Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères
Fascicule 4 - Témoignages
OTTAWA, le mercredi 28 mars 2001
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 15 h 31 afin d'examiner, pour en faire rapport, les faits nouveaux en matière de politique, de questions sociales, d'économie et de sécurité en Russie et en Ukraine, les politiques et les intérêts du Canada dans la région, ainsi que d'autres sujets connexes.
Le sénateur Peter A. Stollery (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président: Honorables sénateurs, nous entendrons aujourd'hui Amy Knight, professeure ainsi que M. Patrick Armstrong. Tous deux sont des experts réputés dans leur domaine.
Nous commencerons par entendre leurs exposés après quoi nous leur poserons des questions.
La parole est à vous.
Mme Amy Knight, professeure, Université Carleton: Comme vous le savez, cela fera un an lundi prochain que Vladimir Poutine a été élu président de la Russie après avoir assuré brièvement l'intérim quand Boris Eltsine a démissionné, à la fin de 1999.
Étant donné les profondes désillusions de la population vis-à-vis de Eltsine dont la présidence a été caractérisée par la corruption, le chaos et l'échec économique, la majorité des Russes fondaient de grands espoirs dans un homme utile et énergique comme Poutine. D'autres craignaient toutefois que ses antécédents au KGB l'avaient mal préparé à diriger la Russie plus loin vers la démocratie et le progrès économique.
Un an plus tard, il semble que les inquiétudes à l'égard de Poutine étaient justifiées. Même si les sondages lui accordent encore la faveur populaire, sa performance doit être décevante pour ceux qui espéraient que la Russie se dirigerait sur la route de la démocratie et des bonnes relations avec l'Occident.
Poutine a fait preuve d'initiative dans certains domaines comme la réforme de la fiscalité et certaines initiatives de politique étrangère, mais comme il a commencé l'année avec une économie mondiale favorable, un parlement qui l'appuyait et un appui impressionnant de la part du public, on doit dire qu'il n'a pas fait grand chose pour réformer l'économie, combattre la corruption ou mettre fin à la guerre en Tchétchénie.
Mais surtout -- et ce dont je discuterai avec vous aujourd'hui -- il a revigoré les services de sécurité et de renseignements russes et leur a donné le pouvoir de réprimer les libertés démocratiques et d'intensifier leurs activités à l'étranger.
Ces changements auraient semblé peu probables en 1991, après l'échec du coup d'État d'août lorsque le KGB de sinistre mémoire était la cible de la colère du public vis-à-vis du régime et que Eltsine a promis de débarrasser le gouvernement et la société de tous les vestiges du KGB. Le KGB a alors été démantelé et ses responsables ont été arrêtés. De nouvelles lois ont été adoptées pour réglementer le nouveau service de sécurité et de renseignements. Cinq organismes distincts ont été créés pour remplacer le tout-puissant KGB. Les dirigeants et la population semblaient s'entendre pour dire qu'un appareil de sécurité aussi puissant et limité que le KGB n'avait plus sa place dans la nouvelle Russie.
Près de 10 ans plus tard, cette première impression s'est révélée fausse. Malgré les réorganisations et les changements innombrables à la tête de ces organismes, ces services ont continué à jouer un rôle de premier plan dans la politique intérieure et étrangère du pays. Ils ont également conservé un grand nombre des caractéristiques antidémocratiques de leurs prédécesseurs soviétiques.
Comment expliquer ce genre de choses? Premièrement, la Russie a depuis longtemps un gouvernement centralisé fort qui repose dans une large mesure sur les services de police et de sécurité. Cette tradition n'est pas partagée par les États d'Europe de l'Est qui ont effectivement réformé leurs services de sécurité après l'effondrement du communisme. Il serait peu logique de s'attendre à ce qu'un seul bouleversement comme celui de 1991 fasse disparaître l'habitude centenaire de gouverner par la coercition plutôt que par le consensus.
Il ne faut pas oublier non plus que Eltsine était un politicien soviétique de la vieille garde qui n'a adhéré aux principes démocratiques qu'en surface. En 1996, il était devenu un dirigeant faible, impopulaire et en mauvaise santé qui s'était fié de plus en plus aux services de sécurité pour consolider son régime. Pour obtenir leur soutien, Eltsine leur a accordé davantage de pouvoir, d'autorité et de ressources. Il a adopté des lois qui élargissaient la portée de leurs activités et autorisaient des services de sécurité intérieure à espionner ses ennemis et à désinformer le public à leur sujet. Ils ont également camouflé la corruption qui régnait dans son entourage.
Vladimir Poutine faisait partie d'un réseau d'anciens dirigeants du KGB qui se sont hissés dans les hautes sphères du pouvoir sous Eltsine. Avant de devenir le premier ministre de Eltsine, en août 1999, Poutine, qui avait travaillé pour le KGB comme vous le savez sans doute -- s'est révélé être un loyal défenseur des politiciens corrompus qui ont dominé la politique à l'époque de Eltsine.
Du point de vue de Eltsine et du cercle des oligarches qui l'entouraient, Poutine était l'homme idéal pour le poste de premier ministre et l'héritier désigné pour la présidence. Ses antécédents au KGB et le fait qu'il avait dirigé le service de contre-espionnage russe, le Service fédéral de sécurité, le FSB, étaient des atouts en sa faveur.
En 1999, les Russes en ont eu assez de la pagaille qui déferlait sur le régime. La majorité voulait, par-dessus tout, un retour à la loi et l'ordre. Mais surtout, comme le KGB, le FSB représentait l'ordre. Une fois Poutine catapulté au poste de premier ministre, les troupes russes ont lancé leur attaque sanglante contre la République de Tchétchénie. Poutine est devenu extrêmement populaire, surtout en raison de l'appui massif à son plan visant à «décimer les Tchètchènes».
Il était tout aussi important pour Eltsine que Poutine soit prêt à se servir de ses nouveaux pouvoirs pour offrir une protection contre des poursuites pour malversations. Quant Eltsine a démissionné à la fin de 1999 et a nommé Poutine pour le remplacer, il a obtenu ce qu'il désirait le plus soit l'immunité pour lui et sa famille dont les transactions financières étaient hautement suspectes.
En très peu de temps, Poutine avait consolidé son propre pouvoir en Russie en plaçant un groupe de ses anciens collègues du KGB à des postes clés au Kremlin et dans les organes de sécurité et en leur confiant un mandat solide pour faire respecter sa volonté.
Il n'y a rien d'inhabituel à ce qu'un politicien s'entoure de collègues en qui il a confiance et dont il partage les opinions. C'est la stratégie typique de quiconque prend la tête d'un gouvernement. Le problème ici est que Poutine et ses hommes ne sont pas des réformistes souples et tournés vers l'avenir qui poursuivent un programme démocratique. Les efforts qu'ils ont faits pour apporter des réformes et combattre la corruption, qui a des effets dévastateurs sur l'économie et la société russe, se sont largement limités à poursuivre certains membres de l'élite à des fins politiques.
Poutine semble peu comprendre ce que signifie la démocratie car il cherche à promouvoir l'autorité et l'ordre plutôt que les droits civils. Même s'il a réussi à se maintenir au même niveau que les autres leaders mondiaux, il a manifesté peu de désir à nouer avec l'Occident des liens fondés sur la réciprocité et les intérêts mutuels. En fait, malgré toutes ces belles paroles, Poutine semble nourrir les mêmes soupçons vis-à-vis de l'Ouest que ses anciens collègues du KGB.
Les efforts déployés par Poutine pour consolider son pouvoir en Russie se sont concentrés sur le service fédéral de sécurité ou FSB. Le FSB compte environ 75 000 employés et est organisé comme son prédécesseur qui était la deuxième grande direction du KGB. Il a divers services pour les enquêtes criminelles, le contre-espionnage militaire, l'antiterrorisme et ainsi de suite. Poutine a nommé un grand nombre de ses gens aux postes supérieurs du FSB, mais ceux qui occupent les échelons inférieurs sont souvent à leur poste depuis plus d'une décennie. Un grand nombre des membres de cette organisation sont d'anciens employés du KGB.
Sous les auspices de Poutine, une nouvelle loi a été adoptée pour consolider les pouvoirs d'agences comme le FSB et d'autres services de sécurité nationaux. Ces mesures ont été prises ostensiblement pour répondre à la vague d'attentats à la bombe survenus en Russie et cette loi a reçu un solide appui du parlement russe. Une nouvelle loi visant à combattre le terrorisme a été adoptée pour conférer à la police de sécurité le pouvoir de violer les droits civils dans les cas de terrorisme. Bien des gens s'attendent à ce qu'il y ait une nouvelle loi sur les enquêtes criminelles qui permettra au service de contre-espionnage de circonscrire certaines des restrictions qui s'appliquent aux pouvoirs d'enquête.
Mais surtout, il y a la nouvelle doctrine nationale sur la sécurité de l'information signée par Poutine au début de septembre 2000. Le thème central de cette doctrine est clairement la nécessité d'imposer un contrôle gouvernemental plus serré sur la circulation de l'information. En soulignant l'importance des médias de l'État et les menaces que les services de nouvelles étrangers représentent pour les intérêts nationaux, cette doctrine préconise de limiter la liberté d'expression et d'accroître le rôle des services de sécurité qui ont pour mission de protéger les secrets d'État.
Le document a été rédigé au conseil de sécurité tout-puissant de Poutine, conseil où se retrouve une grande partie des anciens généraux du KGB. Le conseil de sécurité est en train de devenir rapidement un organe clé pour l'élaboration des politiques du Kremlin, au fur et à mesure que le conseil des ministres perd son importance. Sergei Ivanov, qui était jusqu'à hier secrétaire du conseil de sécurité, est désormais ministre de la Défense, et un des conseillers les plus près de Poutine. Il a étudié à l'Université d'État de Leningrad avec Poutine et par la suite, il a travaillé à l'Institut du Drapeau rouge du KGB avec Poutine avant de devenir agent du renseignement.
Ivanow et ses collègues au conseil de sécurité ont mis en oeuvre le plan du Kremlin visant à utiliser les organes de sécurité pour éliminer les médias indépendants. L'arrestation du multimillionnaire et magnat de la presse Vladimir Gusinsky, accusé de malversation, en juin 2000, par l'agence de contre- espionnage, le FSB, est un élément de cette stratégie. Vous avez probablement tous lu des articles sur cette affaire. Le groupe de presse écrite et de radiotélévision libérale de Gusinsky a souvent critiqué le Kremlin et constituait donc une épine dans le flanc du Kremlin. Même s'il a été relâché à la suite d'un tollé de protestations, Gunsinsky a ensuite subi le chantage du Kremlin le forçant à renoncer à ses actions dans sa station de télévision, NTV, qui a l'une des plus hautes cotes d'écoute en Russie. Il est actuellement assigné à résidence en Espagne, et les Russes essaient de le faire extrader vers la Russie.
En même temps, le Kremlin a entrepris une campagne pour forcer Boris Berezovsky à renoncer à son contrôle sur la seule autre chaîne de télévision indépendante, ORT. Berezovsky prétend que les services de sécurité ont menacé de l'arrêter s'il ne se rendait pas aux souhaits du Kremlin.
Au nom de la sécurité nationale, le FSB a lancé toute une gamme de poursuites pénales contre ceux qui critiquaient le Kremlin, en particulier, les dénonciateurs au nom de l'environnement et les journalistes au franc-parler.
Vous vous souviendrez de l'affaire Aleksandr Nikitine, qui a attiré l'attention de défenseurs des droits de la personne de part le monde. Nikitine était accusé de trahison parce que, avec un groupe de défense de l'environnement de Norvège, il avait été le coauteur d'un rapport sur la contamination nucléaire par la flotte navale russe du Nord. Même si les renseignements contenus dans le rapport avaient été diffusés auparavant, le FSB prétendait qu'il s'agissait d'un secret d'État. Après plusieurs années, Nikitine a été finalement acquitté, mais les services de sécurité russe s'affairent à un certain nombre de cas semblables actuellement.
En effet, le professeur Vladimir Schurov, océanographe de renom, a été accusé au début du mois d'octobre par le bureau régional du FSB d'avoir divulgué des secrets d'État. Schurov avait essayé d'envoyer de l'équipement acoustique à une université en Chine où il poursuivait ses recherches. Contrairement aux protestations de Schurov qui affirmait que ce matériel n'était pas secret. Le FSB a prétendu qu'on en faisait un usage militaire et que par conséquent il ne pouvait pas être mis à la disposition de qui que ce soit d'autre.
Le cas de Igor Sutyagine vous est peut-être plus familier. Il s'agit d'un expert en contrôle des armements qui travaillait à l'Institut USA-Canada à Moscou et qui a été arrêté en octobre 1999 pour espionnage. À un moment donné, M. Sutyagine participait à une étude universitaire canadienne sur les relations entre la société civile et le milieu militaire.
Selon la plupart des sources, il n'avait pas accès à des renseignements classifiés, et le projet canadien ne contenait aucun élément qui aurait pu être considéré comme des secrets militaires russes. Sutyagin avait également des contacts avec des scientifiques et des universitaires britanniques américains. Il est actuellement accusé de trahison. Je vous en reparlerai tout à l'heure dans un autre contexte.
