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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent
des affaires étrangères

Fascicule 9 - Témoignages du 2 mai 2001


OTTAWA, le mercredi 2 mai 2001

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 16 heures afin d'examiner, pour en faire rapport, les faits nouveaux en matière de politique, de questions sociales, d'économie et de sécurité en Russie et en Ukraine, les politiques et les intérêts du Canada dans la région, ainsi que d'autres sujets connexes.

Le sénateur Peter A. Stollery (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Chers collègues, la séance est ouverte. Nous entendrons aujourd'hui des témoins de l'Institut canadien d'études ukrainiennes de l'Université de l'Alberta. Nos visiteurs ne savent peut-être pas que le Comité sénatorial des affaires étrangères a entrepris d'étudier en profondeur les faits nouveaux en matière de politique, de questions sociales, d'économie et de sécurité en Russie et en Ukraine.

Nous en sommes au deuxième mois de nos audiences. Nous entendrons aujourd'hui M. Bohdan Klid et M. David Marples. Nous laissons généralement nos témoins décider entre eux de l'ordre de présentation de leurs déclarations préliminaires. Nous vous saurions gré d'être relativement brefs, tout en prenant quand même le temps de nous présenter votre point de vue. Nous passerons ensuite aux questions des sénateurs. Avez-vous détermi né lequel de vous deux allait commencer?

M. David Marples, professeur, Institut canadien d'études ukrainiennes, Université de l'Alberta: Nous ne nous sommes pas vus depuis environ un mois; nous n'avons donc rien décidé à ce sujet-là.

Le président: Nous procéderons donc de gauche à droite. Monsieur Marples, veuillez commencer.

M. Marples: L'Ukraine a connu une période plutôt tumultueu se depuis la réélection de Leonid Koutchma à la présidence en novembre 1999. À ce moment-là, la défaite de son rival communiste semblait indiquer que l'Ukraine était engagée dans la voie de la réforme, malgré des progrès désespérément lents et d'énormes problèmes énergétiques et économiques.

L'État indépendant d'Ukraine a conservé les frontières datant de la période soviétique, avant et après la Seconde Guerre mondiale. Il présente plusieurs caractéristiques dignes de mention.

L'Ukraine compte plusieurs régions distinctes. Pour plus de commodité, je les ai regroupées en quatre grandes régions. Il y a d'abord ce que j'appelle l'«extrême ouest de l'Ukraine». La population y parle ukrainien, est en bonne partie anti-Russie et traverse des difficultés économiques. Lors des élections ukrainien nes, cette région a toujours voté pour le candidat le plus favorable à l'Ouest.

La région semble aujourd'hui fort éloignée du régime de Koutchma, même si elle lui a offert un appui important lors des élections de 1999. C'est la plus proche de la diaspora ukrainienne en Occident. La majeure partie des Canadiens d'ascendance ukrainienne sont originaires de cet ancien territoire de l'Empire autrichien, qui a appartenu successivement à la Pologne, à la Tchécoslovaquie et à la Roumanie entre les deux guerres.

La deuxième région est celle du centre de l'Ukraine. Elle inclut la capitale, Kiev, et les secteurs plus à l'ouest. La capitale est située dans la région la plus prospère, et c'est là que se sont concentrés les efforts d'édification de la nation ukrainienne depuis 1991.

La troisième région est celle du sud, où se trouvent Odessa, Mikhaïlev, Kherson et la péninsule de Crimée. C'est une région russophone comprenant des enclaves de populations aliénées. Mais on y est loin du conflit civil. La Crimée, incorporée à l'Ukraine en 1954, est peuplée en majorité de russophones, et même de Russes. C'est la seule région d'Ukraine à majorité russe. Elle comprend également le port de Sébastopol, créé par les Russes, qui est maintenant loué en bonne partie à la flotte russe de la mer Noire.

C'est dans cette région que se pose la question complexe du retour des Tatars de Crimée déportés par Staline à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le gouvernement de Kiev est favorable au retour des Tatars dans cette région, mais ceux-ci constituent le groupe de population le plus pauvre de toute l'Ukraine.

La quatrième région est celle de l'est de l'Ukraine, qui inclut Dniepropetrovsk, Kharkov et Louhansk. On y trouve un mélange d'Ukrainiens et de Russes, mais la population y est en grande partie russophone. C'est aussi la région la plus soviétisée d'Ukraine, et le centre de la puissance industrielle et économique, ainsi que des clans oligarchiques dont je vous reparlerai dans un instant. Ces clans sont concentrés surtout à Dniepropetrovsk, avec l'appui du gouvernement Koutchma, et ils sont maintenant bien implantés à Kiev également. Par contre, la région rivale de Donetsk, l'ancien centre de la production de charbon, est en difficulté; ses industries sont nettement en déclin.

Je voudrais faire quelques commentaires généraux sur le régionalisme. Dans toutes les régions, sauf celle de l'extrême ouest, il n'y a pas de dissensions ethniques; et même là, il n'y a pas eu de véritables conflits. Il y a cependant peu de points communs entre les intérêts de la ville de Donetsk et celle de Levizje, par exemple, dans l'extrême ouest.

Il est inévitable que les principales figures politiques aient des racines dans l'est de l'Ukraine, en raison de son prestige économique. En même temps, cette région a toujours été plus proche de la Fédération russe, tant par tempérament qu'en raison de sa proximité géographique.

Les leaders de cette région ont souvent exprimé une sorte de complexe d'infériorité et de ressentiment envers les «vrais ukrainiens» de l'ouest du pays.

Je voudrais maintenant vous parler de politique. La situation actuelle en Ukraine peut à juste titre être qualifiée de crise politique. Tout a commencé lors d'un référendum controversé qui a eu lieu en avril dernier, et qui a accordé au président le pouvoir de dissoudre le Parlement. Évidemment, ce résultat n'a pas été ratifié par le Parlement. L'État exerce un contrôle de plus en plus serré sur les médias; par exemple, des rédacteurs en chef ont été harcelés, des journaux d'opposition ont été fermés et des gens qui avaient critiqué le gouvernement ont été persécutés.

Le cas le plus tristement célèbre est celui de Gueorgui Gongadze, un journaliste d'origine géorgienne qui travaillait pour l'Ukrainsk et qui rédigeait un bulletin diffusé sur Internet, Pravda Ukrainy; il est disparu en septembre dernier et on croit que c'est son cadavre qui a été retrouvé deux mois plus tard, décapité, dans une forêt des environs de Kiev. D'après des bandes sonores rendues publiques par un ancien garde du corps de Koutchma, du nom de Melnitchenko, le président lui-même serait impliqué dans cette affaire. La diffusion de ces bandes a suscité des protestations populaires, surtout dans la capitale et en particulier parmi les étudiants de l'ouest de l'Ukraine.

Les propos enregistrés sur ces bandes se caractérisaient tout particulièrement par leur grossièreté et leur brutalité; ils venaient pourtant d'un président que la majorité des pays occidentaux considéraient à une certaine époque comme un homme d'État crédible. Koutchma a toutefois survécu à ces protestations, qui se sont rarement transformées en mouvements de masse. Elles n'ont été marquées qu'une seule fois par la violence et les effusions de sang, le 9 mars, quand des membres de la faction d'extrême-droi te UNA Unso ont affronté la milice ukrainienne.

On a assisté depuis lors à un réalignement des forces politiques en Ukraine. Le Parlement a décidé à la fin du mois dernier de réprimander le gouvernement pour sa piètre performance écono mique, même si le pays connaît sa première période de croissance économique depuis l'indépendance. Et le premier ministre Viktor Iouchtchenko, très attaché à la démocratie, a été démis de ses fonctions. La gauche et les centristes modérés ont conclu une alliance, incluant même certains partis de droite comme celui des Verts. Cependant, ni le parti Rouk ni les factions du mouvement populaire ne se sont joints à cette alliance.

Ce conflit se déroule sur un arrière-plan de dissensions au sujet du contrôle des ressources et du système de troc. Ce système était profitable pour les particuliers, mais privait le gouvernement de sources de revenus essentielles. Koutchma avait formé en quelque sorte une alliance tactique avec les oligarches, dont son ancien premier ministre, Petro Lazarenko.

En même temps, M. Koutchma devait faire face à ses engagements envers l'Ouest et les États-Unis pour obtenir des appuis. Il était la cible de pressions constantes dans le sens du maintien du système. C'est ce qui a mené à l'emprisonnement de Julia Timochenko, l'ancienne vice-première ministre responsable de l'énergie. Mme Timochenko s'est ensuite alliée à Iouchtchen ko, a été emprisonnée par Koutchma et est devenue la figure de proue du mouvement d'opposition.

La situation de M. Iouchtchenko est plus complexe. C'est un homme populaire, discret, mais il ne s'est jamais allié officielle ment jusqu'ici aux adversaires du président. Il s'oppose fortement à une des sections de l'opposition, celle des parlementaires de gauche dirigés par les communistes. Il est également de tendance beaucoup plus modérée que les factions étudiantes de l'ouest de l'Ukraine. Son congédiement laisse entrevoir la possibilité qu'il puisse unifier les forces de l'opposition au président Koutchma.

La troisième question dont je vais vous parler brièvement est celle de l'économie et de l'énergie. L'Ukraine est une des grandes déceptions de l'ère post-soviétique; on croyait en effet que ses ressources naturelles et ses terres agricoles très riches lui permettraient de progresser rapidement vers la démocratie et l'économie de marché. Mais pourquoi cela ne s'est-il pas produit?

Le premier facteur est celui du déclin des ressources naturelles, lié au fait que les principales industries comme celles du charbon, du fer et de l'acier n'ont pas été réorganisées pendant la période soviétique.

Le deuxième facteur, c'est que le développement industriel du passé a réduit la superficie des terres agricoles, en même temps que la pollution, les méthodes d'irrigation et les effets de la catastrophe de Tchernobyl causaient d'énormes dommages à l'environnement.

Le troisième facteur concerne le contrôle étroit qu'exercent sur les principales ressources naturelles des «clans ou factions» alliés à l'ancien appareil du parti.

Le quatrième facteur se rattache au fait que les présidents Kravtchouk, puis Koutchma se sont montrés réticents à se lancer dans une réforme économique et une privatisation rapides, en partie parce que les ruraux n'étaient pas prêts à renoncer à la sécurité du système de fermes collectives. Le déclin général des villages ukrainiens, dont la population est vieillissante, a également contribué à ce problème.

Le cinquième facteur, c'est la dépendance envers la Russie pour certaines ressources, en particulier le pétrole et le gaz, ce qui a souvent limité les initiatives ukrainiennes.

Le sixième facteur, c'est que l'ancienne solution de remplace ment au pétrole et au gaz russes, celle de l'énergie nucléaire, n'est plus vraiment crédible à cause des conséquences de Tchernobyl. L'Ukraine n'a finalement rempli qu'en décembre dernier sa promesse de fermer cette centrale, et la sécurité des réacteurs encore en service en Ukraine suscite des inquiétudes au niveau international. Il n'y a eu aucun nouveau programme de production d'énergie nucléaire en Ukraine depuis les années 80, à part le fait que des travaux commencés à l'ère soviétique ont été menés à terme.

Le septième facteur, c'est que l'État ne dispose pas de revenus suffisants. Il n'est donc pas en mesure de payer ses travailleurs rapidement, quand toutefois il les paie. Les travailleurs ukrainiens ne sont donc plus intéressés à travailler pour le gouvernement de Kiev. Les grèves et les manifestations sont fréquentes.

