Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères
Fascicule 2 - Témoignages
OTTAWA, le mercredi 21 mars 2001
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 15 h 40 pour examiner les faits nouveaux en matière de politique, de questions sociales, d'économie et de sécurité en Russie et en Ukraine, les politiques et les intérêts du Canada dans la région, ainsi que d'autres sujets connexes, et faire rapport à ce sujet.
Le sénateur Peter A. Stollery (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président: Je déclare la séance ouverte.
Je souhaite la bienvenue à M. Black, Directeur du Centre for Research on Canadian-Russian Relations de l'Université Carleton.
Monsieur Black, le comité en est à la deuxième semaine et à la quatrième réunion qu'il consacre à son projet portant sur la Russie et l'Ukraine. Le projet fait suite au rapport bien accueilli de 80 ou 90 pages que le comité a produit sur la défense européenne, l'OTAN, le maintien de la paix et d'autres questions. Le comité connaît à fond les affaires qui concernent l'Europe de l'Ouest, mais il s'agit du premier projet que nous consacrons à ce que nous pourrions appeler les affaires d'Europe centrale et orientale.
Nous sommes ravis que vous ayez pris le temps de venir discuter avec nous. Vous voudrez peut-être dire quelques mots, après quoi les membres du comité vous poseront des questions.
M. Larry Black, Institut des études européennes et russes, Université Carleton: À titre de professeur d'université, je n'ai pas l'habitude de ne dire que quelques mots, mais je vais essayer.
Je dois dire que j'ai été pris de nostalgie en entrant dans cette pièce, où je suis venu en 1944. Mon grand-père et mon père ont tous deux été des sénateurs canadiens. Nous étions originaires du Nouveau-Brunswick, et nous avons vécu pendant un certain temps ici, à Ottawa. J'ai donc été ici avant vous, mais, à l'époque, j'étais beaucoup plus jeune.
Le centre de recherche que je dirige vient tout juste de mettre la dernière main à la première version d'une analyse de 65 pages du débat entourant la défense et la sécurité qui a eu lieu en Russie pendant la première année du mandat de M. Poutine. Le rapport sera prêt dans une dizaine de jours. Si vous souhaitez en avoir un exemplaire, vous n'aurez qu'à communiquer avec le centre, et nous vous en ferons parvenir une.
Nous venons tout juste de terminer une étude majeure consacrée à la Russie et à l'OTAN, dont j'ai signé le rapport. Le rapport est lui aussi accessible.
Pour comprendre ce qui se passe en Russie, on doit se rendre en Russie et discuter avec les citoyens. Je le fais raisonnablement souvent, et je travaille avec des chercheurs qui le font encore plus souvent que moi. Récemment, nous avons préparé un bref résumé de ce qui, à notre avis, constitue de bonnes nouvelles au sujet de la Russie, des choses qui, à notre avis, doivent être qualifiées de bonnes nouvelles et, enfin, de ce qui pourrait être, mais pas nécessairement, de très mauvaises nouvelles pour la Russie.
Les bonnes nouvelles sont relativement simples. La plus importante tient peut-être au fait que le nouveau président, M. Poutine, au pouvoir depuis un peu plus de un an, a stabilisé la situation politique en Russie pour la première fois en 11 ans. La chambre basse de la Douma, le Parlement de la Russie, qui se situe désormais au Centre, coopère relativement bien avec l'exécutif. Le Parti communiste représente toujours le parti dominant à la Douma, mais il n'y exerce pas d'influence majeure. Les nationalistes extrémistes, M. Zhirinovsky, par exemple, ont pratiquement disparu. Pour la première fois en dix ans, l'exécutif russe accepte plus ou moins de coopérer avec l'assemblée législative du pays.
Les gouverneurs de la Russie, soit ceux qui dirigent les 89 composantes de la Fédération de Russie -- on ne peut pas dire que ces composantes correspondent à nos provinces ou à nos territoires, même si on peut utiliser l'expression faute d'un mot plus approprié -- ont vu leur influence réduite par les changements constitutionnels intervenus au cours de la dernière année. Un certain nombre de ces gouverneurs exploitent depuis longtemps ce qu'on pourrait considérer comme des fiefs médiévaux. Ils ne dominent plus la chambre haute. Depuis janvier, cette dernière est dirigée par un conseil national. Seulement 20 des 89 composantes qui y étaient autrefois présentes sont directement représentées au sein de ce conseil.
Il s'agit d'une modification importante, du point de vue de la stabilité politique de la Russie tout au moins.
En ce qui concerne l'économie, vous avez entendu la semaine dernière le témoignage de Vladimir Popov. Je suis sûr qu'il a été en mesure de vous renseigner sur l'économie russe mieux que je ne saurais le faire. De façon générale, on est fondé à dire que l'année 2000 a été la meilleure année économique qu'ait connu la Russie depuis fort longtemps. Bien entendu, tout est relatif. L'année dernière, le PIB a commencé à augmenter. Selon les prédictions, il devrait augmenter de 4 à 5 p. 100 cette année. L'inflation a été jugulée, du moins en termes relatifs. Le gouvernement affirme qu'elle n'augmentera que de 7 p. 100 cette année. Selon les économistes russes, la hausse sera vraisemblablement de 15 p. 100.
L'investissement étranger et national a augmenté, mais, comme j'espère avoir le temps de vous le montrer plus tard, il a augmenté d'une façon plutôt déformée. On devra faire appel à certaines formes d'investissement tout à fait différentes.
La réforme de la fiscalité est entrée en vigueur au début de l'année. Déjà, le ministre des Finances affirme que les revenus seront plus élevés que prévu. Et certains Russes prédisent que les revenus de cette année seront suffisants pour amortir les allocations faites dans le budget de 2001. Franchement, j'en doute, mais il s'agit d'un signe encourageant par rapport à ce qu'on a connu par le passé.
Dans les sphères économique, sociale et politique, M. Poutine a pris certaines mesures contre ceux qu'on appelle les oligarques -- les 25 hommes dont la richesse va au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer et qui ont des intérêts dans tous les secteurs d'activité de la Russie. M. Poutine leur a mis des bâtons dans les roues en portant des accusations au criminel contre certains d'entre eux. Deux d'entre eux ont quitté le pays, comme vous le savez, même s'ils n'ont pas pour autant renoncé à leurs propriétés. Fait plus important encore, M. Poutine s'efforce de régler les problèmes en organisant des réunions mensuelles avec les 20 ou 25 Russes les plus riches. La question de savoir si ses démarches se révéleront utiles ou non reste ouverte, mais le climat de confrontation qu'on connaissait jusque-là s'est tout au moins apaisé un peu.
Sur la scène internationale, domaine que je connais le mieux, M. Poutine a positionné la Russie à titre de puissance internationale qu'on doit prendre au sérieux, peut-être pour la première fois depuis 1992. À l'occasion du Sommet du G-8 qui s'est tenu à Okinawa, M. Poutine a été traité avec certains égards et écouté plutôt attentivement, en particulier en ce qui concerne ses vues sur l'Asie. Il a apporté une certaine contribution intéressante aux réunions de l'APEC qui se sont tenues au Brunei. Il a apporté une contribution intéressante au Sommet du Millénaire organisé par l' ONU. Ce qui importe, c'est que la Russie a désormais l'oreille du monde, en particulier l'Europe, où on l'ignorait depuis un certain temps.
M. Poutine a également approuvé la première doctrine russe détaillée en matière de sécurité, de défense et de politique étrangère. Ces trois plans majeurs, qui ont fait l'objet de discussion pendant cinq, six et, dans au moins un cas, sept ans, ont été approuvés et constituent tout au moins des lignes directrices dont les divers ministères de la Russie peuvent s'inspirer.
Dans la ligne directrice en matière de politique étrangère récemment adoptée par la Russie, on observe un changement remarquable par rapport aux années précédentes. Dans la politique étrangère de la Russie, la CEI -- les plus proches voisins de la Russie -- constitue désormais la toute première priorité, et de loin. L'Europe vient au deuxième rang, suivie loin derrière par les États-Unis, ex-aequo avec la Chine. Bien entendu, il s'agit d'un renversement complet par rapport au début des années 90.
Fait peut-être encore plus important à long terme, les politiques annoncées par M. Poutine ont été accueillies favorablement par les citoyens de la Russie. À l'heure actuelle, quelque 66 ou 67 p. 100 des Russes disent approuver pratiquement tout ce que fait M. Poutine. Il s'agit d'une situation relativement inhabituelle, en particulier pour la Russie. La cote de popularité de M. Eltsine, au cours de sa dernière année de pouvoir, était très basse, inférieure à 10 p. 100.
On pourrait penser que les Russes, insouciants et apathiques, veulent simplement que M. Poutine gouverne et les laisse en paix. Néanmoins, l'agitation est très limitée, malgré le fait que 40 p. 100 de la population vivent sous le seuil de la pauvreté.
Nous n'avons pas le temps d'examiner les données sociales se rapportant à la situation que connaît la Russie. Néanmoins, la cote de popularité et l'absence d'agitation sont à mes yeux importantes. Au cours des deux dernières années, les sondages d'opinion publique n'ont été défavorables à la politique de M. Poutine qu'à une seule occasion. Soit lorsqu'il a, en mars dernier, laissé entendre, de façon plutôt étrange, que la Russie devrait peut-être joindre les rangs de l'OTAN. C'est le seul cas où la population a manifesté sa désapprobation.
Soit dit entre parenthèses, j'ajoute qu'il est intéressant de constater que près de 70 p. 100 de la population russe a effectué un revirement complet au cours de la dernière décennie. Elle voit aujourd'hui dans les États-Unis une menace potentielle. En 1992-1993, les mêmes répondants considéraient les États-Unis comme leur plus grand allié. De nombreuses raisons expliquent le phénomène, mais elles ne nous sembleront peut-être pas très saines.
Il y a aussi certains bémols. Ai-je encore un peu de temps?
Le président: Oui.
