Délibérations du comité sénatorial permanent des
Banques et du commerce
Fascicule 4 - Témoignages du 29 avril 2004
OTTAWA, le jeudi 29 avril 2004
Le Comité sénatorial permanent des banques et du commerce, auquel a été renvoyé le projet de loi C-249, Loi modifiant la Loi sur la concurrence, se réunit aujourd'hui à 11 h 06 pour examiner le projet de loi.
Le sénateur Richard H. Kroft (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président: Ce matin, notre premier témoin est M. Schwartz, économiste et ancien membre du Tribunal de la concurrence. Monsieur Schwartz, nous avons déjà eu le plaisir de vous accueillir et nous vous souhaitons de nouveau la bienvenue.
Je crois que vous avez une déclaration préliminaire. Nous vous écoutons.
M. Lawrence P. Schwartz, économiste, ancien membre du Tribunal de la concurrence, témoignage à titre personnel: Honorables sénateurs, j'apporte avec moi mon expérience en économie. J'ai eu l'insigne honneur de servir le Canada à titre d'«autre membre» à temps plein du Tribunal de la concurrence pendant cinq ans. J'ai fait partie des formations du Tribunal qui ont entendu notamment les affaires Air Canada et Canadian Waste, diverses affaires d'ordonnance par consentement et le fusionnement Supérieur Propane-ICG Propane.
J'espère pouvoir contribuer aux travaux du comité par mon indépendance. Je ne travaille pour personne qui aurait des intérêts dans cette affaire, ni pour aucun client ou cabinet d'avocat qui serait concerné par une affaire dont le Bureau ou le Tribunal de la concurrence est saisi. Ma contribution sera ma connaissance de l'historique de la Loi sur la concurrence et des raisons pour lesquelles on y trouve certains éléments, dont la défense fondée sur l'efficience prévue à l'article 96 que vise le projet de loi C-249.
Ma position est très simple. Ce projet de loi propose un changement majeur dans la politique de concurrence du Canada, et non pas un changement mineur ou anodin. Il n'est absolument pas justifié d'un point de vue économique.
À mon avis, l'article 96 donne de bons résultats. Il donne, en fait, les résultats escomptés. Par contre, le projet de loi n'est pas nécessaire et pourrait même causer du tort. Il est fondé, si je peux dire, sur une mauvaise compréhension du rôle, de l'intention et de l'objet du droit concernant les fusionnements qu'encadre la Loi sur la concurrence.
Le projet de loi élimine la défense fondée sur l'efficience qu'on peut actuellement invoquer dans le cas d'un fusionnement anticoncurrentiel et ferait plutôt de l'efficience un facteur que le Tribunal de la concurrence peut prendre en considération pour déterminer si ce fusionnement est contraire à l'article 92. J'appuie sur les mots «peut prendre en considération». À l'heure actuelle, les gains en efficience doivent être considérés, conformément à l'article 96 sur la défense fondée sur l'efficience. Il n'y a aucun pouvoir discrétionnaire. Or, ce projet de loi ferait de l'efficience un facteur tout à fait discrétionnaire. Peu importe l'importance de ces gains, le Tribunal pourrait en faire abstraction lorsqu'il décide si un fusionnement affaiblit considérablement la concurrence ou non. Je souligne l'élément discrétionnaire que contient le projet de loi C-249.
Par ailleurs, le projet de loi fait état des avantages aux consommateurs. Les gains en efficience à considérer doivent apporter des avantages aux consommateurs, notamment des prix compétitifs ou un choix dans les produits.
Selon mon interprétation, il y a un peu d'ambiguïté ici. Cette disposition exigerait que les gains en efficience que le Tribunal peut considérer doivent nécessairement entraîner une réduction des prix à un niveau concurrentiel.
Cette exigence implique que nous connaissons le niveau concurrentiel. Or, dans la réalité et au quotidien, je ne sais pas où se situe le prix compétitif. J'en ai une idée. Les choses qui sont claires en théorie économique ne le sont pas nécessairement dans les transactions commerciales de tous les jours. Je ne dis pas que c'est impossible à évaluer, mais bien que ce sera difficile.
Que fait-on si le prix avant le fusionnement se situe déjà au-dessus du niveau concurrentiel? Dans ces circonstances, si l'on exige que les gains en efficience soient considérés, ces gains doivent être suffisants pour entraîner une baisse des prix en dessous du niveau antérieur au fusionnement. Je ne comprends pas pourquoi on exige que le prix atteigne un niveau concurrentiel. Pourvu que le prix baisse, nous y gagnons tous. Je ne comprends pas bien pourquoi ce prix doit être un prix compétitif. Dans de nombreux cas, ce détail n'aura peut-être pas d'importance, mais il en aura certainement dans d'autres cas.
Ce qui m'inquiète, c'est que les gains en efficience auront moins de poids s'ils deviennent un facteur discrétionnaire. Nous finirons par adopter le modèle américain ou le régime de concurrence plus rigide de l'Europe qui, à mon avis, est à l'opposé de ce que visaient les modifications apportées en 1986 à la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, dont a découlé la Loi sur la concurrence et qui nous ont donné la défense fondée sur l'efficience telle que nous la connaissons aujourd'hui.
C'était pour mettre l'accent sur l'efficience de l'examen des fusionnements que le Parlement a fait de l'efficience un élément de défense plutôt qu'un facteur en 1986. On ne voulait pas emprunter la voie prise par les Américains, c'est-à- dire faire en sorte que les choses deviennent si discrétionnaires qu'elles n'ont plus de poids ou encore qu'elles prennent une importance de façon si ambivalente qu'on ne sait plus ce qu'est la politique.
Quant à l'historique de la loi, bon nombre de Canadiens doivent se demander d'où vient l'article 96 qui existe aujourd'hui. Son origine remonte à un rapport de 1969 du Conseil économique du Canada qui, à la demande du gouvernement fédéral, avait entrepris une étude sur la politique de concurrence en vue de modifier l'ancienne Loi relative aux enquêtes sur les coalitions. Vous êtes nombreux à savoir qu'en vertu de cette loi, le fusionnement et le monopole étaient des infractions criminelles. En ce qui concerne les fusionnements, aucune condamnation n'a jamais été prononcée parce que l'accusation n'a jamais réussi à satisfaire aux critères criminels de la preuve que le fusionnement était contraire à la loi.
Le Conseil économique du Canada a fait valoir notamment que l'évaluation des fusionnements ne devait pas relever du droit pénal. Il considérait en outre que le fusionnement était normal. Il ne fallait pas présumer qu'un fusionnement était mal en soi. Les fusionnements constituaient un élément normal de l'activité économique et ne devaient pas être considérés comme des infractions criminelles. Cette prise de position faisait suite à une recherche qui avait révélé que les usines canadiennes étaient en dessous de l'échelle mondiale, qu'elles desservaient surtout le marché intérieur protégé par d'importants tarifs et barrières commerciales et que, par conséquent, elles n'étaient pas en mesure de compétitionner dans un monde caractérisé par la libéralisation du commerce et des investissements.
Pour ces deux motifs, le Conseil a soutenu que, pour rendre la politique de concurrence plus efficace, il fallait décriminaliser le fusionnement pour en faire une infraction de nature civile. Il a aussi affirmé que le régime de droit civil était nécessaire pour que les gains en efficience soit pris en considération. Dans son rapport de 1969, le Conseil économique dit explicitement que, dans le cas des fusionnements, il fallait prévoir une défense fondée sur l'efficience. Il a reconnu qu'il était possible de permettre un fusionnement anticoncurrentiel si les gains en efficience étaient plus importants que le tort causé à la concurrence.
J'aimerais souligner un aspect que vous comprendrez. Le Conseil économique du Canada était un organisme de recherche indépendant. C'est dans ce cadre de recherche que la défense fondée sur l'efficience a été conçue.
Les membres du comité sauront également que les tentatives visant à modifier la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions dans les années 70 et 80 ont été semées d'embûches, probablement parce que les dispositions concernant la conspiration inquiétaient les gens d'affaires. D'autres que moi pourraient peut-être parler de cet aspect.
On se préoccupait peu que le fusionnement prenne un caractère civil ou que la défense fondée sur l'efficience soit prévue, même si la première disposition concernant la défense fondée sur l'efficience que le gouvernement a proposée à la suite du rapport du Conseil économique du Canada permettait cette défense seulement si les gains réalisés étaient transmis aux consommateurs sous forme d'une baisse de prix. C'est ce que prévoyait le projet de loi C-256.
