Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule 3 - Témoignages du 21 mars 2001
OTTAWA, le mercredi 21 mars 2001
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi S-4, Loi no 1 visant à harmoniser le droit fédéral avec le droit civil de la province de Québec et modifiant certaines lois pour que chaque version linguistique tienne compte du droit civil et de la common law, se réunit aujourd'hui à 15 h 55 pour étudier le projet de loi.
Le sénateur Lorna Milne (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente: Chers collègues, nous accueillons aujourd'hui deux témoins, M. Michael Behiels et M. Nemni.
Je dois quitter la réunion, et je m'en excuse. À mon départ, le sénateur Beaudoin assumera la présidence. Cependant, il devra lui-même partir peu après 16 h. À ce moment, j'aimerais que le comité accepte que la présidence soit confiée au sénateur Moore. Est-ce d'accord?
Des voix: D'accord.
La présidente: Je cède maintenant la parole aux témoins, que j'invite à intervenir dans l'ordre qui leur convient. Je cède maintenant la présidence au sénateur Beaudoin.
Le sénateur Gerald-A. Beaudoin (vice-président) occupe le fauteuil.
[Français]
M. Max Nemni, Ph.D., professeur, département d'histoire, Université Laval: Monsieur le vice-président, je suis honoré d'avoir été invité à dire ces quelques mots. Je voudrais me présenter très brièvement. Je ne suis ni avocat ni spécialiste en droit constitutionnel, mais professeur de philosophie politique et de politique canadienne à l'Université Laval. Mes champs d'intérêts récents ont été l'étude du libéralisme et l'utilisation du nationalisme à des fins politiques.
J'ai quelques commentaires à faire concernant ce projet de loi, notamment, le préambule et un des attendus du préambule. Tout d'abord, l'idée de l'harmonisation me semble excellente et ce, pas seulement sur le plan technique. J'ai lu les commentaires des sénateurs Beaudoin, De Bané, Joyal et d'autres. Ils m'ont semblé, à cet égard, très éloquents.
Je veux souligner l'aspect très positif de la réforme au plan de l'unité canadienne et du caractère unique, je dirais même remarquable, de notre pays. Nous avons dans ce pays les deux systèmes juridiques les plus importants au monde. Il y a là matière à fierté. Les deux systèmes fonctionnent très bien en dépit des vélléités séparatistes de quelques groupes québécois et, depuis peu, de quelques groupes de l'Alberta; l'harmonie règne. Il me semble que la reconnaissance de ce caractère très unique et très positif du Canada renforcerait la fierté des Canadiens et accroîtrait l'admiration qu'ont envers le Canada tant de citoyens d'autres pays partout à travers le monde.
L'un des amendements proposé veut reconnaître le caractère unique du Canada dans cette perspective; il me semble tout à fait heureux.
Je voudrais aussi dire quelques mots sur le préambule de ce projet de loi et, notamment, sur le deuxième attendu.
Ce deuxième attendu se lit comme suit:
-
que la tradition de droit civil de la province de Québec, qui trouve sa principale expression dans le Code civil du Québec, témoigne du caractère unique de la société québécoise;
J'ai trois commentaires à cet égard: premièrement, une sorte d'oubli de la nature fédérale du Canada et un poids excessif que l'on donne à des dimensions politiques et idéologiques me semble ne pas appartenir à un texte constitutionnel. Encore une fois, veuillez noter que je ne suis pas un spécialiste de la Constitution .
D'une part, on parle de la province de Québec et ensuite, du caractère unique de la société québécoise. D'autre part, la province de Québec se réfère à une entité précise sur le plan constitutionnel et politique, nous savons de quoi nous parlons.
L'autre société québécoise se réfère à une entité qui n'a aucun statut constitutionnel. Par contre, c'est une expression, parmi d'autres, du même genre, qui a été un enjeu politique diversement utilisé dans divers événements et dans diverses situations politiques de divers ordres, à divers moments de notre histoire.
Il me semble évident que l'on peut, de ce fait, donner à cette expression diverses exceptions. On ne peut pas savoir ce que l'expression société québécoise veut dire car elle a été utilisée à tant de sauces différentes. Il ne me semble pas correct de rédiger ainsi une loi. Il faudrait que nous sachions de quoi nous parlons. Lorsque nous parlons de la province de Québec, nous savons de quoi nous parlons. Lorsque nous parlons de la société québécoise, nous ne savons pas de quoi nous parlons.
Le Canada est une fédération. Les lois fédérales, surtout celles qui se réfèrent à la structure institutionnelle du pays, doivent utiliser des catégories propres à notre régime constitutionnel. Le Québec est une province. Il faut l'appeler par son nom et nommer sa qualité.
Deuxièmement, nous avons parlé de l'utilisation dunationalisme à des fins politiques. Comme je viens de le noter, l'attendu contient deux parties. Une première se rapporte à la province de Québec et une deuxième à ce qu'on appele la société québécoise. Sommes-nous en train de dire la même chose lorsque nous utilisons les termes de société québécoise" et de province de Québec? Sommes-nous en train de nous répéter? Je ne le pense pas. Je pense que nous sommes en train de faire deux choses à la fois. Il n'y a pas de tendance, il y a chevauchement de deuxprojets, l'un constitutionnel, l'autre politique et idéologique. L'harmonisation des deux systèmes juridiques, si on veut le faire convenablement - je suis sûr que c'est votre intention - exige que l'on se réfère aux entités constitutionnelles existantes, d'où la nécessité impérative de la référence à la province de Québec: c'est l'entité constitutionnelle que nous connaissons.
Subrepticement dans cet attendu s'est glissé un deuxième projet qui n'est pas constitutionnel, mais politique et idéologique. Son objectif vise à reconnaître un projet politique en fonction d'une perspective politique particulière que nous pourrions identifier comme étant celle du Parti libéral du Canada au lendemain de la mince victoire du NON au référendum sécessionniste tenu au Québec en octobre 1995. Ce projet politique a voulu reconnaître quelque chose qu'on a appelé la société distingue. C'est un projet politique, une expression politique qui reflète une réalité politique d'un certain type.
À mon avis, ce projet politique n'a pas sa place dans ce projet de loi pour deux raisons. Premièrement, une loi ne devrait pas avoir un objet autre que celui qu'elle vise, dans ce cas-ci, l'harmonisation des deux systèmes juridiques. On devrait éviter d'introduire subrepticement les préférences de tel ou tel acteur politique. Autrement, on ne sait plus de quoi on parle. En plus, les législateurs, les représentants du peuple se répartissent la responsabilité que leur a confiée leurs commettants. Lorsque vous vos termes sont flous, d'autres que vous vont décider de la signification des mots «société québécoise» et non nos représentants.
Ce genre de choses ne doit pas être fait pour une deuxième raison: on ne doit pas inscrire un projet politique dans un projet de loi. La reconnaissance de l'identité d'une collectivité - c'est de cela qu'il s'agit - est une poursuite vaine pour de nombreuses raisons dont certaines ont été mentionnées très pertinemment par le sénateur Joyal et par d'autres. Je veux ajouter deux éléments.
L'identité d'un groupe, quel qu'il soit, est multiple et variable. Prenons l'exemple du Québec.
Le Québec inclut des francophones, des anglophones, des émigrants d'origines multiples et des peuples autochtones. Le Québec inclut des catholiques, des protestants, des musulmans, des athés. Le Québec inclut des illettrés et des personnes hautement scolarisées, des sportifs et des sédentaires, et cetera.
L'identité est aussi un facteur variable. Il y a 50 ans au Québec, on aurait défini le Québécois francophone par sa langue, sa religion et ses liens à la terre. Depuis les choses se sont accélérées, surtout depuis la révolution dite tranquille. Le nous québécoisa pris toutes sortes de visages; souveraineté-association,souveraineté-partenariat, société distincte, société unique, peuple, nation. On a essayé toutes sortes d'étiquettes politiques et nonpas constitutionnelles, pour reconnaître une identitéextraordinairement fluide. J'aimerais illustrer la fluidité, la variabilité de la reconnaissance de l'identité, en vous rappelant que les textes adoptés ici, que nous avions sous les yeux, en 1995, référaient au Québec comme étant une société distincte: c'était ce qu'il fallait faire politiquement et non pas constitutionnellement.
Aujourd'hui, dans le texte que vous avez sous les yeux, ce n'est plus une société distincte, c'est devenu une société unique. Pourquoi? Le Québec est-il devenu autre chose en six ans? De 1995 à 2001, nous ne pouvons plus parler du même groupe? Non, le projet politique a changé. Entre 1995 et 2001 il y a eu, entre autres, la déclaration de Calgary, qui parle de société unique ou du caractère unique du Québec.
Un projet politique fait qu'on appelle les choses de cette façon. Nous oublions, en fait, que nous sommes en train de jouer à un jeu politique qui est déjà vieux. Aujourd'hui, cela ne satisferait aucun politicien québécois, qu'il soit du Parti québécois ou du Parti libéral, que l'on reconnaisse le Québec comme société distincte ou que l'on reconnaisse son caractère unique. Ils exigent aujourd'hui la notion de nation. Comme vous le savez très bien, M. Landry a interpellé M. Charest en lui disant: «Si vous acceptez que le Québec est une nation, comment pouvez-vous accepter que la Constitution ait été rapatriée sans qu'une nation ne consulte la deuxième?» Il a tout à fait raison, bien entendu. C'est un petit peu le jeu des identités qui se changent et se transforment. Donc même cette reconnaissance vient trop tard. Elle ne satisfera personne. Elle va simplement nous mettre sur une pente glissante où il faut courir derrière la nouvelle façon d'identifier pour faire plaisir. Nous ne savons pas trop à qui ou à quoi mais probablement à un jeu politique particulier.
Je vous dirai pourquoi ne pas accepter ce vocabulaire? Pourquoi ne pas parler de nation, puisque c'est ce que certains réclament au Québec? Je pense, bien entendu, que nous devrions résister. À vrai dire, je pense que les identités ne sont pas du ressort des politiciens et de l'État.Un système politique devrait toutsimplement permettre à ses citoyens de se définir comme ils l'entendent et de manifester leur similarité et leur différence comme ils l'entendent. Ce n'est pas à l'État d'intervenir et de définir qui je suis en tant que Québécois et si j'appartiens à une société distincte unique, à un peuple ou à une nation.
L'État ou le gouvernement devrait s'occuper des affaires de l'État. L'harmonisation de ces deux systèmes juridiques me semble être un superbe projet qui ne devrait pas être entaché de cette dimension politique et idéologique.
[Traduction]
M. Michael Behiels, Ph.D., département d'histoire,Université d'Ottawa: Merci de m'avoir invité. Je m'excuse de ne pas avoir de déclaration écrite officielle à vous soumettre.
Quand j'ai appris qu'on tentait d'introduire en sourdine une solution à un problème qui sème la controverse et la division depuis 20, 30 ou 40 ans - c'est-à-dire, dans les faits, tenter une fois de plus d'apaiser les nationalistes québécois et, dans une certaine mesure, les sécessionnistes québécois au moyen d'une formulation qui, comme M. Nemni l'a souligné, change sans arrêt, ce qui nous oblige à trouver de nouvelles formules pour dire la même chose -, je me suis dit que je me devais d'être présent et, une fois de plus, d'exprimer mes préoccupations.
Dans le meilleur des cas, la formulation est malicieuse. Dans le pire des cas, elle peut se révéler dangereuse dans la mesure où elle établit un précédent. Elle s'inspire de l'utilisation d'un libellé qui sert l'intérêt politique de partis politiques donnés à un moment donné. À mon avis, une telle formulation n'a pas sa place dans un projet de loi, dans la mesure où elle a pour effet de politiser un projet de loi qui n'a pas besoin de l'être de cette façon. Dans ce contexte, je vous prie instamment de relire non pas la totalité de l'ouvrage d'introduction que j'ai consacré à l'Accord du lac Meech - vous n'en aurez probablement pas le temps.
Le sénateur Cools: Nous pourrions le trouver.
M. Behiels: L'heureux petit article de Ramsay Cook qui y figure constitue une analyse fondamentale de la question. Je n'ai toujours pas trouvé de meilleure analyse du débat. Cependant, il y en a eu beaucoup. Il a appelé son article Alice in Meechland - notez l'orthographe correcte du mot Meech - or the Concept of Quebec Society as A Distinct Society. Là, il s'intéresse au récit d'Alice au Pays des merveilles - De l'autre côté du miroir - et montre que les mots signifient quelque chose et doivent signifier quelque chose.
Les historiens enseignent toujours à leurs étudiants que les faits ne sont pas neutres. Il n'y a pas de fait neutre. Les mots que nous utilisons à titre d'êtres humains ont tous un sens. Sinon, les mots seraient fort trompeurs. Prétendre que la terminologie à laquelle on a ici affaire est neutre est très trompeur. C'est une attitude malhonnête. On a affaire à une joute politique, qui dure depuis longtemps, sur la question de l'utilisation de la langue.
En fait, il s'agit d'un projet politique, et un gouvernement national ou fédéral n'a ni le droit ni la responsabilité de faire sien le programme politique des partisans de la dissolution du pays. Ce n'est pas là le rôle du gouvernement fédéral. En fait, c'est plutôt le contraire. Le gouvernement fédéral ne doit jamais baisser sa garde. En fait, le gouvernement national doit plutôt mener des projets qui renforcent notre règle commune, et non la règle propre aux diverses composantes de la fédération. C'est leur travail, et elles s'en occupent très bien merci. Le gouvernement fédéral ne doit rien faire qui puisse compromettre cette règle commune.
C'est un ouvrage récent d'un auteur que vous respectez tous, Alan C. Cairns, qui m'en a convaincu. Son livre porte sur la question autochtone, qui entretient des liens parallèles et étroits avec la situation du Québec.
Dans ce livre, intitulé Citizens Plus, que je vous invite tous à lire, il montre très clairement que l'obsession qu'ont manifestée de nombreux acteurs politiques différents du pays au cours des 30 ou 40 dernières années pour affirmer leur règle propre et leur autodétermination par divers moyens - et ce n'est qu'un moyen très petit, mais important - est destructive et improductive. C'est comme un cancer qui s'insinue dans le corps politique et commence à ronger de l'intérieur le sentiment que nous avons d'être Canadiens. Ce n'est pas là le rôle des politiciens fédéraux, des assemblées législatives fédérales, de la Cour suprême fédérale ni du ministre de la Justice fédéral.
Je vous invite tous à lire cet ouvrage parce que Cairns y examine l'expansion des communautés autochtones, qui a reposé sur toutes les formes possibles de règle particulière de même que sur la construction d'une citoyenneté autochtone séparée et distincte de la citoyenneté canadienne. On doit en être conscient.
En discutant avec des collègues des facultés de droit des universités d'Ottawa, de Montréal et de McGill de même qu'avec des collègues du département d'histoire qui s'intéressent à l'évolution du droit au Québec et, en particulier, à l'évolution historique du Code civil, notamment au cours des 50 dernières années, on constate une convergence des plus remarquable. En fait, le droit civil a subi de profondes mutations au moment même où le Québec est passé d'une société fondée sur des groupes, des sociétés, des groupes d'intérêt et des classes sociales définies par la loi à une société reposant sur des droits individuels. En fait, le Code civil a subi des modifications pour faire place à la nouvelle société québécoise moderne et ouverte dont font partie tous les citoyens du Québec. Les changements ont été pour le mieux. Ainsi, il est désormais possible de concevoir une harmonisation des dispositions législatives fédérales avec le Code civil du Québec moderne et la common law du Canada. Il est maintenant facile de le faire. Il y a 50 ans, cela aurait été inconcevable parce que les deux codes, de multiples façons, étaient sans commune mesure. Aujourd'hui, la convergence est remarquable.