M. Black: Peut-être aurions-nous intérêt à prendre les bémols un peu plus au sérieux. Le ton adopté par ce nouveau gouvernement stable, l'exécutif comme l'assemblée législative, est très centralisateur. La Douma, c'est-à-dire le Parlement, n'est pas en mesure de constituer une opposition très efficace en Russie, même si elle le voulait. Le président ne tient pas à ce qu'elle soit particulièrement efficace, et elle ne l'est pas.
Au sein du gouvernement, les pratiques relatives aux droits de la personne posent toujours problème. Je ne pense pas qu'à la situation en vigueur en Tchétchénie. Le système judiciaire a beaucoup de chemin à faire avant qu'on puisse considérer la Russie comme un véritable État de droit. J'ose à peine le dire -- peut-être à tort --, mais, en Russie, un des problèmes tient au fait que le nombre d'avocats par habitant n'est pas suffisant. Les étudiants en droit d'aujourd'hui deviennent les premiers avocats plaidants du pays. Pour eux, ce n'est peut-être pas une avenue particulièrement saine dans laquelle s'engager.
On vous a déjà entretenu plus en détail de l'état de l'économie. On peut craindre que les réformes aient été insuffisantes et soient venues trop tard. Il faudra attendre. Les attaques lancées contre les oligarques fortunés et le contrôle qu'ils exercent sur les médias pourront avoir pour conséquence un certain resserrement -- pas suffocant, loin de là -- de la liberté de la presse.
Le crime organisé représente toujours un problème de taille, au même titre que la corruption des fonctionnaires. Récemment, le ministère des Finances de la Russie a laissé entendre qu'une somme de 60 à 70 milliards de dollars -- on ne connaît pas le chiffre exact -- a été siphonnée et se trouve aujourd'hui dans des banques suisses ou ailleurs. Nous savons que d'énormes quantités de capitaux quittent le pays. Le gouvernement russe s'efforce de corriger la situation, mais le défi est de taille.
La Russie a quelque peu rétabli la place qu'elle occupe dans le monde, mais elle n'en demeure pas moins en marge de l'UE, dont les rangs s'élargissent. Elle ne fait toujours pas partie de l'Organisation mondiale du commerce, même si German Gref, grand argentier de la Russie, affirme que son pays joindra les rangs de l'organisation d'ici 2002. Auparavant, la Russie devra apporter de nombreuses modifications. Le Canada s'est dit favorable aux «aspirations» -- je crois que c'est le mot que nous avons utilisé -- de la Russie de devenir membre de l'OMC. Ce qui est certain, en tout cas, c'est que nous n'avons pas encore approuvé son adhésion.
Naturellement, la Russie se trouve aussi en marge de l'OTAN, qui élargira ses cadres en 2002. Soit dit en passant, que vous soyez ou non d'accord avec moi, nous n'avons pas à admettre que l'expansion vers l'est de l'OTAN se traduira par une crise majeure en Russie. Que vous soyez d'avis que cette expansion se justifie ou non vous regarde, mais elle aura lieu de toute façon.
La Russie n'est qu'un des figurants du PPP de l'OTAN, dans lequel tous les autres pays de l'Europe de l'Est jouent un rôle majeur. L'Ukraine joue un rôle majeur. Jusqu'à un certain point, l'économie de l'Ukraine repose sur les plus de 200 opérations du PPP auxquelles elle participe. Au cours des deux dernières années, la Russie n'a rien fait dans le PPP. Cette année, la Russie a déclaré qu'elle aurait une participation limitée, mais seulement dans le cadre de manoeuvres ou d'exercices d'entraînement qui auront lieu près des frontières de la Russie. Les gains qu'elle peut espérer en tirer demeurent une question politique.
La Russie n'est pas membre à part entière du G-8. Elle compte parmi les membres, mais elle ne prend pas part aux discussions économiques majeures. C'est peut-être mieux ainsi. Je n'ai pas les compétences qu'il faut pour en juger. Quoi qu'il en soit, la participation de la Russie n'est pas aussi grande que la rhétorique qu'elle utilise pour tenter de convaincre sa population.
À Moscou, on ressent avec acuité le danger que représente l'isolement de la Russie du mécanisme d'intégration de la sécurité et de l'économie de plus en plus poussé qui se fait jour en Europe. Les plaintes qu'elle formule au sujet de la défense nationale antimissiles et de l'expansion de l'OTAN tiennent jusqu'à un certain point de la rhétorique. C'est un atout que le pays a dans son jeu. Pour la Russie, ce sont là d'importantes considérations.
Le conflit en Tchétchénie se poursuit de plus belle. Sur le terrain, on a été témoin de certains changements majeurs. Dans ce pays, M. Poutine a confié à des forces spéciales l'opération de nettoyage, comme il se plaît à l'appeler. L'armée se retire. L'année dernière, 80 000 soldats étaient dans le pays. Au printemps, ce nombre sera ramené à environ 20 000. Cependant, les forces spéciales s'occuperont à leur façon du problème tchétchène. Cette situation pourrait se retourner contre la Russie, mais je n'en suis pas certain.
La crise tchétchène nuit à la crédibilité de la Russie au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE). Elle nuit aussi au positionnement de la Russie en tant que bastion européen de la lutte contre le terrorisme international organisé.
Hier ou avant-hier, vous avez peut-être entendu parler de la réaction outrée du ministère des Affaires étrangères de Moscou, mis au courant de discussions d'agents intermédiaires américains avec des rebelles tchétchènes. Franchement, je pense que les Américains devraient à tout prix éviter d'agir de la sorte, mais c'est une autre question. Du point de vue de la Russie, il s'agit tout simplement d'une autre illustration du fait que personne ne l'écoute. Inutile d'expliquer l'importance de ce constat.
Le dernier bémol qu'il convient de mettre aux bonnes nouvelles qui ont trait aux affaires internationales tient au fait que les doctrines que la Russie a adoptées il y a un an dans le domaine de la défense nationale et de la sécurité reposent exclusivement sur la dissuasion nucléaire. On y a même intégré -- ce qui, à l'époque, avait suscité beaucoup d'attention -- la possibilité du recours à la frappe en premier, c'est-à-dire que la Russie pourrait recourir aux armes nucléaires si elle se juge incapable de se défendre, non seulement contre une attaque nucléaire, mais même contre les forces conventionnelles.
Pour être tout à fait franc, je dois dire que la Russie ne dispose pas d'une armée qui lui permette de se défendre contre qui que ce soit. Le budget russe de la défense équivaut à moins de 6 p. 100 de celui des Américains. En août prochain, la Russie devra probablement ramener de 1,2 million à 850 000 le nombre de membres de ses forces armées. La Russie met à la retraite quelque mille généraux. On pourrait croire à une bonne nouvelle, mais disons-le franchement, les généraux en question vont devoir trouver à s'occuper. Le danger, c'est qu'ils se vendent au plus offrant. Il se passe tellement de choses. Compte tenu de la désuétude de son matériel, la Russie n'a plus que la dissuasion nucléaire pour se défendre.
Depuis environ sept ans, on discute de la réforme de l'armée. L'automne dernier, on a procédé à une mise à niveau en procédant à un rééchelonnement, mais la discussion entourant la défense nationale antimissiles a ralenti la réforme de l'armée. Il en est résulté une crise au sein du ministère de la Défense, laquelle pourrait donner lieu, dès le mois prochain, au limogeage du ministre de la Défense. Je n'en suis pas certain, mais il pourrait être remplacé par Sergei Ivanov, qui, comme certains d'entre vous le savent, a agi comme secrétaire du Conseil de sécurité. Récemment, la presse a beaucoup parlé de lui. Aujourd'hui, il est à Paris. Il a fait office de porte-parole international de la Russie, un peu comme s'il était ministre des Affaires étrangères. Bien entendu, il n'en est rien. La Russie a un ministre des Affaires étrangères. Sergei Ivanov préside le Conseil de sécurité, institution non régie par la Constitution de la Russie. C'est cette situation qui a incité le Parlement de Russie à se plaindre de ce que trop d'événements se déroulent à huis clos. Les ministres les plus influents siègent également au Conseil de sécurité. Jusqu'à un certain point, la Russie a été ramenée au rang de pays dirigé par une petite clique, comme la division au sein du ministère de la Défense l'illustrera de façon éloquente.
Il y a aussi de mauvaises nouvelles, lesquelles sont conjoncturelles. Le printemps et l'été derniers, les ministres des Finances, de l'Économie, du Bien-être social et d'autres ont entrepris la préparation de rapports auxquels ils ont donné le titre général suivant: «La catastrophe de 2003». J'ignore si M. Popov y a fait allusion la semaine dernière. Il s'agit aujourd'hui d'une sorte d'expression à la mode. Les démographes, les économistes et les planificateurs russes -- pas tous, bien entendu, mais ceux qui croient au scénario de la pire éventualité -- affirment que la catastrophe attendue pourrait se produire en l'an 2003. Le paiement annuel de la dette étrangère de la Russie pourrait alors doubler et s'établir à 17 milliards de dollars. Il s'agit des paiements dus sur la dette. La Russie a chargé un comité de s'occuper de cette question. Elle a rééchelonné ses dettes au Club de Londres. Elle a entrepris de rééchelonner ses dettes au Club de Paris. Il y a quelques semaines, elle a versé 25 millions de dollars au FMI. En l'absence d'une certaine forme de rééchelonnement, les paiements exigibles sur la dette étrangère atteindront des proportions astronomiques d'ici 2003. Le FMI devra faire un choix. La situation est effrayante.
En janvier de cette année, il a beaucoup été question en Russie de la possibilité de ne pas payer la dette et de faire face aux conséquences éventuelles. Bien entendu, les conséquences sont potentiellement terribles.
D'autres types de crises se profilent à l'horizon, notamment la crise démographique. À l'instar du Canada, la Russie sera aux prises avec une augmentation massive du nombre de pensionnés. En même temps, le nombre de nouveaux arrivants dans la population active diminuera de façon marquée. Chaque année, la Russie perd environ un demi-million d'habitants. Vous savez que l'espérance de vie de l'homme russe moyen est de 58 ans. Si j'étais né en Russie et que j'y avais été élevé, je serais mort il y a belle lurette.
