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TRCM - Comité permanent

Transports et communications

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Transports et des communications

Fascicule 10 - Témoignages du 3 juin 2003


OTTAWA, le mardi 3 juin 2003

Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit ce jour à 9 h 35 pour examiner l'état actuel des industries des médias canadiennes, les tendances et les développements émergents au sein de ces industries, le rôle, les droits, et les obligations des médias dans la société canadienne, et les politiques actuelles et futures appropriées par rapport à ces industries.

Le sénateur Joan Fraser (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente: Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications est réuni pour examiner la situation des médias canadiens d'actualité.

[Français]

Le Comité examine quel rôle l'État devrait jouer pour aider nos médias d'actualités à demeurer vigoureux, indépendants et diversifiés dans le contexte des bouleversements qui ont touché ce domaine au cours des dernières années, notamment la mondialisation, les changements technologiques, la convergence et la concentration de la propriété.

[Traduction]

Nous allons commencer aujourd'hui par entendre M. Brian MacLeod Rogers, un avocat spécialisé en droit des médias et en contentieux civil. M. Rogers a représenté des particuliers et des organismes de médias dans des affaires de libelle diffamatoire, de protection des renseignements privés, de droits d'auteur, de liberté d'expression et dans des dossiers constitutionnels. Il enseigne également un cours sur le droit des médias à l'Université Ryerson.

Bienvenue au Sénat. Je pense que vous connaissez la formule. Vous présentez une déclaration liminaire d'environ 10 minutes et nous passons ensuite aux questions et aux commentaires.

M. Brian MacLeod Rogers, avocat, à titre personnel: J'attends vos questions avec impatience. Je suis ici pour vous être utile, si je le puis. Mon projet est de vous parler des lois qui touchent les médias, aussi bien les éditeurs que les diffuseurs. À l'École de journalisme de l'Université Ryerson, mon collègue, M. Bert Bruser et moi-même enseignons un cours de 13 semaines que nous avons créé en 1993. Il est intéressant de noter qu'auparavant, on ne donnait chaque année que quelques conférences sur les questions juridiques qui étaient destinées aux étudiants en journalisme.

D'autres facultés de journalisme offrent également des cours de droit des médias et j'enseigne également à des journalistes et à des personnes qui s'intéressent à des aspects particuliers du droit. Au Canada, il n'existe à l'heure actuelle aucune faculté de droit qui offre des cours de droit des médias. Par exemple, il n'existe aucun cours qui traite du libelle diffamatoire, qui est de loin la partie la plus importante pour les médias. En fait, lorsque j'étudiais le droit, c'était il y a quelques années, je fréquentais la faculté de droit de l'Université de Toronto, une excellente faculté, il n'y avait aucun cours qui enseignait les règles du libelle diffamatoire. Pour apprendre ces règles, j'ai dû faire moi-même de la recherche, j'ai publié des articles et des études, choses que j'ai faites en deuxième et en troisième années de droit.

Il y a un aspect dont je veux vous parler, en plus de répondre aux questions sur la nature du droit dans ce domaine, c'est que le Canada ne semble pas accorder la même importance à la liberté d'expression que d'autres pays. Cela est particulièrement vrai si l'on fait une comparaison avec notre voisin du sud, un pays où les études sur le premier amendement constituent pratiquement une industrie indépendante, et où on trouve des instituts, des programmes, des professeurs de ceci et de cela. Il y a un débat permanent et très animé entre les universitaires, ainsi qu'au niveau de la population, sur les questions reliées au «premier amendement», comme ils disent dans ce pays, ou sur la liberté de parole. Il existe des organismes qui se consacrent uniquement à ces questions.

Je pense, et je sais que mes collègues les juges le pensent également, qu'il serait bon que les questions juridiques touchant les médias et à la liberté d'expression suscitent un débat plus dynamique chez les universitaires au Canada. Les périodes de crise font ressortir toute l'importance de la liberté d'expression dans une démocratie et montrent aussi combien cette liberté est fragile. J'ai passé toute ma vie à examiner ces questions, tout jeune, je me suis occupé d'un journal universitaire et j'ai également fait du journalisme pendant que j'étudiais le droit. Je n'avais pas l'intention de devenir avocat. Je le suis finalement devenu parce que tout d'un coup, la Charte a été adoptée et a rendu très intéressante la vie d'un avocat qui choisirait de s'occuper de ces questions.

Je suis actif sur le plan professionnel en plus d'enseigner à l'Université Ryerson. Un groupe d'avocats a fondé le National Media Law Seminar, un événement annuel auquel sont invités les avocats qui travaillent pour les médias. Cela a débouché sur la formation d'un organisme appelé Ad IDEM, Advocates in Defence of Expression in the Media, et je suis très fier d'en avoir été le président fondateur. Je suis également fier de faire partie du conseil exécutif de Canadian Journalists for Free Expression. Je ne me trouve toutefois pas ici en ces capacités. Je ne parle pas au nom de ces organismes, et ce que je dis aujourd'hui reflète uniquement mes propres opinions.

Les documents qui vous ont été remis contiennent une copie de la description d'un cours de 13 semaines que nous enseignons à Ryerson. Je pense que vous avez également une étude que j'ai préparée pour un organisme américain et qui a été publiée aux États-Unis. J'ai pensé que cela pourrait être utile parce qu'elle traite des différences qui existent entre le droit des États-Unis et le droit canadien dans les domaines qui touchent les médias, un domaine qui n'est pas toujours très bien compris.

Dans notre pays, la réglementation du contenu des médias s'effectue principalement, sur une base quotidienne, par les règles du libelle diffamatoire.

Le libelle diffamatoire est, sur le plan juridique, un délit tout à fait particulier, parce que c'est un des trois délits qui met en jeu une responsabilité objective. Dès que le demandeur a démontré que des termes diffamatoires le concernant ont été publiés, le préjudice est présumé, la fausseté des termes en question est présumée et l'intention de nuire est présumée. C'est ensuite à la défense de montrer qu'il existait une justification pour publier ou diffuser les termes reprochés. Il est possible de comparer le libelle diffamatoire au cas où quelqu'une entreposerait sur sa propriété des substances chimiques toxiques, ou qui aurait un lion dans son jardin et le laisserait s'échapper; dans les deux cas, la personne en cause est objectivement responsable des dommages causés par le lion ou par les produits chimiques.

Je ne pense pas qu'il y ait beaucoup de gens qui connaissent la façon dont ces règles s'appliquent. Elles obligent les médias à justifier les textes qu'ils publient. C'est là l'intention de ces règles. C'est la façon dont elles se sont développées.

Ces moyens de défense sont très restreints. La principale défense est la vérité. La vérité est une défense absolue. La seule difficulté avec la vérité est de savoir quel est l'élément dont il faut établir la véracité, quelles sont les preuves admissibles devant le tribunal qui pourraient être dignes de foi et convaincre un juge et un jury? Quels sont les témoins que le défendeur pourra convoquer le moment du procès venu? Ces règles ont un effet sur les nouvelles qui concernent des événements se produisant à l'étranger parce qu'il est très coûteux et très difficile d'apporter des éléments de preuve dans ce genre de situation. Il faut des témoins et des preuves provenant de ces pays étrangers. Il faut parfois faire traduire des documents. Il faut même parfois envoyer une commission rogatoire à l'étranger.

Ces règles ont également un effet au Canada, parce que le journaliste qui se fie à des sources confidentielles ne peut démontrer la véracité de son propos sans divulguer le nom de ses sources d'information. Il ne pourra pas préserver la confidentialité de ces personnes, ni respecter les promesses qui leur ont été faites, si elles sont obligées de témoigner à un procès.

La vérité est bien sûr un moyen de défense efficace et important. Tous les médias que je représente s'efforcent toujours de publier des choses qui sont vraies. Il n'est pas aussi évident qu'on pourrait le penser d'établir la vérité de ce qui a été publié parce que la deuxième partie du critère consiste à préciser l'affirmation dont il faut établir la véracité. Si le diffuseur pense que l'élément dont il faut établir la véracité est l'existence d'un problème concernant, par exemple, un conflit d'intérêts qui mérite d'être soulevé et examiné, faut-il établir que la personne se trouvait dans une situation de conflit d'intérêt? Est-ce la chose qu'il faut établir en fin de compte ou suffit-il d'affirmer qu'il existe suffisamment de faits pour que cette question mérite d'être débattue. Cette dernière possibilité exige une preuve moins stricte.

Cela nous amène au deuxième moyen de défense, le commentaire loyal, qui ne protège que les opinions. Je n'ai pas besoin de dire aux membres du comité qu'il n'est pas facile de faire la différence entre une opinion et un fait. Ce n'est pas une différence très nette. Même dans ce cas, il faut prouver la véracité des faits sous-jacents, là encore par des preuves admissibles, en faisant témoigner des personnes qui sont convaincantes et dignes de foi devant un tribunal. Ce moyen de défense et le troisième moyen, celui de l'immunité relative, ne peuvent être invoqués lorsque le demandeur peut établir qu'il y a eu intention de nuire.

La troisième défense, l'immunité relative, vise les débats qui sont tenus, par exemple, au Parlement, dans les réunions d'un conseil municipal ou devant les tribunaux. Cette défense a été élargie de façon à ce qu'elle englobe une gamme plus large de questions d'intérêt public. Dans d'autres pays de common law, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, l'Angleterre, les tribunaux ont depuis une dizaine d'années créé un moyen de défense important qui concerne l'intérêt public. Ce moyen ne vise pas uniquement les hommes politiques, mais les sujets d'intérêt public. Ce moyen de défense accorde une immunité au défendeur qui n'est pas tenu d'établir la véracité des éléments publiés. Elle s'applique aussi bien aux opinions qu'aux faits. Cette défense a une portée plus large et accorde une protection plus efficace. C'est la défense que j'ai examinée dans mon document, qui a été créée aux États-Unis en 1964, et qui s'applique aux mots diffamatoires concernant des représentants de l'État.

Quelques années auparavant, le Canada avait choisi une autre direction, qui refusait d'accorder l'immunité relative, et qui supprimait cette défense dans les cas où il y avait eu publication dans les médias.

Les États-Unis ont choisi la solution contraire. L'Australie, la Nouvelle-Zélande et l'Angleterre sont des pays qui ont tous élaboré une défense basée sur l'immunité relative et j'espère que nos tribunaux l'adapteront à la situation canadienne.

Je ne pense pas que l'arrêt bien connu Hill c. Église de scientologie, qui écartait les moyens de défense formulés dans l'arrêt New York Times v. Sullivan, ait complètement fermé la porte à l'émergence d'une défense fondée sur l'immunité relative.

Je vais conclure cet exposé en parlant de l'importance de la notion d'intention de nuire. L'intention de nuire est une notion juridique très vague. S'il est possible d'établir que le défendeur a agi de façon imprudente, ou dans un but inapproprié, pas seulement par rancune, ou dans l'intention de nuire, telle que comprise habituellement, mais dans un but détourné, et si ce dernier ne croyait pas honnêtement à la véracité de ce qu'il a décidé de publier, alors ces deux moyens de défense, le commentaire loyal et l'immunité relative, ne peuvent être invoqués et il ne reste plus que la vérité. En se servant de l'intention de nuire comme un cheval de Troie, les demandeurs réussissent à savoir ce qui se passe dans le moindre recoin de la salle des nouvelles, à savoir quel était l'état d'esprit et la façon de travailler du journaliste en cause et ce qui s'est passé au moment où l'article a été écrit et publié.