Ce projet de loi n'a pas été adopté. Il a été remplacé quelques années plus tard. Son historique est exposé dans mon rapport.
Par la suite, l'exigence voulant que les gains soient transmis aux consommateurs a été écartée; la défense fondée sur l'efficience était maintenue sauf dans le cas où le fusionnement devait entraîner le contrôle presque total d'un produit dans un marché. Cette disposition touchait à la question du monopole, mais elle n'a pas survécu.
Le gouvernement libéral a déposé le projet de loi C-29 en 1982. Il s'agissait d'un texte simple, que j'ai reproduit dans mon rapport. La défense fondée sur l'efficience ne faisait l'objet d'aucune contrainte. On n'exigeait plus que les gains soient transmis aux consommateurs et on n'imposait aucune limite en cas de monopole. Le gouvernement conservateur a finalement adopté les modifications de 1986 du volet civil de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, qui est devenue la Loi sur la concurrence, et c'est ce que nous avons aujourd'hui.
Tout au long de l'histoire de cette loi, diverses tentatives visant à limiter le recours à la défense fondée sur l'efficience ont échoué. Pourquoi? À mon avis, c'est parce que les rédacteurs des plus récentes modifications de 1986 ont vu le caractère fondamentalement économique de la défense fondée sur l'efficience. Ils voulaient certes mettre un terme aux fusionnements anticoncurrentiels, mais souhaitaient aussi profiter des gains en efficience issus des fusionnements anticoncurrentiels lorsque ces gains dépassent les torts causés à la concurrence.
Le volet civil de la Loi sur la concurrence comporte d'autres dispositions concernant l'efficience. Prenons par exemple l'article 79. Nous parlons maintenant d'abus de position dominante, alors qu'il s'agissait autrefois de l'infraction de monopolisation. Une partie de l'article 79 stipule que si la pratique controversée conduisant à un abus résulte d'un rendement économique supérieur, le tribunal doit alors tenir compte de ce facteur. Je souligne l'utilisation du mot «doit». Le tribunal ne peut faire fi de ce facteur. Il est donc possible qu'une pratique non concurrentielle puisse être défendue si elle résulte d'un rendement concurrentiel supérieur, entre autres considérations.
L'intention première de l'article 75, qui porte sur le refus de vendre, était de protéger les petites entreprises dans les cas où un négociant ou un fabricant déciderait arbitrairement de mettre fin à son approvisionnement. Le tribunal a été saisi d'un certain nombre de causes portant sur l'article 75. La petite entreprise a toujours gain de cause, comme il se doit en vertu de l'article 75. Cette chose est claire.
Plus récemment, le Parlement a modifié l'article 75 de manière à ce que la partie qui se sent lésée par un refus d'approvisionnement doit non seulement prouver qu'elle a souffert de ce refus, mais elle doit aussi établir que ce refus nuit à la concurrence. Ce n'est pas la même chose qu'une diminution substantielle de la concurrence que prévoient les dispositions sur le fusionnement, mais l'idée est la même.
Nous avons ici un autre exemple de la façon dont les dispositions civiles de la Loi sur la concurrence évoluent, qui montre qu'il faut mettre l'accent sur le caractère économique de cette loi pour promouvoir le développement économique à long terme.
Le dernier point que j'aimerais souligner à ce sujet porte sur la disposition un peu étrange que comporte le paragraphe 92(2). L'article 92 permet au tribunal de prendre une ordonnance lorsqu'il détermine qu'un fusionnement est anticoncurrentiel. Toutefois, le paragraphe 92(2) précise que le tribunal ne peut conclure qu'un fusionnement diminue sensiblement la concurrence en raison seulement de la concentration ou de la part du marché. Il ne suffit donc pas de prouver que par suite du fusionnement, la part du marché de l'entreprise fusionnée passera de 20 à 30 p. 100, de 40 à 50 p. 100, de 50 à 75 p. 100, ou peu importe le pourcentage. Le Commissaire de la concurrence doit apporter d'autres preuves parce que la part et la concentration du marché ne suffisent pas.
Vous pouvez vous demander pourquoi. À mon avis, il est clair que si nous devions fonder nos décisions sur la part du marché, comme les Américains l'ont fait, bien que dans une moindre mesure au cours des 20 dernières années, aucun fusionnement ne serait permis au Canada parce que la part du marché est déjà élevée dans de nombreux secteurs. S'il fallait s'en remettre à ce seul facteur, aucun fusionnement de nos grandes entreprises ne serait possible. On conclurait dans tous les cas à une diminution substantielle de la concurrence.
À mon avis, le Conseil économique avait d'abord déterminé qu'il nous fallait des fusionnements pour rationaliser notre industrie, pour promouvoir des usines et des équipements à l'échelle mondiale, ou ce que j'appellerais tout simplement l'efficience économique de notre industrie, et c'est pour cette raison que le paragraphe 92(2) interdit de s'en remettre uniquement à la part du marché.
Certaines dispositions civiles de la Loi sur la concurrence sont plus axées sur l'aspect économique que les dispositions criminelles — le truquage des offres, l'établissement d'un prix abusif — qui visent spécifiquement et adéquatement le bien-être des consommateurs.
Je crois que l'intention du Parlement était très claire. Les modifications apportées en 1986 à la Loi sur la concurrence, ou plutôt à l'ancienne Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, ne font pas partie d'une politique sociale, sauf peut-être d'une manière très indirecte. Ce sont des dispositions législatives fondamentales qui touchent au cadre économique de la même façon que le droit en matière de sociétés, de faillite et de propriété intellectuelle.
J'attire votre attention sur un extrait de mon rapport, qui reprend des paroles prononcées par le ministre Côté en 1986 lorsqu'il a déposé le projet de loi C-91: «Monsieur le Président, les lois-cadres à caractère économique comme les lois sur la concurrence, la loi sur la faillite, les sociétés, le droit d'auteur et les marques de commerce nous fournissent les instruments essentiels au bon fonctionnement du commerce car elles établissent les règles fondamentales pour qu'une économie de marché soit concurrentielle et équitable».
Ces propos montrent que le Parlement considérait la Loi sur la concurrence de la même manière que les lois régissant la propriété intellectuelle, la faillite et les sociétés.
Je dirais que la politique sociale agit sur ces lois, mais n'en est pas la cause. Nous avons besoin de ces lois fondamentales pour guider notre développement économique à long terme.
Lorsque des gens vous disent qu'il y avait une autre intention — et je crois qu'un témoin antérieur a pris une partie du même discours et ne vous a pas dit la même chose que moi — j'en suis très découragé. Il est tout à fait erroné de dire que la Loi sur la concurrence constituait essentiellement une politique sociale. Le Parlement peut certainement la modifier, mais cette modification aura un prix, à mon avis.
Il me reste quelques observations à faire. Un fusionnement anticoncurrentiel qui promet des gains en efficience ne pourra pas toujours être justifié. L'article 96 prévoit un compromis — c'est-à-dire, il est possible que les gains en efficience soient si importants par rapport aux torts causés à la concurrence que le fusionnement doit être permis même s'il est anticoncurrentiel. C'est ce que dit l'article 96. Il ne dit pas que le fusionnement anticoncurrentiel sera toujours autorisé parce qu'un certain gain en efficience peut en découler. Je crois qu'il convient d'utiliser le verbe «éclipser» ici. Les gains en efficience n'éclipsent rien de ce qui est prévu dans les dispositions sur le fusionnement. Nos lois exigent à l'heure actuelle ce que je viens de qualifier de compromis.
Oui, certains fusionnements entraîneront une hausse des prix, mais ce sera très rare. Comme je l'ai mentionné dans mon exposé, je crois qu'on aurait pu gagner dans l'affaire Supérieur Propane. Il existe assez d'informations pour montrer que le commissaire n'a pas produit tous les renseignements dont il disposait. Je ne sais pas pourquoi. J'ai posé la question à maintes reprises, sans obtenir de réponse. On me dit que des avis juridiques ont été donnés; je ne sais pas ce que cela signifie.
Comme le tribunal l'a déclaré dans sa deuxième décision dans l'affaire Supérieur Propane, si le commissaire avait présenté cette information correctement et si on avait réfuté la contre-preuve, on a toutes les raisons de croire que le fusionnement aurait été interdit, conformément à la première décision rendue par le tribunal, qui était fondée sur les lignes directrices sur le fusionnement du commissaire, qui ont été écartées par la suite.
