Délibérations du comité sénatorial permanent
des affaires étrangères
Fascicule 23 - Témoignages
OTTAWA, le mardi 12 mars 2002
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères, auquel a été renvoyé le projet de loi C-35, Loi modifiant la Loi sur les missions étrangères et les organisations internationales, se réunit aujourd'hui à 18 h 05 pour étudier le projet de loi.
Le sénateur Peter A. Stollery (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président: Nos témoins représentent la Section canadienne d'Amnistie internationale.
Toutefois, avant que nous les entendions, je tiens à avertir les honorables sénateurs que le ministre Graham, qui a comparu devant notre comité lors de sa dernière séance, a déposé sa réponse, dans les deux langues officielles, aux questions que lui ont posées les membres du comité. La lettre correspondante a été distribuée.
Je donne maintenant la parole aux témoins.
M. Alex Neve, secrétaire général, Amnistie internationale (Section canadienne): Honorables sénateurs, je vous remercie de me donner l'occasion de comparaître ici ce soir. Amnistie internationale est heureuse de pouvoir vous faire part de ses préoccupations et, surtout, de ses recommandations touchant le projet de loi C-35.
[Français]
Je suis Secrétaire général de la branche anglophone d'Amnistie internationale, Section canadienne. À mes côtés se trouve M. David Matas, avocat spécialiste en droit international de la personne. M. Matas est aussi Coordonnateur du réseau juridique d'Amnistie internationale au Canada.
J'aimerais souligner que nous sommes ici ce soir également au nom de nos collègues de la branche francophone d'Amnistie internationale située à Montréal. Bien que notre présentation sera livrée en anglais, nous seront heureux de répondre aux questions qui nous seront posées en français.
[Traduction]
Nous ne sommes pas ici pour faire état d'un point de vue particulier au sujet de l'immunité diplomatique, ni même pour vous dire ce que les diplomates ou d'autres représentants du gouvernement peuvent faire ou ne pas faire à un moment donné. Si nous sommes ici, c'est pour une raison bien simple: pour promouvoir et défendre les droits de la personne dans le monde en général, nous nous opposons résolument à toute forme d'impunité. Si nous en jugeons par notre expérience, l'immunité risque d'encourager et de renforcer l'impunité, et c'est ce qui se passe très souvent.
L'impunité est l'un des principaux obstacles auxquels nous devons faire face dans le monde dans notre lutte globale en faveur des droits de la personne. Nous vivons depuis des siècles, et encore aujourd'hui, dans un monde où les plus grands criminels sont précisément ceux qui ont le plus de chance d'échapper à la justice. Une personne qui a commis un meurtre dans un coin sombre a bien plus de risque de se retrouver en prison que celle qui a organisé et supervisé le massacre systématique de centaines ou de milliers d'êtres humains dans le cadre d'une campagne de violence politique, religieuse ou ethnique.
Il n'est donc pas étonnant que les abus se soient poursuivis au rythme stupéfiant et horrifiant que l'on a pu constater. Pourquoi ne pas recourir aux massacres, aux enlèvements généralisés ou à la torture de masse, y compris aux viols? Ceux qui ont commis ces crimes n'en ont jamais payé le prix. Bien au contraire, ils y ont souvent largement gagné et en ont retiré des avantages politiques, un prestige international ou une richesse financière.
Honorables sénateurs, cette impunité s'appuie sur de nombreux facteurs. Il est bien évident, par exemple, que ceux qui sont au pouvoir ont personnellement intérêt à se protéger et à protéger leurs amis et leurs thuriféraires afin d'éviter les foudres de la justice. Tant que les responsables de ces abus sont au pouvoir, il est bien difficile, dans le meilleur des cas, de faire intervenir la justice au niveau national. Même lorsqu'ils ne sont plus au pouvoir et qu'ils ont éventuellement été remplacés par un parti d'opposition, ils conservent souvent des forces importantes qui rendent bien difficile le recours à la justice.
Avant d'abandonner le pouvoir, le régime sortant aura vraisemblablement adopté des lois amnistiant ses responsables ou les faisant bénéficier d'immunités les protégeant contre toute poursuite. S'il n'a pas eu la possibilité de le faire lui-même, le nouveau régime le fera éventuellement à sa place, parce qu'en période de conflit et d'instabilité, il sera forcément tenté d'accorder des amnisties et des immunités en faveur du régime précédent pour renforcer la paix et la sécurité.
Malheureusement, nous avons vu bien souvent dans le monde qu'une paix qui s'appuie sur l'amnistie et l'immunité est généralement de courte durée. Ce n'est donc pas d'aujourd'hui, par conséquent, que nous savons qu'étant donné les obstacles formidables auxquels se heurte la justice au niveau national, il faut que la communauté internationale intervienne et prenne le relais pour s'assurer que les grands criminels ayant porté atteinte aux droits de la personne font face à la justice.
Je dois signaler que l'on a fait dernièrement d'énormes progrès dans ce sens. L'élaboration de la notion juridique de compétence universelle s'applique désormais aux formes les plus graves d'abus des droits de la personne, tous les tribunaux ayant la responsabilité d'intenter des poursuites, quels que soient l'auteur du crime, la victime, ou le pays dans lequel les abus ont été commis.
Cela a été démontré avec éclat par l'arrêt de la Chambre des lords prononcé il y a deux ans dans l'affaire Pinochet. Au moment même où l'on enregistrait cette évolution au plan national, les tribunaux internationaux ont pris corps, prêts à faire le travail que les tribunaux nationaux ne pouvaient pas ou ne voulaient pas faire. Tout au long des années 90, des tribunaux internationaux spéciaux ont entendu des affaires au sujet de la Yougoslavie et du Rwanda. Un tribunal national-international mixte concernant le Sierra Leone va vraisemblablement se joindre bientôt à eux. Nous sommes surtout en voie de créer une Cour pénale internationale permanente qui sera habilitée à entendre des affaires de cette nature à l'avenir.
À mesure que de nouveaux tribunaux paraissent au plan international, les tribunaux nationaux sont habilités en vertu d'une compétence universelle à prendre des mesures en cas d'abus graves contre les droits de la personne. C'est là un progrès remarquable.
Étant donné cette évolution importante, nous voulons éviter que l'on se serve de la loi pour accorder une immunité ou une protection à des personnes qui font face à la justice parce qu'elles ont gravement porté atteinte aux droits de la personne, et cela quel que soit le poste qu'elles occupent ou qu'elles ont occupé antérieurement, qu'il s'agisse d'un président ou d'un commandant de guérilla, d'un soldat de l'armée, d'un assassin faisant partie d'un escadron de la mort, ou encore d'un résistant. Les responsables de tortures ou de meurtres extrajudiciaires ne devraient pas pouvoir trouver de refuge et ne devraient pas pouvoir s'abriter derrière la loi ou leur statut juridique.
Je vais maintenant passer la parole à mon collègue, M. Matas, qui va vous parler du projet de loi C-35.