Cette notion est utilisée dans de nombreux genres de situations pour élargir la portée de la communication préalable et explorer de façon plus détaillée ce qu'a fait le média.

J'ai utilisé le libelle diffamatoire dans un autre domaine. Dans la description de cours, on parle des règles relatives au respect de la vie privée, à l'outrage au tribunal, à l'interdiction de publication, de la couverture des instances judiciaires, de la difficulté d'avoir accès à certaines informations, de toute une série de problèmes qui se posent lorsqu'on cherche à obtenir de l'information pour rédiger un article. Après la publication de celui-ci, il y a les assignations à produire destinées aux journalistes, les mandats de perquisition et les ordonnances d'assistance visant les responsables de la salle des nouvelles.

En 13 semaines, nous essayons de voir beaucoup de choses. Je voulais souligner qu'il existe des dizaines de règles qui s'appliquent déjà aux médias et qui influencent grandement ce que vous et moi pouvons lire et voir.

Je suis prêt à répondre à vos questions.

Le sénateur Graham: Merci, monsieur Rogers. J'ai passé une heure très intéressante en écoutant ce que vous avez dit et en lisant ce que j'ai lu. Je crois que nous pourrions garder M. Rogers avec nous pendant toute la matinée. Nous pourrions passer un agréable moment et obtenir beaucoup de renseignements sur le mandat qui nous a été confié.

Vous parlez, dans un de vos documents, des règles en matière de libelle diffamatoire qui existent au sud de la frontière et au nord de la frontière, dans le cadre du droit pénal, et vous affirmez qu'au nord de la frontière, le vent qui souffle sur la liberté de parole est beaucoup plus froid. Pourriez-vous nous en dire davantage?

M. Rogers: Aux États-Unis, il n'y a pas la notion d'outrage au tribunal comme celle que nous avons ici. Au Canada, il est interdit de publier un article qui risque de compromettre le droit à un procès équitable. En outre, il existe toute une série d'interdictions de publication qui touchent les enquêtes sur cautionnement, les enquêtes préliminaires, les voir-dire dans les affaires pénales devant un jury, et qui ont toutes pour but de protéger le droit de l'accusé de subir un procès équitable et de veiller à ce que les personnes qui sont déclarées coupables, si c'est la conclusion finale, sont uniquement jugées sur les preuves qui ont été soumises au tribunal.

Au sud de la frontière, les règles sont complètement différentes. Je ne dis pas qu'elles sont bonnes. Sous bien des rapports, les règles que nous avons élaborées progressivement ici sont tout à fait acceptables. Cependant, elles sont très différentes et les Américains ne peuvent comprendre pourquoi il est interdit ici de publier quelque chose qui touche une audience qui n'a pas encore été tenue, et pourquoi nous ne pouvons publier un élément pour la seule raison qu'il existe une possibilité que cette publication influence un procès à un moment donné. Aux États-Unis, ce genre de choses serait publié immédiatement.

Le sénateur Graham: Vous êtes l'un des auteurs de How to Get the Story Without Getting Sued or Put in Jail (Comment publier un article sans être poursuivi ou jeté en prison). Comment enseignez-vous à vos étudiants en journalisme...

M. Rogers: En voici un exemplaire.

Le sénateur Graham: Bien. Est-ce qu'on peut se le procurer en librairie?

M. Rogers: Plus maintenant, je le regrette. Ce livre a été rédigé en 1985, et M. Bruser et moi, qui en sommes les auteurs et enseignons à Ryerson, parlons constamment de la nécessité de le mettre à jour et de préparer une nouvelle édition. Le droit relatif à certains aspects n'est pas à jour. Il a été publié par la Fondation du Barreau canadien et nous avons décidé d'en cesser la publication.

Le sénateur Graham: Vous expliquez tout de même à vos étudiants les règles telles qu'elles sont actuellement.

M. Rogers: Absolument.

Le sénateur Graham: Comment enseignez-vous à vos étudiants la façon de publier un article sans être poursuivi ou jeté en prison?

M. Rogers: Je pense que la description de ce cours figure dans les documents que je vous ai remis. Nous consacrons une grande partie du cours au libelle diffamatoire. Il est important de rappeler qu'il existe également un libelle diffamatoire en droit pénal, même si ces dispositions n'ont pas été utilisées contre les médias depuis des dizaines d'années. Le Code criminel contient des articles qui traitent du libelle diffamatoire mais il est très très rare que quelqu'un soit emprisonné pour libelle diffamatoire. Je veux dire, si cette personne a été poursuivie.

Quelqu'un peut être jeté en prison, s'il n'a pas respecté une ordonnance judiciaire ou s'il a commis un outrage au tribunal, s'il refuse, par exemple, de révéler une source confidentielle que le tribunal estime nécessaire pour la poursuite dont il est saisi. Nous parlons beaucoup aux étudiants en journalisme de cette difficulté particulière, c'est-à-dire, la préservation de la confidentialité des sources d'information, parce que les règles applicables dans ce domaine à l'heure actuelle sont vagues.

La Cour suprême du Canada a entendu une affaire dans laquelle elle aurait pu se prononcer sur cette question et elle a décidé de ne pas le faire. Il n'existe pas encore de précédent faisant autorité qui permette de savoir où doit être fixée la limite dans ce domaine. Les journalistes peuvent faire plusieurs choses pour se protéger dans ce genre de situations, s'ils y réfléchissent. C'est pourquoi nous consacrons beaucoup de temps à cette question. En fin de compte, j'espère que nous réussissons à les sensibiliser aux domaines délicats, de sorte qu'ils puissent obtenir des conseils juridiques compétents sur ces questions, lorsqu'ils sont confrontés à un problème.

Le sénateur Graham: Est-ce que le libelle diffamatoire incite aujourd'hui les journalistes et les médias à éviter de publier certains articles?

M. Rogers: Oui.

Le sénateur Graham: Pouvez-vous nous en donner un exemple?

M. Rogers: Lorsque la salle des nouvelles a des ressources limitées et qu'il s'agit d'un article difficile à aborder, et que, finalement, le risque est grand d'être poursuivi à ce sujet, même si cela n'est pas justifié, on fait souvent des choix qui favorisent les articles qui soulèvent moins de difficultés sur ce point. Je pense que c'est un processus très subtil.

Si je demandais à un de mes clients d'une salle des nouvelles s'il y avait un article qu'il n'avait pas publié à cause du risque d'être poursuivi en libelle diffamatoire, il le nierait farouchement. Je sais, d'un autre côté, que cela influence tous mes clients sur la façon dont ils dépensent leurs ressources. Je ne suis pas en mesure de vous fournir un exemple précis sans risquer de me trouver dans une situation délicate.

La présidente: Est-il logique de penser que la menace d'une poursuite pour libelle diffamatoire n'empêche pas toujours la publication d'un article mais va grandement influencer la façon dont cet article est rédigé, et en particulier, la teneur de l'article?

M. Rogers: Cela est bien évident. On me demande presque tous les jours d'examiner des articles avant qu'ils soient publiés. Les médias ont compris qu'il est beaucoup plus rationnel de demander à un avocat d'examiner un article qui risque de soulever certains problèmes que de subir une poursuite après coup. Lorsqu'on me demande ce genre de chose, mon rôle d'avocat est de faire publier l'article, ou du moins la plus grande partie possible. Il y a toujours certains aspects qu'il faut supprimer, parce que nous posons différentes questions, comment pourrions-nous prouver cela, est- ce que le tribunal pourra être convaincu de la véracité de cet aspect si nous sommes obligés d'établir cette véracité. Il arrive que l'élément douteux soit publié dans un article postérieur, et que cela soit alors publiable. Il y a des articles qui ne sont jamais publiés, sauf peut-être dans le magazine Frank.

Le sénateur Graham: La question supplémentaire qu'a posée la présidente a amené M. Rogers à dire qu'il examinait, presque continuellement, des articles avant leur publication, présumément pour être sûr qu'ils ne peuvent donner lieu à des poursuites pour libelle diffamatoire. Pourriez-vous nous dire quelles sont les publications pour lesquelles vous faites ce genre de travail?

M. Rogers: Je m'occupe de diverses publications, dont certaines appartiennent au Torstar, certaines à Osprey, certaines à CanWest et d'autres par ce qui était avant Thomson et qui est maintenant devenu Bell Globemedia. Je m'occupais également de Hollinger, de certaines de ses publications lorsque ce groupe existait, ainsi que d'autres éditeurs de livres.

Le sénateur Graham: Si je pense au genre d'articles qui paraissent de nos jours dans les journaux, je ne sais pas quand vous trouvez le temps d'enseigner. Vous avez dû être assez occupé à relire ces articles avant leur publication.

Le sénateur Day: Je lisais la description de votre cours et pour poursuivre la métaphore que vous avez utilisée, le vent froid qui souffle au nord, dans la conférence que vous avez faite aux États-Unis il y a quelque temps, je remarque que le titre d'une de vos sections est «la crainte du libelle». Est-ce que vous poursuivez cette métaphore et pouvez-vous nous dire ce qu'est cette «crainte du libelle»?

M. Rogers: La crainte du libelle est ce dont le sénateur Fraser vient de parler, à savoir le fait qu'il y a des articles qui ne sont pas rédigés ou qui ne sont pas publiés alors qu'ils auraient pu l'être, à cause de la crainte d'une poursuite en libelle diffamatoire?

Bien évidemment, le libelle diffamatoire a son utilité. Cette notion interdit ou réprime le fait de publier une matière diffamatoire qui constitue un délit et qui n'aurait pas dû être publiée. Il est vrai que la publication d'un article dans un média peut porter gravement atteinte à la réputation de la personne diffamée. C'est un aspect dont on tient toujours compte lorsqu'on examine un article. En réalité, il faut privilégier la plupart du temps la prudence à cause de la façon dont les règles s'appliquent dans ce domaine. Comme je l'ai dit, c'est un délit de responsabilité stricte. Il impose un lourd fardeau au défendeur.

Aux États-Unis, le demandeur doit prouver la fausseté de la matière diffamatoire. Même un particulier qui poursuit le média doit, à tout le moins, établir qu'il y a eu négligence; autrement dit, il faut qu'une faute ait été commise.

Au Canada, cela est présumé. Le défendeur doit établir un des moyens de défense que j'ai décrit. Lorsque l'on examine les articles susceptibles d'être publiés, on sait que le fardeau de la preuve incombe au défendeur. Il est toujours possible de décider de ne pas publier l'article, ou de ne pas publier certains aspects qui sont vrais mais difficiles à prouver.