Je ne crois en aucune façon que la décision rendue dans l'affaire Supérieur Propane donne lieu à des débordements. Le greffier vous a remis, je crois, certaines citations qui se retrouvent dans mon exposé écrit.
Une de ces citations n'est pas incluse dans mon exposé écrit; il s'agit de l'extrait «C», qui porte sur cet aspect. Les professeurs Mathewson et Winter sont d'avis que le tribunal a suivi la bonne procédure dans l'affaire Supérieur Propane, mais qu'il a rendu la mauvaise décision. En rétrospective, ils ont probablement raison. Si le commissaire avait produit ces autres renseignements dont j'ai fait allusion, on aurait peut-être eu gain de cause.
Je vous invite à lire cet extrait, dans lequel Mathewson et Winter se demandent si l'affaire Supérieur Propane ouvrira toute grande la voie aux fusionnements au Canada. Je n'en dirai pas plus; vous pouvez lire ce texte. Ils concluent par la négative et ils affirment que le Bureau de la concurrence aurait dû gagner dans l'affaire Supérieur Propane.
Parlons, en dernier lieu, de la convergence. Je vous renvoie ici à l'extrait A, qui vient du rapport provisoire de 1969 du Conseil économique du Canada. On y aborde très justement la question de convergence. Voici ce qui est écrit au sujet des divergences entre le Canada et les États-Unis:
En tirant des enseignements de l'expérience acquise à l'étranger, il importe de tenir compte de façon adéquate des différences qui existent entre l'environnement économique du Canada et celui d'autres pays.
Je ne vous lirai pas tout l'extrait; vous pourrez le faire vous-même.
Il est toutefois clair que le Conseil économique du Canada a précisé en 1969 que notre pays ne pouvait pas se permettre le régime antitrust en vigueur aux États-Unis où l'on s'intéresse d'abord et avant tout aux intérêts des consommateurs. Il nous faut une politique de la concurrence qui tienne davantage compte des réalités économiques.
Aux gens qui se présentent devant vous, ou sur les tribunes publiques, pour clamer que nous devrions harmoniser nos lois, je répondrai donc que c'est une solution que nous pourrions peut-être envisager lorsque notre économie aura atteint une taille comparable à celle de l'économie américaine.
Vous trouverez à la fin de mon exposé un graphique où j'ai établi une comparaison statistique entre le Canada et les États-Unis. J'appelle ça l'ouverture économique. Il s'agit simplement de calculer le total des exportations et des importations en proportion du produit intérieur brut. On obtient environ 80 p. 100 pour le Canada et à peine 20 p. 100 pour les États-Unis. Je ne suis donc pas encore prêt à appuyer les partisans de la convergence.
Je porte à votre attention un ouvrage récent de l'Israélien Michal S. Gal, professeur en droit de la concurrence. C'est un livre qui suscite, m'a-t-on dit, beaucoup d'intérêt. Après un certain nombre d'années d'études à la faculté de droit de l'Université de Toronto, il a publié l'an dernier ce livre intitulé Competition Policy for Small Market Economies. Il semble que les spécialistes en politique et en droit de la concurrence aient repris à leur compte les théories qui y sont exposées pour faire valoir avec vigueur que les petits pays ne devraient pas fonctionner de même façon que les États- Unis ou que l'Union européenne. La notion de l'efficience doit être présente dans nos lois en faveur du développement économique à long terme. Je vous recommande fortement cet ouvrage.
En terminant, il est intéressant de noter que ce n'est que durant l'affaire Supérieur Propane que l'on a commencé à remettre en question la teneur de l'article 96. Ce n'est qu'une fois cette affaire perdue que l'on a commencé à entendre des gens déclarer que le Canada n'avait pas besoin d'une défense fondée sur l'efficience. Ce n'est qu'après coup qu'on a eu droit à de tels commentaires. Il n'y a eu aucune déclaration en ce sens avant cette affaire. Les préoccupations fondamentales du Conseil économique du Canada sont bien traduites dans les lignes directrices sur les fusionnements qu'il a émises en 1991. Le Bureau de la concurrence a confirmé la pertinence de ces lignes directrices en 1997 lorsqu'il a adopté la même approche dans ses propres directives sur le fusionnement des banques.
Il reste néanmoins possible que le Canada n'ait pas besoin d'une défense fondée sur l'efficience dans ses dispositions législatives sur le fusionnement, mais j'aimerais mieux que quelqu'un me le prouve en s'appuyant sur des données économiques concrètes. S'il est bien vrai que nos usines et nos manufactures sont maintenant d'envergure mondiale, on pourrait alors prétendre que nous n'avons effectivement pas besoin d'une défense fondée sur l'efficience.
Il ne sert à rien de se présenter devant le gouvernement pour affirmer que la loi doit être changée, si on ne dispose pas de preuves concrètes à l'appui d'une telle affirmation. Peu importe le nombre de gens qui se disent experts et se présentent devant vous pour affirmer que cela n'est pas nécessaire; ma formation d'économiste et de spécialiste des sciences sociales me permet de dire qu'ils ont peut-être raison, mais qu'il vaudrait mieux qu'ils étayent leurs affirmations en s'appuyant sur un travail semblable à celui accompli par le Conseil économique pour son rapport de 1969 qui a mené à cette recommandation. Ce projet de loi a donné lieu à de nombreux commentaires draconiens que je rejette d'emblée.
En conclusion, je dirais que la défense fondée sur l'efficience, dans sa forme actuelle, fonctionne bien et contribue à la stratégie de développement économique à long terme du Canada. Selon moi, le projet de loi C-249 devrait être rejeté dans sa totalité, tant et aussi longtemps que les preuves n'auront pas été produites pour étayer sa pertinence du point de vue économique. J'appuie la recommandation formulée par le Comité de l'industrie, des sciences et de la technologie de la Chambre des communes à l'effet qu'un panel d'experts soit constitué dans la foulée de l'affaire Supérieur Propane pour exprimer une opinion quant à la façon dont l'article 96 devrait être interprété par le Parlement et peut-être aussi par le Tribunal. Maintenant que l'affaire Supérieur Propane est finalement réglée, ce groupe pourrait se pencher sur la façon dont le Tribunal en est arrivé à sa seconde décision. Mais cette recommandation n'a malheureusement pas été acceptée. J'ignore pour quelle raison, mais le gouvernement n'a pas mis sur pied le panel d'experts proposé ni produit le rapport attendu.
Si, après tout ce que j'ai dit et tout ce que tous les autres ont affirmé, le Parlement décide tout de même que les gains d'efficience devraient devenir un facteur à considérer plutôt qu'un argument de défense, et bien soit. Je proposerais alors un changement dans le cadre du projet de loi C-249 pour que l'expression «peut évaluer» soit remplacée par «doit évaluer» à l'article 79. L'allusion au bénéfice pour les consommateurs devrait être supprimée parce que, à mon avis, cela devient une façon d'éviter totalement d'avoir à prendre en compte les gains d'efficience.
Le sénateur Meighen: Bienvenue, monsieur Schwartz. En ma qualité d'avocat qui entend souvent des argumentations du genre «d'une part, il y a ceci; d'autre part il y a cela», je vous félicite d'exprimer aussi clairement votre point de vue. Il est très facile de voir de quel côté vous penchez.
Je crois que vous avez déjà répondu en grande partie à ma question dans la dernière portion de votre exposé. Je ne voudrais vous faire dire ce que vous n'avez pas dit, mais, si je comprends bien, vous préféreriez que nous abandonnions le projet de loi C-249 tant qu'il n'aura pas été établi de façon probante que la défense fondée sur l'efficience n'est plus nécessaire.
M. Schwartz: C'est exact.
Le sénateur Meighen: Votre deuxième solution par ordre de préférence serait d'adopter l'amendement que vous venez tout juste de proposer.
M. Schwartz: Selon moi, c'est une solution beaucoup moins souhaitable, mais si le Parlement va de l'avant avec le projet de loi, j'espère qu'on y apportera les changements que j'ai suggérés.
Le sénateur Meighen: Avez-vous suivi les délibérations du comité de la Chambre des communes? Si je pose la question, c'est que certains ont laissé entendre que l'on n'avait pas discuté de tous les aspects de la situation, pour une raison ou une autre.
M. Schwartz: Je crois que c'est ce qui s'est produit. J'ai suivi les délibérations et j'ai écrit au comité pour lui faire valoir qu'il s'agissait d'un important changement dont on avait précipité l'examen. Je félicite d'ailleurs le président de votre comité qui a choisi de prendre tout le temps nécessaire.