Le scénario de la pire éventualité, c'est que, dès 2003, la Russie ne comptera que deux travailleurs à temps plein pour un pensionné. Pensez-y un moment. La situation démographique est terrible. Les taux d'alcoolisme et l'improductivité des travailleurs ordinaires atteignent des proportions astronomiques. La Russie vient quelque part comme au 220e rang mondial, derrière la plupart des pays industrialisés.
Autre catastrophe que les Russes appréhendent et à laquelle ils se préparent, de concert avec la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD) et la Banque mondiale, c'est que l'investissement, s'il a augmenté, s'est concentré dans le mauvais secteur. Selon les rapports de sources russes que j'ai pu lire, l'investissement dans ce qu'on appelle le génie énergétique -- ce que nous appellerions l'infrastructure -- a débouché sur de graves lacunes. La Russie n'a pas investi dans les routes, les ponts ni le logement. Elle n'a pas non plus investi dans son réseau électrique, d'où elle tire pourtant une bonne part de ses devises étrangères: en effet, elle vend de l'électricité à la Géorgie, à l'Arménie et à l'Ukraine. La Russie aimerait pouvoir vendre de l'électricité à l'Europe. Elle n'a pas investi dans ses pipelines pétroliers et gaziers. Les prix mondiaux élevés du pétrole, aujourd'hui à la baisse, sont ce qui garde la Russie en vie aujourd'hui et ce qui lui a permis de se tenir à flot au cours des dernières années.
On discute de la possibilité d'aménager de nouveaux pipelines pour acheminer du pétrole et du gaz en Europe. L'UE a près de doublé ses achats d'énergie auprès de la Russie. Pour la Russie, ce commerce revêt une grande importance, mais quelqu'un d'autre devra se charger de l'aménagement des pipelines. La Russie n'en a pas les moyens. Le seul constructeur de pipeline éventuel que compte aujourd'hui la Russie est le grand monopole connu sous le nom de Gazprom, mais Gazprom n'a pas en main les capitaux nécessaires. La société n'est absolument pas en mesure d'aménager de nouveaux pipelines. L'une des raisons du phénomène tient au fait que, en Russie, le gaz, quelle que soit l'utilisation à laquelle il est destiné, doit être vendu à des prix nettement inférieurs aux prix mondiaux. La société Gazprom n'est donc pas en mesure d'accumuler des capitaux. Le pays est dans une impasse.
Cependant, ce sont ces pipelines qui, un jour, alimenteront de nouveau l'Europe. Je parle comme si je me trouvais à l'heure actuelle à l'intérieur des murs du Kremlin. Il s'agit de la clé de l'adhésion de la Russie à l'UE et, en particulier, de sa dimension nordique.
La Russie n'a pas non plus investi dans ses sources d'approvisionnement en eau, dans ses soins de santé ni dans le matériel aratoire. Pour ceux d'entre nous qui ont grandi sur des fermes -- pour ma part, j'ai littéralement été élevé dans la campagne néo-brunswickoise --, les fermes russes sont l'incarnation même de la nostalgie. En réalité, certaines de ces fermes collectives, et elles sont toujours nombreuses, ne valent même pas celles sur lesquelles nous avons grandi. On y retrouve des granges remplies de matériel qui n'a pas été réparé depuis 15 ans.
En Russie, il est pratiquement impossible de faire transporter des biens par camion. On n'y trouve pas un peu partout des camions qui vous font quitter la route, comme c'est le cas ici. La Russie doit mettre à niveau ses chemins de fer. À l'occasion des réunions de l'APEC qui se sont tenues au Brunei en septembre dernier, M. Poutine a fait une proposition intéressante. Selon lui, l'Eurasie -- la Russie, à toutes fins utiles -- pourrait être le principal mécanisme d'intégration qui relierait le Pacifique et l'Europe. «Reconstruisez nos chemins de fer», a-t-il déclaré. Il faisait référence au Trans-Sibérien. «Nous pouvons faire circuler les biens en Eurasie beaucoup plus vite que par bateau.» Je pense que tout Canadien en sait quelque chose.
En février 1917, date que nous connaissons tous, le vice-président du Canadien Pacifique se trouvait en fait à Saint-Pétersbourg pour négocier l'établissement de jonctions entre le Trans-Sibérien et le CP. Nos chemins de fer et l'ensemble de nos compagnies de navigation et de nos réseaux télégraphiques auraient été reliés entre eux. Nous avons tendance à oublier l'extraordinaire entité qu'a été le CP. Nous aurions pu parcourir le monde par chemin de fer et par bateau. Voilà que les Russes proposent que nous fassions une nouvelle tentative. C'est précisément le genre de projet qui pourrait donner de bons résultats pour la Russie comme pour nous. Une telle forme de déplacement des marchandises revêtirait une grande importance. Ce faisant, on contribuerait également à réduire la dépendance de la Russie à l'égard de la Chine.
C'est là un autre aspect de ce mode de pensée tourné vers la catastrophe. J'en ai discuté à de nombreuses reprises. C'est ce que les Russes et les sociologues se plaisent à appeler l'«attente du désastre». L'année dernière, la Russie a connu la terrible tragédie du sous-marin. Ce n'est qu'une des catastrophes majeures dont le pays a été victime. Il y a eu une explosion monstre sur la Place Pouchkine. Un peu partout, il y a des explosions et des accidents. Ces catastrophes ont eu pour conséquence de régénérer le vieux fatalisme russe -- celui que la Russie de la perestroïka avait cherché à éliminer. La nouvelle Russie a tenté d'obtenir des Russes, ou de quiconque vivait en Russie, qu'ils contribuent à la reconstruction de la société. On a cherché à obtenir une hausse de la production, à attirer des investissements, à rétablir la foi dans le pays, à stimuler une forme de patriotisme avec un «p» minuscule, à rebâtir le pays et à réparer les dommages imputables à des décennies de communisme.
Il y a aujourd'hui une petite classe moyenne. La Russie compte de nombreux jeunes intelligents au point où on devrait presque s'en effrayer, et on leur doit certaines réalisations extraordinaires en Russie, mais le fatalisme se profile toujours à l'arrière- plan. Il fait peur aux investisseurs. Il nuit à l'initiative. La Russie a un ministre des Urgences qui, en décembre dernier, a déclaré que le pays allait vraisemblablement faire face à une série de désastres technologiques. Seulement de 5 à 8 p. 100 des entreprises russes font appel à ce qu'on pourrait raisonnablement appeler la technologie moderne. Tous les Canadiens savent de quoi je parle. Si rien n'est fait, les Russes comprennent bien que, tôt ou tard, le pays arrivera au point de non-retour. Ils en sont conscients, et la situation les préoccupe.
La Russie fait face à l'épuisement de sa réserve d'or à capital fixe. L'or ne se fabrique pas, même si, pendant des siècles, les humains ont multiplié les tentatives en ce sens. La réserve de devises fortes du pays est menacée. La Russie a pris une initiative importante -- et les contribuables canadiens risquent de se rebeller en apprenant la nouvelle --, et c'est la réforme de la fiscalité. Elle est aujourd'hui en place. La Russie a adopté un taux d'imposition uniforme de 13 p. 100. Certains d'entre nous établissent peut-être une correspondance entre un taux d'imposition uniforme et un monde uniforme. Pour ma part, je suis trop ignorant pour savoir si la mesure donne ou non de bons résultats, mais elle s'applique à tous les revenus personnels. Ce qu'il y a, c'est que, en Russie, bon nombre d'institutions et d'organisations ne se donnent tout simplement pas la peine de payer leurs impôts. La société Gazprom doit quelque 180 millions de dollars à l'État russe. «Venez récupérer votre dû, si vous en êtes capables», dit-elle en substance. Pour ma part, je n'ai jamais adopté une telle approche. Je crois que je vais continuer de m'en abstenir.
Si les impôts sont réduits considérablement, estime la Russie, les contribuables paieront. Comme je l'ai indiqué plus tôt, des rapports laissent entendre que les revenus augmentent. La Russie a réduit les charges sociales et l'impôt sur les caisses de retraite. La réduction des charges sociales semble donner de bons résultats; la Russie s'inquiète quelque peu des taxes sur les caisses de retraite.
Fait plus important, la Russie a réduit ce que, dans le monde des affaires, on appelle la taxe sur le chiffre d'affaires. Jusqu'en janvier de cette année, tous les revenus d'une entreprise étaient imposés, même si cette dernière accusait des pertes se chiffrant en millions. Le moindre profit était imposé, même si l'entreprise, au total, perdait beaucoup d'argent. La taxe sur le chiffre d'affaires a aujourd'hui disparu. Je crois comprendre que l'initiative donne de bons résultats.
La Russie s'acquitte de sa dette envers le FMI, ce qui est très important. Elle a réduit sa dette d'environ 10 millions de dollars. Elle a rééchelonné ses dettes au Club de Londres, et ainsi de suite. Elle négocie une entente avec l'Allemagne, qui est le pays auquel la Russie doit le plus d'argent, et de loin, soit quelque 26 milliards de dollars. Viennent ensuite l'Italie, avec 6 milliards de dollars, puis la France, avec 4 milliards de dollars. La Russie ne doit qu'environ 3 milliards de dollars aux États-Unis.
La Russie a eu des pourparlers très poussés avec l'Allemagne. Les deux pays sont en voie de s'entendre.
La Russie a commencé à exercer des pressions sur ses voisins de la CEI -- ce qui peut être interprété comme une bonne ou une mauvaise chose -- pour qu'ils paient ce qu'ils lui doivent. La Russie s'est finalement entendue avec l'Ukraine relativement à l'énorme somme que l'Ukraine doit à la Russie en contrepartie de l'utilisation du gaz russe. Le président de l'Ukraine a admis que son pays avait illégalement siphonné et mis en marché du gaz provenant de pipelines russes. On dirait que les deux pays sont parvenus à aplanir l'irritant financier.
Par conséquent, les Russes ont tenté de régler les problèmes auxquels ils sont confrontés.
