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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères

Fascicule 15 - Témoignages


OTTAWA, le mardi 23 octobre 2001

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 18 h 15 pour poursuivre son étude des faits nouveaux en matière de politique, de questions sociales, d'économie et de sécurité en Russie et en Ukraine, des politiques et des intérêts du Canada dans la région, ainsi que d'autres sujets connexes.

Le sénateur Peter A. Stollery (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Honorables sénateurs, la séance est ouverte.

Dans le cadre de notre étude sur la Russie et l'Ukraine, nous accueillons ce soir M. James Temerty, de la Northland Power Inc. M. Temerty est né en Ukraine et est venu au Canada très jeune. Il nous parlera de son expérience d'homme d'affaires en Ukraine.

Monsieur Temerty, veuillez faire votre déclaration liminaire.

M. James Temerty, président-directeur général et propriétaire de la Northland Power Inc.: Je vais me présenter en quelques mots et vous expliquer l'expérience qui éclaire la perspective que je veux partager avec vous ce soir. Je suis président de la Northland Power Inc., société indépendante de production énergétique qui conçoit, réalise et exploite de nombreux projets. La Northland Power participe comme partenaire à 51 p. 100 à une coentreprise possédant la centrale thermoélectrique qui sert la ville de Kiev et ce, depuis cinq ans. Elle collabore à l'évolution progressive du projet depuis environ huit ans.

Je suis également président d'une fondation familiale qui a certaines activités en Ukraine. Je siège aussi au conseil d'administration de la Ukraine Enterprise Corporation, tout comme le sénateur Grafstein. Cette société compte trois investissements en Ukraine.

Mais ce qui est sans doute le plus intéressant et le plus pertinent à vos yeux, c'est le fait que je fais partie du conseil consultatif en investissements étrangers du président Kuchma. J'y siège sur les instances d'un ex-ambassadeur du Canada qui estimait que le Canada devait y être représenté et qu'en ma qualité de propriétaire de la Northland Power, je devais être le représentant canadien. On trouve autour de cette table des sociétés comme Mitsubishi, Siemens, La Générale électrique, Boeing, Shell et British Petroleum. C'est donc dire que je ne suis pas là parce que mon chiffre d'affaires se compare à celui de ces géants. C'est plutôt en raison d'un projet de centrale électrique très important que nous avons élaboré pour l'Ukraine.

Ce projet implique la modernisation et l'adaptation à la technologie occidentale d'une centrale cogénératrice construite il y a 50 ans. À l'heure actuelle, cette centrale fonctionne au charbon. Ce n'est pas une très bonne idée d'acheminer du charbon dans la capitale de l'Ukraine par camion et par train. D'ailleurs, la plupart des villes dans les pays de l'OCDE ne le font plus. Notre projet vise à convertir cette centrale pour l'alimenter au gaz grâce à une turbine à gaz et à se servir de générateurs de vapeur à récupération de chaleur pour capturer la chaleur excédentaire de la turbine et la transformer en électricité supplémentaire.

Ainsi, la centrale deviendrait beaucoup plus efficiente. L'économie de l'Ukraine y gagnerait car elle nécessiterait beaucoup moins de combustible. Cela entraînerait une hausse de production d'environ 150 mégawatts. La valeur totale du capital du projet s'élève à 180 millions de dollars U.S.

Nous n'en sommes pas encore à l'étape de la première pelletée de terre. Nous en sommes au troisième stade du financement, et nous approchons du but. D'ailleurs, je reviendrai sur cette question à la fin de mon exposé.

J'aborderai maintenant les points qui intéressent le comité, soit l'aspect politique, social, économique et la sécurité en Ukraine.

L'Ukraine est un grand pays où la culture et l'éducation sont étonnamment répandues. Le taux d'alphabétisation est pratiquement de 100 p. 100. D'ailleurs, les gens qui passent un certain temps en Ukraine remarquent tous la vitalité de la population.

Du point de vue de la science et de la technologie, l'Ukraine est très avancée dans de nombreux secteurs. Le Canada est en train de bénéficier d'une partie de cette expertise. Je sais que certains Ukrainiens qui ont émigré au Canada y ont fondé des entreprises et apporté l'expertise qu'ils ont acquise en Ukraine et dans l'ex-Union soviétique.

L'Ukraine est un pays jeune qui est en train de grandir. Je pense qu'au cours de votre visite, vous constaterez qu'on y fait des progrès importants vers une économie de marché.

Sur le plan politique, l'Ukraine donne aujourd'hui l'impression qu'elle est en processus de maturation. Auparavant, le Parlement de l'Ukraine n'était qu'un simple rassemblement hétéroclite de partis politiques. En fait, j'ai dîné avec l'ancien premier ministre de l'Ukraine la semaine dernière à Kiev qui m'a dit qu'il y avait 119 partis politiques enregistrés. C'est scandaleux. Le Parlement ukrainien compte 450 députés répartis entre 119 groupes politiques. Aujourd'hui, on se rend compte que ce n'est pas ainsi que les choses devraient être et les parlementaires commencent à former des blocs. Les élections au Parlement auront lieu le printemps prochain et je pense qu'on comptera tout au plus cinq blocs politiques. Il y aura les communistes, les socio-démocrates, le bloc de l'ex-premier ministre Yushchenko, le parti de la réforme et de l'ordre et les socialistes modérés. Il est évident qu'ils commencent à comprendre qu'ils doivent manifester plus de maturité politique. Je suis heureux de vous dire que la bureaucratie en Ukraine semble également avoir trouvé un rythme de croisière.

J'ai un projet de prédilection qui, à mon avis, devrait être avantageux pour l'Ukraine. Nous aidons les Ukrainiens à publier un atlas de leurs ressources minéralogiques et géologiques. Nous avons l'intention de publier cet atlas en anglais et de le faire circuler auprès des compagnies minières dans le monde. Pour ce faire, nous avons mis sur pied un groupe d'ex-dirigeants du secteur minier, comme M. Walter Curlook, ancien vice-président d'Inco., M. Walter Peredery, ancien géologue chez Inco et M. Terry Poldoski, un ancien administrateur principal responsable du développement international et de l'exploitation chez Inco. Nous aidons les Ukrainiens à développer un cadre qui attirera les investissements étrangers dans le secteur minier.