Le sénateur Day: J'aimerais avoir vos commentaires sur un autre point; j'ai eu l'impression, en écoutant votre exposé, qu'avec la différence qui existe entre la situation américaine et la situation canadienne, et nous avons parlé du Royaume-Uni, de l'Europe, et d'autres systèmes juridiques, les médias sont tout de même grandement internationalisés. Que faisons-nous à ce sujet et comment réagissent les médias à cette évolution? Je pense à deux ou trois cas concrets qui m'ont aidé à formuler la question.

Le premier est le fait que les médias électroniques et imprimés américains publient des articles concernant des affaires judiciaires canadiennes en ne tenant aucun compte des ordonnances d'interdiction. L'autre cas auquel je pense est celui des articles que je vois lorsque j'attends de passer à la caisse au supermarché et qui ne contiennent que des choses fausses, tout le monde le sait. Vous savez ces articles à propos des personnalités des médias et de la télévision et les stars de rock and roll qui font des choses étranges mais fausses. Comment arrivent-ils à ne pas se faire prendre? Comment est-ce que les entreprises qui publient ce genre de choses dans un pays s'en sortent aux États-Unis, un pays où, d'après ce que vous me dites, la liberté de la presse l'emporte bien souvent sur les droits des citoyens? Comment tout cela s'explique-t-il du point de vue des médias?

M. Rogers: Votre question comporte plusieurs aspects. J'ai été le premier Canadien à faire partie de ce qu'on appelle maintenant le centre de ressources du droit des médias aux États-Unis. Ce centre a des membres dans pratiquement tous les pays, et principalement en Europe, en Grande-Bretagne, au Canada, par exemple. Je vais participer à un séminaire qui sera tenu à Londres, en Angleterre. Je ferai partie d'un panel sur le libelle diffamatoire. Il y a un Allemand, un Américain, un Canadien et deux Anglais qui y participent. Les avocats, tout comme nos clients, reconnaissent que l'édition comporte de plus en plus un aspect international, et il en va de même, en particulier, avec la notion de libelle diffamatoire.

Il y a eu récemment une affaire australienne qui concernait un site Web, ou une version électronique et imprimée, d'un article de Dow Jones publié à New York.

C'est la réalité actuelle. Tous les pays sont reliés par l'Internet et les publications passent d'un pays à un autre.

J'ai participé à plusieurs projets d'édition qui m'ont amené à travailler avec des confrères américains, anglais et australiens sur des livres qui ont été publiés, en vue d'éviter toute poursuite. Chacun d'entre nous s'attachait à un aspect différent, pour ce qui est du genre de preuve ou de renseignements dont nous avions besoin pour garantir que l'ouvrage pouvait être publié dans nos pays respectifs.

C'est la situation actuelle et elle est fascinante. La question du contrôle que l'on fait de l'utilisation de l'Internet en particulier, et des autres publications, par exemple, aux États-Unis, est complexe. Nous avons connu certaines difficultés avec l'affaire Bernardo, qui a suscité beaucoup d'intérêt au sud de la frontière, tout comme l'affaire actuelle concernant M. Picton en Colombie-Britannique. Il se pose des problèmes très concrets parce que notre frontière est perméable. Elle l'est de plus en plus. Je pense que nous allons devoir accepter des documents qui ne respectent pas nos lois. Cependant, l'interdiction de publication dont fait l'objet l'enquête préliminaire dans l'affaire Picton en Colombie- Britannique vise à garantir à l'accusé un procès équitable devant un jury. Combien de jurés, de jurés potentiels, risquent d'être influencés par ce qu'ils peuvent lire sur un site Web situé au sud de la frontière? Est-ce que ces jurés vont respecter leur serment qui les oblige à tenir compte des seules preuves qui ont été présentées au procès?

Il me paraît peu probable que les médias aient un effet important sur les jurés potentiels au Canada. La méthode utilisée pour choisir les jurés permet d'écarter ceux qui risquent de ne pas respecter certaines règles.

J'assiste à des conférences à peu près tous les deux ans aux États-Unis. Je faisais partie d'un panel après l'affaire Carol Burnett, que le National Inquirer avait perdu parce qu'il avait affirmé que Carol Burnett était complètement ivre dans un restaurant de Washington, affirmation qui était tout à fait fausse. L'avocat du National Inquirer a déclaré qu'il savait fort bien que son journal serait traité comme un média et obligé de respecter les règles qui sont appliquées aux autres médias et que son journal devrait par conséquent se conduire davantage comme ces médias. D'après lui, tout ce qui est publié dans son journal est préalablement vérifié et est conforme à leurs règles en matière de libelle diffamatoire.

Leurs règles sont différentes de celles qui existent au Canada. Les médias ont une plus grande latitude, en particulier pour le matériel qui concerne des figures publiques, des hommes politiques et des personnes de ce genre. Ils peuvent publier des choses qui ne seraient pas publiables ici. Je ne sais pas si cela vaut également pour toutes les publications que l'on retrouve près des caisses.

Le sénateur Day: Je ne les ai peut-être pas encore toutes vues.

M. Rogers: On peut lire certaines affirmations qui ne peuvent être prises au sérieux. Ce qui veut dire que l'article ne serait pas considéré comme étant diffamatoire, parce qu'il faut qu'un préjudice ait été causé à la réputation d'une personne, pour qu'il y ait libelle diffamatoire. Il y a des affirmations qui sont tellement stupides qu'il est difficile de les prendre au sérieux.

Le sénateur Day: Est-ce un moyen de défense?

M. Rogers: Oui.

Le sénateur Day: Toute personne saine d'esprit ne croirait pas cette affirmation.

M. Rogers: C'est une défense ou alors on peut soutenir que c'est une blague et qu'il ne faut pas prendre l'affirmation au sérieux pour cette raison. Ces deux attitudes constituent de bons moyens de défense.

Le sénateur Day: Votre réponse portait en partie sur l'Internet. Permettez-moi de vous poser ma dernière question qui concerne la publication d'un document sur l'Internet. Est-ce que le droit a réussi à réglementer cet aspect?

M. Rogers: C'est ce qui se discute à l'heure actuelle. Pour résumer, selon la common law anglaise traditionnelle, un document est publié dans le pays où il peut être consulté. Dow Jones se trouve à New York et publie ses informations à New York mais quelqu'un qui se trouve en Australie peut lire ces informations. Il y a publication en Australie aux fins de la common law anglaise.

Les États-Unis ont élaboré une méthode qui est un peu complexe mais, pour l'essentiel, le lieu de la publication est habituellement le lieu où il est possible d'intenter une poursuite en responsabilité civile. Cela est parfois un peu complexe. Il faut tenir compte d'un certain nombre de facteurs. Il y a eu un certain nombre de personnes qui ne pouvaient intenter de poursuite en Virginie, par exemple, mais qui pouvaient le faire dans le Connecticut ou dans l'État de New York, le lieu d'origine de la publication, parce que l'intention des diffuseurs de ce matériel n'était pas de le publier en Virginie mais de le faire lire aux personnes qui s'intéressent à ces questions au Connecticut ou dans l'État de New York.

Ils ont également adopté ce qu'on appelle parfois la «règle de la publication unique» qui a un effet sur tout ceci. C'est à partir de la toute première publication d'un article que court le délai de prescription tant pour l'affichage sur l'Internet que pour la publication sur support papier. La Cour d'appel de l'Ontario a décidé que la publication électronique peut être assimilée à la publication papier. Les règles en matière d'avis concernant le libelle diffamatoire et de prescription s'appliquent aussi bien à la publication électronique qu'à la publication papier. Les États-Unis ont été un peu plus loin. Par exemple, si le matériel est publié électroniquement pour la première fois le 5 mai et que l'édition papier paraît le 6 mai, et que la version électronique continue d'être offerte, le 5 mai est alors la date de départ de la prescription.

La prescription a pour but d'inciter les demandeurs à agir immédiatement, ou le plus tôt possible, à l'égard de la matière diffamatoire. Il y a diffamation lorsqu'il y a atteinte à la réputation. Un des aspects essentiels de toute poursuite concerne les mesures que le demandeur a prises pour réduire le préjudice subi ou pour essayer de l'éviter. Bien évidemment, si le défendeur ne fait rien pendant que le document est diffusé, il n'a pas pris les mesures qu'il devrait pour protéger sa réputation.

Le système américain est fondé en grande partie sur cette approche. Ce n'est pas celle que nous avons encore choisie.

Le sénateur Spivak: Quelle est la différence entre le Canada et les États-Unis pour ce qui est de l'immunité relative? Si j'ai bien compris, au Canada, l'immunité relative s'applique uniquement à l'intérieur du Parlement. À la radio, par exemple, il n'y a pas d'immunité relative.

M. Rogers: Ce sont deux questions différentes. Le parlementaire qui parle au Sénat ou à la Chambre des communes ou ici bénéficie d'une immunité absolue.

Le sénateur Spivak: Je vois.

M. Rogers: Vous pouvez faire des déclarations diffamatoires ou choquantes et vous ne serez pas poursuivie, parce que vous bénéficiez d'une immunité absolue. Les médias bénéficient d'une immunité relative qui leur permette de rapporter ce qui se dit, par exemple, devant votre comité. Cette immunité est relative parce qu'il y a la question de l'intention de nuire que j'ai mentionnée il y a un instant. Il y a deux sortes d'immunité relative. On appelle généralement la première «l'immunité de commentaire loyal». C'est de cela que je parlais lorsque je mentionnais les débats au Parlement, devant les conseils municipaux, les assemblées législatives provinciales, les tribunaux, et devant les divers tribunaux administratifs, les commissions d'enquête royale, par exemple. Tous ces débats sont visés par la notion de commentaire loyal, ce qui veut dire que les médias sont tenus de rapporter avec exactitude et équité ce qui s'est passé. Il n'est pas nécessaire d'être sincèrement convaincu de la véracité de l'affirmation. En fait, si vous couvrez un procès pour meurtre, vous pouvez fort bien penser qu'un témoin est en train de mentir de A à Z, mais vous pouvez reproduire ce que le témoin a déclaré et cela constitue un compte rendu juste et exact. Les médias sont ainsi les yeux et les oreilles du public; l'immunité relative de la common law, une notion plus large, vise à encourager les gens à exprimer ce en quoi ils croient honnêtement, sans avoir à craindre d'être poursuivis pour libelle diffamatoire. C'est un moyen de défense beaucoup plus large.

Les États-Unis ont adopté cette défense à l'égard des personnalités publiques. Aux États-Unis, il est possible d'écrire un article sur une personne publique pourvu qu'il concerne l'aspect public que joue cette personne. Cet article peut être publié pourvu que certaines mesures aient été prises pour en vérifier la véracité.

Il n'est pas nécessaire d'être certain que les affirmations sont vraies. Toute l'affaire du Watergate, qui utilisait des sources confidentielles, Deep Throat et les autres, n'aurait jamais pu avoir lieu au Canada. Elle a été possible aux États-Unis, parce que, une dizaine d'années auparavant, les tribunaux avaient élaboré le moyen de défense de l'immunité relative dans l'arrêt The New York Times v. Sullivan, qui est applicable aux hommes politiques ou aux personnalités publiques. Cela a modifié les règles de base. Au Canada, dans la même situation, nous aurions été tenus de prouver que ce qui avait été publié était vrai, ce que nous n'aurions pas pu faire. Nous n'aurions pas pu utiliser nos sources confidentielles au procès parce qu'elles n'auraient pu témoigner, étant donné qu'elles auraient ainsi perdu leur anonymat.