Le huitième facteur, c'est que l'Ukraine n'a pas réussi à convaincre les institutions européennes qu'elle devrait devenir un membre légitime de l'Union européenne. L'Ukraine n'a pour le moment aucune chance d'adhérer à cette union, ne serait-ce que comme membre associé. Pourtant, les pays voisins comme la Pologne et les pays baltes, qui sont d'importants partenaires commerciaux, ont été acceptés. Cela pose déjà des problèmes à l'Ukraine, en particulier parce qu'il est question d'exiger des visas à ses frontières.

Cette situation aura certainement des répercussions sur les échanges avec la Pologne, où le commerce se fait en bonne partie par des voies officieuses et au-delà des frontières. Le Conseil de l'Europe a aussi réprimandé l'Ukraine à plusieurs reprises pour des violations des droits de la personne, et a menacé de la suspendre et de l'expulser.

Le neuvième facteur, sur lequel je reviendrai à la période des questions si cela vous intéresse parce que c'est une question trop vaste pour que j'en parle maintenant, est celui de la corruption à tous les niveaux.

Le dixième et dernier facteur concerne le déclin marqué du niveau de vie et des normes de santé depuis l'indépendance. La baisse de population en Ukraine est une des plus prononcées en Europe, puisque le pays est passé de plus de 52 millions d'habitants au moment de l'indépendance à seulement 49 millions aujourd'hui. Ce déclin a été précipité surtout par une augmenta tion plus forte du taux de mortalité que du taux de natalité et par l'absence d'immigration en provenance d'autres régions.

Le déclin dans le domaine des soins de santé résulte de l'insuffisance du soutien accordé par l'État. D'anciennes maladies comme la tuberculose ont refait surface. Et de nouvelles maladies comme le sida et les affections résultant de l'usage de drogues illicites sont apparues pour la première fois.

Tout cela semble bien déprimant. Je n'avais pourtant pas l'intention de vous tracer un portrait aussi noir. Alors, qu'est-ce qu'il serait possible de faire pour changer les choses?

À l'heure actuelle, la structure politique est telle que le changement ne peut venir que d'en haut. La balle est toujours dans le camp du président, mais M. Koutchma n'est pas du genre à prendre des risques. Il croule actuellement sous les problèmes politiques et ne risque guère de prendre des initiatives majeures. Un meilleur régime fiscal serait un atout, tout comme un climat plus ouvert pour les entreprises occidentales et une attitude plus tolérante envers les médias. L'émergence d'un nouveau leader aiderait également. Il faudrait quelqu'un qui soit capable de gagner la confiance des principales structures occidentales comme l'Union européenne et le FMI, et de regagner celle du principal défenseur de l'Ukraine, les États-Unis.

L'Ouest peut soutenir la réforme en Ukraine sans s'aliéner la Russie. Je ne considère pas que la Russie se comporte en prédateur dans ses relations avec l'Ukraine. Elle n'a pas cherché à exploiter la crise politique dans ce pays et a réagi de façon très modérée aux avances de Koutchma.

Contrairement à beaucoup d'anciennes républiques soviétiques, l'Ukraine n'est pas déchirée sur le plan intérieur. Son Parlement est assez flexible. Les communistes n'y exercent plus une influence déterminante. Il y a toutes sortes de possibilités d'alliances de travail entre les partis démocrates et centristes.

L'extrême-droite est pour sa part très faible en Ukraine et n'a pas réussi à retourner la situation à son avantage. La date cruciale, c'est celle des prochaines élections présidentielles, en 2004. Le remplacement de M. Koutchma, corrompu, semble essentiel pour que l'Ukraine puisse continuer à progresser.

La question est de savoir si les forces démocratiques pourront présenter des propositions de changement viables et attrayantes pour les différents segments de la population. Il y a en Ukraine une pléthore de partis politiques différents, avec des points de vue différents. À bien des égards, c'est un phénomène sain. Mais, en même temps, cela tend à limiter la possibilité, pour le gouvernement, d'adopter une orientation ferme dans un sens ou dans l'autre. Jusqu'ici, par ailleurs, le grand nombre de partis et de groupes politiques a empêché les centristes et les démocrates d'offrir une solution de rechange viable qui serait complètement indépendante de l'ancienne structure politique du passé.

M. Bohdan Klid, professeur, Institut canadien d'études ukrainiennes, Université de l'Alberta: Mes commentaires porteront surtout sur les questions géopolitiques. Je vais commen cer par vous parler des répercussions et de l'importance de l'indépendance de l'Ukraine.

Il y a dix ans, quinze nouveaux États se sont édifiés sur les ruines d'un empire appelé Union soviétique, ce qui a profondé ment modifié la configuration géopolitique du paysage eurasien. Les spécialistes et les analystes des questions de sécurité ont reconnu l'importance cruciale que revêtait l'émergence d'une Ukraine indépendante dans cette transformation fondamentale.

Premièrement, cette Ukraine indépendante a transformé ce qu'on appelle traditionnellement la Russie, c'est-à-dire l'empire russe. Quand l'Ukraine est devenue un État, la Russie a perdu le contrôle direct d'un important pays agricole et industrialisé dont le territoire et la population sont à peu près comparables à ceux de la France. D'un point de vue strictement militaire, l'indépendance de l'Ukraine, en 1991, a immédiatement privé la Russie de son autorité sur une armée de 850 000 hommes, avec tout l'équipe ment militaire que cela suppose. Toutes les armes nucléaires entreposées sur le territoire ukrainien en ont été retirées par la suite, et les missiles à longue portée ont été détruits. L'Ukraine est ainsi devenue le premier pays à renoncer volontairement à son armement nucléaire.

À plus long terme, l'indépendance de l'Ukraine a aussi enlevé à la Russie le contrôle d'un complexe militaro-industriel hautement développé, y compris de ses scientifiques hautement qualifiés et de ses autres spécialistes.

Un Soviétique bien connu a fait remarquer peu après l'indépendance de l'Ukraine que, sans ce pays, la Russie ne serait pas capable de se reconstruire un empire. Le maintien de l'indépendance ukrainienne était alors - et demeure toujours - un facteur déterminant dans la capacité, pour la Russie, de passer du statut d'empire à celui d'État-nation. À long terme, si cette transformation se passe bien, la sécurité mondiale en sera renforcée.

Deuxièmement, l'émergence de l'Ukraine comme État indé pendant a contribué considérablement au processus de redéfinition et de transformation de l'Europe. Elle a eu pour conséquence immédiate d'améliorer la sécurité des voisins européens de l'Ukraine: la Pologne, la Roumanie, la Slovaquie et la Hongrie. La Pologne et la Hongrie l'ont compris très vite, puisqu'elles ont été les deux premiers pays à reconnaître l'indépendance de l'Ukraine et à établir des liens diplomatiques avec elle.

Contrairement à la Russie, l'Ukraine a favorisé l'expansion de l'OTAN à quelques-uns de ses voisins immédiats. Elle a en outre signé, en 1997, une entente spéciale de partenariat avec l'OTAN afin d'exprimer officiellement ses bonnes dispositions vis-à-vis de la coopération en matière de sécurité euro-atlantique. L'expansion de l'Union européenne, ou de la nouvelle Europe qui est en train de s'édifier, a aussi été rendue possible dans une large mesure par l'effondrement de l'Union soviétique et l'indépendance de l'Ukraine.

Certains observateurs ont comparé les répercussions de l'indépendance de l'Ukraine à celles de l'intégration récente de l'Allemagne à l'Europe. Un analyste qui commentait l'importance de l'Ukraine dans le nouveau contexte de sécurité dans l'est de l'Europe centrale a qualifié ce pays de «clef de voûte de l'arche».

Bien que cette indépendance ait créé à court terme des problèmes et des difficultés, elle offre aussi à long terme des occasions sans précédent de consolider la sécurité en Europe sur des bases plus stables. Elle transformera la Russie en État-nation à peu près normal, et apportera la démocratie et la prospérité en Europe de l'Est et au-delà.

Je vais maintenant vous parler des défis que devront relever l'Ouest et la Russie. La principale tâche des décideurs euro-atlan tiques vis-à-vis de l'Ukraine, ce sera de formuler à son égard des politiques qui ne soient pas fondées uniquement sur sa capacité de mener à bien ses engagements de réforme à court terme, mais aussi sur son importance générale pour la sécurité et la stabilité à long terme de l'Europe. Les pays du pacte euro-atlantique devraient aider l'Ukraine à libéraliser son économie et à consolider son indépendance, ainsi qu'à bâtir une société civile et un État démocratique.

Bref, ils devraient chercher à rendre l'Ukraine plus européenne, ce qui les obligera à formuler des stratégies et des politiques à long terme en envisageant la possibilité que l'Ukraine devienne un partenaire. Elle doit être considérée comme un membre potentiel de l'Union européenne. Il faut prendre des mesures, en collaboration avec elle, pour réaliser la réalisation de cet objectif.

En Russie, la principale difficulté que devra surmonter l'élite politique sera de reconnaître que l'indépendance de l'Ukraine est irréversible et de rejeter une fois pour toutes le projet de reconstruction de l'ancien empire.

L'effondrement de l'Union soviétique fournit à la Russie l'occasion d'abandonner ses politiques impérialistes, qui ont fait énormément de tort à sa propre population et à bien d'autres. C'est une occasion de se tourner vers l'intérieur, de développer ses immenses ressources et son important capital humain, de construire une véritable fédération et de devenir un État-nation à peu près normal. Si la Russie choisit cette voie, elle devrait elle aussi être acceptée dans la nouvelle famille européenne.

Malheureusement, les politiques qui ont été adoptées récem ment - et celles qui ne l'ont pas été - laissent l'impression que les vieilles façons de penser sont encore profondément enracinées malgré les nouvelles perspectives qui s'ouvrent. L'Union écono mique, en particulier, n'a pas reconnu le rôle qu'elle pourrait jouer comme catalyseur et moteur de la réforme intérieure en Ukraine, ce qui aiderait aussi à cimenter l'indépendance de ce pays et à consolider son orientation géopolitique. Tout en admettant que la transformation de l'Ukraine sera longue, difficile et douloureuse, il faut lui donner l'assurance que la porte de l'Europe demeure ouverte et qu'elle recevra des appuis substan tiels pour développer son économie de marché, démocratiser ses institutions et adopter les normes européennes. Or, les engage ments de l'Union européenne envers l'Ukraine ont été ambigus et plutôt tièdes, ce qui reflète son hésitation à considérer l'Ukraine, tant politiquement que culturellement, comme une partie de l'Europe.

De plus, lorsqu'on compare les politiques et les attitudes envers l'Ukraine et envers la Russie, on constate que les leaders européens penchent généralement en faveur de la Russie. Par exemple, il a fallu près de quatre ans avant que l'Union européenne ratifie l'entente de partenariat et de coopération qui avait été négociée en 1994. Tout en reconnaissant «les aspirations européennes» de l'Ukraine au sommet de Helsinki, en décembre 1999, l'Union européenne compte arrêter son expansion, dans un avenir prévisible, aux frontières de ce pays. Cette décision rétablit en Europe une division qui remplace le mur de Berlin et le rideau de fer du passé, et implique que l'Europe abandonne l'Ukraine à la sphère d'influence russe. Elle laisse présager le retour de deux blocs opposés en Europe, l'un plus prospère, démocratique et stable à l'Ouest, et l'autre imprévisible, moins stable, beaucoup plus pauvre, autoritaire et peut-être mu par un esprit de vengeance, mené par la Russie à l'Est.