La semaine dernière, j'ai participé à une table ronde réunissant 36 personnes de divers organismes du gouvernement. Tous étaient acquis à l'idée que ce projet est valable. On constate une collaboration entre les fonctionnaires des différents ministères et organismes gouvernementaux. Lorsque nous sommes arrivés là-bas, il y a huit ans, nous n'avions pas l'impression que ce genre de communication existait entre les ministères et organismes du gouvernement central. En outre, nous voyons davantage de jeunes professionnels occuper des postes clés dans l'appareil gouvernemental.

Sur le front de la politique internationale, l'Ukraine a une orientation pro-européenne avouée. J'étais là-bas en août dernier, à l'occasion du dixième anniversaire de l'indépendance. J'ai assisté à un concert où l'ex-président Kuchma a prononcé une longue allocution. Le président Poutine était dans l'auditoire et l'ex-président Kuchma s'est fait un point d'honneur de souligner la volonté de l'Ukraine d'adhérer à l'Europe dans le futur.

Socialement, la population est plus réaliste et accepte le fait que la prospérité ne sera pas une affaire de mois. Lorsque l'indépendance a été déclarée, un vent d'optimisme incroyable a soufflé sur l'Ukraine. En fait, dans certaines parties de l'Europe, les gens pensaient que de tous les pays de l'ex-Union soviétique, l'Ukraine était celui qui était le mieux placé pour hausser rapidement son niveau de vie. Aujourd'hui, les Ukrainiens acceptent que ce n'est pas un processus qui se mesure en années mais en générations. C'est encourageant.

On remarque aussi que les Ukrainiens trouvent que c'est une bonne chose que d'être Ukrainiens dans la conjoncture actuelle. En raison de la petite taille du pays, ils ont réussi à mieux gérer leur économie que leurs voisins du Nord récemment. C'est un pays qu'il est beaucoup plus facile de gérer que la Russie.

Au cours des premières années qui ont suivi l'indépendance, de nombreux Ukrainiens se sont dits qu'ils n'auraient pas dû voter aussi massivement en faveur de l'indépendance. Quatre-vingt-douze pour cent de la population a voté pour l'indépendance. Aujourd'hui, l'appui à l'indépendance connaît de nouveau des sommets puisque la population commence à voir les avantages liés au fait d'évoluer dans un État indépendant.

Leur situation s'apparente un peu à celle du Canada. C'est une bonne chose d'être Canadiens et de bénéficier des bons rapports que nous entretenons avec les Américains lorsque nous allons ailleurs. En effet, nous pouvons compter sur le savoir, l'expertise et la technologie nord-américaine sans porter le poids des responsabilités d'une superpuissance. L'Ukraine peut elle aussi compter sur ce que peut lui apporter son grand voisin du nord, sans être alourdie par ce bagage.

Lorsque vous irez à Kiev, vous verrez que c'est un endroit merveilleux. Il y a dix ans, je n'aurais pas dit cela. Aujourd'hui cependant, c'est un endroit fort agréable à visiter, particulièrement si vous séjournez à l'Hôtel Premier Palace, que je vous recommande fortement. C'est le seul hôtel cinq étoiles de la ville. Un autre, l'Hôtel Intercontinental, ouvrira ses portes sous peu.

La ville est en effervescence: il y a des rénovations et de la construction partout. On restaure de magnifiques églises. De nouveaux monuments poussent partout.

Je me souviens d'être passé tout près de la Place de l'indépendance la semaine dernière et d'avoir remarqué un monument que je n'avais pas vu auparavant. J'ai dit à mon chauffeur qu'il devait être tout récent. Il m'a répliqué qu'il était vieux: il était là depuis deux mois. Un peu plus loin, près de l'Académie Kiev-Mohyla, j'ai vu une autre statue que je n'avais jamais vue. J'ai demandé à mon chauffeur si celle-là était nouvelle. Il m'a dit que oui, qu'elle avait été érigée à peine deux semaines avant. Le maire de Kiev, M. Omelchenko, s'emploie merveilleusement à rajeunir la ville et il y intègre énormément de symboles ukrainiens.

Kiev est un endroit remarquable au printemps. Lorsque le président de Gaulle a visité la ville il y a des décennies, c'est toute la verdure dans la ville qui l'a le plus impressionné.

Il a déclaré que Kiev n'est pas un parc dans une ville, mais une ville dans un parc. C'est l'impression qu'on a lorsqu'on visite Kiev au printemps.

Il y a autre chose qu'on remarque ces jours-ci à Kiev et dans d'autres régions de l'Ukraine également: on y entend parler ukrainien beaucoup plus fréquemment qu'avant. Lorsque j'ai commencé à me rendre en Ukraine il y a plus de huit ans, j'avais été déconcerté d'y entendre parler russe uniquement. Aujourd'hui, les gens parlent ukrainien. Pour une raison quelconque, le secteur de l'énergie avait été particulièrement russifié. Je n'ai jamais pu obtenir de certains ministres de l'Énergie qu'ils parlent ukrainien. Je leur parlais ukrainien, mais ils me répondaient en russe. Aujourd'hui, ils parlent ukrainien. Je n'ai pas besoin de le leur demander; c'est ainsi que les choses se passent.

En fait, à la table ronde dont j'ai parlé tout à l'heure, tout le monde parlait ukrainien. Les gens semblent bien accepter le bilinguisme. À la télévision, par exemple, le présentateur parlera russe, mais en entrevue, la question est posée en russe et la réponse donnée en ukrainien. Nous n'aurions pas vu cela il y a quelques années alors que la langue d'usage était presque exclusivement le russe.

L'économie se porte très bien. Sur le plan macroéconomique, l'Ukraine se tire mieux d'affaire que n'importe quel autre pays en Europe. L'ex-premier ministre Yushchenko, qui a déjà été président de la Banque Nationale d'Ukraine, et qui est un expert en macroéconomie, m'a dit que l'Ukraine était pratiquement au premier rang mondial. Le PNB est en hausse de 11 p. 100 depuis les huit premiers mois de l'année. La production a augmenté de 17 p. 100. L'inflation tourne autour de 10 p. 100. Les économistes eux-mêmes sont surpris. Les réserves de devises fortes sont à un niveau sans précédent.

L'Ukraine affiche une activité économique positive pour la deuxième année consécutive. L'an dernier, elle a enregistré une croissance de 6 p. 100. Cette année, la question est de savoir si elle pourra répéter cet exploit. En fait, l'Ukraine réussit encore beaucoup mieux cette année.

Quand on voyage dans le pays, on constate que de nombreuses usines du secteur industriel tournent à plein et s'efforcent de s'orienter vers une collaboration avec l'Occident.