Le sénateur Graham: Vous avez parlé de Watergate. Je ne pense pas que ces articles auraient pu être publié non plus au Royaume-Uni.

M. Rogers: Non.

Le sénateur Graham: Est-ce que la presse canadienne aurait pu utiliser une mention de CP ou d'AP indiquant que l'article n'est pas l'oeuvre d'un reporter du National Post, du Globe and Mail, du Toronto Star ou d'un autre journal canadien? Pourraient-ils publier un article provenant d'une agence de presse comme AP ou CP concernant Watergate?

M. Rogers: Le bon côté de Watergate a été que les demandeurs potentiels étaient tous américains. Jusqu'ici, il n'y a pas eu beaucoup d'Américains qui soient venus de ce côté-ci de la frontière pour intenter des poursuites en vertu de nos lois. En fait, nous ferions tout ce que nous pouvons pour les renvoyer aux États-Unis. Par conséquent, si vous ne craignez pas d'être poursuivi par un demandeur américain, bien sûr, vous pourriez publier cela au Canada.

Il y a néanmoins des fois où l'on s'aperçoit qu'un texte publié aux États-Unis avec cette protection ne mettrait pas à l'abri les diffuseurs s'ils republiaient le même texte au Canada. Chaque publication d'un texte par un éditeur constitue un délit distinct, une cause d'action potentielle distincte. En théorie, et cela est déjà arrivé quand des hommes politiques ont poursuivi les médias, ils peuvent agir contre le Vancouver Sun jusqu'au Chronicle-Herald dans le cadre d'un article de l'agence CP qui aurait été publié dans les différentes provinces et qui était, selon cette personne, diffamatoire et faux.

Le sénateur Spivak: Je ne comprends pas très bien. Je crois savoir qu'il est très difficile pour un demandeur d'établir qu'il y a eu libelle diffamatoire chez nous, alors que vous semblez dire le contraire. Autrement dit, les gens ne poursuivent pas les journaux parce qu'il est très difficile d'obtenir gain de cause.

M. Rogers: Il est important de savoir que le libelle diffamatoire avantage beaucoup les demandeurs. Comme je l'ai dit, il suffit que le demandeur établisse au procès qu'une déclaration diffamatoire a été publiée à son sujet, et il n'est pas nécessaire qu'il établisse qu'elle est fausse, ni qu'il en a subi un préjudice. C'est tout.

Cependant, la réalité du contentieux du libelle diffamatoire fait qu'il n'est pas très intéressant pour le demandeur d'intenter une poursuite, si le média attaqué est correctement défendu. Je n'ai aucun doute là-dessus. L'arrêt Hill c. Église de scientologie que j'examine dans l'étude intitulée «Cold Winds From the North» accordait des dommages- intérêts de 1,6 million de dollars, ce qui comprend les dommages punitifs et exemplaires, et il a écarté l'idée de plafonner le montant des dommages et intérêts susceptibles d'être attribués au demandeur. En outre, il n'était pas permis de citer, dans les procès devant jury, des affaires destinées à guider les membres du jury sur le montant des dommages-intérêts qu'ils devraient accorder. Ces deux mesures, qui ont été prises immédiatement après Hill c. Église de scientologie au Royaume-Uni, visaient à freiner l'augmentation du montant des dommages-intérêts accordés dans les affaires de libelle diffamatoire dans ce pays. Ce n'est pas la situation qui existe ici. Il est vrai que depuis une dizaine d'années les tribunaux ont accordé des dommages-intérêts très importants.

Il est aujourd'hui plus intéressant pour les demandeurs d'entamer des poursuites pour diffamation et d'accepter les difficultés qui se posent dans ce genre de procès, parce que cela n'est jamais très agréable, étant donné qu'ils ont la possibilité d'obtenir des dommages-intérêts considérables.

La présidente: Je vais vous demander de passer à un autre aspect de votre description de cours et vous poser une question qui a été soulevée au cours des audiences de notre comité.

Qui bénéficie de la liberté d'expression? À qui est-ce que la Charte accorde cette liberté? Est-ce au citoyen, au journaliste ou au propriétaire?

M. Rogers: À chacun d'entre eux, à toutes ces personnes.

La présidente: À toutes ces personnes. Comment est-ce que ces personnes se placent l'une par rapport à l'autre?

M. Rogers: La liberté d'expression joue de nombreux rôles et objectifs différents. Cela touche ce que j'ai dit au début de mon exposé, à savoir qu'il faudrait que l'on s'intéresse davantage aux questions reliées à la liberté d'expression et qu'on y consacre les ressources nécessaires. Ces libertés sont considérées comme un acquis et ne reçoivent pas l'importance qu'elles méritent.

Un de ces rôles est simplement d'assurer au citoyen la liberté de s'épanouir, la liberté de s'exprimer, que ce soit comme artiste ou autrement. C'est simplement un aspect de la capacité d'exprimer librement ce que l'on veut exprimer. Voilà donc pour le niveau individuel.

Dans le cadre des relations sociales, chacun veut être en mesure de parler aux autres et de faire connaître ses convictions, sans passer par les médias. C'est un autre aspect de la libre expression qu'il ne faudrait pas perdre de vue parce qu'il convient également de le protéger.

Il y a bien sûr toute la question de l'expression des convictions, des croyances. La Charte accorde une protection distincte à la liberté d'association et de croyances religieuses mais la liberté d'expression fait partie de ces libertés parce qu'il est assez difficile de fonder une association si l'on n'a pas le droit d'en parler et de publier des choses à son sujet, ou d'avoir une religion sans avoir le droit d'en parler et bien souvent de la faire connaître aux autres.

Nous avons tendance à privilégier les aspects publics et politiques de la liberté d'expression, et il est vrai que ces aspects sont au coeur de ce que protège l'alinéa 2b) de la Charte. L'alinéa 2b) protège la liberté d'expression, ce qui comprend la liberté de la presse et des autres moyens de communication.

Cette disposition reconnaît expressément que la presse et les moyens de communication font partie de cette liberté garantie par la Charte. Les tribunaux ont reconnu que bien souvent, les médias sont la seule façon qu'ont les citoyens de prendre connaissance d'événements comme les poursuites judiciaires, comme les débats parlementaires. En théorie, n'importe qui peut pénétrer dans l'édifice du Parlement, à part quelques vérifications de sécurité, comme dans les salles d'audience des tribunaux. En fait, il n'y a pas beaucoup de place dans cet édifice et les gens ont d'autres choses à faire. Ils travaillent, ils s'occupent de leur famille. Ils ne peuvent pas assister aux séances du Parlement. Les médias sont ainsi les yeux et les oreilles du public. Je ne pense pas que les médias devraient être simplement un moyen pour les personnalités publiques de faire savoir ce qu'elles veulent que l'on sache à un moment donné, mais ils devraient également jouer un rôle, et je crois que M. Jamie Cameron a parlé d'un rôle de chien de garde, pour parler des autres aspects des institutions publiques et politiques. C'est là où la liberté de l'information prend toute son importance. La question de l'accès au processus et à l'information existante devient essentielle.

J'ai répondu un peu longuement à votre question mais je ne pense pas qu'il y ait d'incompatibilité entre ces différentes catégories. En fait, je ne vois pas comment les citoyens pourraient parler utilement du rôle que jouent leurs institutions publiques s'ils ne sont pas informés de ce qui se passe. Comment peut-on dire si telle personne s'est vu imposer la sentence qui convient pour un crime terrible si l'on ne connaît pas les preuves présentées, si l'on ne sait pas ce qui s'est dit devant le tribunal et si l'on ne connaît pas les éléments dont disposait le juge pour rendre sa décision? Une discussion qui ne se base pas sur des informations exactes n'est guère utile dans une démocratie. Cette information est essentielle et je crois qu'il faut reconnaître que le plus souvent ce sont les médias qui la fournissent.

Le sénateur Phalen: Nous connaissons tous la lutte qu'ont dû livrer les familles French et Mahaffy pour protéger la mémoire de leurs filles, lutte qu'ils ont dû porter devant les tribunaux. Pensez-vous qu'il y a lieu de modifier certaines règles pour protéger les familles des victimes ou pensez-vous que les tribunaux restreignent trop les droits des journalistes?

M. Rogers: Un certain nombre de mesures ont en fait été adoptées au cours des cinq ou six dernières années qui visaient à protéger les victimes, même celles qui étaient décédées. L'exemple le plus récent est celui de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, qui précise pour la première fois que le nom des victimes décédées ne peut être communiqué, si ce sont des adolescents. C'est une loi quelque peu étrange mais la victime d'un crime commis par un jeune, et non pas par un adulte, ne peut être identifiée dans un premier temps. Si la victime est décédée, la seule façon de l'identifier est d'obtenir le consentement de sa famille.

C'est un exemple qui ne se serait pas appliqué à l'affaire Bernardo-Homolka parce que ces personnes n'étaient pas des jeunes contrevenants. C'étaient des adultes. Cependant, aujourd'hui, cette loi s'applique aux jeunes contrevenants.

C'est le paragraphe (4.1) de l'article 46 du Code criminel du Canada, qui a été adopté je crois en 1999. Cet article autorise les tribunaux à rendre une ordonnance discrétionnaire qui interdit l'identification de la victime. Je ne pense pas qu'on ait jusqu'ici demandé une telle ordonnance concernant une victime décédée, mais cette disposition a déjà été utilisée à l'égard d'autres victimes, ainsi que pour des témoins.

Vous avez automatiquement le droit — et cela s'appliquerait à l'affaire Holmolka-Bernardo — à une ordonnance d'interdiction si vous êtes la plaignante dans une affaire d'agression sexuelle. C'est à vous de le demander; si vous le souhaitez, le procureur de la Couronne fait normalement la demande dès le début, et le tribunal prononce une ordonnance exigeant le respect de l'anonymat de la plaignante. Cette demande doit également être accordée aux témoins de moins de 18 ans.

Dans tous les autres cas, il faut répondre au critère discrétionnaire élaboré par les tribunaux. Personnellement, cet aspect m'inquiète beaucoup, cette protection croissante et ce recours aux ordonnances d'interdiction, parce qu'il me paraît extrêmement important en tant que citoyen d'être en mesure de savoir qui sont les victimes de crime, ainsi que les personnes qui témoignent devant les tribunaux. Il me paraît essentiel de savoir qui témoigne et ce que dit le témoin, parce qu'on ne sait jamais. Il est arrivé à Ottawa que quelqu'un témoigne devant un tribunal et qu'après avoir lu le compte rendu dans l'Ottawa Citizen, une personne se rende compte que le témoin mentait et a communiqué avec la Couronne. Le témoin a finalement été déclaré coupable de parjure. C'est un rôle très utile qu'il faut jouer à l'égard des témoins et aussi, d'après moi, à l'égard des victimes, qui peuvent être appelées à témoigner, et même les victimes décédées, parce que cela nous permet de comprendre ce qui se passe et de connaître toute l'horreur du crime qui a été commis.