Je ne parlerai pas de l'Ukraine. J'ai certaines recommandations à formuler. Comme elles sont de nature très spéculatives, nous pourrons y revenir plus tard.
J'ai bien peur d'avoir pris plus que les quinze minutes que vous m'aviez accordées.
Le président: Votre exposé a été des plus intéressants. J'ai quelques questions à vous poser.
À titre d'information, certains parlementaires ont rencontré le président Poutine en décembre. C'était une rencontre privée, mais il a évoqué la question de la dette. Il a fait certaines observations intéressantes à ce sujet, notamment le fait que la Russie allait payer.
En 1975, j'ai traversé le continent d'est en ouest sur le chemin de fer auquel vous avez fait allusion. J'ai alors pris conscience de l'énorme puissance du chemin de fer. J'ignore combien de kilomètres séparaient les trains qui faisaient passer des produits japonais de Vladivostok en Europe, mais je dois bien avoir vu des centaines de trains. Je ne savais pas que la situation s'était détériorée. Faut-il comprendre que le chemin de fer ne fonctionne plus comme autrefois?
Les routes n'étaient que des sentiers boueux, mais le chemin de fer, même s'il ne se déplaçait qu'à environ 40 milles à l'heure, était le plus puissant que j'aie jamais vu.
M. Black: Je pense qu'on doit dire qu'il est toujours puissant, mais certains estiment qu'il pourrait faire 50 fois plus. La Russie n'a pas mis son matériel roulant à niveau. Les aiguillages doivent être entièrement remis à neuf. Je ne suis pas spécialiste des chemins de fer, mais j'ai lu certains articles généraux. À titre d'exemple, environ la moitié du coton que l'Ouzbékistan vend dans l'Ouest est transporté par des trains russes. Les trains et le matériel roulant russes transportent des biens pour les pays d'Asie centrale. Les pressions qui s'exercent sur la ligne de chemin de fer sont énormes, et on est tout simplement incapable d'y faire face.
Les trains eux-mêmes arrivent à destination. Le problème en est un d'approvisionnement constant en carburant.
Le président: Avant de céder la parole au sénateur Andreychuk, je tiens à poser une question principale. Vous avez fait allusion au fatalisme russe. L'expression m'est familière.
Voilà qui m'amène à une autre question qu'on se pose fréquemment: les Russes sont-ils européens ou asiatiques? Nous sommes les héritiers de l'empire romain occidental, et le Russes sont les héritiers -- plus je lis au sujet de la Russie, et plus j'en suis convaincu -- de l'empire romain oriental, c'est-à-dire celui de Byzance. On trouve des comptes rendus étonnamment détaillés au sujet de portages effectués sur des rapides, au départ de Constantinople. Du point de vue du fatalisme, pourquoi les héritiers de l'empire romain oriental diffèrent-ils de ceux d'entre nous qui descendent de l'empire romain occidental?
M. Black: Vous avez une semaine? La question est très intéressante. En premier lieu, les Russes, les Polonais et les Ukrainiens sont tous des slaves orientaux ethniques, qui sont Européens. Sur le plan ethnique, ce sont des Européens. Sur le plan culturel, la différence entre les deux formes de chrétienté était beaucoup plus prononcée que ce que de nombreux Occidentaux se plaisent à croire, même si, naturellement, cela s'est produit il y a mille ans. Le fait est que nous avons hérité du catholicisme romain l'idée du droit romain en matière de contrat, qui ne faisait pas partie de l'Empire byzantin. Le droit en matière de contrat était fort simple. C'est l'un des fondements du genre de société dans laquelle nous vivons.
L'église orientale n'a jamais disputé le pouvoir politique aux forces séculaires. L'Église orthodoxe n'a jamais été dotée d'une hiérarchie comparable à celle de la chrétienté occidentale. Elle n'a jamais revendiqué pour elle-même le pouvoir politique des tsars et de leurs prédécesseurs. Traditionnellement, elle faisait partie du royaume des tsars, qu'elle soutenait et renforçait. L'aigle bicéphale de l'ancien Empire byzantin fait toujours partie de l'emblème national de l'État russe.
Puisque la culture évolue sur une période de 1 000 ans et laisse des cicatrices ou d'autres marques, on doit voir là deux différences très importantes dans la façon dont les peuples ont été gouvernés au fil des siècles.
Au contraire des Ukrainiens, les Russes font face à un dilemme: d'une certaine façon, ils se perçoivent comme les gardiens du gigantesque territoire eurasien qui s'étend de la côte du Pacifique à la côte Ouest. Le territoire de l'Eurasie et l'État russe sont aujourd'hui russes à environ 80 p. 100, ce qui n'était pas le cas pour l'ancienne Union soviétique. C'est un vaste territoire. La Russie compte 145 millions d'habitants et, de ce fait, constitue un État très sous-peuplé pour sa taille. Même si elle a perdu 27 p. 100 de son territoire au moment du démantèlement de l'Union soviétique, elle n'en constitue toujours pas moins environ le un septième de la masse continentale de la planète. Le Canada vient au deuxième rang, mais loin derrière.
La vie politique, l'économie et la conception du monde des Russes est, jusqu'à un certain point, façonné, au même titre que les nôtres, par le formidable espace qu'ils habitent. Comme nous, ce sont des gens du Nord. Ils sont multiculturels, que cela leur plaise ou non. Plus de 80 autres nationalités partagent le territoire avec eux, même si les ressortissants de ces nationalités sont beaucoup moins nombreux qu'autrefois. L'État est divisé en 89 composantes, qui ne jouissent pas de l'autonomie d'une province, mais qui n'en constituent pas moins des organes administratifs territoriaux, bon nombre d'entre elles élisant leur propre président et quelques-unes possédant leur propre constitution. Dans certains cas, elles ont même un Soviet suprême ou une Douma. Ces composantes fonctionnent de façon autonome.
Les Russes constatent que le monde qui les entoure est en voie d'effritement. Je ne tiens pas à entrer dans les détails, mais nous sommes en l'an 2001. Il y a dix ans, l'Union soviétique existait toujours. Seules les personnes âgées de dix ou vingt ans n'ont pas grandi en URSS. Même si vous avez grandi en Ukraine, dans une République balte ou au Kazakhstan, c'est en URSS que vous avez été à l'école de la vie, que vous avez acquis vos habitudes de travail, et le reste, à supposer que vous soyez dans la vingtaine. Si je puis me permettre, ce n'est pas la façon idéale de faire son entrée dans le monde.
La population de la Russie et des pays qui l'entoure a une lourde croix à porter. Je n'entends pas l'expression au sens religieux. Les habitants de ces pays ont un bagage sans commune mesure avec celui des Européens ou des Nord-américains.
Mais peut-être cela ne répond-il pas à votre question.
Le président: La première partie de votre réponse a porté sur l'héritage de Constantinople. Ils ont reçu un legs qui nous a été évité -- une forme plus autoritaire de gouvernement. Est-ce exact?
M. Black: Oui. Ils se sont même un jour retrouvés avec le Parti communiste de l'Union soviétique.
Le sénateur Andreychuk: Le fait que la participation des Russes au PPP ne soit pas à la mesure de celle de l'Ukraine et d'autres pays pourrait, avez-vous affirmé, avoir un effet nuisible. Si je comprends bien, les Russes étaient très enthousiastes à l'idée de participer au programme. Le problème, c'est que les militaires ont fait preuve de beaucoup de scepticisme quand on leur a proposé de collaborer avec leur ennemi d'antan. Jusqu'à un certain point, c'était cependant là leur salut dans la mesure où ils n'avaient plus de ressources et ne savaient pas dans quelle direction le pays s'engageait. Ainsi, ils bénéficiaient tout au moins d'une forme de reconduction de l'Armée. Tout a pris fin à cause du Kosovo. Ils sont désormais revenus à l'OTAN et à l'association parlementaire de même qu'à tous les liens qui existaient auparavant.
M. Black: La Russie s'est jointe au PPP à la fin de 1984, plus tard que les autres anciens membres du Pacte de Varsovie ou que les anciennes Républiques soviétiques. Les Russes s'y opposaient très fermement.
Le président: Qu'est-ce que le PPP?
M. Black: Partenariat pour la paix. Il y a deux ans, j'ai eu la chance de rencontrer certains des auteurs du projet de Partenariat pour la paix. Il a vu le jour en 1994. Tous les pays non membres de l'OTAN pouvaient utiliser le programme pour organiser des séances d'entraînement, des manoeuvre militaires, des mesures d'urgence et bon nombre d'autres manifestations d'importance. Au départ, la Russie s'opposait vertement à l'initiative, dans laquelle elle voyait une tentative de l'OTAN d'absorber les anciens pays membres du Pacte de Varsovie et les ex-Républiques soviétiques. À la fin, elle s'est résignée parce qu'elle n'avait pas d'autre choix. Elle ne voulait pas être la seule à rester derrière. Elle n'en avait pas les moyens.
Pendant quelques années, les Russes ont participé activement au mouvement, mais pas autant que les autres républiques, et pas autant que l'OTAN l'aurait souhaité, mais ils ont malgré tout participé. Lorsque, en 1997, la Russie et l'OTAN ont signé l'entente qui les lie et constitué un conseil mixte, la Russie a participé à part entière, avant de se retirer à cause du bombardement de la Yougoslavie. Aujourd'hui, la Russie a rétabli les ponts, mais d'une façon très limitée. Elle choisit attentivement les conseils politiques auxquels elle participe. Elle ne participe pas à la totalité d'entre eux.
Elle est revenue dans le giron du programme PPP, mais sa participation est très limitée. Elle a établi de façon on ne peut plus claire -- j'ignore dans quelle mesure le pays se campera sur cette position -- qu'elle n'accepte de s'associer de nouveau à l'OTAN que parce qu'elle a le sentiment d'en avoir l'obligation et que l'OTAN souhaite qu'il en soit ainsi, mais les Russes ne vont rester que tant et aussi longtemps qu'ils auront l'impression que les intérêts de la Russie sont à tout le moins pris en compte. Jusqu'à un certain point, il s'agit d'une rhétorique politique, mais les Russes sont très prudents. En fait, ils utilisent désormais l'expression «coopération avec l'OTAN», tandis que, en 1997, on parlait de «partenariat avec l'OTAN». Selon la sémantique de la diplomatie internationale, la différence est notable.