Je félicite le Sénat et la Chambre des communes d'avoir choisi de procéder de la sorte, ce qui démontre que, à maints égards, nous sommes en voie de nous réunir sous la bannière d'une citoyenneté commune au sens plus large, ce qui est une bonne chose. Cependant, il n'y a pas de raison d'embrouiller le projet de loi dans cette sorte de programme politique. Cela ne se justifie pas. Je comprends les motivations politiques qui sous-tendent la tentative. Je comprends la résolution de 1995, et je comprends que certains tentent toujours désespérément de faire admettre en douce certains aspects des accords du lac Meech et de Charlottetown. C'est le projet qu'ils poursuivent, mais nous n'avons pas à en être les victimes. Nous avons longtemps travaillé d'arrache-pied pour mettre la question de côté. Le gouvernement a enfin trouvé le courage de faire adopter le projet de loi sur la clarté référendaire. Même si, à mon avis, ce n'était pas suffisant, le texte de loi a beaucoup fait pour stabiliser le climat politique et prévenir pour le moment toute action précipitée de la part du gouvernement du Québec.
J'aurais beaucoup d'autres choses à dire, mais je suis certain que les honorables sénateurs ont de nombreuses questions. Je profiterai de leurs questions pour étayer mes préoccupations.
Le vice-président: Dans la déclaration de Calgary, on lit les mots «caractère unique». Si je le mentionne, c'est parce que c'est un fait historique. Dans la motion de la Chambre des communes et du Sénat, on a utilisé, si je ne m'abuse, l'expression «société distincte». Le Cabinet, les partis des deux Chambres, dans une certaine mesure, tout au moins, et le premier ministre ont donné leur aval. Si je comprends bien, vous dites qu'il s'agit d'un débat politique. On ne saurait le nier. Par ailleurs, les deux Chambres du Parlement ont pris une décision sur l'expression «société distincte», et nous avons également utilisé, jusqu'à un certain point, les mots «caractère unique».
Cela dit, nous allons maintenant entendre les questions des sénateurs.
Le sénateur Pearson: J'ai écouté avec intérêt les deux exposés. Mon point de vue personnel sur la question est relativement différent. Comme j'ai vécu pendant un certain temps dans d'autres pays et que j'ai voyagé en Amérique latine, j'ai le sentiment qu'une tradition axée sur le droit civil débouche bel et bien sur un caractère distinct. Peu importe la place que le droit civil fait à des notions de common law, elles renferment malgré tout certains aspect distinctifs. Pour moi, cela ne fait aucun doute. Les citoyens du Québec sont tous régis par le droit civil, qu'ils francophones, anglophones, handicapés, autochtones, non autochtones ou je ne sais trop quoi. Il en résulte une approche distincte de toutes sortes de questions régies par le droit civil, notamment le mariage, les questions relatives au soutien, les descriptions du rôle des grands-parents que renferme le Code civil du Québec, et ainsi de suite, autant d'éléments qui ne font pas partie de la common law.
Nous nous efforçons d'harmoniser certaines notions issues du Code civil avec des notions de common law. Or, on ne pourra les harmoniser que si on comprend ce qu'elles veulent dire. C'est ce qui motive mon intervention. Le projet de loi ne me pose pas de problème. Je me contente d'exposer un fait. Je n'ai pas vraiment de questions à poser.
M. Nemni: La question n'est pas de savoir si le Québec a ou non un caractère distinct. La question a été tranchée il y a longtemps, soit en 1867.
Le vice-président: Depuis l'Acte de Québec.
M. Nemni: Depuis l'Acte de Québec. Nous savons tous que le Québec a une qualité distincte. La question qui demeure est donc la suivante: comment nommons-nous le Québec? Pour moi, le Québec, c'est la province de Québec. Il s'agit du terme constitutionnel et politique approprié. Dès qu'on commence à débattre du nom qu'il convient de donner au Québec, de la question de savoir si le Québec est un peuple, une nation, une société distincte ou une société unique, nous nous adonnons, me semble-t-il, à une joute politique - et, ajouterais-je, une joute d'où nous sortirons perdants. À ce jeu, on ne peut gagner. Si on qualifie maintenant le Québec de société distincte, les politiciens vont rigoler, comme ils l'ont déjà fait, M. Landry en tête. Ils vont rigoler parce qu'ils ne veulent pas qu'on qualifie le Québec de société distincte ni de société unique. Ils veulent qu'on qualifie le Québec de nation. Pourquoi qualifierait-on le Québec de nation? Si nous ne qualifions pas le Québec de nation, c'est pour une raison très simple. Dans le cadre de l'institution politique canadienne actuelle, nous savons ce qu'est le Québec. Le Québec est une province. C'est simple.
Le sénateur Pearson: Je comprends ce que vous dites, mais ce sont deux questions plutôt différentes.
M. Nemni: C'est vrai, mais elles sont emmêlées dans le débat. Il s'agit d'un projet politique et d'un projet constitutionnel qu'on entremêle de façon malsaine.
Le sénateur Pearson: Je ne suis pas d'accord, mais j'aimerais entendre M. Behiels à ce sujet.
M. Behiels: Je ne vois pas comment on peut comparer l'évolution du droit civil dans d'autres sociétés et l'évolution du droit civil au Canada. Du point de vue des historiens sociaux et des personnes qui, au cours des 20 ou 30 dernières années, ont effectué d'importantes recherches remontant jusqu'à la Nouvelle-France et qui ont suivi l'évolution de la question des débuts jusqu'à aujourd'hui, il ne fait aucun doute que la convergence a été des plus remarquables. Dans de nombreux aspects du Code civil du Québec, on a en fait adopté des aspects de la common law.
On ne doit pas s'en étonner, étant donné la situation géographique du Québec, qui se trouve en Amérique du Nord, et l'évolution économique, sociologique et démographique de la province. L'amalgame était inévitable et se poursuivra. Dans ce cas, tenter de définir le caractère unique du Québec uniquement au moyen du Code civil est peut-être aussi discutable. Ce faisant, favorise-t-on l'inclusion ou l'exclusion? Est-ce tout ce que la société québécoise a d'«unique»? Je ne crois pas.
Comme M. Nemni l'a souligné, personne ne sera satisfait de la solution. Elle aurait peut-être fait quelques heureux il y a 30 ou40 ans, mais il est peu probable que quiconque s'en réjouisse aujourd'hui. On joue sur les mots pour des motifs politiques, et ce n'est pas le rôle des législateurs. Les législateurs doivent utiliser la langue avec précision; sinon, ils font preuve de malice, et cela ne sert à rien. En fait, comme je l'ai indiqué, une telle démarche n'est pas dans l'intérêt des parlementaires fédéraux, qui ont pour rôle de tenter en tout temps de renforcer notre règle et notre citoyenneté commune.
Je suis heureux d'admettre que le Code civile du Québec représente une caractéristique important et distinctive du Canada. Il est plutôt remarquable qu'un pays ait pu progresser si facilement et avec une fluidité remarquable malgré la coexistence de deux systèmes. Nous avons une Cour suprême qui se charge des deux. Du point de vue historique, c'est plutôt remarquable.
La démarche à l'étude est inutile. Elle est gratuite et reconduit un débat que j'espérais mort et enterré.
Le vice-président: Je voudrais poser une question sur ce point précis. Si tel est le cas, pourquoi le Cabinet propose-t-il la même expression à la Chambre des communes et au Sénat?
Le sénateur Grafstein: Non, ce n'était pas la même chose. C'était une expression différente.
[Français]
M. Nemni: Je dois dire que je ne suis pas du tout d'accord avec la motion de 1995. Ce projet politique s'est réalisé parce que le premier ministre pensait qu'étant donné le résultat du référendum, il fallait faire quelque chose. Il a décidé de le faire et je pense que ce n'était pas une bonne idée. Il n'a pas attendu que le peuple du Québec exprime le désir de voir reconnaître la société distincte qu'il forme.Je dirais que le peuple du Québec n'a jamais exprimé le désir de voir reconnaître la société distincte qu'il forme. Le peuple du Québec n'a rien dit à cet égard. Le référendum au Québec ne disait pas : voulez-vous devenir une société distincte? Il n'a jamais dit oui ou non à cette question. La Chambre reconnaît en 1995 que le Québec forme au sein du Canada une société distincte. C'était une mauvaise idée mais c'était un projet politique.
Nous arrivons maintenant à celui-ci. Cet autre projet politique dit et je cite:
-
que la tradition de droit civil de la province de Québec, qui trouve sa principale expression dans le Code civil du Québec, témoigne du caractère unique de la société québécoise;
Nous ne parlons plus de société distincte. Mais pourquoi en 1995, sentait-on le besoin de parler de société distincte et qu'aujourd'hui, on parle de caractère unique? Parce que c'est un jeu politique qui a évolué entre-temps. La déclaration de Calgary était une sorte de compromis. D'une part, on reconnaissait le caractère unique du Québec, mais d'autre part, on reconnaissait l'égalité absolue de toutes les provinces. Ce sont tous des jeux politiques qui ne doivent pas nous influencer lorsque nous sommes en train de rédiger un superbe projet de loi sur l'harmonisation des deux systèmes juridiques.
Pourquoi faire entrer par la petite porte un projet politique qui n'y a pas du tout sa place et qui, de toute façon, n'aurait jamais dû se faire? C'est le problème. Aujourd'hui vous appelez cela le caractère unique, bien, vous venez trop tard. Cela ne va satisfaire personne au Québec. Il faut appeler le Québec une nation pour les satisfaire aujourd'hui. Le caractère unique ne plaît à personne! Pourquoi le faire? Vous m'excuserez, probablement que beaucoup d'entre vous font partie du Parti libéral du Canada. Ce n'est même pas un projet politique du Parti libéral du Québec. C'est un projet politique du Parti libéral du Canada qui veut imposer ce projet politique par la petite porte.
On devrait au moins, franchement et honnêtement, avoir un vrai projet qui veut reconnaître le Québec comme une société distincte et tenir des débats autour de cette notion, plutôt que de le faire par la porte d'en arrière.
[Traduction]
M. Behiels: Nous connaissons tous l'explication. Nous savons que, à l'occasion de la dernière semaine de la campagne référendaire, le premier ministre, qui était en visite à New York, a tout simplement été pris de panique à la vue des sondages secrets et à l'idée que le pays pourrait être démantelé sous sa gouverne. Il a immédiatement concocté ce discours et fait cette proposition, à laquelle il ne pouvait donner suite, étant donné qu'il n'était pas en mesure d'obtenir l'approbation des provinces. Aujourd'hui, il ne serait pas non plus en mesure d'obtenir l'appui des provinces pour ce genre de formulation et de projet. Cela ne se ferait tout simplement pas.
À cause de la promesse qu'il avait faite, il a naturellement dû faire quelque chose, et il a introduit la résolution. Ce n'était même pas un projet de loi. C'était une résolution. Il a déposé l'autre projet de loi, dans lequel Ottawa s'engageait à utiliser son droit de veto constitutionnel pour prévenir toute nouvelle modification de la Constitution, ce qui, en un sens, conférait un droit de veto au Québec. Nous connaissons les prémisses, mais cela ne signifie pas qu'on doive faire allusion à ces questions dans le préambule de tous les projets de loi, dans l'espoir de réconforter tout un chacun. Ce n'est pas là le rôle des projets de loi. Les projets de loi n'ont pas pour but de réconforter qui que ce soit. Ils visent l'atteinte d'objectifs clairs et simples, et non à concrétiser un projet politique ou un autre. Nous connaissons l'explication. Nous avons ici affaire à une longue histoire politique.
Le sénateur De Bané: J'écoute ce que vous dites, et j'ai l'impression qu'on a ici affaire à un débat politique. Il se trouve que vous n'aimez pas ces expressions, et je respecte votre point de vue. Ces expressions vous déplaisent, et vous avez chacun des arguments, disant qu'on prétendra que ce n'est pas assez, d'autres affirmant qu'il s'agit d'une mauvaise stratégie. Essentiellement, c'est là un discours politique. Un aime telle expression, l'autre ne l'aime pas, et c'est très bien.
Ce que j'aimerais savoir - et la question deviendra importante -, c'est si vous vous opposez fondamentalement à l'orthodoxie de l'utilisation de ces mots. Il s'agit ici de faire passer le débat à un autre niveau.
Chacun de nous a sa façon de s'exprimer. C'est très bien. Les termes utilisés par un de mes congénères ne conviennent pas, et c'est très bien. J'utilise les miens, et c'est très bien aussi. La formulation vous déplaît, et ce n'est pas ainsi que vous vous seriez exprimé. Je respecte votre point de vue. Cependant, quand il s'agit de la substance, nous arrivons à un autre niveau de débat.
Même si une telle expression déplaît à X ou à Y, je n'y vois pour ma part rien de révoltant. Comme M. Trudeau l'a écrit dans un de ses articles célèbres - vous, monsieur Nemni, connaissez les écrits de M. Trudeau mieux que quiconque -, c'est non pas le mot «nation» qui est réactionnaire, mais bien plutôt l'idée selon laquelle toute nation doit être indépendante. À ce régime, la planète compterait 10 000 pays parce qu'elle contient10 000 nations. C'est ce qui, selon M. Trudeau, est réactionnaire.
Le sénateur Grafstein: D'où cela vient-il?
Le sénateur De Bané: Ces propos viennent d'un livre que M. Trudeau a publié pendant qu'il était ministre de la Justice.
Il n'y a rien de mal à affirmer qu'un groupe donné forme une nation au sens sociologique.
Le sénateur Grafstein: À l'époque où il était ministre de la Justice?
Le sénateur De Bané: Oui, il s'agit d'un livre qu'il a publié. Et je ne crois pas qu'il était dans l'erreur.
On a demandé à M. Landry: «Reconnaissez-vous qu'il existe quelques nations au Québec?» Il a répondu: «Bien sûr.» On lui a demandé: «Reconnaissez-vous qu'elles devraient se séparer?» Il a répondu: «Non. Elles n'auraient pas le droit de se séparer. Personne n'y consentirait.»
Le mot «société» vous déplaît, mais le titre français du célèbre ouvrage de M. Trudeau est Le fédéralisme et la société canadienne-française. En anglais, le livre s'intitule Federalism and the French Canadians. Je conçois que quelque chose puisse vous déplaire.
[Français]
Le vice-président: Son fameux livre de 1965?
Le sénateur De Bané: Oui.
Le vice-président: Est-ce communauté canadienne-française?
Le sénateur De Bané: Non, société.
[Traduction]
Je connais le livre. Si j'ai commis une erreur, je suis convaincu que M. Nemni me corrigera. Il connaît le livre mieux que quiconque.
J'ai beaucoup de respect pour le débat politique. Chacun d'entre nous peut dire: «Ce n'est pas le mot que j'aurais utilisé. Si j'étais le gouvernement, je choisirais peut-être autre chose.» Cependant, je n'irais pas jusqu'à dire qu'il s'agit d'une hérésie. M. Nemni a peut-être raison d'affirmer que les Québécois voudraient quelque chose de plus, mais je ne suis pas en mesure de dire s'il s'agit d'une abomination ou de quelque chose qui me garderait éveillé la nuit. Ces mots sont totalement acceptables. Tout en respectant votre point de vue, je ne vois rien de répugnant dans l'utilisation de ces mots. Si on avait utilisé d'autres mots chargés de conclusions inévitables, je conviendrais avec vous qu'il s'agit davantage d'un discours politique et d'un argument fondamental. Si, à Calgary, tous les premiers ministres ont affirmé le «caractère unique» du Québec, je n'y vois rien de mal. En d'autres termes, nous sommes à un autre niveau de débat lorsque nous déclarons aimer ceci ou ne pas aimer cela, juger la stratégie mauvaise ou croire qu'il faudrait en adopter une meilleure. J'en suis conscient, mais, avec tout le respect que je vous dois, je refuse d'aller plus loin.