J'ai beaucoup de sympathie, c'est évident, pour les familles French et Mahaffy, à cause de ce qu'elles et leurs filles ont subi. Il me paraît toutefois que le souci d'agir à l'égard de cette affaire particulière et unique ne devrait pas amener le droit à restreindre la publicité des débats judiciaires.

Le sénateur Phalen: À titre d'information, dans un autre domaine, dans celui des jeunes contrevenants, vous dites qu'il est possible d'écarter l'application de la loi dans certaines circonstances, est-ce bien cela?

M. Rogers: Ce n'est pas qu'on peut l'écarter. En fait, pour les victimes, les parents d'une jeune victime peuvent consentir à ce que celle-ci soit identifiée. Ce n'est pas que l'on écarte l'application de la loi, c'est que la loi prévoit cette possibilité. Par exemple, un jeune contrevenant a tiré des coups de feu dans une école secondaire à Taber, en Alberta. Une des victimes avait 17 ans, c'est donc un adolescent, mais il voulait parler de ce qu'il avait vécu et de ce qu'il avait ressenti. Il l'a fait, non seulement pour son propre compte, mais avec le consentement et avec l'approbation de ses parents.

Cela était contraire aux règles en vigueur, qui ne permettaient pas que l'on consente, dans ce genre de situation, à ce que la jeune victime soit identifiée. Un tribunal de l'Alberta a annulé cet aspect de la loi, parce qu'il était inconstitutionnel, et a déclaré qu'il était logique que ce jeune puisse parler de ce qui lui était arrivé et qu'il puisse également s'identifier. Cette approche a été retenue dans la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents.

Le sénateur Phalen: Vous dites que cette interdiction légale automatique ne peut être mise de côté que dans des circonstances très limitées, soit que la police cherche à arrêter un jeune en fuite et qu'il est susceptible d'être dangereux...

M. Rogers: C'est la Loi sur les jeunes contrevenants. Nous n'avions pas la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents lorsque nous avons écrit cette étude. À l'époque, ce que j'ai dit s'appliquait à la victime de la fusillade de Taber. Même s'il y avait consenti, il avait violé la loi, ce qui a donné lieu à des poursuites et la disposition a été jugée inconstitutionnelle. La nouvelle loi crée de nombreux autres problèmes, en particulier pour les avocats en droit des médias qui conseillent leurs clients, parce qu'il est parfois très difficile de savoir comment elle s'applique dans certains cas. Cependant, elle règle cette question, de sorte que la victime peut choisir, soit lorsqu'elle a 18 ans ou avec le consentement de ses parents, d'être identifiée.

La présidente: Merci, monsieur Rogers. Quelle est la date, l'année, de votre étude, «Cold Winds from the North»?

M. Rogers: Je l'ai écrit initialement en 1998 et je crois qu'elle a été légèrement révisée en vue de sa publication. Je pense qu'elle a été publiée en avril 1999. Elle contient j'en suis sûr un certain nombre d'affirmations qui ne sont plus exactes.

La présidente: Comme la Loi sur les jeunes contrevenants. Il y a néanmoins beaucoup de choses qui sont très pertinentes. Je vous remercie. Nous aurions effectivement pu parler avec vous toute la journée.

M. Rogers: Merci, cela a été un plaisir pour moi. C'est un domaine du droit dont j'aime beaucoup parler.

La présidente: Notre témoin suivant est M. Christopher Maule, professeur émérite à la faculté des sciences économiques et à l'école Norman Patterson des affaires internationales de l'Université Carleton. M. Maule est également consultant associé au Centre de droit et de politique commerciale de l'Université Carleton.

Bienvenue au Sénat. Nous sommes heureux que vous ayez pu venir et je crois savoir que vous allez faire une déclaration liminaire.

M. Christopher Maule, professeur de recherche émérite, Département d'économie et Norman Paterson School of International Affairs, Université Carleton, à titre personnel: Madame la présidente, mesdames et messieurs, je vous remercie de m'avoir invité à venir ici aujourd'hui. J'ai effectivement préparé un exposé et si je n'ai pas le temps de vous le lire en entier dans le temps qui m'est imparti, vous pourrez toujours le lire par la suite.

Je devrais mentionner dès le départ que j'ai pris ma retraite de l'enseignement à plein temps et que je poursuis ma propre recherche sur les aspects économiques de la politique culturelle, en particulier les aspects commerciaux.

Lorsque j'ai préparé ma comparution, en plus de relire le premier rapport sénatorial préparé par le sénateur Davey sur les moyens de communication de masse et de lire pratiquement tous les comptes rendus de vos audiences, j'ai été frappé par l'idée que deux livres pourraient éclairer votre discussion, il s'agit de When Old Technologies Were New: Thinking About Electric Communication in the Late Nineteenth Century, de Carolyn Marvin et de l'article qu'a écrit Elizabeth Eisenstein, intitulé «Some Conjectures about the Impact of Printing on Western Society and Thought: A Preliminary Report,» qui a paru dans le Journal of Modern History.

Le premier souligne qu'aux premiers stades de la mise au point d'une nouvelle technologie, personne ne peut prédire précisément ce qu'il en adviendra. C'est ce qui s'est passé pour l'électricité, le téléphone, la radio, et par la suite, pour la télévision et l'ordinateur.

Le second traite de ce qui s'est passé après l'invention de l'imprimerie et retrace ces répercussions au cours de quatre siècles suivants. Actuellement, la production et la diffusion de contenu sous forme numérique représentent la technologie qui influe sur les médias d'information et de divertissement — imprimés, télévision, radio, cinéma et musique. La différence que je décèle entre les questions que vous examinez en 2003 et l'ancien rapport sénatorial est sur la technologie. La technologie a changé de façon dramatique et cela a modifié la façon dont nous comprenons, et même définissons, ce que sont les médias, parce que l'expression «les médias» désigne à la fois le contenu et les mécanismes utilisés pour la transmission et la diffusion de ce contenu.

Il est possible d'étudier la concentration des médias sous deux angles, économique et non économique. Sur le plan économique, l'enjeu principal est l'effet de la concentration sur les prix, la marge bénéficiaire et la part du marché. En termes non économiques, le point de vue est celui de la diversité des médias. Le premier se mesure et s'évalue au moyen de données financières et d'informations sur les ventes; pour le second, les indicateurs sont moins précis et le jugement joue un rôle plus important.

Sur le plan économique, tout semble indiquer que les quotidiens connaissent des difficultés financières au Canada, ainsi que dans un certain nombre d'autres pays. Le tirage général et la diffusion dans les foyers diminuent et la rentabilité est faible, voire inexistante. Cela pourrait indiquer que la concurrence ou quelque autre facteur est à l'origine de cette situation et que cet aspect de la concentration n'est vraisemblablement pas problématique.

Les chiffres de Statistique Canada montrent que la diffusion des journaux exprimée en pourcentage des foyers était de 101 p. 100 en 1950, de 71 p. 100 en 1975 et de 45 p. 100 en 2000.

Face à cette situation, les propriétaires de quotidiens et de chaînes de diffusion ont commencé à restructurer leurs activités. Les choix qui se présentent à eux sont alors de quitter l'industrie, de réorganiser les entreprises existantes ou de diversifier leurs activités. Tous ces choix ont été étudiés ou exercés. Par exemple, Hollinger et Thomson ont vendu une partie ou la totalité de leurs publications.

La diversification peut se faire dans des secteurs d'activités connexes ou non. Sur le plan économique, il semble logique de s'orienter vers des secteurs connexes; c'est pourquoi nous assistons à la formation de conglomérats de médias, parce que les entreprises tentent de réduire leurs coûts et d'accroître leurs revenus. Il n'est pas facile de prédire quelle sera la solution la plus efficace. Les conglomérats canadiens dans le domaine des médias éprouvent des difficultés financières et c'est ce qui se passe également dans les entreprises du même secteur aux États-Unis, puisque M. Turner déclare avoir perdu près de 13 des 14 milliards de dollars qu'il avait gagnés au départ au moment de la transaction AOL-Time Warner.

La numérisation, cette force qui est actuellement à l'origine de nombreux changements, accroît les possibilités de diversification des nouvelles, des actualités et du divertissement. De façon générale, ces effets sont semblables à ceux de ces prédécesseurs que sont l'imprimerie, la photographie, la télégraphie, le cinéma, la radio, la télévision, les satellites, les télécopieurs et les magnétoscopes à cassette, qui ont tous fait leur apparition au cours d'une période relativement courte, de sorte que les entrepreneurs et les politiques publiques ont de la difficulté à s'adapter aux changements. Toutes ces nouveautés ont avivé la concurrence dans certains secteurs qui étaient touchés par ces technologies.

Nous assistons aujourd'hui à l'usage croissant des enregistreurs numériques personnels qui augmentent les pressions concurrentielles car les spectateurs, qui sont à la fois consommateurs et citoyens, peuvent programmer leur propre horaire d'écoute, phénomène dont nous ne connaissons pas encore toutes les répercussions. La numérisation réduit les coûts de production et de diffusion et permet aux spectateurs de choisir et de payer, ou de ne pas payer, s'ils piratent les émissions, ce qu'ils veulent. La diminution de la diversité de contenu ne pose pas de problème. On assisterait plutôt à une sursaturation d'informations. Le vol de signaux et la protection de la propriété intellectuelle constituent un important sujet d'intérêt public.

La fragmentation du marché a également obligé les entreprises privées à adapter leurs modes de gestion, et nous constatons qu'il s'opère des ajustements du côté des consommateurs, parce que ces derniers téléchargent de la musique et des films, et on estime que plus de 500 000 films sont téléchargés tous les jours par l'Internet. J'aurais pensé que les éditeurs de livres s'inquiéteraient de cette évolution mais ce ne semble pas être encore le cas.

La réaction des éditeurs et des diffuseurs traditionnels, qui est de créer de sites Web, sans compter les sites Internet de nombreux organismes et particuliers, augmente encore la diversité des médias. Un coup d'oeil sur le site Web parlementaire montre que 23 sénateurs ont des sites Web. Le sénateur LaPierre, un membre de votre comité, en a un et il contribue au moins à renforcer la variété de la cuisine canadienne grâce aux recettes qui y sont affichées.

Bien sûr, certains sites reçoivent plus de visiteurs que d'autres et je crois que le site qui s'appelle Arts News and Letters Daily, qui dispose d'un contrôleur d'accès et offre des résumés choisis d'articles de journaux, de revues et de textes de commentateurs du monde entier, ainsi que des liens vers un bon nombre d'entre eux qui sont accessibles sans frais, est une découverte intéressante et un site que je visite fréquemment. Il est par exemple possible de lire gratuitement sur Internet des articles complets du Spectator. On pourrait passer toute la journée à lire gratuitement des textes, si on avait le temps. C'est le fait qu'il n'y a pas que 24 heures par jour qui nous limite dans cet accès à toute cette diversité.