Dans la sphère économique, on voit de plus en plus de transparence. Par exemple, l'Ukraine a privatisé un certain nombre de sociétés de distribution d'électricité il y a quelques années. Malheureusement, cette initiative a touché six petites sociétés sur les 29 qui existent au pays et elles sont toutes tombées entre les mains de compagnies ukrainiennes et russes. Ce n'était pas le but de l'exercice. On visait à intéresser des sociétés occidentales qui auraient apporté au pays capitaux et savoir-faire.

Cette fois-ci, on s'y est pris de bien meilleure manière. Il y a eu un appel d'offres et on a chargé la Crédit suisse First Boston de vendre une autre demi-douzaine de sociétés d'électricité régionales. Évidemment, la Crédit suisse First Boston a insisté pour tenir une enchère de type occidental. Il lui a fallu insister, mais elle a eu gain de cause. Résultat: l'Ukraine a pu attirer un nombre considérable de sociétés d'utilité publique de l'Ouest dans le secteur énergétique ukrainien.

Dans nos transactions en Ukraine, nous constatons qu'on mentionne de plus en plus souvent la transparence. Le principe est accepté. On commence à comprendre comment faire des affaires.

L'Ukraine a résolu récemment son contentieux de longue date avec la Russie au sujet d'une dette liée à des achats de gaz. C'était un poids terrible qui pesait sur le pays depuis de nombreuses années.

Enfin, des hauts fonctionnaires ukrainiens et M. Poutine ont convenu d'un rééchelonnement de la dette sur une période de 12 ans, que l'Ukraine peut maintenant facilement assumer.

Le FMI et la Banque mondiale prêtent de nouveau à l'Ukraine. Cela montre à quel point les Ukrainiens ont su s'aider eux-mêmes sur le front économique.

Du point de vue de la sécurité, je ne vois aucune menace. Les frontières sont sûres. Comme vous le savez, l'Ukraine fait partie du mouvement Solidaires dans la paix. Chaque fois qu'elle en a l'occasion, elle proclame l'orientation occidentale. D'ailleurs, l'Ukraine n'a pas hésité à s'aligner avec les pays du monde occidental dans le dossier du terrorisme.

L'Ukraine a noué des rapports amicaux avec toutes les nations voisines. Et à ma connaissance, il n'y a pas de conflit frontalier entre l'Ukraine et son voisin du nord.

L'Ukraine est un pays qui mérite l'appui du Canada. D'ailleurs, le Canada a déclaré d'entrée de jeu qu'il avait un rapport spécial avec l'Ukraine. Cela s'est manifesté par le fait que le Canada a été le premier pays occidental à reconnaître l'indépendance de l'Ukraine. Le Canada a appuyé l'Ukraine auprès d'instances comme l'Organisation mondiale du commerce, la Banque mondiale, le FMI et d'autres. L'ACDI a de multiples programmes en Ukraine.

Cependant, le Canada n'a pas su concrétiser sur tous les plans ses relations spéciales avec l'Ukraine. Il y a des lacunes dans ce que nous appellerons la sphère commerciale. Si l'on considère les pays qui investissent en Ukraine, le Canada n'en fait pas partie. Les Pays-Bas ont davantage d'investissements en Ukraine que le Canada. Honorables sénateurs, il faut que vous sachiez que notre organisme de crédit à l'exportation est réticent à traiter avec l'Ukraine et qu'aujourd'hui encore, l'Ukraine n'est pas dans la mire de la Société pour l'expansion des exportations. Cela contraste avec l'attitude des organismes de crédit à l'exportation de pays comme l'Autriche, la Pologne et la République tchèque. Ces pays ne prétendent pas avoir de relations privilégiées avec l'Ukraine, mais ils sont ouverts à l'idée d'appuyer ses sociétés par l'entremise de leurs organismes de crédit à l'exportation.

Les sociétés canadiennes qui souhaitent obtenir le financement de la SEE pour investir en Ukraine doivent avoir accès au Compte du Canada. Or, ce n'est pas chose simple.

À l'heure actuelle, nous avons réuni la quasi-totalité des capitaux nécessaires pour financer notre propre projet d'investissement en Ukraine. Sur les 180 millions de dollars US qu'exige cette initiative sous forme de capital-actions et de créances prioritaires, il nous manque 20 millions de dollars. Ce n'est pas une somme excessive pour la SEE et nous entendons encore une fois aller frapper à sa porte. Cependant, toute aide que nous pourrons recevoir encouragera ses dirigeants à voir l'Ukraine d'un oeil neuf et il est possible qu'un tel dénouement soit avantageux pour toutes les parties concernées.

Le projet en question est le plus important projet privé d'infrastructure énergétique commerciale entrepris sans garantie de l'État en Ukraine. Je pense que le Canada devrait être le pays qui décrochera ce premier grand projet énergétique en Ukraine.

Merci, monsieur le président. Je répondrai maintenant volontiers à vos questions.

Le président: Merci beaucoup, monsieur Temerty. C'était très intéressant.

Le sénateur Bolduc: Vous nous avez peint un portrait plutôt rose du pays. Je comprends cela. Parfois, lorsque je parle du Québec, je fais la même chose.

Parlez-nous du contexte de la règle de droit et de l'application de la loi dans le pays. Plus précisément, de l'observance des contrats, de l'indépendance de la magistrature et de la confiance des milieux d'affaires. Il y a relativement peu d'investissement étranger dans le pays. Les hommes d'affaires ne semblent pas prêts à investir. Je crois savoir que la Banque européenne pour la reconstruction et le développement est plutôt tiède à l'endroit de l'Ukraine. Pourriez-vous nous dire quelques mots à ce sujet, en vous fondant sur votre expérience et vos observations?

M. Temerty: Je me faisais justement cette réflexion en venant ici aujourd'hui, sénateur. Je savais que mes commentaires seraient plutôt optimistes. C'est dans ma nature. Pour moi, le verre est toujours à moitié plein. J'ai beaucoup de mal à voir le mauvais côté des choses. Il faut que vous compreniez également que je suis né en Ukraine.

Pour répondre à votre question, sénateur, je dois vous préciser que nous n'avons jamais été forcés de recourir aux tribunaux. Ce que je sais est tiré de l'expérience d'autres entreprises et il semble que les compagnies occidentales qui ont dû recourir aux tribunaux en raison d'un problème en sont généralement sorties gagnantes. Si je ne m'abuse, un très fort pourcentage des décisions favorise l'investisseur occidental. Mes chiffres sont sans doute dépassés car je n'ai pas examiné la question récemment, mais je me souviens qu'environ 85 p. 100 des décisions étaient favorables à l'investisseur occidental.