Le FSB, comme vous le savez, a adopté une attitude rigide semblable dans le cas d'un homme d'affaires américain Edmond Pope, arrêté le 20 avril 2000, accusé d'avoir réuni des renseignements sur un missile à bord des sous-marins russes. Il s'est avéré que Pope avait déjà été agent du renseignement et à mon avis, il se peut qu'il ait agi d'une façon un peu irréfléchie et les Russes avaient peut-être raison de le soupçonner. Selon les Russes, une fois que quelqu'un a été agent du renseignement, il le demeure toujours. Néanmoins, le fait que le gouvernement ou le FSB ait décidé de poursuivre effectivement M. Pope, de tenir un procès très médiatisé et de le reconnaître coupable d'espionnage, a été l'occasion d'une escalade majeure dont la lutte entre les Américains et les Russes à propos des espions. Même si le président Poutine a pardonné Pope par la suite, l'impression qui a été donnée était que les autorités russes voulaient transmettre un message menaçant à l'Ouest.
Poutine et ses collègues du service de sécurité ne semblent pas s'inquiéter des répercussions que ces affaires pourraient avoir sur les relations entre la Russie et l'Ouest. Ils ont ridiculisé toute suggestion par les Américains que les contacts commerciaux pourraient être entravés si les Russes ne modifiaient pas leurs opérations anti-espionnage. En effet, ces affaires coïncident avec un barrage rhétorique anti-occidental de la part du gouvernement russe comme l'illustre l'affaire du Kursk à propos de laquelle les Russes soutiennent qu'un sous-marin occidental a causé l'accident, et ce malgré toutes les preuves du contraire.
On pourrait ajouter que les journalistes ont également été victimes de la persécution du FSB. Récemment, de nombreux journalistes ont été harcelés, battus et menacés par le service de sécurité. Quant aux journalistes qui couvrent la guerre en Tchétchénie, ils ont été soumis à de plus graves intimidations de la part du FSB. Les correspondants travaillant en Tchétchénie sont arrêtés de façon régulière, interrogés, et très souvent forcés de quitter la région. Tout cela inquiète les groupes de défense des droits de la personne et les organisations de surveillance internationale ont exprimé leurs graves préoccupations en ce qui concerne l'intensification des menaces à la liberté de presse en Russie.
Si je peux me permettre une anecdote personnelle, j'ai une amie très proche qui est une journaliste bien connue à Moscou. Je l'ai appelée l'autre jour pour bavarder et obtenir des renseignements. Je ne lui avais pas parlé depuis un an. C'est une journaliste au franc-parler qui n'a jamais eu peur de dire ce qu'elle pensait mais cette fois-ci, elle chuchotait littéralement dans le téléphone et m'a dit qu'il vaudrait mieux que nous ne nous téléphonions pas pendant un certain temps. Elle m'a dit que la situation avait beaucoup empiré.
On dit que les autorités russes poursuivent actuellement en justice 50 affaires d'espionnage. Cela est confirmé par l'impression que donnent les responsables du FSB sur le site Web, www.fsb.ru, qui est en langue russe et est, on le présume, destiné à la population russe, mais il est accessible à quiconque connaît la langue. Je le consulte une fois par semaine pour voir ce qui se passe.
Outre les textes des discours des dirigeants du FSB, le site Web offre une chronique sur les arrestations d'espions et de criminels, de même que des renseignements détaillés sur la façon de contacter le FSB pour signaler des crimes. Au total, le site Web donne l'image d'un service de sécurité qui a très peu changé quant à son attitude et à son mode d'opération depuis l'époque du KGB.
Pas plus tard qu'hier, le Kremlin a relancé chasse aux espions qu'il mène contre l'Ouest en montrant à la télévision nationale une vidéo d'un attaché naval américain engagé soi-disant dans un exercice d'espionnage. Une partie de cette vidéo était une conversation entre cet attaché et Igor Sutyagine dont j'ai parlé tout à l'heure, de sorte que les choses se corsent.
J'ajouterai que Poutine utilise aussi ses services de sécurité nationaux pour resserrer son étau sur les 89 territoires régionaux de Russie. Les gouverneurs de ces territoires ont perdu beaucoup de leur pouvoir. Leur pouvoir est menacé plus particulièrement par les sept nouveaux districts fédéraux que Poutine a créés et qui sont distincts de ces territoires. Des envoyés spécialement choisis, qui sont également membres du conseil de sécurité et servent de chiens de garde au nom de Poutine sur les territoires régionaux, administrent ces districts, dont les limites coïncident avec celles des anciens districts militaires. Cinq de ces sept envoyés sont des généraux, y compris deux du KGB. Ce nouveau système d'envoyés prive les gouverneurs de leur pouvoir.
Il n'est pas étonnant que Poutine essaie de régner sur les gouvernements régionaux, car très souvent ces derniers se sont révélés corrompus et peu coopératifs. Toutefois, la réaction au problème des relations fédérales est typiquement soviétique -- le recours à des méthodes autoritaires à partir du centre plutôt qu'à des solutions au niveau régional ou on pourrait faire le nécessaire pour encourager une démocratie de base. Ce n'est certainement pas le cas.
Avant de passer au service du renseignement étranger, je tiens à dire que la mainmise des services de sécurité dans la république de Tchétchénie atteint son apogée comme nulle part ailleurs. Le FSB est particulièrement actif là-bas. En fait, il a maintenant pris le commandement des opérations pour écraser les forces rebelles, au détriment des militaires. Les opérations en Tchétchénie sont très souvent décrites comme des opérations antiterroristes qui relèvent des services de sécurité plutôt que des militaires. Par conséquent, le FSB est largement implanté en Tchétchénie et le demeurera encore un certain temps. Les rebelles détiennent encore bien des places fortes et ne manifestent aucune intention de capituler, si bien que l'objectif à long terme d'écraser les Tchétchènes demeurera entre les mains des forces spéciales du FSB et entre celles du ministère de l'Intérieur. Selon plusieurs rapports récents, la brutalité de la part des Russes s'est beaucoup intensifiée depuis que le FSB a pris le contrôle des opérations en Tchétchénie.
Pour en revenir maintenant rapidement aux affaires étrangères, le service russe du renseignement étranger, le SVR -- c'est-à-dire Sluzhba Vneshnei Razvedki -- exerce une influence profonde ici, peut-être même plus encore qu'à l'époque de Eltsine. Là aussi, Poutine a installé ses vieux amis de l'époque où il était au KGB. En mai dernier, il a nommé à la tête du SVR Sergei Lebedev, un vieux collègue du KGB qui avait été en poste avec Poutine en Allemagne de l'Est à la fin des années 70. Lebedev était apparemment directeur de l'antenne du SVR à Washington en 1998.
Le SVR, qui s'appuie sur des agents chevronnés du renseignement qui ont débuté leurs carrières au KGB, est constitué d'une vieille clique qui s'est maintenue durant tous les soulèvements du début des années 90. Certes, on a réduit la taille du SVR, et son effectif a peut-être diminué de 30 p. 100, mais c'est néanmoins toujours encore une institution colossale avec environ 15 000 employés à ce jour.
Le SVR collabore étroitement avec les services de la sécurité et du renseignement des autres membres du commonwealth des États indépendants -- les anciennes républiques de l'Union soviétique. Ils ont signé ensemble de nombreux accords de sécurité et le Kremlin ne cache pas son intention de se servir de ses liens au sein des services de sécurité et du renseignement pour ramener les anciennes républiques soviétiques sous la coupe de la Russie. J'ajoute qu'il y a des signes extrêmement manifestes de la volonté de la Russie de réintégrer certaines de ces républiques au sein d'une association étroite avec la Russie. Autrement dit, l'objectif est maintenant de rendre ces États de plus en plus dépendants de la Russie et de dépouiller le plus possible leurs dirigeants de leur influence.
Maintenant que le nouveau chef du SVR est en liaison directe avec le président Poutine, on peut s'attendre à ce que l'influence de ce service demeure forte, d'autant plus que le précédent chef du SVR, Yyacheslav Trubnikov, est maintenant devenu vice-ministre des Affaires étrangères. Avec Poutine à la barre, le SVR va dans tous les cas faire sentir sa présence encore plus dans le contexte de la politique étrangère car Poutine veut que la Russie s'affirme plus sur l'échiquier international. En outre, en tant qu'ex-agent du renseignement lui-même, Poutine compte certainement beaucoup sur le renseignement en tant qu'outil de sa politique étrangère et il se sent très à l'aise dans ses rapports avec le SVR.
Il va aussi y avoir beaucoup de continuité entre les démarches passées et futures en matière de politique étrangère. Yevgeny Primakov, qui dirigeait le SVR jusqu'à 1996, fait partie maintenant de l'équipe de politique étrangère de Poutine, et tous deux semblent être sur la même longueur d'onde. Sous la direction de Primakov et de son successeur Trubnikov, le SVR a mené des campagnes énergiques de renseignement et a milité activement pour la promotion des intérêts de la Russie sur l'échiquier mondial. C'est une stratégie qui plaît manifestement à M. Poutine.
Il est difficile d'évaluer la véritable portée des activités des services du renseignement de la Russie, mais ces activités sont manifestement plus axées sur l'espionnage économique et industrielle que dans le passé. Si l'on en juge par le cas de l'ex-officier du FBI Robert Hanssen, qui faisait de l'espionnage pour les Russes jusqu'à tout récemment et semble avoir nui considérablement aux États-Unis, le SVR demeure un service du renseignement très efficace que les Occidentaux doivent prendre au sérieux. Je précise cependant que deux récentes défections d'agents du SVR ou du service du renseignement étranger permettent de penser qu'ils ont aussi quelques problèmes internes.
Comme on l'a vu, le président Poutine n'a pas peur de la confrontation avec l'Occident lorsqu'il le juge nécessaire. Le gouvernement Poutine a procédé à des ouvertures tout à fait significatives en vendant de la technologie militaire à des États félons qui figurent sur la liste noire des Occidentaux, tels que l'Irak, l'Iran, la Corée du Nord et la Libye. Cela s'inscrit dans le cadre d'une stratégie offensive diplomatique visant à montrer aux Occidentaux que la Russie a son propre programme de politique étrangère en prenant le contrepied des politiques américaines à l'égard de ces pays.
Deux facteurs sous-tendent cette stratégie. D'une part, elle plaît sur le plan intérieur où l'hostilité aux Occidentaux est forte. Poutine se dit peut-être qu'en affirmant l'image de la Russie au plan international, il estompera des crises comme l'accident du sous-marin Kursk, qui avait provoqué un tollé d'indignation publique contre le gouvernement russe.
De plus, la démarche de Poutine est typiquement soviétique -- négocier en force et tirer sans prévenir. Vu le bagage de Poutine, il n'est guère surprenant qu'il préfère traiter avec l'Occident par le biais de menaces d'alliances avec des pays comme la Chine et d'allusions à une intervention de plus en plus musclée de la Russie dans divers points chauds du monde, même si cela vient contrecarrer les intérêts des Occidentaux.
Au fond de tout cela, il y a une méfiance fondamentale de l'Occident que partagent la plupart des anciens communistes et dirigeants du KGB qui constituent l'essentiel des rangs du gouvernement. Par conséquent, quand le gouvernement russe déclare ouvertement qu'il se méfie des médias influencés par les pays étrangers, et même des contacts entre étrangers et Russes dans toute une gamme de domaines, ce n'est probablement pas seulement une façade, mais bien l'expression de ses convictions.
Maintenant que les autorités russes ont enclenché un nouveau régime du secret, le SVR a clairement pour mandat de consacrer des ressources massives à l'espionnage des pays occidentaux, et il est clair que le Kremlin prêtera une oreille attentive à ses évaluations et à ses conseils.
Quelles sont les répercussions de cette tendance déstabilisatrice pour le Canada et les États-Unis? Manifestement, il faut réduire nos attentes concernant le rythme de l'évolution de la Russie vers la démocratie. Je crois depuis longtemps que l'administration Clinton avait tendance à voir la Russie à travers des lunettes roses, et à fermer les yeux sur la corruption massive de ce pays et les atrocités commises par les Russes en Tchétchénie.
Il est temps de tourner la page sur cette illusion que les dirigeants russes veulent mettre en place la démocratie et d'admettre qu'on ne se débarrasse pas si facilement des vestiges d'un État policier. Étant donné la présence massive d'ex-agents du KGB au gouvernement et la puissance des services du renseignement et de sécurité, ce n'est pas demain que la Russie sera une démocratie poursuivant un programme de politique étrangère responsable et honorable. Mais -- et c'est un «mais» d'importance -- cela ne signifie pas pour autant que les Occidentaux ne peuvent pas continuer à traiter avec la Russie. En dépit de toutes ces tendances à l'autoritarisme, Poutine demeure pragmatique. Il se rend bien compte, par exemple, que l'avenir économique de la Russie est étroitement lié aux échanges commerciaux avec l'Occident et aux investissements occidentaux, qui vont diminuer encore plus si les relations entre les États-Unis et la Russie continuent à se détériorer.