M. David Matas, coordonnateur du réseau juridique, Amnistie internationale (Section canadienne): Je vais aborder deux questions au sujet du projet de loi C-35: tout d'abord, celle de l'extension de l'immunité des organisations relevant d'un traité à celles qui n'en relèvent pas; ensuite, celle de l'abandon des permis ministériels en faveur des décrets.
Ce projet de loi a été déposé à la suite du rapport présenté par le Comité d'examen de la réglementation, qui a indiqué que la loi actuelle comportait une anomalie. La loi autorise le gouverneur en conseil à adopter un décret conférant une immunité aux représentants officiels venus assister aux réunions des organisations internationales au Canada. Le comité mixte considérait que ce pouvoir ne pouvait être exercé qu'au sujet des organisations relevant d'un traité et ne devait pas permettre d'accorder l'immunité à des représentants venus assister à des rencontres d'organisations ne relevant pas d'un traité. C'est ainsi que la Francophonie et que l'Organisation des États américains font l'objet d'un traité, alors que ce n'est pas le cas du Commonwealth ou du G8. Par conséquent, il y a des rencontres organisées au Canada qui peuvent faire l'objet d'une immunité, alors que ce n'est pas le cas pour d'autres. On a considéré qu'il y avait là une anomalie. Ce projet de loi se proposait entre autres de la corriger.
Nous considérons qu'il n'y a pas là d'anomalie. La distinction est logique dans la loi actuelle, alors que l'extension de la notion d'immunité pose des problèmes.
Le moment de la présentation du projet de loi est bizarrement choisi. Ce projet de loi a été déposé le 1er octobre 2001, très peu après les événements du 11 septembre. Je trouve bien étrange que le gouvernement ait choisi de déposer un projet de loi qui élargit le principe de l'immunité en faveur des terroristes au Canada. Il a précédé de deux semaines le dépôt du projet de loi C-36. Il est paradoxal que le gouvernement propose, d'un côté, d'accorder l'immunité aux terroristes et, de l'autre, de la leur enlever. Il est de toute façon bien délicat d'étendre la notion d'immunité quel que soit le montant considéré.
Les organisations découlant d'un traité relèvent du droit international. Il y a là un cadre logique qui fait que l'on peut soutenir que ces représentants doivent pouvoir se réunir. Ils sont liés par des obligations autres que celles qui ont trait à la tenue de réunions, et il peut en résulter une certaine obligation de discipline. Toutefois, lorsque l'immunité s'étend à des organisations ne relevant pas d'un traité, il n'y a aucune obligation en droit et aucune contrainte s'appliquant à leur mode de fonctionnement. En autorisant les organisations relevant d'un traité à se réunir selon le droit des traités, on étend la force et la portée du droit international, alors qu'en accordant l'immunité aux organisations ne relevant pas d'un traité, on ne fait rien de la sorte. Le droit international est miné et affaibli.
Il n'y a donc pas là une anomalie, du moins c'est ainsi que je vois les choses.
De plus, il y a la situation que vient de décrire M. Neve, soit l'obligation de traduire en justice les criminels internationaux. Nous avons le devoir, en droit international, de poursuivre et d'incarcérer les auteurs d'actes terroristes, de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité, de génocide, d'enlèvements, de torture ou d'exécutions extrajudiciaires. Il s'agit là d'obligations incontournables du droit international. Aux termes de la Convention de Vienne sur le droit des traités, ces obligations l'emportent sur toutes celles qui relèvent d'autres traités. Selon la Convention de Vienne sur le droit des traités, tout traité qui confère une immunité pour de tels crimes est nul. Ces crimes ne devraient pas bénéficier d'une immunité, même pour ce qui est des organisations relevant d'un traité.
J'ai passé en revue les déclarations du gouvernement, qui nous dit que les personnes reconnues coupables de tels crimes ne bénéficieront d'aucune immunité. Ce n'est pas suffisant. Si l'on a des raisons sérieuses de penser qu'une personne a commis de tels crimes, il ne faut pas qu'il y ait d'immunité.
Le Canada a signé et ratifié le traité de Rome instituant la Cour pénale internationale. Nombre de ses dispositions sont entrées dans notre loi. L'une des dispositions qui reflète celles du traité de Rome dans la Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre nous amène à remettre un justiciable à la Cour pénale internationale à la demande de cette dernière. Bien entendu, lorsqu'une personne vient assister chez nous à une conférence internationale, nous ne savons pas si une demande de remise à la Cour a été présentée par la Cour pénale internationale. Que faire, si cette demande nous parvient après l'arrivée sur notre territoire de cette personne? On peut penser qu'il nous faudra la remettre à la cour. Pourtant, la loi qui est proposée autorise le gouverneur en conseil à conférer une immunité.
Ce projet de loi ne cadre pas avec nos obligations de remettre cette personne, de la poursuivre ou de l'extrader. Il faut qu'il y ait une certaine concordance entre ce projet de loi avec les obligations qui sont les nôtres en vertu du traité de Rome sur la Cour pénale internationale et de notre propre législation traitant des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre. Qu'il s'agisse d'une organisation relevant ou non d'un traité, il doit être bien clair qu'il n'y a aucune immunité contre les crimes réprimés par le droit international lorsque le droit international prime. Voilà pour le premier point.
Le deuxième point porte sur l'adoption de décrets par opposition à des permis ministériels. C'est quelque chose qui vient s'ajouter au projet de loi qui est proposé. C'est une disposition distincte, qui ne s'applique pas seulement aux organisations qui ne relèvent pas d'un traité; elle s'applique aussi aux autres.
Le système actuel confère une immunité générale aux organisations relevant d'un traité. En vertu de cette déclaration générale d'immunité, une fois qu'elles sont sur notre territoire, elles ne peuvent plus être poursuivies au civil comme au pénal. Cela ne les autorise pas à entrer sur notre territoire. Pour pouvoir entrer chez nous, elles ont besoin d'une autre disposition. Les personnes ayant commis ce genre de crime sont passibles de poursuite et ne peuvent pas être admises sur notre territoire en vertu de la Loi sur l'immigration. En plus de bénéficier d'une immunité, il faut que ces personnes contournent l'interdiction prononcée par la Loi sur l'immigration. Elles bénéficient par conséquent à l'heure actuelle d'un permis ministériel délivré au coup par coup.
Nous craignons que ces personnes ne se voient conférer des permis ministériels, et c'est effectivement le cas. Selon le témoignage prononcé par Joan Atkinson, sous-ministre adjoint, Citoyenneté et Immigration Canada, un certain nombre de personnes accusées d'avoir commis des crimes contre l'humanité ont bénéficié de permis ministériels pour qu'elles puissent assister au dernier sommet de la francophonie. C'est un sujet préoccupant.
Le projet de loi C-35 leur facilite largement la tâche puisque, au lieu de devoir bénéficier d'un permis ministériel, elles font l'objet d'une autorisation générale dans le projet de loi qui nous est proposé. Les seules personnes qui seront écartées de notre territoire sont celles qui sont expressément visés par un décret. Il sera bien plus facile à ces personnes de bénéficier d'une autorisation générale plutôt que d'un permis ministériel, car cette dernière formalité exige que le gouvernement prenne délibérément une mesure.