Le président: Si vous vous rappelez bien, Sénateur Andreychuk, on nous a dit à Bruxelles que les membres de l'OTAN n'étaient pas particulièrement heureux du PPP, et chacun évoluait dans un secteur différent. Le programme n'était pas populaire.
Le sénateur Andreychuk: Je crois que c'était plutôt le contraire. Les membres tenaient à faire une distinction. S'ils exerçaient leurs activités dans des secteurs différents, c'était pour établir une distinction entre les opérations de l'OTAN. Partenariat pour la paix était un exercice de renforcement de la confiance, une unité entièrement distincte qui, d'une certaine façon, constituait une étape provisoire. Je pense que nous tenions à établir une distinction. À mon avis, la peur n'était pas en cause, mais la méfiance régnait au sein du personnel. Lorsqu'ils participent ensemble à des manoeuvres, les soldats commencent à prendre conscience des ressemblances entre les armées. Il y avait des points communs.
M. Black: De nombreuses opérations militaires se sont très bien déroulées. Wesley Clark et d'autres ont affirmé que l'OTAN devrait réinventer le programme PPP, sans songer à l'expansion. PPP a eu des conséquences éventuelles d'une remarquable importance, mais les participants sont venus à faire ce que nous faisions quand nous étions cadets, c'est-à-dire sortir nos armes pour les ranger aussitôt. Cependant, le programme pourrait être grandement amélioré.
Le sénateur Andreychuk: Je voulais revenir sur ce que vous avez dit au sujet des bonnes et des mauvaises nouvelles et vous entendre à propos de la crainte qu'éprouvent certains voisins de la Russie. Les penchants impérialistes existent-ils toujours?
J'aimerais aussi vous entendre sur le programme de secours, par exemple dans le contexte de la dette de l'Ukraine. Le nouvel accord que l'Ukraine a, de multiples façons, été contrainte d'adopter constitue un moyen de réaffirmation des sphères d'influence sur le terrain. S'agit-il d'une crainte réaliste? Devrions-nous nous en inquiéter ou conclure qu'il s'agit tout simplement du rétablissement naturel et nécessaire de relations avec des voisins?
En ce qui concerne le trafic de drogues et d'armes illicites, on m'a dit que la Russie, qui est en quelque sorte la porte arrière de l'Europe, s'est pratiquement trouvée sans défense face à la situation. On peut en conclure que les responsables tentent de mettre un frein à une telle activité négative. On nous a également dit le contraire, à savoir que les responsables demeurent complices du trafic pour affirmer leur sphère d'influence.
Sous M. Poutine, la Russie s'occupe-t-elle d'elle-même, ou vise-t-elle à créer des sphères d'influence?
M. Black: C'est vrai dans les deux cas, comme vous le savez sans doute. La priorité de la Russie en matière de politique étrangère est maintenant la CEI. Au sein de la CEI, c'est-à-dire le Commonwealth des États indépendants, on note d'autres types de priorités. L'une d'elle est déjà en train de prendre forme. L'été dernier, on a réactualisé ce qu'on a appelé le Groupe de Shanghaï, qui a vu le jour en 1997 et qui comprend la Chine. Il s'agit désormais d'un regroupement plus sérieux. Il tient des réunions périodiques et est doté d'un organe économique permanent qui siège de façon relativement officieuse en menant des négociations. Les cinq membres de la CEI les plus proches de la Russie sont passés de l'union des quatre et de l'union des cinq à une forme de communauté économique eurasienne assez bien constituée. Ils se plaisent à se voir comme le pendant oriental de l'UE, mais ce n'est pas le cas.
Six pays ont maintenant signé de nouveau le pacte de sécurité collective de la CEI. On note un mouvement d'intégration avec certains États. S'il ne fait plus partie de la Russie, le Bélarus à maints égards s'en rapproche dangereusement. Les économies des deux pays ne font qu'une, et leurs armées ne font pratiquement qu'une.
De toute évidence, les relations de la Russie avec l'Ukraine sont les plus intéressantes. L'Ukraine est la plus grande -- sur le plan démographique, mais pas territorial -- des 15 républiques désormais indépendantes, à l'exception de la Russie. Sa population se compose à plus de 20 p. 100 de Russes ethniques. Il s'agit pour l'Ukraine d'un dilemme auquel la Russie n'est pas confrontée. La situation n'a pas encore causé de problèmes, mais la situation pourrait changer. Les intéressés prônent un alignement avec la Russie.
Si on excepte les problèmes horribles dans lesquels M. Kouchma se trouve aujourd'hui, on note un mouvement envers l'établissement de liens économiques plus étroits avec la Russie -- et il est certain que la Russie aimerait s'en servir dans le cadre des négociations auxquelles elle est partie -- en raison du danger que présente le nouveau pipeline qui passera par la Pologne en contournant l'Ukraine. Cette situation s'inscrit dans le cadre de la menace que la Russie a fait peser sur l'Ukraine à l'occasion du débat sur Gazprom et le siphonnage du gaz. Il semble maintenant que la Pologne, la Russie et l'Ukraine parviendront à une entente au sujet du gazoduc et que l'Ukraine sera appelée à jouer un rôle.
En Russie et en Ukraine, on retrouve de grands groupes particulièrement bruyants qui affirment: «Nous devons nous entendre entre nous parce que nous sommes les partenaires économiques les plus logiques les uns des autres, et nous devons lutter ensemble.» De part et d'autre, il y a aussi des groupes plus petits qui croient à beaucoup plus qu'une simple sphère d'influence. Ils souhaiteraient recréer un empire slave qui comprendrait l'Ukraine, le Bélarus et l'Arménie, ce qui n'a strictement aucun sens. Cependant, la logique n'est pas leur point fort. L'Ukraine compte aussi des groupes dont les degrés de nationalisme varient.
De façon générale, le renouvellement des liens entre eux avec le nouveau ministre des Affaires étrangères, qui, apparemment, sera ici, s'est effectué pour des raisons pratiques et non en raison de menaces. Des menaces se profilent à l'horizon, et la Russie y aura recours lorsqu'elle le jugera nécessaire.
Le sénateur Andreychuk: J'avais une autre question, mais je vais attendre à la fin. Le témoin m'a intriguée en parlant de recommandations. Avec un peu de chance, nous entendrons certains recommandations concernant la politique étrangère du Canada dans ce domaine. Si les recommandations du témoin portent sur cette question, j'espère que nous aurons la possibilité de les entendre. Je vais donc attendre la ronde suivante.
Le président: Je croyais vous avoir entendu dire que vous aviez des recommandations à formuler.
M. Black: C'est bien le cas.
Le président: N'oubliez pas de les faire avant la fin de la séance.
Le sénateur Austin: Monsieur Black, je vous remercie de votre témoignage. Le menu est si alléchant que la réticence que j'ai à l'idée de faire un choix m'incite presque à jeûner. Je vais cependant me laisser tenter.
Avec vous, j'aimerais pousser plus loin vos spéculations sur l'évolution politique de la Russie. J'ai l'impression que le choix qu'ils sont en voie de faire constitue pour eux de l'histoire ancienne, et je fais nommément référence au système autoritaire. Vous avez déclaré que la Douma joue un rôle nettement réduit dans la vie politique Russe. Vous avez également affirmé que les oligarques ont la vie moins belle que par le passé. Cependant, vous n'avez pas fait référence aux outils qu'utilise le président Poutine pour exercer son autorité. Vous connaissez mieux que quiconque les moyens auxquels le président fait appel pour établir -- et je reprends vos mots -- la stabilité politique. La majorité des observateurs et vous-même êtes probablement d'accord pour dire qu'il fallait s'attaquer aux objectifs économiques et autres auxquels vous avez fait allusion.
Vous connaissez tout aussi bien le rôle que le système de freins et de contrepoids joue dans un système politique pluraliste -- notre régime parlementaire ou celui des Américains --, en vertu duquel, comme nous le savons bien, l'axe vertical cohabite avec un axe horizontal relativement efficace, malgré tous les débats.
Le pouvoir russe ne risque-t-il pas de miser encore pendant un certain temps sur la bienveillance souhaitée d'un système autoritaire? À votre connaissance, y a-t-il dans la société russe des groupes qui puissent légitimement faire contrepoids au pouvoir?
M. Black: Ma réaction immédiate à la dernière partie de votre question, à laquelle je répondrai en premier, c'est qu'il n'y a pas de tel groupe et qu'il n'y en aura pas au moins pendant un certain temps.
Si la Douma coopère, c'est en raison de l'élection qui a eu lieu à la fin de l'année dernière. L'assemblée qui en a résulté a un aspect tout à fait différent. On y retrouve pour la première fois ce qu'on appelle le Parti de l'unité, le deuxième en importance. C'est le parti de M. Poutine. La composition de la Douma elle-même et des députés qui y siègent est très différente de celles qui ont précédé.
La question relative aux oligarques est un peu plus complexe dans la mesure où la mainmise qu'ils exercent sur l'économie est tout aussi grande qu'auparavant. La différence, c'est que M. Poutine discute avec eux. Il exerce deux types de pression sur eux. D'abord, il les presse d'agir dans l'intérêt de la nation. Curieusement, ce discours exerce une certain emprise sur certains d'entre eux. Si vous êtes trois fois milliardaire, travailler pour le bien du pays n'est peut-être pas aussi important. M. Poutine est en mesure de brandir une menace qui, à long terme, ne se révélera peut-être pas efficace, mais, pour le moment, elle fait peur même aux oligarques. Il s'agit des mécanismes habituels au moyen desquels certains d'entre eux sont appréhendés et inculpés de fraude et de détournement de fonds par le bureau du procureur.