En outre, comme on l'a vu lors de sa visite à Ottawa en décembre dernier, Poutine veut manifestement être perçu comme un homme d'État et un joueur important sur l'échiquier mondial, et cela peut l'inciter à montrer qu'il est capable de faire certains compromis dans certains domaines.
À cet égard, c'est probablement une erreur de la part de l'administration Bush d'adopter une attitude de confrontation avec la Russie. Les plans américains de mise en place d'un système de défense antimissiles balistiques, l'élargissement de l'OTAN aux États baltes, l'expulsion à grand renfort de publicité de 50 diplomates russes la semaine dernière, et la récente rencontre entre les officiers du département d'état américain et un envoyé tchétchène, tout cela a contribué à réveiller les mauvais instincts chez Poutine et ses collègues et à renforcer leur méfiance à l'égard de l'Occident. Ces initiatives ne font en outre qu'attiser l'hostilité du public russe à l'égard des Occidentaux et apporter de l'eau au moulin de ceux qui prônent la ligne dure pour la Russie. Les États-Unis auraient certainement des moyens plus subtils de manifester leur fermeté sans déclencher le genre de retombées diplomatiques auxquelles on assiste actuellement.
C'est cette attitude plus modérée que le Canada devrait inciter les États-Unis à adopter. Naturellement, les enjeux du Canada au niveau de la situation de la Russie et de l'évolution de ses relations avec les États-Unis sont considérables. Parmi les sujets qui font intervenir directement le Canada, citons la controverse sur le système de défense antimissiles qu'envisagent les États-Unis et l'expansion de l'OTAN.
Naturellement aussi, le Canada et la Russie ont beaucoup de choses en commun, étant donné la similitude de leurs problèmes géographiques. La Russie sait qu'elle a beaucoup à gagner de l'expertise technologique du Canada en matière d'exploitation des ressources, ainsi que des investissements canadiens en Russie.
En somme, il faut que le Canada soit bien conscient de l'évolution du climat politique en Russie et prêt à agir en conséquence -- par exemple, en prévenant les hommes d'affaires canadiens ou autres qui vont en Russie qu'ils doivent redoubler de vigilance à l'égard des services de sécurité russes -- mais il ne faut pas que le Canada perde de vue les perspectives à long terme d'établissement de relations constructives avec la Russie.
Le président: Merci. Je vais maintenant inviter M. Armstrong à faire son exposé.
M. Patrick Armstrong: Bon après-midi. Merci de m'avoir invité. Je crois que vous voulez que je vous parle de la notion de sécurité nationale en Russie.
L'an dernier, le gouvernement russe a publié plusieurs exposés de politique qu'il faut sans doute considérer comme les «livres blancs» de l'ère Poutine.
Avant d'en parler, je voudrais souligner qu'il y a des différences considérables entre ces documents et nos livres blancs, et qu'il convient de bien les préciser dès le départ.
Premièrement, les documents stratégiques russes ont tendance à être beaucoup plus grandioses ou à suivre une démarche plus philosophique que les livres blancs canadiens. Les Russes partent en général de principes généraux au sommet pour descendre vers le bas de la pyramide. Les documents de politique russes sont beaucoup plus longs que les nôtres et constituent parfois de véritables romans-fleuves.
Deuxièmement, ces documents russes sont censés suivre une hiérarchie, et le principe de la sécurité nationale consiste à énoncer le tableau d'ensemble à l'intérieur duquel sont censés venir s'emboîter tous les documents secondaires. Tous ces documents s'intègrent assez bien au principe de la sécurité nationale sauf un, sur lequel je reviendrai plus tard.
Il ne faut pas oublier non plus que le terme «sécurité» qu'utilisent les Russes est plutôt malencontreux. Il ne s'agit pas vraiment de sécurité au sens où nous l'entendons, mais de quelque chose de beaucoup plus vaste. Dans les premiers mots du principe, on dit qu'il s'agit:
[...] d'un ensemble de points de vue sur les moyens d'assurer la sécurité des individus, de la société et de l'État au sein de la Fédération russe face à toute menace externe ou interne à l'égard de leur existence ou de leur activité. Le plan directeur définit les principales orientations de la politique d'État de la Fédération russe.
Il est donc évident que le principe de la sécurité nationale est en fait le plan directeur censé aborder tous les problèmes ou, comme les Russes préfèrent le dire, toutes les menaces dans leur contexte et en fonction de leur importance. En fait, à mon avis, ce principe de la sécurité nationale est un énoncé des principes d'action du gouvernement russe tels qu'il les conçoit.
C'est une notion très différente de notre notion de la sécurité, où l'on pense en général essentiellement à des choses comme les préoccupations de l'armée ou du SCRS, et non à celles du Conseil du Trésor ou du ministère de la Santé. Je pense donc que ce serait une erreur de croire, en dépit de son nom, que c'est un document sur la sécurité. Je pense qu'il est préférable d'y voir le plan directeur du gouvernement de la Russie.
Il ne faut pas oublier non plus que, comme les Russes ont l'habitude de partir du sommet avec de grands principes, ils ont tendance à tout préciser en détail. En Occident, on ne le fait pas. Par exemple, dans le principe de la sécurité nationale, on parle de:
[...] la menace d'expansion économique, démographique, culturelle et religieuse des pays frontaliers dans le territoire russe.
Au Canada, on fait ce genre de choses, mais on ne l'écrit pas dans un document de 40 pages. Par exemple, le gouvernement canadien limite l'accès des banques étrangères; c'est la menace d'expansion économique. Il encourage la venue de jeunes immigrants plutôt que de leurs aînés; c'est la menace démographique. Il adopte des lois pour interdire les magazines à tirage dédoublé; c'est la menace culturelle. Il a des lois interdisant la propagation de la haine religieuse; c'est la menace d'expansion religieuse. Nous ne faisons pas d'exposés stratégiques sur toutes ces questions, nous nous contentons d'agir. C'est une différence considérable. Les Russes ont toujours mauvaise presse parce qu'ils le disent. Nous, nous sommes plus futés, nous ne le disons pas.
Les documents de doctrine russes sont beaucoup plus vastes que les nôtres, c'en est même ridicule. Je ne sais pas pourquoi ils se sentent obligés d'agir ainsi. Ils ne parlent pas vraiment de sécurité au sens où nous entendons ce mot. Tout est hiérarchisé, et ils énoncent des tas de détails que nous ne mettons par écrit.
Comme ils sont censés le faire, les autres organismes gouvernementaux rédigent aussi leurs exposés de doctrine. J'en ai lu plusieurs. Le ministère de l'Éducation a rédigé un document en février 2000 dans lequel, naturellement, on dit que l'éducation est essentielle pour la sécurité de la Russie. Il y a eu le document de doctrine militaire publié en avril. Naturellement, la doctrine militaire est un élément clé de la sécurité de la Russie. Il y a eu un plan de développement social et économique en mai; un énoncé de politique étrangère en juin; un document sur la doctrine de la sécurité de l'information en septembre; et une ébauche de document sur la protection des frontières qui est paru il y a deux jours. Je suis sûr qu'il y en a encore bien d'autres.
Je ne crois pas qu'il faille prendre très au sérieux la plupart de ces textes. La plupart semblent n'être rien de plus qu'un exercice bureaucratique où l'on coche la case qui demande: «Avez-vous fait votre énoncé de politique?», après quoi l'on dit: «Nos services sont essentiels à la sécurité nationale de la Russie, il nous faut donc plus d'argent».
Je crois cependant qu'il faut prendre au sérieux le concept de sécurité nationale étant donné qu'il révèle ce que Poutine et son gouvernement considéraient être, à tout le moins il y a un an de cela, les principales difficultés de la Russie. Encore là, on aime employer le mot «menace».
Qu'est-ce qui menace le plus la sécurité de la Russie?
Le document le dit d'emblée:
La Russie ne peut préserver ses intérêts que si son développement économique demeure durable. Par conséquent, l'intérêt économique de la Russie est d'une importance primordiale.
Tout est dit. C'est l'économie. C'est le problème numéro un de la Russie. L'an dernier, à la télévision américaine, après que Poutine eut parlé de la Tchétchénie, on lui a demandé qui constituait la plus grande menace pour la Russie. Il a répondu que c'était la faiblesse de sa politique économique. Bien sûr, il a raison. Si la Russie demeure faible économiquement, peu importe ce qu'elle fait, elle n'ira pas bien loin.
Soit dit en passant, Poutine comprend bien tout le retard qu'a pris la Russie. J'ai sursauté le jour où il a déclaré:
Il nous faudra environ 15 ans ainsi qu'une croissance annuelle du PIB de 8 p. 100 par année pour atteindre le PIB per capita du Portugal ou de l'Espagne d'aujourd'hui.
Le PIB de la Russie a réussi à atteindre 8 p. 100 l'an dernier, mais personne ne s'attend à une pareille performance cette année, il lui manque donc une année sur 15 pour rattraper le Portugal là où il était l'an dernier. Cet homme ne se fait aucune illusion quant à l'économie de la Russie.
Ce sont des déclarations comme celle-là qui me permettent de croire que le concept de sécurité nationale exprime bien les intentions du gouvernement. Si l'on me permet une parenthèse, je dirais que la plupart de ces propos d'aujourd'hui me rappellent la période Gorbatchev. À mon avis, il faut prendre plus de temps pour lire ce qui se dit et y réfléchir, et non s'en tenir aux hypothèses toutes faites. Je me fie au concept de sécurité nationale parce que les énoncés qu'on y retrouve sont vrais -- et c'est toujours un bon indice, -- et parce qu'ils sont compatibles avec la plupart de ces propos.
Le Concept de sécurité nationale énumère un certain nombre de menaces. Je ne les passerai pas en revue, étant donné que c'est un document long et trop détaillé. Parmi les menaces à la sécurité nationale de la Russie, on retrouve les défaillances dans la gouvernance, la criminalité, le déclin du produit intérieur brut, le gâchis agricole -- quel cauchemar -- le déséquilibre commercial, l'affaissement du potentiel intellectuel et de la recherche, et le piètre état de santé de la population. Ce sont tous, comme vous pouvez le voir, ou bien des problèmes expressément économiques, ou des problèmes, par exemple la mauvaise santé de la population, qui sont épouvantablement exacerbés par l'affaissement économique qu'a subi la Russie.
Le document traite essentiellement de problèmes internes que la Russie doit régler. On mentionne toutefois certaines menaces extérieures. Celles-ci se résument à deux thèmes que tous les porte-parole russes répètent inlassablement chaque fois qu'on aborde le sujet. La première menace à la Russie provient du terrorisme et de l'instabilité aux frontières. C'est la seule chose qui est susceptible de faire intervenir l'armée ou la plupart des forces de sécurité. L'autre menace à la Russie tient, de manière générale, à la place qu'elle occupe dans le monde. Le mot code que l'on emploie ici est «monde unipolaire». C'est un thème dominant de la politique étrangère de la Russie depuis trois ou quatre ans. Par «monde unipolaire», Moscou entend un monde où les États-Unis font ce qu'ils veulent, et les autres pays comme le nôtre ne font que suivre.
Ce thème émane de deux préoccupations. La première est la croyance sincère chez les Russes qu'un monde unipolaire est plutôt une mauvaise chose. Au bout du compte, un tel monde ne conduit pas à la stabilité et ne permet pas non plus d'apporter un règlement pacifique des divers problèmes. Il vaut toujours mieux avoir plusieurs décideurs qu'un seul.
L'autre préoccupation russe, vous la connaissez: C'est que dans un monde où règne la «Pax Americana», la Russie aura encore moins d'importance qu'elle n'en a maintenant.
Il est évident que les menaces internes sont les plus aiguës, et l'on voit bien l'importance qu'elles ont dans le chapitre du concept de sécurité nationale sur les correctifs à prendre. Dans presque tous les cas, il s'agit de menaces d'ordre économique et social. On fait mention de la défense militaire, mais ce n'est certainement pas une préoccupation dominante.
Le portrait de la situation est assez clair, et on peut en tirer assez aisément les déductions voulues. Si l'économie de la Russie est le problème ou la menace numéro un, il est assez clair que le commerce avec Cuba ne l'aidera en rien. L'économie russe ne peut croître qu'avec l'accord, l'assistance et les investissements des démocraties riches. Bref, pour bien cerner le sujet, c'est à mon avis le principal intérêt de la Russie relativement à sa sécurité, à savoir, la création d'une économie saine, et pour cela, la Russie a besoin de nous.
Il y a un problème ici, et il s'agit de la place qu'occupent dans ce portrait d'ensemble les petits problèmes de sécurité de la Russie, et je parle des organes de sécurité. Ces organes semblent penser que la Russie doit verrouiller ses frontières et rester étanche afin de se protéger des ennemis qui veulent la voler. Vous le voyez bien, cela entre en contradiction avec la société ouverte dont la Russie a besoin pour attirer des investissements. Cependant, les organes de sécurité continuent d'arrêter les chercheurs, les écologistes et les hommes d'affaires étrangers même si -- et il s'agit d'une chose très importante que l'on mentionne très rarement -- ils ont rarement gain de cause devant les tribunaux. Presque personne n'a été convaincu.