Il faut que les responsables du gouvernement se réunissent et décident d'autoriser telle personne à assister à une conférence pour qu'elle puisse bénéficier d'un permis ministériel. Par contre, une fois que l'on a accordé une autorisation générale — ce qui revient à dire que tout le monde peut entrer sur notre territoire à moins d'avoir été expressément visé par un décret — le gouvernement doit faire quelque chose pour écarter cette personne. Il doit dire: «Il faut que cette personne soit visée par un décret»,et en raison tout simplement de l'inertie de l'administration, il sera bien plus facile pour les personnes ayant commis des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité d'entrer au Canada.
Pour justifier ce changement, les fonctionnaires du ministère ont allégué que la mesure était inadaptée et que l'on attentait à la dignité de ces représentants officiels en les obligeant à obtenir un permis ministériel. Nous nous préoccupons davantage, pour notre part, de la dignité des victimes que de celle des auteurs des crimes. La dignité des criminels n'est pas une préoccupation légitime.
Les fonctionnaires du gouvernement ont par ailleurs évoqué un cas de figure comme celui de Nelson Mandela, étant donné que celui-ci, pour assister à une conférence sur notre sol, devrait recevoir un permis ministériel parce qu'il a été reconnu coupable d'un crime en Afrique du Sud et qu'il ne convient pas de faire subir à une personne comme Nelson Mandela l'affront de devoir demander un permis ministériel. Nous rejetons cet exemple. Si l'on examine les dispositions de la Loi sur l'immigration, on peut constater qu'il ne suffit pas, pour interdire l'entrée sur notre territoire à une personne, que cette dernière ait été reconnue coupable d'un crime à l'étranger, il faut encore qu'elle l'ait été d'un crime qui, s'il avait été commis au Canada, aurait été jugé répréhensible. Nous considérons qu'aucune action de Nelson Mandela, si elle avait été commise au Canada, n'aurait constitué une infraction. L'opposition à l'apartheid n'est pas une infraction au Canada et ne l'a jamais été. C'est une erreur que de laisser croire que des problèmes de ce genre puissent se poser.
Il y a aussi le fait que toute la charge de la preuve s'inverse une fois que l'on procède de la manière contraire. À l'heure actuelle, il incombe à la personne concernée, aux termes de la Loi sur l'immigration, de faire la preuve qu'elle est en droit d'être admise sur le territoire canadien. Par conséquent, s'il y a des accusations sérieuses de crimes de guerre, la personne en cause doit prouver que ces allégations sont fausses. En changeant la formule de manière à ce qu'il y ait une exemption automatique à moins que la personne soit expressément visée par un décret, la charge de la preuve incombe au gouvernement, ce qui facilitera l'entrée sur notre territoire.
Le principe retenu dans la Loi sur l'immigration, c'est que ces interdictions sont absolues. L'interdiction est levée dans la Loi sur l'immigration à condition que la personne concernée apporte la preuve au ministre que sa présence au Canada ne porterait pas préjudice à l'intérêt national. Toutefois, cette disposition ne s'applique pas aux criminels de guerre ou aux responsables de crimes contre l'humanité, que ce soit dans l'ancienne loi ou dans les nouvelles dispositions. Le ministre n'a pas le pouvoir, aux termes de l'ancienne loi ou de la nouvelle loi qui est proposée, d'autoriser de telles personnes à entrer au Canada même si leur présence ne porterait pas préjudice à l'intérêt national.
Le Parlement vient d'adopter une nouvelle loi sur l'immigration qui dispose que le ministre n'a pas le pouvoir de laisser entrer sur le territoire canadien une personne coupable de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité au seul motif qu'elle ne porterait pas préjudice à l'intérêt national. Il semble que ce projet de loi contredise cette disposition. On semble laisser entendre que, pour des raisons d'intérêt national, on pourrait laisser entrer ce genre de personnes au Canada.
De quel intérêt national parle-t-on lorsqu'on laisse ces personnes entrer au Canada? Les conférences elles-mêmes peuvent toujours avoir lieu. Tout simplement, certaines personnes ne seraient pas autorisées à y assister; si elles le faisaient, elles risqueraient d'être poursuivies au titre des crimes qu'elles ont commis. Quel est pour nous l'intérêt de laisser des criminels de guerre et autres assister à des conférences internationales? On ne voit pas en quoi la qualité des délibérations en serait améliorée. Les fonctionnaires du ministère ont déclaré qu'il y a un certain intérêt à recevoir ces personnes chez nous pour traiter précisément des sujets de préoccupation qui peuvent être à l'origine de tous ces comportements.
À notre avis, la raison qui explique nombre de ces atteintes aux droits de la personne, c'est l'impunité. En renforçant l'impunité, on accentue les causes du phénomène. Si on laisse les responsables des crimes discuter librement des causes du phénomène, ils vont imputer la faute à d'autres personnes, et plus particulièrement aux victimes. Nous ne devons pas accueillir des conférences internationales favorisant ce genre de discours.
Plutôt que d'accorder une immunité générale et de procéder par décret, nous proposons que l'on précise bien dans le projet de loi qu'il n'existe aucun pouvoir de conférer«une immunité contre toute poursuite pénale ou civile en cas de terrorisme, de torture, d'enlèvement forcé, d'exécution extrajudiciaire, de génocide, de crime de guerre ou de crime contre l'humanité.»Voilà qui remédierait, à notre avis, à la situation actuelle.
Le sénateur Graham: Je suis un admirateur de longue date d'Amnistie internationale. C'est la première fois que je vous rencontre, monsieur Neve, mais je connais M. Matas depuis déjà bien longtemps.
Cela dit, il semble qu'il y ait un malentendu — c'est peut-être de ma part — en ce qui a trait au lien qui existe entre la Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre et le projet de loi que nous sommes appelés à examiner aujourd'hui. Il semble qu'il y ait des gens qui s'inquiètent à tort. Dans le mémoire que vous nous avez fait parvenir à l'avance, vous nous dites au sujet de la Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre qu'il faudrait au minimum que ce projet de loi soit amendé afin de tenir compte de la dérogation s'appliquant à l'immunité à l'article 48.
Lorsqu'on se reporte à l'article 48, la Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre dispose que personne ne peut se prévaloir d'une immunité contre toute arrestation ou extradition si elle est réclamée par un tribunal pénal international établi par une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies — soit à l'heure actuelle le Tribunal pénal international pour l'ancienne Yougoslavie et le Tribunal pénal international pour le Rwanda, ainsi que la Cour pénale internationale, lorsqu'elle entrera en activité. Selon mon interprétation, cet article prime sur les dispositions de la Loi sur les missions étrangères et les organisations internationales.
