeur de la France, c'est lui qui a persuadé les Français de se retirer de l'Algérie et qui a enfin mis un terme aux rêves impérialistes. Il a donc apporté à la France une dose de réalisme dont elle avait grand besoin et qui lui a permis de faire la distinction entre le désir d'être respectée sur la scène internationale et des illusions impérialistes dangereuses. M. Poutine et son nouveau gouvernement ne pourraient s'inspirer de meilleurs modèles.

La première année au pouvoir de M. Poutine a bien du bon. Il a tenté d'injecter un nouveau réalisme aux gouvernants de la Russie. Il a été remarquablement franc et honnête avec le peuple russe au sujet de la piètre santé de l'économie. Il a déclaré que, même si l'économie russe connaissait une croissance rapide, par exemple de 8 p. 100 par année, il faudrait 15 ans avant qu'elle n'atteigne le niveau actuel de développement du Portugal, un des membres les plus pauvres de l'Union européenne.

Poutine a un style raisonnable de gouvernement qualifié de skazano-sdelano, qu'on pourrait rendre par «sitôt dit, sitôt fait». De plus, il a continué de dire les choses comme elles sont. Plus tôt, ce mois-ci, dans un communiqué diffusé par le Kremlin sur le Web, il a déclaré: «Je suis convaincu que l'État ne dispose pas d'autre choix que le développement démocratique et l'économie de marché».

Poutine a promis de continuer, tant qu'il serait chef d'État, à souscrire au principe de la démocratie et à développer une société civile. Durant la dernière année, il a encouragé la libéralisation de l'économie, et son gouvernement a pris des mesures en vue de réduire le pouvoir de deux des oligarches les plus notoires, Vladimir Gusinsky et Boris Berezovsky, et de les poursuivre devant les tribunaux. Poutine a aussi beaucoup voyagé. Certains chefs d'État occidentaux comme Tony Blair, du Royaume-Uni, et Gerhard Schroeder, d'Allemagne, ont fait vive impression sur lui.

L'économie russe a connu une croissance marquée en l'an 2000. Le produit intérieur brut réel a augmenté de plus de 7 p. 100 et le taux d'inflation a reculé à 20 p. 100 environ. Le gouvernement est passé d'un déficit à un surplus budgétaire. Les exportations ont excédé les importations d'environ 45 milliards de dollars US. La Banque centrale a augmenté ses réserves de monnaie forte de 20 milliards de dollars environ. Le rouble est demeuré stable tout au long de l'année. La Russie a remboursé des dettes au Club de Paris. Sur le plan des relations étrangères, la Russie s'est gagné beaucoup d'appuis européens pour s'être opposée au projet des États-Unis de construire et de déployer un système national de défense antimissile, c'est-à-dire le NMD. Tout semble si encourageant.

Malheureusement, il y a encore un grand écart entre l'apparence et la réalité en Russie. La croissance économique et l'excédent budgétaire et des exportations sont attribuables en grande partie à la hausse très marquée du cours du pétrole sur les marchés mondiaux plutôt qu'à une planification et à un développement économiques sains. S'il y a un terme pour caractériser les politiques économiques du gouvernement, depuis un an, c'est l'indécision, de l'indécision du président à celle du ministre du Commerce et du Développement économique, German Gref. Les réformes agraire et fiscale ont marqué le pas. Les lois commerciales sont restées sans effet et l'économie continue d'être secouée par la corruption. Le procès des oligarques a été extrêmement sélectif, visant peut-être plus à amener les empires médiatiques sous le contrôle du gouvernement qu'à mettre fin aux malversations dans les affaires. D'autres oligarques ont continué à bâtir leur empire, bien qu'ils soient devenus plus prudents dans leurs activités publiques. Il y a eu peu de planification en vue d'un repli possible du prix mondial du pétrole ou relativement aux pressions inflationnistes croissantes qu'exerce le maintien des prix élevés.

Les mesures qu'a pris le gouvernement contre les oligarques et l'attitude méfiante de Poutine commencent à refroidir la presse, du moins la télévision. Le système judiciaire demeure largement inchangé. Les juges sont généralement mal formés, mal payés et ont une piètre stature sociale. Ils continuent de projeter l'ancienne image soviétique, qui est de fonder les décisions judiciaires sur les directives et les conseils politiques. Par conséquent, le grand public a peu de foi dans la probité et l'efficience de l'appareil judiciaire, et les gens d'affaires encore moins. Depuis un an, la Russie a peu fait pour réduire l'écart économique, politique et juridique avec les États de l'Europe de l'Est, comme la Pologne et la Hongrie, qui parviennent à effectuer la transition.

Il y a d'autres sources d'instabilité. Plus d'un an après l'éclatement du conflit le plus récent en Tchétchénie, celui-ci demeure irrésolu, sans qu'aucune solution militaire ni aucune solution politique négociée n'apparaisse à l'horizon. Cependant, ce conflit n'a pas ébréché la grande popularité personnelle de Poutine, et l'absence de l'«effet CNN» et une campagne russe d'«information» soigneusement orchestrée ont limité les dommages pouvant être infligés à l'échelle mondiale à l'image de la Russie.

Sur le plan politique, cependant, la Russie continue d'affronter l'instabilité, avec la possibilité de votes de censure du cabinet Kasyanov et, peut-être, de nouvelles élections de la Douma, bien qu'aujourd'hui, pour l'instant du moins, le gouvernement ait pu échapper aux communistes qui ont essayé de faire passer un vote de censure, sans succès.

Il n'y a rien d'étonnant à ce que la Russie demeure une société atomisée et précaire. La population est portée à ajouter foi aux théories de conspiration les plus farfelues. Elle est profondément cynique, non pas seulement à l'égard des politiciens, mais aussi de l'ordre politique et démocratique. Elle éprouve un ressentiment profond pour ceux qui connaissent un succès économique. Elle répugne à faire un réexamen d'un passé régressif, et est donc sensible à une nostalgie dangereusement mal à propos. La population est de plus en plus méfiante à l'égard des étrangers et du monde extérieur. C'est loin d'être la société civile vibrante que Poutine a déclaré aspirer à créer. Cependant, sans cette société civile, il y a peu de place pour la sécurité intérieure et la stabilité politique.

Peut-être pour compenser, le gouvernement de M. Poutine a été remarquablement actif sur la scène internationale. M. Poutine lui-même est devenu un politicien globe trotteur et a visité la Corée du Nord, le Viêtnam et Cuba, et il prend plaisir à frayer avec les dirigeants de l'Europe occidentale et du Canada.

Le dynamisme de M. Poutine et l'activité croissante de la Russie sur la scène internationale peuvent être perçus comme un élément des tentatives légitimes de la Russie d'accroître, ou du moins de sauvegarder, sa sécurité internationale. Si l'on y regarde de plus près, cependant, ce n'est au mieux qu'une partie seulement de l'histoire. Ce qui est en jeu, c'est un mélange de points de vue intérieurs et étrangers façonnés par des manoeuvres ingénieuses mais à courte vue plutôt que la vaste vision stratégique de la sécurité que Poutine semblait promettre au début de son mandat.

Sur la scène internationale, la Russie joue sur trois tableaux: premièrement, elle tente d'empêcher l'élargissement de l'OTAN; deuxièmement, elle tente de bloquer le NMD; et troisièmement, elle s'efforce de rétablir les liens militaires et économiques avec les anciens clients soviétiques, tout en cherchant de nouveaux marchés pour le matériel et le savoir-faire militaires de la Russie.

Le premier domaine est celui qui suscite chez les Russes des préoccupations peut-être les plus légitimes au sujet de la sécurité, puisqu'ils peuvent présenter des arguments plausibles sur les dangers que posent de nouveaux murs et divisions en Europe plutôt que l'établissement de ponts et l'intégration souhaités. Ironiquement cependant, c'est sur ce plan que la Russie a suscité peut-être le moins de sympathie de part de la communauté internationale.

Deuxièmement, dans le cas du système national de défense antimissile, le NMD, la Russie a judicieusement misé sur les craintes de l'Europe occidentale mais ses tactiques ressemblent trop aux tentatives de l'ancienne Union soviétique visant à séparer l'Europe de l'Ouest des États-Unis et à fortement miner l'OTAN. Les affirmations de la Russie relativement aux dangers que présente le NMD pour sa propre sécurité, de plus, ne sont pas seulement grandement exagérées mais elles sont aussi fondées sur l'hypothèse illusoire que, d'une façon ou d'une autre, la Russie a et peut maintenir la parité stratégique avec les États-Unis et que, de plus, ceci est nécessaire ou même souhaitable à l'ère de l'après-guerre froide.