Mais qu'en pense la Russie? Ce scénario serait acceptable pour les leaders russes dont beaucoup, même s'ils concèdent pour le moment à l'Ukraine le statut d'État indépendant, considèrent encore qu'il s'agit d'un phénomène temporaire. Un examen rapide des politiques russes envers l'Ukraine depuis 1991 révèle que les Russes ont toujours cherché à maintenir ce pays dans un état de faiblesse et de dépendance économique envers la Russie. Ils ont tiré profit en particulier de leur monopole sur près de 80 p. 100 des approvisionnements en énergie et des décisions des leaders ukrainiens, qui doivent quêter l'approbation des autorités du Kremlin. À court terme, l'objectif de la Russie est de faire de l'Ukraine un État client. Et peut-être, si les circonstances s'y prêtent plus tard, à la forcer à consentir à une union plus étroite.

Avec Vladimir Poutine à la présidence, la Russie a maintenant un leader dynamique qui entrevoit l'avenir du pays dans une optique fortement influencée par le passé de l'Union soviétique, et plus particulièrement du KGB. Depuis son arrivée au pouvoir, Poutine a publiquement chanté les louanges de l'ex-Union soviétique, et du KGB, et n'a pas caché son désir de restaurer la «grandeur» de la Russie. Sous sa direction, la Russie a entrepris d'imposer une solution militaire à la question du statut de la Tchétchénie, qui est fondamentalement une question politique. Cette attitude a fait des dizaines de milliers de morts parmi les populations civiles, transformé des centaines de milliers de personnes en réfugiés, et donné lieu à des crimes de guerre systématiques commis par les militaires et les forces de sécurité russes.

M. Poutine s'est en outre rapproché récemment de l'Iran, de la Corée du Nord et de la Chine. Il ne reste plus guère de doute sur ce qu'il entend par le rétablissement de la «grandeur» russe.

Passons maintenant aux réalisations et aux échecs en Ukraine. Lorsqu'elle a obtenu son indépendance officielle en 1991, l'Ukraine a dû s'atteler en même temps à plusieurs tâches extrêmement difficiles d'édification d'un État et d'une nation, et notamment à la démocratisation de sa société et de son gouvernement et à la mise en place d'une économie de marché. Elle a fait des progrès sur tous ces fronts. Cependant, son élite politique hautement soviétisée a aussi toléré des réformes lentes ou incomplètes, la corruption au gouvernement et dans la société, l'autoritarisme rampant, et les pratiques douteuses et quasi criminelles, tout en présidant à un déclin marqué de la production économique et à une hausse vertigineuse de la pauvreté.

Pourtant, malgré ses faiblesses et ses problèmes persistants, et bien que sa transition soit toujours incomplète et qu'elle ait peut-être été laissée en plan, l'Ukraine est demeurée un pays relativement stable et démocratique au milieu de ses voisins, pour la plupart aux prises avec des régimes autoritaires et des épisodes d'agitation et de violence dans l'ancien espace soviétique. Contrairement à celui de la Russie, son comportement internatio nal a été «civilisé et prévisible». Sa stabilité demeure cependant fragile en raison de graves tensions sociales sous-jacentes, de disparités régionales, et de divisions ethniques et linguistiques.

Un scandale lié à des bandes sonores, et impliquant le président ukrainien Leonid Koutchma, a en outre précipité l'Ukraine dans une crise politique qui dure depuis plusieurs mois et qui pourrait déstabiliser le pays.

De plus, une nouvelle tendance nettement pro-russe dans les politiques de Kiev suscite certaines inquiétudes quant à l'orienta tion géopolitique du gouvernement ukrainien. En octobre dernier, le ministre ukrainien des Affaires étrangères, plutôt favorable à l'Ouest, a été limogé parce que Moscou le jugeait inacceptable.

La crise actuelle a mis en lumière les problèmes et les échecs de l'Ukraine, ainsi que les décisions de plus en plus autoritaires de son président, mais elle a également fait ressortir les lacunes, la mauvaise coordination et l'ambivalence des attitudes et des politiques européennes envers l'Ukraine. L'Union européenne en particulier s'est montrée tiède, au mieux, face aux aspirations d'adhésion de l'Ukraine. Pourtant, l'expansion de l'Union européenne et de l'OTAN jusqu'aux frontières de ce pays ne lui laisse pas d'autre choix que de se rapprocher de l'Europe. L'autre solution, c'est-à-dire la réunification avec la Russie, annulerait les effets de sa réforme économique et renforcerait les tendances autoritaires tant en Ukraine qu'en Russie, sans compter qu'elle minerait la souveraineté de l'Ukraine. Un État chancelant aux frontières de l'Union européenne présenterait d'importants risques sur le plan de la sécurité, tant à l'intérieur du pays que chez ses voisins. Les membres de l'Union européenne et de la communau té euro-atlantique ont donc tout intérêt à veiller à ce que cela ne se produise pas et à soutenir l'orientation géopolitique de l'Ukraine dans le sens de l'Europe.

Pour terminer, l'émergence d'une Ukraine indépendante en 1991 représentait pour la communauté euro-atlantique une occasion sans précédent de résoudre des différends et des antagonismes qui divisent depuis longtemps le continent. L'Ukrai ne occupe en Europe un emplacement stratégique sur le plan géographique, au carrefour de l'Est et de l'Ouest. Elle peut à ce titre être considérée comme un pont vers la Russie et les pays situés plus à l'est. Il faut éviter toute politique qui l'exclurait de l'Europe, la traiterait comme une zone tampon ou la confinerait dans la sphère d'influence de la Russie.

Même si nous pouvons avoir tendance à nous décourager en voyant ce qui se passe en Ukraine, tous ces faits témoignent de la nécessité d'une stratégie d'aide coordonnée et cohérente, ainsi que d'engagements à long terme des pays euro-atlantiques, dont le Canada. Cet appui ne doit pas être axé uniquement sur la réforme économique, mais devrait comprendre également une aide soutenue aux efforts de développement de la nation et de l'État d'Ukraine.

Il faut accorder une assistance accrue aux groupes de la société civile et aux organisations qui prônent les pratiques démocratiques et la participation des citoyens. Si nous considérons que la soviétisation de la société ukrainienne pose un problème, il faut faire porter les efforts de développement de la nation sur la jeunesse et l'éducation. Tout en reconnaissant ses propres limites, le Canada devrait parrainer d'importants programmes d'échanges d'étudiants et d'universitaires entre établissements d'études secondaires et d'études supérieures, et encourager des projets conjoints et des coentreprises entre organismes scientifiques et centres de recherche canadiens et ukrainiens. Comme l'a déjà fait remarquer le premier ministre britannique Benjamin Disraeli: «Lorsqu'elle établit ses objectifs de politique étrangère, la Grande-Bretagne n'a pas d'amis permanents, elle n'a que des intérêts permanents.» Compte tenu de l'importance géopolitique de l'Ukraine, le Canada et les autres pays du pacte euro-atlantique doivent, dans leur propre intérêt à long terme, aider l'Ukraine à réaliser sa transition difficile et douloureuse. Le Canada doit l'aider à consolider sa souveraineté et à devenir membre à part entière de l'Union européenne et de la communauté des nations euro-atlantiques.

Le président: Merci.

Le sénateur Grafstein: Quand on examine le passé de l'Ukraine, on se rend compte que, jusqu'à tout récemment, elle n'a vraiment été indépendante que pendant quatre ans dans toute sa longue histoire. Pourtant, même si elle n'était pas souveraine, elle constituait en fait une nation à l'intérieur d'une sphère plus vaste. Il y a des affinités particulières entre les Ukrainiens, par exemple sur le plan culturel.

Vous nous avez tracé tous les deux un portrait très sombre de la situation en Ukraine. Pourtant, quand je suis allé là-bas, j'ai été frappé par l'intelligence de la population. Il ne semble pas y avoir de profondes divisions ethniques dans ce pays, contrairement à ce qui se passe ailleurs en Europe. Il y en a, mais elles ne sont pas aussi profondes. Vous pourriez peut-être nous en parler briève ment. Quand on se penche sur l'histoire culturelle de la région ou du territoire connu sous le nom d'Ukraine, on se rend compte que c'était une figure dominante dans les domaines des arts, de la culture et de la musique. Il semble y avoir un clivage entre cette excellence culturelle et la capacité de créer une société civile fondée sur des pratiques démocratiques. Regardez la Pologne, une voisine qui a un territoire comparable, une langue apparentée, des racines similaires, et qui a progressé considérablement pendant que l'Ukraine faisait du surplace.

Je vais vous donner un exemple. Il y a eu tout un débat à l'OSCE au cours des deux ou trois dernières années quant à savoir si l'Ukraine devrait ou non être expulsée parce qu'elle n'a pas aboli la peine de mort. Je ne suis pas sûr que ce soit encore le cas aujourd'hui. C'est une condition préalable pour devenir membre de l'Union européenne; aucun membre de doit appliquer la peine de mort.

Le président: Au Conseil de l'Europe?

Le sénateur Grafstein: Au Conseil de l'Europe. L'OSCE a adopté le même principe. Il y a tout un débat sur la possibilité d'exclure l'Ukraine. Le gouvernement doit abolir la peine de mort dans un délai donné.

Cela dit, il y a un clivage. En écoutant les témoignages, nous entendons des histoires fabuleuses au sujet de ce «clivage culturel».

Je sais, d'après vos antécédents, que vous avez étudié tous les deux non seulement l'histoire et l'économie de l'Ukraine, mais aussi ses caractéristiques sociales et culturelles. Pouvez-vous nous expliquer cet énorme écart? Pourquoi l'Ukraine n'a-t-elle pas réussi à s'affirmer comme l'ont fait les pays baltes, la Pologne, la Slovaquie et la République tchèque?

M. Marples: C'est une question intéressante, qui comporte un certain nombre d'aspects. La première chose qui m'est venue à l'esprit pendant que j'écoutais vos commentaires, c'est que l'Ukraine est étroitement assujettie aux contraintes du système soviétique, ce qui n'était pas le cas de la Pologne, par exemple.

La Pologne présentait un cas particulier pendant la guerre froide. Elle n'a jamais vraiment fait partie du Pacte de Varsovie. Elle bénéficiait de certains avantages que les autres pays n'avaient pas. Depuis la fin de la guerre, c'est le pays le plus homogène d'Europe. Sa population est à 96 p. 100 polonaise, ce qui contraste du tout au tout avec la période d'avant-guerre puisque la Pologne comptait alors d'importantes populations minoritaires. Elle est également catholique à 96 p. 100. L'Église a toujours été un important facteur d'unité en Pologne.

Cela dit, les Polonais ont pris de grands risques quand ils ont mis en oeuvre ce qu'ils ont appelé une «thérapie de choc». Pendant quelques années, la population a beaucoup souffert pour en arriver au point où elle est rendue aujourd'hui.

Pour un certain nombre de raisons, cela ne s'est pas fait en Ukraine. Le premier président ukrainien, M. Kravtchouk, se préoccupait moins de la réforme économique que de la consolidation de l'État. Il estimait que la Russie présentait une menace sérieuse pour l'indépendance de l'Ukraine. À son avis, il fallait protéger la souveraineté et commencer à bâtir la nation avant de se lancer dans une réforme économique.

C'est probablement la raison pour laquelle il a été remplacé par Koutchma en 1994. À ce moment-là, la population en avait assez de la baisse du niveau de vie et voulait passer à autre chose. Koutchma a promis un certain nombre de choses dans son programme électoral. Depuis lors, il parle de réforme du marché, de privatisation et de lutte contre la corruption. Mais, dans la pratique, il ne s'est pas passé grand-chose.