Laissez-moi vous donner un exemple précis, monsieur le président, et je pense que M. Matas en a évoqué la possibilité. Il se peut que, pour mettre en oeuvre un objectif valide de sa politique étrangère, le gouvernement, dans le cadre de l'organisation d'une conférence régionale pour la paix — ce pourrait être une conférence sur le Moyen-Orient — au cas où le Canada serait le pays hôte, souhaite inviter un dirigeant à qui l'on reproche un crime de guerre ou un crime contre l'humanité. M. Matas a fait allusion à Nelson Mandela qui, au strict plan du droit peut être considéré, j'imagine, comme quelqu'un qui a commis des crimes de guerre, alors qu'il se trouve être l'un des grands héros d'aujourd'hui. C'est à n'en pas douter l'un de mes héros.
Cela dit, est-ce qu'il y a ici un malentendu? En second lieu, savez-vous si actuellement ou par le passé des diplomates sont entrés au Canada et ont commis des actes de terrorisme?
M. Matas: Si je le savais, je n'en parlerais certainement pas ici aujourd'hui.
Le sénateur Graham: Vous seriez parfaitement protégé par le Sénat.
M. Matas: Vous me posez de nombreuses questions différentes en même temps. Pour ce qui est de l'article 48, je dirais que si le gouvernement a le sentiment que la primauté doit être donnée à l'article 48, il serait logique de l'incorporer, de le mentionner et de dire qu'il prime par rapport au reste. Le projet de loi fait référence à la Loi sur l'immigration. Lorsque deux textes législatifs ont des dispositions différentes et que l'un prime par rapport à l'autre, il est utile, pour plus de clarté, même si le gouvernement fait ce qu'il veut faire...
Le sénateur Graham: Vous ne seriez pas prêt à me croire sur parole?
M. Matas: Je peux vous croire sur parole, mais l'intérêt de la loi, c'est que je n'ai pas à vous demander votre avis; je peux la consulter. Vous me faites l'honneur de vous donner votre parole, mais tout le monde n'a pas cet honneur. La loi exerce un rôle de communication. Nous avons actuellement deux textes législatifs, dont l'un est un projet de loi, dont les dispositions sont différentes. Le gouvernement nous dit que l'un prime sur l'autre, mais c'est une chose qui devrait être inscrite dans la loi et il ne devrait pas être difficile pour le gouvernement de préciser tout simplement son intention.
Bien entendu, nous allons plus loin. Nous aimerions que cette interdiction s'applique, qu'il y ait ou non une demande de remise au tribunal, dans la mesure où l'on a des motifs raisonnables de croire qu'un crime de guerre ou un crime contre l'humanité a été commis.
De nombreuses allégations sont faites dans ce domaine. En fait, l'une des difficultés en la matière, c'est que parfois des allégations de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité sont présentées pour des raisons politiques, tout simplement pour discréditer, légitimiser ou promouvoir une plate-forme politique. Toutefois, ce n'est pas parce qu'il y a des allégations qu'elles sont nécessaires vraies et je ne suis pas prêt à dire que l'on doit refuser l'entrée sur notre territoire à une personne tout simplement parce qu'une allégation a été faite à son encontre — loin de là. Il y a cependant des situations différentes. Il faut faire la distinction entre une personne contre laquelle on a fait des allégations et celles pour lesquelles on a de sérieux motifs de croire qu'elles ont commis un crime.
Je suis tout à fait convaincu qu'il nous est possible d'organiser utilement des conférences de paix sur le Moyen- Orient et pour bien d'autres régions, même avec les recommandations que nous proposons, parce qu'à mon avis nombre de ces allégations ne sont pas autre chose — elles sont non corroborées et sont avancées pour des motifs politiques. Ce qui nous préoccupe, ce ne sont pas les allégations, mais les véritables crimes qui sont largement prouvés et dont les auteurs entrent trop facilement sur notre territoire à l'heure actuelle.
M. Neve: Il est essentiel de bien souligner que l'article 48 ne renvoie pas seulement aux cas où l'on a présenté une demande de remise au tribunal. Dans un certain nombre de cas, pour différentes raisons, la personne concernée n'aura tout simplement pas fait l'objet d'une telle demande ou ne pourra pas en être passible. Il se pourrait éventuellement que la Cour pénale internationale ou tout autre tribunal international intervenant en la matière n'ait pas compétence pour le faire.
Notre idéal, c'est qu'un jour une Cour pénale internationale soit compétente pour tous les pays, en toute occasion, mais il faudra encore attendre bien longtemps avant d'y parvenir. Il faudra un long cheminement pour que tous les États finissent par signer et ratifier la Convention. Il faudra attendre bien longtemps pour disposer au plan international d'un solide réseau d'institutions judiciaires auxquelles les justiciables ne pourront échapper.
Parallèlement, il restera toujours un certain nombre d'affaires que, pour une question de priorités et de ressources, les tribunaux internationaux ne prendront pas en charge et sur lesquelles ils ne statueront pas.
Le Traité de Rome part du principe qu'il y a une hiérarchie et que justice doit d'abord être faite au niveau national. Ce n'est que lorsqu'il est impossible, pour une raison quelconque, de rendre justice au plan national, que la justice internationale intervient. Même si vous nous faites l'honneur de nous donner votre parole et si l'on obtient d'autres garanties que l'article 48 prime par rapport au projet de loi C-35, les affaires visées par cet article ne sont que la pointe de l'iceberg.
Le sénateur Andreychuk: Merci de nous avoir éclairé sur un point que je considère comme étant probablement le plus important de ce projet de loi.
Je sympathise avec votre point de vue. Toutefois, en l'absence de ce projet de loi et si l'on se contentait d'appliquer l'immunité diplomatique comme elle l'a traditionnellement toujours été, auriez-vous les mêmes inquiétudes concernant l'application de l'article 48? Avons-nous causé le problème en instituant ces nouveaux tribunaux? Nous avons toujours assumé le risque qu'entraîne l'immunité diplomatique des dirigeants de cette sorte qu'on nous envoie comme ambassadeurs lorsque la situation se complique dans leur propre pays. Nous sommes cependant placés devant une situation nouvelle et nous devons y faire face.
Aux termes de l'immunité diplomatique qui s'applique aux missions et autres délégations de ce type, il y a toute une tradition et une pratique politique qui nous guide lorsqu'on doit déterminer qui va être nommé, comment les représentants vont résider dans le pays, quel sera leur comportement, et cetera. Dans le cadre de ces réunions informelles, n'importe qui peut être délégué à la conférence, mais je ne crois pas que les représentants fassent preuve alors de la même responsabilité vis-à-vis de l'immunité diplomatique que ne le ferait naturellement un diplomate de carrière. Est-ce que cela vous préoccupe?
M. Matas: Ce projet de loi ne modifie pas la loi qui s'applique aux diplomates postés en permanence. Les dispositions restent les mêmes. Il modifie la législation qui s'applique à ces conférences. Il est jusqu'à un certain point plus facile de régler la question des diplomates postés chez nous en permanence parce qu'il y a cette notion de persona non grata. Il suffit de dire au diplomate qu'on ne veut plus de lui, et il a 10 jours pour quitter le pays. Cette disposition n'a bien sûr aucune utilité dans le cadre d'une conférence étant donné que les conférences durent normalement moins de 10 jours. Par conséquent, le régime de persona non grata ne s'applique pas aux conférences.