Le sénateur Meighen: Si nous choisissions d'adopter les amendements que vous proposez, où cela nous mènerait-il par rapport à la situation actuelle? Parle-t-on de progrès de 80 p. 100 ou de 20 p. 100?
M. Schwartz: Je peux difficilement vous répondre parce que je suis économiste et non avocat. Le Conseil économique était persuadé que l'efficience devait constituer un argument de défense dans les cas de fusionnement parce qu'autrement, si j'ai bien compris, on pourrait trouver des moyens de ne pas considérer cet aspect.
Le sénateur Meighen: Est-ce que cela se produirait même dans le cas d'une entreprise comme Shell?
M. Schwartz: C'est l'autre façon de contourner la question. D'autres pourraient faire valoir que l'efficience devrait devenir un facteur à considérer; mais je vais laisser aux spécialistes en droit de la concurrence le soin d'en discuter. J'espère qu'ils conviendront avec moi que si cette option est retenue, il faudrait remplacer «peut» par «doit». Selon ma perspective d'économiste et mon expérience comme membre du Tribunal, les membres non judiciaires ne reçoivent pas de formation en examen de la preuve dans un processus quasi judiciaire. C'est un fait que j'ai pu constater.
Ces membres peuvent ainsi avoir l'impression qu'ils disposent de pouvoirs que la loi ne leur confère pas en réalité. Si le Parlement décide que les gains d'efficience doivent être considérés, il faut changer le libellé pour indiquer «doit» parce que si le «peut» demeure devant «évaluer», un membre non judiciaire, voire même un membre judiciaire, pourrait tout à fait arbitrairement imposer son veto à un fusionnement pour à peu près n'importe quelle raison. Même s'il est impossible de rendre une ordonnance en vertu de l'article 92 en raison de la part de marché, un membre pourrait toujours prétendre que la part de marché ne lui convient pas et qu'il n'a donc pas à prendre en compte les gains d'efficience. Cela va tout à fait à l'encontre de l'article 92 par lequel on n'a jamais voulu accorder à la part de marché une si grande importance. Vous trouverez dans mon exposé écrit une argumentation à ce sujet qui est peut-être plus probante que celle que je viens de vous présenter.
J'ai l'impression qu'il est préférable que l'efficience soit un argument de défense plutôt qu'un facteur à considérer, si l'on veut s'assurer que les gains d'efficience sont effectivement pris en compte. L'expérience américaine est très révélatrice à ce sujet et a des répercussions pour chacun d'entre nous. Je ne voudrais pas abuser de votre temps, mais il y a un renvoi à ce sujet dans notre seconde décision pour l'affaire Supérieur Propane. C'est dans l'affaire Brown Shoe, un détaillant de chaussures qui a fait l'acquisition d'une autre entreprise, que les gains d'efficience ont été considérés pour l'une des premières fois. Brown Shoe a soutenu au départ que cette acquisition lui permettait de réaliser d'importantes économies de coûts; le tribunal américain a déterminé que ces gains d'efficience contribuaient, en un sens, à exacerber les effets néfastes de ce fusionnement sur la concurrence parce qu'il deviendrait plus difficile pour les autres entreprises de soutenir la concurrence de l'entreprise fusionnée, même si celle-ci accroissait relativement peu sa part de marché.
Lorsque la cause a été entendue par la Cour suprême, Brown Shoe, sachant qu'elle serait déboutée, a plutôt soutenu que le fusionnement ne produirait absolument aucun gain d'efficience. Les procureurs du gouvernement ont pour leur part fait valoir que le fusionnement entraînerait d'énormes gains d'efficience et devrait être considéré illégal parce qu'il permettrait une baisse des prix. Selon leur argumentation, les gains d'efficience seraient tels que l'entreprise fusionnée pourrait offrir des prix plus bas, ce qui rendrait la tâche d'autant plus difficile aux entreprises plus petites qui cherchent à soutenir sa concurrence.
On retrouve là un amalgame de très nombreuses questions que le Conseil économique a pu prendre en considération parce que la Cour suprême des États-Unis a rendu sa décision dans l'Affaire Brown Shoe en 1962. Cet effet plutôt pervers qui fait en sorte que les économies réalisées vont à l'encontre d'un fusionnement plutôt qu'en sa faveur témoigne d'une interprétation plutôt confuse des faits. Selon moi, cela explique en partie pourquoi l'efficience doit être un argument de défense. Lorsque l'efficience est considérée de façon explicite et obligatoire comme un argument de défense, on évite de se retrouver dans la situation qui s'est produite aux États-Unis.
Le sénateur Tkachuk: Qui a gagné dans l'affaire Brown Shoe?
M. Schwartz: C'est le gouvernement. Cela a préparé le terrain pour différentes causes dont l'issue a été plutôt surprenante aux États-Unis. Je ne traite pas de toutes ces affaires dans l'exposé que je vous ai remis, mais la seconde décision du Tribunal dans l'affaire Supérieur Propane fait référence à l'expérience américaine et aux différentes causes qui ont suivi dans la foulée de Brown Shoe. Je suis certain que vous trouverez tout cela très intéressant.
J'ai un exemple ici. L'affaire opposait les États-Unis et la Philadelphia National Bank. La banque soutenait que le fusionnement serait bon pour l'économie. Elle ne disait pas que des gains d'efficience seraient réalisés, seulement que ce serait bon pour l'économie. La Cour suprême a indiqué qu'elle n'avait pas contesté le fait que le fusionnement serait bon pour l'économie. Le Tribunal de la concurrence citait comme suit la conclusion de la Cour suprême dans cette affaire: «Cependant, il ne fait aucun doute qu'un fusionnement, qui peut avoir pour effet de réduire considérablement la concurrence, ne peut être justifié par une analyse des avantages et inconvénients sociaux et économiques qui amène à le juger profitable».
Il y a eu d'autres cas du genre aux États-Unis. Philadelphia Nation Bank et Brown Shoe sont peut-être les deux affaires les plus marquantes. On ne pourrait d'ailleurs pas affirmer que la façon de voir les choses a beaucoup évolué aux États-Unis, même actuellement. Les États-Unis ne sont pas du tout rendus où nous en sommes pour ce qui est de permettre le recours aux gains d'efficience comme argument de défense positive. Les Américains sont encore très loin de là.
Les autorités responsables de la législation antitrust américaine discutent ferme de la pertinence d'évoluer dans cette direction. Je prévois qu'ils le feront parce que la nature de l'économie américaine a changé, au même titre que celle de toutes les autres économies. On n'est plus à l'époque des industries à grandes cheminées; il est fort possible que les Américains aient besoin d'arguments de défense fondés sur l'efficience pour l'avenir.
Le sénateur Massicotte: Certains font valoir que le libellé actuel de la loi est plutôt vague et ne permet pas à l'industrie et aux praticiens de savoir clairement comment l'interpréter et comment appliquer cet argument de défense.
Vous avez été membre du Tribunal de la concurrence pendant une assez longue période. Du point de vue strictement pratique, comment cet argument s'applique-t-il? Comment déterminiez-vous que les gains d'efficience étaient plus importants que les répercussions sur la concurrence et les prix pour les consommateurs?
M. Schwartz: Parlez-vous de la loi dans sa forme actuelle?
Le sénateur Massicotte: Tout à fait.
M. Schwartz: L'affaire Supérieur Propane a été le seul cas en 16 ans depuis les modifications de 1986 où l'argument de défense fondé sur l'efficience a été invoqué devant le Tribunal. Voilà qui démontre très bien à quel point ces cas sont peu fréquents.
Les entreprises qui fusionnaient ont fait appel à des ingénieurs et à des comptables pour effectuer des évaluations. Les ingénieurs avaient de l'expertise en logistique parce que Supérieur Propane est une entreprise de distribution. Ces ingénieurs, qui avaient de l'expérience en logistique et en transport, ont effectué une estimation du nombre de camions qui seraient nécessaires, du nombre de chauffeurs qui seraient requis, et cetera pour faire la même quantité de travail que les deux entreprises effectuaient. À la lumière de ces données, et en tenant compte du fait qu'on n'aurait plus besoin de deux sièges sociaux, deux présidents et deux systèmes informatiques, ils ont présenté leurs estimations.