Il s'est formé de plus en plus de clans et de factions au gouvernement, plus qu'à l'époque du président précédent. Après tout, Kravtchouk était originaire de l'ouest de l'Ukraine et n'avait pas ses entrées auprès des grands groupes industriels de l'est.

Je vous ai parlé assez longuement du régionalisme parce que c'est un facteur. Nous avons un régionalisme très fort au Canada, mais notre pays est beaucoup plus vieux. Nous avons appris à régler certains problèmes, mais pas tous.

L'Ukraine en est encore à ses débuts. Il y a seulement dix ans qu'elle est indépendante, et sept ans que Koutchma est président. Or, M. Koutchma est censément favorable au changement économique.

Je vous ai aussi parlé de la corruption, et M. Klid également. La corruption aux plus hauts échelons de la société est le principal obstacle au progrès en Ukraine. C'est la même chose en Russie. Mais la situation semble pire en Ukraine parce que cela se passe au sommet. Cela semble ralentir l'ensemble du processus.

M. Klid: Il est toujours utile de faire des comparaisons. En l'occurrence, il faut regarder ce qui s'est passé en Union soviétique. La Pologne était indépendante entre les deux guerres, et elle était implantée plus solidement en Europe. Elle a échappé au stalinisme avant la Seconde Guerre mondiale. Et les pays baltes, bien qu'ils aient fait partie de l'Union soviétique après la Seconde Guerre mondiale, ont aussi réalisé d'énormes progrès comparativement aux autres États soviétiques.

Si vous comparez l'Ukraine à la Russie et aux autres républiques post-soviétiques, vous constaterez qu'il y a une différence d'attitude au sujet de la réforme. Il y aussi une différence d'une région à l'autre. Dans l'ouest de l'Ukraine, par exemple, la population est plus proche de ce que nous appellerions une société civile. Elle est plus militante et plus nationaliste. Elle est également plus éveillée politiquement, et c'est elle qui a été l'élément moteur de l'indépendance de l'Ukraine.

Plus on va vers l'est, plus la population est soviétisée. Et c'est encore pire en plein coeur de la Russie et dans les républiques d'Asie centrale. Même s'il est utile de comparer l'Ukraine et la Pologne, la comparaison avec la Russie nous permet probable ment de mieux comprendre ce qui se passe.

Le président: Puis-je poser une question? Elle fait suite à celle du sénateur Grafstein. Je parlais l'autre jour à ma voisine ukrainienne, qui est née en Galicie. Je lui ai demandé si le gouvernement en place en Ukraine était plus représentatif de la région du Dniepr ou de la Galicie. Elle m'a répondu immédiate ment que c'était un gouvernement associé à la région du Dniepr et que les Galiciens n'y étaient pas représentés.

Elle m'a raconté une histoire intéressante. Elle est née en Ukraine. Elle a été contrainte à travailler par l'Allemagne et touche une pension du gouvernement. Elle m'a expliqué à quoi ressemblaient la religion et la société dans sa région avant le début de la Seconde Guerre mondiale. C'était très intéressant. J'ai eu l'impression qu'elle attachait beaucoup d'importance au fait que la Galicie avait été autrichienne pendant plus de 100 ans, jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale, alors que la région du Dniepr et l'Ukraine étaient évidemment Russes.

C'est une partisane de l'Ukraine. Elle n'est pas anti-Ukraine. Et elle n'est pas la seule de cet avis.

Je voudrais savoir ce que vous en pensez. Pourquoi y a-t-il tellement de membres du gouvernement qui semblent venir de la même ville, sur le Dniepr, en Ukraine? J'aimerais que vous nous en parliez un peu.

M. Marples: Comme vous le savez probablement, Dnieprope trovsk porte le nom d'un célèbre dirigeant communiste. Même son nom évoque le communisme. Il n'a pas été changé, ce qui donne une idée du sentiment politique dans cette région.

Le sénateur Grafstein: La statue de Lénine est encore là.

M. Marples: Il y a des différences importantes entre les régions. Ce que vous avez dit est vrai, mais c'est aussi un peu dangereux et un peu problématique. La Galicie, même si elle est plus avancée politiquement, est une des régions les plus faibles d'Ukraine sur le plan économique. C'est la moins industrialisée et celle où les changements sont les plus lents.

On retrouve donc, paradoxalement, la population la plus éveillée politiquement dans la région la plus faible économique ment. Ailleurs, c'est exactement le contraire. Les gens les plus réfractaires au changement vivent dans les régions riches en ressources, où l'économie est forte.

Je ne pense pas qu'il soit possible d'avoir un gouvernement dominé par les Galiciens. De plus, cela créerait un sentiment d'aliénation dans la majeure partie du reste du pays. C'est comme si nous avions au Canada un Cabinet plein d'Albertains. Il faut une combinaison. Il faut beaucoup de tolérance et de compréhen sion des deux côtés, pas seulement d'un côté envers l'autre, mais des deux côtés.

Pour le moment, il faut admettre que beaucoup d'Ukrainiens vont continuer à parler russe. Il est possible que cela évolue lentement parmi les jeunes, mais les gens plus âgés, de plus de 40 ans, ne changeront pas. En fait, ils seront encore plus réfractaires au changement qu'ils l'étaient avant. S'ils ont l'impression d'être obligés de changer pour «s'ukrainiser», ils vont le faire encore plus lentement. On entend plus souvent parler d'ukrainisation dans les endroits comme la Crimée et Louhansk.

Le président: Il y a encore des différences.

M. Klid: En politique, ce sont les gens des régions les plus populeuses qui déterminent quel genre de gouvernement est élu et qui y occupe les postes clés. C'est la même chose en Ukraine. Les régions centrales et les régions industrialisées, qui comptent une population importante, ont une écrasante majorité de députés au gouvernement.

Il y a aussi des différences entre les régions. Il y a un groupe politique de Kiev, un autre de Nietzk et un autre de Dnieprope trovsk. Celui de Dniepropetrovsk, avec quelques alliés du groupe de Kiev, est au pouvoir depuis quelque temps sous la direction de M. Koutchma. Mais il arrive que ce soit le groupe de Nietzk qui s'allie à celui de Dniepropetrovsk, quoiqu'il ne soit pas très présent dans le paysage depuis quelque temps.

Vous avez tout à fait raison de dire qu'il y a des divisions concernant la question linguistique. C'est le cas entre l'est et l'ouest de l'Ukraine. Il y a eu des événements troublants. Dans l'ouest du pays, par exemple, un chanteur a été tué dans un pub parce qu'il chantait des chansons ukrainiennes. Un jeune russophone l'a battu à mort. Après cet incident, les Ukrainiens ont tenu d'énormes manifestations pour demander des mesures de représailles. Ce sont des choses qui arrivent, mais je ne pense pas que la question linguistique soit vraiment le principal enjeu en Ukraine pour le moment.

Le principal enjeu, c'est de savoir si le pays pourra rester stable et former un nouveau gouvernement qui fera progresser la réforme. La question de l'orientation géopolitique du pays et du maintien de son ouverture vers l'Ouest, sans s'aliéner pour autant la Russie, est également très importante. L'Ukraine doit chercher à se joindre à l'Europe. Mais nous ne savons pas si les Européens, et l'Occident en général, vont appuyer cette orientation par une aide et un soutien concrets.

Le sénateur Di Nino: Il y a deux questions que j'aimerais explorer plus à fond. La première découle d'un commentaire de M. Klid. Vous avez dit, si j'ai bien compris, que malgré certaines difficultés, il y avait un gouvernement stable et relativement démocratique en Ukraine.

Le Conseil de l'Europe exige que ses membres appuient la démocratie, la règle du droit et le respect des droits de la personne. L'Ukraine a fait l'objet de critiques très sévères, et j'ai l'impression qu'elle n'est pas perçue comme un pays stable et démocratique. J'aimerais avoir plus d'explications sur cet aspect-là. M. Marples pourrait peut-être m'éclairer. Vous avez aussi parlé tous les deux de différences régionales. Pouvez-vous nous dire aussi s'il y a d'importantes divergences d'opinions entre les jeunes et les personnes plus avancées en âge?

M. Klid: Je vais vous expliquer ce que j'ai voulu dire. Il faut comparer l'Ukraine à ses voisins post-soviétiques. Regardez ce qui se passe en Russie. La guerre en Tchétchénie a entraîné le massacre de dizaines de milliers de citoyens, en Russie même. Il y a eu des bombardements, des enlèvements et des actes de torture, dont ont fait état des sources occidentales, les Russes eux-mêmes et des groupes indépendants de défense des droits de la personne.

Il est important de faire des comparaisons. Comment l'Ukraine se débrouille-t-elle comparativement à la Russie? Comment se compare-t-elle à la Moldavie, qui a vécu une guerre civile au début des années 90? À l'Azerbaïdjan, qui a été en guerre avec l'Arménie? Ou encore à la Géorgie, qui a aussi connu une guerre civile? En 1993, il y avait des chars dans les rues de Moscou. Et il y a maintenant là-bas des gens déchaînés comme Jirinovski.

Plus à l'est, c'est encore pire, parce qu'en Asie centrale, il y a le régime autocratique du Turkménistan. Quand on compare l'Ukraine aux autres pays de l'espace post-soviétique, on peut dire que l'Ukraine semble s'en tirer relativement bien.

Si on la compare à l'Europe de l'Ouest ou à ses grands voisins d'Europe de l'Est et d'Europe centrale, il est certain qu'elle a du retard. Ces dernières années, et surtout depuis 1998, les choses ne vont pas bien. Il est évident que, pour ce qui est de la liberté de presse ou des mesures prises par l'État pour faire taire ses opposants, le régime Koutchma est devenu plus autoritaire. C'est inquiétant.

D'un autre côté, le Conseil de l'Europe a décidé que l'Ukraine était un «mauvais garçon». Or, en janvier dernier, il a rétabli le droit de vote de la Russie, qui avait été suspendu à cause de la guerre en Tchétchénie. Comment peut-on trouver le Conseil de l'Europe équitable, comment peut-on ne pas le trouver hypocrite, quand il décide d'expulser l'Ukraine, mais pas la Russie? Il faut absolument une politique équitable, sans hypocrisie. Le Conseil de l'Europe s'est discrédité. Ce qui ne veut pas dire que l'Ukraine ne mérite pas d'être critiquée, au contraire.

M. Marples: On peut probablement affirmer qu'il y a certaines tendances, dans les États post-soviétiques, qui s'appliquent à peu près à tous sauf aux républiques baltes. Il y a eu depuis l'indépendance un conflit d'intérêts généralisé entre l'exécutif et le législatif. Dans chaque cas, l'exécutif et le président ont triomphé. Inévitablement, le Parlement s'en est trouvé affaibli, parfois fatalement. Il y a donc un certain nombre de régimes très autoritaires. À mon avis, c'est le cas de l'Ukraine. Et aussi du Bélarus, à coup sûr. C'est l'archétype de ce genre de régime. C'est également le cas de la Russie, qui a résolu ce problème avec des chars. Elle a eu recours à la force pour régler le problème. L'Ukraine n'a pas eu besoin de le faire parce que le président disposait déjà des pouvoirs nécessaires pour limiter l'influence du Parlement. Je ne suis pas tout à fait d'accord avec M. Klid sur cette question. Je ne considère pas l'Ukraine comme un pays démocratique.