Le problème que pose l'article 48 existerait en l'absence de ce projet de loi, mais il serait moindre. Nous multiplions les difficultés en élargissant la portée de l'immunité. Il serait nécessaire de régler la question de l'article 48 et, doit-on ajouter, de l'immunité en général, même en l'absence du projet de loi C-35, mais la loi qui est proposée nous donne l'occasion de régler le problème et nous offre un cadre d'action.
J'aimerais insister sur ce que vient de dire M. Neve, qui me paraît important. On se trompe de cible lorsqu'on met l'accent sur l'article 48 parce que la loi nous fait obligation de traduire en justice ces criminels internationaux. La principale obligation incombe aux États et à leurs réseaux de justice pénale. C'est un système axé sur la complémentarité. La cour n'est là que pour se substituer aux États qui ne font rien ou qui ne le font que dans les affaires les plus médiatisées, mais le rôle principal appartient aux États et à leurs tribunaux et non pas à la Cour internationale de La Haye. Si nous décidons de ne rien faire en attendant que la Cour de La Haye fasse quelque chose, nous remettons en cause toute l'orientation et les fondements mêmes du traité et nous nous désintéressons de nos responsabilités en faveur des droits de la personne.
Le sénateur Andreychuk: C'est en partie ce que j'essayais de vous faire comprendre, en l'occurrence qu'il y a un problème plus large que nous ne réglons pas. Mettre au clair la question relative à l'article 48 ne nous aide pas beaucoup, même si c'est un début.
Que proposez-vous que nous fassions au sujet du projet de loi?
M. Matas: Nous avons effectivement fait une proposition précise sous la forme d'un amendement rédigé par écrit. Bien évidemment, il y a certaines formes d'immunité qui ne nous intéressent pas.
Le sénateur Andreychuk: Si l'on vous donne satisfaction, est-ce que ça couvrirait au minimum les organisations ne relevant pas d'un traité tout autant que les autres?
M. Matas: Oui.
Le sénateur Andreychuk: Vous accepteriez alors l'application de la notion de persona non grata au monde diplomatique.
M. Matas: Oui.
Le sénateur Andreychuk: Nous continuons alors à nous décharger du problème.
M. Matas: Une fois que l'on a retiré de cette manière l'immunité diplomatique, les responsables sont passibles de poursuites pénales et civiles en raison de leurs actes. La responsabilité effective découle d'autres textes comme le Code criminel, les lois sur la responsabilité délictuelle ou la common law.
L'inconvénient de la loi actuelle, c'est qu'elle confère une immunité au titre des lois pénales et civiles ordinaires du Canada lorsqu'on a commis ces terribles crimes, ce qui ne devrait pas être le cas.
Le sénateur Grafstein: Je vais souligner une question qui me préoccupe étant donné qu'il semble que votre mémoire s'appuie sur des principes contradictoires.
Le gouvernement ne cherche-t-il pas à se conformer à la Convention des États-Unis sur les privilèges et les immunités? Je vous comprends lorsque vous nous dites que depuis la Convention de Vienne le droit international a évolué par l'intermédiaire du Traité de Rome — dont nous sommes les proposants et les signataires — qui applique des normes différentes aux individus en fonction du droit international. Je vois que vous faites un signe d'assentiment.
La Convention des États-Unis sur les privilèges et les immunités est antérieure au Traité de Rome. Indépendamment du Traité de Rome, en quoi la proposition du gouvernement est-elle différente?
Je n'ai pas eu la chance de lire le texte de la convention, mais je sais que se réunissent aux Nations Unies des personnes qui n'apparaissent pas très fréquentables. Ce genre de réunions se tient régulièrement. Ces personnes ont droit à l'immunité en vertu de la Charte et de la Convention de l'ONU.
En quoi la proposition du gouvernement qui s'applique pour l'instant aux conférences internationales — en laissant de côté les ONG — est-elle différente?
M. Matas: Il s'agit là de la convention des Nations Unies. Nous parlons de rencontres autres que celles des Nations Unies.
On peut accorder l'immunité dans telle instance pour se conformer à ce qui se fait dans l'autre. On peut aller jusqu'au bout de cette logique. Pour s'y conformer, il faut conférer l'immunité à tout le monde sur tous les points. C'est la logique de l'immunité.
Il ne faut pas considérer l'immunité comme un principe; c'est une exception à un principe. Nous nous situons dans le cadre du droit international, et le principe fondamental du droit international, comme celui du droit interne, c'est l'application de la loi. L'immunité est l'exception à l'application de la loi.
Le sénateur Grafstein: Ce n'est pas la question que je pose. Je comprends bien que l'on doit appliquer le droit interne d'une manière différente de celui des Nations Unies.
Pour l'instant, tout simplement sur le plan des principes, les critères que cherche à appliquer le gouvernement canadien dans notre pays sont les mêmes que ceux qu'applique l'organisation des Nations Unies dans le cadre de ses rencontres et de ses conférences internationales. Est-ce que j'ai raison ou pas?
M. Matas: Je dirais que l'immunité n'est pas la norme, c'est l'exception à la norme. En tant que mesure dérogatoire, elle doit être aussi limitée que possible. Le gouvernement s'efforce d'en étendre l'application.
Le sénateur Grafstein: Ce n'est pas ce que je vous demande. Ma question est la suivante: Est-ce bien ce que fait l'ONU?
M. Matas: Est-ce que l'ONU confère une immunité?
Le sénateur Grafstein: Oui.
M. Matas: Oui, l'ONU confère une immunité.
Le sénateur Grafstein: Est-ce qu'elle confère une immunité à toutes les catégories d'organisations internationales qui participent à ses réunions?
M. Matas: Dans son cadre uniquement, pas pour les autres. Elle ne confère aucune immunité, par exemple, dans le cadre de la prochaine réunion du G8 de Kananaskis.
Le sénateur Grafstein: Qu'entendez-vous par «dans son propre cadre»?
M. Matas: L'ONU est une organisation qui organise ses propres rencontres. Il y a cependant bien d'autres organisations internationales qui ont leurs propres réunions, et la convention de l'ONU ne s'y applique pas.
Le sénateur Grafstein: Laissez-moi aborder maintenant un autre principe.
Êtes-vous contre les dispositions conférant une immunité aux ONG?
M. Matas: Pour les organisations intergouvernementales et non pas pour celles qui sont non gouvernementales.
Le sénateur Grafstein: Quelle est la norme légale adoptée par la Grande-Bretagne, la Nouvelle-Zélande et l'Australie, nos partenaires du Commonwealth qui sont, à notre avis, proches du Canada quant à l'application des normes et des principes internationaux?
M. Matas: Je ne suis pas sûr de pouvoir répondre à cette question. Je vous ferai parvenir une lettre à cet effet.
[Français]
Le sénateur Bolduc: Vous proposez d'empêcher le Gouverneur général d'accorder des autorisations à des personnes qui auraient commis des actes inacceptables. Dans ce projet de loi, est-ce que l'attitude du gouvernement n'est pas plutôt de dire: «c'est ce qu'on va mettre en pratique»?