[Français]
M. Nemni: Je voudrais répondre premièrement au sénateur De Bané concernant son évaluation de cette expression qu'il trouve tout à fait banale.
Dans ce préambule, on se réfère au Québec de deux façons: une façon qui me semble tout à fait normale et acceptable dans un projet de loi fédéral, c'est-à-dire en parlant du Québec comme une province. Il aurait suffit de dire que le droit civil est une caractéristique propre à la province de Québec et je n'aurais eu aucun problème à cet effet. Vous auriez abouti exactement au même résultat puisque c'est ce que vous voulez reconnaître.
Dire que la tradition de droit civil est manifeste au caractère unique de la province de Québec ne pose absolument aucun problème. Mais pourquoi utiliser l'expression le caractère unique de la société québécoise? Je regrette, je sais bien que le terme société est banal et qu'on peut le trouver dans n'importe quel dictionnaire. Cela ne veut rien dire d'autre que société égale ceci ou cela.
Ces mots sont utilisés dans un contexte particulier, dans le contexte canadien, on a utilisé l'expression la société distincte, politiquement. On a utilisé l'expression caractère unique du Québec, politiquement, pas d'une façon banale. Il ne suffit pas d'aller vérifier dans Le Petit Larousse ou dans Le Petit Robert pour savoir ce que le mot distinct veut dire. Cela ne vous permettra pas de le savoir. Nous savons très bien que pour savoir ce que la société distincte veut dire, nous devons nous référer à l'Accord du lac Meech. Pour savoir ce que le caractère unique veut dire, nous devons nous référer à l'Entente de Charlottetown. Ces gestes politiques ont donné un caractère politique. Vous faites entrer un élément politique dans un texte de loi tout à fait inutilement. Pourquoi ne pas vous référer à la province de Québec et dire tout ce que vous avez envie de dire à ce sujet? Il n'y a aucun problème.
Dans votre référence à M. Trudeau, ce n'est pas l'idée de nation qui est rétrograde, c'est l'idée que la nation doit être souveraine. Et à quoi se référait-il lorsqu'il parlait de la nation? Nation peut s'utiliser dans deux sens: dans un sens sociologique et dans un sens civique ou politique.
Dans un sens sociologique, je n'ai absolument aucun problème à ce qu'on parle de nation, mais pas de nation québécoise. La nation canadienne-française est l'élément sociologique. Vous reconnaissez une entité qui se définit à travers un certain nombre de traits sociologiques et il n'y a rien de mal à cela. Il n'y a pas de problèmes avec l'expression la nation canadienne française. Mais lorsque vous dites la nation québécoise, quelle est cette nation québécoise? Elle inclut des tas d'autres nations: la nation anglo-québécoise, les nations autochtones, les groupes qui ne s'alignent ni à l'un ni à l'autre, et cetera.
Le Québec n'est pas une nation, ni sur le plan sociologique ni sur le plan politique. Le Québec pourrait devenir une nation sur le plan politique s'il se séparait du reste du Canada. Ce n'est pas un titre de gloire que d'être une nation. Cela se reconnaît dans les faits. Il n'y a rien de mal à être une nation, ni rien de bien, mais il ne faut pas mêler les deux, ce que l'on fait ici. Donc le Québec n'est pas une nation.
Le vice-président: Plusieurs sénateurs veulent prendre la parole. Nous allons suivre la liste.
M. Behiels: J'avais également une réponse pour le sénateurDe Bané.
Le vice-président: Je pensais que vous aviez déjà répondu.
M. Behiels: Je n'ai pas répondu au sénateur De Bané.
[Traduction]
M. Behiels: M. Trudeau n'a jamais identifié la société canadienne-française au Québec. Sur ce point, il se montrait des plus logique. Dans ses écrits, jamais il n'a identifié la société canadienne-française au Québec. Il se faisait une idée très claire de la position de la société canadienne-française dans le Canada. Cette position ne se limitait pas au seul Québec. Il faisait preuve de beaucoup de logique. Jamais n'a-t-il commis l'erreurd'identifier la société canadienne-française, même à l'intérieur du Québec, à l'État québécois.
Au cours des 34 dernières années, on a été témoin d'une redéfinition très insidieuse du principe et de la thèse des deux nations. À l'origine, on retrouvait au Canada la nationalité canadienne-française et la nationalité canadienne-britannique. Cette idée, née peu de temps après la Confédération, demeure présente jusque dans les années 50 et le début des années 60. Les néo-nationalistes québécois avaient un projet très différent. Ils ont entrepris de redéfinir les deux nations. Pour eux, les deux nations étaient le Québec et le Canada. Tout a débuté par la célèbre expression de Michel Brunet...
[Français]
-
Le Québec aux Québécois, le Canada aux Canadiens.
[Traduction]
Ils étaient Canadiens.
Le vice-président: Dans son rapport, lord Durham parle de deux nations en guerre au sein d'un même État.
[Français]
M. Behiels: Oui, mais deux nations dans une autre conception de nationalité sociologique.
Le vice-président: Je suis d'accord, je suis d'accord...
M. Behiels: Le néo-nationalisme du Québec veut une autre définition des deux nations, une définition politique, territoriale, Canada-Québec. On devrait laisser de côté tout le langage qui va aider ce projet. Il faut toujours être conscient de leur projet politique, il faut éviter d'aider leur projet politique. Alors quand on se sert du langage comme société distincte du Québec, société unique du Québec, on aide leur projet politique et non pas la citoyenneté du Canada.
Le sénateur Nolin: Il est rare d'avoir des débats politiques autour de cette table. Vous rendez un examen qui avait commencé de façon très rigoureuse et légaliste, vous l'avez transformé en petits débats politiques. Je ne sais pas si c'est une bonne chose? À tout événement, nous allons vous entendre jusqu'au bout.
Professeur Nemni, vous soulevez une problématique au niveau du deuxième article du préambule. Vous avez commencé, dans votre réponse au sénateur Pearson, par faire une reconnaissance d'un fait historique au Canada, depuis au moins 1867. Je serais porté à remonter, comme l'a fait le vice-président, jusqu'à l'Acte de Québec. Ne reconnaissez-vous pas, à tout le moins, l'intérêt dans la facture d'un projet de loi aujourd'hui, qu'on y inclut un préambule pour décrire le contexte dans lequel ce préambule, ce projet de loi s'insère.
M. Nemni: Bien sûr, je n'ai aucun problème avec cela.
Le sénateur Nolin: Vous n'avez pas de problème avec cela, autrement dit, ce sont les mots qui sont utilisés.
M. Nemni: Oui.
Le sénateur Nolin: Ce n'est pas le constat d'une longue évolution historique qu'on retrouve dans des actes bien précis, qu'on remonte de 1774 jusqu'à aujourd'hui. Vous n'avez pas de problème avec cela?
M. Nemni: Exactement, les mots de la deuxième partie de cet attendu parlent du caractère unique de la société québécoise. Ces mots ne sont pas neutres. Ce sont des mots politiques. Appelez le Québec, une province, par son nom et je n'ai aucun problème.
Le sénateur Nolin: Que la province de Québec trouve sa principale ...
M. Nemni: Que la tradition de droit civil de la province... d'ailleurs, il y avait quelque chose ici. Quelqu'un a déjà rédigé une proposition dans ce sens ou tout simplement attribué la tradition de droit civil à la province de Québec comme témoignant du caractère unique de la province de Québec. Il n'y a pas de problème. Je ne vais pas discuter du fond de la chose à savoir sur les changements apportés par le Code civil, ce n'est pas mon propos.
Par exemple, que la tradition de droit civil au Canada trouve sa principale expression dans le Code civil du Québec ou de la province de Québec. Cela est parfait. Le problème est de parler de société distincte, de société unique. Ce sont les termes où on ne sait pas ce que vous voulez dire. On se demande si c'est le projet de M. Chrétien ou de M. Dion. Qu'est-ce qu'il y a derrière cela? Sont-ils tous en train de nous amener cela pour arriver à autre chose, petit à petit, graduellement, par la porte arrière, veut-on nous faire avaler quelque chose? Mettons les cartes sur table honnêtement.
Le sénateur Nolin: Nous avons entendu la ministre la semaine dernière nous parler de l'intention du gouvernement. La ministre est peut-être la mieux placée pour nous expliquer l'intention du gouvernement.
C'est un peu ce que disait le sénateur Pearson. C'est un constat de fait qui fait la quasi-unanimité sur le contexte dans lequel le projet de loi a été développé depuis 1993.
M. Nemni: Quel mal y a-t-il à dire que la tradition de droit civil au Canada trouve sa principale expression dans le Code civil du Québec? Vous ne parlez plus de société unique ni de société distincte. Vous avez dit ce que vous voulez dire.
Le vice-président: Pouvez-vous répéter?
M. Nemni: Que la tradition de droit civil au Canada trouve sa principale expression...
Le vice-président: Non, non, c'est au Québec.
Le sénateur Fraser: Il propose une autre formulation. Relisez la phrase.
M. Nemni: Que la tradition de droit civil au Canada trouve sa principale expression dans le Code civil du Québec.
Le vice-président: C'est complètement faux. Le Code civil ne s'applique pas à l'extérieur du Québec.
M. Nemni: Il ne s'applique pas, c'est une autre chose.
Le vice-président: «Que la tradition du droit civil du Canada trouve sa principale expression», ce n'est pas sa principale expression, c'est toute son expression.
M. Nemni: Je ne veux pas défendre des amendements qui ont été proposés par d'autres personnes.
[Traduction]
Le sénateur Grafstein: Ce n'est pas prouvé, et ce n'est pas ce qu'il a dit.
Le sénateur Joyal: Ce n'est pas ce qu'il a dit.
[Français]
Le sénateur Nolin: Ce n'est pas son témoignage. Quant au fardeau de la preuve, je vous soumettrais très respectueusement que nous avons deux témoins qui nous le disent. Nous pouvons présenter 150 témoins qui vont dire le contraire.
Vous comprendrez que ce n'est pas l'intention dugouvernement. Son intention est d'inclure ce dont témoigne cette affirmation. C'est de là d'importance de la deuxième partie de l'affirmation, que ce constat témoigne de quelque chose pour expliquer le contexte dans lequel cette harmonisation a été rendue nécessaire.
M. Nemni: Parfait. Je n'ai pas une proposition d'amendement à vous faire. Je peux relire cette phrase en faisant une répétition de termes. Ce n'est pas très beau. On pourrait dire que la tradition de droit civil de la province de Québec qui trouve sa principale expression dans le Code civil du Québec témoigne du caractère unique de la province de Québec. C'est lourd parce qu'on se répète plusieurs fois. Je suis sûr que vous avez des gens qui savent mieux rédiger que cela. Mais l'idée est là.
Le sénateur Nolin: Autrement dit, les mots «population, province» sont corrects en autant que l'on n'utilise pas le mot «société»?
M. Nemni: Oui, les mots «société unique ou distincte», ce sont des termes politiquement chargés.
Le sénateur Nolin: À condition qu'on n'utilise pas le mot «société».
M. Nemni: Ce sont des mots politiquement chargés. L'un renvoie à l'Accord du lac Meech et l'autre à l'Entente de Charlottetown ou à la déclaration de Calgary.
Le sénateur Nolin: Vous avez un problème avec l'intention politique du gouvernement. Tous les jours, nous prenons des décisions politiques et tous les jours, le gouvernement nous interpelle pour que le Parlement prenne des décisions politiques. Alors je ne vois pas où est le problème. Si je vous disais que la population de la province de Québec a un caractère unique, auriez-vous un problème avec cela? Est-ce le «caractère» ou la «société»?
M. Nemni: C'est l'idée du caractère unique de la société québécoise. Je ne peux pas vous proposer un nouvel amendement ou des modifications à ce passage. Je peux tout simplement répondre aux arguments que vous m'avez donnés. Vous dites que chaque jour, vous posez des gestes politiques. C'est tout à fait vrai. Lorsque vous posez un geste politique, vous devez le poser sur la table honnêtement pour savoir quel est le geste politique que vous posez. Vous êtes ici en train d'harmoniser deux systèmes juridiques, parfait, faites-le. C'est votre fonction, mais en le faisant, dans le préambule, vous utilisez un des attendus pour faire une sorte de petit coup de chapeau à certains politiciens québécois. C'est ce que vous faites. Il ne faudrait pas.
Le sénateur Nolin: Monsieur le professeur, vous avez dit vous-même - je dois reconnaître que vous avez raison - que les politiciens québécois à qui vous pensez que le gouvernement veut plaire ne se satisferont pas de cela. Soyons un peu réalistes, ce n'est peut-être pas leur intention.
M. Nemni: Qu'est-ce alors? Pourquoi utiliser un terme vague qui ne veut rien dire? Qu'est-ce que cela veut dire, «le caractère unique de la société québécoise»?
Le sénateur Nolin: Ce n'est pas aussi simple que de vouloir expliquer le contexte dans lequel le projet de loi a été élaboré. Est-ce qu'on s'entend que la population du Québec a un caractère unique par rapport au reste du Canada?
M. Nemni: J'accepte cela parfaitement.
Le sénateur Nolin: Est-ce possible que cela explique le pourquoi du besoin de l'harmonisation?
M. Nemni: Cela m'étonnerait; je ne vois pas pourquoi on utilise des termes qui ont été utilisés à d'autres occasions politiques. Si on avait utilisé les termes «la société distincte» plutôt que «caractère unique du Québec», j'aurais dit que l'intention politique était une intention plutôt «meechienne». Je ne sais pas au juste quelle est cette intention. Je sais qu'il y a une intention politique qui se camoufle là derrière. Je ne veux pas vous dire: «voilà ce qu'ils veulent faire». Je sais qu'il y a quelque chose de flou. Vous introduisez des éléments flous dans quelque chose qui devrait être clair.
Le sénateur Nolin: Professeur Behiels, vous avez fait une affirmation durant votre témoignage à l'effet que dans vos discussions avec vos collègues des facultés de droit et d'histoire, vous avez conclu à une évolution du droit civil québécois, une évolution vers une individualisation du droit. C'est ce que vous avez dit. J'aimerais vous entendre plus clairement là-dessus. D'où avons-nous commencé cette évolution?
J'ai une deuxième question à vous poser, professeur Behiels. Reconnaissez-vous que le Code civil du Québec a déjà reconnu les droit collectifs?
M. Behiels: Ce n'étaient pas des droits collectifs comme tels, c'étaient des droits de corporation, des droits de classe sociale dans une société inégale.
Le sénateur Nolin: Vous m'interpellez, dites-moi où.
Le vice-président: Ce n'est certainement pas le Code de 1994.
Le sénateur Nolin: Celui de 1866?
M. Behiels: Oui, il y avait déjà une évolution depuis la Nouvelle-France, mais l'esprit était un esprit plutôt inégal, en particulier envers les femmes. Je pense que c'est le mouvement des femmes au Québec, qui était assez radical dans les années 70 et 80. Ce mouvement a vraiment mis beaucoup de pression sur le gouvernement pour changer le Code civil afin de leur donner plus d'égalité au sein de la famille et dans la société en général. Leurs droits envers la loi étaient clarifiés pour leur donner vraiment l'égalité.