Je me dis parfois que beaucoup de pays auraient bien du mal à se faire admettre au Conseil de l'Europe. Je ne pense pas que les États-Unis y parviendraient, par exemple, s'ils le souhaitaient.

Cela dit, l'Ukraine n'est pas tellement différente de la Russie, à mon avis. C'est mon opinion, et nous ne sommes peut-être pas d'accord sur ce point.

Mais vous avez raison de dire qu'il y a des différences entre les générations. Je n'ai pas fait de sondage sociologique sur cette question. C'est une impression générale, mais une fois que les étudiants se retrouvent sur le marché du travail, ils semblent plus disposés à accepter le régime et le gouvernement en place, et même les valeurs des générations précédentes. Je ne pense pas que ce soit nécessairement limité à une région ou à une autre. C'est le cas dans toute l'Ukraine.

M. Klid: Je suis désolé de ne pas avoir parlé de ce deuxième point. Il y a effectivement des différences entre générations. On dit souvent que l'avenir appartient aux jeunes. Les jeunes d'Ukraine l'ont démontré, du moins depuis deux ou trois mois. Ce sont eux qui sont descendus dans la rue pour protester contre M. Koutchma et réclamer une enquête sur le meurtre du journaliste Gongadze. C'est très encourageant. Et c'est pourquoi je suis d'avis que l'aide canadienne à l'Ukraine devrait viser, dans une large mesure, à bâtir une société civile et à favoriser la démocratisation. La jeunesse ukrainienne est certainement un des principaux facteurs dans ce processus.

Le sénateur Austin: Il y a une question qui m'intéresse. Elle concerne la visite du président Poutine au président Koutchma, il y a quelques semaines. Je serais intéressé à connaître votre point de vue sur leur programme et les raisons de cette rencontre. Il y avait des raisons économiques et des raisons politiques. Certains observateurs pensent que la visite du président Poutine en Ukraine avait pour but de soutenir la présidence de Koutchma et d'envoyer un message à l'opposition dans ce pays. J'ai l'air d'être bien informé, mais en fait je vous pose la question à tous les deux. En effet, vous avez parlé tous deux de l'importance des relations entre la Russie et l'Ukraine et de la ligne pointillée qui sépare l'Ukraine de l'Europe et de l'Ouest. La rencontre semblait être lourde de signification. Je vous pose la question directement, d'après vous, quelle est la place que la Russie compte donner à l'Ukraine dans ses intérêts en matière de politique étrangère?

M. Marples: Staline avait l'habitude de dire qu'il n'y a pas de hasard. Par conséquent, ce n'est pas un hasard si Poutine est allé à Kiev au beau milieu d'une crise politique. Je crois que c'est assez évident. La Russie traverse actuellement une période très intéressante. Poutine a créé, entre autres choses, des offices de gouverneur dont l'objectif est la centralisation de la Russie. Il a mis un frein à l'autonomie régionale. On aurait pu penser que, compte tenu des circonstances, ce n'était pas véritablement dans l'intérêt de la Russie de se mêler de conflits de politique extérieure. J'ai remarqué par exemple qu'au Bélarus, M. Louka chenko cherche à tout prix à obtenir l'appui de M. Poutine dans sa campagne présidentielle. Poutine a refusé de lui accorder son appui. Le Bélarus est plus proche de la Russie que l'Ukraine. Pour cette raison, je ne pense pas que la Russie joue un rôle politique important pour le moment dans la crise politique qui sévit en Ukraine.

Cela étant dit, je pense que la Russie craint qu'en cas de chute de Koutchma, le nouveau président soit plus orienté vers l'Ouest. Les noms de Iouchtchenko et Timochenko sont les premiers qui viennent à l'esprit lorsqu'on tente d'imaginer d'autres personnali tés politiques susceptibles de remplacer Koutchma. Ces deux candidats sont fermement opposés à Koutchma. Mis à part l'agglomérat du groupe communiste, il y a tant de candidats possibles qu'il est difficile d'en retenir un en particulier. Ces deux personnes sont les deux principales figures que l'on retient à l'Ouest.

Je ne pense pas que Poutine voie d'un très bon oeil l'accession de Iouchtchenko à la présidence de l'Ukraine. Lorsque Ioucht chenko était président de la Banque nationale, il avait appuyé la réforme de libéralisation du marché en Ukraine. Il est certaine ment le dirigeant démocratique le plus populaire en Ukraine. En ce sens, il n'est pas étonnant qu'il fasse tout ce qu'il peut pour maintenir Koutchma au pouvoir. Mais j'ai l'impression qu'il n'y consacre pas tous ses efforts. Pour l'instant, ce n'est pas son principal sujet de préoccupation. En revanche, il ne peut pas non plus le négliger, puisque l'Ukraine est importante pour la Russie.

Le sénateur Bolduc: Vous dites que l'Ukraine est très importante pour la Russie. Est-ce à cause de ses ressources ou à cause de l'accès à la mer Noire?

M. Marples: Pour commencer, l'Ukraine est le principal partenaire commercial de la Russie et la Russie est le principal partenaire commercial de l'Ukraine. C'est le cas depuis l'indépen dance, même si la situation a un peu changé puisque la Russie a désormais plusieurs autres partenaires commerciaux. Politique ment, la Russie a des intérêts stratégiques en Ukraine. La frontière avec ce pays a toujours été un point sensible. Nous avons parlé de l'expansion de l'Union européenne, mais il y a aussi le facteur de l'expansion de l'OTAN. L'expansion de l'OTAN jusqu'à la frontière est de la Pologne fait de l'Ukraine un territoire extrêmement important pour les intérêts de la Russie en matière de sécurité. De fait, c'est actuellement la frontière entre l'OTAN et ce que l'on peut appeler la CEI, faute d'un meilleur terme.

Il y a beaucoup d'autres raisons dont l'importance est discutable. Sur le plan historique, il y a la mentalité russe, l'attitude de Russes vis-à-vis de l'Ukraine et la perte de l'Ukraine, et cetera. Ajouter à cela la communauté religieuse orthodoxe. Il y a beaucoup de raisons.

Cependant, je ne pense pas que Poutine tienne compte de tous ces éléments. Poutine pense comme un agent du KGB.

Compte tenu des circonstances, il a décidé de maintenir Koutchma en place si c'est possible. Il n'accordera rien à Koutchma et ne menacera personne. Il va se contenter d'encoura ger Koutchma en lui donnant une tape dans le dos.

Le sénateur Bolduc: Supposons que M. Poutine ait un intérêt en Ukraine mais également dans les États indépendants et riches de l'Est. À votre avis, quelle serait son attitude s'il avait à faire un choix?

Le sénateur Austin: Je vous demande de penser à cette réponse pendant que M. Klid me répond. Je dois malheureuse ment prendre l'avion pour Vancouver. J'aimerais avoir votre point de vue.

M. Klid: Certainement. Les failles et les problèmes de Koutchma jouent en faveur de la Russie, tout au moins à court terme. Les problèmes de Koutchma sont favorables à la Russie dans le sens qu'elle se trouve actuellement en position d'accorder ou de ne pas accorder son appui à Koutchma. La Russie a le choix.

Dans ce sens, cela renforce la position de la Russie. Qu'il reçoive ou non l'appui de la Russie, Koutchma est affaibli sur le plan intérieur en raison de la crise qui sévit actuellement en Ukraine et à cause du scandale des enregistrements.

La Russie a de nombreux intérêts en Ukraine, notamment des intérêts économiques. Les Russes souhaitent que l'Ukraine demeure dépendante sur le plan énergétique, de manière à pouvoir jouer la carte de l'énergie pour influencer la politique en Ukraine. Comme nous l'avons vu, les Russes y ont également des intérêts stratégiques.

Si elle peut compter sur l'Ukraine comme alliée, la Russie est beaucoup plus forte et peut utiliser au besoin ce poids contre l'Europe. Sans l'Ukraine, bien entendu, la Russie devrait réviser totalement ses positions. À mon avis, voilà le noeud de la question, car avec l'Ukraine, la Russie peut compter sur 49 ou 50 millions de personnes en plus. Elle peut disposer des ressources et des complexes militaires et industriels de l'Ukraine.

L'Ukraine produit un des meilleurs tanks du monde. L'Ukraine fabriquait autrefois des fusées à la chaîne. Sans ce complexe militaro-industriel, la Russie est beaucoup plus faible.

Le sénateur Austin: Quelle est l'importance de la minorité russe en Ukraine et où est-elle localisée?

M. Klid: La minorité russe est implantée principalement à l'Est, mais également au Sud et au Sud-Est. D'après les statistiques officielles, environ 21 ou 22 p. 100 de la population est russe.

M. Marples: Onze millions de personnes.

Le président: Il y a aussi des millions d'Ukrainiens qui vivent en Russie.

M. Marples: Il y a des mariages mixtes entre Russes et Ukrainiens.

Le président: La zone ethnique ukrainienne s'étend donc assez nettement en Russie et au Kazakhstan.

Le sénateur Austin: Je me demande si vous pensez que la minorité russe d'Ukraine exerce un certain rôle sur le plan des relations politiques entre l'Ukraine et la Russie. Pensez-vous que cela soit un facteur déterminant?

M. Marples: Je pense que les Russes d'Ukraine ont joué un rôle surtout en Crimée et seulement pendant les années qui ont suivi l'indépendance. Les Russes d'Ukraine ne réagissent et ne pensent pas comme les Russes de Russie. On ne peut pas imaginer par exemple s'adresser en Ukraine à un groupe de personnes et leur demander qui est Ukrainien, qui est Russe. Cela ne viendrait à l'idée de personne. Ce n'est pas un facteur pertinent.

Le meurtre du musicien a fait les grands titres des journaux parce que c'était un incident tout à fait exceptionnel. C'est un fait divers qui n'a rien de courant. Il est particulièrement étonnant que cela se soit produit à cet endroit, puisque c'est une région où les Russes sont moins représentés.

M. Marples: À mon avis, les ressources de l'Est sont indispensables à la Russie, en particulier les ressources de la zone ouest de la Sibérie et des deux autres régions orientales. M. Poutine verrait d'un très mauvais oeil que l'une ou l'autre de ces régions demande son indépendance. Ce serait pour lui un plus grand sujet de préoccupation que la situation en Ukraine.

Ce ne serait pas une chose impossible. Par exemple, la capitale du Tatarstan a déjà commencé à introduire l'alphabet latin, au grand déplaisir de Poutine. Les élèves apprennent l'alphabet latin à l'école. La république qui ne comprend que 45 p. 100 de Tatars réclame son autonomie.

Le président: Je n'ai pas compris l'histoire de l'alphabet latin.

M. Marples: La capitale du Tatarstan a commencé à introduire l'alphabet latin. Poutine, de son côté, s'efforce de centraliser les régions. La Sibérie est absolument indispensable pour les Russes en raison de ses ressources en diamants, pétrole, gaz, platine et autres richesses naturelles.

L'autre facteur, c'est que Poutine veut garder la porte ouverte sur le commerce européen. L'Allemagne est de nos jours un grand partenaire commercial de la Russie. On peut comprendre que ces deux partenaires souhaitent un climat politique stable dans les pays qui les séparent, à savoir la Pologne, le Bélarus et l'Ukraine.

Le sénateur Andreychuk: Je vais commencer par un commentaire, mais je ne vais pas prendre beaucoup de temps, puisque j'ai déjà eu l'occasion de parler avec nos témoins.