On a porté de telles accusations à des douzaines de reprises. Des nantis ont été appréhendés et détenus je ne sais où. On a saisi et examiné leurs livres, et ainsi de suite. Trois ou quatre jours plus tard, on les laisse partir, et c'est tout. Néanmoins, les menaces d'accusation de fraude donnent des résultats. Le problème, c'est qu'on n'arrive pas à attraper les fripouilles, mais on brandit néanmoins cette menace.
Comme je l'ai mentionné auparavant, la population russe approuve cette forme de centralisation. Elle est utile pour un fort pourcentage de Russes. Bon nombre d'entre eux appellent en fait une telle centralisation de tous leurs voeux. Le seul véritable changement dans l'opinion publique, c'est que, pour la première fois depuis des années, moins de 50 p 100 de la population appuie les actions militaires russes en Tchéthénie. Il s'agit d'un changement assez spectaculaire. La liberté de la presse est suffisante pour que les médias fassent paraître le récit d'atrocités, même si la majorité des Russes refuse souvent de croire que des soldats russes puissent se livrer à de tels actes. La guerre n'est plus populaire.
Dans un autre texte de loi qu'il a fait adopter l'année dernière, M. Poutine a divisé la Fédération de Russie en 14 super-régions. Chacune a son nom, et le président a désigné un gouverneur pour chacune d'entre elles. Dans certains cas, ces super-régions comptent six ou deux composantes. En théorie, le gouvernement a le droit de représenter le président, de qui il relève. Parmi ces 14 gouverneurs, 11 sont des généraux à la retraite ou appartiennent aux forces spéciales. Si votre gouverneur était un ancien directeur adjoint du KGB, vous ne l'oublieriez pas, pour peu que vous ayez retenu les leçons de l'histoire.
Nous n'avons pas encore été témoins de résultats particuliers de cette démarche. La centralisation se poursuit toujours. Elle ne sera plus jamais ce qu'elle a été à l'époque de l'URSS. La majorité de la population approuve actuellement le mouvement, mais il est clair qu'on pourrait être témoin de manifestations différentes à l'avenir.
Le sénateur Austin: Permettez-moi de vous poser une question au sujet de la prochaine élection présidentielle et des forces qui seront en jeu. Je songe toujours à une forme de pouvoir pluraliste qui serait horizontale.
M. Poutine doit réunir des fonds. Il doit pouvoir compter sur les médias. Il doit être présent sur le terrain partout au pays. Il doit aussi, on peut l'imaginer, avoir un programme.
Le cas échéant, quels compromis devra-t-il faire relativement aux oligarques? Quel rôle le KGB, l'organisme qui lui a succédé ou les responsables à la retraite de l'ex-organisation jouent-ils? Ses opposants auront-ils la possibilité d'utiliser les mécanismes liés aux médias et au financement dans le contexte, comme vous l'avez dit, des signes d'intimidation politique ou des coups de semonce qui sont tirés?
Dans le même ordre d'idées, existe-t-il dans la société russe un postulat majeur tacite selon lequel l'autoritarisme est bon et ne devrait en aucun cas être déstabilisé si les résultats sont concluants.
M. Black: Je ne sais pas. Je pense qu'il est juste de croire à l'existence d'un sentiment selon lequel l'autoritarisme fonctionne parce que les Russes ont été témoins des résultats des huit ou neuf années de chaos et d'anarchie économique qui ont précédé. J'ai l'impression que les Russes approuveraient généralement toute forme d'ordre et de stabilité.
Dans trois ans et demi, il y aura une élection présidentielle. Si rien ne bouge, M. Poutine n'aura aucune concurrence. Ses principaux opposants à la dernière élection, à l'exception de M. Zuganov, le chef du Parti communiste, l'appuient désormais. Mais qui voudrait du soutien de certaines de ces personnes? Quoi qu'il en soit, elles jouent un rôle relativement secondaire.
Le Parti communiste ne grandira jamais. Il deviendra vraisemblablement plus petit, à moins qu'il ne se dote d'une nouvelle direction. Au sein du Parti communiste, M. Zuganov est en train de se faire manger tout rond. À maints égards, les jours du Parti sont comptés. Il devra se transformer et se doter d'une nouvelle direction.
À l'heure actuelle, il n'y a là-bas personne qui aurait ne serait-ce qu'une chance de battre ou même de contester M. Poutine dans le cadre d'une élection présidentielle. Naturellement, les candidats auraient accès aux médias et auraient droit à du temps d'antenne gratuit à la télé, mais, naturellement, le président actuel bénéficie d'un tel accès tous les jours, en tout temps. Il fait sans cesse la manchette. Le gouvernement possède ses propres chaînes de télévision et ses propres journaux, et M. Poutine est omniprésent. Personne ne pourrait prétendre au genre de visibilité dont il bénéficie. En outre, il compte aujourd'hui sur un parti politique qui l'appuie fermement, contrairement à ce qui est arrivé à M. Eltsine.
Je ne me souviens plus de l'autre volet de votre question, mais j'ai l'impression que, à moins qu'un événement majeur ne survienne en 2003, le statu quo régnera en Russie pendant un certain temps.
Les principaux ministres en poste sont des hommes de Eltsin. Igor Ivanov, qui a été ministre des Affaires étrangères, était la création de M. Primakov, ce qui lui a permis de se faufiler dans le système. Il ne le dit pas maintenant, mais il s'oppose très fermement à l'expansion de l'OTAN. Ses subalternes immédiats, qui sont les porte-parole du ministère des Affaires étrangères, sont, dirais-je, des personnes d'un autre temps. Ils devront être déplacés, et j'ai le sentiment qu'ils le seront. On dirait le ministre de la Défense, M. Sergeyev, sorti tout droit de 1965. À l'entendre parler, personne ne pourrait se douter que 30 années se sont écoulées. Il faudra procéder à un remaniement majeur du personnel.
Cependant, le ministre des Finances et le ministre de l'Économie sont jeunes et brillants, et ils font leur chemin.
M. Poutine dirait à quiconque qu'il ne pourra rien faire tant et aussi longtemps que l'économie n'aura pas été rétablie.
Le sénateur Bolduc: À une certaine époque, des économistes américains se sont rendus en Russie, à la demande des Russes ou à l'instigation des États-Unis. Deux ou trois des économistes les plus célèbres s'y sont rendus. J'ai lu quelques articles publiés par certains d'entre eux, et j'ai l'impression qu'ils sont plutôt découragés. Bien entendu, c'était à l'époque de M. Eltsine. Agit-on toujours de la sorte, ou les Russes misent-ils désormais sur leurs propres ressources pour stimuler la croissance économique?
M. Black: Vous soulevez un point intéressant. Les économistes auxquels vous faites allusion sont Anders Aslund et Geoffrey Sacks, qui ont prôné un «traitement de choc». Non seulement la solution n'a pas donné des résultats escomptés, mais en plus elle s'est révélée, à long terme, extrêmement destructrice pour toutes les républiques. Curieusement, le traitement a donné de bons résultats en Pologne, mais pour des raisons différentes.
Désormais, les Russes ont plutôt tendance à s'occuper de leurs propres affaires. À l'instar des Ukrainiens, ils affirment, non sans raison, faire face à des situations qui n'existent pas en Amérique du Nord. Ils doivent faire les choses différemment, et ils tenteront d'agir avec sagesse, mais la tâche est extrêmement difficile. Ils prennent conseil, mais ils suivent la voie qu'ils ont eux-mêmes tracée.
Le sénateur Bolduc: Ce qui m'intrigue, c'est qu'ils savent peu de choses de l'économie de marché. L'économie de marché est si présente dans notre culture et nos esprits que nous ne comprenons pas ce qui se passe dans d'autres pays.
M. Black: Ils n'ont pas la moindre idée de ce qu'est la comptabilité analytique. Tout Canadien de 14 ans pourrait les initier à la tenue de livres.
Le président: Ce que de nombreux Canadiens reprochent à M. Sacks, c'est que, de 1939 à 1950, une bonne partie de l'Europe occidentale n'a assurément pas fait appel à l'économie de marché. On a fait exactement ce qu'on a conseillé aux Russes de ne pas faire pendant la crise que connaissait le pays. Je me souviens, et je suis sûr que le sénateur Bolduc s'en souvient aussi, de la commission de réglementation des prix en temps de guerre qu'on a dû instituer en raison de la corruption qui a fait suite à la Première Guerre mondiale.
Le sénateur Andreychuk: Les Russes étaient au courant d'un certain type d'économie de marché. Il est clair que le troc faisait partie des régimes communistes. Il y avait aussi le marché gris ou noir, selon ce que vous préférez. En revanche, l'économie de marché moderne brillait par son absence.
Le président: Ce qu'il y a, c'est que les professeurs de Harvard sont allés en Russie et ont mis sur pied un programme que les États-Unis eux-mêmes n'ont pas utilisé entre 1939 et 1946.
Le sénateur Bolduc: S'ils ont agi ainsi, c'est pour une raison différente. Je peux poursuivre?
Le président: Oui.
Le sénateur Bolduc: Ma question porte sur la réduction du nombre de soldats que compte l'armée. Comment fait-on face au problème de l'emploi pour ces milliers de personnes qui quittent l'armée et cherchent du travail? Fournit-on des pensions à la plupart des principaux généraux et des autres militaires?
M. Black: C'est précisément les raisons qui font que les réductions annoncées en novembre dernier n'ont pas encore débuté. Si la Russie supprime 350 000 postes dans l'armée -- dans certains cas, il s'agit de civils, mais la plupart sont des militaires --, les économies réalisées correspondent exactement au coût des pensions et des programmes de recyclage. L'armée devra être réduite, beaucoup plus mobile, beaucoup mieux formée et beaucoup mieux équipée. L'augmentation du budget de la défense prévu cette année lui donnera les moyens de le faire. Cependant, je crois que le sens commun nous enseigne qu'elle n'en fera rien. Je suppose qu'il est juste d'affirmer qu'on a opté pour cette approche faute d'autre possibilité.