Il y a une évolution dans le Code civil qui reflète l'évolution de la société québécoise depuis la Deuxième Guerre mondiale. Cette évolution remonte très loin dans le passé et il y a eu des changements, je suis d'accord avec vous, au XIXe siècle. Je ne suis pas spécialiste dans ce domaine. Je prends seulement les commentaires de mes collègues qui, vraiment, font l'histoire du Code civil au Québec dans le contexte de l'histoire sociale, l'histoire de la famille, l'histoire de la femme, l'histoire des travailleurs, l'histoire de la propriété, comment on dispose de la propriété, les successions de la famille, ainsi de suite. Les historiens se sont lancés là-dedans. Il y a beaucoup d'histoire là-dessus et on voit que l'évolution continue au cours d'une longue période.
Je ne connais pas la situation en France ou dans les autres pays du monde où le droit civil prédomine, mais je connais un peu la situation au Canada depuis la Nouvelle-France.
[Traduction]
Le sénateur Grafstein: Comme j'ai prononcé un petit discours, le seul qui ait été consacré à cette question au Sénat - je peux le répéter parce qu'il était court -, je pense que vous avez résumé ce que j'ai dit, c'est-à-dire que le Canada est une société distincte et que tout le reste est accessoire. Vous avez montré l'appui dont bénéficie cette affirmation, à savoir que s'il faut parler d'une société, nous avons intérêt à parler de la société canadienne parce qu'elle est unique. En effet, le projet de loi vise à montrer à tous et chacun, aux Canadiens comme aux autres, que les deux traditions, en s'intégrant en une seule, se sont, comme l'a affirmé M. Behiels, nourries l'une l'autre.
Il n'y a pas de common law sacro-sainte qui soit séparée et distincte du Code civil, et il n'y a pas de Code civil sacro-saint qui soit séparé et distinct de la common law. Les deux se sont pollués ou, mieux, bonifiés l'un l'autre. Voilà ce à quoi nous avons affaire ici, c'est-à-dire une nouvelle accélération d'un processus continu, qui s'est amorcé en 1760, en vertu duquel, au Canada, des notions de common law sont entrées dans le Code civil, et vice versa.
Je tiens à revenir à un commentaire concernant ce dont il est ici question. Il ne s'agit pas d'une simple observation. En ce qui concerne l'analyse ou les énoncés juridiques, il n'y a pas d'observation simple. La moindre observation est empreinte de sens. Le débat politique est une chose; l'établissement d'un code en est une autre. Nous nous efforçons d'établir un code unique - unique en ce sens qu'il renferme deux traditions se nourrissant l'une l'autre.
Je commence par la question de l'avocat. Je me rappelle la question soulevée par le sénateur De Bané, qui portait sur le niveau d'orthodoxie dans lequel nous pouvions nous engager. Le premier niveau d'orthodoxie a trait aux aspects juridiques, à ce que les mots signifient et disent. Intéressons-nous non seulement au mot «société», mais aussi au mot «unique», qui tend à être plus chargé de signification que les autres.
Que nous apprend le dictionnaire Oxford? À la page 1 338 de la nouvelle édition des années 90 du Concise Oxford Dictionary, on trouve une définition claire. Le mot «unique» s'entend de ce qui est singulier, sans égal et sans pareil. Le mot, en effet, s'applique à ce qui est sans égal et sans parallèle.
Dans mon esprit, on n'aurait pas dû enchâsser cette idée comme on l'a fait dans le préambule. En théorie, on va, ce faisant, à l'encontre de l'essence même de l'objectif du projet de loi, c'est-à-dire non pas faire ressortir le caractère unique, mais bien au contraire l'harmonisation des idées.
M. Nemni: Exactement.
Le sénateur Grafstein: J'ai fait la remarque à deuxparlementaires, qui ont déclaré: «Non, le projet de loi ne vise pas à réunir les deux traditions.» Cependant, c'est ce qu'on dit. Les premiers mots qu'on lit sont: «Loi no 1 visant à harmoniser». «Harmoniser» veut dire réunir. Au niveau de l'orthodoxie comme au niveau intellectuel, juridique et jurisprudentiel, la notion de caractère unique, même à titre d'expression simple, va à l'encontre de l'objectif du projet de loi. Aux termes de la tradition parlementaire, on pourrait soutenir qu'un préambule ne peut aller à l'encontre de l'essence même de la loi, si celle-ci vise à réunir et à harmoniser des idées.
J'aimerais entendre votre réaction parce que, à mon avis, c'est ce qui arrive. J'avais fait connaître mon opinion au moment du débat sur l'Accord du lac Meech. Mes collègues connaissent bien mes vues sur la question.
Le sénateur Lorna Milne (présidente) occupe le fauteuil.
La présidente: Avant que les témoins ne répondent, le sénateur Beaudoin aimerait faire un commentaire avant de partir.
Le sénateur Beaudoin: Il y a une chose que j'aimerais comprendre. Si nous étudions ce projet de loi, c'est parce que, dans une des dix provinces, on retrouve un régime de droit privé différent. Dans toutes les autres provinces, on retrouve la common law dont nous avons hérité. Si le Québec n'avait pas de Code civil - imaginez que l'Acte de Québec et le Code civil de 1867 n'existent pas -, je doute que nous aurions besoin d'harmonisation.
Le sénateur Grafstein: Ce n'est pas le cas.
Le sénateur Beaudoin: C'est ce que je dis. À ce moment, nous serons dans la même situation que l'Angleterre et les États-Unis. Parce que nous avons deux régimes de droit, nous devons cependant harmoniser les lois fédérales avec le génie du droit civil au Québec et avec le génie de la common law dans toutes les autres provinces. C'est ce que nous devons faire.
Le sénateur Grafstein: Je suis d'accord.
Le sénateur Beaudoin: Dans ce cas, il est évident que le deuxième préambule traduit l'intention du projet de loi. Il n'y a pas de contradiction. Le texte de loi vise à donner suite au fait qu'il existe deux régimes de droit au pays.
Le sénateur De Bané: Non.
Le sénateur Beaudoin: Il en est ainsi depuis 200 ans. Quand lord North a déposé à Westminster un projet de loi visant à rétablir le droit civil français au Québec, on avait certes affaire à rien qui se compare à la common law. Bien entendu, il avait pour but de faire en sorte que les Québécois ou les Canadiens demeurent fidèles à la Couronne. C'est ce qu'a fait notre ancêtre, et il en a payé le prix. Il a réintroduit le droit français. C'est ce sur quoi reposait le Code civil de 1866, tout comme le Code napoléonien. En 1994, on a réalisé une formidable mise à jour du Code civil du Québec. Nous avons deux régimes de droit privé différents. Nous devons en tenir compte dans les lois fédérales.
C'est tout ce que je voulais dire.
La présidente: Chers collègues, je tiens à souligner que nous avons toujours un témoin à entendre. Il attend patiemment son tour.
Essayons d'accélérer, je vous prie.
Le sénateur Joyal: Le sénateur De Bané s'apprête à sortir, et je tiens à revenir sur un point qu'il a soulevé. Je m'excuse de vous interrompre, mais je tiens à ce qu'il m'entende.
La présidente: Je demande à tous les membres de ne rien faire pour retarder nos travaux.
Le sénateur Beaudoin: J'aimerais bien entendre votre réplique.
M. Nemni: J'aimerais bien vous répondre.
[Français]
«Témoigne du caractère unique de la société québécoise». Cela est dans votre perspective. Si on avait dit que le Code civil est unique à la province du Québec, il n'y aurait pas eu de problème.
Le sénateur Beaudoin: Écoutez!
M. Nemni: Non, je regrette, cela fait une grande différence! Que ce soit la seule qui ait le Code civil, il n'y a pas de problème! Mais lorsqu'on est en train de le mettre de cette façon, on est en train d'introduire autre chose qui est une dimension politique. C'est le problème.
Le sénateur Beaudoin: Comment dites-vous cela?
M. Nemni: Que la tradition du droit civil est unique à la province de Québec, qu'elle témoigne du caractère unique de la province de Québec, il n'y a pas de problèmes.
Le sénateur Beaudoin: Vous vous objectez à un seul mot, le mot «société».
M. Nemni: Les mots «société unique». Assemblez ces termes.
Le sénateur Beaudoin: Mais vous accepteriez «unique au Québec»?
M. Nemni: Oui. Dans la définition qu'il vient de nous lire, le Code civil est unique au Québec, dans le cas du Canada bien entendu. Il ne l'est pas ailleurs. C'est une évidence! Je suis tout à fait d'accord avec vous.
Le sénateur Beaudoin: Personne ne conteste le témoin. Le Code civil est unique au Québec.
M. Nemni: Absolument. C'est une déclaration de fait.
Le sénateur Beaudoin: J'ai présenté mon argument.
[Traduction]
La présidente: Avez-vous répondu au point soulevé par le sénateur Grafstein?
M. Nemni: Non, je n'en ai pas parlé. Je suis tout à fait d'accord avec ce que dit le sénateur Grafstein. Ce qu'il dit, c'est qu'en soulignant le caractère unique du Québec, nous accomplissons autre chose. Nous disons non pas que le Code civil est unique au Québec, mais bien plutôt que le Québec est unique au sein du Canada. Ce faisant, nous entrons de plain-pied dans une joute politique, ce qui est contraire à l'intention du projet de loi, à savoir, procéder à une harmonisation pour que le caractère unique soit une caractéristique du Canada et non une caractéristique du Québec. C'est ce que nous voulons faire. Pourtant, nous affirmons le contraire.
M. Behiels: Je suis tout à fait d'accord avec M. Nemni. Il y a dans tout cela une contradiction inhérente. Je pense qu'on pourrait la résoudre rapidement. Il est inutile de brouiller les pistes dans tout ce débat au moyen d'un texte de loi qui se fait probablement attendre depuis longtemps et qui, pour l'essentiel - à en juger par une lecture sommaire - semble approprié. Il suffirait d'apporter une modification mineure et nous pourrions aller de l'avant.
Le sénateur Cools: Il suffit de supprimer le préambule. C'est très facile.
Le sénateur Fraser: J'hésite avant de soulever les points qui me préoccupent puisque, à l'instar du sénateur De Bané, je crois fermement que vous avez le droit de soutenir la position que vous défendez et d'exprimer vos convictions à propos de ce que fait le Parlement. Cependant, je suis portée à dire que j'ai été profondément choquée par la façon dont, dans des passages de votre témoignage, vous avez choisi d'exprimer vos vues. J'ai simplement noté certains éléments, par exemple: «admettre en douce» ou «s'adonner à une joute politique».
[Français]
Qu'on impose quelque chose par la porte arrière, qu'on va nous faire avaler quelque chose, qu'il y a une intention politique qui se camoufle.
[Traduction]
J'ai même entendu dire quelque chose que je croyais jamais entendre dans quelque tribune que ce soit, c'est à dire que Jean Chrétien tente de faire admettre certaines choses au profit du projet séparatiste. Franchement, je trouve cette assertionrenversante. Cependant, je prends ombrage du langage dont j'ai déjà parlé.
Vous avez le droit de ne pas approuver ce que le Parlement a fait quand les deux Chambres ont adopté cette résolution, en décembre 1995, mais il n'y avait rien là de sournois, de caché ni de camouflé. Dans cette résolution, les deux Chambres, je vous le rappelle, ont chacune entrepris de se laisser guider par la résolution, et elles ont encouragé tous les membres des corps législatif et exécutif du gouvernement à prendre acte de la reconnaissance de la société distincte du Québec et à régler leur conduite en conséquence.
Je le répète: vous avez le droit de ne pas être d'accord, mais il n'y avait rien là d'accidentel ni de sournois. Personne n'en a passé «une petite vite» au peuple canadien. Il n'y a rien non plus de sournois dans ce qui arrive aujourd'hui. Qu'y a-t-il de plus public ou de plus ouvert qu'une loi du Parlement? Qu'y a-t-il de plus démocratique, de plus honnête ou de plus transparent qu'une loi du Parlement? Nous participons présentement à une séance publique de l'une des deux Chambres du Parlement, occupée à débattre d'un projet de loi. Il est impossible de parler d'un projet «imposé par la petite porte».
Je le répète: vous avez le droit de ne pas être d'accord, mais je vous demande malgré tout de retirer vos propos laissant entendre que quelque chose d'infâme se trame ici.
Le sénateur Cools: J'en appelle au Règlement.
Le sénateur Fraser: Ce que nous faisons constitue à mes yeux une action politique au sens le plus noble.
Le sénateur Cools: Vos propos sont tout à fait contraires au Règlement et inappropriés. Les témoins ont le droit decomparaître devant nous et d'exprimer toute opinion qui leur convienne.
Le sénateur Fraser: Sénateur, je l'ai moi-même reconnu à quelques reprises.
Le sénateur Cools: Personne n'est autorisé à faire le genre de demande qui a été faite, c'est-à-dire que les témoins retirent leurs déclarations.
Le sénateur Fraser: Non, ce sont les mots qu'ils ont choisis qui sont en cause.
Le sénateur Cools: J'ai soulevé un rappel au Règlement. Si l'un de nous est d'avis que les déclarations des témoins portent injure au Parlement ou au système parlementaire, l'intéressé doit suivre la procédure établie pour soulever ces questions. Plutôt que de faire la leçon ou des remontrances aux témoins, le sénateur Fraser devrait en appeler au Règlement et demander des éclaircissements de façon que tous les honorables sénateurs puissent débattre des questions soulevées.
En ce qui me concerne, le sénateur Fraser viole le Règlement en reprenant et en sermonnant les témoins. Ce ne sont pas des enfants. Ils ont comparu devant nous de bonne foi, et ils devraient être traités de bonne foi.
La présidente: Sénateur Cools, je vous remercie de votre opinion.
Le sénateur Cools: Nous devons débattre de ce que le sénateur Fraser a dit. Ce sont les propos qu'elle a versés au compte rendu. Ces propos font partie du compte rendu, et je ne veux pas...
La présidente: Sénateur Cools, je vous en prie. Sénateur Nolin.
[Français]
Le sénateur Nolin: De toute évidence, je n'avais pas l'intention de relever ces commentaires à la limite de la grossièreté. Vous avez définitivement attribué une intention. Si vous regardez tout ce que j'ai dit depuis les huit ans que je suis ici, il m'est souvent arrivé de n'être pas d'accord avec ce que fait le gouvernement. Lorsque vous prêtez une intention aussi malveillante, celle de prétendre que Jean Chrétien est en train de faire le jeu du cancer québécois, vous avez définitivement manqué des pages de l'histoire du Parlement.
Ce n'est peut-être pas la bonne façon de le faire, sénateur Cools, mais chose certaine, ce sera inscrit dans la transcription des débats de ce comité. C'est important que cela soit dit. Je ne consìdère pas du tout ce qu'a dit le sénateur Fraser comme faisant un accroc au Règlement. Pas du tout.
[Traduction]
Le sénateur Cools: Madame la présidente, si les témoins...
La présidente: Sénateur Cools, je vais vous inscrire sur la liste après...
Le sénateur Cools: Débattons-nous de mon recours au Règlement?
La présidente: Oui, c'est ce dont il est question. Je dois dire que, depuis cinq ans que je siège au comité, c'est la première fois qu'on invoque le Règlement et que je me sois trouvée dans la salle à titre de membre du comité ou de présidente.
Le sénateur Cools: Ce n'est pas un bon signe. On devrait le faire plus souvent.
Le sénateur Fraser: Pour fins d'éclaircissement, puis-je répéter que j'ai tenté à quelques reprises d'affirmer que nos témoins ont le droit à leur point de vue et de l'exprimer devant le comité. Je ne suis pas d'accord avec certains des termes qu'ils ont utilisés pour s'exprimer, mais ils s'agit d'une distinction que j'ai tenté d'établir pour fins d'éclaircissement.