Comme je ne suis pas avocat, je m'abstiendrai d'aborder des questions techniques. Cependant, je peux vous dire que le pays semble travailler à bâtir une société fondée sur la règle de droit. On y respecte l'ordre et les règles. Dans nos rapports avec nos partenaires en Ukraine, nous avons observé qu'ils respectent et appliquent les règles. Si nous devions recourir aux tribunaux, je pense que notre expérience ne serait pas différente de celle des autres sociétés occidentales.

Le sénateur Bolduc: À votre avis, peut-on dire que le pays a opté pour une économie de marché?

M. Temerty: Oui.

Le sénateur Bolduc: L'Ukraine ne reviendra pas sur cette décision?

M. Temerty: Il est absolument impossible de revenir en arrière.

Le sénateur Bolduc: Des représentants de l'ACDI sont venus nous expliquer la teneur de leurs nombreux projets en Ukraine. Je pense que l'orientation actuelle du pays, qui met l'accent sur l'économie de marché, l'adhésion à la démocratie et la gouvernance jette les bases d'une société civile. À mon avis, c'est une bonne chose. Sur les 300 millions que l'ACDI a investis, au moins 228 millions sont alloués à la coopération technique. Avez-vous pu voir l'un de ces projets lorsque vous étiez là-bas? Dans l'affirmative, qu'en avez-vous pensé?

M. Temerty: Je connais seulement le projet de science et de technologie dont les porte-parole de l'ACDI vous ont sans doute parlé. Il est présidé par un ancien collègue à moi de Montréal. Cette initiative visait à recueillir de multiples ressources scientifiques et technologiques qui auraient pu se perdre après l'effondrement de l'Union soviétique. C'est un effort méritoire.

Récemment, j'ai organisé à l'intention du vice-premier ministre de l'Ukraine un déjeuner qui s'est terminé par une séance de questions-réponses. L'un des membres de l'auditoire avait personnellement participé au programme à Kiev. Il a souligné à quel point il avait été positif et avantageux pour les Canadiens de pouvoir tirer parti de l'expertise technologique que l'Ukraine avait à offrir et ce, à un prix très concurrentiel.

Je suis sûr que l'ACDI a contribué à cette réussite.

Le sénateur Austin: Merci, monsieur Temerty, de votre portrait de l'Ukraine. Je suis impatient de m'y rendre. J'ai noté le nom de l'hôtel cinq étoiles que vous avez recommandé. J'imagine que ce doit être un nouvel hôtel.

M. Temerty: Il a presque un siècle. Il y a une centaine d'années, on l'appelait le Premier Palace, il a ensuite été rebaptisé l'Ukraina Hotel. Ce n'est que récemment qu'il a repris son nom original. On appelle maintenant Ukraina Hotel l'ancien Hôtel Moscou. Il n'y a plus d'Hôtel Moscou en Ukraine. Il y a l'Ukraina Hotel sur la Place de l'indépendance et le Premier Palace, là où était l'ancien Ukraina.

Le sénateur Andreychuk: Vous pouvez être sûr que notre comité ne peut s'y permettre d'y loger.

M. Temerty: Il est plus économique que certains autres hôtels.

Le sénateur Austin: Permettez-moi d'aborder des sujets plus sérieux, bien qu'il soit toujours intéressant de discuter de l'endroit où nous logerons.

Premièrement, quelle est votre expérience concernant la diaspora ukrainienne? Vous avez dit que le Canada ne faisait pas partie des pays investisseurs. J'en conclus que les Canadiens d'origine ukrainienne n'investissent pas en Ukraine, vous mis à part? Pourquoi cela, monsieur?

M. Temerty: C'est une bonne question. En tant qu'homme d'affaires canadien d'origine ukrainienne, je me sens parfois seul. Nous ne sommes certainement pas nombreux. Il y a dans notre communauté des médecins, des ingénieurs et des professionnels en général. En fait, il y a aussi de nombreux politiciens.

Peut-être puis-je établir un parallèle avec le Québec dont je me souviens. J'ai grandi à Montréal dans les années 50 et 60. Pendant ces années-là, il était bien vu d'être curé, notaire, avocat, médecin ou ingénieur. Toutes ces carrières étaient jugées acceptables, mais pas celle de représentant de commerce.

C'est un petit peu comme cela dans la culture canado-ukrainienne. Notre communauté se compose surtout d'hommes et de femmes de la classe moyenne qui ne sont pas riches. Il y a peu d'Ukrainiens de la diaspora qui peuvent rentrer au pays pour y faire des affaires.

Le sénateur Austin: Il n'y avait pas de culture des affaires parmi les immigrants ukrainiens au Canada, ce qui les a empêchés d'assumer un rôle dans l'économie canadienne, mais la génération d'aujourd'hui, je présume, est plus active dans le milieu des affaires.

Est-ce la principale raison pour laquelle les Canadiens d'origine ukrainienne ne jouent pas un rôle important dans le développement de l'Ukraine?

M. Temerty: Ils jouent toutes sortes de rôles dans d'autres domaines que celui des affaires. Par exemple, M. Bohdan Krawchenko, professeur d'économie à l'Université de l'Alberta, a fondé une académie de formation pour les fonctionnaires du gouvernement en Ukraine. À son arrivée dans l'Ukraine nouvellement indépendante, il a constaté que les fonctionnaires du pays avaient besoin de formation étant donné qu'ils avaient moins d'expérience de l'autonomie que leurs homologues au Canada. Il a convaincu le président de l'époque qu'il avait absolument besoin d'un institut où seraient formés les bureaucrates. C'est ainsi que cette académie a vu le jour il y a huit ans.

Un autre Canadien, M. Bohdan Hawrylyshyn, a créé le premier programme de maîtrise en administration des affaires en Ukraine. Ma fondation en a créé un autre en septembre de cette année, et je suis le président de cette institution.

Dans de nombreux domaines, la diaspora ukrainienne du Canada est venue en aide à l'Ukraine, mais pas sur le plan financier. Pourquoi devrait-il en être ainsi? Les Pays-Bas ne comptent pas une population ukrainienne très importante et pourtant, ils ont investi massivement en Ukraine. Nous souhaiterions que le Canada investisse là-bas, peu importe que les investisseurs soient Canadiens français, Ukrainiens ou autres.