Par le passé, le marché noir constituait un volet important de l'économie. Ses partisans utilisaient tous les actifs de l'État, mais l'État ne recevait rien en retour. Aujourd'hui, les principaux trafiquants du marché noir sont les sous-officiers de l'armée. Ils font le trafic des armes, de la nourriture, des uniformes, des munitions et du travail. Les sous-officiers vendent leurs soldats comme travailleurs. On les a pris sur le fait à quelques occasions. On croit pouvoir réaliser des économies et utiliser l'argent aux fins que vous avez avancées, mais la Russie aura besoin de beaucoup de chance pour y arriver.
Le président: Je me passionne pour la question du caractère russe parce qu'il revient dans toutes les conversations. Pourquoi parle-t-on du caractère russe?
Le sénateur Andreychuk: Chaque pays a le sien.
Le président: La grande différence tient à la tradition autoritaire issue de la tradition orthodoxe. Auriez-vous l'amabilité de nous en dire plus à ce sujet? Le sénateur Austin a fait allusion au système de freins et de contrepoids, et vous avez répondu que les Russes sont foncièrement favorables à un régime autoritaire, tout dépendant du degré, naturellement. Cela ne fait-il pas partie d'une tradition religieuse vieille de milliers d'années?
Le sénateur Austin: Puis-je ajouter un mot? Je crois que Pierre le Grand s'est engagé sur cette voie parce que, jusqu'à son avènement au pouvoir ou jusqu'à l'avènement d'Ivan le Terrible, les boyards exerçaient beaucoup de pouvoir. Après, le pouvoir de l'État s'est de plus en plus concentré entre les mains du tsar, et l'autorité des boyards s'est effritée.
Je me tourne maintenant vers M. Black. Je tenais à ajouter ces éléments à la perplexité que vous éprouvez déjà.
M. Black: La croix que je porte, c'est que, entre un trop grand nombre d'autres choses, je suis historien. Je suis de ceux qui croient que l'histoire ne se répète jamais ou qu'elle nous enseigne toujours les mauvaises leçons, et non les bonnes.
Quant à la perception que les habitants de la Russie ont aujourd'hui d'eux-mêmes, l'ardoise a été effacée en 1917, et les Russes, en raison d'une préférence intuitive, estiment que presque tout découle des 70 années de pouvoir exercé par le bureau politique du Parti communiste de l'Union soviétique. On les a dépouillés de leur histoire.
Le président: Malgré la renaissance de l'Église orthodoxe?
M. Black: Oui. On les a dépouillés de leur histoire, et les Russes tentent de se la réapproprier, au même titre que les 14 autres républiques. D'une certaine façon, la Russie repart à zéro. Elle est en quête de traditions historiques, et il est certain qu'elle pourrait remonter à celles que vous avez évoquées.
Soit dit en passant, je ne suis quand même pas convaincu qu'il existe une culture nationale commune à chacun. Si vous leur demandez de définir la culture nationale dont on fait si grand cas, les Russes avoueront leur impuissance. Ils n'en parlent pas. Je pense que les Russes prennent un nouveau départ.
Le président: J'ai relu le célèbre essai qu'a signé Archie Collingwood en 1940 au sujet de l'importance de la religion pour la conscience.
Le sénateur Andreychuk: Je tiens à apporter une correction. De toute évidence, l'Église orthodoxe a regagné de l'importance parce qu'elle bénéficiait de structures. Elle bénéficiait d'appuis, même à l'époque du communisme. Cependant, les groupes religieux qui foisonnent aujourd'hui sont tous fondamentalistes. Les Russes appartiennent à de nombreuses églises dont je n'ai jamais entendu parler. Certaines sont issues des États-Unis. Il semble qu'elles aient réussi à s'implanter en Russie.
M. Black: Aujourd'hui, la religion occupe une place plus grande en Russie.
Le sénateur Andreychuk: Les Russes sont en quête de quelque chose.
M. Black: J'aimerais faire un autre commentaire au sujet de l'autoritarisme. La population russe est favorable à l'ordre et à la stabilité plutôt qu'à l'anarchie, ce qui ne veut pas dire qu'elle approuve automatiquement l'autorité centrale, etc. À l'heure actuelle, la seule autre option qui semble s'offrir à elle est l'anarchie économique, politique et sociale.
Le président: N'est-ce pas George Brennan qui, dans son ouvrage classique sur l'Espagne, a écrit que le fascisme était la réponse des classes moyennes au désordre? J'ai l'impression que la citation s'applique un tant soit peu ici.
Le sénateur Corbin: Vos commentaires sur la culture me font plaisir. Depuis des années que je fréquente le Parlement, je me livre moi-même à cet exercice: «Y a-t-il une culture canadienne?» Plus je creuse, moins je comprends.
D'entrée de jeu, vous avez affirmé qu'on devait se rendre dans le pays et discuter avec ses habitants pour comprendre la situation en vigueur en Russie ou s'en faire une idée. Les membres du comité ont l'intention de se rendre en Russie, et je suppose que nous devrons discuter avec certains représentants. Selon l'expérience que vous avez de la Russie, à qui devrions-nous nous adresser pour nous faire une idée juste de la situation économique et de la misère du peuple?
M. Black: Je pourrais vous donner des noms, même si je ne les ai pas ici. Je vous recommanderais de vous adresser à certains des jeunes chercheurs qui étudient jour après jour. Ce ne sont pas des sous-produits de l'ancien régime hiérarchique, ou encore, ils sont encore assez jeunes pour ne pas en avoir trop souffert. Les jeunes comprennent qui nous sommes et sont conscients des problèmes qu'ils éprouvent.
Le sénateur Corbin: Qu'en est-il des étudiants d'université?
M. Black: Dans les universités et les groupes de réflexion, on trouve aujourd'hui certains jeunes hommes et femmes d'affaires. Certains vieux de la vieille sont à la retraite en Russie, mais ils sont si profondément ancrés dans une époque révolue qu'ils ne parviennent pas à expliquer leurs problèmes autrement qu'en nous en imputant la responsabilité. Dans de nombreux cas, nous ne leur avons pas apporté toute l'aide que nous aurions pu, mais les Russes sont les architectes de leur propre dilemme, et il est ridicule de nous en faire reproche.
Le sénateur Corbin: Savez-vous combien de jeunes Russes ont la possibilité d'étudier à l'étranger?
M. Black: Ils ne sont pas très nombreux, mais on note malgré tout une augmentation par rapport au passé. Il y a quelques étudiants russes à l'Université Carleton et à l'Université d'Ottawa. Ils sont ici à titre d'étudiants de premier cycle et ils assument les coûts de leurs études. On peut imaginer que leurs pères sont des oligarques, mais je ne saurais l'affirmer. Nous offrons de nombreux programmes qui intéressent les militaires, les fonctionnaires et les membres des ONG russes. Je fais référence à l'étude de ce que nous considérons comme la démocratie, notamment les réformes des marchés et les régimes de pension.
Nous n'envoyons pas d'étudiants canadiens là-bas, et je pense que c'est une terrible erreur. Autrefois, le Canada bénéficiait des meilleurs programmes d'échange qui soient. Nous envoyions des étudiants à l'étranger pour une période de six à huit mois. C'était une expérience d'apprentissage mutuelle. Aujourd'hui, de nombreux Russes, Ukrainiens et Polonais -- habituellement des mandataires de l'État, mais pas toujours -- viennent ici s'initier à qui nous sommes. Je ne suis pas tout à fait convaincu que de tels programmes soient vraiment efficaces. Je pense qu'ils le seraient davantage si certains d'entre nous allions là-bas, comme à l'époque de l'ancien programme d'échanges.
Le sénateur Corbin: Je suis tout aussi impatient que vous de découvrir toutes ces choses. Pourriez-vous nous dire un mot de la coopération circumpolaire? Les Autochtones de la région coopèrent entre eux. Le cas échéant, pourriez-vous nous dire quelles sont les possibilités offertes dans ce secteur?
M. Black: Ce serait mentir que de prétendre que je suis très au courant. Il se trouve que, tout comme vous, j'ai eu la semaine dernière une longue conversation avec le secrétaire d'État aux Affaires étrangères de la Norvège. Les Norvégiens sont aussi très enthousiastes à l'idée de meilleurs programmes de coopération dans le Nord. J'allais recommander que le Canada incite la Russie à prendre part à l'Initiative nordique de l'UE et que les États nordiques commencent à travailler entre eux, comme nous le faisons, dans le domaine de la communication circumpolaire. Vous pourriez parler à des personnes qui en savent probablement beaucoup plus au sujet des peuples nordiques et de l'information Russie-Canada conjointe sur le Nord. En raison de mon travail, j'en connais quelques-unes, mais je ne les connais pas toutes.
Le sénateur Corbin: Nos recherchistes prennent des notes.
M. Black: On pourrait faire beaucoup, mais je ne suis pas certain que le Conseil de l'Arctique soit le mieux placé pour faire ce travail.
Le président: Nous serions ravis d'entendre vos recommandations.
M. Black: Avec plaisir.
Ma première recommandation, c'est que nous devons envoyer des Canadiens en Russie; revenir à ce qui existait auparavant. À une certaine époque, chacun des ministères de notre gouvernement avait quelqu'un sur place. La semaine dernière, vous en avez rencontré deux. Au ministère des Affaires étrangères, vous rencontrerez les personnes que nous avons dépêchées là-bas. Elles ont beaucoup appris. Pendant de telles visites, le processus d'apprentissage est mutuel. Il demeure donc important de faire venir des Russes au Canada.
Cependant, nous devons user de prudence le moment venu de choisir qui nous allons faire venir. Il faut éviter que nos invités ne voient dans leur séjour au Canada un à-côté intéressant de leur apprentissage. Certains étudiants et d'autres personnes qui viennent ici apprendront beaucoup. Le Canada peut servir de modèle à la Russie dans plus de domaines que tout autre pays. Le Canada est un grand pays nordique sous-peuplé, etc. Nous faisons pousser, tirons de la terre et coupons à peu près les mêmes choses. Nous pêchons et nous mettons en marché les mêmes produits. Dès 1890, les bon vieux tracteurs Massey Harris ont fait leur apparition dans le secteur agricole de la Russie. Les Russes peuvent tirer des enseignements de nous, et nous avons beaucoup à apprendre d'eux.