Lorsque l'Ukraine faisait partie de l'Union soviétique, c'était une république différente des autres, puisque entre la Première et la Deuxième Guerre mondiale, elle avait été le théâtre d'activités politiques, surtout dans la région occidentale. Cette région fut frappée par une famine qui fit huit millions de victimes. À l'heure actuelle, l'Ukraine est constituée de la Crimée, de l'Est et de l'Ouest. Il y a eu une transplantation de la population. Vingt pour cent de la population n'est pas originaire de cette région. Il y a eu beaucoup de mouvements de population. C'était un des déplace ments politiques décidés par Staline.

On s'est perdu en conjectures sur ce que deviendrait la nation de l'Ukraine. Nous avons tous été plutôt surpris que l'Ukraine prête attention à la dimension multiculturelle du pays. Les Ukrainiens ont essayé d'inclure la république de Crimée en se disant disposés avant la dernière élection, à lui accorder une certaine autonomie pour encourager le retour des Tatars. Ce sont des éléments positifs qui ont semblé se dessiner sur le plan social.

Le problème, c'est que la population n'a bénéficié d'aucune retombée économique. Les réformes n'ont pas bougé. Je crois qu'il est bien connu, comme vous l'avez mentionné, que l'exécutif a pris l'avantage sur le législatif.

La russification de cette région a été intense. Je me souviens qu'à l'époque de l'Union soviétique, les dirigeants russes ne savaient pas comment aborder les républiques «stans» à cause de leur tradition islamique et de leurs différences culturelles. Ils se sentaient plus proches de l'Ukraine car ils pensaient pouvoir la contrôler plus facilement que les autres régions.

Voilà le contexte.

Je me demande dans quelle mesure les oligarques appuient l'exécutif, car il semble avoir un rôle différent par rapport à la Russie. Qu'en pensez-vous? Quel est le rôle de la police de sûreté, qui a été remplacée, dans le contrôle de l'Ukraine? Où se situe le président Koutchma dans tout ce contexte? Quel est le rôle des militaires? Ils ont conclu un partenariat pour la paix et ils semblent manifester un esprit d'ouverture vis-à-vis du Canada et de l'OTAN. Voilà les aspects que je cherche à élucider.

M. Klid: Vos remarques sur l'histoire de l'Ukraine au XXe siècle sont très intéressantes. C'est une histoire tragique et douloureuse. L'Ukraine a de la difficulté à accepter le change ment, à cause de toutes ces terribles tragédies qu'elle a vécues.

Vous avez parlé des migrations. Il y a eu l'établissement des Russes en Crimée après la Deuxième Guerre mondiale, la déportation des Tatars, la déportation des paysans ukrainiens en Sibérie et la collectivisation. Les tragédies se sont succédé sans relâche. Lorsque l'Ukraine est devenue un pays indépendant, elle devait bâtir un nouvel État. Les Russes avaient déjà un État dont la capitale était Moscou. L'Ukraine, de son côté, devait bâtir un nouvel État et créer une capitale. Dans un sens, l'Ukraine devait partir de rien.

L'autre aspect, c'est l'édification de la nation. Comment franchir tous les obstacles et bâtir un État avec un tel héritage? M. Marples a souligné que les Tatars sont actuellement invités à revenir s'établir en Crimée. Cependant, l'État ukrainien ne dispose pas des ressources nécessaires pour les aider à s'installer et à leur offrir une assistance économique pour s'établir en Crimée. Beaucoup d'entre eux vivent dans des conditions de grand dénuement.

L'Ukraine connaît beaucoup de difficultés dans de nombreux secteurs différents. Il suffit de penser à l'héritage soviétique pour comprendre combien ces maux ont des racines profondes.

Quant aux oligarques, Poutine est célèbre à l'Ouest. Il est censé remettre les oligarques russes à leur place. Bérezovsky est un des oligarques exilés et Gousinsky en est un autre. C'est à ce dernier qu'appartient une des plus grandes chaînes médiatiques de Russie.

Le président: Je crois qu'il est né en Ukraine.

M. Klid: Je ne sais pas. Vous êtes probablement mieux renseigné que moi. Poutine s'en est pris à une personnalité comme Gousinsky, le propriétaire de la station nationale indépendante de télévision qui s'était montrée la plus critique à l'égard du gouvernement. On peut se demander immédiatement pourquoi il ne s'en est pas pris à un autre oligarque. Si Poutine avait réellement voulu détruire le pouvoir des oligarques, il leur aurait réservé à tous le même traitement. Or, il ne s'attaque pas à tous de la même manière. Son attitude n'est pas claire.

Je pense que Poutine cherche à consolider son pouvoir. En se débarrassant des oligarques les plus dangereux, il pense que les autres se rangeront. À mon avis, voilà ce que Poutine cherche à faire.

La situation en Ukraine est légèrement différente. Les oligarques ont acquis beaucoup de pouvoirs et ils ont joué un grand rôle dans le renversement du gouvernement central.

Les oligarques ont deux choix: ils peuvent continuer à voler l'État de ses biens et dérober tout ce qu'ils peuvent pour amasser de grandes fortunes. Ou ils peuvent essayer de devenir des hommes d'affaires légitimes et légaliser l'économie souterraine. Nous espérons qu'ils choisiront la deuxième option.

Il est dangereux de déclarer la guerre aux oligarques, car cela soulève beaucoup de choses. Disons que certaines privatisations ont été réalisées. Est-ce que le gouvernement va renverser la tendance en déclarant illégale la privatisation des entreprises? Va-t-il affirmer que les entreprises ont été achetées à vil prix ou que des pots-de-vin ont été distribués pour permettre l'achat de certaines entreprises au dixième de leur valeur? Dans ce cas, le gouvernement pourrait exiger la restitution des entreprises et l'arrestation des hommes d'affaires.

C'est un problème que le nouveau gouvernement d'Ukraine devra affronter. Les oligarques disposent actuellement d'un pouvoir politique énorme ou tout au moins significatif. La meilleure politique serait sans doute de tenter de rapatrier l'économie souterraine au sein de l'économie légale. Par souci de préserver la paix sociale, il faudrait convertir les oligarques en bons et solides hommes d'affaires consacrant leur énergie à l'épanouissement de l'économie ukrainienne. Les oligarques devraient investir leurs capitaux dans l'économie ukrainienne afin de créer des emplois et de donner un coup de pouce à l'économie.

M. Marples: Le vrai problème avec les oligarques, c'est qu'ils sont, de par leur nature même, préoccupés par leurs propres intérêts. Ils ne travaillent pas dans l'intérêt du pays. Ce qui les intéresse, c'est d'amasser du pouvoir et des richesses. En revanche, ils ne réinjectent pas leurs richesses accumulées dans l'économie.

La différence, c'est peut-être qu'en Russie les oligarques semblent être plus nettement opposés au gouvernement. Cela n'a pas toujours été le cas. L'ancien président Eltsine avait établi une sorte d'alliance très étroite avec eux. Il a lui-même amassé une grande fortune personnelle pendant son séjour au pouvoir. À mon avis, c'était sans doute le dirigeant le plus corrompu du monde entier lorsqu'il était au sommet de sa présidence.

Le sénateur Bolduc: Après Brejnev.

M. Marples: Poutine n'a conclu aucune alliance avec les oligarques. Dans un sens, c'est peut-être une bonne chose. Poutine a tendance à vouloir museler les médias. Le problème est de savoir par où il doit commencer s'il veut s'attaquer aux oligarques. Actuellement, certains oligarques considèrent que M. Koutchma est leur représentant à Kiev. S'il va trop loin dans une direction, il risque de se mettre ce groupe à dos. Par contre, ils ne diront rien s'il continue de les appuyer. C'est malheureux, mais je pense que c'est la réalité. Iouchtchenko représenterait une plus grande menace parce qu'il n'est associé à aucun groupe particulier. La situation est grave lorsque le dirigeant d'un pays est étroitement associé à des réseaux de crime organisé. L'ancien premier ministre Lazarenko attend toujours son procès aux États-Unis et la Suisse veut le juger pour ses liens avec le crime organisé.

Parallèlement, les oligarques produisent de la richesse et c'est le groupe qui a le plus profité de la privatisation. Il y a des gens extrêmement riches en Ukraine. Environ 5 p. 100 de la popula tion est plus riche que les Canadiens les plus nantis. Ces gens-là vivent comme des vedettes d'Hollywood. Voilà comment la richesse est distribuée. C'est peut-être comme cela que les choses se déroulent dans le monde postsoviétique. Une distribution plus égalitaire ou plus libérale de la richesse ne semble pas exister.

Le sénateur Andreychuk: Avez-vous des commentaires à faire sur les militaires et la police de sûreté?

M. Klid: L'Ukraine a collaboré avec l'OTAN et a certaine ment été un des premiers anciens pays du bloc soviétique à le faire. Elle s'est même déclarée en faveur de l'expansion de l'OTAN.

Le secteur militaire est moins important depuis l'indépendance. Il a hérité d'une armée d'environ 850 000 personnes et je pense que l'objectif est de la réduire à environ un quart de million de personnes et que cet objectif est pratiquement atteint. Cela soulève un autre problème, à savoir celui du chômage des anciens militaires qui ont perdu leur emploi.

L'Ukraine fait face à des problèmes complexes et aigus. Il est surprenant que le pays soit demeuré relativement stable en dépit de toutes ces tensions sous-jacentes. La population ne peut absorber qu'un certain degré de misère et de disparité sociale avant de se révolter. Voilà le danger qui menace l'Ukraine.

M. Marples: Il semble bien que le président et la police de sûreté aient collaboré très étroitement. Le chef de la sûreté a été le premier à tomber pendant le scandale Gongadze. Il semble qu'il ait été présent à l'occasion de l'enregistrement de plusieurs des bandes. Ces enregistrements paraissent authentiques. On peut entendre au moins les voix de Koutchma et de son ancien chef de la sûreté sur ces bandes. Quant à savoir comment ces enregistre ments ont été effectués, c'est une autre histoire.

L'Ukraine a abandonné ses armes nucléaires. C'était un des quatre États nucléaires de l'ère postsoviétique. Ce fut très généreux de la part de l'Ukraine d'abandonner ce rang et de céder volontairement ses armes à la Russie. Elle préfère privilégier les armes conventionnelles. Cependant, l'Ukraine ne fait face à aucune menace militaire immédiate. Le déploiement de cette force n'est pas nécessaire et l'Ukraine n'a probablement pas besoin d'une armée de plus de 250 000 personnes. On voit mal à quoi l'Ukraine pourrait utiliser une telle armée.

Bien qu'elle soit prise en étau entre deux blocs, je n'envisage pas de problème de sécurité pour l'Ukraine actuellement.

Le sénateur Corbin: Ma question est évidente et je suis certain qu'elle est sur toutes les lèvres. Dites-nous tout sur la corruption. Qui en est responsable? Où se pratique-t-elle? A-t-elle augmenté ou diminué? Est-ce un problème intérieur, étranger ou expatrié?

M. Marples: J'aimerais bien tout savoir sur la corruption. Elle a différentes sources, mais elle est née dans les régions d'Ukraine riches en ressources naturelles. La corruption commence dans les secteurs de ressources naturelles viables. Dès la fin de la période Gorbatchev, il était évident que l'État était sur le point de s'effondrer. Tout le monde se demandait qui prendrait le contrôle de toutes les ressources une fois que Gorbatchev serait parti.

Le Parti communiste, qui contrôlait déjà les ressources, était dans la place. Pendant la période de la privatisation, les anciens communistes avaient un gros avantage, étant donné qu'ils faisaient partie de la hiérarchie établie.