Le sénateur Austin: Le but de notre étude est de faire des recommandations au sujet des relations bilatérales avec l'Ukraine et de leur évolution. Le 2 octobre, notre comité a entendu le témoignage de représentants de l'ACDI au sujet de ses programmes en Ukraine. L'action de l'ACDI porte sur deux volets: une certaine formation en économie, mais surtout le développement d'une société civile, d'ONG, d'entreprises locales, quoique pas nécessairement économiques, d'organismes prêts à participer à la gouvernance. Les mots clés sont gouvernance et transparence.

Quelle devrait être notre politique? Y a-t-il quelque façon pour nous d'inciter la diaspora ukrainienne à s'intéresser davantage à l'Ukraine? Y a-t-il une politique que le gouvernement pourrait élaborer dans ce domaine? Cela aurait-il un sens?

Nous sommes manifestement très bien reçus en Ukraine, mais les Ukrainiens d'outre-mer sont-ils bien accueillis dans la réalité ukrainienne d'aujourd'hui ou existe-t-il des barrières, des ressentiments ou des différences culturelles qui compliqueraient leur collaboration avec les Ukrainiens de nos jours? À cet égard, je ne singularise pas l'Ukraine. Il y a des Chinois expatriés qui font des affaires avec la Chine et d'autres qui en font dans leur pays d'origine.

M. Temerty: On entend parfois des Ukrainiens dire que les gens de la diaspora mènent la belle vie à l'étranger et qu'ils ne font pas grand-chose pour eux. Cette attitude existe. C'est vrai.

Le sénateur Austin: Ou encore, ils veulent savoir ce qu'on leur veut? Dois-je vous être reconnaissant? Comment voulez-vous que je vous sois reconnaissant? Tout ce contexte psychologique est présent.

M. Temerty: C'est juste.

Le sénateur Austin: En avez-vous fait l'expérience?

M. Temerty: Pas personnellement, mais j'en ai entendu parler. La diaspora ukrainienne tient une conférence annuelle à Kiev autour du Jour de l'indépendance. À la dernière conférence, le président Kuchma s'est adressé à l'auditoire et s'est plaint de ce que la diaspora n'avait pas fait grand-chose pour l'Ukraine. Je crois savoir que le président du Congrès mondial des Ukrainiens s'est levé et qu'avec beaucoup d'éloquence, il a dressé une liste de choses que la diaspora avait faites pour l'Ukraine, tant sur le territoire ukrainien que dans leur pays d'origine. Je vais vous donner un exemple. L'Ukraine était très pauvre tout de suite après l'indépendance. Elle n'avait pas les fonds nécessaires pour ouvrir une ambassade ici à Ottawa. Un Canadien d'origine ukrainienne de Toronto a bâti l'immeuble qui est devenu la première ambassade de l'Ukraine.

En effet, il existe certaines tensions et les Ukrainiens ont le sentiment que nous n'avons pas fait suffisamment pour eux. C'est peut-être parce qu'ils souhaiteraient que notre contribution se mesure en dollars. Comme je l'ai dit tout à l'heure, la communauté ukrainienne de la diaspora est composée de professionnels, de gens de la classe moyenne, mais bien peu de ses membres sont en mesure de lancer des entreprises.

Le sénateur Andreychuk: Un ministre des Affaires étrangères grec m'a dit un jour que son plus grand problème était de combler le fossé entre les citoyens de son pays et la diaspora.

Monsieur Temerty, vous oeuvrez dans le domaine des affaires, mais un grand nombre de Canadiens d'origine ukrainienne faisaient partie de cette première vague d'arrivants. Ces gens-là étaient des paysans. Ils ne faisaient pas partie de l'élite éduquée. C'étaient d'excellents agriculteurs qui sont devenus d'excellents agriculteurs dans l'ouest du Canada et ailleurs.

Il y a ensuite eu une autre vague et enfin, la vague qui est arrivée après la Seconde Guerre mondiale. Ce groupe était composé de personnes bien éduquées, mais elles fuyaient le système soviétique. Cette diaspora n'a pas eu la possibilité de grandir ici et de retourner périodiquement dans sa mère patrie pour se familiariser avec elle et la comprendre. C'était assurément un pays qu'ils souhaitaient ardemment libérer. Conviendriez-vous avec moi que ce problème pourrait être réglé si les deux groupes apprenaient à travailler ensemble?

M. Temerty: Oui. C'est une excellente observation. Il y a eu une interruption dans les rapports entre les Ukrainiens installés au Canada et ceux qui sont restés dans la mère patrie. Dans le cas de ma famille, je n'ai jamais connu ma parenté en Ukraine.

Pour mon père et ma mère, cette interruption a duré 40 ans. Bien des choses se sont passées en Ukraine pendant ces 40 ans. Les Grecs, les Portugais et les Italiens qui ont quitté leur pays sont venus au Canada par choix. Ils se sont installés ici et ont prospéré. Périodiquement, ils ont pu rentrer dans leur pays et en prendre le pouls. Cela n'a pas été le cas avec l'Ukraine. Lorsque les Canadiens d'origine ukrainienne sont retournés là-bas, un grand nombre d'entre eux ont été choqués et surpris. Ils ont été désorientés. Je me souviens d'une immigrante ukrainienne qui m'a rendu visite à Toronto et qui m'a dit que je n'étais pas Ukrainien. J'ai été étonné. Elle avait raison. Je ne suis pas Ukrainien. Pas vraiment. Je parle la langue et je peux comprendre bien des aspects de la réalité ukrainienne. Cependant, pour ce qui est de la comprendre, de comprendre sa communauté et la société dans laquelle elle a grandi, je ne suis pas sur la même longueur d'ondes qu'elle. Je suis un Occidental. Sénateur, votre observation est des plus justes.

Le sénateur Andreychuk: Vous avez peint de Kiev un portrait que je peux comprendre. Récemment, il y a eu là-bas un mouvement économique qui semble positif. Pensez-vous que le véritable test qui nous dira si les gains économiques peuvent être solidifiés sera la prochaine élection? Pensez-vous qu'il se manifestera au cours de la prochaine campagne électorale une sensibilisation à certains problèmes que vous avez évoqués? Pensez-vous que quelle que soit la transition au Parlement, elle aura lieu de façon pacifique et ordonnée, dans le respect du système électoral en vigueur?

M. Temerty: Jusqu'ici, les élections ont été démocratiques et chaque édition successive a été meilleure que la précédente. Les citoyens sont en processus de maturation. On s'attend à ce que les prochaines élections soient sans doute les meilleures. On verra d'importants blocs au Parlement et non pas la fragmentation qui a caractérisé le passé. Il est possible que l'un de ces blocs soit beaucoup plus imposant que le bloc communiste. Il s'agit du bloc dirigé par l'ex-premier ministre Yushenko. Celui-ci m'a confié que son objectif personnel était d'être élu avec au moins 25 p. 100 des suffrages en Ukraine et qu'un résultat inférieur à 25 p. 100 serait à ses yeux une défaite.