La présidente: Qu'est-ce que les témoins ont à dire pour leur défense?
Le sénateur Cools: Ils ne peuvent pas intervenir dans un débat portant sur un appel au Règlement. Ils n'ont pas le droit de parole. Vous ne pouvez pas intervenir.
Le sénateur Grafstein: Le sénateur Fraser a été plutôt délicate. Je l'ai écoutée attentivement. Dans les faits, elle n'est pas d'accord avec certaines opinions implicites exprimées par les témoins. Ce que j'ai compris, c'est qu'elle n'avait pas l'intention de contester les témoins. En ce sens, je ne crois pas qu'il y ait de quoi fouetter un chat puisque, une fois de plus, la controverse actuelle atteste ce qu'ont dit les témoins, c'est-à-dire qu'il s'agit d'une déclaration des plus explosive sur le plan politique. Nous venons tout juste d'en avoir la démonstration. Il s'agit d'un fait non pas juridique, mais bien plutôt sociologique. Par ailleurs, je crois comprendre que les témoins sont d'avis qu'il s'agit d'une question politique explosive et que, par conséquent, on doit faire preuve de la plus grande prudence lorsqu'on attache des déclarations politiquement explosives à un document juridique.
Je crois qu'il existe une position médiane entre ce que le sénateur Fraser dit et ce que nos témoins ont affirmé. J'espère que nous pourrons régler le différend en affirmant que nous sommes catégoriquement d'accord pour être en désaccord sur la définition fondamentale et l'impact des déclarations hautement explosives. C'est ce que je retiens de la situation. J'espère que nous pourrons en rester là et poursuivre.
La présidente: Sénateur Cools, vous avez quelque chose à ajouter?
Le sénateur Cools: Oui, j'aimerais faire deux ou trois commentaires.
La présidente: Je vous prie d'être brève, parce que nous avons un autre témoin qui attend, et j'aimerais que le sénateur Joyal et vous-même ayez la possibilité de poser des questions aux témoins actuels.
Le sénateur Cools: La plupart d'entre nous avons jusqu'ici été brefs. Cependant, il me semble que les témoins qui comparaissent devant nous sont en droit de s'attendre à une certaine forme de respect. Je l'admets et le conçois.
D'abord, en ce qui concerne ce qu'a dit le sénateur Fraser, je dois préciser aux fins du compte rendu que j'ai manqué une partie du témoignage des témoins. J'étais en retard, de sorte que je n'ai assisté qu'à une partie de leur présentation. Par conséquent, j'ai un peu de mal à commenter exactement ce qu'ils ont dit. Cependant, j'ai clairement entendu et suivi avec intérêt ce qu'a déclaré le sénateur Fraser, et c'est ce à quoi je réagissais. Demander à un témoin de retirer ses propos ou de s'en excuser lorsqu'il a agi de bonne foi m'apparaît comme déraisonnable et indélicat.
Le fait est que les témoins ont été invités ici. Ils n'ont été ni convoqués ni cités à comparaître. Ils ont volontairement accepté de comparaître devant nous. Si, dans le cadre de leur témoignage et du contre-interrogatoire - après tout, il s'agit d'un tribunal - les témoins commettent des erreurs ou s'expriment mal à propos, ou que leur présentation est d'une façon ou d'une autre insuffisante ou déficiente, je rappelle aux honorables sénateurs que c'est à la présidence qu'incombe la responsabilité directe d'orienter les témoins et de corriger leur témoignage.
Si les témoins ont dit des choses qu'ils n'auraient pas dû dire ou qu'ils ont adopté un ton ou un comportement inacceptables, le fait qu'ils n'aient pas été corrigés tend dans mon esprit à annuler une bonne partie de la discussion que nous avons ici.
Je rappelle à la présidente que c'est à elle qu'il incombe d'orienter les témoins, en particulier en ce qui concerne la façon correcte et appropriée de témoigner.
La présidente: Je vous remercie de la leçon, sénateur Cools.
Le sénateur Cools: Je ne vous ai pas fait la leçon, madame la présidente.
La présidente: Oui, vous êtes en train de...
Le sénateur Cools: Eh bien, dans ce cas, nous pouvons continuer. Continuons donc.
La présidente: Pouvons-nous, avec votre permission, redonner la parole aux témoins?
Le sénateur Cools: Tout ce que je dis, madame la présidente, c'est que les rappels au Règlement ont beau vous déplaire, ils n'en font pas moins partie d'une vieille tradition parlementaire. Si, comme j'en ai l'impression, le sénateur Fraser s'oppose fortement à ce qu'ont dit les témoins, elle a le droit de le dire. Ce à quoi je m'oppose, c'est que les témoins qui comparaissent devant nous soient insultés. À compter de maintenant, je vais soulever beaucoup plus d'objections.
La présidente: Excusez-moi, sénateur Cools, mais c'est moi qui ai la parole.
Le sénateur Cools: Vous n'avez jamais dit plus vrai.
La présidente: Je pense que le sénateur Fraser a exprimé sa pensée avec précision. Le sénateur Nolin lui a donné raison. Après le débat actuel et la leçon exhaustive que vous nous avez servie, j'espère que nous pourrons revenir aux témoins.
M. Nemni: Excusez-moi. Puis-je répondre aux accusations qui ont été portées contre nous?
Le sénateur Cools: Ils n'ont rien entendu de ce que nous venons de dire. Sont-ils autorisés à réagir?
M. Nemni: Les propos tenus par le sénateur Fraser ne faisaient pas partie de l'appel au Règlement?
Le sénateur Cools: Qu'importe.
M. Nemni: Elle nous a accusés de certaines choses, et j'aimerais pouvoir répondre.
Le sénateur Cools: C'étaient des accusations. J'ai pour ma part invoqué le Règlement.
La présidente: Excusez-moi, sénateur Cools. La parole est à M. Nemni.
M. Nemni: J'aimerais dire deux choses. Premièrement, je n'ai jamais laissé entendre que la résolution de 1995 était sournoise. Elle ne l'a pas été. Je pense que c'est ainsi qu'on doit faire ce genre de choses. On voulait reconnaître la société distincte, et on a adopté une loi pour le faire. Je suis tout à fait en désaccord, mais je n'ai jamais dit qu'on avait agi de façon sournoise.
Par ailleurs, j'ai dit que le préambule et, de façon plus précise, le deuxième «attendu» laissait entrevoir la réalisation sournoise d'un projet. Lorsqu'on écrit «témoin du caractère unique de la société québécoise», il est certain qu'on a affaire à un projet politique puisqu'on aurait tout aussi bien pu écrire de façon neutre les mots «province de Québec». Il y a là quelque chose de superficiel. C'est précisément le fondement de mon témoignage, et il est exclu que je m'excuse de ce que je dis parce que je crois que c'est là que le bât blesse.
La présidente: Je vous remercie.
M. Behiels: Il s'agit en réalité d'une question des plus délicates et explosives. La résolution de 1995 a été adoptée de façon peu orthodoxe. Elle a été le résultat du quasi-éclatement du pays. Elle n'a pas fait l'objet d'une réflexion très claire, mais, au fond, elle rend compte, je crois, de la position que le premier ministre a commencé à défendre dès 1987, même s'il ne l'a pas affirmé de façon très claire. Il a joué les deux extrémités contre le centre. Il a tordu le bras de Clyde Wells pour qu'il soutienne l'Accord du lac Meech. Quand tout est tombé à l'eau, il s'est prononcé contre l'accord. Cependant, il a toujours été fondamentalement en faveur de l'enchâssement de la disposition relative à la société distincte dans la Constitution. Pour ce faire, il a naturellement opté pour une démarche tout à fait différente de celle du premier ministre Mulroney, et c'est sa prérogative. La solution qu'il a retenue ne me plaît pas, mais c'est ainsi qu'il a choisi de procéder. Cesont deux politiciens tout à fait différents, et ils ont abordéessentiellement le même projet de façon très différente.
Je suis d'accord avec M. Nemni pour dire que ce qui a été fait en 1995 est la prérogative du Parlement. Toutefois, le projet, à mon avis, ne rendait pas compte de la volonté du peuple canadien. En fait, il s'est agi d'une vaste mesure qui lui a été imposée à la suite de la crise déclenchée par le résultat du référendum de 1995. Les Canadiens ont accepté d'avaler la pilule, convaincus qu'il ne s'agissait en fait que d'une simple résolution sans grandes répercussions sur les dispositions législatives et les relations entre le Canada et la province de Québec, mais nous constatons aujourd'hui qu'il y a un autre programme en cours. J'espère que nous réussirons aujourd'hui à y mettre un terme en affirmant: «Peut-être ne devrions-nous pas nous engager dans cette voie.» Je suis foncièrement en désaccord avec vous relativement à la perception que vous avez du rôle du premier ministre dans tout cela. Je pense que certains aimeraient parvenir à réaliser par d'autres moyens ce qui avait été tenté en 1987 et en 1992, à savoir l'enchâssement de la disposition dans la Constitution. Je maintiens ce que j'ai dit.
Le sénateur Joyal: D'entrée de jeu, je tiens à dire que je comptais et espérais que le sénateur De Bané serait présent parce que je voulais citer ses propos et que, en toute justice, je crois que, quand on agit de la sorte, il convient de donner à l'intéressé la possibilité de réagir. Je suis convaincu donc qu'il aura d'autres occasions de le faire. Néanmoins, la discussion découle d'un commentaire qu'il a fait au sujet du mot «nation» et de la notion qui sous-tend le mot «nation».
Aux fins du compte rendu, je mentionne que le sénateur De Bané a, dans le rapport minoritaire qu'il a signé avec le sénateur Asselin en 1972, déclaré ce qui suit:
[Français]
-
C'est au Québec qu'on trouve une nation, ce mot étant compris ici dans son sens sociologique.
[Traduction]
Je tiens à citer la page du rapport de façon qu'il ait la possibilité de réagir plus tard. Le passage figure à la page 6 de son rapport minoritaire de 1972. En d'autres termes, le sénateur De Bané était, en 1972, de l'avis suivant:
[Français]
-
Le Québec était une nation au sens sociologique.
[Traduction]
Je tiens à préciser, aux fins du compte rendu, que le regretté Léon Dion, politologue reconnu, avait sa propre définition du concept de «nation» et avait sa propre idée sur la question de savoir si le Québec était ou non une nation. Je cite un passage de la page 350 de l'ouvrage daté de 1995 de Léon Dion:
[Français]
-
Les Canadiens français forment une nation mais les Québécois ne forment pas une nation, les uns et les autres sont membres de la communauté politique canadienne, fondement du système politique canadien.
[Traduction]
Le ministre Stéphane Dion a une opinion différente. Dans une lettre qu'il a publiée en français et en anglais dans le journal, le week-end dernier, l'honorable Stéphane Dion écrit à la page 4 du texte:
[Français]
-
Maintenant, le Québec est une nation au sens français du terme. C'est-à-dire une collectivité qui possède son propre sentiment de l'histoire et ses propres repères culturels.
[Traduction]
On a également attribué à M. Trudeau une déclaration visant à montrer que le mot «nation» est neutre. Je cite maintenant des propos tenus par M. Trudeau en 1964.
[Français]
Le fédéralisme et la société canadienne-française, à la page 199 et 200, 1967.
-
Lorsqu'une minorité, étroitement unie dans un État commence à se définir avec force et sans relâche comme une nation, elle déclenche un mécanisme qui tend à la conduire à la souveraineté.
[Traduction]
En d'autres termes, je ne pense pas qu'il soit juste de laisser entendre que M. Trudeau pensait que le mot «nation» pouvait être utilisé en tout temps, sans conséquences politiques.
N'est-il pas vrai que le mot «société» ou l'expression «société distincte» est aussi chargé de sens que le mot «nation»? On peut le penser...
[Français]
Au sens français du terme, c'est neutre, au sens sociologique du terme, c'est neutre.
[Traduction]
En fait, n'est-ce pas là la preuve que nous avons affaire au concept politique toujours utilisé comme point de départ pour demander quelque chose de différent, quelque chose de plus, quelque chose qui ne fait partie de la Constitution actuelle?
Nous savons que M. Landry a, il y a deux semaines, déclaré ce qui suit:
[Français]
-
Le Québec n'est pas une société distincte, le Québec est une nation.
[Traduction]
En d'autres termes, il semble bien que, au cours des30 dernières années, chaque décennie ait été témoin del'apparition d'un nouveau concept et que des personnes animées de convictions politiques aient moussé ce concept dans l'intention d'obtenir quelque chose de plus. Faute de résultat, elles franchissent un pas de plus pour obtenir davantage parce que le premier concept n'a pas donné des résultats suffisants. Il semble qu'il s'agisse d'un processus inhérent au langage politique duquel nous nous trouvons prisonniers, comme dans le cas du présent préambule. Nous sommes tout à fait d'accord avec la mesure d'harmonisation, mais nous nous trouvons dans l'obligation d'accepter quelque chose qui, pour certains d'entre nous - peut-être pas pour la totalité d'entre nous, j'en suis conscient - n'est pas acceptable parce que nous savons que, ailleurs, d'autres utiliseront ces principes à d'autres fins.
M. Nemni: Je vais faire une brève déclaration. C'était là l'essence même de mon témoignage. On ne peut pas dire que les mots sont neutres et n'ont pas de signification particulière. Ils sont chargés d'un poids politique. Les mots «société distincte» ou «caractère unique du Québec» sont chargés d'un poids politique. Pour que le texte de loi soit clair, on devrait utiliser des mots clairs pour tout un chacun. Une expression comme «province de Québec» est claire pour tous. Si on utilisait ces mots, il n'y aurait d'ambiguïté pour personne, et aucun débat ne se serait révélé nécessaire si on avait utilisé ces mots, qui sont corrects sur les plans politique, constitutionnel, idéologique et sociologique. Si nous avons le présent débat, c'est parce que les mots utilisés ne sont pas clairs. Ils n'ont pas leur place dans un texte de loi. Ce sont des mots politiques, et c'est eux qui sont à l'origine de l'ambiguïté.
Je tiens à ajouter à ce qu'a dit le sénateur Joyal - et, une fois de plus, mes propos déplairont à certains d'entre vous, mais c'est la pure vérité. Les politiciens utilisent les mots à des fins politiques. En fait, les politiciens nationalistes le font plus que les autres. Au Québec, le nom de l'assemblée législative est l'Assemblée nationale, et l'expression n'a rien de neutre. Elle est au contraire politique. Les politiciens qui travaillent dans l'immeuble font exactement le même travail. Ils adoptent des lois, et ainsi de suite.
Pourquoi, après les référendums, les politiciens québécois ont-ils décidé d'appeler Québec la capitale nationale? Ce n'est pas la capitale nationale. C'est un mensonge. On ne me fera pas dire que ce ne sont pas là des mensonges et qu'il ne s'agit pas là de motifs sournois parce que c'est bien le cas. Ce sont de purs mensonges. Il n'y a pas de nation québécoise - du moins pas pour le moment. Il y en aura peut-être une un jour. Utilisons des mots clairs. Quand on utilise des expressions comme «caractère unique» ou «société distincte», on ne fait pas preuve de clarté.
M. Behiels: Dans les sociétés démocratiques, les mots sont les seules choses dont nous disposions pour mener nos batailles. Lorsqu'on passe d'une société qui recourt à la violence pour régler ses querelles de pouvoir à une société démocratique, les mots sont les seules armes possibles. Les mots sont chargés de valeur. Il faut qu'il en soit ainsi; sinon, nous ne nous comprendrions pas entre nous. Les idéologues, les journalistes et les politiciens utilisent les mots et en abusent parce que ce sont les armes dont nous disposons. Nous tentons de parvenir à nos fins grâce à l'utilisation des mots. Il s'agit d'une utilisation nettement préférable à celle des armes, mais nous devons comprendre la situation dans laquelle nous nous trouvons. Voilà pourquoi un débat sur les mots est inévitable. La langue doit être précise. Elle doit traduire des intérêts très précis. Je me demande quels sont les intérêts représentés ici.