La troisième composante est la plus troublante. Les liens qu'entretient la Russie avec les États «bandits», ou du moins délinquants, sont à la fois désespérés et mal avisés. Il ne s'agit pas seulement d'une tentative de recouvrer les prêts de l'Union soviétique à la Libye, à l'Irak, à l'Angola, à Cuba ou à d'autres -- il y a de cela, bien sûr -- mais, plutôt d'une volonté futile de préserver un complexe militaire vaste, obsolète et parasite en Russie. Cela s'insère aussi dans une politique visant à faire de la Russie un joueur essentiel sur la scène mondiale en employant des manoeuvres ingénieuses et tout à fait soviétiques pour circonvenir les États-Unis.

Cependant, il est loin d'être de l'intérêt de la Russie de préserver une industrie militaire énorme alors que son principal objectif économique devrait être la transformation fondamentale de l'économie civile en une économie guidée par la demande plutôt que par les fantasmes idéologiques. De plus, les ventes militaires russes pourraient bien présenter des dangers à long terme qui pourraient avoir un effet de boomerang, puisque toute communauté d'intérêt avec l'Iran, par exemple, risque d'être temporaire. Fait le plus important, cependant, c'est que ces activités jettent le doute sur le voeu de la Russie d'être intégrée à la communauté des États démocratiques ou, à tout le moins, font naître le risque que la collaboration accrue de la Russie avec les parias du système international lui fasse perdre sa légitimité en tant qu'intervenante responsable sur la scène internationale.

C'est donc que la Russie doit non seulement formuler une vision stratégique claire, mais aussi avoir la volonté de mettre en oeuvre cette vision si elle veut parvenir à atteindre les objectifs qu'elle a déclaré s'être donné de démocratisation, de marchéisation et de sécurité globale. Il est important de reconnaître les réalisations de la Russie, mais ce serait une erreur que de passer sur les grandes lacunes, les opportunités manquées et des manoeuvres mal avisées. Les manoeuvres judicieuses ne sont tout simplement pas un substitut pour cette vision stratégique plus vaste que Poutine a tout d'abord semblé si disposé à embrasser. L'Occident ne se rend pas service, ni au peuple russe, s'il manque d'exprimer non seulement son appui aux progrès que la Russie a pu réaliser, mais aussi l'inquiétude profonde que suscitent certaines des décisions qu'elle est en train de prendre.

Le président: Le président Poutine a dit qu'il serait bon que l'Europe de l'Ouest énonce clairement ses intentions à l'égard de l'Europe de l'Est. Par exemple, l'Union européenne a dit compter s'étendre jusqu'à la Pologne et aux États baltes, mais en fait elle ne l'a pas fait et éprouve des difficultés à s'élargir, mais l'OTAN s'est élargi pour englober la Pologne, la Tchécoslovaquie, etc. Nous avons aussi entendu dire que l'Ukraine est prête à se joindre à l'OTAN.

C'est moins clair au sujet des États-Unis, puisqu'ils ne sont pas à la frontière russe, mais l'on pourrait soutenir que l'Occident a tiré parti du fait que la Russie soit en train de connaître et ait vécu d'énormes changements et une révolution depuis 1990 et que ce contexte régnera encore longtemps. Je ne m'étonne pas que le gouvernement russe veuille prendre des mesures pour contrer ce qu'il peut voir comme une activité anti-russe de la part des ministres étrangers occidentaux et de l'OTAN, pour donner un exemple précis. J'ai du mal à comprendre quel avantage la Pologne peut avoir à être membre de l'OTAN. Il m'apparaît clairement que la Pologne devrait être membre de l'Union européenne, ce qui améliorerait son niveau de vie, alors que l'OTAN ne fera rien pour elle, à part peut-être lui coûter de l'argent qu'elle n'a pas les moyens de dépenser.

Est-ce qu'il semble irréaliste que les Russes agissent, dans ce contexte?

M. Braun: Vous avez soulevé un ensemble complexe de questions qui sont interreliées. J'essaierai d'en faire la dissection, puisque chacune revêt une importance particulière.

La clarté serait importante à l'orientation politique. L'on avait espéré qu'à l'ère de l'après-Guerre froide, il y aurait une orientation politique de prévisibilité ou de certitude -- que, au contraire des ennemis, les amis peuvent se faire des signes, et qu'ainsi la Russie saurait plus précisément à quoi s'attendre. Les Européens de l'Est l'auraient aussi souhaité.

Il y a beaucoup trop d'incertitude, particulièrement du point de vue de la Russie. Est-ce que l'OTAN s'élargira encore, et quand? Quels pays seront englobés? Est-ce qu'elle se limitera à ce qu'on appelle encore les États de l'Europe de l'Est, ou y aura-t-il aussi certains États baltes, ou peut-être même aussi l'Ukraine, ce qui compliquerait beaucoup la situation? L'Union européenne s'élargira-t-elle? Elle a promis de le faire.

Les Européens de l'Est s sont montrés impatients de se joindre à l'OTAN. Qu'ils veuillent être intégrés à l'OTAN, cela n'a rien d'étonnant, a inquiété la Russie. Même si les Européens de l'Est affirmaient ne rien craindre de la Russie, qu'ils n'essaient pas ici de bâtir de nouveaux murs ou d'amener l'OTAN jusqu'aux frontières de la Russie pour la menacer, d'après la Russie, ce n'est pas si sûr. Ils ont demandé: s'il n'y a aucune crainte et qu'on entretient de bonnes relations, pourquoi l'élargissement? La Hongrie, en particulier, a répondu que c'était une police d'assurance, un point c'est tout.

Comme vous l'avez souligné, c'est une police d'assurance coûteuse. Elle coûte très cher aux Européens de l'Est. Personne n'achète de police d'assurance à moins de craindre un risque réel. Quel est ce risque? Il vient de la Russie. Il y a un facteur psychologique. Vous remarquerez une quasi-reclassification de la distribution géographique. J'utilise l'expression «Europe de l'Est», mais elle a acquis une sonorité vexante pour beaucoup de pays de l'Europe de l'Est. Les Polonais et les Tchèques ne veulent pas être considérés comme faisant partie de l'Europe de l'Est. Les Hongrois veulent être connus comme les Européens du Centre, ou même de l'Ouest, ce qui est très loin de la perspective historique, mais c'est aussi une façon de se distinguer de la Russie.

Il règne en Europe de l'Est une perception selon laquelle, pour une raison ou une autre, la Russie est profondément antidémocratique, qu'elle ne peut pas s'associer à la communauté des États occidentaux et, par conséquent, qu'il faut la contenir, la mettre en quarantaine. Il n'est pas étonnant que la Russie en soit troublée. Cette perspective vient des Européens de l'Est. Les Russes n'y verraient pas tant d'inconvénient si cette perspective ne débordait pas des frontières l'Europe de l'Est. Ce qu'ils constatent, c'est que trois États de l'Europe de l'Est sont désormais membres de l'OTAN, avec certaines restrictions. Ils attendent de voir la suite des événements pour les autres. Tout autre élargissement compliquera les choses, particulièrement pour les démocrates et la Russie, parce qu'elle fait le jeu des extrémistes qui affirment qu'on ne peut faire confiance à l'Ouest, qu'il a des motifs secrets, que l'élargissement de l'OTAN vise à humilier et, éventuellement, à contraindre et à diminuer la Russie.

Qu'en est-il de l'Union européenne? Pour beaucoup d'Européens de l'Est, l'Union européenne est l'organisation idéale à laquelle se joindre. Pour certains, l'adhésion à l'OTAN devait être le tremplin vers l'Union européenne parce que c'est par elle qu'ils obtiendront de l'aide financière et l'accès aux marchés. Il y a des attentes, particulièrement dans les États de l'Europe de l'Est les plus prospères. Je parle de la Pologne, de la Hongrie, de la République tchèque, de la Slovénie et de la Slovaquie, qui ont annoncé pouvoir bientôt s'y joindre. Malheureusement, je crains que ces attentes soient déçues parce que l'Union européenne est trop occupée à composer avec ses problèmes pour pouvoir prendre en charge de nouvelles dépenses et de nouvelles difficultés.