Ils ont arrêté l'homme d'affaires américain Pope, et deux mois plus tard, la condamnation d'un diplomate russe pour espionnage a été invalidée par la Cour suprême. Que je sache, ils n'ont réussi qu'à faire condamner une seule personne, et la réforme judiciaire à venir devrait probablement leur compliquer la tâche devant les tribunaux. Il s'agit là dans tous les cas de questions relatives à la sécurité de la Russie.
Les organes de sécurité ne sont pas très compétents. Ils ont perdu beaucoup de monde. Certaines de ces personnes se sont lancées dans les rackets de protection ou ont trouvé du travail dans les entreprises de sécurité privées. Cependant, si ces organes ne sont pas contrôlés, leurs petites obsessions relatives à la sécurité vont nuire à l'intérêt général en matière de sécurité. Le climat de l'investissement en Russie est déjà épouvantable, et personne n'investira un sou dans un pays où l'homme d'affaires étranger est constamment filé par des espions aux manières de truands.
Comme je l'ai dit, la plupart des autres textes suivent assez bien l'orientation générale du concept de sécurité nationale. Cependant, il y en a un qui est totalement à l'écart, et il s'agit de la nouvelle doctrine militaire. Un Russe disposant d'assez bonnes relations me disait récemment que Poutine et le conseil de sécurité, qui sont les auteurs du concept de sécurité nationale, ne jugeaient pas nécessaire pour le moment de produire un nouveau texte de doctrine militaire. Cependant, des généraux importants au sein du ministère de la Défense et de l'état-major général, ainsi que certains partisans importants à la Douma, en ont réclamé un, alors on a fabriqué un nouvel énoncé de doctrine militaire. Que je sache, il s'agit du sixième depuis 1990, je ne crois donc pas qu'il soit appelé à occuper une grande place dans votre bibliothèque, particulièrement étant donné que le nouveau ministre de la Défense se trouve à être l'un des auteurs du concept de sécurité nationale.
L'énoncé de doctrine militaire ne correspond tout simplement pas au concept de sécurité nationale. La contradiction la plus flagrante dans cet énoncé est celle-ci: «Préserver la sécurité militaire de la Russie est la fonction la plus importante de l'État». Ce n'est pas ce que dit le concept de sécurité nationale. Selon le concept, la revitalisation de l'économie est le problème numéro un. L'armée prend vraiment ses désirs pour des réalités.
Le passage qui traite de la mobilisation est probablement celui qui montre à quel point cette doctrine est déconnectée de la réalité moderne de la Russie. Même la doctrine militaire reconnaît que la Russie ne participera à aucune grande guerre, par conséquent, il n'y a aucune nécessité de mobiliser la population, et il n'y a absolument rien à mobiliser, ni même de moyens de mobilisation. Par conséquent, on nage encore là dans le fantasme.
En résumé, je ne crois pas que cette doctrine militaire durera plus longtemps que celles qui l'ont précédée. Je ne pense pas que nous devions nous inquiéter outre mesure à ce sujet ou la prendre trop au sérieux, particulièrement à la nouvelle que nous avons apprise aujourd'hui selon laquelle un des auteurs du concept de la sécurité nationale est maintenant ministre de la Défense et qu'il apportera sans doute bon nombre de changements aux forces militaires.
En conclusion, le gouvernement russe a publié un certain nombre d'énoncés stratégiques au cours des 12 derniers mois, dont le plus important est le concept de la sécurité nationale. Le thème est assez simple. Le principal problème de la Russie -- ou la principale menace, comme on préfère l'appeler là-bas -- est l'état de son économie, et presque tous les autres problèmes que connaît la Russie découlent de cette réalité. La Russie doit régler ses problèmes économiques. C'est là son principal intérêt du point de vue de la sécurité. Ce n'est donc pas un point de vue hostile, fermé. Par conséquent, il est justifié de s'inquiéter de la politique de l'esprit de clocher des organes de sécurité -- le petit intérêt de la sécurité. Il faut les rembarrer et leur apprendre à tenir compte du principal intérêt de sécurité de la Russie.
Le sénateur Corbin: Mes questions s'adressent à Mme Knight. J'ai bien aimé son exposé.
À la fin de votre exposé, vous avez dit que de la même façon, nous devrions développer une relation constructive avec la Russie -- en mettant l'accent sur le mot «constructive». Voulez-vous dire que nous devrions nous détacher de la politique américaine à l'égard de la Russie? On a toujours l'impression que nous fonctionnons dans l'ombre des États-Unis en ce qui a trait à notre politique à l'égard de la Russie.
Mme Knight: N'étant pas dans le secret du processus décisionnel aux niveaux supérieurs de la politique étrangère au Canada ou aux États-Unis, je ne peux ici que vous donner une opinion éclairée.
Je dirais oui, naturellement. Sur certaines questions que j'ai mentionnées, notamment le système de défense antimissile balistique qui est à mon avis une mauvaise idée car cela créera trop de retombées, je doute fort que le Canada soit dans une position qui lui permette de s'y opposer sérieusement, s'il voulait le faire.
D'un autre côté, comme je l'ai mentionné, le Canada peut prendre des initiatives indépendantes avec la Russie dans les domaines du commerce, de l'investissement, et ce genre de choses, pourvu qu'il n'y ait pas de détérioration du climat dans les relations Est-Ouest. Nous devrions peut-être également formuler une politique un peu plus indépendante en vue d'influer sur l'administration Bush. Bon nombre de gens à Washington et d'universitaires, et cetera, sont très préoccupés par l'attitude belliqueuse de l'administration Bush à l'égard de la Russie. Si le Canada juge bon de le faire, il devrait appuyer les efforts de ce lobby très puissant.
Le sénateur Carney: Notre comité profite de la présence des excellents témoins qui ont été invités aujourd'hui et de toute leur expérience en ce qui concerne l'impact de ces développements en Russie sur le Canada.
Monsieur Armstrong, nous avons des notes biographiques à votre sujet. Êtes-vous toujours au ministère des Affaires étrangères; on dit ici que de 1993 à 1996 vous étiez conseiller politique auprès de l'ambassade du Canada à Moscou et que vous êtes revenu à la Direction générale de l'analyse stratégique ici à Ottawa, mais vous témoigne ici à titre personnel, alors je m'y perds un peu. Pourriez-vous préciser à quel titre vous témoignez, avant que je pose ma question?
M. Armstrong: Je continue de travailler, comme je le fais depuis 16 ans, pour un petit groupe de spécialistes au ministère de la Défense nationale. J'ai été détaché à Moscou pour le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international. Mon emploi n'a jamais changé, même lorsque je suis allé là-bas.
Le sénateur Carney: Je vois.
M. Armstrong: Je veux y retourner, alors si quelqu'un ici a de l'influence, j'aimerais bien que vous l'exerciez.
Le sénateur Carney: Êtes-vous en conflit avec Mme Knight en ce qui concerne vos priorités quant à ce que le Canada devrait faire? D'une part, on a un témoin qui a un point de vue assez rigide face aux changements dans le climat politique au niveau de la sécurité en Russie, d'autre part nous avons votre point de vue. Il est inhabituel qu'un conseiller politique se préoccupe de questions d'ordre pratique comme le commerce. Vous êtes d'avis que l'économie est le principal problème, alors je me demandais si vous étiez en conflit.
Dans ce contexte, je vous demanderais à tous les deux ce que le Canada fait de bien et ce que le Canada fait de mal. Je pose la question car vous semblez tous les deux vouloir dire que le Canada devrait changer en quelque sorte sa politique selon les circonstances.
D'une part, M. Armstrong dit que nous pouvons aider sur le plan commercial. D'autre part, Mme Knight dit que nous devrions faire en sorte que les Américains soient un peu plus modérés dans leur défense. C'est ce que le Canada a toujours fait. Ce sont là deux priorités depuis des années.
J'ai l'impression que vous tentez de nous dire que nous devrions légèrement changé d'orientation, que ce soit une rectification à mi-période ou une toute nouvelle orientation. Que devrions-nous faire que nous n'avons pas fait par le passé et qu'est-ce que nous devrions continuer de faire?
M. Armstrong: La meilleure chose que le Canada a faite en Russie, c'est McDonald. Tout le monde en rit, mais lorsque je vivais là-bas il était absolument impossible de trouver quelque chose de décent à manger et où on pouvait s'asseoir. Non seulement McDonald a introduit tout le concept de l'alimentation rapide en Russie, mais contrairement à bon nombre d'autres entreprises qui importent tout, il s'agit d'une entreprise russe pratiquement à 100 p. 100. Il y a maintenant trois imitations russes que je connais qui ont été engendrées par McDonald. Il a fallu être très visionnaire pour implanter McDonald en Russie, car la Russie est un endroit terrible pour faire des affaires. La Russie n'attirera jamais beaucoup d'activités d'ailleurs à moins que ce pays puisse changer le climat d'affaires, ce que Poutine dit qu'il fera. Nous attendons de nombreuses mesures législatives et il se peut qu'il y ait une importante mesure législative qui s'en vienne.
J'ai commencé à travailler dans ce domaine avant que Gorbatchev devienne secrétaire général. J'ai connu bon nombre de crises. On m'a dit à de nombreuses reprises que le chariot était à la veille de perdre ses roues et qu'il y aurait un véritable désastre. Avec le temps, je suis devenu très calme et je garde un optimisme prudent. À mon avis, nous sommes à peu près à mi-chemin dans le processus. En 2015, bon nombre de nos inquiétudes au sujet de la Russie auront disparu. Le président que nous aimerons vraiment a fêté son 20e anniversaire aujourd'hui.
Le sénateur Carney: Nous sommes à mi-chemin de quel processus?
M. Armstrong: Pour que la Russie fasse partie de la solution, non pas du problème. En d'autres termes, le verre est à moitié plein et est en train de se remplir.
Hier soir ou avant-hier soir, Poutine a rencontré les dirigeants de la Douma pour parler de la refonte du système judiciaire qui augmentera l'indépendance des juges et réduira le pouvoir du procureur général, puisque ce pouvoir pose réellement un problème en Russie. En Russie, on peut se faire arrêter et jeter en prison pendant des années avant que quoi que ce soit ne se produise. Ces réformes du système judiciaire sont extrêmement nécessaires.
Par ailleurs, il y a un peu trop d'activité de la part des organes de sécurité. Les choses bougent.
Le sénateur Carney: Vous n'avez pas répondu à ma question, mais ça va.
M. Armstrong: Eh bien, un fonctionnaire ne veut pas être trop précis.
Le sénateur Carney: Nous en savons quelque chose.
Mme Knight: Je pense qu'il est très utile que nous ayons un point de vue différent, car il y a toujours deux côtés à la médaille. M. Armstrong a raison de souligner que les préoccupations économiques sont une priorité très importante pour la Russie, et je suis d'accord avec lui au sujet de la doctrine sur la sécurité nationale. Mon problème, c'est que si cette doctrine est suivie d'aussi près et que Poutine et ses collègues y croient vraiment, pourquoi se comportent-ils de façon à décourager l'investissement occidental? En d'autres termes, ils ont changé le climat de façon draconienne au cours des 12 derniers mois. Les gens craignent maintenant d'aller en Russie. Ils ne craignent pas seulement d'y investir; ils craignent d'avoir des contacts avec les universitaires.
Un autre problème dont aucun d'entre nous n'a parlé est l'idée que l'Ouest essaie de voler la technologie russe, d'obtenir quelque chose pour rien. Il y a à ce sujet une sorte de paranoïa collective. Le Canada devrait continuellement s'attaquer à cette question, car c'est une chose sur laquelle nous n'avons de certitude. Je le répète, nous devrions évaluer le climat politique pour permettre au Canada de se faire sa propre idée de la situation en Russie.
Le sénateur Carney: Le Canada le fait par le biais de ses ambassades. M. Armstrong et d'autres nous font parvenir ces évaluations. Pourriez-vous être plus précise? Nous aimerions savoir ce qu'il faut faire.
Mme Knight: Il est très important que les décideurs au Canada, par tous les moyens possibles, suivent de près les événements pour voir comment les choses évoluent. Même si je doute que ce soit le cas, nous risquons de constater qu'il y aura d'autres changements positifs. Il ne faut pas partir du principe que les choses sont immuables. Nous ne devons jamais oublier que la situation peut évoluer très rapidement.
Le problème est dû en partie au fait, malheureusement, que la Russie met le Canada dans le même panier que les États-Unis. Il serait utile que le Canada trouve une façon de traiter indépendamment avec la Russie au sujet de questions apparemment mineures et d'insister sur les points communs que nous avons avec ce pays, comme nos problèmes d'ordre géographique, et ainsi de suite. Le Canada doit, chaque fois que possible, rappeler à la Russie les possibilités qui s'offrent à elle si elle collabore davantage avec notre pays, notamment sur le plan de l'investissement étranger.