Nous pourrions tirer des leçons de ce qu'ils ont construit dans le Nord. Nous pouvons également prendre la mesure de ce qu'ils ne faut pas faire. Ma première recommandation, c'est que nous modifiions d'une façon ou de l'autre le fonctionnement de nos programmes d'échanges. Il y a trois ans, les possibilités offertes aux jeunes Canadiens à ce sujet ont disparu presque du jour au lendemain.
Le gouvernement canadien doit également prendre des mesures pour rétablir sa capacité de recherche au MDN et au ministère des Affaires étrangères. La capacité de recherche du MAECI a pratiquement disparu. Il y a seulement dix ans, nous retrouvions ici même à Ottawa certains des meilleurs chercheurs d'Amérique du Nord. Ils ont pris leur retraite, et on ne les a pas remplacés. Les ministères ou les organismes ont disparu.
Il est intéressant de constater que le SCRS a commencé à embaucher des personnes qui connaissent la Russie. La boucle est bouclée. Nous en sommes revenus à ce que nous faisons mieux que quiconque. Dans ce domaine, nous étions meilleurs que les Américains et, nous étions presque aussi nombreux à le faire que les Européens, mais nous avons tout cessé.
En ce qui concerne l'économie, les Canadiens doivent trouver le moyen de contribuer au rééchelonnement de la dette de la Russie. Les économistes auraient beaucoup à dire à ce sujet. La Russie ne doit pas monopoliser toutes ses ressources pour s'acquitter de sa dette et, du même souffle, rendre impossible toute autre mesure. Je n'ai pas la réponse, mais on doit faire quelque chose pour permettre à la Russie de se joindre au concert des États européens. Nous devons commencer à y réfléchir sérieusement.
Dans le cadre de tribunes fort diverses, j'ai parlé de ces questions avec de nombreux Américains bien en vue. Ils sont beaucoup trop nombreux -- dans la nouvelle administration, mais aussi dans l'ancienne -- à ne pas avoir une attitude très utile. La semaine dernière, un général de premier plan m'a dit: «Nous allons faire ce que nous voulons. Que les Russes aillent se faire voir.» C'est une attitude stupide et improductive. Je sais que ce n'est pas l'approche que nous adoptons, et je sais que ce n'est pas non plus celle qu'adoptent la plupart des Américains, mais nous devons veiller à ce que cette attitude ne s'impose pas. Tout ce qui arrive en Russie aura un effet sur le Canada, que cela nous plaise ou non. Nous ne devons pas l'oublier.
Nous devrions tenter de convaincre l'UE et les États-Unis, sans nous oublier nous-mêmes, d'hésiter avant d'imposer des dispositions anti-dumping contre les Russes. L'UE et les États-Unis imposent à la Russie un grand nombre de sanctions, de tarifs et de dispositions anti-dumping. Nous aussi. On doit trouver d'autres moyens de régler ces problèmes. Cependant, un certain nombre de ces questions n'ont pas fait l'objet de beaucoup de discussions.
Le Canada devrait jouer un rôle en aidant la Russie à rebâtir son infrastructure, ses routes et ses chemins de fer. Nous devrions nous associer à cette reconstruction de manière à pouvoir en tirer des avantages. Nos secteurs agricoles sont passés à côté de débouchés extraordinaires. Il n'y a pratiquement pas d'échanges entre le Canada et la Russie. Les Russes ne nous achètent plus de blé. C'est peut-être mauvais pour nous, mais c'est bon pour eux. Nous pouvons leur fournir de la technologie et d'autres formes d'équipement agricole que d'autres pays n'ont pas. Voilà pourquoi les anciens tracteurs et les anciennes moissonneuses-faucheuses Massey Harris convenaient davantage à la Russie que ceux des autres pays. D'autres nous livraient concurrence, mais le matériel agricole canadien damait le pion à celui de tout autre pays du point de vue de l'adaptation aux besoins de la Russie. Nous l'avons fait auparavant, et nous pouvons le faire encore.
Nous devrions nous employer à faciliter l'admission de la Russie à l'OMC, mais le pays devra obéir aux règles. Ce serait une grave erreur que de modifier nos propres règles pour faciliter l'admission d'un nouveau membre. La même chose pourrait se passer avec l'OTAN. Ce serait également une mesure improductive. Nous devrions donner à la Russie la possibilité de joindre les rangs de l'OMC.
Nous devrions nous efforcer de collaborer avec les Russes dans le Nord. Par-dessus tout, nous devrions faire quelque chose au sujet du nettoyage des matériaux radioactifs entreposés dans le Nord. Je sais que la facture sera salée, mais nous devons organiser des pourparlers internationaux sérieux à ce sujet. Quand j'entends parler de ce qu'on retrouve dans les eaux du Nord, je suis tout retourné. C'est un peu comme être mis au courant de ce qui entre dans la fabrication d'un «hot-dog».
J'aimerais également formuler une recommandation radicale que tout le monde va trouver hilarante, mais elle mérite tout de même réflexion. De 20 à 25 millions de Russes ethniques vivent à l'extérieur de la Russie dans l'une des 14 nouvelles républiques. La Russie a besoin de travailleurs. Elle a besoin de travailleurs qualifiés. Un pourcentage inhabituel de la population russe répartie çà et là -- moins en Ukraine, où de nombreux Russes travaillent dans des mines de charbon, ce qui n'est pas ce dont la Russie a besoin --, c'est-à-dire dans les républiques d'Asie centrale et ailleurs, possèdent des compétences qu'ils ont apportées avec eux ou qu'ils ont acquises sur place. À mon avis, ce ne serait pas une mauvaise idée si le FMI envisageait de subventionner le rapatriement des Russes ethniques en Russie. La mesure contribuerait à alléger le fardeau de ces pays et permettrait à la Russie de bénéficier d'un afflux de compétences et de travailleurs nouveaux. L'argent qui sert à les loger -- et ce n'est pas bon marché -- profiterait à la Russie en général et à la population russe en particulier. La mesure procurerait des avantages tangibles aux pays d'où ils viendraient. Je pense qu'il vaut la peine d'y penser.
Quand on m'a présenté l'idée en Russie, je venais de boire sept vodkas. Le lendemain matin, je me suis dit que la solution n'était peut-être pas aussi insensée. Je comprends les motifs qu'on pourrait invoquer pour affirmer qu'il s'agit d'une suggestion ridicule, mais on n'en a pas parlé et, on devrait éviter de la rejeter simplement du revers de la main.
Dans le domaine des affaires étrangères, je pense qu'on commettrait une erreur en élargissant de nouveau les rangs de l'OTAN. Je sais bien que la plupart ne sont pas d'accord avec moi. Si l'OTAN élargissait ce cadre, cependant, on envisagera l'adhésion de la Slovénie, de la Roumanie, de la Slovaquie et de la Bulgarie, mais on devra revenir sur le cas des États baltes. Ces derniers ont aussi le droit d'en être, mais une forme différente de dispositif de sécurité nordique, auquel participeraient les pays scandinaves, les États baltes, la Pologne et la Russie, pourrait avoir des conséquences différentes, contribuerait à réunir tous les pays d'Europe dans un même cadre de sécurité et à éliminer la querelle rhétorique actuelle. Je comprends bien la passion que suscite l'adhésion à l'OTAN, mais l'on doit également tenir compte de solutions de rechange.
Le Canada plus que tout autre pays devrait être le premier à garantir le mandat du Conseil de sécurité de l'ONU à titre de gardien de la paix, de préférence à l'OTAN et à tout autre organisme.
Le président: Je vous remercie. Votre exposé était fort intéressant.
Le sénateur Andreychuk: La Russie, dites-vous, est absolument essentielle pour le Canada. Je constate que les gens comprennent la Chine. Ils disent: «Elle représente le quart de la population mondiale. Nous devons garder un oeil sur la Chine.» Au Canada, aux États-Unis à coup sûr et parfois même en Europe, j'entends dire: «La Russie n'est pas très importante.» En se rapprochant, on constate qu'elle revêt plus d'importance pour l'Allemagne que pour la France et plus d'importance pour la France que pour le Canada. Quelle est l'importance de la Russie pour le Canada?
M. Black: Elle est notre voisin du Nord. Nous partageons le Nord avec la Russie. Nous ne le partageons avec personne d'autre, du moins pas de façon marquée.
Puisque la Russie et le Canada se ressemblent de si nombreuses façons -- du point de vue de la flore, de la faune et de la géographie, par exemple -- et que les deux pays diffèrent sur tant de plans, y compris l'utilisation des ressources, nous pouvons faire avec la Russie des choses que nous ne pouvons envisager avec d'autres pays, et la Russie peut faire avec nous des choses qu'elle ne peut envisager avec d'autres pays. Nous devons collaborer et tirer des enseignements l'un de l'autre. La «nordicité» est ce que nous avons le plus en commun, et nous devrions nous en servir conjointement.
Si le sol et l'eau russes deviennent plus pollués qu'ils le sont aujourd'hui, nous en subirons des contrecoups.
Le président: Au nom du comité, je tiens à vous remercier, monsieur Black. Le comité a déjà envisagé et étudié la question de l'OTAN. Je ne crois pas que nous nous soyons prononcés contre l'expansion de l'OTAN, mais nous sommes venus aussi près de le faire que nous avons pu dans notre rapport sur l'OTAN et les activités de maintien de la paix.
Le sénateur Corbin: Certains d'entre nous s'y opposaient.
Le président: Je ne m'aventurerai pas plus loin sur cette question. Nous avons réfléchi à certaines de ces questions, et c'est pourquoi nous nous intéressons actuellement à la Russie. Quand nous avons rencontré le président Poutine, nous lui avons fait remarquer que le Canada s'intéresse à la sécurité européenne depuis des générations.
Nous avons des intérêts considérables dans la région, même si on excepte notre proximité de la Russie. Cependant, la Russie fait partie de la zone de sécurité européenne dont le comité a entrepris l'étude. Nous nous sommes fait certaines réflexions qui font dans le sens de vos recommandations.
La séance est levée.