Lors d'une conférence à laquelle j'ai assisté, un journaliste dont je ne donnerai pas le nom défendait avec ardeur l'élargissement de l'OTAN. J'ai trouvé cela bizarre. L'on aurait pensé qu'il était logique que l'élargissement de l'OTAN soit suivie de l'élargissement de l'Union européenne. «Non, non», a-t-il dit, «ce n'est pas forcément logique. Tout au contraire, il est facile de joindre l'OTAN avec des tanks rouillés, tandis qu'il est impossible de devenir membre de l'Union européenne avec des tracteurs rouillés.» Il n'y aura pas de place pour les Européens de l'Est, pas avant longtemps.

La Russie ne peut pas savoir quand cela arrivera. Elle risque beaucoup plus de devoir composer avec l'élargissement de l'Union européenne qu'avec celui de l'OTAN.

Le sénateur Bolduc: Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, du point de vue de l'Allemagne et de l'Europe de l'Ouest. Qu'en pensent la France, l'Italie et l'Angleterre? S'ils ne font pas entrer ces pays dans l'Union européenne, ils collaboreront particulièrement bien avec leur voisin, l'Allemagne. C'est le pays le plus important et le plus nouveau d'Europe. Personnellement, j'ai une perspective différente de l'Europe de l'Est du point de vue de la France, de l'Angleterre et de l'Italie que de l'Allemagne. Je soupçonne les gens de Bruxelles et d'autres capitales européennes d'être aussi sensibles à cette situation. Ce pourrait être contraire au point de vue que vous venez d'exposer, selon lequel l'Union européenne n'est pas prête à les accueillir. Je sais qu'ils ne sont pas prêts pour bien des raisons, comme les subventions à l'agriculture, etc. Cependant, il y a toujours un problème pour l'Union européenne.

L'entrée de la Pologne, de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie à l'OTAN, de toute évidence, vise à les protéger contre la Russie, mais c'était surtout un argument supplémentaire en faveur de leur admissibilité à l'Union européenne. Que pensez-vous de cette perspective?

M. Braun: J'apprécie votre commentaire, parce qu'il est essentiel de comprendre que l'Union européenne n'est pas homogène. Il y a des différences de point de vue en son sein même. Lorsque j'ai parlé de l'Union européenne dans son ensemble, j'ai eu tendance à dresser le tableau d'une attitude assez générale sans m'arrêter aux particularités. Permettez-moi de parler maintenant de ces particularités.

Il est vrai qu'il y a des différences de points de vue qui ne peuvent être ignorées. Citons, par exemple, les Français, qui voient la situation d'un oeil assez différent des Allemands. Il est vrai que les Français se soucient que l'on veille à empêcher que l'Union européenne soit dominée par un seul État. Il est clair que l'Allemagne unifiée est, de loin, l'économie la plus importante. C'est elle qui a la population la plus nombreuse. Elle a plus de poids, ce qui met la France, dans une certaine mesure, plutôt mal à l'aise.

De ce point de vue stratégique seulement, l'on peut voir que la France serait plus favorable à un élargissement. C'est ainsi parce que l'intégration de la Pologne, avec quelques 40 millions d'habitants, de même que de la République tchèque et de la Hongrie, ajouterait une population importante. Certainement, ceci réduirait le risque qu'un État domine l'Union. Cependant, les Français sont aussi réalistes. Ils comprennent les coûts que cela représente. Il serait très difficile de faire accepter aux agriculteurs français, qui forment un groupe très indépendant, qu'ils devront concurrencer les produits agricoles de la Pologne et de la Hongrie, qu'ils devront fournir des subventions, qu'ils devront composer avec les coûts de l'intégration, bien que la plus grande partie de ce coût soit assumée par l'Allemagne. Il y a une espèce de dichotomie des perspectives en France, qui est plus ouverte que l'Allemagne. Dans l'ensemble, la France est encore assez réticente à faire pression en faveur de cet élargissement parce qu'elle en saisit la complexité et les coûts.

Au bout du compte, si cet élargissement doit avoir lieu, l'impulsion viendra de la France plus que de l'Allemagne. Dans un sens, en essayant d'intégrer l'Allemagne de l'Est, l'Allemagne a appris une très dure leçon. L'Allemagne de l'Est a une population de 16 millions d'habitants. Nous avons assisté depuis une décennie au transfert des richesses d'une partie à l'autre du pays, peut-être le plus vaste qui ait été, de l'ordre de plus d'un milliard de dollars. Ils ont encore beaucoup de chemin à faire. Le niveau de vie, en Allemagne de l'Est est encore bien inférieur à celui de l'Allemagne de l'Ouest. Plus encore, il n'y a pas que le facteur économique. Ce que les Allemands ont compris, c'est que l'amélioration du climat économique n'entraîne pas l'appréciation et la stabilité politique dans une même proportion. Il règne une atmosphère de ressentiment phénoménal en Allemagne de l'Est. Les Allemands de l'Est n'apprécient pas pleinement ceux de l'Ouest. Ils sont nombreux à continuer de voter pour les ex-communistes. Le comportement politique ne peut s'expliquer exclusivement par les facteurs économiques.

Le fondement de l'Union européenne repose en partie sur cette approche néofonctionnaliste fondée sur certains avantages économiques qui entraînent divers types de comportements politiques. Les Allemands commencent à le comprendre plus que d'autres, peut-être. Par conséquent, ils ne se préoccupent pas tant des coûts que de l'aspect politique.

Le président: Avant de laisser la parole au sénateur Di Nino, j'aimerais vous faire remarquer que le débat ne porte pas sur l'Union européenne. Cependant, le sénateur Bolduc a souligné un aspect important, c'est le fait que l'Allemagne est le plus grand client de la Russie et son plus grand investisseur. Je me suis rendu à au moins quatre points frontières entre la Pologne et l'Allemagne. L'Allemagne porte un intérêt énorme à la Pologne et à la Russie. Lorsque est survenu l'effondrement boursier, les banques allemandes ont perdu des milliards de dollars.

Le sénateur Di Nino: De toute évidence, la motivation vient aussi de l'immense marché économique potentiel qui existe là-bas. Cette partie du globe est très peuplée.

Monsieur Braun, vous avez fait une observation sur les difficultés que Poutine éprouve avec «l'occidentalisation» de l'économie, du point de vue de ses adversaires politiques. Pourriez-vous nous faire part de votre opinion sur le peuple russe à ce sujet, nous dire s'ils y sont favorables? Est-ce qu'ils se méfient de l'Ouest et de ses efforts, ou est-ce qu'ils les applaudissent et les encouragent?

M. Braun: L'un des développements les plus affligeants qui soit survenu ces dernières années -- et c'est confirmé par le scrutin et des observations non scientifiques -- c'est que l'opinion de la population russe en général, à l'égard de l'Ouest, s'est détériorée. Ceci est attribuable à divers facteurs, notamment, en partie, à l'élargissement de l'OTAN, en partie aux actions de l'Occident en Yougoslavie, que les Russes ont trouvées très humiliantes, quelle que soit leur position sur le sujet. Les Russes souffrent d'une crise d'identité. Ils faisaient partie d'un empire, une superpuissance qui jouissait du respect du monde entier. Ils vivent maintenant dans un État qui demande la charité et qui doit rembourser ses dettes à plusieurs pays. C'est une humiliation écrasante, et les Russes en éprouvent du ressentiment.

Les Russes attribuent à l'économie de marché les écarts de plus en plus tangible des niveaux de vie au sein de la Russie. Ils associent l'économie de marché, et aussi la démocratie, à la corruption. Aussi injustifiable et déplorable que ce soit, c'est ainsi. Par conséquent, nous constatons une espèce d'écart entre les opinions populaires en Russie et les attitudes que l'on peut constater dans les États où la transition a été plus réussie, comme en Pologne, en République tchèque, en Hongrie ou en Slovénie.

Les dirigeants russes doivent se pencher sur la question. Malheureusement, la leçon que l'on peut tirer de ce qui est survenu en Allemagne pendant la période de l'après-guerre -- il y a de toute évidence d'énormes différences en Europe de l'Est, mais il y a néanmoins certains points communs -- est qu'il n'y a pas de troisième solution magique. Il n'existe pas de raccourci vers le succès. Il faut agir rapidement et avec détermination pour construire des institutions, créer la crédibilité, fonder une économie viable et faire face à la corruption. La corruption est absolument destructive pour la confiance et la légitimité politiques. Poutine a parlé de la règle de droit, d'un système judiciaire indépendant. C'est conforme au constitutionnalisme occidental, aux idéaux de démocratie, mais ça ne fonctionne pas. Si c'est cela, la transformation juridique, le peuple russe se demande si cela en vaut vraiment la peine.