Le sénateur Carney: Monsieur Armstrong, vous dites que l'Ouest, et surtout le Canada, peut aider la Russie sur le plan économique grâce au commerce extérieur. Le commerce extérieur suit l'investissement. Seriez-vous prêt à investir en Russie si vous étiez dans le monde des affaires?
M. Armstrong: En fait, j'ai investi en Russie. Je ne peux pas dire que l'investissement ait été très rentable. Je ne suis pas encore rentré dans mes frais. J'ai investi dans un fonds commun de placement russe. J'espère récupérer ma mise, mais c'est un investissement à long terme, c'est le moins qu'on puisse dire.
Je vais vous faire une suggestion précise que j'ai faite à l'ACDI. Nous appliquons un programme de l'ordre de 20 millions de dollars par an en Russie. J'ai conseillé à l'ACDI à maintes reprises d'investir pratiquement tous ces fonds dans des bourses pour permettre à des Russes de venir au Canada, l'idée étant qu'une personne qui vient dans notre pays sera mieux disposée à notre égard à l'avenir.
Le sénateur Carney: C'est l'effet de Hong Kong.
M. Armstrong: C'est exact. On prépare le terrain pour les gens d'affaires canadiens. Ils pourront frapper à certaines portes. Une personne qui reçoit ce genre de coup de pouce fera sans doute partie de la classe politique intermédiaire en Russie dans 20 ans, de sorte qu'on prépare les personnes importantes pour l'avenir. J'en ai rencontré quelques-uns car nous faisons ce genre de choses?
En outre, on supprime bon nombre des abus. Notre argent sera dépensé chez nous. Bon nombre de jeunes privilégiés ayant des relations viendront au Canada. Il ne faut pas donner de l'argent aux universitaires pour qu'ils aillent en Russie, qu'ils séjournent à l'hôtel Aerostar et qu'ils parlent aux mêmes personnes jour après jour. Il faut faire venir les Russes ici et investir dans l'avenir.
Tout cela est une question de génération. Vingt ans séparent Eltsine et Poutine, et on peut déjà voir la différence. Nous voulons cibler les jeunes de 20 ans. Est-ce que ce ne serait pas une bonne idée de les faire venir à l'université Guelph, éventuellement, pour étudier l'agronomie?
Le sénateur Carney: Ou à l'Université de la Colombie- Britannique.
Mme Knight: Je suis d'accord. Je ne connais pas bien tous les programmes offerts par le Canada. Il faudra éviter certaines choses. Aux États-Unis, on a mis sur pied un important programme pour inciter les Russes à venir dans le pays pour y apprendre la démocratie à l'américaine. À mon avis, cela a été un énorme gaspillage. Je ne pense pas qu'on puisse enseigner ainsi la démocratie aux Russes. On a toujours eu tendance à croire de façon naïve que s'ils pouvaient simplement voir comment nous faisons les choses... Même avec la réforme judiciaire et tout le reste, il y a un énorme risque.
Le président: Ils ont sans doute suivi les dernières élections.
Mme Knight: Précisément. Nous nous trompons si nous partons du principe qu'il nous suffit, pour montrer à la Russie les avantages de la démocratie, de les réunir avec des parlementaires canadiens ou des membres du congrès aux États-Unis. Je ne crois guère en l'effet que pourrait avoir une quelconque formation dans ce domaine, car les Russes abordent les choses différemment de nous. Cela prendra beaucoup plus longtemps. Les échanges dont vous parlez, monsieur Armstrong, en se concentrant sur l'aspect économique, en enseignant aux Russes les pratiques du commerce, et autre initiative de ce genre, seraient extrêmement utiles.
Le sénateur Graham: Ma première question s'adresse à Mme Knight. Vous avez dit que le président Clinton regardait la Russie à travers des lunettes roses. Quel genre de lunettes utilise le président Bush, ou quelle est la couleur belliqueuse?
Mme Knight: Excellente question. Quelqu'un m'a demandé qui est responsable de ce changement de politique. Est-ce Bush lui-même ou Dick Cheney?
Lorsque Bush est arrivé à la présidence, les gens étaient très désabusés par la politique américaine à l'égard de la Russie. Cette question suscitait de nombreuses critiques et des examens de conscience, et a fait l'objet d'une longue étude de la part du congrès. On donnait de l'argent à la Russie mais cela se perdait à cause de la corruption aux mains de ces oligarques.
À mon avis, l'administration Bush croit qu'elle doit se montrer ferme et adopter une politique dès le début. Il faut espérer que cette réaction initiale va s'atténuer par la suite, mais je dirais que c'est tout à fait à l'autre extrême de la politique de l'administration Clinton. J'aurais souhaité voir une attitude un peu plus subtile. C'est vrai, il y a eu des erreurs par le passé, mais est-ce une raison pour complètement renverser la vapeur?
J'espère que cela répond à votre question.
Le sénateur Graham: Merci. Monsieur Armstrong, j'approuve l'idée des bourses. Toutefois, pourquoi les Russes viendraient-ils au Canada pour étudier et retourner ensuite en Russie? Êtes-vous convaincu qu'il existe suffisamment de Russes idéalistes qui seraient prêts à venir ici pour apprendre les coutumes canadiennes ou nord-américaines et retourner ensuite en Russie?
Toujours dans la même veine, j'aimerais savoir si les centres d'éducation démocratique qui ont été créés en Russie par des organismes comme le National Democratic Institute de Washington ou l'International Republican Institute obtiennent des résultats.
J'ai une autre question, monsieur le président.
Vous pourrez peut-être y répondre en même temps. J'ai de nombreuses questions mais je n'en poserai qu'une seule.
Vous dites que les jeunes de 20 ans qui habitent actuellement en Russie pourraient devenir les présidents de demain. Sommes-nous loin de la tenue d'élections libres et équitables en Russie?
M. Armstrong: Nous offrons un programme de bourses. On les appelle, et ce n'est peut-être pas très élégant, les «bourses Eltsine». Ce que j'essaie de faire comprendre à l'ACDI, c'est que nous devrions concentrer tous nos efforts dans cette initiative, et pas seulement une partie des fonds.
Les Russes émigrent difficilement. Vous vous souvenez, il y a 10 ans, lorsqu'on craignait que des centaines de milliers de réfugiés russes ne débarquent en force en Suède, et cetera? Les Russes retournent apparemment chez eux, mais les résultats du programme des bourses Eltsine vous en diront plus. Que je sache, ils rentrent chez eux. Je ne m'inquiéterais pas trop à ce sujet. Un certain nombre d'entre eux le feront de toute évidence.
Je crains de ne pas connaître grand-chose des centres démocratiques. Tout d'abord, il y a cinq ans que je n'ai pas mis les pieds en Russie. J'ai été très impressionné par les travaux faits par notre centre parlementaire à la Douma quand j'étais dans le pays. À mon avis, cela a fortement contribué à mettre en place des rouages nécessaires. Toutefois, je crains de ne pouvoir répondre à votre question.
J'ai été observateur lors de trois élections. Pour ma part, je n'ai rien à redire du système électoral russe. N'oubliez pas que bon nombre de Russes continuent de voter pour la personne pour laquelle ils pensent être censés voter. Il y a eu au moins une élection où ils n'étaient pas sûrs de savoir qui était le bon candidat, de sorte que les voix sont allées à diverses personnes étranges. Je crois savoir que Zhirinovsky a obtenu un bon nombre de voix parce qu'il était censé être le bon candidat. Leur système électoral est relativement bon.
Il y a eu tout un fla-fla dans le Times de Moscou au sujet de tricherie aux élections qui ont amené Poutine au pouvoir. L'objection que j'ai formulée est que, oui, beaucoup de nouveaux électeurs russes ont été inscrits sur la liste électorale pour les élections présidentielles. C'est qu'il y a en fait une mini-explosion démographique en Russie et il est possible qu'un million de personnes aient atteint l'âge de 18 ans, selon la date à laquelle les deux listes électorales ont été faites. Personne n'a pris la peine de réfuter cette objection.
Je crois que leurs élections sont raisonnablement bien organisées, quoiqu'en fin de compte, chacun sait pour qui il est censé voter. Cela se compare probablement favorablement avec la Floride.
Le sénateur Andreychuk: Je m'intéresse à la mutation de Sergei Ivanov qui est passé au ministère de la Défense. J'ai entendu dire le contraire, mais cela se traduit par une consolidation du pouvoir autour de Poutine, puisque ce dernier peut mettre à sa main tous les services de défense et de sécurité, et cela devrait être une source d'inquiétude plutôt que l'inverse. Je pense que vous avez tous les deux des points de vue divergents sur cette question. Est-ce une mutation importante?
Mme Knight: Je pense que c'est très intéressant. Cela vient tout juste d'arriver et ça m'a frappée. J'incline à croire que les mutations de fonctionnaires ont généralement une certaine importance. Sergei Ivanov est probablement l'un des hommes les plus influents au Kremlin. Il est le conseiller le plus proche de Poutine. J'ignore si M. Armstrong est d'accord avec cela. C'est un revers pour les militaires de se retrouver subitement avec un nouveau chef qui n'est pas militaire, mais plutôt quelqu'un du KGB.
Je dois ajouter qu'il y a environ un an, une nouvelle loi très complète a été adoptée au sujet des organes de contre-espionnage des forces armées, qui constituaient autrefois la troisième direction du KGB. Essentiellement, les services de contre-espionnage militaires relèvent des services de sécurité internes, les services fédéraux de sécurité. Ces officiers sont disséminés dans tous les services militaires en Russie. Leur travail est d'espionner les militaires pour garantir leur loyauté, et aussi de s'assurer que les étrangers n'obtiennent pas de renseignements secrets, et cetera.
À l'instigation de Poutine, le service militaire de contre- espionnage a vu ses pouvoirs considérablement renforcés. À l'époque, je considérais cela comme, comment dirais-je, comme un signe que les services de sécurité essayaient d'exercer plus d'influence sur les militaires. À mes yeux, cette nomination ne fait que renforcer cette impression. Oui, nous voyons maintenant dans l'entourage de Poutine tout un groupe de gens dont beaucoup sont des anciens du KGB.
Par ailleurs, bien sûr, maintenant que les militaires ne sont plus en Tchétchénie, devinez qui a repris en main les services de sécurité? Il est probable que les militaires sont très contents de ne plus y être. Néanmoins, c'est encore un autre signe que l'influence des militaires va en diminuant.
M. Armstrong: Cela vient tout juste d'arriver aujourd'hui et je ne suis pas certain que j'aurais choisi Ivanov, pour ma part. Depuis six ou huit mois, nous savons qu'il faut faire des changements de personnel pour lancer la réforme militaire. Je n'entrerai pas dans les détails, mais il y toute une controverse entre l'ancien ministre de la Défense et le chef d'état-major quant à l'utilité d'avoir tellement d'armes nucléaires. L'argument est qu'elles ne sont pas très utiles et qu'il faudrait réduire leur nombre de façon très marquée. Cette controverse n'est pas réglée. Nous sommes aussi en présence d'une réforme militaire qui débouchera, de façon générale, sur une armée moins nombreuse mais plus maniable. Cette controverse n'est pas réglée non plus. Les changements de personnel n'ont pas été faits. Ce qui est intéressant au sujet d'Ivanov est que, premièrement, il était le principal responsable de l'élaboration du plan de réforme militaire. Nous supposons que cet embâcle a maintenant été dynamité et qu'on assistera à de l'action. Il y aura probablement d'autres changements de personnel. C'est le premier pas vers la création d'une armée moins nombreuse et plus intelligente, et ce sera un processus d'au moins dix ans.
Deuxièmement, il est évident que l'ascension d'Ivanov se fait dans le sillage de Poutine. Ils viennent tous les deux de Saint-Pétersbourg. Ils sont allés à l'école ensemble. Ils étaient ensemble à la première direction du KGB. Poutine a élevé Ivanov au rang de numéro 2 quand il est devenu chef du FSB. C'est en partie le remplacement du groupe de Eltsine par le groupe de Poutine. L'une des faiblesses de Poutine, c'est qu'il n'est pas entouré par des gens qui lui sont tout dévoués. C'est un pas dans cette direction.
La question qui se pose ensuite et qui est extrêmement intéressante porte sur le fait que bien des gens ont dit que le conseil de sécurité dirige le pays. Sergei Ivanov, à titre de chef du conseil de sécurité, était le numéro 2 du pays. Est-il encore le numéro 2? Est-ce une rétrogradation ou une promotion pour lui? Le type qui l'a remplacé est le ministre de l'Intérieur, et je pense qu'il a été écarté parce que la personne qui lui poussait dans le dos est quelqu'un qui est très en faveur de la réforme judiciaire.
Je pense que nous venons de voir des mouvements de pièces sur l'échiquier. Franchement, Ivanov s'est-il déplacé vers le haut, vers le bas, ou latéralement? Je n'en sais rien, mais je pense que cela veut dire qu'une réforme militaire s'en vient et que Poutine est en train de mettre en place à des postes clés des gens qui lui sont dévoués.