C'est au commissaire à la concurrence qu'il incombait de réfuter ces affirmations. Le commissaire disposait de ses propres experts qui lui ont effectivement permis de présenter une contre-preuve très bien étayée. Les entreprises souhaitant fusionner soutenaient qu'elles allaient réaliser des économies de coûts de 40 millions par année pendant 10 ans. Le commissaire a fait valoir que ces prévisions étaient trop optimistes. Je crois qu'il a parlé de 17 millions de dollars par année en économies. Le Tribunal devait déterminer laquelle de ces estimations était correcte. Nous avons tranché pour en arriver à des économies de 29 millions de dollars.
Le sénateur Massicotte: Qu'est-il advenu de ce résultat? Si je me fie à vos commentaires antérieurs, ce n'est pas une question de chiffres, mais plutôt de répercussions sur l'économie. Comment en est-on arrivé à l'interprétation voulant que la fusion soit profitable pour le Canada, même s'il en coûterait plus cher pour le consommateur?
M. Schwartz: En fusionnant les deux entreprises, on crée un dédoublement de certaines ressources. Ces ressources en capital et en main-d'oeuvre sont redéployées ailleurs dans le système économique. Si les avantages d'un tel redéploiement sont supérieurs à ce que les économistes appellent la perte économique, c'est-à-dire les préjudices pour la concurrence ou les pertes d'efficience — on pourrait dire que l'on compare les gains d'efficience découlant de la fusion et les pertes d'efficience qui en résultent. Donc, s'il y a un gain net d'efficience qui compense pour les répercussions négatives, nous concluons que la fusion contribue à la bonne marche de l'économie. Reste quand même que les consommateurs doivent payer un prix plus élevé; il n'y a pas de doute à ce sujet. Cependant, si l'on tenait compte seulement des répercussions sur le prix à la consommation, il est probable qu'aucune fusion ne serait approuvée en raison des gains d'efficience qu'elle procure.
Le sénateur Massicotte: Vous dites que si, par exemple, les gains d'efficience atteignent 20 millions de dollars ou 40 millions de dollars, on calcule les répercussions économiques de l'augmentation du coût ou de la réduction de la concurrence, et c'est l'écart le plus prononcé qui l'emporte. Est-ce bien cela?
M. Schwartz: En principe, oui.
Le sénateur Massicotte: Est-ce que le recours à ces mécanismes contribue à améliorer la situation des Canadiens du strict point de vue de la théorie économique?
M. Schwartz: Oui. En l'espèce, les effets néfastes sur la concurrence ont été quantifiés par le Bureau de la concurrence à 3 millions de dollars, un nombre qui a été doublé à 6 millions de dollars pour tenir compte de certains effets non quantifiables qui, pourrait-on dire, sont plutôt difficiles à évaluer.
Dans sa première décision, le Tribunal a comparé des gains d'efficience de 29 millions de dollars à des effets néfastes sur la concurrence évalués à 6 millions de dollars. On avait ainsi satisfait à l'exigence obligatoire voulant qu'il soit établi que les gains d'efficience compensent pour les effets négatifs.
Le sénateur Massicotte: Et cela est conforme à une théorie économique acceptable?
M. Schwartz: Oui.
Le sénateur Massicotte: Si tel est le cas, pourquoi propose-t-on une modification à la loi si cela n'est pas dans le meilleur intérêt du Canada?
M. Schwartz: Le projet de loi C-249 trouve sa justification dans l'intérêt du consommateur.
Le sénateur Massicotte: S'agit-il d'un objectif purement politique? Si ce changement n'est pas dans le meilleur intérêt du Canada, pourquoi le propose-t-on?
M. Schwartz: Comme j'ai essayé de le faire valoir, le Conseil économique et d'autres intervenants ont indiqué que notre économie ne pouvait pas se permettre de perdre des gains d'efficience considérables. Le Conseil économique savait que les fusionnements anticoncurrentiels donnent parfois lieu à une hausse des prix. Il a conclu que si l'on croyait que les gains en efficience surpassaient les effets négatifs sur la concurrence, alors l'économie canadienne s'en porterait mieux, même si certains groupes qui en font partie s'en trouveraient lésés.
Le sénateur Hervieux-Payette: Je suis un peu intriguée parce que vous parlez toujours d'efficience. J'ai toujours pensé que plus une entreprise est grande, plus elle est efficiente.
Par exemple, Air Canada est une grande entreprise qui profite de la plus importante part de son marché, mais elle connaît des difficultés. Une autre grande société canadienne, Nortel, se retrouve dans une situation semblable. Parmalat est un autre exemple. Même chose pour certaines entreprises qui se tirent d'affaires — par exemple, Bombardier a une importante part du marché mondial de la production de véhicules ferroviaires. Au Canada, ce sont les plus grandes entreprises. Compte tenu de la taille de ces entreprises, elles devraient normalement produire les gains d'efficience dont vous nous parlez. Il y a aussi l'exemple de Mercedes, qui a acquis Chrysler et d'autres sociétés japonaises, mais dont la performance laisse à désirer.
Cette théorie voulant qu'il y ait efficience quand l'entreprise est grande et qu'elle est engagée dans des fusionnements et des acquisitions semble reposer sur le cas par cas; autrement, je ne vois pas.
Même en ce qui concerne les banques, qui ont un grand nombre d'actionnaires, je continue de chercher la preuve que les fusionnements seraient dans le meilleur intérêt du Canada, qu'ils seraient synonymes de progrès, que de grandes merveilles s'accompliraient dans le monde s'il y avait fusionnement, que nous sommes si peu de taille actuellement que nous ne pouvons pas réussir.
Je suis à la recherche de la bonne théorie de l'efficience. Passe-t-elle par la taille de l'entreprise? Faut-il l'évaluer au cas par cas ou est-ce simplement un grand concept qu'utilisent les économistes alors qu'il n'existe pas d'exemple précis de fusionnement efficient? Nous avons besoin de certaines grandes réussites pour prouver la théorie de l'efficience. Donc, en théorie, je n'ai pas de problème.
Dans le cas de la Ville de Montréal, la fusion était censée produire des gains en efficience sur le plan des coûts. Or, nous apprenons maintenant que les coûts n'excéderont pas par plus de 5 p. 100 les coûts antérieurs.
Pour ma part, j'ai beaucoup de difficulté à accepter ce principe, parce que je n'ai rien vu de concret encore, sur le marché comme dans l'administration publique.
M. Schwartz: Vous avez tout à fait raison. La notion de taille de l'entreprise — je ne dis pas forcément que la taille et les gains en efficience vont de pair. En fait, au cours des dix dernières années à peu près, dans les économies occidentales et certes aux États-Unis et au Canada, nous avons été témoins de nombreux dessaisissements, de grandes sociétés qui vendent des filiales, qui diminuent de taille en un certain sens. Elles affirment retourner à leur activité principale. C'est tout simplement une façon pour le milieu des affaires de dire qu'il serait plus efficient s'il était plus petit. C'est ce que cela signifie. Je suis donc d'accord pour dire qu'une entreprise commerciale pourrait gagner en efficience en réduisant sa taille. Toutefois, ce genre de choses est habituellement déterminé par le marché.
Pour en venir au point, notre droit de la concurrence repose sur un système accusatoire. Quiconque souhaite invoquer la défense de l'efficience doit en faire la preuve. Par conséquent, il doit prouver, en fonction de normes juridiques courantes en droit civil, que selon la prépondérance des probabilités, ces gains en efficience se réaliseront. S'il peut le faire et survivre à la contre-preuve — je ne suis pas prestidigitateur. J'écoute la preuve présentée par les deux parties. C'est là le travail du tribunal, qui à certains égards se rapproche davantage du concept d'une cour. Il n'a rien en commun avec le CRTC ou l'ONE. Il n'est pas mandaté pour voir à l'intérêt public. Il se contente d'examiner la preuve. Si les gains en efficience sont réels et qu'ils résistent au processus accusatoire, le tribunal doit alors les accepter. La taille comme telle n'a pas d'importance.
Le sénateur Kelleher: Hier, nous avons entendu des témoins qui ont tenté de définir cet être nébuleux qu'est le «consommateur». Comment interprétez-vous cet article quand il est question du consommateur?
M. Schwartz: Voilà une observation intéressante, sénateur.
Le sénateur Kelleher: C'est un des problèmes avec lesquels nous sommes aux prises. Comment définissez-vous le consommateur?
M. Schwartz: C'est — parfois, vous pourriez le remplacer par le mot «acheteur». L'acheteur pourrait être une autre entreprise. Toutefois, en réponse à votre question, il arrive que le consommateur et l'actionnaire ne fassent qu'un. Nous savons que la fusion anticoncurrentielle augmente les bénéfices de l'entreprise fusionnée, mais que si un fonds de retraite en est actionnaire et que ses membres ont pour la plupart des revenus moyens, ce sont ces membres-là qui en fin de compte toucheront les bénéfices, plutôt que le régime de retraite. Par contre, en tant que consommateurs, ils paieront plus.