Le sénateur Di Nino: De toute évidence, M. Poutine doit tenir compte de l'appui du public s'il tient à être réélu. Cela fera partie du défi qu'il devra relever.

Certains ont laissé entendre que le rythme de la réforme démocratique en Russie, qui est probablement plus rapide que celui de certains autres États de ce groupe, peut en fait nuire à la réforme économique. Partagez-vous ce point de vue? Pourriez-vous nous en parler un peu?

M. Braun: Il existe diverses théories, dont celles qui veulent que, pour faire le nécessaire économiquement parlant, il pourrait falloir une espèce de poigne politique, ou encore agir plus graduellement -- deux points de vue politiques qui suggèrent cependant le même genre d'approche.

Dans l'un de ces cas, on a avancé le modèle Pinochet, soit une poigne politique et, par conséquent, une rapide transformation politique. Je ne pense pas que cela fonctionnerait en Russie. La situation de la Russie est différente de celle du Chili. Ceux qui proposent un modèle Pinochet n'ont pas analysé de près les événements survenus au Chili ni non plus l'économie russe. La Russie a hérité du régime soviétique, des traumatismes de la perte de l'empire et de la transformation d'une économie qui était fortement imbriquée. Le régime stalinien était un ensemble d'éléments visant à rendre la séparation difficile. Par conséquent, lorsque l'Ukraine et le Bélarus se sont séparés, la Russie s'est retrouvée avec une économie qui avait souffert non seulement des problèmes d'une économie marxiste-léniniste, mais aussi des complications de la séparation. Par conséquent, le modèle Pinochet ne fonctionnerait pas.

L'autre modèle consistant à progresser plus lentement ne fonctionnerait pas non plus, car d'après l'expérience de diverses transitions, la vitesse est un élément absolument crucial. Si la vitesse n'est pas maintenue, on n'avance pas suffisamment rapidement si bien que les anciennes forces commencent à s'implanter de nouveau. On se retrouve alors dans le pire des deux mondes. On a l'engagement et la rhétorique de la transformation, l'espoir de l'amélioration et pourtant, on se sent toujours étouffé par l'ancien monde. C'est complètement désastreux et c'est la raison pour laquelle la Russie doit avancer de manière résolue.

Au début, ce qui était encourageant au sujet de Poutine, c'était qu'il semblait avoir une vision positive, c'est-à-dire qu'il comprenait la nécessité d'agir rapidement et délibérément sans aucun détour, nécessairement futile. Une telle vision exige beaucoup de volonté et de légitimité politiques. Les gens doivent être convaincus. Tel est le débat: faut-il faire des efforts d'abord politiques ou économiques?

Il ne fait aucun doute dans mon esprit, d'après tout ce que j'ai vu et appris, que la politique est l'élément le plus important. Il faut qu'il y ait légitimité. Les gens sont prêts à faire des sacrifices s'ils croient à l'ordre politique et ne sont pas prêts à en faire, s'ils n'y croient pas. La crédibilité est donc essentielle et c'est pour cela qu'il faut régler le problème de la corruption. C'est pourquoi tout régime démocratique s'accompagne de scepticisme. Le cynisme, par contre, est tout autre chose, car il est totalement destructeur.

Nous observons en Russie un passage dangereux du scepticisme, qui n'est pas inattendu ou malsain, à un cynisme manifesté par de vastes segments de la population qui n'ont aucune confiance ou peu de confiance dans l'ordre politique. Dans un tel contexte, il est difficile d'apporter les douloureux changements politiques et économiques.

Peu importe les changements, ils seront douloureux. Certains économistes parlent de la douleur de la transition qui va survenir, indépendamment de la politique poursuivie. Pour que les gens supportent cette douleur, il est indispensable qu'elle s'accompagne de succès; dans le cas contraire, seul le coût devra en être supporté.

Le sénateur Graham: Les observations -- peut-être négatives -- du sénateur Di Nino au sujet du rythme de la réforme économique m'amènent à une question sur l'état de la démocratie en Russie.

Vous avez indiqué -- chose connue de tous -- que la Russie souhaite ardemment joindre les rangs des États démocratiques. Vous avez également dit au cours de votre allocution que la possibilité d'un vote de censure existe toujours et que d'ailleurs un tel vote a été tenu récemment, sans succès.

M. Braun: Pas plus tard qu'aujourd'hui.

Le sénateur Graham: Nous sommes donc à jour. Cela m'amène à poser des questions au sujet de l'actuelle loi électorale de la Russie. A-t-elle été modifiée ou revue dernièrement? Les gens ont-ils confiance dans la loi électorale? La considèrent-ils juste en règle générale? Dans quelle mesure les gens ont-ils confiance dans la loi électorale actuelle?

M. Braun: On a tenté à plusieurs reprises d'améliorer la loi électorale, trop de questions ayant été soulevées au sujet de la validité des résultats. C'est pourquoi il est important d'examiner la situation dans son ensemble -- c'est-à-dire, non seulement les lois qui sont dans les livres, mais aussi les mécanismes de mise en oeuvre, le respect de la loi et les processus reliés aux plaintes. Pour qu'une loi soit applicable, il faut un appareil judiciaire qui fonctionne véritablement, c'est-à-dire un appareil judiciaire indépendant, compétent et fiable. Il faut également une presse libre vigilante et honnête pour en parler.

Par conséquent, le problème en Russie est systémique. Il ne suffit pas de simplement se pencher sur les lois; en effet, il est facile d'adopter des lois merveilleuses qui semblent régler bien de ces problèmes, mais il faut aller beaucoup plus loin. C'est pourquoi l'examen de l'état de l'appareil judiciaire en Russie m'a si profondément dérangé.

L'appareil judiciaire en Russie n'avance pas assez rapidement sur la voie de la démocratie et de l'indépendance. Il est difficile de changer l'appareil judiciaire -- la chute du communisme a eu lieu en Russie à la fin de 1991 et aucun juge n'est né depuis cette date. Les avocats actuels ont été formés dans l'ancien système et doivent suivre une nouvelle formation. La Russie reste une société où le statut est important; par conséquent, les avocats doivent être mieux payés et leur statut social doit être rehaussé pour qu'ils soient en mesure de s'élever contre les abus du gouvernement.

Ce qui arrive à la presse russe est un autre indice inquiétant. À un certain niveau, il est normal que le gouvernement Poutine poursuive certains oligarques, sinon tous, pour corruption, car il serait difficile de ne pas trouver de corruption en Russie, où que ce soit. Toutefois, la liberté de la presse est une toute autre chose. Dans le cadre de leurs activités, ces oligarques étaient étroitement liés à des activités de journalisme. Des choses effrayantes se sont passées, des mesures ont été prises contre des journalistes -- que ce soit des actes de violence à leur égard ou la disparation de certains.

Par conséquent, si l'on veut vraiment que les lois électorales fonctionnent bien, il faut se poser la question suivante: la liberté de la presse existe-t-elle? Il n'existe pas de presse absolument libre ou objective; en effet, il suffit d'examiner certains journaux canadiens pour s'apercevoir que journaux ou rédacteurs ne sont pas tous objectifs. En règle générale, toutefois, il y a diversité de points de vue. Le risque consiste à avoir cette diversité de points de vue -- c'est-à-dire à avoir un appareil judiciaire indépendant et des institutions crédibles. C'est la voie que doit suivre la Russie.

D'après les indices du moment, si des élections parlementaires avaient lieu actuellement, les partisans de Poutine s'en sortiraient très bien, car il est toujours populaire. Même si les élections étaient libres, il est fort probable qu'il en sortirait gagnant. On peut toutefois se demander si de telles élections seraient véritablement libres selon les normes raisonnables appliquées en Europe de l'Ouest.

Le sénateur Graham: La Russie ferait-elle bon accueil à des observateurs internationaux des élections?

M. Braun: Elle l'a fait dans le passé. Des observateurs des élections ont été envoyés par plusieurs pays dont le Canada. Toutefois, les pays de l'Ouest ont commis plusieurs erreurs à ce chapitre.

Les observateurs ne sont pas là pour voir si les bulletins de vote sont truqués, car c'est la façon la plus grossière de truquer des élections. Il faut s'intéresser aux façons plus subtiles de faire, par exemple, le financement et la création des partis, la possibilité de contacter des donateurs et des partisans, ainsi que la couverture médiatique. C'est tout un processus. Il faut observer les élections non au cours de la dernière semaine, mais dès le début, lorsque la campagne est lancée -- ou même juste avant -- pour examiner tout le processus avant de décider s'il est juste. C'est là que se retrouvent les plus gros problèmes.