Le sénateur Andreychuk: Monsieur Armstrong, vous avez dit que «la voiture ne va pas perdre ses roues». Tous ceux d'entre nous qui ont continué d'analyser la Russie tout au long des décennies et des siècles savent bien que les roues tombent au moment où l'on s'y attend le moins et que nous ne sommes pas très bons quand il s'agit d'analyser la Russie.
Je me demande si c'est une indication à long terme de ce programme plus général de réforme économique qui exige de mettre de l'ordre dans les affaires, d'imposer des contrôles plus rigoureux, de faire intervenir les gouverneurs et de mettre au pas les oligarques. Il doit pouvoir activer beaucoup de leviers s'il veut agir sur la situation économique; mais si le moteur de l'économie ne démarre pas, alors tous les pouvoirs qu'il aura concentrés entre ses mains pourraient probablement servir à d'autres fins et déboucher sur la création d'un régime très autocratique et répressif. Ne sommes-nous pas à la croisée des chemins? Les autres présidents se trouvaient pour ainsi dire à un point de départ. À mes yeux, Poutine, lui, est à la croisée des chemins. Il pourrait aller dans un sens comme dans l'autre, cela dépendra de l'orientation que nous donnerons à nos politiques envers la Russie et de la modération dont il saura faire preuve dans les situations les plus difficiles dans cette longue marche vers la reprise économique.
M. Armstrong: Je ne pense pas qu'il soit possible de faire rentrer le dentifrice dans le tube en Russie. C'est un pays très désorganisé, presque en lambeaux. Beaucoup des leviers du pouvoir ont disparu. On a fait tout un plat l'année dernière des efforts pour reprendre en main les régions. Cela ne fonctionne tout simplement pas. Poutine ne peut pas imposer ses choix aux élections. Beaucoup de gouverneurs dont il ne voulait pas ont été réélus. Il gagne parfois, mais il perd des batailles.
À mon avis, le véritable danger qui guette la Russie est la paralysie, que plus rien ne se passe. Nous avons une bonne année, suivie d'une mauvaise; nous avons un peu de ceci et un peu de cela. Le danger est que toute la machine s'immobilise. Elle roulera au pas, mais elle ne décollera jamais. De façon générale, comme je l'ai dit, je suis prudemment optimiste au sujet de la Russie. Nous aurons peut-être la paralysie, quoique je suis encouragé aujourd'hui parce que la réforme militaire était justement l'un des éléments qui ne décollait pas. Toute une flopée de lois économiques doivent être adoptées. On en a fait la promesse. On est en train de les rédiger quelque part. Elles doivent être présentées à la Douma dans six semaines à peu près, et je suis raisonnablement confiant que ce sera le cas. Il y a des choses à faire. Ce sera une longue marche, comme vous le dites, et il ne sert à rien de gaspiller encore deux ou trois ans. Il vaut mieux commencer tout de suite plutôt que dans dix ans.
Le sénateur Austin: Je suis tenté de poser une question à laquelle vous pourriez probablement nous donner tous les deux une réponse intéressante. Elle concerne l'évaluation de Strobe Talbot et sa contribution aux relations entre la Russie et les États-Unis. Mais je vais laisser cette question de côté pour l'instant.
Je veux revenir aux commentaires qui ont été faits au sujet de la priorité, c'est-à-dire l'économie. Je connais la Chine beaucoup mieux que la Russie. Je vais toutefois tenter de faire des parallèles. Les Chinois ont également accordé la priorité absolue à l'économie. Depuis 1978, ils s'y sont appliqués avec constance. Ils ont maintenant créé dans leur pays une économie d'un billion de dollars U.S. Bien que cela représente seulement un PIB de 1 000 $ U.S. par habitant ou même un peu moins, c'est une augmentation énorme. La Chine a par ailleurs un taux de croissance du PIB de l'ordre de 7 à 8 p. 100 par année, et cette augmentation est assez régulière.
Il ne fait aucun doute que le modèle chinois a intégré la discipline du Parti communiste au coeur de sa formule. Le parti sert d'agent dans tout le pays et veille à ce que les politiques de modernisation économique soient mises en oeuvre. Premièrement, est-ce la solution que Poutine devrait adopter pour contrôler ses objectifs économiques?
Deuxièmement, peut-on constater si les autorités russes sont préoccupées par la prospérité qui est créée autour d'elle compte tenu de ce qu'à l'heure actuelle, la Russie profite d'un prix du pétrole qui pourrait être encore favorable pendant un certain temps mais qui, comme nous l'avons vu, est une base fort instable sur laquelle faire croître une économie?
La troisième variante de la question porte sur les afflux de capitaux. À l'heure actuelle, la Chine bénéficie d'énormes investissements étrangers directs de 40 milliards de dollars. Les Chinois ont réuni 350 milliards de dollars en investissements et la diaspora chinoise s'est fermement engagée à oeuvrer pour l'expansion de l'économie.
Existe-t-il des parallèles à cela, ou les Russes doivent-ils compter uniquement sur leurs capitaux internes, sans qu'il y ait la règle de droit ou sans un code commercial reconnaissable? Les Chinois ont fait d'énormes progrès pour ce qui est d'établir des normes de commerce internationales; et en adhérant à l'OMC, ils imposeront un mécanisme droit au coeur du régime chinois. L'OMC fait-elle partie de vos prévisions pour les 15 prochaines années?
Je lance ces idées et j'aimerais savoir ce que vous en pensez tous les deux.
Mme Knight: Ma réponse est assez générale, mais si les Chinois ont réussi, c'est parce qu'ils ont commencé par l'agriculture. Ils n'ont pas vendu leurs propriétés, ils ont été prudents. L'économie chinoise est un bon exemple d'économie mixte, d'entreprises privées conjuguées à un régime étatique autoritaire. Cela peut fonctionner, bien sûr, mais il est trop tard pour la Russie. Voilà le problème. La Russie devra travailler très fort. Comme vous le savez, l'une des raisons pour lesquelles la réforme économique russe n'a pas fonctionné, c'est qu'elle s'est déroulée dans un climat de chaos. Pour effectuer une vraie réforme, il ne suffit pas que des femmes vendent des ampoules grillées dans le métro; il faut une infrastructure, et la Russie n'en a jamais mise en place.
Si Poutine était d'un caractère plus autoritaire, pourrait-il commencer à adopter ces lois? Probablement, mais à l'heure actuelle, le plus grand problème de M. Poutine est l'étendue de la corruption. Comme je l'ai dit, il a fait très peu pour régler ce problème. Il ne s'en est pris qu'à certaines oligarchies corrompues contre lesquelles il a mené une vengeance politique. Tant que ce problème ne sera pas résolu, on ne saurait même pas parler du modèle chinois. Cela est également lié au problème des investissements.
Le sénateur Austin: Pourra-t-il jamais avoir le pouvoir nécessaire pour imposer des réformes en Russie ou la stagnation est-elle inévitable? Le mouvement en Chine se fonde sur l'autorité du Parti communiste partout dans le pays. Cette autorité n'existe pas en Russie. Il y a un danger de stagnation. Poutine doit-il se montrer plus autoritaire pour obtenir le pouvoir d'effectuer une réforme?
Mme Knight: Il pourrait certes commencer par effectuer sa réforme fiscale et adopter des lois pour régir le marché. Ce que je trouve intéressant, c'est que nous avons tous reconnu que Poutine comprend l'importance pour la Russie de faire des progrès économiques, mais si l'on regarde ce qu'il a fait au cours de la dernière année, il n'y a pas grand-chose.
Le sénateur Austin: Le contrôle du service de sécurité est-il sa façon à lui de disposer d'une unité qui puisse manifester de l'autorité dans le régime de gouvernement russe?
Mme Knight: C'est possible.
M. Armstrong: On ne peut pas reconstituer le Parti communiste. Il existe, mais tous ses membres ont 50 ans, ils sont aussi vieux que moi. Ce parti est fini.
Quand Poutine est arrivé, il parlait beaucoup de mettre en place un État fort. Il est intéressant de voir que dans le discours sur l'État de la nation qu'il a prononcé devant la Douma, il a commencé par utiliser ces mêmes termes, puis il s'est repris en disant «Si vous n'aimez pas ce terme, je peux parler d'État efficace». C'est cela qu'il veut, un État efficace. Il prétend avoir réalisé certains progrès. Auparavant, les lois des régions ne correspondaient pas vraiment aux lois centrales. On a fait beaucoup pour corriger cette situation.
A-t-il le pouvoir d'imposer des mesures? Non, pas du tout. Il n'aura jamais ce pouvoir, peu importe combien de membres du FSB s'arrêteront les uns les autres. Ce pouvoir n'existe pas.
La Russie est un pays très vivant. Quand j'y habitais, je demandais aux gens qui venaient d'arriver ce qui les étonnait le plus de la Russie. Ils me répondaient qu'ils étaient étonnés de voir à quel point la situation avait l'air normal. Il se passe beaucoup de choses en Russie. Les médias ne nous informent pas bien sur ce pays. J'ai suivi avec beaucoup de fascination l'évolution de plusieurs petites entreprises. Wimm-Bill-Dann s'est acquis une bonne part du marché des aliments. Un brasseur russe, Baltica Beer, est également très prospère. L'un des oligarques est en train de remettre Norilsk Nickel sur pied. Il s'agit de quelqu'un qui n'est pas un escroc, comme tant d'autres.
Il se passe beaucoup de choses en Russie. Je ne crois pas qu'il y aura de stagnation car trop de choses se produisent. Je considère que c'est plus une possibilité qu'une probabilité.
Pour ce qui est du modèle chinois, l'agriculture russe est un tel cauchemar qu'on ne peut pas rétablir la situation. Rien n'a été fait en agriculture depuis dix ans. Personne ne sait quoi faire. La Banque mondiale a dépensé une fortune à examiner ce que les Russes ont fait en 1905 et a étudié comment cela pourrait être privatisé. Ce n'est peut-être pas la solution. Très peu d'agriculteurs britanniques possèdent leurs terres agricoles. La propriété privée est un mythe américain et elle n'est peut-être pas la solution.
J'ai visité des fermes collectives russes et je ne sais pas comment on pourrait scinder une ferme qui possède, dans son équipement, un énorme élévateur à grain. Les Russes ne peuvent pas faire ce que les Chinois ont fait. Malheureusement, l'agriculture russe est si endommagée qu'il n'y a pas de solution au problème.
Si l'économie a connu une croissance l'an dernier, c'est pour deux raisons. La première, on en a entendu parler, c'est le pétrole et le gaz. La seconde, c'est l'effondrement du rouble, qui était grossièrement surévalué. Les produits russes peuvent maintenant être concurrentiels.
La dernière fois que je me suis rendu en Russie, j'ai remarqué que les magasins étaient plein de produits russes. Ces produits semblent raisonnables. Ils sont bien emballés. Pendant longtemps, Wimm-Bill-Dann a dû prétendre être une société étrangère. Elle peut maintenant affirmer qu'elle a toujours été russe mais qu'elle s'était donnée le nom de Wimm-Bill-Dann afin que les Russes pensent qu'elle était danoise.
Les économistes se sont trompés au sujet de l'économie russe toute l'année dernière. Ils disaient tous que l'effet de substitution des importations était terminé. L'effet se continuait pourtant. Lorsqu'un pays importe la moitié de ses aliments et que le prix de cette importation est tout à coup multiplié par quatre, cela donne une marge de manoeuvre considérable aux fabricants du pays.
Les Russes peuvent-ils voir de la prospérité autour d'eux? Bien sûr que non. La Russie est le pays le plus libre et le plus prospère de la CEI. Autour d'elle, il n'y a pas de riches. Il y a l'Ukraine, la Georgie et le Kazakhstan.
Le sénateur Austin: Il y a aussi la Pologne ou la Hongrie, n'est-ce pas?
M. Armstrong: Oui, bien sûr, mais dans son petit univers immédiat, c'est elle qui s'en tire le mieux, de loin. Les Russes sont toutefois préoccupés de ce que les changements structuraux nécessaires pour produire une croissance autonome n'ont pas été réalisés. La Douma examine de nombreuses mesures législatives sur les banques, sur la propriété des terres, et cetera, et elle a enfin approuvé la vente des terres non agricoles. Elle examine tout cela, mais il reste encore beaucoup à faire. D'ici juin, la Douma devrait être saisie d'un grand nombre de projets de loi. Ces projets de loi seront adoptés, car la Douma collabore.
Le sénateur Bolduc: Au cours des derniers mois, Poutine a rencontré six des dirigeants du G-7, c'est-à-dire tous ses dirigeants à l'exception du président Bush, ainsi que les dirigeants de la Chine et de l'Inde. Savez-vous comment ces pays ont évalué les efforts de Poutine pour consolider ses propres pouvoirs, adopter le modèle de la Chine, de Singapour ou d'autres endroits pour cela, ou pour défendre les intérêts de la Russie sur la scène internationale?
Avez-vous des évaluations d'autres personnes que vous à propos de ces pays?