[Traduction]
Au lieu de mettre la chose par écrit, nous obligeons nos agents à faire appliquer cette interdiction dans chaque dossier individuel. Nous voulons nous assurer qu'il n'y ait pas de meurtrier qui entre dans notre pays. N'est-ce pas ce que se propose de faire le gouvernement?
M. Neve: Je pense que nous sommes tous d'accord pour dire que dans le pire des cas ce serait la moins mauvaise solution. Il est bien évident que l'adoption de ce projet de loi, avec la garantie qu'il n'y aurait pas d'application dans la pratique, serait le moindre des maux.
Toutefois, il est évident que cela ne nous satisfait pas pour deux grandes raisons. Tout d'abord, les gouvernements ne sont pas éternels. En fixant le principe dans le droit, on s'assure que la même méthode sera appliquée en permanence. En second lieu, il est important de souligner que même si c'est l'application de cette mesure dans le cadre canadien qui nous préoccupe, il s'agit là d'un problème international. Les mesures prises par le Canada dans ce domaine, lorsqu'il s'agit de l'immunité et de l'impunité, sont suivies de près dans le monde. Nous sommes considérés comme un chef de file dans le domaine. Nous sommes l'un des premiers pays à avoir signé le traité de la Cour pénale internationale. D'autres pays s'en remettent à nous dans ce domaine. Par conséquent, nous devons viser l'excellence.
Le sénateur Bolduc: Votre proposition améliorerait notre droit?
M. Neve: C'est indéniable.
[Français]
Le sénateur Corbin: Je comprends que les témoins ce soir ont délibérément attiré notre attention sur un aspect de ce projet de loi qui les préoccupe traditionnellement. Cependant, j'aimerais vous poser une question concernant l'article du projet de loi qui traite de la sécurité aux conférences intergouvernementales.
Est-ce que votre organisme participe parfois à des démonstrations à l'occasion de réunions internationales? Est-ce que vous seriez tentés de participer à des démonstrations où il y aurait le type de personnes dont vous nous avez parlé plus tôt ce soir? Évidemment, vous le feriez dans votre droit et non pas votre privilège de vouloir protester librement dans une société démocratique. Est-ce qu'il y a dans cet article de la loi des paroles ou des mesures qui vous préoccupent, eu égard à votre droit de protester pacifiquement à l'occasion de rencontres internationales?
[Traduction]
M. Neve: Nous avons mis l'accent sur les articles traitant de l'immunité, mais l'article qui a trait à la sécurité des conférences intergouvernementales n'a pas manqué d'attirer notre attention. Notre organisation ne fait pas de manifestations. Elle émet des revendications en dehors de toute violence. Jamais nous n'inciterons ni n'autoriserons nos membres à s'engager dans des manifestations violentes et nous dénonçons, critiquons et condamnons les actes de violence commis par d'autres dans toute manifestation.
Parallèlement, nous avons, au fil des années, en liaison avec un certain nombre de manifestations associées à des conférences de ce type, présenté des recommandations au gouvernement, aux forces policières et aux organismes chargés de la sécurité en insistant sur l'importance de recourir, face aux manifestations qui ont lieu lors de ces conférences, à des mesures policières qui respectent pleinement les normes internationales en matière de droits de la personne et qui protègent suffisamment le droit de manifester en dehors de toute violence. Il faut aussi, dans ce cadre, que l'on protège les manifestants pacifiques contre ceux qui ne le sont pas, parce que cette préoccupation existe elle aussi, et que l'on s'assure par ailleurs que le droit de protester des manifestants pacifiques ne soit pas indûment brimé par les forces policières.
Cet article en particulier confère de toute évidence une large latitude à la GRC, qui peut«prendre les mesures qui s'imposent, notamment en contrôlant, en limitant ou en interdisant l'accès à une zone dans la mesure et selon les modalités raisonnables dans les circonstances.»
Nous surveillerons de près l'application de cette disposition aux conférences internationales qui se tiendront au Canada. Si j'avais une recommandation à faire, je dirais qu'il conviendrait de formuler cette disposition de manière à préciser clairement qu'il va de soi que ce qui est raisonnable dans les circonstances englobe les normes internationales applicables en matière de droit de la personne.
Selon les normes internationales appliquées en matière de droits de la personne, il s'agit de chercher à concilier les droits et la sécurité de chacun avec la liberté d'expression et d'association. Le cadre juridique existe. Si l'on s'y référait précisément dans ces dispositions du paragraphe 10.1(2), le projet de loi en serait largement amélioré, à mon avis.
Le sénateur De Bané: Ces dernières années, le Canada a accueilli un certain nombre de conférences internationales importantes. Je pense à celles de Moncton, de Québec et de Vancouver.
Il est bien possible que les chefs d'État ou de gouvernement ayant assisté à l'une de ces conférences, ou à plusieurs d'entre elles, aient commis un certain nombre des crimes que vous mentionnez dans votre disposition dérogatoire. Si nous devions suivre votre recommandation, ne pensez-vous pas que le Canada n'aurait pas pu organiser les sommets de Moncton, de Québec et de Vancouver? Soyons bien francs à ce sujet.
M. Matas: Vous me demandez de faire des hypothèses. Mon hypothèse, c'est que nous aurions pu les organiser.
Le sénateur De Bané: Je vous parle d'un dirigeant qui est mort aujourd'hui. Kabila avait commis ce genre de crimes et il était à Moncton.
M. Matas: Je n'ai pas pour rôle ici de dénoncer les coupables. Bien entendu, voilà des années que nous sommes préoccupés par ce qui se passe au Congo. Amnistie internationale ne mentionne pas par leurs noms les auteurs des crimes, mais la situation du Congo n'a pas manqué de nous préoccuper. Il se peut très bien que nous n'ayons pas conféré une immunité à tout le monde et que certaines personnes n'aient pas pu entrer sur notre territoire. C'est bien possible.
Cela n'aurait pas empêché la tenue de ces conférences. Nous n'aurions pas dit que ces conférences ne pouvaient pas avoir lieu. Certaines personnes ne seraient pas venues. C'est tout.
M. Neve: Je vous ramène à la situation générale du monde. Ce n'est pas une recommandation que nous adressons uniquement au gouvernement canadien et qui s'applique uniquement à notre droit. C'est une façon d'aborder les conférences internationales, d'aborder la question de l'immunité que nous voulons faire adopter par les gouvernements du monde entier. Même si, théoriquement, Kabila ou tout autre responsable, avait suffisamment d'influence pour déclarer: «Si le Canada ne me permet pas d'assister à cette conférence, cette conférence devra se tenir ailleurs», toute la campagne vise à faire en sorte que l'on se retrouve dans un monde où il est impossible de tenir cette conférence, quel que soit l'endroit. Il faut bien faire comprendre que l'on ne peut se cacher nulle part et que la justice aura le dernier mot.
Le président: La conséquence pourrait bien être que les pourparlers qui pourraient en fait permettre de résoudre certains conflits internationaux ne pourraient avoir lieu parce que certaines personnes seraient dans l'impossibilité d'assister aux conférences. Même si vous n'aimez pas certains responsables avec lesquels il vous faut traiter, il est possible qu'en parlant avec eux on épargne la vie des populations.