Sa popularité dans le pays est très élevée. C'est quelqu'un à surveiller. Il m'a été donné de le connaître, ainsi que sa famille, et je suis très impressionné. Ce sont des gens honnêtes, solides et sincères. Pour lui, c'est un péché que d'être riche en Ukraine alors que le pays est tellement pauvre. Le salaire moyen s'élève à 200 $ par mois à peine.

Le sénateur Andreychuk: Kiev est certainement l'exception. À l'extérieur de Kiev, il n'y a guère de développement. La réforme agraire semble un enjeu crucial et le problème n'est pas encore réglé. Nous avons étudié le système russe, et il semble que l'oblast, la région, a conservé énormément de contrôle, ce qui a empêché le pays d'aller de l'avant. La règle de droit en a souffert car les gouverneurs de chaque région ont un contrôle indu sur les nominations, les tribunaux, l'octroi de contrats, et cetera. Par conséquent, la règle de droit est très importante.

Y a-t-il un système analogue dans les diverses régions? Est-ce l'un des obstacles à leur progrès ou la situation diffère-t-elle sensiblement d'une région à l'autre? On nous dit que Dnipropetrovsk est une région très importante et qu'il s'y trouve une forte concentration de pouvoir, ce qui empêche le gouvernement fédéral de Kiev d'avoir les coudées franches.

M. Temerty: La situation là-bas n'est pas tellement différente de celle qui règne dans la plupart des pays. Oui, il existe des blocs de pouvoir dans différentes régions de l'Ukraine. Dnipropetrovsk est un de ces pôles et Donetsk en est un autre. Kiev, Harkiv et L'viv ne jouent pas un rôle aussi important que l'Occident l'aurait cru car L'viv, qui est situé dans la partie occidentale de l'Ukraine, a une meilleure mémoire de l'indépendance que le reste du pays.

Cela dit, il est plus facile d'administrer l'Ukraine que la Russie. La Russie, le plus grand pays du monde, compte dix fuseaux horaires alors que l'Ukraine n'en a qu'un. Par conséquent, les oblasts en Ukraine peuvent être gérés d'un peu plus près que l'oblast en Russie.

Le secteur agricole a connu une très bonne année. Les chiffres sont phénoménaux. La production est en hausse de 30 p. 100. Je crois savoir que toutes les terres agricoles en Ukraine sont entre les mains d'intérêts privés. L'agriculture est exploitée par le secteur privé. Pour ce qui est de la propriété, j'ignore la teneur de la législation pertinente. Certaines de ces entités sont trop vastes à mon goût étant donné qu'on a réuni des milliers d'hectares et, à mon avis, ce n'est pas ce qu'il fallait faire. Quoi qu'il en soit, la gestion des terres a été confiée au secteur privé et les résultats sont très prometteurs.

Le sénateur Andreychuk: Je vais vous interroger directement au sujet de la corruption. C'est une question qui revient constamment sur le tapis. Peut-on faire des affaires en Ukraine sans avoir à surmonter cet obstacle?

M. Temerty: Je suis heureux que vous ayez posé la question, sénateur.

Notre projet énergétique a exigé 125 signatures différentes pour l'obtention des divers permis et licences requis avant que nous puissions commencer à creuser. Je peux vous dire que nous n'avons pas dépensé un sou en transactions corrompues.

Lorsque je m'entretiens avec d'autres hommes d'affaires présents en Ukraine, je leur pose la question et je n'ai encore rencontré personne qui ait été forcé de faire quoi que ce soit d'irrégulier. Les gens avec lesquels je parle sont généralement des Canadiens. Peut-être est-ce dû au fait qu'en tant que Canadiens, nous ignorons ces pratiques. J'ai décidé que mon entreprise, la Northland Power, ne transigerait pas avec certains pays, simplement pour cette raison; je ne voulais pas faire des affaires de cette façon. Je peux vous dire que je n'ai pas vu la corruption dont il est si souvent question.

La presse fait grand cas de la corruption. Je suis sûr qu'elle existe, mais peut-être simplement entre Ukrainiens.

Le président: Le sénateur Andreychuk sait que je parle souvent de ma voisine, Mme Zurakowski, qui est mon experte pour toutes les questions concernant l'Ukraine. J'ai appris que l'Ukraine se divise en deux régions, Dnieper-Ukraine, qui faisait partie de l'Union soviétique depuis le début et bien avant.

La Galicie, qui n'a été intégrée à l'Union soviétique qu'à la suite du Pacte Ribbentrop-Molotov de 1940. La Galicie a toujours été autrichienne et les gens qui ont immigré au Canada il y a bien des années sont arrivés ici avec des passeports autrichiens. Ils n'ont jamais connu la famine, le poids terrible de la collectivisation qui s'est produite en Dnieper-Ukraine ou encore les purges car ces événements se sont produits dans les années 40, après que la frontière eut changé. Est-ce un facteur sur l'échiquier politique ukrainien? Il ne peut en être autrement étant donné l'énorme différence de tradition.

M. Temerty: C'est juste.

Le président: Pourriez-vous nous en parler?

M. Temerty: C'est effectivement un facteur. Il y a une forte concentration de Russes sur la rive gauche de ce que vous appelez Dnieper-Ukraine. Tout politicien doit avoir une stratégie réfléchie pour ne pas sembler privilégier un côté par rapport à l'autre et séduire les deux. Le président Kuchma a été en mesure de réussir ce tour de force. Aux premières élections, il a senti le mécontentement des résidents de la rive gauche. Ces derniers avaient tendance à croire qu'ils avaient peut-être fait erreur en votant aussi massivement en faveur de l'indépendance. Il a su se montrer sensible à ce sentiment et a pu remporter les élections sur cette base. Cependant, il a compris que son futur succès exigeait qu'il se rapproche des Ukrainiens occidentaux et qu'il établisse une base politique en Galicie. C'est ce qu'il a fait. Il n'est pas devenu président pour démembrer le pays. Il a transmis à l'ouest le signal qu'il était un Ukrainien convaincu, un nationaliste.

À l'occasion des deuxièmes élections, les résidents de l'ouest ont voté pour lui en grand nombre. Il a perdu des voix dans l'est mais en a gagné dans l'ouest et a pu remporter les élections.