Le sénateur Cools: Je tentais de me rappeler une vieille expression. Je pense que c'est Lord Durham qui a dit: «deux peuples en lutte dans le giron».
M. Behiels: Non, c'était: «deux nations en guerre au sein d'un même État.»
Le sénateur Cools: Voilà. J'essayais de m'en souvenir.
Premièrement, je tiens à vous remercier d'avoir clarifié la définition du mot «nation», aux sens sociologique, civique et politique, dans le contexte d'un territoire géographiquereprésentant un pays et non une nation. Je vous remercie d'avoir soulevé ce point parce que ce que nous appelions à l'époque la question nationale a suscité un vif débat. À lire les anciens documents, on constaterait que la question nationale a fait couler beaucoup d'encre. Il existe des peuples, mais tous les peuples n'ont pas nécessairement les caractéristiques qu'il faut pour aspirer au titre de nation ou de pays. Je tenais à vous remercier des éclaircissements que vous avez apportés parce qu'il s'agit d'une question qui soulève beaucoup de controverse.
Quand j'étais plus jeune, c'est-à-dire il y a plutôt longtemps, nous n'utilisions pas les mots «Québécois» ou «Québécoise». On utilisait l'expression «Canadien français». Un Canadien français pouvait vivre au Québec, au Nouveau-Brunswick ou en Nouvelle-Écosse ou ailleurs au Canada. C'est dans ce contexte que j'ai grandi. Les habitants ne se définissaient pas comme Québécois. C'est pour des raisons très délibérées qu'on a remplacé l'ancienne expression.
Je tiens également à vous remercier d'avoir soulevé les enjeux particuliers se rapportant à l'Assemblée nationale. Je fais partie du groupe de ceux qui font la grimace chaque fois qu'ils entendent l'expression «Assemblée nationale». Je me suis donné la peine de lire les débats et les dispositions législatives à l'origine de l'expression «Assemblée nationale» parce que, à une certaine époque, je me suis demandé comment on avait contourné la question de l'assentiment de Sa Majesté aux dispositions législatives en question.
Il aurait été intéressant d'ajouter à la masse de documents qui nous ont été fournis pour l'étude du projet de loi quelques enjeux majeurs concernant le nouveau nom de l'assemblée législative du Québec, c'est-à-dire l'Assemblée nationale, sans parler, comme vous l'avez dit, de l'expression «capitale nationale». De toute évidence, il n'y a pas là de coïncidence ni de simple accident de parcours. Je suis toutefois heureuse de constater que ces questions font désormais partie de notre examen. Il serait utile que nos recherchistes mettent la main sur certaines références ou certains documents à ce sujet.
J'en viens maintenant à ma question. Tous les aspects du préambule me préoccupent. Pour ma part, je serais plutôt heureuse de voir supprimer tout le préambule parce qu'il m'apparaît déficient non seulement du point de vue de ce qu'on appelle la «société distincte», mais à de nombreux autres points de vue. Par exemple, on retrouve à l'alinéa 4 les mots «fenêtre sur le monde». Dans les sixième et septième alinéas, soit les deux derniers, on fait allusion au «gouvernement du Canada» et à son «objectif». Combien de fois retrouve-t-on des expressions comme «le gouvernement du Canada» dans les textes de loi? Tout le préambule est extrêmement bizarre et inusité. On doit donc l'étudier de près.
Au Sénat, il a beaucoup été question de la «société distincte». Je dois dire en toute justice que, à l'époque de l'Accord du lac Meech, une forte majorité de sénateurs s'opposaient à la notion de société distincte. Je le sais parce que j'en faisais moi-même partie. Il y a beaucoup de documents et de témoignages à ce sujet.
La présidente: Vous avez une question, sénateur Cools?
Le sénateur Cools: J'y viens, sénateur.
La présidente: Je l'espère.
Le sénateur Cools: Cependant, sénateur, nous ne sommes pas à la période de questions.
La présidente: Très bien.
Le sénateur Cools: J'ai un échange avec les témoins. Ils répondent. Je les vois. En fait, je les vois très bien.
La présidente: Oui, mais rien n'apparaît au compte rendu.
Le sénateur Cools: Très bien. Voilà qui montre qu'il y a beaucoup de travail à faire sur le projet de loi et que le comité devrait prendre le temps de l'étudier. Il s'agit d'un projet de loi complexe qui exige notre attention à temps plein. Je le rappelle pour que vous y réfléchissiez.
En ce qui concerne la «société distincte», il y a beaucoup de documents. Vous avez raison de dire que la résolution a été adoptée en 1995. En soi, il s'est agi, pour ainsi dire, d'un compromis politique. Si vous consultez les débats, vousconstaterez par exemple que je me suis abstenue de me prononcer. Mais c'est une autre histoire. Pour ce qui est de la société distincte, j'établis, à l'examen du préambule, une distinction entre ce que nous appelons le Code civil et l'expression «tradition de droit civil». Pour moi, l'expression «Code civil» représente quelque chose de mesurable et de tangible, tandis que l'expression «tradition de droit civil» représente quelque chose de tout à fait différent. Nous avons tous été dupés par le phénomène de la signification juridique et constitutionnelle de l'expression «société distincte». Nous sommes maintenant plus près de...
[Français]
Le sénateur Nolin: Si je suis votre affirmation, vous pouvez parler pour vous, mais si vous décidez de parler en mon nom, je ne voudrais pas.
[Traduction]
Le sénateur Cools: Je n'avais pas l'intention de parler pour vous. Il ne me viendrait jamais à l'idée de parler pour vous.
Le sénateur Nolin: Vous avez dit «nous tous», ce qui veut dire moi. Parlez en votre nom, c'est votre droit, mais ne m'incluez pas dans vos propos.
Le sénateur Cools: D'accord.
[Français]
Le sénateur Nolin: Je ne suis pas du tout préoccupé par cette affirmation.
[Traduction]
La présidente: Sénateur Cools, je vais maintenant vous demander de poser une question.
Le sénateur Cools: À moins que je ne respecte pas une quelconque limite de temps, je crois pouvoir utiliser à ma guise le temps qui m'est imparti. Je vous remercie.
La présidente: Je crois que nous avons fixé une limite de temps pour tous les témoins invités à comparaître devant le comité. Notre deuxième témoin, M. Gaudreault-DesBiens, doit prendre la parole à 16 h 15.
Le sénateur Cools: Si votre intention est de me couper la parole, sénateur, dites-le clairement.
La présidente: Je n'essaie pas de vous couper la parole, j'essaie simplement d'obtenir que vous posiez votre question.
Le sénateur Cools: Je vois.
Je reviens à toute la question de la «société distincte». Savez-vous avec exactitude quand l'expression est née, ou connaissez-vous sa genèse, du point de vue du langage juridique et politique? Êtes-vous au courant? J'ai trouvé une allusion à l'expression qui remonte aux années 1800. Qu'en savez-vous?
M. Nemni: Je sais que l'expression est devenue un instrument politique puissant à au moins une occasion. C'était à l'époque ou le Parti Québécois était au pouvoir et s'opposait au rapatriement de la Constitution. Il a alors proposé une résolution dans laquelle figurait les mots «le Québec constitue une société distincte», qui provenait de la plate-forme du PLQ, de façon que les deux partis votent en faveur de la résolution. Voilà quand l'expression est devenue un outil politique efficace.
Le sénateur Fraser: J'aimerais apporter un pointd'éclaircissement. S'il s'agit de la même résolution, il était question d'«une société distincte» dans le grand ensemble canadien.
M. Nemni: Non, je ne crois pas.
[Français]
Le Parti Québécois a pris la notion «société distincte» des libéraux pour proposer une résolution qu'ils ont d'ailleurs fini par accepter tous.
[Traduction]
Voilà d'où tout est parti du point de vue de l'impact politique au Canada. Il y a peut-être des cas antérieurs dont je ne suis pas au courant.
Le sénateur Fraser: Je cite une résolution adoptée par l'Assemblée nationale:
-
[...] la reconnaissance de l'égalité fondamentale des deux peuples fondateurs du Canada et du fait que le Québec forme à l'intérieur de l'ensemble fédéral canadien une société distincte par la langue, la culture et les institutions [...]
Le sénateur Joyal: Continuez, je vous prie.
Le sénateur Cools: La résolution pourrait-elle être versée au compte rendu?
Le sénateur Fraser: La résolution se poursuit longuement. J'en trouverai une copie.
Le sénateur Cools: Très bien. Aux fins du compte rendu, madame la présidente, le sénateur Fraser pourrait-elle indiquer les pages citées et le nom du document?
[Français]
Le sénateur Fraser: Assemblée nationale, procès-verbaux du 19 mai au 18 juin 1981, première session, trente-deuxième législature, l'honorable Claude Vaillancourt, page 143.
[Traduction]
Le sénateur Cools: Je ne mets absolument pas en doute l'exactitude des propos du sénateur Joyal à ce sujet, c'est-à-dire que l'expression «société distincte» peut être étoffée, interprétée, amplifiée ou exagérée de façon à recevoir une signification juridique profonde pouvant servir de point de départ à la revendication du statut de nation. Cette situation me pose beaucoup de problèmes.
Avez-vous des commentaires à faire à ce sujet?
M. Nemni: Comme je l'ai indiqué - et je crois que je suis d'accord avec ce que vous dites -, telle est la réalité politiquedu Canada. Quand le Parti Québécois s'est trouvé face au rapatriement de la Constitution et s'est adressé au PLQ, de façon que les deux partis présentent un front uni contre M. Trudeau, il a songé à cette sorte de gymnastique, à savoir reprendre une notion du PLQ de façon que les deux partis puissent présenter une opposition unie. Dès lors, on a assisté à une guerre de mots et d'idéologie qui, dans le débat politique, s'est constamment transformée. Ce n'était pas seulement une guerre de mots. C'est de là qu'est né l'Accord du lac Meech et toutes les négociations qui l'ont entouré. C'est ce qui a présidé à l'Entente de Charlottetown. C'est ce qui a conduit à un certain nombre de situations politiques que nous connaissons bien. C'est ce qui a débouché sur la situation que nous connaissons actuellement, c'est-à-dire que tous les politiciens québécois sont désormais tout à fait insatisfaits de toute notion de «société distincte» ou de «caractère unique» et ne veulent rien de moins que le Québec soit reconnu comme une nation ou une communauté nationale ou je ne sais trop quoi. Ils se servent encore de cette question.
Telle est la situation qu'on connaît aujourd'hui au Canada. Dans le contexte québécois, on joue avec des symboles. Ces symboles sont puissants et ont un fort impact sur la population québécoise et la population canadienne en général.
Le sénateur Cools: Le comité doit se demander pourquoi ces déclarations, interprétations et formulations particulières seretrouvent dans le préambule d'un projet de loi, qui vise à réaliser une forme particulière d'harmonie. Il apparaît clairement que le préambule va à l'encontre de la texture et du texte du projet de loi, du moins dans ses intentions.
La présidente: Je tiens à remercier les témoins d'avoir comparu. Nous allons maintenant entendre le témoin suivant, M. Jean-François Gaudreault-DesBiens, de l'Université McGill.
M. Gaudreault-DesBiens enseigne et publie dans les domaines du droit constitutionnel, du fédéralisme comparatif, de lathéorie juridique et du droit des sociétés. Il s'intéresse toutparticulièrement aux relations entre le droit, la culture et les arts.
[Français]
M. Jean-François Gaudreault-DesBiens, professeur, faculté de droit, Université McGill: Je vais témoigner en français, mais je serai heureux de répondre aux questions dans les deux langues officielles. Je comprends que certains membres du comité, certains témoins également, estiment problématique voiredangereuse l'usage des mots «caractère unique» de la société québécoise ou en version anglaise, «Unique character of Quebec society».
À mon avis, ce n'est ni particulièrement problématique ni particulièrement dangereux pour les raisons qui suivent. De manière à rendre mon témoignage, je dirais, efficace au départ, je vais peut-être me référer à mon texte un peu plus que je ne le ferais normalement.
Ma première remarque vise à remettre les choses dans leur contexte et dédramatiser la situation un petit peu. On parle d'une loi ordinaire du Parlement, non pas d'une loi constitutionnelle. De ce constat initial découle certaines conséquences sur le plan juridique, notamment en ce qui a trait à l'application des règles normales d'interprétation législative.
Ma seconde remarque porte sur l'attendu en cause. Le deuxième attendu du préambule, se trouve justement dans le préambule et non dans le dispositif de la loi. Or, il faut se poser la question à savoir quelle est la fonction d'un préambule dans une loi.
Il faut également savoir que le préambule d'une loi n'a aucune portée normative et ne consacre aucun nouveau droit individuel ou collectif. D'une certaine façon, c'est une simple déclaration. On pourrait dire qu'il est attendu que le ciel est bleu. On peut être en désaccord avec le fait que le ciel soit bleu ou non, cependant ce n'est qu'une simple déclaration.
Au mieux, dans un contexte d'interprétation législative, le préambule peut être employé pour expliquer l'objet et la portée de la loi. À cet égard, la Loi d'interprétation fédérale, à son article 13, dit: «que le préambule fait partie du texte et en constitue l'exposé des motifs.» Or, les motifs qui mènent à l'adoption d'une loi sont souvent des motifs politiques. À mon avis, on ne devrait pas se surprendre que certaines considérations politiques se retrouvent dans une loi qui, de toute façon, exprime une politique publique.
Il est clair, à la lecture de la totalité du préambule, que la loi est motivée par un souci d'harmoniser le droit fédéral au droit civil québécois dans un contexte particulier qui est celui de la société québécoise, et ne vise que cela et rien d'autre. Par ailleurs, à mon avis, le dispositif de la loi, c'est-à-dire les articles de la loi qui ont une portée normative ne souffrent d'aucune ambiguïté qui permettait d'amplifier la portée du second attendu du préambule.
Ma troisième remarque vise le préambule qui s'inscrit dans le cadre d'une loi ordinaire du Parlement fédéral, qui n'a aucune portée constitutionnelle et qui n'a aucune prétention à en avoir. Et ce, contrairement à la clause interprétative que l'on trouvait dans l'Accord du lac Meech laquelle, du reste, ne créait aucun droit spécial pour le Québec en dépit de certaines exagérations interprétatives totalement dépourvues d'assises juridiques que l'on a entendues à l'époque. On notera, du reste, que l'on parle du «caractère unique de la société québécoise» et non pas de «société distincte». Je ne veux pas entrer dans ce débat.
Ma quatrième remarque couvre le texte de l'attendu en cause qui renvoie expressément dans la tradition civiliste de la province de Québec, ne fait que prendre acte de la situation juridique particulière, différente de cette province qui est reconnue, comme le sénateur Beaudoin le mentionnait, en droit constitutionnel canadien depuis l'Acte de Québec de 1774. L'article 92 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui consacre la juridiction provinciale sur la propriété et les droits civils, consacre implicitement le climat en droit privé du droit civil dans la province de Québec et de la common law dans les autres provinces. Il y a une série d'articles liés à cela: l'article 94 de la Loi constitutionnelle de 1867 qui envisage l'uniformisation possible des lois relatives à la propriété au droit civil dans les provinces de common law à l'exclusion du Québec. Le Québec, sur le plan juridique, a un caractère distinct et, à mon sens, cet attendu ne fait que le répéter.