Parallèlement, il semble qu'ils avaient conclu une alliance avec les anciens caïds du marché noir. Cette alliance dépassait nettement les frontières de l'Ukraine. Elle avait et a toujours des liens, par exemple, avec des pays comme Chypre, la Crimée et sans doute d'autres pays de l'Ouest. Les États d'Asie centrale et le Caucase se livrent au trafic de drogues. Par ailleurs, il y a des personnes, réfugiés et autres, qui tentent de pénétrer en Europe par l'Ukraine. Ces gens viennent du Moyen-Orient et d'Asie centrale. C'est un phénomène de la période postsoviétique.

La corruption est si omniprésente qu'il est difficile de savoir où elle commence. Il est clair que le gouvernement doit tenir compte des intérêts de ces divers groupes et des figures puissantes qui les dirigent. Il est limité dans le contrôle qu'il exerce sur ses propres ressources. Avant de prendre des décisions, il doit consulter ses puissants interlocuteurs. Par exemple, le pays ne peut pas simplement décider d'exporter du minerai de fer vers l'Amérique du Sud. Il doit tout d'abord consulter la personne ou le groupe qui dirige l'exploitation du minerai et l'usine. C'est un réseau très complexe.

Le mot «mafia» que l'on utilise souvent dans ce contexte est peut-être le mot juste. Il y a des liens entre la mafia ukrainienne et la mafia russe. Cette dernière est plus puissante et mieux établie. En Ukraine, je reconnais que la mafia est plus étroitement liée au gouvernement. Elle s'est infiltrée à des niveaux beaucoup plus élevés du gouvernement. Cela s'est produit après le départ d'Eltsine.

Le sénateur Prud'homme: Puis-je poser une question supplémentaire? Je vais le faire en français pour que ce soit plus clair. J'ai été le premier observateur canadien envoyé en mission par M. Ouellet, le ministre des Affaires étrangères de l'époque, à l'occasion des premières élections en Ukraine. Je me suis rendu à de nombreux endroits et je suis arrivé à la conclusion que parfois on parle beaucoup de corruption.

[Français]

Je suis sur le point d'en venir à la conclusion que les corrompus et les corrupteurs ne sont pas nécessairement dans les mêmes pays. Ce qui m'ennuie beaucoup, dans toutes ces discussions entre grands savants autour de la table, c'est cette différence entre les corrompus et les corrupteurs.

Je pense que l'on pourrait facilement conclure qu'il y a beaucoup de corrupteurs sur la côte Ouest pour faciliter, ce que nous pourrions appeler, les «corrompus».

[Traduction]

Le président: Je ne suis pas certain que le sénateur Prud'homme ait posé une question.

Le sénateur Prud'homme: Il peut commenter. C'est dans le même ordre d'idée que ce qu'il vient de dire.

Le président: Il a fait une observation. Je ne sais pas si quelqu'un veut lui répondre.

M. Marples: Je pense que c'était une observation astucieuse. La corruption est une question très difficile. Je vais y penser et j'y reviendrai peut-être plus tard.

M. Klid: La culture de la corruption prend sa source dans la période soviétique. J'ai passé une année dans l'ancienne Union soviétique, de 1987 à 1988 et au cours de cette période, j'ai moi-même contribué à la corruption. Ma femme est Ukrainienne et était auparavant citoyenne soviétique. Elle a été hospitalisée pendant à peu près une semaine. La médecine soviétique était censée être gratuite. C'était vrai en théorie, mais pas en pratique. On était censé offrir un cadeau au médecin. Ma femme avait dit que c'était l'habitude.

J'ai fini par comprendre. Les médecins gagnaient entre 100 et 200 roubles par mois, alors que les mineurs de charbon en gagnaient 600 ou 700. Comment les médecins font-ils pour arrondir leurs fins de mois? Ils reçoivent des cadeaux de leurs patients. C'est une forme de corruption.

Il existe une autre forme de corruption dans les universités. À l'ère soviétique, les étudiants qui voulaient s'inscrire en faculté de médecine devaient verser un pot-de-vin au doyen.

Le sénateur Prud'homme: Passons aux choses sérieuses.

M. Klid: Ceux qui occupaient des postes supérieurs faisaient des choses plus intéressantes. Dans les années 80, j'ai lu un livre sur l'écologie soviétique. On racontait dans ce livre que certains généraux organisaient des parties de chasse. En réalité, c'était des beuveries. Ils allaient dans des réserves ornithologiques, se soûlaient et abattaient à la mitraillette des canards et des oies innocents. Ces crimes restaient impunis parce que le système était déjà corrompu.

Ces gens avaient du pouvoir et ce pouvoir n'était soumis à aucun contrôle. Ils pouvaient très bien commettre des actions arbitraires comme celle que je viens de décrire sans avoir de comptes à rendre à personne. Ils pouvaient exiger des faveurs de la part de leurs subordonnés.

Ce type de système repose sur l'échange de services. C'est comme cela que les choses fonctionnaient là-bas. La corruption était endémique.

Au cours de la période postsoviétique, les contrôles qui existaient auparavant disparurent. Actuellement, la corruption est à son plus haut niveau. Des milliards de dollars sont détournés. Ils jouent bien le jeu. Ils cachent leur argent dans des comptes à l'étranger.

Le sénateur Grafstein: J'aimerais changer de sujet et passer à des questions géopolitiques qui n'ont pas été abordées. Vous vous souvenez qu'en 1919 ou 1920, le grand stratège géopolitique Kinder écrivit une intéressante analyse stratégique sur le contrôle de l'Europe centrale. «Quiconque parvient à contrôler le coeur de l'Europe qui comprend les plaines d'Ukraine, sera le maître de l'Europe.» Cette observation géopolitique est encore valable de nos jours, mais je n'irai pas plus loin dans cette analyse. Toutefois, c'est une importante introduction.

Cela étant dit, les Américains ont pris une décision stratégique il n'y a pas si longtemps. M. Klid l'a commentée. Ils ont décidé qu'ils appuieraient la construction par un consortium privé d'un pipeline allant de la Crimée vers le nord et vers la Turquie plutôt que d'utiliser la voie terrestre allant de Crimée par le centre de l'Ukraine vers l'Europe. Ce fut une décision géopolitique d'une très grande importance stratégique.

Vous mentionnez ici dans un article que les États-Unis font erreur en ne soutenant pas les projets de pipeline de l'Ukraine. Je voudrais entendre vos commentaires à tous les deux sur ce sujet. Parlez-nous aussi des relations entre l'Ukraine et la Turquie.

Nous avons parlé du fer à cheval et de la relation entre la Russie et le Bélarus, ainsi qu'avec l'Allemagne, pour des raisons stratégiques. Nous avons parlé des relations avec la Pologne et l'Ouest. Nous n'avons pas parlé de la Roumanie ni de la Moldova.

Veuillez nous donner votre point de vue sur la façon dont la Turquie envisage les relations stratégiques avec l'Ukraine. Par le fait même, dites-nous pourquoi les États-Unis ont pris la décision stratégique de faire passer le pipeline par la Turquie, par voie terrestre et maritime, plutôt que d'opter pour la voie terrestre par l'Europe.

M. Klid: J'ai consacré un long article à ce sujet. Je pourrais facilement vous le faire parvenir par courriel ou par la poste.

Les États-Unis cherchent à diversifier leurs sources d'approvi sionnement énergétique. On a découvert du pétrole dans le bassin de la mer Caspienne et au Kazakhstan. L'Azerbaïdjan est également un élément clé, parce qu'il existe un pipeline qui va vers le nord par la Tchétchénie, jusqu'à la côte de la mer Noire. Les Russes insistaient pour que ce pipeline soit la principale voie d'acheminement du pétrole vers les autres marchés.

Le sénateur Bolduc: Autrement dit, à travers la Russie.

M. Klid: Tout à fait. Une des causes de la guerre en Tchétchénie est que les Tchétchènes voulaient leur part alors que les Russes voulaient tout garder pour eux. Voilà la situation un peu simplifiée.

L'autre pipeline est une ligne directe de Bakou jusqu'à la côte de la mer Noire, en passant par le Géorgie. Ce trajet était celui que préférait l'Ukraine. Je crois qu'il a été achevé en 1999. Depuis ce temps, de cinq à dix millions de tonnes sont exportées par an de l'Azerbaïdjan à la Géorgie jusqu'à la côte de la mer Noire. Par la suite, le pétrole est chargé sur des pétroliers. Une fois les Dardanelles franchies, le pétrole est livrable sur le marché méditerranéen.

Les Ukrainiens construisent à partir d'Odessa un pipeline qui sera relié à un autre oléoduc qui vient de Russie. Il traversera l'Ukraine et apportera du pétrole à la Slovaquie, la Pologne, la Hongrie et la République tchèque. L'Ukraine voulait effectuer un branchement sur ce pipeline de manière à pouvoir acheter le pétrole provenant de Géorgie et le livrer en Europe.

J'ai consacré une analyse à ce plan. J'ai suggéré que les États-Unis appuient la construction de ce pipeline qui permettrait à l'Ukraine de diversifier son énergie. C'est un trajet à la fois terrestre et maritime. Les Américains veulent que le pipeline traverse l'Azerbaïdjan, passe par la Géorgie et se dirige vers le sud par la Turquie. De cette manière, le point principal d'exportation serait un port de la Méditerranée.

La construction de ce pipeline coûtera très cher. Je crois que les compagnies pétrolières hésitent à le construire, parce qu'elles savent qu'il sera très coûteux. Par ailleurs, le trajet du pipeline passe par une zone sensible sur le plan sismique.

M. Klid: En Turquie, il y a un problème entre les Kurdes et les Turcs. Pour ces trois raisons, la viabilité du pipeline est douteuse. Par ailleurs, pour être rentable, il faudrait qu'il transporte une quantité substantielle de pétrole. D'autre part, l'oléoduc est assez long.

Les États-Unis l'appuient pour des raisons stratégiques. Pourquoi? Ils appuient leurs alliés les Turcs à qui le transport du pétrole rapporterait de l'argent. Le pétrole arrive dans la Méditerranée où est basée la septième flotte américaine. Une fois parvenu dans la Méditerranée, le pétrole est relativement en sûreté et peut être transporté vers les États-Unis ou d'autres marchés.

Le président: Je vous rappelle à tous que l'heure tourne.

M. Marples: Je vais me contenter de dire que je partage ce point de vue. La mer Noire est un secteur névralgique.

La Turquie souhaiterait exercer sa domination dans cette région. Je pense également que la Turquie envisage des alliances étroites avec les républiques d'Asie centrale. On assiste de plus en plus à un retour vers l'hostilité traditionnelle envers la Russie. À mon avis, son attitude vis-à-vis de l'Ukraine dépend de la relation de l'Ukraine avec la Russie. La Turquie accueillerait avec bonheur des signes de retrait de l'influence russe ou d'opposition à la politique russe.

Le président: Si ma mémoire est bonne, c'est le commandant de Catherine de Russie qui avait pris aux Turcs la Crimée et la plus grande partie des rives de la mer Noire.

M. Marples: C'est exact et c'est l'armée russe qui a annexé la Crimée.

Le président: Il est intéressant de noter que cette région a fait partie de l'Ukraine lorsque les Russes l'ont enlevée aux Turcs.

Le sénateur Andreychuk: À titre d'information, je pense qu'une des raisons pour lesquelles les Américains avaient opté pour la route turque, était pour soustraire les républiques «stans» au contrôle russe. C'était leur objectif à l'époque. Je ne sais pas si l'Administration américaine actuelle a conservé cet objectif ou même si c'était encore le cas sous l'Administration Clinton. Je sais qu'auparavant, c'était un moyen de rendre les stans moins tributaires de la Russie.