Pour ma part, je crois que tout mène à un accroissement de la diversité des médias à cause des sources traditionnelles et des nouvelles, et de la volonté du consommateur de rechercher l'information, ce qui concurrence les sources traditionnelles d'information. Les journaux subissent une réduction de leurs tirages et de leurs marges bénéficiaires mais de plus en plus de Canadiens sont branchés sur l'Internet, ont un ordinateur à la maison et une connexion haute vitesse. Quarante pour cent des ménages étaient reliés à l'Internet en 2000, et ce chiffre devrait passer à 60 p. 100 en 2005. À l'heure actuelle, 5 p. 100 des ménages ont une connexion haute vitesse à l'Internet, et ce chiffre devrait passer à 35 p. 100 en 2005. Parmi tous les sites visités, les sites de nouvelles viennent au deuxième rang des sites les plus populaires de l'Internet.

Ceux qui ne disposent pas de cet équipement peuvent utiliser gratuitement les terminaux Internet dans les endroits publics, comme les bibliothèques, ou y accéder à peu de frais dans les cafés Internet. Même les téléphones publics, qui ont été mis en place pour des raisons d'accessibilité, ne sont pas gratuits et l'Internet offre beaucoup plus de possibilités que le bon vieux système téléphonique.

Toutes ces capacités offertes aux lecteurs et aux téléspectateurs canadiens les ont rendus plus exigeants en terme de qualité des nouvelles fournies par les médias traditionnels, exigence qui n'a pas encore été satisfaite, selon moi.

Pour ce qui est des diffuseurs publics, je ne partage pas l'opinion selon laquelle beaucoup de Canadiens considèrent le journalisme écrit comme étant très crédible, surtout en ce qui touche les nouvelles et les actualités. Il en était ainsi même avant les doubles révélations de malhonnêteté et de plagiat du journaliste du New York Times et l'aveu qu'a fait CNN d'avoir supprimé certaines nouvelles.

Au Canada, la couverture qui a été faite de la guerre en Irak et de la politique au Moyen-Orient par la CBC n'est pas à mes yeux équilibrée, pas plus que celle de la BBC. Par contre, j'ai pu voir des reportages éclairés et équilibrés au cours de l'émission News Hour de Lehrer, sur PBS, cette chaîne dont le cofondateur est canadien. La CBC a particulièrement souffert de la diffusion d'une émission d'affaires publiques comme Counterspin dont l'animateur, à une certaine époque, était une personne qui, non seulement, avait une opinion bien définie des questions politiques et sociales complexes mais se faisait également un point d'honneur de promouvoir cette opinion au cours des débats qu'elle animait. S'il s'agissait là d'une tentative d'établissement d'un plan d'action par le diffuseur public, ses efforts ont été efficacement minés.

Un des problèmes vient du processus de financement. La télévision de Radio-Canada/CBC est financée par l'État et les commanditaires. Son homologue de la radio, qui bénéficie d'un soutien public plus vaste, n'a pas de commanditaires. La cote d'écoute de la télévision de langue anglaise est touchée de 12 p. 100 en 1993 à moins de 7 p. 100 en 2002, et celle de la télévision de langue française est passée de 20 p. 100 à 17 p. 100. Si l'on retire les nouvelles, les actualités et les sports, la cote de la CBC serait encore plus faible.

D'autres ont signalé la contribution que les réseaux de services spécialisés apportent maintenant à des formats d'émissions qui étaient auparavant l'apanage des radiodiffuseurs publics.

Par contre, au Royaume-Uni, les diffuseurs publics bénéficient d'une cote d'écoute de plus de 40 p. 100, en Allemagne, elle est de près de 40 p. 100 et en France d'environ 45 p. 100.

Aux États-Unis, PBS a conservé une part de 3 p. 100 du marché et, fait à noter, un apport continu de fonds publics mesuré en dollars constants depuis 1980. Ces chiffres viennent d'un rapport qui est cité dans les notes.

Il vaudrait mieux pour la télévision publique qu'elle soit financée uniquement par l'État. La dépendance à l'égard des cotes d'écoute diminuerait; elle pourrait alors mettre l'accent sur des secteurs mal desservis du marché des nouvelles et du divertissement et mériterait probablement la renommée dont bénéficie la radio CBC.

Cette situation pourrait s'accompagner de l'élimination des règles de contenu qui sont de toute façon inefficace actuellement et qui risquent de donner lieu à des conflits commerciaux.

J'ai parlé dans mes notes de ce que certains considèrent comme étant les grandes années de la radiotélévision publique. J'ai grandi avec la radio de la BBC. Elle offrait deux programmations, les émissions pour le foyer et les émissions légères, dont le contenu a été déterminé par lord Reith de 1926 à 1938. Gestionnaire autocratique, aimant imposer ses opinions, sa morale et autres vertus aux auditeurs, il a déclaré à un certain moment qu'il était fier que la programmation de la BBC ne traite d'aucune question publique.

Même à cette époque, la concurrence est venue de Radio Luxembourg, un poste privé, et au cours des années 50, de stations maritimes pirates qui émettaient à partir de navires ancrés dans la mer du Nord, à la grande consternation de la BBC qui a tenté de faire cesser ces émissions, et la concurrence s'est donc fait sentir même dans la situation que connaissait la BBC.

Je vais maintenant examiner les politiques de rechange. Vous avez examiné certaines de ces questions. Dans le cas où l'État déciderait d'intervenir dans le but d'augmenter la diversité, ce que je ne conseille pas, et par là, je veux dire que je ne suis pas en faveur d'une telle intervention mais je n'ai rien contre l'augmentation de la diversité, les solutions comprennent la fragmentation d'entreprises existantes, leur réglementation ou la promotion de l'accès de nouveaux venus, tant canadiens qu'étrangers. Cette dernière solution exigerait l'élimination des restrictions à la propriété étrangère appliquées aux journaux, au moyen de la Loi de l'impôt sur le revenu, par la déductibilité de la publicité pour fins fiscales.

D'une certaine manière, la présence étrangère existe déjà du fait de l'accès accru aux publications étrangères par les Canadiens. Des témoins ont noté que plus de 700 000 Canadiens sont abonnés au service Internet gratuit de New York Times, chiffre qui dépasse le tirage de n'importe quel quotidien canadien. Une étude sur l'abonnement direct à d'autres revues et journaux étrangers fournirait plus d'informations pertinentes à ce sujet.

Le nombre et la diffusion des journaux locaux et ethniques pourraient constituer un autre indicateur de diversité. Le volume 1 du comité précédent du Sénat sur les moyens de communication de masse comportait des chapitres sur ces publications. Des recherches ponctuelles m'ont permis de constater que la Bibliothèque nationale avait reçu 130 journaux ethniques rédigés dans près de 35 langues en 2003. Leur tirage et les recettes publicitaires ne sont pas indiqués mais devraient être accessibles, avec un peu de recherche. Certains d'entre eux peuvent être des tirages des doublés de publications étrangères et, dans ce cas, seraient inadmissibles en théorie à la déduction fiscale pour les annonceurs canadiens.

La question de la concentration dans les marchés régionaux, comme Vancouver, si elle pose problème, sera atténuée si les sources existantes de nouvelles ne fournissent pas une couverture satisfaisante qui reflète les désirs des auditeurs. L'accès de nouvelles entreprises en sera encouragé ou les consommateurs migreront vers d'autres sources qui sont maintenant accessibles grâce à la technologie, et les entreprises existantes perdront leur tirage et leurs recettes publicitaires.

L'élimination des politiques qui découragent l'accès des entreprises étrangères favoriserait la concurrence. Dans un rapport récent, le Comité permanent de l'industrie de la Chambre a proposé de supprimer les restrictions applicables à la propriété étrangère dans les industries des télécommunications et de la diffusion, et si je me souviens bien, dans le secteur des satellites. On s'attend à ce que le Comité du patrimoine présente une recommandation bien différente.

Je serais en faveur d'assouplir ces règles dans le but d'attirer davantage d'investissements dans ce secteur. Si cela ne se fait pas, ces entreprises vont perdre leurs lecteurs, parce que ces derniers vont être attirés par les autres sources qui existent actuellement, et que j'ai décrites, grâce aux nouvelles technologies.

La présidente: Merci. Ce sont là des questions importantes.

Lorsque vous avez parlé de la concentration des journaux, vous avez dit que les quotidiens connaissaient des difficultés financières, qu'ils étaient peu ou pas rentables. Tout le monde est au courant des sommes d'argent considérables que le National Post a perdues, du moins jusqu'à aujourd'hui. Certains affirment que la situation financière du Globe and Mail n'est pas très bonne, même si je ne sais pas si ces affirmations sont exactes ou non.

Le comité a entendu l'ancien éditeur de l'Ottawa Citizen qui a déclaré que les journaux locaux étaient très rentables. Je me demande si vous avez tenu compte de cet aspect dans votre analyse.

M. Maule: Je m'intéressais davantage aux quotidiens nationaux. Là encore, je pense que nous savons pas mal de choses au sujet du National Post. Nous avons entendu des rumeurs concernant le Globe and Mail. J'ai vérifié la rentabilité du secteur des journaux par rapport aux autres secteurs exploités par Torstar. Dans leur dernier rapport, cette rentabilité semble excellente, mais au cours des années antérieures, il semble que les bénéfices de Torstar proviennent principalement de ses activités dans le domaine de l'édition de livres, en particulier grâce au succès qu'il a eu avec les livres Harlequin, et non pas avec les journaux.

Vous avez raison de dire que certains journaux locaux sont plus rentables. Je pense que certains journaux de quartier le sont aussi. Si je juge d'après le quartier où je vis, ces journaux sont de plus en plus épais, et pas seulement grâce aux nouvelles mais aussi aux annonces publicitaires. Les journaux locaux et de quartier de ce genre semblent avoir d'excellents résultats financiers. Ils représentent le moyen de communiquer, au niveau local, aux Canadiens des nouvelles canadiennes.

J'aimerais beaucoup que l'on fasse davantage de recherche dans ce segment du marché des quotidiens.

La présidente: Une précision, lorsque j'ai posé une question au sujet des journaux locaux, je ne pensais pas aux journaux communautaires. Je pensais à des journaux comme l'Ottawa Citizen et le Vancouver Sun.

Mesdames et messieurs, je suis peut-être un peu chauvine mais je dois vous signaler que la Montreal Gazette célèbre aujourd'hui son 225e anniversaire.

Le sénateur Graham: Merci au témoin. Lui aussi est très intéressant. Je ne sais pas comment nous allons pouvoir lui poser toutes les questions que nous souhaitons dans le temps qui nous reste.

Vous avez utilisé l'exemple de Torstar pour ce qui est de la rentabilité. Ne pensez-vous pas que Torstar a peut-être subi un contrecoup négatif de l'arrivée du National Post mais qu'il a depuis retrouvé sa rentabilité?

M. Maule: Je n'ai pas analysé les chiffres du tirage des principaux quotidiens canadiens ces derniers mois mais cela me paraît un effet naturel de la concurrence. Lorsqu'une nouvelle entreprise arrive sur le marché et s'approprie une partie des lecteurs, les autres journaux cherchent des façons de retrouver leur tirage antérieur, et il n'est donc pas surprenant de voir des changements dans la direction, dans l'équipe éditoriale, pour essayer de récupérer une partie des lecteurs.