Le sénateur Graham: N'y a-t-il pas en Russie des centres d'éducation démocratique?

M. Braun: Oui, il y en a. Les pays occidentaux ont assuré la formation des universitaires. Nous avons même offert la formation des juges russes. Tout cela est très important, mais nous pouvons en faire plus. Il faut que les Russes se montrent réceptifs. Là encore, ce qui est quelque peu déconcertant, c'est que cette réceptivité aux idées démocratiques a diminué en Russie pour toutes sortes de raisons.

Il est important que le gouvernement Poutine aille dans cette direction avec une énergie renouvelée. Poutine a semblé comprendre la primauté des facteurs politiques. Je ne pense pas qu'il ait fait preuve de cynisme lorsqu'il a déclaré que la Russie n'avait pas d'autre choix que la démocratie, que la primauté du droit est absolument cruciale pour cette transformation, tout comme les changements économiques.

Le fait que la Russie intervienne sur la scène internationale alors que cela n'est pas compatible avec le statut de membre à part entière du club des États démocratiques prouve également qu'elle ne suit pas la voie démocratique de façon suffisante ou vigoureuse.

Le sénateur Graham: J'aimerais demander si des observateurs internationaux seraient bien accueillis en Russie ou non. Seraient-ils considérés comme se mêlant de ce qui ne les regarde pas?

J'ai dirigé il y a quelques années une délégation d'observateurs des élections en Bulgarie. À la conférence de presse tenue le jour suivant les élections, tout allait bien jusqu'à ce qu'un journaliste demande: «Quand allez-vous juger qu'il n'est plus utile de se mêler de nos affaires?» Cette question s'adressait davantage aux États-Unis, car je me trouvais en Bulgarie avec le National Democratic Institute et l'International Republican Institute. C'est alors que l'on m'a posé une question en tant que Canadien modéré. J'ai répondu: «Lorsque nous ne serons plus invités.» J'ai fait remarquer que nous avions tous été invités par tous les partis et par la Commission des droits de la personne, etc., et que nous étions ici pour apprendre, observer et faire rapport au monde entier et non pas à un gouvernement en particulier. J'ai fait remarquer toutefois qu'il se pouvait qu'à l'avenir -- et c'était peut-être un peu prophétique, vu ce qui s'est produit en Floride lors des dernières élections américaines, que des problèmes pourraient surgir. J'ai dit que tous les partis avaient accepté la loi électorale de Bulgarie à ce moment précis. La question était de savoir si des ressortissants de pays développés, qu'il s'agisse du Canada, des États-Unis ou d'autres pays, viendraient examiner ces modèles. Cela pourrait-il également s'appliquer à la Russie?

M. Braun: De toute évidence, la Russie n'apprécie pas l'ingérence occidentale lorsqu'elle est maladroite, sermonneuse, lorsque les Occidentaux adoptent une attitude de supériorité et de triomphalisme. Il est très important que les pays occidentaux soient sensibles à ce qui se passe en Russie. C'est un pays profondément traumatisé qui traverse une crise d'identité. Par tradition, la Russie a en effet toujours fait partie d'un empire et aujourd'hui, elle essaye d'être un pays, à elle seule, privée de son empire, alors que quelque 25 millions de Russes vivent hors de ses frontières, en Ukraine, au Kazakhstan, en Lettonie et ailleurs. La diaspora est très importante. La Russie n'est plus une superpuissance, elle se heurte à des difficultés économiques. Dans ce contexte, il est très facile pour les Russes de considérer l'aide offerte comme une leçon qui lui serait donnée. Par conséquent, il faut être prudent dans la façon dont on propose et dont on apporte de l'aide.

Cela étant dit, je ne pense pas non plus que l'Ouest doive se confondre en excuses en ce qui concerne les impératifs de la démocratie. Nous avons suffisamment de données pour prouver que malgré les imperfections de la démocratie, malgré la mesquinerie des élections en Floride, les solutions de rechange sont bien pires. Par conséquent, si les Russes nous invitent, ils doivent comprendre que c'est plus à leur avantage qu'au nôtre et que nous sommes là en tant qu'observateurs, non pour les condamner mais pour essayer de faciliter le processus. C'est la meilleure façon de procéder.

Le président: Nous pourrions facilement examiner les statistiques électorales russes. J'ai suivi les dernières élections et j'ai été étonné par leur apparente régularité. Il suffit d'obtenir les chiffres et d'en faire le compte pour chaque parti.

Le sénateur Carney: Nous avons jusqu'ici considéré la Russie comme une entité cohésive et non pas comme un pays traversé par 10 fuseaux horaires. Nous avons également eu tendance à l'observer du point de vue européen. J'aimerais maintenant passer à la région pacifique de la Russie et à des problèmes plus régionaux. C'est parce que je suis originaire de l'Ouest et que dans l'Ouest canadien, la plupart de nos relations d'affaires avec la Russie se font avec la Sibérie et la région pacifique de la Russie. Des sociétés de l'Ouest canadien réussissent à faire affaire dans ce secteur.

La Russie contrôle-t-elle suffisamment les régions comme celle du Pacifique, des villes comme Vladivostock et Magadan, pour appuyer le genre de réformes électorales et judiciaires dont vous parlez, ou s'agira-t-il d'une approche fragmentée?

M. Braun: La Russie est un pays très difficile à gouverner dans les meilleures circonstances qui soient. Sa population dépasse les 145 millions et son territoire est vaste. Sous Boris Elstine, beaucoup de chefs régionaux ont acquis de vastes pouvoirs et d'énormes richesses. Soit dit en passant, ces richesses n'ont pas toujours été acquises honnêtement. Les chefs régionaux ont créé des fiefs et il était difficile d'instaurer dans les régions les processus démocratiques qui avaient pris naissance à Moscou.

Je dois également dire qu'il y a eu d'autres cas où, par exemple, à Nijni Novgorod, des progrès démocratiques très marqués ont été réalisés à partir de la base. Ces situations sont différentes. Toutefois, Vladivostock n'est pas passée pour un modèle de bon gouvernement et d'honnêteté.

Le gouvernement Poutine a décidé de renforcer le pouvoir central. Cette politique présente des avantages mais crée certains risques. Parmi les avantages, on peut dire que la Russie pourrait se débarrasser des chefs régionaux les plus corrompus. Cela amènerait une stabilité politique et économique ainsi qu'une certaine prévisibilité, ce qui rendrait ces régions plus viables, non seulement pour l'investissement étranger, mais aussi pour l'investissement intérieur.

Ce qui est attristant dans l'économie russe, c'est que tant d'argent soit sorti de Russie en raison du manque de confiance dans l'économie locale.

L'inconvénient d'un pouvoir central fort, c'est qu'il diminue la démocratie locale. Dans un sens, il faudrait des échanges ascendants et descendants. Il s'agit en fait de trouver le bon équilibre.

Moscou a fait preuve d'une certaine négligence à l'égard des régions de l'est, vers la Sibérie et Vladivostock. L'accent en Russie est mis sur l'ouest. Ce qu'il faut comprendre à propos de la Russie, c'est la création de son identité. On s'est demandé si la Russie est État européen ou asiatique. Avec pas mal de mépris, l'Europe considère que l'est commence juste après la Pologne. Le poète Joseph Brodsky, lauréat du prix Nobel, a cruellement déclaré que la Russie se trouvait véritablement en Asie occidentale.

La Russie se considère essentiellement européenne et pour ce qui est de l'évolution vers la démocratie, c'est potentiellement positif. Toutefois, pour ce qui est du règlement des problèmes régionaux, cela conduit à un abandon qui est très risqué, à l'origine des problèmes que l'on retrouve à Vladivostock et ailleurs. Il faut traiter de toute urgence ces problèmes, car ce sont des régions importantes pour la Russie en matière de ressources. Elles sont stratégiquement importantes pour la Russie face à la Chine et au Japon. La Russie ne peut simplement pas se permettre de délaisser ces régions.

Le sénateur Carney: Nous sommes un État fédéral. J'ai pris en note ce que vous avez dit au sujet des régimes dans des endroits comme Vladivostock. Toutefois, j'ai appris que les gens qui vivent et travaillent là-bas sont très bien. Il se peut qu'ils soient pauvres par rapport à nos normes, mais ils sont très bien.