M. Neve: Nous répondons à ceux-là qu'il faudrait procéder de manière très restrictive. Il conviendrait probablement d'agir sous les auspices des Nations Unies afin d'envisager l'adoption de mesures ou d'un traité spécial autorisant effectivement, dans des circonstances très limitées et soumises à une réglementation stricte, des personnes de cette nature à prendre part à certaines conférences.
Toutefois, comme nous l'avons souligné ici, cette façon de procéder institue une «entrée libre», quelle que soit la conférence, que l'on ait affaire à une organisation relevant d'un traité ou à une association informelle regroupant deux ou trois gouvernements qui décident de se réunir une fois tous les deux ans pour parler de football. C'est cette façon de procéder qui est visée par cet article.
Nous reconnaissons qu'il faudra parfois entamer de sérieux pourparlers avec des personnes au sujet desquelles nous faisons de grosses réserves. Il faut que ce soit dans des circonstances particulièrement limitées.
M. Matas: Nous ne tolérerions pas que l'on fasse du Canada un paradis fiscal ou une plaque tournante pour le blanchissage d'argent. Nous avons cherché à éliminer ces refuges dans le monde entier. Il m'apparaît bien étrange que l'on se refuse à servir d'abri fiscal tout en accueillant des personnes qui ont commis des crimes bien plus graves.
Le président: Vous avez bien fait valoir vos arguments et je vous remercie, au nom du comité, d'avoir pris le temps de venir nous voir.
J'aimerais maintenant passer au point suivant de l'ordre du jour, soit l'examen du projet de loi.
Les honorables sénateurs sont-ils d'accord pour que le comité passe à l'examen article par article du projet de loi C- 35?
Des voix: D'accord.
Le président: Sommes-nous d'accord pour suspendre l'adoption du titre?
Des voix: D'accord.
Le président: L'article 1 est-il adopté?
Des voix: D'accord.
Le président: L'article 2 est-il adopté?
Des voix: D'accord.
Le président: L'article 3 est-il adopté?
Des voix: D'accord.
Le président: L'article 4 est-il adopté?
Des voix: D'accord.
Le président: L'article 5 est-il adopté?
Le sénateur Andreychuk: Si le sénateur Murray était ici, il nous dirait: «Je commence à comprendre de quel côté le vent souffle.»Je sais compter. Nous sommes complètement écrasés par la majorité, aussi bien au Sénat qu'au sein de ce comité.
Je suis bien persuadé que ce projet de loi comporte des lacunes. On en a mentionné deux. La première porte sur l'autorité responsable de la délimitation des périmètres de sécurité; toutefois, la plus importante d'entre elles a été signalée par le témoignage très pertinent d'Amnistie internationale. Le Canada est un chef de file dans le monde et j'irais certainement dans le même sens que cette organisation en disant qu'il ne suffit pas de faire implicitement allusion à certaines dispositions. Nous devons clairement préciser que nous ne voulons pas inviter ou accueillir sur le territoire canadien, en l'exonérant de poursuites ou en évitant d'appliquer des règles que nous nous efforçons d'établir au plan international, toute personne accusée de crimes comme le terrorisme, la torture, les crimes contre l'humanité, le génocide, et cetera.
Je ne veux pas m'appesantir plus longtemps sur la question. J'aimerais savoir si dans cette salle il y a des gens qui sont prêts à accepter des amendements sur la question. Nous pourrions peut-être en discuter. S'il n'y a personne pour le faire, nous pourrons poursuivre l'adoption des articles de ce projet de loi, à la majorité. Toutefois, je tiens tout d'abord à donner à mes collègues d'en face la possibilité de réfléchir comme moi à la question et d'ajouter éventuellement un amendement ou deux.
Le sénateur Austin: Je vais répondre à votre argument, sénateur Andreychuk, en vous disant ceci: je crois que je comprends bien l'ensemble des principes juridiques que veulent instituer au plan international les témoins d'Amnistie internationale, et j'y suis extrêmement favorable. Nous sommes cependant loin d'en être là dans le monde d'aujourd'hui. Nous nous avançons progressivement dans cette voie. Parallèlement, nous devons à mon avis jouer un rôle dans la phase de transition à laquelle on assiste dans les relations internationales.
Est-ce que l'on va considérer qu'il est dans l'intérêt national d'autoriser la population de notre pays à intenter des poursuites judiciaires contre des visiteurs qui viennent chez nous assister à des conférences jugées dans l'intérêt national par le gouvernement du Canada? On pourrait se demander, par exemple, ce qui pourrait bien inciter un gouvernement à ne pas vouloir d'une conférence de Dayton. C'est un excellent exemple puisqu'il en est résulté la création de la Bosnie Herzegovine. Veut-on se retrouver dans une situation qui empêche M. Arafat de venir au Canada dans le cadre d'une réunion internationale, ou encore le premier ministre d'Israël, M. Sharon?
Il est possible que ce genre d'occasions ne se présente pas au Canada, mais le régime que cherche à mettre en place notre gouvernement autorise le Canada à apprécier la situation au coup par coup, selon les personnes et les événements, et d'assumer une responsabilité politique dans les différents cas.
Je considère que ce projet de loi répond aux intérêts du Canada à ce stade de l'évolution du droit international.
Le président: Je pense que le mieux est encore de procéder comme l'a indiqué le sénateur Andreychuk, à la majorité. Est-ce que je me trompe?
Le sénateur Andreychuk: Ma position ne rencontre pas l'assentiment du comité.
Le sénateur Grafstein: Le sénateur Andreychuk soulève une question importante. J'aimerais y répondre rapidement. Lorsque j'ai consulté pour la première fois le projet de loi — et je viens de feuilleter aujourd'hui le mémoire d'Amnistie — ma première réaction a été de l'appuyer. Toutefois, si l'on prend des événements précis, il y en a deux qui viennent immédiatement à l'esprit: ce qui s'est passé à Québec et ce qui s'est passé à Vancouver. À mon avis, ce qui s'est passé était regrettable en ce sens que nous n'avons pas réussi à mettre en oeuvre les objectifs fixés par Amnistie internationale, soit l'organisation d'une manifestation non violente.
Je me souviens très bien d'une manifestation qui a eu lieu à Toronto lors de la venue du premier ministre russe Kosygin, qui pensait qu'on allait le recevoir amicalement et en y mettant les formes. Pour la première fois de sa vie, il a été accueilli par des milliers de manifestants non violents, agissant dans le cadre de la loi. Oui, ils ont fait beaucoup de bruit et n'ont pas manqué de se faire entendre; toutefois, si vous considérez ce qui s'est passé par la suite, il est clair que cette rencontre qui a eu lieu en toute légalité entre les manifestants et un chef d'État de triste réputation a eu des répercussions. Notre grande préoccupation à tous, c'était d'organiser des rencontres internationales à Québec comme à Vancouver. Nous avons accueilli certains dirigeants asiatiques qui répriment les manifestations dans leurs propres pays et nous n'avons pas réussi à mettre en oeuvre l'objectif d'Amnistie internationale, qui est de manifester pleinement et en toute légalité. Cet objectif n'a pas été atteint. L'un dans l'autre, j'imagine qu'il appartient au gouvernement de chercher à organiser des rencontres internationales pour que ces chefs d'État qui ont beaucoup de choses à se reprocher et qui sont nombreux à avoir commis des crimes horribles, puissent venir se frotter ici au processus démocratique.