Le fait de s'entendre pour dire qu'il ne faut pas trop s'inquiéter de qui est le consommateur, surtout s'il est également actionnaire, a une grande portée. Il soulève des questions auxquelles il est impossible de répondre. Par conséquent, il devient presque impossible de répondre aux questions concernant les profits excédentaires, qui les touchent et qui absorbent l'augmentation de prix.
C'est ce qu'a fait valoir l'ancien commissaire de la concurrence, le juge Howard Wetston. C'est pourquoi les lignes directrices relatives aux fusions qui ont été produites alors qu'il était commissaire sont ce qu'elles sont. Il a dit qu'il est très difficile de faire une distinction entre le consommateur et l'actionnaire, surtout si vous examinez l'économie comme un tout. Nous avons besoin d'un critère simple qui pèse les gains en efficience par rapport au tort causé à la concurrence au sein de toute l'économie.
La Cour fédérale a modifié ses lignes directrices et a ordonné au tribunal de trouver d'autres moyens. Dans notre deuxième décision, peu importe que je sois d'accord avec la décision ou pas, nous avons effectivement apporté certains changements à la façon dont nous examinions ces problèmes, et nous avons, je le soutiens, examiné l'impact de la fusion sur les pauvres. Nous avions des données sur les 20 p. 100 des ménages canadiens les plus pauvres et nous connaissions leurs habitudes de consommation. Heureusement, notre société est telle qu'il n'y pas beaucoup de pauvres au Canada. Quand on tenait compte de l'impact, les gains en efficience continuaient d'excéder les effets négatifs de la fusion sur l'économie et l'impact sur le secteur des ménages à faibles revenus.
Le sénateur Kelleher: Puisqu'il est question d'efficience, si vous souhaitiez appliquer un critère d'efficience au régime concurrentiel du Canada, serait-il plus ou moins efficient si le projet de loi C-249 était adopté?
M. Schwartz: Il serait moins efficient.
Le sénateur Kelleher: Pour quelle raison?
M. Schwartz: Si j'ai bien compris, il fait primer le consommateur. Nous souhaitons insister davantage sur le rôle de l'efficience économique dans l'économie en général.
Le sénateur Harb: Monsieur Schwartz, certains de vos propos au sujet de l'efficience au sein du marché me laissent perplexe. À l'égard du projet de loi C-249, mon collègue a soulevé la question du consommateur, dans cette équation. Par exemple, quand un produit est vendu au détail par deux ou trois entreprises, parle-t-on d'efficience si les prix des trois produits augmentent constamment au même rythme, baissent constamment au même rythme, qu'ils varient toujours à l'unisson? Je songe notamment aux prix de l'essence.
Nous avons ici un phénomène qui pourrait être différent. Il s'agit d'une intégration verticale. Il n'est plus question de fusion. Il s'agit d'une question analogue à l'objet du projet de loi C-249, mais à l'inverse, quand toutes les pétrolières par exemple utilisent le même oléoduc. Un des témoins entendus hier a parlé d'un camion qui livrait le propane, alors qu'à une certaine période, il y en avait deux. Il ne reste plus qu'un seul camion, de sorte que vous réalisez des gains en efficience.
Les pétrolières ont traité de cette question et elles n'ont plus qu'un seul oléoduc qui transporte le pétrole d'un bout du marché à l'autre. Elles ont mis leur produit en commun.
Où se situe le consommateur dans le tableau global, lorsqu'il est question d'efficience? Voilà un cas où, même s'il y a deux ou trois joueurs sur le marché, le consommateur n'est pas avantagé. La concurrence est littéralement inexistante, tout d'abord à cause de l'intégration verticale du marché et, ensuite, en raison de la mise en commun du produit qui empêche de prouver qu'il y a fixation de prix. Nous ne pouvons pas affirmer que l'entreprise fixe les prix. Il existe ce que nous qualifions une entente sur le marché. D'une certaine façon, ce qui regroupe les entreprises, c'est le fait que le même oléoduc transporte leurs produits.
Voici ma question: où se situe le consommateur lorsqu'il est question d'efficience sur le marché, alors que vous avez dit que le projet de loi C-249 ne traite pas vraiment d'efficience?
M. Schwartz: Ce sera son résultat. Il ne sera tenu compte des efficiences, sous le régime du projet de loi C-249, que si elles permettent d'obtenir un prix concurrentiel. Si vous souhaitez avoir un pareil régime, c'est ce qu'accomplira le projet de loi C-249. Je ne m'attendrais pas à ce que les efficiences soient vraiment si importantes, dans les rares circonstances où elles comptent, qu'elles permettront d'avoir un prix concurrentiel. Je ne suis même pas sûr de la façon dont vous pourriez déterminer que le prix est concurrentiel.
Vous avez soulevé plusieurs questions importantes, dont le secteur de l'essence que je connais très peu, mais je sais que le Bureau de la concurrence a examiné l'industrie et les pratiques dont vous parlez.
La source de préoccupation, si j'ai bien compris, est la pratique que l'on qualifie de parallélisme conscient. Ce ne sont pas les gains en efficience qui, au départ, posent problème. La question est de savoir ce qu'on fait au sujet du parallélisme conscient.
Le président: Le témoin ne croit-il pas que nous abordons là une question qui déborde du cadre d'examen du projet de loi?
M. Schwartz: Oui. Avec votre permission, je vais répondre au point principal soulevé par le sénateur.
Le président: Il y a beaucoup de sujets intéressants; je tiens à être prudent.
M. Schwarts: Vous avez raison de dire que la question est quelque peu hors champ.
À certains égards, il faut faire des choix. Souhaitons-nous avoir une concurrence et, plus particulièrement, une politique en matière de fusionnement qui favorisent le développement économique à long terme ou allons-nous faire ce qu'ont fait les Américains pendant presque tout le XXe siècle, soit faire graviter leur loi antitrust clairement autour de l'impact sur le consommateur?
Cette stratégie a donné certains résultats vraiment étonnants — j'ai parlé de l'affaire Brown Shoe. Je crois que les Américains s'écartent de cette stratégie en faveur d'une politique qui, tôt ou tard, ressemblera à ce que nous avons ici, au Canada. Ils n'en sont pas là encore par contre.
Je suis d'accord avec vous, sénateur Harb. Je crois que la défense des gains en efficience ne sera que rarement invoquée, mais quand elle le sera, elle ne sera pas forcément réussie. Il aurait fallu mettre fin à l'affaire Supérieur Propane, d'après ce que j'en sais. La preuve n'a pas été faite.
Cela étant dit, si la défense est invoquée dans le cas de certaines fusions et qu'elle donne gain de cause, alors effectivement, les prix vont grimper.
Le président: Chers collègues, je vais déroger à mes façons de faire habituelles et y aller d'une petite déclaration, si vous le permettez, car il existe plusieurs circonstances inhabituelles.
Tout d'abord, la loi que nous examinons a toujours été difficile à traiter — comme pour la loi sur les faillites que nous avons examinée récemment, la liste des tentatives en vue de la changer est longue.
Ensuite, étant donné le contexte politique actuel, nous ignorons d'une journée à l'autre si nous aurons la possibilité d'examiner la question.
Enfin, la situation, d'un point de vue législatif, est très inhabituelle. Il s'agit d'un projet de loi d'initiative parlementaire qui porte sur un sujet très précis, en réaction à une décision. La décision a retenu l'attention du député. Il était diligent et l'a examinée avec soin. Puis a suivi ce que je décrirais comme un processus incomplet d'examen parlementaire d'un projet de loi d'initiative parlementaire, plutôt que d'une politique gouvernementale.
J'étais disposé à l'examiner et à y accorder tout le temps que nous pouvions sérieusement y accorder du fait qu'il s'agit d'une simple question au champ d'application très limité. Or, depuis deux jours et, en fait, depuis le début de nos audiences sur ce point, le sujet s'est avéré beaucoup plus large. Si l'on se fie à la déclaration complète faite par le ministre lorsque le projet de loi a été déposé, il est question d'une loi-cadre visant à renforcer l'économie du pays. Tous les témoins ont reconnu que cette mesure pouvait être un élément important de la loi.