Mme Knight: Généralement, étant donné les doutes qu'on a d'abord eus à l'égard de M. Poutine, le fait qu'il était généralement considéré comme un politicien peu apte à devenir un bon président, je pense qu'il a «surpris» un bon nombre de dirigeants mondiaux à qui il a montré qu'il pouvait s'exprimer facilement et blaguer. Il est jeune et plein d'énergie. De façon générale, quand il est arrivé, il n'a pas suscité de grandes attentes, mais je pense que, surtout aux yeux de certains leaders occidentaux comme Tony Blair, il ne s'en est pas mal tiré. Toutefois, à ce niveau les choses sont très différentes de ce qui se passe à l'intérieur du pays. Comme je l'ai dit, il tient beaucoup à être perçu comme un important chef d'État et pouvoir discuter et négocier avec ces gens. Il ne veut pas être perçu comme un marginal. Il aimerait faire partie de l'équipe si possible mais, pour l'instant, il subsiste de nombreuses contraintes.
M. Armstrong: J'ai parlé à pas mal de gens qui l'ont rencontré, notamment des interprètes qui, à de nombreux égards, sont les gens à qui on a le plus d'intérêt à parler. Tous disent qu'il est très bien informé, plein de retenue. Il s'exprime bien, connaît son sujet, sait écouter, fait très bonne impression et a un certain charisme. Ce n'est pas un Pierre Trudeau, mais il a du charisme. Il parle bien le russe, ce qui est très intéressant parce qu'il a recueilli ainsi beaucoup de voix. Dès que les gens se sont rendu compte qu'il pouvait parler un russe «élégant», de nombreux Russes ont voté pour lui. Ils y tiennent beaucoup.
Je sais qu'il peut apprendre. Auparavant, quand il rencontrait des gens, il ressortait les mêmes propos sur le terrorisme en Tchétchénie, et c'est alors qu'il commençait à s'emporter. Il serrait les poings et s'accrochait aux bras de son fauteuil. Il ne le fait plus. Il a appris qu'on ne convainc personne en disant la même chose à cinq reprises chaque fois un peu plus fort. Il a certainement appris.
Je dirais qu'il vise peut-être un peu trop haut. C'est difficile de savoir quel est le poids de la Russie dans le monde actuellement. Nous avons vu ce qui s'est passé en Corée du Nord ainsi que sa tentative au Moyen-Orient de trouver quelque «noeud», pour parler comme les Russes, de problèmes mondiaux et le dénouer, pour montrer que la Russie est un acteur nécessaire et important. Nous savons qu'il est un peu irrité parce qu'on n'a pas apprécié à sa juste valeur le rôle qu'a tenté de jouer la Russie dans le règlement de la guerre au Kosovo.
Or il s'avère que M. Poutine est beaucoup plus adroit que la plupart d'entre nous ne l'avaient pensé. En fait, il impressionne les gens, même ceux qui ne sont pas facilement impressionnables. Des gens qui n'ont pas d'atomes crochus avec lui admettent à contrecoeur qu'il n'est pas si mauvais. C'est un joueur intéressant. Il est intéressant de rappeler que Eltsine avait vu en lui ces capacités alors que personne d'autre ne les avait décelées.
Le président: Il est intéressant de voir que personne ne s'était rendu compte que Eltsine l'avait compris avant que M. Poutine ne devienne premier ministre. Pour moi c'est l'aspect le plus intéressant. Les experts ne s'en étaient pas rendu compte.
M. Armstrong: Eltsine sait très bien lire dans les feuilles de thé.
Le sénateur Bolduc: Peut-être qu'il s'agit simplement pour lui d'essayer de consolider son propre pouvoir à l'intérieur de la Russie, parce qu'elle a été décentralisée à une certaine époque. Toutefois, ce n'est pas une façon d'assurer la croissance économique. C'est toujours ainsi que des dictateurs cherchent à s'approprier le pouvoir.
M. Armstrong: On ne peut pas imaginer à quel point la Russie était et demeure dans un état de chaos. Faire en sorte que la Russie soit aussi bien gouvernée que le Canada, c'est un objectif inatteignable. Il veut un État fort, mais il part d'une position que nous ne pouvons même pas imaginer ici. Il a un long chemin à parcourir. On a de nombreux exemples des compromis qu'il a faits. Nous le voyons sans cesse dans le cas des gouverneurs. Il y a un an, tout le monde a dit que Mintimer Shaimiev allait partir au Tatarstan. Shaimiev et Poutine ont conclu une entente. Shaimiev est heureux; Poutine est heureux. Les choses vont bon train pour ce qui est des ententes conclues, de la vraie politique.
Il a consolidé son pouvoir, bien sûr. Il est très populaire. Il a remporté l'élection, ce qui lui confère une grande légitimité. Il met ses gens en place. Il apprend. Il est encore extraordinairement populaire. Toutefois, vous avez raison de dire qu'il y a des choses à faire avant que l'économie ne démarre.
Mme Knight: Je vais contredire M. Armstrong, s'il me le permet. Pour ce qui est du russe élégant de M. Poutine, je rappellerai seulement cette phrase où il parlait de tirer à bout portant sur tous les Tchétchènes dans les chiottes et certaines autres expressions assez vulgaires qu'il a employées à ses débuts. Il s'est amendé un peu, mais je ne pense pas que les Russes aient voté pour lui en raison de l'élégance de sa langue. Je pense qu'ils ont voté pour lui parce qu'il est parvenu à toucher leur fibre nationaliste. C'est une chose dont nous n'avons pas vraiment parlé, mais cela compte grandement. C'est pourquoi la guerre en Tchétchénie est si populaire, quoiqu'elle commence à perdre de sa popularité.
Si une chose permettait d'expliquer pourquoi Poutine continue de conserver sa popularité malgré une situation économique déplorable, c'est parce qu'il a cette capacité de faire appel, pour ainsi dire, au grand nationalisme russe. Je ne crois pas que ce soit une très bonne chose.
Dans ses récents mémoires, Midnight Diaries, Eltsine dit très clairement que l'une des grandes raisons pour lesquelles il avait choisi M. Poutine, c'était que, comme je l'ai dit, M. Poutine avait prouvé sa loyauté en fermant les yeux sur la corruption dans l'encourage de Eltsine, notamment les activités corrompues d'Anatoly Sobchak, qui était maire de Leningrad, M. Borodine, qui est maintenant en prison à New York, qui était le patron de Poutine, et vous vous rappellerez peut-être qu'en Russie il n'a pas été poursuivi. Le procureur a déclaré qu'il n'y avait pas d'élément de preuve. Il est maintenant détenu à New York parce que la Suisse demande son extradition. Dans ses mémoires, il a pour ainsi dit déclaré: «Je lui ai donné le poste, d'abord, parce que c'est un dur et parce que les gens voulaient quelqu'un des services de sécurité; et, deuxièmement, parce que je pouvais compter sur lui pour ne pas recourir aux services de sécurité pour combattre la corruption».
Mon interprétation diffère un peu.
Le sénateur Bolduc: Je ne suis pas du tout scandalisé par la façon dont vous pouvez vous contredire l'un l'autre. J'ai récemment lu dans les journaux, ce matin même peut-être, que les conseillers de Bush, d'un côté le général, de l'autre, Cheney, lui présentent des évaluations différentes.
Le président: J'ai une question. D'abord, je ne suis pas du tout étonné que Poutine ait fait carrière dans la police. Il me semble que la police était la meilleure organisation au pays avant 1990. L'ancien président Bush a été le chef de la CIA, à propos. Beaucoup de gens ont fait carrière dans les services de sécurité. Nous en avons déjà parlé entre nous. Je suppose qu'il doit avoir son réseau. Il est allé à l'école, il était dans le système, et ces gens seraient, dans bien des cas, très capables. Je crois que normalement les services de sécurité embauchent des gens capables. Bien sûr, le pays a besoin d'une certaine autorité parce qu'il se trouvait dans le chaos. Je me demande pourquoi on s'en étonnerait ou pourquoi on en serait choqué. Est-ce que beaucoup d'autres pays s'y sont pris de la même façon? Le sénateur Bolduc dit qu'aucun facteur économique n'intervient là-dedans, mais bien sûr on ne peut pas parler de facteur économique tant qu'il n'y a aucun pouvoir.
Le professeur Popov a dit ici il y a plusieurs semaines que si la Chine connaissait une telle réussite c'est qu'elle avait conservé le pouvoir.
Je ne vois rien de mal à ce qu'un réseau de gens capables s'impose dans cette situation.
Mme Knight: J'ai entendu ce qu'on a dit à propos de Bush et de la CIA. Il y avait une grande différence entre le KGB et la CIA, si mauvaise puisse être la réputation de celle-ci. M. Poutine a fait l'essentiel de sa carrière dans le contre-espionnage, pas dans les renseignements extérieurs. Il a servi en Allemagne de l'Est.
Le président: Il était à Dresde.
Mme Knight: Il était dans le contre-espionnage. Il a accompli l'essentiel de sa carrière à Leningrad en tant qu'agent local du KGB. Il poursuivait les dissidents, espionnait les étrangers et se livrait à toutes les sales activités qu'on associe à la police secrète. M. Poutine n'a démissionné du KGB que quand il a senti le vent tourner. Tout le démembrement de l'Union soviétique, son nouveau départ et la mise en place de la démocratie dans la Fédération russe avaient pour objet de se débarrasser de ce passé parce que c'était un appareil policier totalitaire. Beaucoup des collègues de Poutine sont des gens qui ont persécuté des dissidents. Il est très inquiétant de voir ces individus diriger maintenant le gouvernement. Comment avoir un espoir de démocratie dans ces conditions?
Quand on lit certaines déclarations de Poutine, on constate qu'il s'améliore, mais je ne crois pas qu'il comprenne le sens du mot «démocratie». Je crois que s'il avait travaillé pour un appareil policier démocratique normal et légitime, ce serait très bien, mais nous parlons ici d'une des plus célèbres polices secrètes totalitaires jamais connues. C'est un peu comme si on disait: «Quel mal y aurait-il à donner le pouvoir à quelqu'un qui faisait partie de la Gestapo après la fin de la Seconde Guerre mondiale?»
Le président: Si c'était la police d'État de la Prusse, car c'était cela avant, la Gestapo, c'est effectivement la police qui a régné sur le Brandebourg et la majorité de l'est de la Prusse pendant 50 ou 60 ans, avant que les Nazis n'en fassent évidemment la Guestapo.
Je pensais que ce qui était le plus important pour les Russes, plus important que la démocratie, c'était de relever le niveau de vie des citoyens russes pour les intéresser à la démocratie et à la stabilité. J'imagine que c'est ce que le gouvernement chinois a décidé de faire, mais je ne sais pas.
Le sénateur Di Nino: Certains de nos témoins se sont beaucoup plus étendus sur la corruption que vous deux cet après-midi. Vous connaissez l'expression «avoir ça dans le sang».
Certains témoins nous ont dit que Poutine devait en fait beaucoup à des individus dont les activités, particulièrement dans le domaine des affaires, ne sont pas exactement ce qu'on qualifierait de bonnes pratiques en Occident. En fait, on parlerait plutôt de corruption dans ce cas-là. Est-ce que c'est un obstacle au genre de choses que nous souhaitons voir Poutine et les Russes accomplir? Si oui, est-ce un obstacle vraiment important? Et à ce sujet, quel est le rôle des médias dans tout ce domaine?
Mme Knight: Vous avez raison. Malheureusement, comme je l'ai dit, Poutine a des liens très étroits avec des individus extrêmement corrompus qui gravitaient autour de Eltsine. Ce n'est pas très facile pour lui. Il peut s'en prendre sélectivement à certains oligarques, mais il y aura encore beaucoup de corruption. S'il veut vraiment s'en prendre à ces puissants intérêts, et je n'en suis pas certaine, ce sera l'un de ses plus grands défis. Il ne sera pas possible de mettre en place des réformes économiques tant qu'on n'aura pas éliminé au moins une partie de cette corruption. Je reconnais que c'est effectivement un défi considérable.
Pour ce qui est des médias, c'est une autre question dont nous n'avons pas parlé. Les médias russes sont toujours très dynamiques et très critiques. Je me branche tous les jours sur Internet et je lis six ou sept journaux russes. La tradition journalistique en Russie est excellente, et la presse peut être très critique.
Toutefois, je suis inquiète de constater l'évolution dont j'ai parlé dans mon exposé. Il y a une tendance à contrôler de plus en plus les médias -- cela a commencé par la télévision et maintenant on parle de harcèlement des journalistes de la presse écrite. Je pense qu'on ne peut pas revenir complètement en arrière. Maintenant qu'il y a Internet et la liberté de mouvement, Poutine ne peut manifestement pas tout fermer. La Russie garantit une certaine forme de liberté pour les médias. C'est essentiel et il faut surveiller cela de près. Je suis pessimiste, mais je dois dire que cela m'inquiète énormément. Si Poutine et ses collègues veulent étouffer les critiques formulées à l'égard du Kremlin, ils vont continuer à harceler les journalistes et à essayer de réprimer leurs activités.