Ma cinquième remarque repose sur l'usage du mot «société québécoise» ne crée aucun précédent qui pourrait fonder en droit la province de Québec à réclamer un quelconque traitement différent.
Le premier élément employé tel qu'il est dans le préambule du projet de loi S-4, le mot «société» n'a aucun sens juridique particulier. Revenons à l'interprétation des lois.Premièrement, il existe une importante règle d'interprétation qui veut que le législateur entend les mots dans le même sens que le justiciable, ce qui signifie, selon un éminent auteur, Paul-André Côté, donner aux mots un sens qu'ils peuvent avoir dans le langage courant, de ne pas leur donner un sens artificiel ou ésotérique. Cet auteur souligne aussi que l'on ne doit pas leur donner le sens que donnerait un scientifique ou une person qui, en raison de son occupation surtout, entendrait certains mots du langage usuel dans le sens secondaire ou technique.
Que font les tribunaux dans ces situations? Ils regardent les dictionnaires. Je comprends que c'est le mot «société» qui fait problème ici. Regarderons les définitions qu'en donne le Petit Robert. J'ai vérifié Le Petit Larousse illustré, et cela a donné à peu près la même chose. Le Petit Robert défini le mot «société» comme désignant:
-
Relations entre des personnes; vie en compagnie ou en groupe qui mettent quelque chose, en commun.
-
-
Relations entre des personnes, la vie en compagnie, en groupe.
-
-
État particulier à certains êtres, qui vivent en groupes plus ou moins nombreux et organisés.
-
-
Ensemble des individus entre lesquels existent des rapports durables et organisés, le plus souvent établis en institutions et garantis par des sanctions;
-
[...] groupe social limité dans le temps et dans l'espace.
-
Tout groupe social, important ou non, permanent ou non, organisé ou spontané.
À cela s'ajoutent un certain nombre de définitions qui ont trait aux sociétés contractuelles, au véhicule juridique, à l'organisation juridique que constitue la société par actions et la société contractuelle.
Ma compréhension de ces définitions c'est que le sens générique du mot «société», celui d'un groupe plus ou moins durable, mais qui présente un certain niveau d'organisation. Même si je suis d'accord avec mes collègues, que le langage n'est pas neutre, ce mot-là est fondamentalement descriptif, plus que normatif, et met l'accent, premièrement, sur l'existence d'un lien social et, deuxièment, sur un degré relatif d'institutionalisation de ce lien social. À mon avis, c'est ce sens générique que reprend le projet de loi S-4 lorsqu'il parle de la société québécoise et de son caractère unique.
J'avais identifié également un certain nombre de définitions du mot «société» que des penseurs, des philosophes politiques et des sociologes donnaient, mais je n'y reviendrai pas sinon pour dire que ces gens utilisent le mot «société» ou le définissent d'une manière relativement neutre, comme étant un groupement organisé, par opposition, à d'autres termes qui, eux, sont plus chargés au plan de la signification. Comme, par exemple, le mot «peuple», qui en droit international a un sens précis. On ne parle pas ici de «peuple», on parle de «société québécoise».
À mon sens, un juge qui devrait interpréter cela, ne pourrait pas se servir de ce préambule et de cet attendu du préambule pour étendre la portée de l'expression «société québécoise» pour parler du peuple québécois ni même de la nation québécoise. Le caractère unique de la société, qui n'est pas défini, sinon en rapport avec la tradition civiliste, procède d'un constatsociologique qui n'a pas de portée normative.
Je crois comprendre de l'intervention de M. Nemni, qu'il estimait que la définition que l'on donnait de la société québécoise était un peu réductrice vu la complexité identitaire que l'on connaît au Québec. La complexité identitaire du Québec est un phénomène que l'on ne peut nier, mais, par ailleurs, j'ajoute aussi que l'on ne défini pas, outre que par un renvoi à la tradition civiliste, le caractère unique de la société. Donc, le caractère unique, l'unicité du Québec, c'est un concept ouvert; c'est une espèce d'9uvre ouverte.
Je me suis posé la question à savoir si l'égalité juridique des provinces pourrait être rompue par cet attendu. Ma réponse est non. D'entrée de jeu, je m'étonnais de voir que l'on puisse avoir si peur d'assister à la reconnaissance de certaines différences provinciales dans la législature fédérale. À mon avis, l'idée même du fédéralisme repose sur une certaine reconnaissance et une valorisation de la différence, ce que fait la loi en cause. Ceci est très loin d'un encouragement au séparatisme ou à la balkanisation du Canada. Il existe, par ailleurs, des lois du Parlement qui reconnaissent d'autres réalités sociologiques que le caractère unique de la société québécoise et que des contextes différents peuvent être valablement pris en compte dans certaines circonstances par les lois du Parlement fédéral, lois dont la constitutionnalité a souvent été confirmée par les tribunaux. Je pense, notamment, aux dispositions du Code criminel qui permettent un traitement différent pour certains délinquants autochtones. La Cour suprême a dit qu'il n'y avait pas de problème. Je pense à d'autres dispositions, notamment dans la Loi sur les jeunes contrevenants qui permettent des distinctions fondées sur la résidence provinciale. Encore là, la Cour suprême a dit qu'il n'y avait pas de problème a priori et que, dans certains cas, le fédéralisme même exigeait la prise en compte des différences provinciales dans la mise en oeuvre des loi fédérales.
En bout de ligne, je me pose des questions sur une conception de l'égalité, qui en contexte fédéral en viendrait à prôner l'uniformité plutôt que l'équivalence.
J'aimerais glisser un petit mot, en passant, qui n'est pas d'ordre juridique. Je ne me serverai pas de l'aura du droit pour présenter cette position comme étant le droit.
Je veux simplement préciser que dans plusieurs fédérations, on reconnaît des nationalités multiples. On reconnaît même des citoyennetés multiples. Par exemple, en Suisse, on reconnaît dans la Constitution une citoyenneté fédérale, une citoyennetécantonale et même une citoyenneté municipale et cela n'empêche personne de dormir.
Je vois mal pourquoi, nécessairement, on devrait être troublé par cette perspective mais du reste, il n'en est absolument pas question dans le second attendu du préambule. À mon sens, le jacobinisme et le fédéralisme sont complètement antithétiques.
La Charte canadienne elle-même est appliquée en tenant compte des contextes particuliers. La Cour suprême du Canada a déjà reconnu le caractère unique de la société québécoise, notamment dans l'arrêt Ford. Elle l'a reconnu en référant à sa situation historique, aux types de relations intercommunautaires qui existent compte tenu des rapports majorités et minorités linguistiques.
En ce qui a trait au droit, ma conclusion est la suivante: un juge qui devrait interpréter cela ne pourrait jamais étendre la portée du second attendu du préambule pour en arriver à la conclusion qu'on reconnaît d'une façon ou d'une autre et d'une manière détournée, une nation québécoise ou un peuple québécois.
Par ailleurs, parce que c'est dans le préambule d'une loi ordinaire, au mieux, ce préambule peut-il servir à expliquer les ambiguïtés des articles qui forment le dispositif de la loi mais encore là, ce n'est que s'il y a ambiguïté. Cela expose des motifs d'ordre politique et, en ce sens, je ne vois pas comment on peut interpréter le préambule en question comme ouvrant une boîte de Pandore. On ne parle pas ici d'un document constitutionnel. Ce n'est pas un projet d'accord constitutionnel comme Meech ou Charlottetown, ce n'est qu'une loi ordinaire du Parlement fédéral.
Est-ce que la société québécoise a un caractère unique? On peut avoir des opinions différentes sur le sens à donner au mot «unique», mais je crois qu'à l'intérieur du Canada - et ce n'est pas antithétique au fédéralisme - la société québécoise est très certainement, pour employer l'expression de Charles Taylor, un lieu de diversité profonde parce qu'effectivement, la composition sociale de cette province, ses relations intercommunautaires sont très différentes de ce qui existe ailleurs au Canada.
Cela ne signifie pas qu'il faille nécessairement en tirer des conséquences juridiques ou constitutionnelles, mais le constat de cette réalité sociologique ne m'empêche pas de dormir, ni comme citoyen, ni comme juriste.
Je trouve un peu troublant le fait que dans un système fédéral, dans un pays qui fait l'éloge de la diversité, que l'on voie dans cette diversité profonde, qui s'exprime sur les plans juridique, culturel et linguistique, une espèce de menace plutôt qu'une source de fierté.
À mon avis, la différence «profonde» du Québec, le caractère unique de la société qu'on y trouve profite à l'ensemble des Canadiens et des Canadiennes, profite au Canada comme le Canada profite au Québec. J'ai l'avantage, étant le dernier témoin, de pouvoir répondre en partie à ce que mes collègues ont affirmé. Vous aurez sans doute deviné que je suis en total désaccord avec eux.
J'ai l'impression que ce à quoi on a eu droit, c'est une espèce de glissement herméneutique, un glissement interprétatif. Le préambule étant un flocon, nous sommes partis d'un flocon et on en a fait une tempête de neige. Compte tenu du fait que c'est une loi ordinaire du Parlement et que c'est dans le préambule, je soumets respectueusement - comme on dit devant lestribunaux. - qu'il n'y a pas lieu d'en faire une tempête.
En guise de deuxième remarque, je constate que mes collègues s'en prenaient à la nature politique de la mention de la référence au caractère unique de la société québécoise. Cela ne m'émeut pas parce que les préambules contiennent souvent un exposé des motifs de nature politique. Que fait la loi, sinon cristalliser une politique publique? Cela ne me dérange pas a priori et par ailleurs, comme l'a signalé le sénateur De Bané, l'intervention de mes collègues était aussi politique que le préambule, à la limite, et que mon affirmation est politique, en plus d'être juridique.
Mes collègues ont semblé établir une différenciation radicale entre la normativité juridique, la normativité constitutionnelle et le politique. À mon humble avis, l'un et l'autre sont liés et ce n'est pas tout à fait la même chose. On ne parle pas ici de sous-ensembles complètement distincts les uns les autres.
En ce qui a trait aux commentaires du professeur Behiels concernant l'évolution du droit, je dois avouer que cela m'a rendu un peu mal à l'aise. En fait, j'ai l'impression que le professeur Behiels partait d'une prémisse voulant que le droit civil du Québec faisait, d'une certaine façon, du «catching up with the common law».
Le sentiment que cela a éveillé en moi, le civiliste et le juriste qui fait du droit comparé, c'est qu'on ressassait certains stéréotypes de la société québécoise comme étant une société arriérée et obscurantiste, qui opprimait tel ou tel groupes pour justifier un postulat de supériorité, en bout de ligne, du common law par rapport au droit civil.
C'est mon interprétation. Elle vaut ce qu'elle vaut, je crois qu'on n'est pas d'accord de ce côté-ci de la table, mais cela me rend un peu mal à l'aise. À mon avis, le droit civil et la common law sont des réalités complexes et, à bien des égards, en 1867 et en 1900, les règles de common law et de droit civil convergeaient à bien des égards. Il y a toujours eu des différences mais elles ont été fondamentalement d'ordre méthodologique.
Je ferai une dernière remarque concernant la question de l'Assemblée nationale et de la Commission de la capitale nationale. Encore là, je ne peux m'empêcher de réagir à ce que j'ai entendu. En tant que Canadien, je ne suis absolument pas dérangé par le fait que d'une certaine façon, parce que je vis à Montréal, j'ai deux capitales nationales. Cela m'importe peu et je comprends que cela peut en déranger certains, mais cela s'explique par des réalités socio-historiques et une construction identitaire différente. On peut la regretter mais elle est néanmoins là.
À mon avis, je vois mal comment jouer à l'autruche et se cacher de cette réalité. Je vois mal comment cela peut faire avancer le Canada. Cela étant dit - et je conclus - pour moi, le préambule tel que formulé n'est que le préambule d'une loi ordinaire du Parlement et cela n'a aucune vocation normative. Pour désigner un groupe organisé, c'est à peu près le terme le plus neutre que l'on pouvait trouver.
[Traduction]
Le sénateur Pearson: Je vous remercie de votre exposé des plus fascinants. J'ai été frappée par ce que vous avez dit au sujet de la «société» et de sa définition. J'aimerais revenir sur un commentaire que j'ai déjà fait aux autres témoins.
Pour moi, l'importance de cette expression particulière a trait au rôle que le droit civil a joué au Québec. Ce que l'on considère comme une société se compose des liens entre les personnes. Le droit des biens, le droit de la famille et ainsi de suite sont autant d'éléments qui, de maintes façons, sanctionnent ou définissent les relations entre les personnes. C'est pourquoi je considère qu'il s'agit d'une bonne description. Puisque nous tentons non pas d'unifier, mais bien plutôt d'harmoniser, deux voix différentes, j'ai l'impression qu'il est utile de rappeler aux gens que, du point de vue de l'histoire et de l'évolution de la société - la société étant un concept non pas statique, mais bien dynamique -, ceux d'entre nous qui ont vécu dans la province de Québec ont peut-être une conception légèrement différente des choses. Il serait utile d'examiner ce que nous avons dû faire dans le reste des questions liées au droit.
M. Gaudreault-DesBiens: Il est possible qu'il y ait eu des conceptions différentes des choses, mais pas nécessairement. La dernière fois que j'ai comparu devant un comité comme le vôtre, c'était devant l'«Assemblée nationale», à l'époque de l'examen de la déclaration de Calgary. À ce moment, je me suis fait beaucoup d'ennemis en déclarant que j'étais d'avis que le nationalisme québécois - même celui de certains fédéralistes - était trop axé sur le narcissisme des petites différences. Je maintiens ce que j'ai dit. Cependant, faire une affirmation est une chose, tandis que le fait d'affirmer que les Québécois, à titre de société formant une société diversifiée, se sont toujours comportés d'une façon différente de celle des Canadiens en est une autre. Nos valeurs communes revêtent beaucoup plus d'importance que nos différences. J'ai cette ferme conviction. Cela dit, je ne pense pas que la référence au caractère unique de la société québécoise nuise de quelque façon que ce soit à ce principe. La référence ne fait que qualifier ou caractériser un groupe distinct qui est organisé et possède certaines institutions.
Pour ce qui est de l'harmonisation et de l'objectif du projet de loi, que j'appuie sans réserve, on doit absolument comprendre - et j'insiste sur ce point - qu'il ne s'agit pas de l'hybridation du droit au Canada. Il s'agit tout simplement d'adapter les lois fédérales de façon qu'elles rendent mieux compte qu'auparavant des concepts utilisés dans la tradition de droit civil. Sur le plan pratique, de nombreux rédacteurs de lois étaient des avocats de common law qui n'accordaient qu'une attention cosmétique à la tradition de droit civil. Voilà à quoi sert l'harmonisation. Je ne pense pas que le Parlement créera une forme de mutant judiciaire ou juridique issu du droit civil et de la common law. Je tiens à le souligner.
Plus tôt cet après-midi, j'ai eu le sentiment que certaines personnes laissaient entendre que la common law et le droit civil allaient se transformer. De toute évidence, elles mélangent des choses. Un tel phénomène s'observe au niveau international aussi bien que dans des conventions internationales, et ainsi de suite. Jusqu'à un certain point, on le fait aussi à l'intérieur de nos frontières. Cela dit, on ne créé pas un mutant juridique.
Le sénateur Grafstein: D'abord, je tiens à préciser que j'ai trouvé votre témoignage intéressant et éclairant. Cependant, il y a un aspect que je trouve un peu ambigu. D'une part, vous dites qu'il s'agit d'une simple expression, qui peut pourtant être ambiguë. D'autre part, vous affirmez qu'elle n'a pas d'effet et qu'il s'agit d'un simple énoncé, mais vous convenez que, en vertu de la Loi d'interprétation, tout mot contenu dans une loi est chargé de sens, qu'il s'agisse du sens habituel ou d'un autre.