La raison pour laquelle j'en parle, c'est que j'aimerais déclarer officiellement pour le bénéfice de tous les témoins à venir — et ce témoin-ci a terminé, de sorte que ce que j'ai à dire ne s'applique pas à lui — qu'il faudrait s'interroger sur la raison pour laquelle nous traitons de cette question dans pareil contexte. Toutes les personnes assises à la table sont préoccupées par des questions de principe qui, si j'ai bien compris, devraient nous être soumises par un ministère, par le dépôt d'un projet de loi qui situerait tout cela dans son contexte. Nous n'en avons pas la possibilité. Nous n'avons pas entendu de représentants du ministère. Les décideurs n'ont pas pipé mot. Nous nous trouvons donc dans une position difficile. Chaque jour, nous débattons davantage de questions de principe. Or, nous n'entendons personne à ce sujet, sauf ceux que nous avons invités à témoigner.
Notre comité est dans une position fâcheuse. Je le déclare officiellement parce qu'il nous reste des témoins à entendre. J'aimerais également que le ministère de l'Industrie et le Bureau de la concurrence — nous trouverions le temps de les entendre — nous expliquent clairement pourquoi nous sommes saisis de cette modification isolée, sans qu'elle fasse partie d'une politique complète dans le contexte d'une refonte qui, nous a-t-on dit, est en cours au ministère.
Je fais cette déclaration inhabituelle parce que j'estime que le comité est chaque jour plus désavantagé du fait qu'il ne peut pas examiner cette question dans le contexte d'une politique générale, comme il le faudrait.
J'espère ne pas avoir abusé de la prérogative de la présidence, mais si nous voulons faire un travail utile, il faut que toutes les parties nous expliquent pourquoi il s'agit d'une situation nouvelle qu'il faut traiter isolément, plutôt que dans le contexte général d'une politique, du fait particulièrement qu'une refonte est en cours.
J'espère par ces propos susciter une réaction du ministère de l'Industrie, du Bureau de la concurrence et d'autres témoins qui pourraient se présenter.
Le sénateur Harb: Avons-nous invité le ministère à comparaître?
Le président: Jusqu'ici, il n'a pas manifesté d'intérêt.
Le sénateur Harb: Qu'en est-il du Bureau de la concurrence?
Le président: Nous avons entendu les représentants du bureau déjà et ils doivent comparaître à nouveau. J'aimerais qu'ils traitent de la question dans le contexte que je viens de décrire.
Monsieur Schwartz, je m'excuse de vous avoir laissé en suspens ainsi pendant que je faisais ma tirade, mais je vous remercie beaucoup. Je vous suis reconnaissant d'avoir pris la peine de venir. Vous ne serez pas étonné d'apprendre que votre témoignage antérieur et celui d'aujourd'hui ont beaucoup joué dans cette tirade.
Le prochain témoin est M. Townley. Nous nous retrouvons avec plaisir, monsieur Townley. La question débattue aujourd'hui n'a pas de secret pour vous. Vous connaissez très bien la façon dont fonctionne le comité et l'historique de la question à l'étude.
Je vous invite à prendre la parole.
M. Peter G.C. Townley, professeur d'économie, Université Acadia, témoignage à titre personnel: Honorables sénateurs, vous avez devant vous mon mémoire. J'ai remis aux interprètes mon exposé oral que je vais maintenant changer de manière à tenir compte de vos questions, bien que je doive peut-être, tout à l'heure, vous demander de répéter.
J'ai une brève déclaration à vous lire.
Honorables sénateurs, je vous remercie de m'avoir invité à nouveau à discuter de certains aspects économiques de la politique relative aux fusions dans le cadre de l'article 96 de la Loi sur la concurrence et du projet de loi C-249.
Mon point de vue est celui d'un économiste universitaire. Vous avez mon mémoire et mon témoignage de novembre dernier. J'ai également inclus un bref document énumérant les diverses normes qui relèvent de l'article 96. Mon mémoire explique pourquoi vous avez tous les autres documents en main.
Décider si une fusion, une politique, une loi ou un projet gouvernemental améliorerait ou réduirait le bien-être général de la population, surtout si la mesure en avantage certains et en désavantage d'autres, est le travail des économistes du secteur du bien-être social. J'ai distribué des exemplaires de mon curriculum vitae pour prouver ma compétence en tant que chercheur dans ce domaine. En tant que témoin expert dans l'affaire Supérieur Propane pour le commissaire de la concurrence d'alors, c'est-à-dire en 1999, j'ai fait une attestation sous serment concernant un problème économique — soit, trouver la règle qui, une fois prévue à l'article 96, empêcherait le mieux les fusionnements qui diminueraient le bien-être des Canadiens tout en permettant les fusions qui l'amélioreraient.
Le travail de recherche a eu pour résultat ce qu'on appelle la méthode des coefficients pondérateurs. Voici ce qu'il en est essentiellement: il ne suffit pas de dire que, si les gains excèdent les pertes, il faut approuver la fusion. Il faut aller encore plus loin et examiner le profil de revenu de ceux qui en seraient les gagnants et les perdants. Si les effets distributifs d'une fusion étaient nocifs, c'est-à-dire que la fusion causait un transfert de richesse des consommateurs pauvres à des propriétaires d'entreprise relativement riches, il faut peser l'impact sur l'équité par rapport à l'impact sur les gains nets en efficience.
La Cour d'appel fédérale s'est montrée favorable à cette méthode, et le Tribunal de la concurrence a rendu la nouvelle jurisprudence applicable suite à sa révision de la décision de l'affaire Supérieur Propane. Cette méthode se fonde sur des principes économiques établis, et la preuve de son efficacité a été faite en situation réelle.
L'un des avantages de la méthode des coefficients pondérateurs, c'est qu'elle est souple. C'est essentiel, parce que la disposition de déclaration d'objet de la Loi sur la concurrence comprend de nombreux objectifs. Cette méthode tient compte de tous les faits et de toutes les circonstances propres à un cas donné. La méthode proposée dans le projet de loi C-249 est inférieure à la méthode des coefficients pondérateurs parce qu'elle n'offre pas la marge de manoeuvre requise pour atteindre l'équilibre entre les divers objectifs de la loi dans toutes les circonstances.
L'objectif stratégique économique le plus fondamental est d'améliorer le bien-être des citoyens. La méthode des coefficients pondérateurs le permet. L'adoption du projet de loi C-249 compromettrait le bien-être des Canadiens.
Je constate qu'il y a une grande confusion, que j'aimerais essayer de lever. Certains promoteurs du projet de loi C- 249 semblent croire que la loi actuelle se fonde sur le critère du surplus total, qu'on appelle parfois la norme de bien- être global. Ils sont mal informés.
Le 4 avril 2001, la Cour d'appel fédérale a rejeté le critère du surplus total en raison de son manque de souplesse. Ce critère ne tient pas compte des effets distributifs négatifs qui pourraient résulter d'une fusion. La Cour s'est toutefois prononcée en faveur de la méthode des coefficients pondérateurs en raison de sa souplesse. Elle permet de tenir compte des effets distributifs négatifs. Le rejet du projet de loi C-249 nous permettrait d'appliquer cette méthode souple plutôt que le critère du surplus total.
Le projet de loi C-249 soulève des questions complexes qui méritent qu'on s'y attarde. Pendant deux ans, j'ai été titulaire de la chaire T.D. MacDonald au Bureau de la concurrence, où mon rôle consistait à prodiguer des conseils indépendants en économie d'un point de vue théorique. C'est dans cette perspective que je vais essayer de répondre à vos questions d'aujourd'hui.
Je vais maintenant m'éloigner un peu de mon texte.
Le rapport du comité de la Chambre comprend toute une liste de recommandations, dont la recommandation 28 que le gouvernement constitue un groupe de travail indépendant d'experts chargés d'étudier le rôle que devraient jouer les gains d'efficience dans tous les articles de la Loi sur la concurrence.
Le Bureau de la concurrence a entrepris de produire un rapport, mais il ne porte pas sur ce sujet. Le Bureau a demandé au professeur Thomas Ross de l'Université de la Colombie-Britannique d'examiner le traitement des gains en efficience dans différents pays du monde. Nous savions déjà ce que les autres pays faisaient. Le véritable problème n'a pas été étudié en profondeur, alors que c'était là l'objectif.
Le président a demandé si cela devrait faire partie de consultations élargies en vue de l'établissement d'une politique. Il y aurait de bonnes raisons d'entreprendre des consultations élargies. Il faut se demander comment les gains en efficience s'insèrent dans les dispositions de la loi concernant les fusions. Le comité de la Chambre a déjà demandé quel rôle ces gains devraient jouer dans tous les articles de la loi. Nous n'avons toujours pas de réponse à cette question.