Je vous comprends bien, mais j'appuie la mesure du gouvernement.
Le président: Je dois avouer que je suis enclin à aller dans le sens des sénateurs Grafstein et Austin. Je peux imaginer bon nombre de réunions où l'on rencontre des gens que l'on n'aime pas nécessairement, mais qui ont permis finalement d'épargner des vies humaines. Des accords ont pu être passés.
Il s'agit ici de gens qui viennent assister à des conférences internationales et non pas de personnes qui émigrent au Canada ou qui vont rester chez nous au-delà de la période précisée par le gouvernement pour la tenue d'une conférence donnée.
Le sénateur Andreychuk: Ma première opinion au sujet de ce comité était la bonne.
Le président: Sénateur Andreychuk, je pars du principe que les articles que nous venons d'examiner ont été adoptés à la majorité.
Honorables sénateurs, doit-on adopter l'article 5 à la majorité?
Des voix: D'accord.
Le président: L'article 6 est-il adopté, à la majorité?
Des voix: D'accord.
Le président: L'article 7 est-il adopté, à la majorité?
Des voix: D'accord.
Le président: L'article 8 est-il adopté?
Des voix: D'accord.
Le président: L'article 9 est-il adopté?
Des voix: D'accord.
Le président: L'article 10 est-il adopté?
Des voix: D'accord.
Le président: L'annexe est-elle adoptée?
Des voix: D'accord.
Le président: Le titre est-il adopté?
Des voix: D'accord.
Le président: Le projet de loi est-il adopté?
Des voix: À la majorité.
Le président: Puis-je faire rapport du projet de loi au Sénat?
Des voix: D'accord.
Le sénateur Austin: En ma qualité de président du Comité du Règlement, j'aimerais aborder un autre point. Le sénateur Andreychuk, qui est vice-présidente de ce comité, est ici présente.
Lors de la séance d'aujourd'hui du Comité du Règlement, certains sénateurs ont fait état d'une omission historique dans le mandat de cette commission. Il fait état des affaires internationales et des relations du Commonwealth, mais on n'y mentionne aucunement les relations avec la Francophonie. Cela vient probablement du fait que ce mandat a été élaboré avant que la Francophonie ne soit organisée.
Les sénateurs francophones et tous les membres du comité ont donc proposé que je fasse état du souhait du Comité des affaires étrangères de faire en sorte que le Comité du Règlement fasse rapport en prévoyant un ajout à son mandat, en l'occurrence en faisant référence à la Francophonie.
Je dois dire qu'elle est prise en compte, de toute façon, mais pour qu'elle soit placée sur le même plan que le Commonwealth, l'organisation qui lui fait pendant, les honorables sénateurs ont pensé que puisque nous présentons en ce moment des recommandations, notamment en modifiant le nom de notre comité, qui va s'intituler Comité des affaires étrangères et du commerce international, en référence à l'appellation du ministère, nous pourrions rajouter la mention s'appliquant à la francophonie.
Le sénateur Andreychuk: À titre de complément, on a proposé que le Comité du Règlement rajoute la Francophonie. J'ai proposé que l'on en fasse part à ce comité en précisant que le mandat des comités ne doit pas être modifié par le Comité du Règlement ou par tout autre comité sans que l'on ait au moins consulté les comités concernés, si ce n'est même en les faisant pleinement participer à l'opération. J'ai pensé que ce serait un mauvais précédent pour notre comité et pour tous les autres. Nous avons donc convenu de soulever cette question ici, ce qu'a fait le sénateur Austin.
[Français]
Le sénateur Losier-Cool : Je suis très heureuse que le Comité du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement ait adopté cette mesure. Il faut se rappeler que cette intervention, si on peut l'appeler ainsi, est une intervention en Chambre faite par le sénateur Gauthier où il demandait une référence à ce comité. Le comité a recommandé que l'on passe par ses membres. Alors c'est le Commonwealth et la Francophonie, «and not the francophone communities», c'est la Francophonie.
Le président: Je vous remercie.
[Traduction]
Le sénateur Grafstein: Excusez-moi. Je n'étais pas aujourd'hui au Comité du Règlement; j'étais à une autre réunion internationale. En procédant ainsi, ne donne-t-on pas en fait la priorité au Commonwealth et à la Francophonie par rapport à d'autres organisations internationales au sein desquelles nous participons tout aussi activement?
Le président: Sénateur Grafstein, j'ai posé moi-même la question lorsqu'elle a été évoquée il y a quelque temps avec le sénateur Gauthier. Le Commonwealth a toujours fait partie de notre mandat. Je ne m'en étais pas rendu compte moi-même parce que c'est quelque chose qui ne vient jamais à l'esprit. Le pendant est celui de la francophonie, et nous comptons des sénateurs qui s'intéressent de près à la Francophonie. Je pense que cela facilite effectivement dans certains domaines la tâche de la présidence.
Le sénateur Grafstein: Le président du Comité du Règlement m'a fait remarquer que le terme «étranger» précède celui de Commonwealth dans le mandat de notre comité, de sorte que je n'ai absolument aucune objection étant donné que cela confère un certain équilibre.
Le sénateur Andreychuk: Chaque session, il convient de toute façon que les comités revoient leurs mandats pour s'assurer qu'ils sont à jour. Nous devons le faire pour des raisons d'équilibre, parce que c'est ce qui s'impose. Nous l'aurions fait plus tôt si nous l'avions su.
Si nous avons d'autres observations à faire concernant l'importance que nous accordons à certaines questions dans le mandat de notre comité, je considère qu'il nous faut les examiner à mesure et revoir notre mandat comme nous jugeons bon de le faire au moment considéré. Il s'agit ici d'ajouter la Francophonie au Commonwealth, sans faire d'exclusive.
Le sénateur Austin: Je suis tout à fait d'accord avec le sénateur Andreychuk pour dire que les comités doivent être consultés en ce qui a trait à leur mandat. Je tiens à ajouter que ce changement n'entraîne aucune modification du mandat des autres comités.
Le président: Je vous remercie. C'est important. Il y a accord unanime au sein du comité.
Sur la question évoquée rapidement par le sénateur Austin, nous espérons pouvoir ajouter«commerce international»à notre titre, ce qui relève de toute façon de notre responsabilité. Cela entraîne moins de confusion. Les questions qui portent sur le commerce intérieur sont confiées au Comité sénatorial permanent des banques et du commerce; celles qui ont trait au commerce extérieur seront confiées, si la modification de notre intitulé est entérinée, au Comité des affaires étrangères et du commerce international.
La séance est levée.