Existe-t-il un moyen de faciliter le processus démocratique au palier municipal ou provincial? Y a-t-il quelque chose que nous devrions faire au chapitre du financement fédéral des délégations municipales ou provinciales pour que mon ami, le sénateur Graham, puisse être en mesure de conseiller ou d'apporter de l'aide au niveau local? Pensez-vous que ce genre de mesures seraient plus utiles que le fait de nous contenter d'aller à Moscou? Nous pourrions aller à Magadan, à Vladivostock ainsi que dans d'autres endroits.

M. Braun: Ces dernières années, les pays de l'Ouest se concentrent moins sur Moscou, ce qui est un point positif. On se rend de plus en plus compte qu'il existe des gouvernements locaux et municipaux et qu'il ne s'agit pas uniquement de passer par Moscou, mais aussi d'aller rencontrer les responsables locaux à Saint-Pétersbourg ou à Vladivostock. On peut et on doit en faire plus.

Toutefois, il faut qu'il y ait une certaine réceptivité. Ces régions doivent le vouloir; nous ne pouvons pas les aider de force; nous ne pouvons pas intervenir à moins qu'elles ne souhaitent notre aide, qu'il s'agisse de conseils en matière de restructuration municipale, d'arrêtés municipaux ou de gestion des affaires publiques au niveau local. Je crois que cela peut se faire, mais il faut qu'on nous le demande d'une façon ou d'une autre. Il ne suffit pas d'envoyer de l'argent ou des spécialistes.

Le sénateur Carney: Comment obtenons-nous ces signaux? Notre comité a entendu dire que nous n'avons même pas un consul honoraire à Vladivostok. Certains d'entre nous soutiendraient que nous devrions avoir un titulaire à plein temps en Russie pacifique parce que nous y avons de nombreux intérêts. En l'absence d'un tel titulaire, comment pourrions-nous même penser à solliciter de l'intérêt? Avez-vous des idées quant à l'infrastructure là-bas?

M. Braun: Nous avons un consul à Saint-Pétersbourg et tout va très bien. Nous n'avons pas accordé tellement d'attention à la deuxième ville. Rien ne justifie, compte tenu des intérêts de l'Ouest canadien, l'absence d'un consulat dans une ville comme Vladivostok. Nous pouvons manifester notre intérêt, mais nous devons ensuite attendre des indications qu'ils sont disposés à faire certaines choses ou à demander nos conseils.

La question soulevée précédemment au sujet de la sensibilité ou du ressentiment russe, que ce soit en Russie, en Bulgarie ou ailleurs, est une chose à laquelle nous devons être sensibles. Il doit y avoir une volonté.

Nous avons parlé de la transformation de l'Europe occidentale et des raisons pour lesquelles nous ne pouvons pas avoir une approche du style du plan Marshall en ce qui concerne la Russie. Un des attributs distinctifs du plan Marshall était la volonté des Européens de l'Ouest concernant la participation des Américains et l'efficacité avec laquelle ils ont utilisé l'argent envoyé et le transfert d'expertise.

Le sénateur Carney: Je suis heureuse de compter sur un appui pour la création d'un poste à Vladivostok, parce que je suis d'avis que les Affaires étrangères aimeraient avoir un certain soutien à ce sujet.

Le sénateur Corbin: En tant que citoyen canadien, mon impression des -- et je parle des gens ordinaires, des Russes, et non de ceux qui sont à la recherche du pouvoir, des institutions, des oligarques, des gouverneurs régionaux, des princes, ou de ce que vous voulez bien les appeler -- est qu'ils souffrent de trois grands maux, dépression, découragement et dépréciation des habitudes de vie.

Les grandes institutions culturelles ont été considérablement réduites. Elles sont en lambeaux, pour ne pas dire en haillons, du moins certaines d'entre elles. Nous entendons des pronostications au sujet de la santé relative de la Russie. La santé relative d'une nation se mesure en termes de félicité relative des gens. Est-ce que les Russes sont heureux?

M. Braun: C'est une question à laquelle il n'est pas facile de répondre. Dans les sondages des Nations Unies, le Canada vient au premier rang des pays où les gens sont heureux. Je ne suis pas certain de la validité des indices de bonheur. De façon générale, la Russie n'a jamais été un pays où les gens étaient heureux. Je n'essaie pas d'être facétieux à ce sujet. Un des problèmes est qu'on ne procède pas à un nouvel examen sincère du passé en Russie. Vous avez souvent une nostalgie dangereuse. On a tendance à dire que les Russes gagnent toutes les olympiques, sont respectés partout dans le monde, et que les compagnies de ballet de Kirov et du Bolshoï étaient les meilleures au monde; que les soins médicaux et la culture étaient formidables. Cela tenait en grande partie du mythe. Il faut tenir compte de l'ensemble -- si ce n'était pas du mythe, quel en était le coût? Le travailleur russe moyen ne fréquentait pas ces grandes institutions culturelles. Le travailleur russe moyen a payé un prix incroyable pour subventionner l'élite qui fréquentait ces institutions.

Le sénateur Corbin: Le travailleur russe n'est pas rémunéré.

Le président: Sénateur Corbin, nous parlons du passé.

Le sénateur Corbin: Je sais, mais cela mène à la situation actuelle.

M. Braun: La corruption en Russie n'est pas nouvelle. Elle a cours depuis longtemps. L'Union soviétique était à de nombreux égards un des systèmes les plus corrompus de l'histoire humaine. Il était corrompu au coeur même de la politique, en raison de son rejet de la dignité et des libertés humaines. Il était corrompu dans la façon dont les choses se faisaient, que ce soit au niveau de la planification ou de la mise en oeuvre. En fait, ce que vous avez maintenant, c'est une décentralisation de la corruption.

Je me rappelle avoir parlé à un homme d'affaires occidental qui était découragé à Moscou et qui disait: «Ce n'est pas comme dans le bon vieux temps lorsque j'allais en Union soviétique. Dans ce temps-là, vous saviez exactement qui soudoyer. Maintenant, tout le monde tend la main».

Ne créons pas une idée révisionniste du passé selon laquelle on a tout perdu. Il y a des choses qu'on a perdues, notamment la prévisibilité. Les gens avaient des emplois misérables, mais ils savaient qu'ils avaient un emploi et qu'ils n'étaient pas menacés par le chômage. Il n'y avait pas la consommation ostentatoire que vous retrouvez maintenant. Ce n'est pas qu'il n'y avait pas d'élitisme. Gorbachev n'a pas eu le train de vie du travailleur moyen, ni les membres du bureau politique. Il recevait des soins médicaux spéciaux et des médicaments d'importance vitale dont le citoyen ordinaire ne pouvait bénéficier. Il pouvait voyager à l'étranger, ce qui n'était pas à la portée des citoyens ordinaires. Mais cela se faisait secrètement -- et non à la façon des sociétés aériennes. Je viens de faire un voyage à bord d'Air Canada, et je voulais être en classe économique, et non en classe affaire. J'ai fait exactement ce que l'on m'a dit. Immédiatement après le décollage, on a tiré un rideau entre la classe économique et la classe affaire. Derrière ce rideau, il se passe quelque chose; je suppose que c'est la différence au niveau de la nourriture et des boissons. Ce n'est pas vraiment un mystère, mais on le fait pour une raison psychologique, de façon à ne pas offusquer ou contrarier les gens qui voyagent en classe économique pendant que les autres sont servis.

C'est ce qu'a fait le communisme. Les boutiques spéciales étaient cachées. Les cliniques et les privilèges spéciaux étaient cachés. Maintenant, tout se fait au grand jour. C'est une forme de capitalisme à outrance. C'est particulièrement humiliant. Vous pouvez voir les différences. Ce n'est pas qu'il n'y avait pas de différences auparavant, il y en avait. Cependant, maintenant c'est au grand jour. Il y a de nombreux avantages qui s'y rattachent. Je préfère les différences ouvertes. On se leurrait de croire que tout le monde était égal. Selon les statistiques que publiait l'Union soviétique, il n'y avait aucun écart salarial. Dire que Brejnev avait le même salaire qu'un mineur de Sibérie, qu'il était capable avec ce salaire de crève-faim d'entretenir 37 voitures, 41 maîtresses et 51 palais, il fallait faire des prodiges en fait d'économies. Il y avait aussi les oligarques.

Le sénateur Corbin: Qu'en est-il des gens?