Alors que se profilent les prochaines élections présidentielles, les candidats vont établir leur stratégie pour se faire bien voir des deux côtés de Dnieper. M. Yushenko, en qui bien des gens de l'Ouest mettent de grands espoirs, en est fort conscient. Il a beaucoup de chance parce qu'il est né et a grandi dans l'est. Cependant, il a fait ses études supérieures dans la région ouest. Les Ukrainiens de l'ouest l'accueillent très bien. Quant aux Ukrainiens de l'est, ils ne le considèrent pas vraiment comme un des leurs puisqu'ils constatent ses affinités avec l'ouest de l'Ukraine. Il est sensible à cela. Il ne devrait pas être trop difficile pour lui de retourner à l'est et de faire valoir qu'il y est né et que son frère et sa mère y vivent toujours. Je pense qu'il peut établir cette connexion avec les habitants de l'est. Dans ce pays, tout tourne autour d'une question d'équilibre.

Le président: J'ai un atlas intéressant sur les changements frontaliers. Ce n'est pas un gouvernement d'une partie de l'Ukraine. On m'a dit que les résidents de Galicie ne sont pas en accord avec le gouvernement de Dnieper. N'y a-t-il pas un gouvernement basé dans l'une des deux régions? Est-ce exact?

M. Temerty: Vous avez sans doute entendu le point de vue de la diaspora, des Ukrainiens qui viennent généralement de Galicie. Je ne pense pas qu'on entendrait ce son de cloche en Ukraine. À l'origine, au cours du premier mandat, on entendait cette réflexion, même en Ukraine, car Kuchma était identifié à Dnipropetrovsk, où il avait été administrateur en chef d'un très grand complexe industriel, y compris de la plus grande usine de fabrication de missiles de l'ex-Union soviétique.

Le président: Est-ce là d'où venait également Brejnev?

M. Temerty: Oui, c'est exact.

Au cours de son premier mandat, son entourage était surtout composé de gens de Dnipropetrovsk. L'un de ses premiers ministres en poste le plus longtemps était également originaire de là. La composition de son gouvernement ne reflète plus cela.

Le sénateur Austin: Je voudrais aborder avec vous un sujet complètement différent, monsieur Temerty. Vous avez parlé de corruption en réponse à certaines questions. D'après des témoignages que nous avons entendus, l'Ukraine vient au 88e rang sur la liste des 90 pays les plus corrompus colligée par Transparence Internationale. Il est intéressant d'entendre votre propre expérience.

Je voudrais que nous prenions le cas de Darnitsia pour pouvoir comprendre un peu la situation économique là-bas. Si j'ai bien saisi, vous allez prendre le contrôle d'une centrale, soit 51 p. 100, et la moderniser, les Ukrainiens détenant les 49 p. 100 restants. S'agit-il de la contribution au capital propre de la centrale telle qu'elle existe aujourd'hui?

M. Temerty: C'est exact.

Le président: Elle fait ses frais, n'est-ce pas?

M. Temerty: À l'heure actuelle, elle est rentable.

Le sénateur Austin: Ce que je veux savoir, vous l'aurez deviné, c'est si on peut s'en servir comme levier financier pour aller chercher des capitaux. Autrement dit, vous vous servez de cet actif pour garantir la structure de financement que vous établirez en vue de redresser cette exploitation.

M. Temerty: C'est exact. Les éléments actifs matériels que fourniront les Ukrainiens en guise de capital-actions ont été évalués indépendamment à plusieurs reprises et ne représentent pas une somme considérable. Il s'agit d'environ 25 millions de dollars, ce qui est bien peu si l'on considère que cette centrale assure le chauffage de quelque 300 000 résidents. La valeur thermique de l'énergie produite est 600 mégawatts. C'est énorme. La centrale produit également environ 150 mégawatts d'électricité. Vingt-cinq millions pour un élément d'actif matériel aussi considérable, ce n'est pas tellement d'argent pour la BERD ou toute autre institution. Qui plus est, on ne nous offre aucune résistance. Il se pourrait même qu'elle gagne en valeur.

C'est une toute nouvelle donne. La structure financière générale de la centrale a été modifiée parce que nous ne pouvions la financer selon la prémisse qu'elle continuerait à vendre son électricité au taux actuel sur le marché, qui semble tout de même subventionné. Nous avons conclu avec le réseau de distribution d'électricité de l'Ukraine un contrat d'achat d'énergie électrique dont les termes sont entièrement différents. Le tarif qui nous est versé est celui dont nous avons besoin pour obtenir le capital-actions nécessaire et aller chercher les fonds pour bâtir cette centrale de 180 millions de dollars.

Le sénateur Austin: On vous a garanti un prix pour l'électricité livrée et sur la base de ce prix, vous pouvez financer la modernisation de la centrale. Est-ce exact?

M. Temerty: Oui. Nous avons un contrat d'achat d'électricité ferme qui est sans doute l'un des meilleurs au monde. Les Ukrainiens veulent que ce projet aille de l'avant. Par conséquent, ils nous ont prêté une oreille favorable lorsque nous leur avons dit qu'il fallait que le contrat renferme certaines conditions spécifiques pour que nous puissions recueillir les fonds nécessaires. Nous n'avons pas exigé de garantie souveraine, mais avons simplement demandé que les banques nous prêtent l'argent en fonction de ces éléments d'actif uniquement, sans recours à tout autre actif ou à l'aide du gouvernement central.

Par conséquent, nous avons exigé des taux d'électricité rattachés au dollar américain, ajustables au jour le jour selon les fluctuations de la devise, le combustible étant imputé au réseau d'électricité.

Le sénateur Austin: Autrement dit, si le coût du combustible augmente, la hausse est refilée au consommateur.

M. Temerty: Oui. C'est un contrat en béton. Les banquiers n'ont pas été en mesure d'y trouver quelque faille que ce soit, ce qui m'a fait très plaisir.

Le sénateur Austin: Vous serez payé en équivalence en dollars par le réseau, n'est-ce pas?

M. Temerty: Exact.

Le sénateur Austin: Et le réseau est une entité d'État.

M. Temerty: L'un des aspects les plus importants de ce contrat, c'est que nous avons un accès prioritaire au paiement en espèces au sein du réseau. Je m'explique. Les premiers versements en espèces vont au réseau lui-même pour qu'il puisse maintenir ses opérations. Les seconds sont versés au titre d'un petit prêt contracté par le réseau auprès de la Banque mondiale. Je suis sûr qu'il a déjà été amorti dans une certaine mesure. Il s'élevait à 50 millions de dollars lorsque nous avons signé le contrat. Il est probablement inférieur à cela maintenant. Nous sommes les prochains sur la liste. Nous sommes convaincus que le réseau pourra générer les liquidités nécessaires pour nous payer. Nous représentons à l'heure actuelle une portion insignifiante du réseau.