Cela m'indique que dans ce marché particulier, parce que Torstar exerce ses activités dans la région de Toronto, les forces de la concurrence se font sentir et que le chiffre des tirages devraient montrer ce qui se passe réellement dans ce secteur.

Le sénateur Graham: Je dois vous interroger de façon très précise au sujet d'une affirmation que vous avez faite. Vous avez dit que vous aviez été élevé avec la radio BBC et que vous vous souvenez de lord Reith. Étant donné que je ne peux pas affirmer que j'écoutais la BBC au début des années 30, et je suis très surpris. C'est une excellente chose, si vous faisiez effectivement référence à la BBC de cette époque et non référence à la façon dont lord Reith contrôlait les programmes?

M. Maule: Je faisais référence au fait qu'une partie de ces années correspondait à l'époque où j'étais capable d'allumer et d'éteindre un poste de T.S.F. Cependant, lord Reith a laissé un héritage qui a amené de fortes personnalités à assumer le poste de directeur général de la BBC, ce qui s'est poursuivi, bien sûr, pendant la guerre et au début de l'après-guerre, à l'époque où j'écoutais beaucoup la radio, sénateur Graham.

Il est également intéressant de rappeler que les nouvelles de la BBC en temps de guerre étaient pratiquement rédigées par le Foreign Office, ou certainement approuvées par lui, parce qu'il contrôlait les informations destinées à la population. Si les Britanniques avaient vraiment su que la situation était aussi grave en 1942, jusqu'au début de la campagne d'Afrique du Nord, ils auraient été très démoralisés, ou du moins plus démoralisés qu'ils l'étaient. Il y a donc eu des diffuseurs publics pendant la guerre, mais leurs programmes étaient contrôlés par le gouvernement.

Le sénateur Graham: Je dois avouer, madame la présidente, que j'étais un peu un fan de la radio dans ma jeunesse, et qu'il m'arrivait parfois de jouer avec les boutons tard le soir pour voir le genre de bruits étranges et merveilleux que je pouvais obtenir de postes lointains. Je partage vos sentiments.

Un de nos témoins, et je n'ai pas assisté à son témoignage mais il figure au compte rendu, a proposé la création d'un quotidien national public, une sorte de version imprimée de la CBC. Avez-vous des commentaires à faire sur les aspects économiques d'un tel projet ou sur l'idée d'avoir un quotidien national, financé par l'État?

M. Maule: Permettez-moi de répondre d'abord à la seconde partie de votre question, les aspects économiques ou le modèle commercial qui serait utilisé. Tous les quotidiens dépendent des recettes provenant de la publicité et des ventes, et s'il ressemblait aux autres quotidiens, cela représente un partage 70/30, ou quelque chose du genre. Si les recettes ne suffisaient pas à financer le fonctionnement du journal, il faudrait alors qu'il reçoive des subventions du gouvernement. Un modèle commercial, s'il était retenu, dépendrait des ventes, et donc, du nombre des personnes qui sont prêtes à acheter le journal.

La cote d'écoute de la télévision CBC ne fait que diminuer, ce qui ne permet pas d'envisager avec optimisme l'avenir économique d'une telle entreprise, à moins que les subventions ne compensent les déficits provenant de l'insuffisance des recettes. Le modèle commercial ne semble guère prometteur, à moins que le gouvernement ne soit prêt à le subventionner en cas de besoin.

Sur la question plus générale de l'opportunité d'avoir un quotidien public, je dirais que cela me rappelle des formes de gouvernement autocrate, dont certains ont effectivement leur propre quotidien. Je m'attendrais à voir un tel modèle dans des pays comme, et là je n'aime pas beaucoup citer des noms, la Corée du Nord, le Myanmar, ou des pays du même genre.

Même dans les endroits que je connais un peu, comme la Malaisie, le quotidien appartient à une entreprise privée, mais il est le porte-parole du gouvernement. Je ne suis donc pas en faveur de cette proposition ou recommandation, que ce soit pour des motifs reliés au caractère commercial de l'entreprise, ou pour la façon dont elle pourrait être considérée et pourrait fort bien être exploitée.

Le sénateur Phalen: Cette question a été posée aux autres témoins et nous avons obtenu des réponses différentes. Vous avez déclaré dans la section «Radio-télévision publique» et je cite «Je ne suis pas d'accord avec l'affirmation selon laquelle le journalisme écrit et parlé est considéré par beaucoup de Canadiens comme étant très crédible [...]»

Pensez-vous que ce soit la formation des journalistes qui soit à l'origine du problème?

M. Maule: J'ai lu le témoignage de personnes qui s'occupent de plus près que moi de la formation donnée aux journalistes par les universités. J'en ai rencontré au cours de ma carrière de professeur et j'ai effectivement constaté qu'ils n'étaient pas très forts en histoire, en économie, qui était mon sujet, d'une façon générale, en affaires internationales et qu'ils n'avaient pas beaucoup d'aptitude à s'exprimer par écrit.

Je pense que les gens qui veulent devenir journalistes ne devraient pas aller directement dans les facultés de journalisme mais obtenir d'abord une formation générale en histoire, en économie, en science politique, en science ou dans un autre domaine. Ensuite, pour développer leurs aptitudes de journaliste, ils devraient travailler comme apprenti dans un journal avant de devenir des journalistes pleinement rémunérés.

Si je devais élaborer un programme de journalisme, ce que je n'ai jamais fait, je procéderais de cette façon. Il est effectivement possible d'améliorer la formation que reçoivent les journalistes.

Le sénateur Phalen: Pourriez-vous m'en dire davantage? Vous parlez de la «possibilité d'améliorer» mais pourquoi pensez-vous que les journalistes ne sont pas très crédibles? Quelle est la solution? Quelle est la réponse?

M. Maule: Je pensais dans cette section au journalisme traditionnel de la presse écrite et de la radiotélévision. La concurrence qu'ont subie ces secteurs à cause de la nouvelle technologie va inciter les journalistes à mieux faire leur travail et va améliorer les articles publiés dans ce secteur. On peut espérer que cela va renforcer la crédibilité des journalistes des médias traditionnels.

Il existe aujourd'hui de nouvelles forces concurrentielles qui vont aider à donner davantage de crédibilité aux journalistes traditionnels.

Un nouvel aspect intéressant est l'apparition du mouvement anti-mondialisation, qui a commencé avec les négociations qui ont entouré l'Accord multilatéral sur l'investissement, qui a manifesté ensuite à la réunion de l'OMC à Seattle et par la suite, à toutes les réunions internationales. Ces personnes utilisent des médias non traditionnels pour s'informer et se former mutuellement. Elles ont réussi à créer des pressions sur les sources traditionnelles des médias, à savoir, la presse écrite et la radio et la télévision, pour qu'ils améliorent le compte rendu des événements et leur interprétation. Il se produit en ce moment un changement radical dans ce domaine à cause de la technologie.

C'est pourquoi j'utiliserais tous les moyens pour renforcer la concurrence, phénomène qui se développe de toute façon, de façon à renforcer la crédibilité des journaux. Il y a des choses qui se sont passées au New York Times qui dépassent tout simplement l'entendement. Elles soulèvent également des questions sur la gouvernance de cette entreprise, sur la façon dont la haute direction et l'éditeur du journal traitent leurs employés, et sur les pressions qu'ils subissent pour modifier la situation. Je crois que cette situation a considérablement nui, à l'extérieur des États-Unis, à la crédibilité des journaux traditionnels.

Pour répondre à votre question, j'espère que l'utilisation expérimentale des nouvelles technologies va renforcer la concurrence et améliorer la crédibilité de ce que j'appelle le journalisme «traditionnel».

La présidente: Je suis sûre que le New York Times n'a pas besoin de mon aide mais je me permets de suggérer que l'on peut également dire que, si l'affaire Jason Blair, si c'est bien son nom, a fait autant de vagues, c'est parce que c'était un cas exceptionnel, et non pas généralisé.

Le sénateur Spivak: Je pense que votre idée d'un programme de journalisme est excellente. J'espère que cela pourrait figurer dans nos recommandations, même si cela est peu probable. Je conteste votre point de vue selon lequel cela contribue à la crédibilité. Les gens savent intuitivement, et je suis d'accord avec vous au sujet de l'Internet, qu'un journal est aujourd'hui moins un moyen de formation qu'un produit axé sur le loisir et le commerce. Si nous avons autant de sensationnalisme et de mauvais articles, c'est parce que les propriétaires, qui sont habituellement de grands pontes, recherchent avant tout le profit. Ces journaux ne sont pas rentables de toute façon. Ne pensez-vous pas que c'est là la véritable raison de leur manque de crédibilité? Comme l'a mentionné mon collègue, toutes les histoires qui sont publiées dans les tabloïdes et dont tout le monde sait qu'elles sont fausses sont simplement publiées pour vendre du papier, et elles le font.

M. Maule: Si vous êtes propriétaire d'un journal, vous devez nécessairement vous intéresser au tirage. Il est regrettable que les événements sensationnels et faussés attirent les lecteurs, qui attirent à leur tour les annonceurs. Nous examinons cette situation par rapport aux journaux traditionnels. Si c'est la seule place où les gens peuvent...

Le sénateur Spivak: Ou la télévision?

M. Maule: Ou la télévision, mais ce n'est pas la seule place qu'ils semblent fréquenter à l'heure actuelle. Nous constatons que le pourcentage des foyers où l'on lit un quotidien est en diminution. Nous savons que le nombre d'heures consacré en moyenne à la télévision est également en train de diminuer. La question qu'il faut donc se poser est celle de savoir où vont ces personnes ou ce qu'elles font de leur temps. Est-ce qu'une partie de ce temps consiste à visiter des sites Web où ils trouvent de l'information ou recherchent-ils tout simplement à se divertir autrement?

Pour revenir à ma remarque initiale, je pense que votre comité doit étudier l'effet de la technologie sur les médias, sur les limites traditionnelles entre les médias et se demander si c'est bien la façon dont les médias doivent être définis aujourd'hui. Si ce n'est pas le cas, il faut alors se demander comment ces limites se sont déplacées et comment les nouveaux médias concurrencent les médias traditionnels.

Même les médias traditionnels, les journaux et les diffuseurs, ont des sites Web qui se concurrencent. Je signale que c'est là une évolution intéressante parce que les diffuseurs sont réglementés lorsqu'ils utilisent les ondes mais pas lorsqu'ils exploitent les sites Web. Les journaux ne sont pas réglementés de la même façon que les diffuseurs, que ce soit pour les éditions papier ou pour leurs sites Web.

Il existe donc aujourd'hui une concurrence entre des entités réglementées et des entités non réglementées. Nous ne connaissons pas le nombre des personnes qui visitent les sites Web. Nous savons toutefois que, selon une enquête de Statistique Canada au sujet de l'utilisation de l'Internet, la destination qui arrive au second rang, après les achats et le reste, ce sont les sites Web consacrés aux nouvelles et aux affaires publiques.

La présidente: Monsieur Maule, je n'essaie pas de vous couper la parole parce que je trouve fascinant ce que vous dites mais je tiens à signaler à tout le monde qu'il ne nous reste que 10 minutes. Nous avons un sénateur très patient qui veut vous poser une question depuis longtemps.