M. Braun: Les gens souffrent beaucoup. Les Russes sont habitués d'accepter la souffrance, mais ils ont de la difficulté à accepter l'incertitude. Ce qu'ils vivent, c'est de l'incertitude. La Russie, d'une certaine façon, est entre deux. En Europe de l'Est, du moins dans les pays qui ont réussi leur transition, la Hongrie, la Pologne et la République tchèque, on peut dire que ces pays ont atteint un point de départ d'où il est peu probable qu'ils fassent marche arrière. Ce n'est pas le cas de la Russie. Je ne dis pas que la Russie peut revenir à l'ancien communisme -- je ne pense pas que ce soit viable. Cependant, il y a d'autres formes de combinaisons du rouge et du brun, de combinaisons xénophobes, antisémites et autoritaires, une sorte de cocktail politique toxique d'extrémisme qui présente encore un risque en Russie. Cette forme d'incertitude existe. C'est une société atomisée.

La Russie n'a pas réussi à créer une société civile vivante, comme certains pays de l'Europe de l'Est. Elle a créé certains éléments, et il ne faudrait pas négliger ce qui a été fait jusqu'à maintenant. Il y a de nombreux petits entrepreneurs. Nous continuons de voir les oligarques qui, de façon générale, sont très corrompus, mais il y a de nombreuses personnes qui créent des petites entreprises. Il y a beaucoup d'énergie à cet égard et c'est sur cela que nous devons nous concentrer. Si vous prenez 1998, lorsque le rouble s'est effondré, les Russes n'ont pas eu faim parce qu'un mécanisme s'est enclenché, en partie en raison de l'évolution de la société civile. En marge de l'économie de marché, cela a fait une différence. Mais l'évolution est trop lente, ce qui crée beaucoup d'impatience et de tristesse.

Bref, pour répondre à votre question, oui, les Russes sont tristes. Qu'est-ce qui les rendra plus heureux? C'est la grande question.

Le sénateur Graham: Mais sont-ils plus heureux maintenant qu'avant? La question du sénateur Corbin était: sont-ils heureux? C'est une question légitime. Nous nous posons toujours la question à ce sujet parce que nous voyons leurs visages à la télévision et nous lisons dans les journaux ce qui leur arrive, et ainsi de suite. Sont-ils plus heureux aujourd'hui qu'ils l'étaient il y a 15 ans?

M. Braun: C'est difficile à dire parce que nous ne pouvons pas mesurer exactement ce que nous étions il y a 15 ans. C'était une société extrêmement répressive il y a 15 ans, même si c'était le début de la glasnost et de la perestroïka en 1986.

Ils ont maintenant des choix qu'ils n'avaient pas auparavant. Le système électoral n'est pas parfait -- nous en avons déjà parlé -- mais il est quand même énormément mieux et énormément plus démocratique que tout ce qu'il y a eu en Russie depuis le très bref épisode, en 1917, du gouvernement provisoire. Ils peuvent maintenant exprimer leur satisfaction ou insatisfaction aux élections, en quittant un endroit ou en passant d'un endroit à l'autre plus facilement qu'auparavant.

À tout le moins, il y a des façons de canaliser les sentiments des Russes dans une forme d'expression politique qu'il n'y avait pas auparavant. Il s'agit d'une évolution extrêmement importante qu'il ne faut pas minimiser.

Le président: Les points soulevés par les sénateurs Corbin et Graham nous amènent à cette question d'extrémisme. J'ai examiné les résultats des élections -- et je suis réaliste; je ne sais pas de quelle façon les élections se déroulent. Je peux imaginer certaines pratiques électorales dans un pays qui vient tout juste de commencer à tenir des élections.

Le sénateur Di Nino: Ils le font ici.

Le président: Oui. Ils le font dans beaucoup d'élections. Ils l'ont fait en Floride.

Ce qui est surprenant, c'est que les extrémistes aient reçu si peu de votes. En réalité, les élections en Russie se sont déroulées essentiellement entre deux partis. La plupart des gens ont voté pour le Parti de l'Unité, qui a décidé aujourd'hui qu'ils ne voulaient pas tenir un nouveau vote de confiance. C'est le parti de M. Poutine -- du moins, c'est ainsi qu'il s'appelle je pense. L'autre groupe a voté pour le Parti communiste réformé, peu importe ce que c'est. Des personnes comme Zhirinovsky ont reçu très peu de votes. Donc, c'est bien beau de parler des extrémistes, mais les résultats ressemblaient à ce qui se passe dans un grand nombre de pays que nous considérons démocratiques. Les seuls faits sont les résultats réels de l'élection. Il y avait en tout sept ou huit partis, mais en réalité il n'y en avait que deux -- le parti de M. Poutine et le Parti communiste réformé. Les autres partis n'allaient nulle part, comme il a été dit au sujet d'Éclipse, le célèbre cheval de course.

M. Braun: J'ai bien peur, sénateur, de ne pas être de cet avis.

Le président: Il n'y a rien d'inexact dans tout cela. Y a-t-il des erreurs dans ces données?

M. Braun: Si vous regardez la répartition des sièges au Parlement, vous verrez que le Parti de l'Unité n'a même pas obtenu la moitié des votes. Les communistes en ont obtenu plus. Le Parti communiste n'est pas vraiment réformé.

Le président: Ce que je dis, c'est que ce parti a reçu l'autre bloc de votes.

M. Braun: Le Parti communiste en Russie demeure un parti extrémiste. Ce ne sont pas les anciens communistes de Pologne. En Europe de l'Est, les anciens communistes de Pologne et de Hongrie ont vraiment changé leur structure. Ils sont devenus un parti social démocrate. Par exemple, si vous prenez la Pologne, Krushnefsky, qui dirigeait les communistes réformés, dans une élection antérieure, en 1993, a dit que le parti avait été complètement modifié. Lorsque quelqu'un lui a demandé, dans le cadre d'une entrevue «Que se passerait-il si une des personnes qui brigue les suffrages pour ce nouveau parti social démocrate, l'ancien parti communiste, nous disait qu'il veut une économie dirigée ou qu'il aimerait avoir un régime à parti unique, que feriez-vous?» Krushnefsky a répondu, «Eh bien, je le congédierais sur-le-champ -- non pas parce qu'il est communiste, mais parce qu'il est idiot. Cela ne fonctionne pas.»

La perception chez les anciens partis communistes d'Europe de l'Est est que le marxisme-léninisme en tant que doctrine d'organisation, a fondamentalement échoué. Ce n'est pas ce que pensent les communistes en Russie. Ils demeurent une force extrémiste et ils forment, avec les agraires, le plus important parti du Parlement.

Il y a d'autres partis qui renferment d'importants éléments d'extrémisme. Si vous prenez les partis représentés au Parlement en Russie qui sont déterminés à créer une démocratie pluraliste, ils ne comptent pas vraiment pour plus du tiers à ce moment-ci. Ils sont plus nombreux qu'auparavant, mais les perspectives ne sont pas tellement encourageantes par rapport à l'Europe de l'Est. L'évolution se fait dans la bonne direction, parce que le Parti de l'Unité a été plus fort et que si une élection se tenait aujourd'hui, il recueillerait probablement plus de votes -- du moins nous pensons que ce serait probablement le cas. Les forces unifiées de la droite recevraient probablement plus de votes, et Yabloko pourrait recueillir plus de votes.

Nous avons parlé de tristesse. Il y a beaucoup de gens en Russie qui se tournent vers les communistes pour trouver une solution. Ils se fient aux promesses des communistes qui disent qu'ils feront preuve de plus de fermeté pour nationaliser de nouveau et reconstruire l'Union soviétique. Ils ont fait des déclarations du genre «Nous allons reconstruire l'Union soviétique.»

Le président: J'aimerais donner au sénateur Di Nino, qui a été patient, l'occasion de poser une question.

Cependant, auparavant, j'aimerais dire que j'ai analysé avec soin les statistiques relatives aux élections sur le plan des pourcentages des voix -- et je ne remettrais pas en question l'orientation que prendrait l'ancien parti communiste s'il était élu parce que vous en savez beaucoup plus que moi à ce sujet -- et j'aurais dit que la plupart des votes en Russie sont allés soit au Parti de l'Unité, soit à l'ancien Parti communiste. Le Parti libéral a reçu environ 6 p. 100 des suffrages; le parti de Zhirinovsky en a reçu moins de 2 p. 100. Ce que je veux faire remarquer, c'est qu'ils se répartissent en quelque sorte en deux blocs, comme au Canada. Peu importe que vous les aimiez ou non, c'est mon observation.