D'après mon expérience au Bureau de la concurrence, les gains d'efficience sont un sujet complexe. Pour toutes les dispositions de partage en droit pénal ou civil, certains sont pour la défense fondée sur les gains en efficience et d'autres non. À mon avis, on ne peut pas répondre à cette question à la légère. Les différents éléments de la loi sont interreliés.
M. Schwartz a parlé de l'histoire américaine et de la façon dont les fusions sont perçues aux États-Unis. Il y a une loi. Il y a des lignes directrices. Il y a la façon dont les organismes antitrust administrent la loi, en fonction de laquelle ils décident d'intenter des poursuites ou non. Des représentants de la Federal Trade Commission et du Département de la justice des États-Unis attestent que les Américains de dirigent de plus en plus vers notre méthode. Je ne dis pas qu'ils appuient sans réserve la méthode des coefficients pondérateurs qui fait maintenant partie de la jurisprudence.
Lorsque je travaillais pour le Bureau, je suis allé à deux reprises à Washington: une fois pour rencontrer un petit groupe d'économistes et d'avocats de la Federal Trade Commission et une autre fois pour rencontrer un plus grand groupe. Les deux se demandaient comment nous traitions les gains en efficience dans la loi. Il y a eu l'affaire Brown Shoe, une affaire très bizarre. Ils le savaient. Ils essayaient d'inciter les entreprises à réaliser des gains en efficience.
Je vous recommanderais certainement de n'envisager la modification des articles 96 ou 93 que dans un projet de modification beaucoup plus vaste. Le projet de loi C-249 changerait fondamentalement l'article de déclaration de l'objet, soit l'article 1.1. Je ne comprends pas comment vous pouvez changer une partie de la loi sans changer l'objet énoncé en son début.
J'espère avoir réussi à répondre à vos questions, monsieur le président.
Le sénateur Massicotte: Peut-être pouvez-vous m'aider, monsieur Townley, et m'expliquer rapidement ce qui convient le mieux au Canada selon les théories économiques. De toute évidence, il y a divergence d'opinions. Je crois fermement en la concurrence. Elle est partout, même aux Olympiques. La concurrence permet d'améliorer la situation économique. C'est le fondement même de la Loi sur la concurrence. De manière générale, la concurrence améliore l'économie canadienne et favorise sa productivité, ce qui améliore le bien-être de tous les Canadiens.
Si je comprends bien, l'argument est le suivant: si on approuve cette modification, le critère ultime deviendra le critère des prix aux consommateurs, ce qui fera diminuer l'importance des gains en efficience, même s'ils demeurent un facteur. De toute évidence, le libellé actuel fait en sorte que les gains en efficience ne sont un facteur que s'ils permettent d'offrir des meilleurs prix aux consommateurs.
Pouvez-vous nous donner une leçon de théorie économique? Qu'est-ce qui serait le mieux pour le Canada? De toute évidence, de meilleurs prix seraient à l'avantage des consommateurs. Pourquoi ne généreraient-ils pas de meilleurs résultats économiques pour le pays dans son ensemble? Comment l'économie sera-t-elle perturbée si on limite le critère aux consommateurs?
M. Townley: Si une fusion satisfait au critère établi dans le projet de loi C-249, que j'appelle le critère des prix — vous pouvez vous reporter au résumé que je vous ai fourni et au petit diagramme sur les fusions —, alors on peut être absolument certain que cette fusion est bonne pour l'économie. Elle satisfera probablement aux quatre éléments de l'article 1.1. Les consommateurs s'en porteront mieux. Les baisses de prix découlant de fusions non concurrentielles viendront nécessairement de diverses économies de coûts. Dans le contexte du commerce, je suppose qu'il sera plus facile pour les exportateurs de vendre des biens à l'étranger s'ils sont moins chers. Je ne sais pas quel en serait l'effet sur les petites et moyennes entreprises, par contre.
Le problème se pose lorsqu'une fusion ne répond pas aux critères du projet de loi C-249 et qu'elle est rejetée. Il y a de grands risques que nous rejetions des fusions qui pourraient contribuer au bien-être général et qui seraient avantageuses pour l'économie. Si le prix aux consommateurs n'augmente qu'un tout petit peu, alors nous allons rejeter la fusion. L'ensemble des gains en efficience pourrait être immense, mais nous n'en tiendrons tout simplement pas compte.
Si on n'analyse que l'effet de la fusion sur le consommateur, on fera fi d'économies qui pourraient être immenses en termes de coûts fixes, un avantage que les fusions apportent souvent. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle des entreprises fusionnent.
Si nous n'adoptions que des politiques qui améliorent la situation d'au moins une personne et n'empirent celle de personne, alors je crois que nous ne ferions rien du tout. Quand voit-on cela? En règle générale, les politiques améliorent la situation de certaines personnes et empirent celle d'autres personnes, mais nous estimons que les gains sont plus importants que les pertes et nous l'acceptons, parce que c'est dans le meilleur intérêt commun.
Le sénateur Massicotte: De toute évidence, on s'inquiète de voir diminuer la concurrence et naître des monopoles et des oligopoles. Les avantages ont peut-être l'air intéressants à court terme, mais à long terme, si la concurrence diminue, la production diminuera aussi. Je présume que le Bureau et le Tribunal en tiennent compte dans leurs analyses? En tiennent-ils compte?
Malgré tout, s'ils en tiennent compte, quel que soit l'avantage que la fusion comporte pour l'économie canadienne, décrivez-moi les conséquences de la politique des États-Unis selon laquelle le prix à la consommation pèse plus lourd que l'établissement des prix. Comment se traduit cette perturbation de l'économie?
M. Townley: Vous me posez plusieurs questions.
Le sénateur Massicotte: Il y a trois questions, et vous pouvez y répondre brièvement.
M. Townley: Le long terme n'est pas pris en compte dans l'évaluation de ces fusions. Il s'agit ici d'une diminution substantielle de la concurrence en vertu des articles 92 et 93. La défense fondée sur les gains en efficience ne s'applique qu'aux fusions anticoncurrentielles. C'est une perception à court terme. Si l'on veut se donner le pouvoir d'augmenter les prix pendant une période d'un ou deux ans, par exemple, il faut analyser les gains en efficience pendant cette même période.
Des entreprises vous diront qu'au bout de 10 ans, elles réaliseront d'énormes économies, mais qui s'en soucie? Ce n'est pas pertinent dans la situation.
Le sénateur Massicotte: Pour revenir au troisième élément de ma question, les Américains seront très axés sur le consommateur. Selon ce que vous dites, les théories économiques sous-entendent que notre méthode est meilleure que la leur parce qu'elle génère une plus grande productivité dans l'économie. Par conséquent, Si les Américains font fausse route, quelles en sont les conséquences sur l'économie à ce jour?
M. Townley: Leur économie est tellement différente de la nôtre qu'il est difficile de savoir quoi en penser. La densité et la taille de leur population sont telles que je ne suis pas certain qu'on puisse comparer leur économie à la nôtre.
Ils s'inquiètent lorsqu'il y a six entreprises dans un marché, donc ils portent leur nombre à cinq. Au canada, je suis convaincu que le Bureau de la concurrence ne prendrait même pas la peine d'examiner ce type de fusion.
M. Schwartz a parlé de l'expérience américaine et de son aberration dans l'affaire Brown Shoe. Les Américains se dirigent vers une méthode se rapprochant de la nôtre, mais jusqu'à quel point? Ils ne sont pas rigides; ils ne sont pas satisfaits de leur loi sur les fusions. Ils voient qu'ils perdent beaucoup à ne pas faire plus.
Je vous dirais aussi qu'à mon avis, la loi américaine ne se fonde pas tellement sur des paramètres économiques. Leur histoire économique est marquée par de nombreux requins de la finance qui ont exploité tout et tout le monde.
En gros, il ne s'agit pas vraiment d'un pouvoir économique ou d'un cumul de pouvoir économique, mais de n'importe quel type de pouvoir pouvant se traduire en pouvoir politique. Au Canada, l'histoire économique est bien différente. Par exemple, nous avons eu la Compagnie de la Baie d'Hudson et les systèmes britanniques et français dans lesquels les monopoles étaient favorisés.
Le président: Je vous remercie, monsieur Townley, de nous aider dans nos délibérations.
La séance est levée.