Le sénateur Austin: Ce qui importe, c'est que le prêteur soit satisfait de la solvabilité et de la fiabilité du réseau. Est-ce là la structure en vertu de laquelle vous espérez compléter le financement du projet?

M. Temerty: C'est exact.

Le sénateur Austin: Les Ukrainiens vont acheter l'électricité et la distribuer de façon équitable à travers leur réseau?

M. Temerty: C'est exact.

Le sénateur Austin: C'est un projet très intéressant en raison du caractère unique de sa structure de financement. C'est la première fois qu'un tel mécanisme nous est présenté. Je vous souhaite beaucoup de succès dans cette entreprise. J'espère que tout fonctionnera selon vos désirs car outre votre propre réussite, si toutes les conditions de cette transaction sont respectées, la confiance des investisseurs envers l'Ukraine sera augmentée considérablement.

Le sénateur De Bané: Depuis dix ans, l'Ukraine a réussi à attirer quelque 2,5 milliards de dollars seulement. Ce chiffre est bien en deçà des capitaux qu'un pays de cette taille devrait attirer. Êtes-vous d'accord?

M. Temerty: Tout à fait.

Le sénateur De Bané: Deuxièmement, j'aimerais vous lire un passage du rapport d'un institut de recherche économique publié sur le site Web de la Banque mondiale. Il concerne l'Ukraine. J'aimerais avoir vos commentaires. Je vais vous en lire deux extraits.

Le gouvernement ukrainien et les donateurs étrangers s'entendent pour dire que l'appareil gouvernemental actuel n'est pas en mesure de concevoir et de mettre en oeuvre les politiques nécessaires pour réaliser les objectifs gouverne mentaux. De récentes réformes administratives ont entraîné certaines améliorations, mais le gouvernement demeure privé de leviers efficaces pour réaliser la transition de l'économie ukrainienne.
L'autre extrait est le suivant:

En effet, des pratiques et des méthodes désuètes ont été plaquées sur la nouvelle structure économique, créant une situation où les efforts et les meilleures intentions des leaders politiques et des hauts fonctionnaires débouchent sur des résultats décevants. De façon générale, le problème ne tient pas aux individus en cause, mais à la mauvaise adéquation entre les arrangements institutionnels et les besoins sociaux.
Si l'on regarde les dix dernières années, pensez-vous que cette évaluation met le doigt sur le goulot d'étranglement? Êtes-vous d'avis que ce pays peut réaliser son potentiel économique?

M. Temerty: Je souscris à ces observations car elles renferment toutes deux des éléments de vérité. La première, qui fait état de l'absence de leviers efficaces pour instituer les réformes que le gouvernement souhaite opérer, met en cause le contexte politique du pays. Le sénateur Andreychuk et moi-même en avons parlé. Il y a lieu d'espérer que chaque élection présidentielle et parlementaire est un jalon dans un processus de maturation et d'évolution permanentes. Nous espérons voir un jour au Parlement un groupe efficace s'allier au pouvoir exécutif, ce dont l'Ukraine n'a pas bénéficié dans le passé, si ce n'est pour quelques périodes sporadiques de coopération entre le Parlement et la présidence.

Je crois pouvoir dire sans crainte de me tromper qu'on est conscient dans le pays qu'il faut en arriver là car l'Ukraine s'est prononcée en faveur de l'option européenne et de la libéralisation de l'économie. Il est absolument impossible pour les Ukrainiens de revenir aux pratiques inefficaces du passé.

Pour ce qui est du fait que des méthodes désuètes sont plaquées sur de nouvelles structures, c'est exact. C'est un gros problème. Les choses changent, mais lentement. Dans le secteur industriel, on voit très souvent à la tête des entreprises des gens issus de l'ancien système. Ils connaissent uniquement les méthodes qu'ils employaient à l'époque de l'économie dirigée.

J'ai un cousin qui était président d'une usine de fabrication en banlieue de Kiev. Cette usine fabriquait du matériel électronique pour les installations militaires. Il a été incapable de transformer l'usine en quoi que ce soit d'utile pour le consommateur après l'indépendance. C'était très frustrant de le voir se débattre. Il était un peu comme un poisson hors de l'eau.

Mais de plus en plus, ce sont des jeunes qui sont aux commandes. La semaine dernière, j'ai rencontré le président d'une banque ukrainienne. C'était un type dans la trentaine, moderne dans son apparence et dans ses propos. Le nombre de jeunes qui se lancent dans le secteur des affaires va croissant. Cependant, les choses changent lentement.

Après l'indépendance, les gens ont cru que la transition prendrait quelques mois, voire quelques années. Nous savons maintenant que cela prendra des générations. Certains optimistes estiment qu'il faudra une seule génération, mais peut-être faudra-t-il attendre plus longtemps avant que le pays s'approche du niveau de vie des autres pays d'Europe.

Les deux observations que vous avez rapportées, monsieur, renferment des éléments de vérité.

Le sénateur De Bané: Quels sont les principaux objectifs de votre fondation?

M. Temerty: Il ne s'agit pas d'une fondation ukrainienne, mais canadienne. C'est un organisme de charité. Dans le passé, nos dons ont surtout servi dans le domaine de la médecine et de l'éducation au Canada. Évidemment, en raison de notre origine ukrainienne, nous avons aussi cherché à aider l'Ukraine.

J'ai mentionné que l'une des choses que nous avons faites a été de contribuer à lancer une école de commerce à l'Académie Kiev-Mohyla. Cette académie a été fondée à Kiev en 1615. C'est l'un des plus anciens établissements d'enseignement supérieur de l'Europe centrale et de l'Est. Il lui fallait une école de commerce. En fait, l'Ukraine est sérieusement sous-représentée pour ce qui est du nombre de diplômés en affaires. Elle pourrait bénéficier de dix fois plus, voire de vingt fois plus de diplômés.

J'ai jugé important que cet ancien établissement ait un programme de gestion. La fondation familiale a donc versé une importante contribution pour lui donner le coup d'envoi.

Le président: Merci beaucoup, monsieur Temerty. Votre témoignage fort intéressant nous sera utile dans nos travaux.

La séance est levée.


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