M. Armstrong: La corruption est un problème colossal, peut-être le plus grand, et c'est un des volets de la situation économique. Quand les salaires des policiers représentent tout juste l'équivalent de la petite monnaie qu'utilisent certains escrocs pour s'acheter des cigarettes, il y a forcément ce genre de problème. La portée du problème reste évidemment discutable. Quelle place Poutine occupe-t-il à cet égard? Les avis divergent, mais je n'ai rien vu de convaincant jusqu'à présent. Lors de son dernier remaniement du Cabinet, j'ai constaté avec intérêt qu'il avait gardé un de ces escrocs et qu'il s'était débarrassé de l'autre. C'est donc moitié-moitié pour ce remaniement. Son attitude à l'égard des oligarques a été très claire. Il a fait exactement ce qu'il avait annoncé. Il les a rencontrés et leur a dit: «Vous pouvez garder tout ce que vous avez volé, mais sortez du domaine de la politique.» Il s'en est pris aux deux qui étaient le plus actifs en politique, Berezovsky et Gusinsky. Le fait que Gusinsky soit propriétaire de ce qui ressemble le plus à une presse indépendante, c'est-à-dire des organes de presse assez indépendants en Russie, est inquiétant. Poutine dit qu'il s'en prend à un escroc qui s'est construit un empire qui repose sur des dettes. La question des médias est très inquiétante. Le principal problème, c'est l'étouffement et l'autocensure des médias. Pourtant, ce secteur demeure dynamique, je le reconnais. Les médias russes continuent à formuler des critiques très fortes, mais le problème de la liberté des médias est très préoccupant.
Le sénateur Carney: J'aimerais revenir aux questions de sécurité. Pour poursuivre sur la question du sénateur Di Nino à propos des médias, j'ai eu une expérience qui m'a amenée à penser que nous n'avons peut-être pas une perception juste des médias russes. Il y a une quinzaine de jours, ma caissière dans une succursale de ma banque à Vancouver m'a reconnue. Je lui ai demandé comment il se faisait qu'elle m'avait reconnue et elle m'a répondu: «Je viens de Russie. Je vous regardais en Russie à l'époque des discussions sur le libre-échange». Ce n'est pas la seule personne qui m'a dit cela. Je me suis rendu compte qu'alors que nous croyons qu'ils ont une mentalité très insulaire et qu'ils sont coupés du monde, ils ont en fait accès à énormément d'information sur ce que nous faisons. Vous voudriez peut-être parler un peu de cela. Nous avons tendance à croire que la Russie est totalement cloisonnée en ce qui concerne les médias. Mais évidemment vous avez déjà parlé de vos lectures sur le Web.
Ma première question à propos des États-Unis et de George Bush est la suivante: pourquoi monte-t-il sur ses grands chevaux face à la Russie? Ce n'est pas très juste de vous poser cette question puisque vous êtes là pour parler de la politique canadienne, mais pourquoi prend-il une attitude aussi belliqueuse si la Russie ne représente plus la menace qu'elle constituait à l'époque de la guerre froide? Pour reprendre l'analogie utilisée par le sénateur Graham quand il a parlé de lunettes de couleur, à travers quelles lunettes voit-il cet ennemi? Deuxièmement, quelles sont les répercussions de l'attitude belliqueuse de George Bush dans le domaine de la sécurité pour des pays du Pacifique comme le Japon, la Corée et la Chine et nos propres intérêts de sécurité? Pourquoi attaque-t-il sans prévenir?
M. Armstrong: Je ne sais pas. J'ai été très impressionné par l'exposé d'un homonyme du sénateur Graham, Tom Graham, lors d'une conférence à laquelle j'assistais. Il nous a dit que Bush ne visait pas vraiment la Russie.
Il nous a dit qu'il y avait 10 points qui touchaient les États-Unis. Les États-Unis sont le numéro un mondial, de très loin. La guerre froide est terminée, donc il n'y a plus de rapport spécial avec la Russie. La nature du pouvoir est complètement différente dans le monde actuel. Il repose sur l'économie. La Russie est par conséquent encore plus faible. Durant la guerre froide, au moins, les Russes avaient beaucoup de canons, même s'ils n'avaient pas beaucoup de poids économique. Maintenant, ils n'ont même plus ces armes. Par conséquent, la Russie n'est plus au centre de la politique américaine et ne le sera jamais. Les États-Unis ne sont plus intéressés par le maintien du statu quo, alors que la Russie le voudrait, évidemment. La Russie veut conserver son siège au Conseil de sécurité et son statut. La Russie est tournée vers le passé. La Russie a tort de croire qu'elle est si importante pour les États-Unis. L'asymétrie entre les États-Unis et la Russie est considérable et s'accroît constamment. La Russie préoccupe surtout les États-Unis en raison de sa faiblesse. Tony Graham a presque dit quelque chose qui me semble tout à fait vrai, à savoir que nous souhaitons tous une Russie démocratique forte, et non une Russie faible. Enfin, les États-Unis ont une attitude pragmatique.
Dans tout cela, on a l'impression qu'on parle beaucoup de la Russie, mais pas nécessairement. La Russie ne mérite un intérêt que sur quelques questions, mais pas sur les autres. Lors de cette conférence, certains Russes ont trouvé que cette attitude était très arrogante, mais d'autres ont dit: «Dieu merci, nous savons maintenant où nous nous situons».
Beaucoup de Russes voyagent, et beaucoup de Russes connaissent des gens qui ont voyagé. Beaucoup de Russes ont accès à Internet, même s'ils ne sont pas aussi nombreux que les Canadiens. Vous avez des relations avec des Russes qui peuvent très bien venir au Canada. Effectivement, les Russes sont très bien informés sur le reste du monde et ils le sont de plus en plus.
Le président: Est-ce que ce n'est pas à cause du problème des oisifs que l'Amérique brandit ce problème de la Russie? Nous vivons dans un monde où il n'y a pas d'ennemis évidents et où il y a toute sorte de gens oisifs qui n'attendent que l'occasion de faire quelque chose.
Le sénateur Carney: Si vous le permettez, j'ai posé une question à propos de la Corée, de la Chine et du Japon. Votre question est tout à fait pertinente, mais peut-être les témoins pourraient-ils répondre à la mienne avant de passer à la vôtre, monsieur le président.
Y a-t-il un remaniement des cartes de la sécurité? D'après le document dont vous nous avez parlé, l'attitude belliqueuse des États-Unis face à la Russie contribue à faire évoluer les relations des États-Unis avec la Corée; et il y a toujours la question du Japon.
M. Armstrong: Je pense voir de quoi vous voulez parler. Il s'agit d'un document dans lequel on dit que, si les États-Unis ont une attitude hostile face à la Chine et à la Russie, ces deux pays risquent de s'associer. La réponse est oui, non, et peut-être.
Il ne faut pas oublier que la Russie et la Chine ne sont pas des alliés naturels. Ils s'entendent, mais ce ne sont pas des alliés naturels et il ne faut pas grand-chose pour amener un Russe à dire que c'est surtout la Chine qui les inquiète.
Personnellement, je crois que ce serait une catastrophe si, à la fin de la guerre froide, nous faisions la même chose qu'à la suite de notre brillant succès après la Première Guerre mondiale en recréant les conditions d'un nouveau conflit. Il vaudrait beaucoup mieux faire ce que nous avons fait en 1945 en les mettant de notre côté.
Mme Knight: On constate de la part de l'administration Poutine et de l'administration Bush une sorte de retour vers le passé. M. Poutine, contrairement à Eltsine, est en train de flatter tous les États qui étaient sur la liste noire, comme la Corée du Nord, et cela hérisse M. Bush. Je crois qu'à certains égards Bush cherche à s'attirer les bonnes grâce de son électorat. Il a un programme intérieur considérable à accomplir et il a besoin d'appui. Il veut donner l'impression qu'il est fort. Il ne veut pas apparaître comme une mauviette.
J'aimerais mentionner quelque chose dont nous n'avons pas parlé, l'affaire Robert Hanssen. C'est une affaire qui a porté un coup terrible au prestige du FBI et aux milieux du renseignement. À Washington, en ce moment, on se pose énormément de questions. Cette affaire a été un électrochoc et a amené ces personnes à se demander si elles n'avaient pas sous-estimé les Russes. C'est une affaire qui a provoqué des dégâts énormes, et cela explique peut-être en partie l'attitude belligérante de Bush.
Le président: Souhaitez-vous nous parler un peu du problème des oisifs à Washington? Voulez-vous dire que, comme il n'y a pas de grand problème, on en crée un artificiellement? Il n'y a pas de grand conflit international, pas de confrontation. Tout cela s'est terminé en 1990.
Mme Knight: Je crois que l'administration Bush s'inquiète vraiment de la prolifération nucléaire. Je crois aussi qu'ils sont très préoccupés par l'Iraq. Ils pensent que les Russes ne coopèrent pas. Non, je ne crois pas que ce soit un problème d'oisiveté. Je pense au contraire qu'ils ont l'impression que ce monde est dangereux.
Le sénateur Austin: J'ai écouté un exposé stratégique de Patrick Cronin, un expert américain en analyse de la sécurité. D'après lui, l'administration Bush voudrait entre autres ne pas être perçue comme l'administration Carter. Ils veulent revoir leur situation de superpuissance. Ils se rendent bien compte que nous vivons dans un monde unipolaire et ils se demandent ce que cela signifie pour les intérêts des États-Unis dans diverses régions du monde. Nous n'aurons donc pas la réponse à votre question avant une bonne année.
Le président: Merci beaucoup, sénateur Austin.
Nous allons devoir conclure avec la question du sénateur Graham. Je ne ferai pas de remarques sur la tendance naturelle des hommes à vouloir se faire une réputation.
Le sénateur Graham: La vôtre est déjà faite, monsieur le président, de même que celle du sénateur Carney. Elle a parlé de l'époque où elle était ministre du Commerce. Vers cette époque, je suis allé en Russie et en Union soviétique. Un jour, à Saint-Pétersbourg, très tôt le matin, je suis allé faire mon jogging. J'ai été sidéré par la pollution. Je suffoquais pratiquement.
Une femme professeure m'a amené avec d'autres personnes faire le tour des universités de Saint-Pétersbourg. Le soir, pendant le dîner, j'ai parlé de mon jogging le matin, de la pollution et de toutes les vieilles guimbardes que j'avais vu circuler dans la ville. Je lui ai demandé de m'expliquer cette situation. Cette question l'a vexée et elle l'a prise comme une attaque personnelle en bonne patriote russe en quelque sorte. Les larmes aux yeux, elle m'a répondu: «Vous êtes tous contre nous et nous sommes obligés de dépenser jusqu'à notre dernier sou en matériel militaire pour nous défendre. Vous êtes tous contre nous».
Ce sentiment d'isolation est-il généralisé chez les Russes?
Mme Knight: Je ne suis pas allée en Russie depuis 1997, donc je me fonde plutôt sur ce que je lis dans la presse russe, sur ce que je vois à la télévision et sur les discussions que je peux avoir avec des gens qui sont allés là-bas. M. Armstrong est peut-être plus à jour sur cette question.
Je dirais que c'est une attitude très répandue. En fait, on a beaucoup de mal, aux États-Unis en tout cas, à comprendre cette attitude des Russes. Après tout, regardez les sommes considérables qu'on déverse en Russie depuis 1991; regardez tous les efforts qu'on a accomplis pour aider la Russie à se relever. Malheureusement, l'opinion est largement convaincue que ce sont les Américains qui ont contribué à provoquer cet épouvantable problème de corruption en donnant l'argent aux mauvaises personnes. Ils ont l'impression que les Américains essaient de voler la technologie russe et qu'ils font monter les enchères pour relancer une guerre froide.
Personnellement, je crois qu'à l'exception d'une élite bien éduquée et bien informée de personnes qui voyagent à l'étranger, ce sentiment est probablement très généralisé dans le grand public. Et j'ajouterais que les discours et les initiatives de l'administration Bush sont une erreur car ils ne font qu'alimenter encore plus ce sentiment.
M. Armstrong: Je ne crois pas que ce soit un sentiment si répandu, même s'il est effectivement présent chez les personnes les plus âgées. Il y a un gigantesque gouffre des générations en Russie. C'est un sentiment qu'on trouve évidemment au sein des organes de sécurité, parce que c'est de cela qu'ils sont censés se préoccuper.
L'Occident a beaucoup perdu du prestige qu'il y avait il y a 10 ans. L'expansion de l'OTAN et la guerre au Kosovo ont beaucoup contribué à ternir l'image de l'autorité morale que les jeunes avaient de l'Occident.
Au fait, on a envoyé environ 50 milliards de dollars à la Russie sous forme d'aide, et on en a retiré au moins 200 milliards de dollars. En fait, ce sont eux qui nous ont subventionnés et non l'inverse.
Le président: J'aimerais remercier nos témoins pour leurs excellents exposés. Cette discussion a été extrêmement intéressante. Merci beaucoup.
La séance est levée.