Nous avons parlé du Conseil de l'Europe, des droits de la personne, de la gestion publique et de la démocratie. Un des problèmes les plus troublants en Ukraine est la tragédie des femmes qui sont victimes du commerce sexuel en Europe, en Europe de l'Ouest, au Canada et aux États-Unis. Cette situation a attiré l'attention de certaines organisations des Nations Unies. C'est un problème qui ne cesse de s'aggraver, semant maladie et destruction sur son passage. C'est une forme d'esclavage dont personne ne veut parler en Ukraine. Cependant, si vous vous rendez à Kiev, et que vous vous attardez dans le foyer de votre hôtel, vous ne tarderez pas à vous rendre compte des transactions qui y ont lieu. Vous pourrez voir des agents multilingues négociant avec des agents ukrainiens le prix de jeunes filles. Ces jeunes victimes veulent trouver du travail à l'étranger. Compte tenu de la situation économique, est-ce que ce problème a tendance à s'aggraver?

M. Marples: Je dirais que oui. Les statistiques indiquent que le groupe qui risque d'être le plus touché par le chômage est celui des femmes de moins de 25 ans. C'est le groupe qui rencontre le plus de difficulté à trouver de l'emploi. En conséquence, ces femmes sont les victimes toutes trouvées de ce type de trafic qui se pratique à grande échelle. Il existe à différents niveaux, mais c'est un phénomène international. Il suffit d'aller sur Internet et de taper «Ukraine» pour obtenir une liste d'Ukrainiennes qui cherchent des partenaires à l'Ouest. Leur situation est désespérée. Les maladies sexuellement transmissibles atteignent un niveau sans précédent en Ukraine. C'est un problème médical grave.

C'est un phénomène qui échappe totalement à la loi. Rien n'est fait pour l'arrêter. C'est la même chose en Russie. En Ukraine comme en Russie, il semble que ce trafic soit organisé par des groupes internationaux. Les femmes pensent que l'expérience vaut peut-être la peine d'être tentée et qu'elle va leur rapporter suffisamment d'argent en peu de temps. Les femmes sont attirées par la situation qui leur est proposée et qui ne correspond pas à la réalité. Par exemple, les organisateurs peuvent faire miroiter à une femme un travail dans une boîte de nuit à Tel-Aviv pendant trois mois, à raison de 1 000 $ par mois. Une fois sur place, les victimes se trouvent dans une situation totalement différente. Elles sont privées de leurs droits et de leur liberté et n'ont aucun moyen de retourner chez elles. Elles sont exploitées. Leurs passeports sont confisqués. C'est véritablement un problème endémique.

M. Klid: Je reconnais que c'est une situation très troublante. La demande de services sexuels est très forte, même ici, au Canada. Le Globe and Mail a révélé dans un article que le Canada délivrait des visas à des femmes de l'ancienne Union soviétique et notamment de l'Ukraine pour travailler comme effeuilleuses dans des boîtes de nuit ici en Ontario. L'article indiquait également des réseaux de commerce sexuel. La plupart du commerce sexuel a lieu en Europe et en Israël, et dans d'autres pays. Cette industrie illicite est florissante là où elle peut s'appuyer sur l'infrastructure nécessaire.

Le problème de maladie est très grave. Le sida devient un problème grave et l'Ukraine ainsi que les autres pays de l'Est doivent prendre conscience des risques liés à cette maladie. Ils doivent prendre les mesures nécessaires pour réduire les risques de contracter le sida. En ce moment, ils ne font rien en ce sens. Des articles que j'ai pu lire sur le sujet comparent le problème à un iceberg dont on ne voit que la pointe.

Le président: Honorables sénateurs, je pense qu'il est temps de mettre un point final à la séance d'aujourd'hui. En votre nom, je remercie nos deux témoins de l'Université de l'Alberta. Leurs témoignages ont été instructifs et intéressants.

Nous allons maintenant aborder un autre point. Le sénateur Bolduc a une question de procédure. Est-ce que vous voulez en parler maintenant?

Le sénateur Bolduc: Nous sommes censés siéger tous les mardis après-midi. Mardi dernier, la Chambre a travaillé jusqu'à 18 ou 19 heures. Ne devrait-on pas choisir un autre moment? Si nous voulons siéger deux fois par semaine, il faudrait peut-être choisir le jeudi matin.

Le président: Je ne veux pas retenir nos témoins.

Le sénateur Bolduc: Le mercredi, la Chambre termine généralement ses travaux vers 15 h 30, mais le mardi, c'est différent.

Le sénateur Grafstein: Monsieur le président, je remercie le sénateur Bolduc d'avoir encore soulevé cette question. Il est très difficile de régler les conflits d'horaire entre les comités et le Sénat.

Je suggère que nous adoptions comme règlement d'ajourner pour les comités lorsque le Sénat termine ses travaux, ou à 17 heures. Cela permettrait aux sénateurs de remplir leurs obligations au Sénat. Cela ne dérangerait pas ceux d'entre nous qui restent parfois plus longtemps. Si l'on pouvait obtenir un règlement en ce sens, cela nous donnerait au moins une heure et demie ou deux heures chaque semaine le mardi.

Actuellement, j'ai trois conflits d'horaire. Pourtant, nous voulons être présents pour effectuer l'important travail qui nous attend.

Le sénateur Andreychuk: Je ne suis pas certaine que nos dirigeants acceptent que nous levions la séance à 17 heures. J'en ai parlé de notre côté et on m'a dit que personne n'était d'accord. La structure de comité fait l'objet d'un examen. C'est toujours la raison qui est donnée.

Je suggère que nous apportions des sandwichs et que nous commencions les réunions à 18 h. Lorsqu'on nous demande de ne pas tenir compte de l'heure, nous acceptons toujours. Pourtant, n'importe qui pourrait refuser et obliger les comités à siéger à 18 h.

Le président: Il y a du nouveau à ce sujet.

Le sénateur Corbin: J'étais très satisfait des réunions que nous avions le lundi. Si la situation est telle que nous ne pouvons nous rencontrer facilement qu'une fois par semaine, pourquoi ne pas envisager de siéger toute la journée un lundi au début du mois de juin?

Le sénateur Di Nino: C'est une question importante pour tout le Sénat. Comme vous le savez, le Comité permanent des privilèges, du Règlement et de la procédure se penche actuelle ment sur la question. Il nous serait virtuellement impossible de prendre part aux débats du Sénat si nous siégeons à 15 heures ou 15 h 30 le mardi. Le mercredi, comme vous le savez, le Sénat ajourne à 15 h 30 à cause des réunions des comités. Nous devons trouver une solution. Je ne pense pas que ce serait une mauvaise idée d'adopter la solution du sénateur Grafstein. Cela ne fonctionnera peut-être pas, mais je pense que c'est une bonne idée. Par ailleurs, je ne pense pas que cela poserait problème de se réunir une fois par mois toute la journée du lundi lorsque nous avons un ordre du jour chargé.

Le président: Permettez-moi de conclure. Nous avons eu une réunion. Nous nous sommes réunis le lundi de 9 heures jusqu'à 16 heures ou 17 heures. J'ai réfléchi à tout cela. Je siège au Parlement depuis près de 30 ans et je n'ai jamais vu une confusion aussi grande que depuis les deux derniers mois. Je pense que j'ai autant d'expérience que n'importe lequel d'entre vous. La Chambre des communes s'écroulerait si elle appliquait un tel système. Elle a 16 comités permanents qui ne siègent pas tous à la Chambre des communes, sinon il ne se passerait rien. Les comités se réunissent ailleurs. Ils doivent se réunir.

J'ai écrit en notre nom au sénateur Austin du Comité du Règlement. Il est aussi membre de notre comité. Il connaît le problème. C'est étrange que le problème ne se soit manifesté qu'au cours de la présente session.

Le sénateur Andreychuk: Comme l'a expliqué le sénateur Grafstein, nous prenons trop de temps pour les questions de procédure et nous dépassons le temps qui nous est imparti.

Le président: Permettez-moi d'ajouter un détail. J'avais l'accord dans ma poche hier et c'est pourquoi le sénateur Bolduc ne savait pas que nous devions nous réunir. Je ne savais pas que j'avais un accord. C'est le problème lorsqu'on est averti dix minutes à l'avance. Vous avez tout à fait raison de proposer que quelqu'un s'objecte. Nos dirigeants m'ont assuré que les comités seront désormais autorisés à se réunir à 18 heures. Le Sénat peut continuer à siéger. Personnellement, je ne pense pas que ce soit suffisant. Il faudrait que nous puissions nous réunir à 17 heures. Le problème serait résolu si nous pouvions nous réunir à 17 heures le mardi. On pourrait s'entendre sur 17 heures. Le mardi, on siège pendant des heures. Tout cela est nouveau. Ce n'est pas de cette manière que les choses devraient se passer. J'ai l'accord pour 18 heures; j'essaie maintenant d'avoir l'autorisation pour 17 heures. Le sénateur Austin y réfléchit, de même que le sénateur Andreychuk et le sénateur Di Nino. Il y a un conflit avec le comité. Le sénateur Stewart a pu siéger sans problème au Comité des banques et du commerce et au Comité des affaires étrangères. Pourquoi avons-nous tout d'un coup des conflits d'horaire?

Le sénateur Corbin: J'aimerais obtenir l'accord du comité pour que soit annexée au compte rendu de nos délibérations la réponse à une question que j'avais soulevée au Sénat concernant une plainte présentée par notre tout premier témoin, l'économiste russe, au sujet du bureau des visas et passeports de Moscou. J'avais obtenu une réponse complète, positive et créative et j'aimerais qu'elle fasse partie intégrante du compte rendu. Je ne l'ai pas actuellement avec moi, mais si le comité y consent, je pourrais la laisser à la greffière.

Le président: Adopté. Cette réponse sera versée au compte rendu.

(Pour le texte des documents, voir l'annexe, p. 9A:1)

Le sénateur Di Nino: Pouvez-vous la faire circuler à tous les membres?

Le sénateur Grafstein: Il n'y a qu'une seule façon de résoudre ce problème. Je siège moi-même au Comité du Règlement, comme le sénateur Di Nino. Il arrive que d'autres se joignent à nous. Le sénateur Austin est le président du comité. Malheureuse ment, l'ordre du jour est si chargé qu'il serait difficile de prendre en compte quelques-unes des questions fondamentales. Nous avons reçu un autre renvoi au comité aujourd'hui. Il me semble qu'il y ait un conflit d'attitude entre les dirigeants de part et d'autre quant à l'heure appropriée des séances des comités. La situation est gênante lorsque les témoins viennent de loin pour découvrir que le comité est annulé.

Le président: Après avoir dépensé des milliers de dollars en frais de déplacement.

Le sénateur Grafstein: Je propose, monsieur le président, s'il est impossible d'obtenir une réponse satisfaisante de la part de nos dirigeants des deux côtés, que nous adoptions une motion au Sénat et que nous ayons un débat au Sénat afin de fixer le début des travaux de notre comité à 17 heures pendant cette période très active. Je soumets cette proposition au comité de direction. Cependant, j'aimerais qu'elle soit examinée à notre prochaine réunion. J'estime qu'il est important pour nous de poursuivre l'examen des points à l'ordre du jour. Notre ordre du jour est très chargé et le temps file.

Le président: Nous sommes tous d'accord, mais il est important d'en parler et de trouver une solution. Merci beaucoup.

La séance est levée.


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