M. Gaudreault-DesBiens: Absolument.
Le sénateur Grafstein: Aujourd'hui même, des avocats et d'autres, qui en sont venus à interpréter des expressions de façon différente, en particulier lorsqu'elles sont teintées par un débat politique prolongé, ont bien montré le phénomène.
Dites-vous que les attendus n'ont aucun sens ou encore que, aux termes de la Loi d'interprétation, les attendus peuvent être ouverts à des interprétations différentes, mais que, à votre avis, ils sont relativement clairs?
M. Gaudreault-DesBiens: La deuxième option est lameilleure. De toute évidence, tout mot a un sens. Je n'affirmerais jamais qu'ils n'ont pas de sens.
Si, cela dit, nous observons les règles habituellesd'interprétation des lois je dirais que, dans le cas qui nous occupe, la signification ne pourrait s'appliquer à des notions comme celles de nation ou de peuple. Je ne crois pas qu'un juriste puisse en venir à la conclusion que le Parlement du Canada, en adoptant ou en promulguant la loi, reconnaît l'existence de la nation ou du peuple du Québec. C'est ce que je crois.
Le sénateur Grafstein: Je ne conteste pas que vous puissiez considérer que la question est relativement claire. À mon avis, elle ne l'est pas. Ce que je dis, c'est que la question de savoir si vous avez raison ou si c'est moi qui ai raison est sans importance. La véritable question est la suivante: est-elle sans effet, comme vous l'affirmez? La réponse, c'est qu'elle a un effet. Elle n'est pas sans effet. Elle en a donc un.
M. Gaudreault-DesBiens: Dans le contexte du projet de loi, je considère honnêtement que l'effet de la déclaration est minime dans la mesure où l'effet du troisième, du quatrième et du cinquième «attendus» du préambule est minime. Les alinéas font partie du préambule, un point c'est tout. Ils n'édifient pas de norme. Ils ne créent ni droit ni obligation.
Le sénateur Grafstein: Si, monsieur, il existe une ambiguïté dans l'esprit de certains, ne serait-il pas préférable de supprimer cette ambiguïté si elle n'ajoute rien au texte, du moins si c'est là votre conclusion? Vous dites que la déclaration n'ajoute rien au texte parce que son effet est minime. Si d'autres pensent qu'elle a un certain impact qui risque d'être conséquent, ne vaudrait-il pas mieux, du point de vue de la clarté juridique, ne pas inclure de déclaration ambiguë? Au sein du comité, nous avons eu de vifs débats au sujet de ce qu'un mot signifie, et nous en sommes venus à la conclusion qu'il vaut mieux ne pas aller de l'avant si tel ou tel mot n'a pas pour effet d'améliorer le texte.
M. Gaudreault-DesBiens: Je vais vous donner une réponse simple. De toute évidence, la décision vous revient.
Cela dit, je souligne une fois de plus que la déclaration fait partie du préambule. Parce qu'elle fait partie du préambule, elle n'a pas le même poids normatif que si elle faisait partie de l'article 2, de l'article 3, de l'article 4 et ainsi de suite. On pourra l'utiliser pour interpréter les dispositions normatives qui font partie du texte de loi.
Le sénateur Grafstein: Exactement.
M. Gaudreault-DesBiens: Oui, mais sur le plan pratique, il s'agit d'adapter le droit fédéral avec le Code civil.
Le sénateur Grafstein: Non, ce n'est pas ce que disent les attendus.
M. Gaudreault-DesBiens: Le principal objectif de la loi consiste à adapter le droit fédéral aux dispositions du Code civil du Québec lorsqu'il convient de le faire. Nous tentons d'adapter le droit fédéral au Code civil du Québec à des fins d'harmonisation. Vous avez raison.
Le sénateur Grafstein: Au début du préambule, on lit«Loi no 1 visant à harmoniser le droit fédéral avec le droit civil de la province de Québec», vous avez raison. Cependant, on doit poursuivre. Plus loin, on lit: «et modifiant certaines lois pour que chaque version linguistique tienne compte du droit civil et de la common law».
Je n'insisterai pas davantage, mais je crois que le témoin comprend que nous avons une divergence d'opinion.
M. Gaudreault-DesBiens: Sénateur, je comprendsparfaitement. Vous avez tout à fait raison. Il ne s'agit pas que d'adapter le droit fédéral au droit civil. Je suis tout à fait d'accord avec vous.
Cela dit, même s'il s'agit d'harmoniser les deux, c'est-à-dire d'harmoniser la langue, la common law de langue anglaise, la common law de langue française, et ainsi de suite, je demeure honnêtement convaincu qu'il n'y a pas d'ambiguïté dans les dispositions législatives du texte de loi. Je ne pense pas non plus qu'un juge pourrait utiliser le deuxième «attendu» du préambule pour conférer une signification radicalement différente à une disposition normative du texte de loi, simplement en raison de l'allusion au caractère unique de la société québécoise. Je ne dis pas que la déclaration n'aura absolument aucun effet, mais je pense que cet effet sera minimal.
Le sénateur Grafstein: Je vous conseille de ne pas parier sur les juges.
M. Gaudreault-DesBiens: Il ne s'agit pas d'une disposition constitutionnelle.
Le sénateur Joyal: Dans la Loi constitutionnelle de 1867, l'assemblée législative du Québec est qualifiée d'Assemblée nationale. À Québec, on retrouve une Commission de la capitale nationale. Comme vous le dites...
[Français]
Cela ne nous empêchera pas de dormir.
[Traduction]
Si le mot est acceptable dans la langue et la perception commune du Québec, pensez-vous, si on tient compte du fait que vous avez déclaré que le préambule n'est pas si important étant donné qu'il ne s'agit pas d'un texte de loi constitutionnel, que nous pourrions substituer le mot «nation» au mot «société»? On lirait plutôt: «Attendu que la tradition de droit civil de la province de Québec, qui trouve sa principale expression dans le Code civil du Québec, témoigne du caractère unique de la nationquébécoise». Le mot «nation», à votre avis, est neutre. Vous dites que l'assemblée législative du Québec pourrait s'appelerl'Assemblée nationale, et la capitale du Québec, la Capitale nationale.
M. Gaudreault-DesBiens: Non, sénateur.
Le sénateur Joyal: Pensez-vous qu'on peut l'utiliser dans un cas, mais pas dans l'autre?
[Français]
M. Gaudreault-DesBiens: Première chose, le préambule ne parle pas de nation.
[Traduction]
Le sénateur Joyal: Non, ce n'est pas ce que je vous ai demandé. Je vous ai demandé si l'expression serait aussi neutre que «société québécoise»?
[Français]
M. Gaudreault-DesBiens: Je n'ai pas dit que le concept de nation était neutre. C'est exactement le contraire que j'ai dit. J'ai dit que le mot «société» était beaucoup plus neutre que le mot «nation» ou le mot «peuple».
Cela étant dit, la question de l'Assemblée nationale ou de la Commission de la capitale nationale, c'est une question que j'ai abordée en réaction à certains commentaires des honorables sénateurs et des témoins. J'ai dit effectivement que cela ne m'empêcherait pas de dormir. Cela étant dit, je vous dirai, qu'à mon avis, oui, le mot «nation» est beaucoup moins neutre et beaucoup plus chargé de sens que le mot «société». Le mot «nation» renvoie à l'idée d'un vouloir vivre en commun, renvoie à l'idée d'une identité beaucoup plus affirmée, au minimum, et en ce sens, le mot «nation» n'est pas neutre.
Quand je vois à Québec les mots Commission de la capitale nationale ou Assemblée nationale, cela ne me dérange pas tant que cela. Cela dit, si vous mettiez le mot «nation» à la place de «société» dans le projet de loi, il y aurait une différence.
Le sénateur Joyal: Alors si je comprends bien, vous dites que le mot «nation» est plus chargé que le mot «société».
M. Gaudreault-DesBiens: Absolument.
Le sénateur Joyal: Vous savez bien, pour avoir entendu les débats autour de cette table cet après-midi, que nous ne discutons pas du mot «société» dans l'abstrait, mais bien dans son concept politique de société distincte, un concept politique véhiculé dans des textes de nature constitutionnelle, notamment l'Accord du lac Meech et l'Entente de Charlottetown. Ces textes avaient des visées constitutionnelles. La déclaration de Calgary est une déclaration politique qui visait éventuellement à être transformée dans un texte constitutionnel. Donc ce concept d'une société distincte n'est pas un concept neutre et il n'a pas de résonance politique. Lorsqu'on l'utilise dans un texte de loi, fut-il dans un préambule, il est utilisé - et le citoyen ordinaire le dirait - avec le bagage historique qui a entouré les débats reliés au concept de société distincte.
M. Gaudreault-DesBiens: Absolument, je pense que c'est le sénateur Beaudoin qui le précisait plus tôt. Cela reprend essentiellement ce que la déclaration de Calgary disait. Dès lors que l'on parle de l'appréhension juridique ou constitutionnelle et de la différence relative du Québec, c'est un terrain relativement chargé.
Cela étant dit, relisons le préambule.
que la tradition de droit civil de la province de Québec, qui trouve sa principale expression dans le Code civil du Québec, témoigne du caractère unique de la société québécoise;
Je pense qu'il faut faire la différence ici entre le fait de trouver cette phrase dans le préambule d'une loi ordinaire du Parlement et de trouver cette phrase comme principe interprétatif d'une loi constitutionnelle. À mon avis, il y a une différence fondamentale et la charge identitaire est beaucoup plus grande dans une loi constitutionnelle. D'autant qu'ici on parle du caractère unique de la société québécoise de manière assez générique, sans en préciser le sens. C'est une espèce d'oeuvre ouverte. À mon humble avis, bien sûr que toute loi est lue et appliquée en contexte, mais même en l'admettant, je ne crois pas qu'on pourrait en étendre le sens jusqu'à dire: «Voilà, le Parlement du Canada reconnaît la nation ou le peuple québécois».
On peut être en désaccord, mais je ne vois pas comment on peut étendre le sens de ce préambule et dire que le Parlement a formellement reconnu l'existence d'une nation ou d'un peuple québécois, ce qui pourrait mener à la reconnaissance de ce peuple au sens du droit international. À mon sens, c'est tout à fait aller trop loin.
Le sénateur Joyal: Ce n'est pas ce que j'ai soutenu. J'ai soutenu que les mots ont un sens et ils sont interprétés à une époque donnée avec le bagage politique qu'ils véhiculent. Autant le mot «nation» n'est pas neutre, à mon humble avis, même lorsqu'on l'utilise comme capitale nationale, on veut affirmer quelque chose, ce n'est pas neutre. Cela peut vous laisser indifférent ou laisser d'autres personnes indifférentes. Tout comme le mot «peuple», lorsqu'il est utilisé dans un texte législatif, que ce soit dans le cadre d'un préambule ou à l'intérieur d'un projet de loi, c'est un concept politique. Comme vous l'avez dit, en droit international, c'est lourd de conséquences.
On a trouvé dans le débat au Québec ou on a fabriqué dans le débat politique au Québec, un concept de société distincte ou unique quand le terme distinct semblait hérisser trop de personnes, on est passé de l'un à l'autre. Ce n'est pas moi qui va vous raconter comment cela s'est fait. Lorsqu'on utilise un concept politique comme celui-là dans un préambule, il peut vouloir moins dire le vocable ou le terme «peuple» ou le terme «nation». Néanmoins, il réfère à un contexte politique donné, à une époque qui a servi à une série de débats qu'on ne peut pas oublier ou qu'un tribunal n'oublierait pas lorsqu'il aurait à interpréter la substance de la loi par rapport à l'intention du législateur qui serait enfermée dans le préambule du texte.
Ce qui ne veut pas dire que je nie le fait qu'au Québec le système de droit civil est un système codifié et qu'on devrait reconnaître ce fait dans le préambule. De là à introduire un terme politiquement chargé, dû au débat constitutionnel que nous avons eu autour d'un des éléments essentiels impliqués par ce terme, c'est là que je dis, avant de se faire, je pense que nous devrions y penser deux fois.
M. Gaudreault-DesBiens: Bien sûr que vous pouvez, vous devez y penser comme vous devez vous pencher sur chaque disposition de ce projet de loi.
Cependant, vous avez parlé de l'attitude qu'adopterait un juge saisi de la loi une fois adoptée. Le but de cette loi, fondamentalement, c'est l'harmonisation. On peut être d'accord ou pas avec l'à-propos ou l'opportunité d'ajouter la référence au caractère unique du Québec, c'est une décision que vous allez prendre.
Cela étant dit, en appliquant les règles d'interprétation normales, un juge ne pourrait pas étendre le sens de ce second attendu du préambule jusqu'au point d'y voir une reconnaissance de quelque nation que ce soit, de quelque peuple que ce soit. Par ailleurs, cet attendu doit être replacé dans le contexte global du préambule. Si on regarde le contexte global du préambule, on n'en a pas vraiment débattu sinon lorsqu'un sénateur a fait référence à quelque objection qu'il avait sans toutefois en préciser le sens. On parle essentiellement d'harmonisation entre deux traditionsjuridiques dans le cadre de l'élaboration des lois fédérales. Ceci aussi vient réduire la portée du second alinéa. Cela ajouté au fait que, justement, on le trouve dans un préambule. Ce préambule n'a aucune portée normative et ce n'est que lorsqu'il y a ambiguïté d'une disposition précise de la loi que les tribunaux pourront, s'ils le jugent approprié en regardant la totalité du préambule, essayer d'identifier quel était l'objectif du législateur.
On peut évidemment être en désaccord là-dessus. Ma thèse est qu'en bout de ligne, après avoir passé à travers toutes ces étapes, l'impact sera extrêmement minime et ne pourrait jamais aller jusqu'à être interprété comme une reconnaissance en droit canadien de l'existence d'un peuple québécois, d'une nation québécoise.
Le sénateur Joyal: Vous dites que le risque interprétatif juridique est minime. Voyez-vous un risque politique que cette reconnaissance, pour la première fois dans un texte de loi canadien, puisse servir dans un débat politique?
M. Gaudreault-DesBiens: Évidemment, je ne suis pas politicien, mais je vois les politiciens agir. Les politiciens peuvent se servir des silences de la loi comme des affirmations et les détourner de leur sens. C'est un risque. Cela étant dit, peuvent-ils vraiment détourner le sens de cela? À mon avis, non. Prenons par exemple M. Landry, politicien souverainiste. Je vois mal comment il pourrait dire que le fédéral a reconnu que les Québécois forment un peuple ou une nation. Je ne sais pas ce que les politiciens vont faire. Ils peuvent eux aussi étirer la sauce - et c'est leur droit de le faire - toutefois c'est aux électeurs, aux citoyens de séparer le bon grain de l'ivraie. Si M. Landry ou n'importe quel autre politicien souverainiste utilise cela pour essayer de faire du «millage» et faire avancer sa cause, il a vraiment une cause extrêmement désespérée. À mon avis, cela ne lui donne tout simplement pas les munitions suffisantes.
[Traduction]
La présidente: Je tiens à vous remercier d'avoir patienté pendant si longtemps et d'avoir comparu devant nous ce soir. Je remercie également tous les témoins qui ont comparu aujourd'hui.
Pour l'heure, je tiens à souligner que nous nous réunissons de nouveau ici à 10 h 45. Des représentants du ministèrecomparaîtront alors de nouveau devant nous.
La séance est levée.