M. Maule: Je m'arrête immédiatement.

Le sénateur Day: Mes collègues ont posé la plupart des questions que votre exposé m'avait suggérées, monsieur Maule. Je vous en remercie. Je trouve fascinant que vous ayez commencé par citer le livre intitulé «When old technologies were new» (Au temps où les anciennes technologies étaient de nouvelles technologies), et que vous ayez parlé de l'effet des nouvelles technologies. Nous constatons qu'on se demande aux États-Unis si les anciennes règles sont encore utiles, compte tenu de la concentration de la propriété et de la propriété croisée, problème qui n'est pas très différent de celui qui se pose au Canada. On continue à se poser cette question et la Chambre des communes, à laquelle vous avez fait référence, vient de publier un rapport qui parle des questions reliées à la propriété étrangère. On devrait peut-être assouplir ces règles et favoriser la diversité. C'est en fait ce que nous recherchons, intégrité et diversité, en vue de déterminer ce qui servirait le mieux la population.

Vous avez fait des commentaires sur la BBC et sur le fait que malgré toutes les règles destinées à protéger le diffuseur public du Royaume-Uni, cela n'a pas empêché la concurrence. Je dirais peut-être alors qu'il ne faudrait pas imposer de règles du tout. En particulier, avec toute cette nouvelle technologie, ce devrait être un marché complètement ouvert. Je regarde par contre les chiffres et constate que la BBC a encore une cote d'écoute de 40 p. 100. Est-ce que cela vient des règles assez strictes qui ont été adoptées? Le diffuseur public canadien n'a que 7 p. 100 du marché.

Ma question comporte une autre partie. Je vais la terminer et vous demander ensuite de me donner vos commentaires. Je suis comme vous, je m'inquiète un peu plus que notre présidente de la situation du New York Times et je me pose des questions au sujet de la révélation faite par CNN qu'il avait supprimé des nouvelles pour conserver leur homme à Bagdad, un aspect qui était très important du point de vue commercial.

Tout cela n'est-il pas symptomatique de ce que nous avons vu du côté de la gouvernance des entreprises, avec Enron, et montre que cela se propage à d'autres secteurs? Si c'est bien le cas, on peut se demander si la concurrence aura vraiment l'effet que vous pensez? La concurrence est basée sur les aspects commerciaux. Une bonne partie des difficultés que nous constatons actuellement s'explique par les pressions commerciales. Est-il possible de réglementer cette situation ou devons-nous accepter le fait que les médias ne sont pas aussi purs que nous l'espérions, et que nous le pensions?

M. Maule: J'ai consacré une partie de ma vie professionnelle à enseigner l'organisation industrielle et les politiques en matière de concurrence. Je suis très au courant des agissements des entreprises, si vous me permettez d'utiliser ce mot, dans le domaine de la concurrence. Je ne pense pas que le cas des médias soit unique. Nous avons vu cela avec Enron, dans les télécommunications, et dans certains domaines où il existe des problèmes de gouvernance d'entreprise.

Je pense qu'il faut un organisme de surveillance, qu'il prenne la forme d'un conseil de presse ou d'un conseil des normes en matière de la radiodiffusion, comme celui que nous avons au Canada, ainsi que de politiques en matière de concurrence pour fournir un cadre réglementaire aux médias. Je pense qu'il faudra également prévoir un cadre réglementaire pour l'Internet, une question qui a été soulevée par le témoin précédent.

Les règles traditionnelles canadiennes en matière de contenu que nous avons dans le domaine de la radiotélédiffusion ne s'appliqueront pas à l'Internet. Le CRTC a plus ou moins déclaré que cela ne serait pas le cas. Il faudra néanmoins adopter des normes de comportement acceptables et veiller à ce que le matériel diffusé et transmis sur l'Internet respecte certaines normes sociales. Pour les raisons dont vous avez parlé, il est très difficile d'y parvenir à l'échelle nationale. Cela exige une collaboration internationale, de la même façon que nous négocions les couloirs aériens pour ne pas avoir d'accidents; il y a un organisme international qui s'en occupe. Il y aura des normes internationales sur la violence, la pornographie sur l'Internet, mais il faudra un certain contrôle. Oui, il faudra mettre en place un cadre réglementaire pour les médias, et délimiter avec précision la nature de ce cadre fait partie du défi auquel vous faites face.

Pour revenir à la première question, à savoir pourquoi la BBC obtient de bonnes cotes d'écoute comparées à la CBC, je crois que cela vient principalement de son financement. Les gens savent que la BBC, le diffuseur public, a reçu une mission spéciale du gouvernement et qu'elle doit faire certaines choses. Tant qu'elle s'acquitte correctement de sa mission, elle bénéficie du soutien financier du gouvernement, qui se traduit par un certain type de financement. Il est regrettable que le Canada ait choisi dès le départ une autre orientation, celle consistant à utiliser à la fois le financement public et le financement privé pour CBC, parce que cela l'oblige à contenter deux chefs. Il y a le gouvernement d'un côté, et le marché de l'autre, et cette organisation n'a jamais réussi à satisfaire les deux.

J'ai passé une année en Australie, et la Australian Broadcasting Corporation est uniquement financée par le gouvernement. Cet organisme bénéficie d'un large appui au sein de la population australienne, bien supérieur à celui dont jouit la CBC, et là, je fais une distinction, au Canada. Je pense que cela vient du mécanisme de financement.

La BBC s'est également lancée dans le commerce avec la BBC International. Elle a pris la décision de vendre ses émissions à l'étranger. Elle ne vend pas uniquement des émissions, parce qu'il y a des annonces publicitaires qui font partie de ces émissions. Elle a donc choisi une façon détournée d'obtenir un financement commercial et elle a fait preuve de beaucoup d'initiative pour vendre ses programmes à l'étranger. Il y a les nouvelles BBC, il y a maintenant également BBC Canada. La BBC diffuse une édition régionale au Canada et ailleurs. C'est le modèle dédoublé, mais dans ce cas-ci, dans le domaine de la radiodiffusion.

J'espère que cela répond à deux de vos questions.

Le sénateur Day: Je vous remercie de vos commentaires. Nous sommes en train d'explorer toutes sortes d'idées et vous nous avez donné beaucoup à réfléchir. Je vous remercie de nous consacrer votre temps.

La présidente: Je vais poser en vitesse une question supplémentaire concernant la BBC et la CBC.

Il y a un aspect auquel je réfléchis, c'est la différence qui existe entre les deux sur le plan du contexte; il y a une chose qui vient immédiatement à l'esprit, c'est que les Canadiens ont toujours eu accès à d'autres sources de diffusion situées dans un pays voisin qui parlait leur langue.

Il n'y avait pas de pays voisin qui faisait concurrence à la BBC pour avoir l'attention des audiences britanniques. Est-ce là un aspect pertinent ou pensez-vous que je ne devrais pas en tenir compte?

M. Maule: Je pense que votre analyse des différences constatées entre la façon dont a évolué la BBC et la CBC devrait tenir compte de cet aspect. Néanmoins, je me demanderais aussi pourquoi la BBC a décidé de quitter son marché national et de se lancer sur le marché international alors que la CBC s'est toujours contentée de son marché national. Il y a bien eu une époque, vous vous en souvenez, où M. Juneau était à la tête de la CBC et cette société avait fait beaucoup d'efforts pour vendre ses émissions par satellite; une partie de ses programmes sont reçus aux États-Unis.

Je crois que c'est une erreur de toujours penser que la taille de notre marché et la proximité des États-Unis nuisent à notre développement. En fait, si nous regardons vers l'extérieur et nous nous disons que c'est un marché dans lequel nous pouvons vendre un produit en utilisant la même langue, nous avons là un avantage considérable.

Permettez-moi de terminer en disant que, si vous regardez ce qui se passe dans l'industrie du divertissement, chez Alliance Atlantis et Lions Gate Films, et les autres, que font-ils? De plus en plus, une bonne partie de leurs recettes vient de l'exportation, en particulier des États-Unis. Ce sont des entreprises qui regardent vers l'extérieur et qui se disent: «Nous ne pouvons pas faire beaucoup de bénéfices au Canada parce que le marché est trop petit, mais nous pourrons en faire si nous nous lançons sur le marché anglophone mondial et si nous doublons nos émissions dans d'autres langues pour pénétrer d'autres marchés.»

La proximité des États-Unis devrait être considérée comme un avantage potentiel pour le Canada si nous l'exploitons correctement. Il y a de plus en plus d'entreprises privées qui le font.

La présidente: Merci, monsieur Maule. Vous avez soulevé des questions extrêmement complexes et vous nous avez fait réfléchir.

Sénateur Graham, j'ai dit il y a 12 minutes qu'il nous restait 10 minutes. Êtes-vous capable de poser rapidement une question et M. Maule est-il capable de vous répondre également rapidement?

Le sénateur Graham: Je suis fasciné par ce que notre témoin a déclaré au sujet de la couverture de la guerre en Iraq. Vous avez mentionné que le compte rendu qu'a fait la CBC de la guerre en Iraq et des politiques au Moyen-Orient n'était pas équilibré, ou parliez-vous de la BBC? Vous avez dit que les reportages diffusés à l'émission Lehrer News Hour, de PBS, chaîne qui a été cofondée par un célèbre Canadien qui passe encore ses étés en Nouvelle-Écosse, étaient plus fouillés et plus équilibrés.

Comment comparez-vous la couverture qu'a faite la CBC, j'ai pensé que la CBC avait couvert cet événement relativement bien, compte tenu des circonstances, et qu'elle l'avait fait de façon équilibrée, avec celle d'ABC, CBS, NBC et CNN?

M. Maule: Madame la présidente, je crois que je peux m'abstenir de répondre à cette question parce que je n'ai pas regardé toutes ces chaînes. Je ne suis pas un témoin crédible pour cette question, sénateur Graham. Il aurait fallu que je passe toutes mes journées à regarder les nouvelles; je suis effectivement à la retraite, mais ce n'est pas ce que je fais.

Le sénateur Graham: Il a beaucoup de choses à critiquer au sujet de la CBC, notre chaîne publique, ainsi qu'au sujet des journaux mais je pense que, dans les circonstances, et j'ai essayé autant que possible de regarder ce que montraient les autres chaînes, CBS, ABC, NBC et CNN, CBC a couvert la guerre de façon très équilibrée.

La présidente: Merci. Nous avons eu une séance très stimulante et nous vous sommes reconnaissants d'avoir pris le temps de venir ici et d'avoir préparé un exposé bien conçu.

Notre prochaine réunion aura lieu à 10 h 45 le 5 juin, dans la salle 160-S de l'édifice du Centre.

[Français]

Notre témoin sera Mme Armande St-Jean, professeure de lettres et de communications à l'Université de Sherbrooke. Récemment, elle a terminé la rédaction d'un rapport élaboré par un groupe de travail qu'elle a présidé. Ce groupe de travail avait été nommé par le gouvernement du Québec et il réfléchissait sur les questions qui nous préoccupent. Elle devrait être un témoin intéressant.

La séance est levée.


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