Le sénateur Di Nino: Il ne fait aucun doute que la Russie connaît de graves problèmes -- les données sont là. Cependant, il en est de même pour la plupart des pays du monde, sauf peut-être pas dans la même mesure.

Nous entendons également parler de beaucoup de corruption et de choses du genre. Une fois de plus, la plupart des pays du monde pourraient dire qu'ils sont aux prises avec la corruption. Nous entendons parler de fraudes électorales, comme ce que nous avons vu en Floride. Je ne suis pas convaincu que le Canada en soit totalement exempt non plus. Nous parlons de degrés ici.

Cependant, nous parlons d'un pays qui, pendant trois générations, sinon plus, a vécu sous la domination d'un gouvernement très oppressif. Cela fait à peine 10 ans qu'il en est sorti. Peut-être que nous sommes un peu trop critiques. Il y a eu des progrès considérables depuis le peu de temps que ce nouvel esprit démocratique s'est installé en Russie. Pourriez-vous élaborer davantage à ce sujet? Est-ce que l'Occident est trop critique? Est-ce que nous nous décourageons trop vite vis-à-vis de ce pays qui essaie de rejoindre le reste du monde en très peu de temps, si vous prenez la situation dans son ensemble?

M. Braun: Tout d'abord, je vais parler des comparaisons. C'est un aspect qui mérite qu'on y jette un coup d'oeil.

Sommes-nous injustes? Faisons-nous preuve de deux poids deux mesures? Il y a de la corruption en Floride et à Vladivostok. Il y a de mauvaises pratiques commerciales en Arkansas et des pratiques commerciales douteuses à Saint-Pétersbourg. Je dirais que si ce n'est pas une différence de degré, c'est une différence de substance.

Aucun ordre politique n'est tout à fait exempt de corruption. Il n'existe aucun processus démocratique qui soit sans risque et qui n'ait pas besoin d'être surveillé. C'est pour cette raison que la notion de citoyenneté a tellement d'importance. Jefferson parlait de révolution permanente.

Le coeur d'un système démocratique, c'est qu'il est foncièrement honnête, avec la corruption en périphérie, au lieu d'être fondamentalement malhonnête, avec un peu d'honnêteté en périphérie. Malheureusement, le système russe à l'heure qu'il est ne correspond pas encore à la première partie de l'énoncé, et il ressemble beaucoup trop à la deuxième partie. Par conséquent, nous avons des problèmes systémiques. Il en résulte une perte de confiance vis-à-vis de l'ordre politique, ce qui rend encore plus difficile toute transformation de nature économique.

Vous avez tout à fait raison de dire que la Russie a énormément de difficulté à transformer et modifier la psychologie. Dans une transition, la chose la plus difficile à modifier, c'est l'attitude. Vous pouvez modifier des institutions et des procédés, mais les attitudes et les mentalités sont bien ancrées.

À l'occasion d'une de mes visites en Russie, j'ai été invité à dîner dans un logement de Moscou. Le mari était physicien, et sa femme économiste. Non seulement elle s'y connaissait en marché et en économie de l'offre, elle y croyait fermement. Elle était très conservatrice, très rigide à l'égard du changement économique et ainsi de suite. À la fin du dîner, elle a servi des fraises succulentes. Je lui ai dit à quel point les fraises étaient succulentes et elle m'a répondu: «En Russie, nous avons les meilleures fraises du monde». Évidemment, j'ai immédiatement reconnu que c'était vrai. Elle a ensuite ajouté, «je suis vraiment choquée. À mon retour du travail, je suis passée par le marché des producteurs. J'ai acheté deux kilos de fraises et j'ai payé environ 5 000 roubles le kilo. Comme je sortais, de l'autre côté de l'allée, un autre agriculteur vendait ses fraises la moitié du prix. Il devrait y avoir une loi contre cela». L'aspect rationnel et l'émotivité continuent d'être en conflit.

Par conséquent, est-il nécessaire de progresser par étapes et de changer graduellement la mentalité? L'histoire des transformations en Europe de l'Est -- et nous disposons de données sur 10 ans -- nous dit exactement le contraire. En Russie, les démocrates nous disent aussi exactement l'opposé. Plus vous progressez lentement, plus vous souffrirez, et moins ce sera efficace. D'une certaine façon, le fait que la Russie n'ait pas eu de démocratie ou d'expérience pluraliste pendant si longtemps ne justifierait pas une lente progression, mais plutôt une progression plus rapide pour rattraper le temps perdu.

La Russie n'a pas de temps à perdre. La véritable menace, ce sont les mauvaises idées autoritaires qui s'infiltrent dans les principaux partis. Les communistes et certains autres partis de périphérie, même à l'intérieur de partis qui sont engagés vis-à-vis de la démocratie, pensent qu'il y a une solution autoritaire ou une autre façon magique. Cela ne s'est produit nulle part. Ces personnes qui recherchent une solution non démocratique prétendent que la Russie est un pays différent et unique. Bien que la Russie soit unique à de nombreux égards, la loi de la gravité est la même en Russie que partout ailleurs. Certaines lois économiques fonctionneront de la même façon en Russie. Vous pouvez le voir dans les surplus monétaires, les déficits budgétaires et dans la nécessité de lois commerciales, de systèmes d'éducation et de marchés boursiers. Il n'y a pas de temps à perdre.

Le sénateur Bolduc: Nous avons reçu M. Popov hier. Je lui ai posé une question au sujet de l'administration publique et du gouvernement. Nous savons que Poutine a essayé d'avoir un plus grand contrôle sur les agents parce que la décentralisation qui a eu cours à l'époque de Eltsine comportait des inconvénients. Sept super représentants du gouvernement fédéral ont été mis en place pour surveiller les États. Quel en a été l'impact? Est-ce qu'il y a eu une incidence?

M. Braun: Il est trop tôt pour se prononcer. Il y a des avantages visibles qui nous indiquent que les fonctionnaires les plus corrompus ont été maîtrisés, mais le problème est qu'il y a une occasion d'imposer la politique à l'ancienne façon, de haut en bas. À long terme, cela ne fonctionne pas. S'il s'agit uniquement d'une mesure provisoire pour se débarrasser de certains des fonctionnaires les plus corrompus, alors c'est viable. Cependant, si cela devient un mécanisme permanent et un type de comportement de Poutine pour essayer de contrôler les choses centralement, alors je ne suis pas optimiste quant aux résultats sur le plan politique ou économique.

Le sénateur Bolduc: Nous ne sommes pas suffisamment familiers -- du moins, je ne le suis pas -- avec cette immense partie du monde sur le plan de l'anthropologie. Nous avons commencé à nous y intéresser sur le plan des attitudes, mais derrière cela il y a des valeurs. Le problème est fondamental. Il y a un monde complet qui se compose de personnes de diverses religions, langues et toute la gamme des différences. Parlez-moi de la situation religieuse. Quelle est l'incidence des églises en Russie, ou sont-elles mortes?

M. Braun: On a assisté à un renouveau remarquable de la religion, tant au sein de l'Église orthodoxe russe que des autres religions. Dans une démocratie, il doit y avoir une séparation de l'État et de l'église. Cependant, la religion peut jouer un rôle positif pour aider à construire une société civile, à créer ce que les politicologues appellent les influences transversales. Une grande partie du renouveau religieux a été positive.

En périphérie, il y a eu un risque d'extrémisme. Il y a des tensions entre l'islam dans certaines régions, la Tchétchénie, par exemple. Dans l'ensemble, il s'agit d'une des évolutions les plus favorables. Tant qu'il peut y avoir un équilibre dans lequel la religion joue un rôle pour aider à soutenir et développer une société civile qui n'est pas sanctionnée par l'État et liée si étroitement qu'elle devient une sorte de religion d'État, alors c'est positif.

Le sénateur Graham: Vous avez mentionné à quel point les juges sont mal formés en Russie. Je sais que nous avons fait des choses. Y a-t-il autre chose que nous puissions faire?

M. Braun: Je pense que nous pouvons faire plus sur le plan de la formation des étudiants. Il est difficile d'être admis en droit au Canada, mais nous pourrions faire venir quelques-uns des étudiants les plus prometteurs de Russie qui ont obtenu leur diplôme en droit récemment et leur donner une occasion d'avoir accès aux tribunaux ici. Ce serait quelque chose de positif d'en faire venir un plus grand nombre.

Le président: Merci beaucoup, professeur, de nous aider dans la première partie de nos recherches sur ce vaste sujet. Votre aide a été très précieuse et je vous en remercie au nom du comité.

La séance est levée.


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